GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

XIV. — Désolation dans Paris. Toute puissance de Gabrielle d'Estrées (1596-1597).

 

 

Le commencement de l'année 1596 avait été marqué, à Paris, par une grande désolation. Une maladie étrange et mortelle enlevait des masses de peuple ; les meilleures familles en étaient atteintes. Au printemps, lorsque les fleurs s'épanouissaient sous leur belle feuillée, on ne voyait que convois funèbres, par dix, par vingt, à Saint-Eustache, â Saint-Gervais, à Notre-Dame[1] ; le journaliste l'Estoile, dans sa tristesse, ne peut se consoler de tant de deuils : Le samedi à mai furent enterrés dix-sept personnes en l'église Saint-Eustache, desquels il y avait sept jeunes femmes et dix jeunes hommes, la mort étant sur les jeunes, et en demeura encore cinq à enterrer, les prêtres ne pouvant fournir à enterrer les morts de ce jour..... L'Estoile continue : Mourut à Paris de ces fièvres pestilences, mon cousin Descharnais, jeune conseiller âgé de 25 ans, qui était de grandes espérances, tant par la dextérité de son esprit que pour sa doctrine. Le journaliste déplore encore la mort de sa jeune cousine, mademoiselle Mole, qui mourut à quinze ans et ne manque pas de la nommer dans son funèbre nécrologue.

La misère était si grande qu'il fallait prendre des mesures sévères contre les pauvres qui inondaient Paris ; Ce jour là fut fait commandement au son de trompe et cri public, à tous pauvres étrangers et mendiants de sortir de la ville de Paris, à cause de la contagion répandue en divers endroits, ce qui était plus aisé à publier qu'à exécuter, car la multitude en était telle et la misère si grande qu'on ne savait quelle pièce on devait y coudre. Par le rapport des maîtres et gouverneur de l'Hôtel-Dieu, il mourut, en le dit Hôtel-Dieu de Paris, dans le courant de ce mois, six cents et tant de personnes[2].

A la profonde tristesse de la bourgeoisie se joignait les plus alarmantes nouvelles sur la marche des Espagnols : le peuple apprit que l'archiduc venait de s'emparer de Calais, quel souvenir pour les partisans des Guises ! car c'était le grand Guise qui avait autrefois réuni Calais à la France par une glorieuse arquebusade contre les Anglais ; maintenant on avait un roi moitié huguenot qui n'avait qu'une seule préoccupation, celle de la dépense. Comme les boucs lascifs de Rome païenne, il n'aimait que les plaisirs de la chair et du ventre : on continuait les pasquils sur le Béarnais et sur ses amours insensés, et la langue latine se prêtant à toutes les licences[3], on se permettait d'abominables paroles.

Quelques opposants plus modérés et plus prudents lui donnaient des conseils aigres et sincères, et l'on trouve à cette époque un pamphlet, en vers, sur les dix commandements de Dieu, affiché au Louvre, et dans les environs, contre le roi[4].

Hérétique point ne sera de fait ni de consentement,

Tout tes péchés confessera au Saint-Père dévotement,

Les églises honoreras, les restitueras entièrement,

Bénéfice tu donneras qu'à une église seulement.

Ta bonne sœur convertiras par ton exemple doucement.

Tous les ministres chasseras et huguenots pareillement ;

La femme d'autrui tu rendras que tu retiens paillardement,

La tienne tu reprendras si tu peux vivre saintement.

Justice à chacun tu feras si tu veux vivre longuement,

Grâce ou pardon ne donneras contre la mort uniquement,

En le faisant te garderas du couteau de frère Clément.

Henri IV semblait se moquer de ces conseils, même de ces menaces et des pronostics sinistres, car on avait vu le chasseur noir avec sa meute fantastique dans la forêt de Fontainebleau ; triste avertissement pour les rois de France ! Plein de son amour pour la charmante Gabrielle d'Estrées, il s'en faisait suivre partout avec une persévérance scandaleuse, non pas seulement dans ses parties de plaisirs, aux divertissements de Fontainebleau, de Saint-Germain, mais encore quand le roi se rendait pour affaire sérieuse au parlement, Madame la marquise vint avec lui aux états de Rouen où le roi fit sa forte harangue qui sentait le soldat ; il voulait avoir quelques subsides des provinces pour la guerre ; Henri IV finit par cette phrase nette et significative : Bref, je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux ; mais, le violent amour que je porte à mes sujets, le désir que j'ai d'ajouter deux beaux titres à celui de roi, me font trouver tout bon[5]. Il insista sur cette dernière phrase.

Quand le roi prononçait cette fort belle harangue, il en voulut avoir l'avis de madame la marquise, sa maîtresse, laquelle, cachée derrière une tapisserie, l'avait ouïe tout du long ; le roi lui en demanda donc ce qu elle en pensait, auquel elle fit une réponse : que jamais elle n'avait ouï mieux dire ; seulement, s'était-elle étonnée de ce qu'il avait parlé de se mettre en tutelle ; Ventre saint-gris, lui répondit le roi, je me mettrai en tutelle avec mon épée au côté.

Ici se révélait à la fois le caractère de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées ; la puissance de la maîtresse paraissait en toute chose, et leur amour se montrait aux yeux de tout Paris étonné. Souvent on les voyaient l'un et l'autre à cheval, Gabrielle vêtue en homme, tout vert[6], Henri IV avec son justaucorps gris perle ; Les deux chevaux si près que Henri et Gabrielle pouvait se donner la main, et ainsi parcourait la route.

A chaque circonstance ils se donnaient des gages d'une tendresse mutuelle : aux moindres périls de la marquise, le roi paraissait désolé. En revenant des États de Rouen, Sully nous raconte que Gabrielle d'Estrées manqua de périr par suite de l'emportement des chevaux qui se mirent à courir, prenant le frein aux dents avec tant de furie, que rencontrant le coffre de deux mulets, le caresse les renversa avec leurs deux charges ; heureusement, le chemin était assez large pour ne pas rouler dans le précipice ; les filles et les femmes qui étaient dans le carrosse pleuraient amèrement ; tous les cochers et les gens de pied avaient beau crier : Arrêtez ! arrêtez ! Madame de Montceaux et les muletiers de sa litière entendant tout ce bruit derrière eux, et voyant le caresse venir en furie ne savaient à quoi se résoudre, le chemin n'étant pas assez large pour la litière et le caresse ensemble. M. de Rosny qui était de ce voyage était à deux cents pas devant et trop éloigné pour se mettre au devant des chevaux et les arrêter, il ne pensait qu'à ce qu'il deviendrait et à ce que le roi lui dirait si sa maîtresse eût péri à sa compagnie, lorsque tout d'un coup, les ailes de l'essieu de devant étant sortis du trou, les deux roues s'écartèrent l'une d'un côté et de l'autre, en sorte que, les deux bouts du corps du caresse donnant dans la litière, il s'arrêta tout court pendant que les deux chevaux de devant ayant rompu ces attelages et continuant à courir, passèrent si près de la litière, qu'il n'y a nul doute qu'il n'eut tout fait renverser, si le carrosse les eut suivie.

Par ces terreurs que témoignait Sully[7] en présence des périls de Gabrielle d'Estrées, on peut voir à quel point Henri IV lui était profondément attaché ; le roi allait presque chaque semaine la visiter dans sa résidence de Montceaux, et plus d'une de ses ordonnances sont datées du château de la marquise. C'est à cette résidence que furent écrites les lettres patentes qui la créèrent duchesse de Beaufort, avec des revenus de quarante mille livres de rentes[8] ; et, quelques jours après, d'autres lettres patentes, accordèrent le duché pairie à César Monsieur, depuis créé duc de Vendôme, l'aîné des fils de Gabrielle d'Estrées. Henri IV avait une véritable tendresse, une de ces aveugles affections sans limites et sans fin pour cet enfant ; chacune de ses petites manières, de ces petits caprices l'enchantait ; il lui trouvait l'œil hardi et valeureux, et il tirait lui-même l'horoscope de cet enfant chéri qu'il destinait au trône, bien que les jurisconsultes et les plus sincères conseillers du roi fussent d'avis que les enfants naturels, même légitimés, ne pouvaient succéder au trône ; ils s'en exprimaient en termes très-durs et très-impertinents avec les ennemis de Gabrielle d'Estrées[9].

Les compagnons de Henri IV, les braves Gascons qui l'avaient suivis à la guerre, trouvaient que leur maître s'amollissait dans cette vie de plaisirs intimes ; il s'en fallait bien que la France fut entièrement pacifiée ; Marseille venait à peine d'arborer le drapeau royal, ainsi que la Provence ; tandis que la Bretagne, sous le duc de Mercœur encore dévouée à la Ligue, faisait un traité avec l'Espagne ; car c'était l'Espagnol, en effet, qui menaçait toutes les frontières, par les Flandres, la Franche-Comté, les Pyrénées et les côtes de Provence. Les dignes chevaliers ne comprenaient plus le caractère du prince de Béarn ! qu'était devenu le brave chef de guerre qui les avait conduit à Arques, à Ivry dans la victoire : allait-il se perdre et s'abdiquer lui-même dans les bras d'une maîtresse ?

A ce moment une triste nouvelle éclata tout à coup sur Paris, la ville d'Amiens venait de se rendre aux Espagnols, et déjà des avants gardes des regimentos se montraient du côté de Chantilly et de Creil. Henri IV eu fut profondément affecté : avec son esprit mordant et sardonique, il dit d'abord que c'était la faute de la commune d'Amiens qui n'avait pas voulu de garnison royale ; mais un roi de France pouvait-il voir l'ennemi pénétrer jusques dans l'intérieur du royaume, tandis qu il muguetait les femmes ou chassait au courre à Fontainebleau ! Suffisait-il de remplir sa panse ou de boire du vin de Jurançon et d'Arbois, à table, le soir, avec Gabrielle d'Estrées, à l'hôtel Zamet, ou bien de se promener à la foire de Saint-Germain avec le petit César, Monsieur, fils de Gabrielle pour lui acheter un drageoir d'argent ou marchander des bagues de 800 écus[10] ?

A l'honneur du roi, il se fit en son âme un réveil subit de gloire patriotique, à la nouvelle qu'Amiens était tombé au pouvoir des Espagnols : Mercredi 12 de ce mois (mars 1597), veille de la demi-carême, pendant qu'on s'amusait à rire et à baller arrivèrent une piteuse nouvelle de la surprise de la ville d'Amiens par l'Espagnol qui avait fait des verges de nos ballets pour nous fouetter cruellement : la danse fut troublée et même le roi duquel la constance et la magnanimité ne s'ébranlent aisément, était comme étonné de ce coup, dit tout haut ces paroles : C'est coup du ciel, ces pauvres gens pour avoir refusé une petite garnison que je leur ai voulu bailler, se sont perdus. Puis songeant un peu, ma maîtresse, il faut quitter nos délices et monter à cheval pour faire une autre guerre[11].

Ces fières paroles s'adressaient à Gabrielle d'Estrées qui fondit en larmes voyant son héros s'exposer à de nouveaux périls : elle désira l'accompagner ; mais Henri IV ne le voulut pas. Gabrielle d'Estrées se retira dans son château de Montceaux : on voit encore les débris de la tourelle où Gabrielle attendait le messager de son amant, et c'est pour ce départ de guerre que Henri IV composa le chant[12], devenu populaire, de :

Charmante Gabrielle,

Percé de mille dards.

Quand la gloire m'appelle

A la suite de Mars.

Cruelle départie.

Malheureux jours,

Que ne suis-je sans vie,

Ou sans amour,

L'amour sans nulle peine,

M'a par vos doux regards.

Comme un grand capitaine,

Mis sous ses étendards.

Cruelle départie, etc.

On dit que Gabrielle d'Estrées répondit à son amant par ces autres douces strophes :

Héros dont la présence,

Fait mes plus doux plaisirs,

Que ta cruelle absence.

Me coûte de soupirs ;

Que ne puis-je te suivre.

Dans les hasards,

Ou bien cesse de vivre.

Lorsque tu pars.

Quoi toujours aux alarmes.

Tu veux livrer mon cœur.

Le moindre bruit des armes

Le glace de frayeur.

Il n'est point de remède,

A mon tourment,

Si le guerrier ne cède

Au tendre amant[13].

C'était une époque de littérature et de vers, que celle qui suivit l'avènement de Henri IV. Durant la Ligue, toute la littérature s'était résumée en pamphlets ; les temps de politique agitée sont ainsi faits, qu'il n'y a de succès que pour les écrits qui servent le pouvoir ou l'opposition ; on l'avait vu pour la satyre Mérippée, ce médiocre pamphlet auquel on avait fait une renommée immense. Le journal de Henri IV n'est lui même qu'une satyre en forme d'histoire. Quand les temps devinrent paisibles, on s'occupa de vers, d'agréables sonnets, et deux poètes surgirent avec une grande renommée, Malherbe, puis Racan ; Malherbe sous le ciel pur et chaud de la Provence, avait gardé néanmoins une mélancolie de pensée qui tenait à son origine du Nord ; Malherbe pleurait avec son ami Du Perrier la perte de sa fille Marguerite[14].

Mais elle était du monde où les plus belles choses,

Ont le pires destin,

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses.

L'espace d*un matin.

Pense tu, que plus vieille.

En la maison céleste elle eut plus d'accueil,

Ou qu'elle eut moins senti la poussière funeste.

Et les vers du cercueil ?

C'est cette même plume si mélancolique, si douce de Malherbe qui chantait la grandeur de Henri IV, sa gloire et ses plaisirs même aux pieds de Gabrielle d'Estrées.

Soit que de tes lauriers la grandeur poursuivant,

Ton cœur ou lire juste et la gloire commandent,

Tu passes comme un foudre en la terre flamande,

D'Espagnols abattus, la campagne pavant.

Soit qu'en sa dernière teste.

L'hydre civile t'arrête,

Roi que je verrai jouir

De l'empire de la terre.

Laisse le soin de la guerre.

Et pense à te réjouir[15].

Ainsi, Malherbe invitait Henri IV à la joie à l'amour au milieu de cette vie laborieuse de combats et de luttes. Le roi allait combattre l'Espagnol devant Amiens ; le siège fut conduit avec gloire et vigueur : l'ennemi obligé de capituler, parla lui-même de la paix[16] qui fut négociée sous la médiation du pape et du cardinal de Médicis, son légat : Le traité de Vervins mit fin à la longue lutte de la France et de l'Espagne sans éteindre pourtant toute rivalité entre les deux nations.

 

 

 



[1] C'était une sorte de choléra. Les obituaires de Saint-Eustache sont curieux à compulser ; les registres de l'Hôtel-de-Ville, ordonnent des précautions municipales, (années 1596-1597).

[2] Le samedi 16 août 1596, le nombre des pauvres se trouvant accru à Paris de près de deux tiers en y étant entré de 6 à 7.000, on fit une assemblée en la salle Saint-Louis, ou, après plusieurs difficultés, fut résolu un double de la taxe qui en avait été faite sur les habitants (L'Estoile). C'était la taxe des pauvres comme en Angleterre.

[3] Te Mars evexit, Venus opprimit, o scelus ! ensis

Cuspide quod partum est, cuspide penis abit.

[4] Les dix commandements au roi, pamphlet affiché au Louvre, 1596.

[5] Le titre que voulait ajouter le roi était celui de libérateur et restaurateur de l'État. Voyez Cayet, Chroniques. Les États de Rouen se tinrent le 26 novembre 1596.

[6] Gabrielle paraissait beaucoup aimer cette couleur verte, comme le roi préférait le gris ; il est ainsi toujours représenté dans ses portraits.

[7] Sully, Mémoires, t. I, chap. IV.

[8] Lettres patentes du 29 juillet 1597, registrée au parlement. Le roi dessina de sa propre main les armoiries du petit duc de Beaufort, elles sont gravées dans le Recueil des armoiries (Bibliothèque Impériale).

[9] Sancy rapporte que, consulté par Henri IV sur la succession au trône des enfants naturels, il répondit qu'il ne fallait plus pensera à cela : Les fils de p...., sont toujours des bâtards.

[10] Journal de Henri IV, année 1596.

[11] Madame la marquise (Gabrielle d'Estrées) fort effrayée fust preste devant le roi, et partit une heure avant lui, dans sa litière.

[12] Les deux premiers couplets sont seuls de Henri IV. Les autres ont été ajoutés par les auteurs plus modernes pour les besoins du théâtre.

[13] L'authenticité de ces vers n'est pas bien constatée.

[14] Stances de consolation à M. Duperrier, 1599.

[15] Malherbe, Fragment d'une ode à Henri le Grand.

[16] La paix de Vervins est du 20 mars 1598.