Ce ne furent pas les victoires de Henri IV, mais la trahison de Brissac qui livra Paris au Roi, bien que converti au catholicisme. Ce ne fut point la conquête de vive force, mais un bon et coûteux marché, conclu entre Henri et le parti des fatigués qui lui ouvrit les portes de la capitale. La note (denier pour denier) de ce que la livraison de Paris coûta à Henri IV existe encore[1] ; il fallut faire un marché avec tout le monde ; le Roi parlait toujours de la carte à payer. Dans ses jours des goguenardises il aimait à le rappeler. Le Journal de l'Étoile[2] écrit par un ami ardent de la restauration de Henri IV, rapporte qu'un jour après son dîner, le Roi dit au secrétaire Nicolas ; que peut tu dire de me voir ainsi à Paris comme j'y suis... je dis, sire qu'on a rendu à César ce qui était à César, comme il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu... Ventre saint-gris, reprit le Roi, on ne m'a pas fait comme à César, car on ne me l'a pas rendu à moi, mais bien vendu. Cela fut dit en présence de M. de Brissac, du prévôt des marchands et autres vendeurs, qu'ils appellent[3]. Ainsi s'exprime l'auteur du Journal de l'Étoile, et
ces paroles étaient dites deux jours après la reddition de Paris. Ce qu'on
appelle la restauration de Henri IV
fut loin d'être un fait populaire et joyeusement accepté ; ce fut une
véritable réaction qui brisa toutes les résistances. A peine Henri IV
était-il rentré au Louvre, que commença le système de police qu'on appela des billets, c'est-à-dire des ordres commandés
par le conseil du Roi[4] ; quand un magistrat,
un bourgeois, un homme du peuple déplaisait, il recevait un billet pour quitter la ville ou même le
royaume. Le 24 mai 1600, le surlendemain de l'entrée
du Roi, le curé de Saint-Jacques de Ces billets de proscription multipliés outre mesure, jetèrent
la ville dans une véritable consternation ; car les meilleurs citoyens
étaient exilés. Les bourgeois recueillaient avec une admiration secrète tous
les actes de patriotisme et de résistance, d'honneur et de désintéressement
quand il y avait tant d'actes de lâcheté et de trahison ! ce jour là, Du Bourg rendit Ces sentiments de loyauté pour la défense de leur cause étaient partagés par la très-grande majorité des habitants de Paris. En vain le Roi avec son charmant esprit cherchait-il à gagner le cœur des habitants de Paris par des mots gracieux ; en vain se montrait-il plein de générosité envers les plus hauts des compromis d'entre les résistants, tels que les duchesses de Montpensier et de Nemours, soupant et jouant avec elles sans se souvenir- de leur ardeur ligueuses et de la haine qu'elles avaient manifestés contre lui ; il n'en était pas moins vrai que l'exil et la proscription s'étendait à la bourgeoisie, aux chefs des halles, aux dignes ouvriers drapiers, cordonniers, bouchers, couteliers, tisseurs de toiles, aux curés si aimés, si respectés dans la ville de Paris[8]. Le parlement afin de se racheter de ses complaisances et
de ses souvenirs de Jamais Paris n'avait donc été plus triste, plus misérable,
qu'après la restauration de Henri IV : la famine, la maladie, décimaient ses
habitants. Le samedi 13 mai 1595, le septier de blé
se vendait jusqu'à 21 ou Cette tristesse profonde et générale était encore
augmentée par la nécessité ou avait été le Roi de mettre de nouveaux impôts
pour nourrir les troupes qui tenaient garnison à Paris[13]. On disait
surtout que cette contribution de guerre avait pour but d'acheter des
traîtres disposés à livrer les villes encore fidèles à Ce n'est pas que Henri IV ne multipliât les actes de sa
nouvelle foi, il assistait assidûment à la messe, aux vêpres, aux complies ;
il suivait la procession des moines et des reliques dans les rues populeuses,
même on le vit toucher les écrouelles selon les anciens us des Rois :
pouvait-on se fier à ces apparences ? L'air goguenard et railleur du Roi
détruisait l'idée que la multitude pouvait se faire de la sincérité de sa
conversion ; Henri de Béarn, une fois déjà catholique, ne s'était-il pas
parjuré en revenant à l'hérésie[14] ? Ainsi
raisonnaient les ligueurs, c'est-à-dire la population active de Paris ;
ceux-ci ne voulaient et ne pouvaient reconnaître le Roi que lorsque
l'excommunication majeure serait levée par le Pape, seul juge en matière de
foi : il était impossible de reprocher aux curés de Paris de ne pas saluer,
comme Roi très-chrétien, le prince qui, encore frappé de l'excommunication
majeure, laissait le prêche libre sous la protection de Madame Catherine, sa sœur
! Les lettres d'exil, multipliées contre les meilleurs d'entre les religieux,
s'étendaient à tous les ordres d'État, depuis les parlementaires jusqu'au bas
peuple. Toutefois la corruption vint un peu en aide à la liberté, et M. d'O,
contrôleur général des finances de Henri IV[15], fit rançonner
les plus riches des exilés qui voulaient rentrer dans Paris. Sur la fin de ce mois Messieurs de Hère et de Bordu,
conseillers en La corruption et la misère régnaient donc à Paris. A un été pluvieux succédait un hiver froid et tout rempli de morts subites et d'épidémies ; l'Espagnol s'avançait en Picardie, s'emparant des places fortes et des points militaires : quelques avant-gardes de ces forts régiments étaient arrivés jusqu'à la forêt de Compiègne. Les tètes étaient exaltées, et, dans cette fermentation, s'accomplit le premier attentat contre Henri IV. Le mardi, 27 décembre (1594), comme le Roi revenant de son voyage de Picardie, fut entré tout botté dans la chambre de Madame de Liancourt[17], ayant autour de lui le comte de Soisson, le comte de Saint-Pol et autres seigneurs, se présentèrent à Sa Majesté pour lui baiser la main, MM. de Ragni et de Montigni, ainsi qu'il les recevait, un jeune garçon, nommé Jean Chastel, âgé de 19 ans ou environ, fils d'un drapier de Paris, demeurant devant le Palais, lequel avec la troupe s'était glissé dans la chambre, et avançant jusqu'auprès du Roi sans être aperçu, tâcha, avec un couteau qu'il tenait, d'en donner dans la gorge de Sa Majesté ; mais parce que le Roi s'inclinait à terre pour relever ces seigneurs, qui lui baisaient les genoux, le coup (conduit par une secrète et admirable providence de Dieu) porta, au lieu de la gorge à la face, sur la lèvre haute du côté droit et lui entama et coupa une dent. A l'instant que le Roi se sentit blessé, regardant ceux qui étaient autour de lui, et ayant advisé Mathurine, sa folle[18], commença à dire : Au diable soit la folle, elle m'a blessé. Mais elle le niant, courut tout aussitôt fermer la porte et fut cause que ce petit assassin n'échappa pas ; lequel ayant été saisi puis fouillé, jeta à terre son couteau encore tout sanglant dont il fut contraint de confesser le fait sans autre force ; alors le Roi commanda qu'on le laissât aller et qu'il lui pardonnait, puis entendant dire qu'il était disciple des jésuites, dict ces mots : fallait-il donc que les jésuites fussent convaincus par ma bouche. A l'occasion de cet horrible attentat que le Roi aurait voulu couvrir du plus profond silence, par générosité politique, les conseillers demandèrent des proscriptions nouvelles ; comme Jean Chastel était élève des jésuites, les ennemis de l'institution conclurent qu'il fallait chasser toute la compagnie de Jésus[19] de ses collèges. On avait déjà proscrit les dominicains et d'autres ordres jusqu'aux capucins ; tandis que les Huguenots jouissaient en paix de la liberté du prêche, les catholiques voyaient les couvents fermés, les religieux exilés hors des murs de Paris sous de simples prétextes. Ainsi marchent les réactions, elles ne s'arrêtent pas ; la politique de la satyre Ménippée triomphait, le pouvoir passait aux mains de ce tiers parti tiède et impopulaire qui avait toujours rêvé des transactions impossibles. L'horizon chaque jour était plus sombre, le Roi triste et rêveur changeait à vue d'oeil, portant en lui-même un vif et profond chagrin ; lui si gai, si railleur au milieu des batailles, ne disait plus que des paroles découragées ; interrogé par ses amis sur les causes de cette tristesse, le roi répondait : ventre saint-gris, comment ne serai-je pas mécontent de voir un peuple si injuste envers son Roi, qu'encore que j'ai fait et fasse encore tous les jours tout ce que je peux pour lui, me dresser toutefois, tous les jours, de nouveaux attentats, car depuis que je suis ici je ne vois pas autre chose[20]. Ces paroles du Roi étaient certes bien vraies, bien senties, mais la cause n'en était-elle pas dans la tendance même des conseils, et dans la propre situation que Henri IV s'était faite : il arrivait pour finir une révolution et il irritait la majorité par ses préférences et ses manifestations en faveur de la minorité ; il avait autour de lui des Huguenots et voulait commander à un peuple catholique[21] ; il accueillait les ministres du calvinisme avec bienveillance et il exilait les curés et les religieux. De ces faits résultait une irritation profonde dans les esprits : les restaurations ont toujours créé des situations fort difficiles. Cette race méridionale et Béarnaise qui allait dominer dans Paris, était inconnue à la population ; on avait trop détesté Henri de Navarre pour l'aimer devenu roi de France. La sûreté de sa personne et de son gouvernement exigeaient des mesures de rigueur qui le rendaient odieux, et avec la meilleure intention il était mal jugé, calomnié ; on fouillait sa vie avec injustice, on lui disputait ses distractions. Roi soldat, Henri IV n'aimait pas à être gêné, il agissait à Paris comme dans les camps. La partie austère du calvinisme et des catholiques lui reprochait la licence de ses mœurs et le luxe de ses maîtresses. Jamais situation ne fut donc plus difficile que celle de Henri IV à Paris. |
[1]
Je l'ai publiée dans l'Histoire de
[2]
Journal du règne de Henri IV, roi de France et de Navarre, par M. Pierre
de Lestoile grand audiencier en la chancellerie de Paris.
[3] Journal de L'Étoile, 1594. Nicolas était un vieillard joyeux, secrétaire d'État depuis Charles IX.
[4] C'est ce qui se transforma ensuite en lettre de cachet, sous la monarchie de Louis XIV.
[5]
Jacques L'Huillier un des prédicateurs éloquent et populaires de
[6] Journal de Henri IV, p. 2.
[7] Journal de Henri IV, 27 mai 1694.
[8] Journal de Henri IV, année 1594.
[9] Cayet et De Thon approuvent cette réaction. De Thon, t. V, p. 121.
[10] 7 Janvier 1595.
[11] L'Étoile, Journal de Henri IV, t. II, p. 155.
[12]
L'avocat Chopin était un des plus doctes parmi les légistes, l'auteur de
[13] Le samedi 2 de ce mois fit publié à Paris, un impôt d'un écu et demi, sur le muid de vin et de 25 sol sur le septier de bléd. (Journal de Henri IV.)
[14] On ne peut se faire l'idée de l'irritation profonde qu'excitait la conduite de Henri IV ; un bourgeois de Paris vint jusqu'à dire : le premier chien qui viendra de ma chienne que voilà, Je veux qu'on le nomme Henri de Bourbon. (Journal de Henri IV, juillet 1796.)
[15] François Du Frêne de Maillebois seigneur d'O, gouverneur de Paris surintendant des finances avant Sully.
[16] Journal de Henri IV, 1602.
[17] Gabrielle d'Estrées ; (c'était le nom de son mari).
[18] Les Rois avaient encore auprès d'eux, un fou et une folle à titre, qui pouvaient se permettre de tout dire.
[19] Il faut dire aussi que l'esprit d'une opposition coupable était monté bien haut et j'ai trouvé dans mes recherches un opuscule (rare), sous ce titre : Apologie de Jean Chastel parisien, 1595 (Sans nom de ville.)
[20] Journal de Henri IV.
[21] La sœur du Roi, Madame Catherine, allait publiquement au prêche, où lui même se plaisait à assister. (Voy. Mém. De Sully.)