GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

VII. — La famille d'Estrées. - La belle Gabrielle (1580-1590).

 

 

Parmi les plus sévères toiles du Primatice, il en est une remarquable entre toutes, dans le genre de Jules Romain, c'est le portrait d'un grand maître de l'artillerie de haute taille, couvert d'armure de fer avec deux canons en sautoir dans son blason écartelé, échiqueté, fascé d'argent et de gueule ; sa barbe est longue et blanchie par le travail, la fatigue et l'âge, sa tête est chauve, son regard dur et impassible ; au fond du tableau on voit en relief une ville assiégée couverte de couleuvrines qui vomissent la mort ; et le grand maître de l'artillerie contemple sans sourciller ce spectacle de guerre.

A ce portrait qui ne reconnaît le haut féodal dont Brantôme disait : M. d'Estrées[1] a été l'un des plus dignes hommes de son état sans faire tort aux autres[2], et le plus assuré dans les tranchées et batteries, car il y allait la tête levée comme s'il eut été dans les champs à la chasse ; et la plupart du temps il y allait à cheval, monté sur une grande haquenée alezane qui avait plus de vingt ans et qui était aussi assurée que le maître[3], car pour la canonnade et arquebusade, qui se tiraient dans la tranchée ni l'un, ni l'autre jamais ne baissèrent la tête et il se montrait pardessus la tranchée, moitié du corps car il était grand aussi ; c'était l'homme du monde qui connaissait le mieux les endroits pour faire une batterie de place et l'ordonnait le mieux, c'est lui qui le premier nous a donné ces belles fontes d'artillerie dont nous nous servons aujourd'hui et même de nos canons qui ne craindraient pas de tirer trois cents coups l'un après l'autre, et il était un fort grand homme beau et vénérable vieillard avec sa barbe qui lui descendait très-bas et sentait bien son vieil homme de guerre au temps passé dont il avait fait profession d'où il avait appris d'être un peu cruel.

Ainsi s'exprime Brantôme sur Antoine d'Estrées, l'héritier d'une vieille famille dont le chef menait six hommes d'armes lors de la croisade de Saint-Louis en Afrique[4] ; leur sang s'était mêlé par alliance aux Courtenay[5] : Antoine d'Estrées page d'abord de la reine Anne de Bretagne, avait suivi François Ier en Italie ; il assistait à la bataille de Marignan[6] et commandait la compagnie de 150 albanais de la garde ; singulière et brave troupe la tête rasée, calotte rouge, petite veste, aux façons hardies incultes, que François Ier prit à sa solde dans sa campagne d'Italie ; d'Estrées fut créé grand maître de l'artillerie à la suite du siège de Calais qu'il avait dirigé en personne avec une grande habileté[7]. Puis il s'était fait huguenot : fort incertain dans sa foi, toujours prêt à obéir au volontés de son souverain, il était revenu au catholicisme. Il avait eu pour fils Antoine d'Estrées qui lui avait succédé dans sa charge de grand maître de l'artillerie[8] et qui fut le père de Gabrielle.

Il a été nécessaire de faire voir toute l'Illustration de la race des d'Estrées mêlée à des sources royales, pour expliquer la haute destinée et l'ambition de Gabrielle, dans ses amours avec Henri IV ; son aïeul et son père s'étaient attaché à la cause du Roi de Navarre[9], comme adhérent à ce parti mixte, moitié huguenot, moitié catholique qui espérait toujours une transaction au profit de Henri de Béarn pour lui assurer la couronne.

C'était dans le château de Cœuvres où vivait la famille d'Estrées, que fut élevée Gabrielle, jeune fille de 18 ans[10], d'une beauté remarquable et d'une hardie fermeté de caractère. La vie de château au moyen-âge était agreste et forte sans presque aucun contact avec les villes ; Gabrielle d'Estrées montait les chevaux de race ; son père lui faisait tirer l'arquebuse, allumer les mèches des Couleuvrines, afin de la rendre propre aux combats. Enfant, Gabrielle d'Estrées aimait avec passion le duc de Bellegarde[11], ce brave capitaine des chevau-légers qui s'éleva jusqu'au rang de Maréchal de France, si fier de sa personne, aux traits nobles, au port si gracieux que nulle femme ne pouvait résister aux feux de son regard : Bellegarde exilé en Pologne, puis en Piémont, dans la guerre civile, avait laissé le plus profond amour au cœur de Gabrielle ; et le prince de Béarn, roi de Navarre, vint après lui pour disputer la possession de celle qui était aussi ambitieuse d'une grande destinée que d'un amour jeune et chevaleresque.

Henri de Béarn avait alors 33 ans, âge de maturité et de force ; et telles avaient été les traverses de sa vie, ses inquiétudes, les fatigues de la guerre et des plaisirs que déjà son visage s'était racorni sous les rides ; sa peau brune était devenue presque noire comme le teint des vieux basques. Dans la dernière campagne il avait eu tant de souci que ses cheveux et sa barbe avaient grisonné ; son nez démesurément long et crochu descendait jusque sur son menton, de manière à laisser peu de place à sa bouche ombragée d'une moustache presque grise[12]. Les traits de la Gascogne assez beaux dans la jeunesse prennent dans la vie avancée des proportions marquées, sensuelles, railleuses et, qu'on me permette cette comparaison, comme le polichinelle d'Italie, et avec cela des yeux égrillards, un sourire moqueur, des dents toutes jaunies et tremblantes à la suite de quelques excès d'amour et de guerre.

Mais Henri avec cet ensemble peu gracieux était le plus courageux des cavaliers, brave de sa personne, le premier à l'assaut, le dernier à la retraite, prompt de son épée, aventureux à ce point qu'il quittait son camp pour courir auprès de hasardeuses galanteries et ces caractères plaisent aux femmes. Gabrielle, donc, quoique promise au duc de Bellegarde, ne put s'empêcher d'un entraînement pour ce prince dont le panache blanc avait attiré si volontiers des balles ennemies[13] ; partout retentissait la renommée du roi de Navarre et l'image de Bellegarde devait un peu s effacer devant la courageuse destinée du Béarnais. La première entrevue de Henri et de Gabrielle d'Estrées se fit au château de Cœuvres, un soir de bataille ; le hasard y avait conduit le roi qui fut frappé des grâces de la châtelaine ; dès ce moment il devint un de ses hôtes assidus ; spirituel, goguenard, Henri plaisait aussi par ses malins propos et ses contes racontés comme ceux de la reine de Navarre[14].

La famille d'Estrées avait une certaine importance dans cette opinion mixte qui se plaçait entre les catholiques et les Huguenots, parti que recherchait spécialement Henri de Béarn et que devait singulièrement ménager tout prétendant à la couronne ; comme pour la belle Corisandre de Guiche, Henri mit un vif empressement à mêler Gabrielle dans les progrès de sa politique ; il l'informait de tous les accidents, de ses hauts faits, de ses campagnes périlleuses dans le Rouergue, le Languedoc ; il bravait pour voir Gabrielle d'Estrées tous les dangers d'une campagne difficile sans craindre d'être enlevés par les partis ennemis ; il se déguisa même au jour en paysan pour approcher de plus près la dame de ses pensées. Les premières lettres de Henri de Béarn à Gabrielle d'Estrées sont marquées de ce double caractère ; il y règne une familiarité aimante, un oubli de toute chose pour l'amour ardent et sensuel, une haute franchise d'expressions, un esprit vif, galant, passionné : Si je suis vaincu vous me connaissez assez pour croire que je ne fuirai pas, mais ma dernière pensée sera à Dieu et l'avant dernière à vous[15].

Ici la chronique raconte que Henri IV lui-même prépara le mariage de Gabrielle d'Estrées avec un gentilhomme du nom de Liancourt[16] complaisant, facile, qui se prêta lâchement à ce mariage sous la condition de ne pas user de ses droits de mari, circonstance honteuse à laquelle il est impossible de croire et qu'on a plusieurs fois mêlée à la vie de Henri IV. C'est une histoire qui a été répétée pour beaucoup de princes, afin de flétrir le caractère gentilhomme et les amours du vieux temps ; il faut croire que ce mariage fut hâté par le comte d'Estrées lui-même, afin d'éviter les scandales qui pouvait déshonorer sa maison à la suite des visites trop fréquentes de Henri de Béarn ; Le témoignage de Sully, esprit aigri, sévère, frondeur, est-il suffisant pour croire que ce fut le roi de Navarre qui fit lui-même ce mariage de convention afin de voir plus facilement Gabrielle d'Estrées, devenue dame de Liancourt ? Sully un des plus constant ennemis de Gabrielle d'Estrées, un des obstacles à sa fortune[17] fut toujours médisant pour ceux qu'il n'aimait pas. Pourquoi supposer encore la lâche condescendance d'un gentilhomme pour satisfaire des motifs d'ambition ? A cette époque Henri n'était ni assez riche, ni assez puissant pour commander ces honteuses condescendances ; il vaut mieux croire, je le répète, que le brave et austère comte d'Estrées se hâta de marier Gabrielle sa fille, dès qu'il vit les assiduités du roi de Navarre ; il vaut mieux supposer la sévère prévoyance d'un père, que des viles complaisances d'un brave capitaine du nom de Liancourt[18].

Au reste, d'après la loi calviniste, le mariage n'était pas un lien inflexible, indissoluble ; la répudiation, le divorce, étaient permis dans certaines circonstances et le roi toujours préoccupé de sa séparation définitive avec Marguerite de Valois, offrait à tort et à travers le mariage à toutes ses maîtresses ; les promesses ne lui coûtaient guère, il s'engageait par son juron de ventre-saint-gris avec les femmes qu'il aimait et qui pouvaient servir ses affaires, promesse de pauvre prince, car sa cause n'allait guère bien malgré son courage héroïque, son activité de guerre et son génie d'alliance ; toujours en campagne, Henri de Béarn ne pouvait avoir que de ces amours au pied levé qui lui permettait une vie de batailles laborieuses. Des accidents graves se passaient autour de lui de manière à compromettre sa cause : la partie active et ardente des Huguenots sous le prince de Condé[19], se séparait complètement du roi de Navarre pour essayer une sorte de république fédérative à l'instar des provinces unies dans les Pays-Bas ou la Suisse. Les calvinistes revenaient ainsi aux premières idées de la conspiration d'Amboise : d'un autre côté les catholiques ardents (qui étaient la France) organisaient la grande association fraternelle (la Ligue). Henri de Béarn et les gentilshommes modérés formaient un tiers parti qu'il fallait conduire et maintenir avec une habileté extrême, car ce n'était pas encore le temps des transactions, du repos et de la paix. Les amours de Henri ne pouvaient être que des épisodes dans sa vie aventureuse. La paix ne vient jamais au milieu des grandes haines que lorsque les partis en guerre sont épuisés.

 

 

 



[1] Jean d'Estrées était né en 1486, sa famille était de Picardie.

[2] Il existe une petite brochure rare et curieuse sous ce titre : Discours des villes et châteaux fortifiés, battues, arrachées, prises par J. d'Estrées, grand maître de l'artillerie, par François de la Treile, Paris, 1563. Cette brochure qui n'a que 32 pages, a été réimprimée par le soin du cardinal d'Estrées en 1712.

[3] Brantôme, Vie des hommes illustres et grands capitaines français, t. I.

[4] Raoul de Sores, dit d'Estrées, maréchal du Roi en 1270, mort en 1282.

[5] Le fils du maréchal d'Estrées avait épousé Marguerite de Courtenay, de race quasi royale.

[6] En 1515.

[7] En 1558 sous Henri II.

[8] Il garda cette charge jusqu'en 1588, quelle fut donné à Rosny-Sully.

[9] Antoine d'Estrées avait défendu Noyon contre le duc de Mayenne.

[10] Gabrielle d'Estrées était née en 1571.

[11] C'était le fils de Roger de Saint-Lary de Bellegarde neveu du maréchal de Termes, lieutenant de la compagnie des gens d'armes du comte de Retz connu d'abord sous le titre du capitaine Bellegarde.

[12] L'art a très-embelli le portrait de Henri IV ; mais on peut le voir peint en nature dans la collection des gravures. (Biblioth. Impér.)

[13] A Coutras il avait dit à ses deux cousins les Condés : Souvenez vous que vous êtes Bourbons et vive Dieu, je vous montrerai que je suis votre aîné ; et nous, répondirent les Condés, nous vous montrerons que vous avez de bons cadets. Le sang du connétable était dans cette race.

[14] Toutes les lettres de Henri IV sont remplies d'anecdotes, de jeux de mots ; La collection Béthune contient plusieurs autographes très-curieuses. (Biblioth. Imp.)

[15] Je crois qu'on a fait ou prêté beaucoup de mots à Henri IV ; il y avait chez ce prince un mélange de grandes et petites choses.

[16] Il s'appelait Nicolas de Lamerval, sire de Liancourt ; Liancourt passa ensuite dans la famille des La Rochefoucauld.

[17] Ce fait est cependant, répété par l'annotateur du Journal de l'Étoile. Année 1597.

[18] Les Liancourts étaient puissants et fort riches déjà : Liancourt était un château au-dessus de Creil près de l'Oise.

[19] Les Condés avaient de grandes alliances avec la haute noblesse ; Henri de Bourbon épousa Charlotte-Marie de Montmorency et son frère Catherine de La Trémouille.