GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

V. — La vie aventureuse de Henri de Béarn. Ses amours avec la belle Corisandre (1583 - 1588).

 

 

Dès que Henri de Navarre eut quitté la cour des Valois, il reprit son caractère d'aventure, sa vie vagabonde et hardie ; vaillant et batailleur, il parcourut le Poitou, la Guyenne, pays dévoué au calvinisme, plein de prêches et de troupes féodales, paysans des montagnes, acharnés contre les églises, les saints et la messe. Jamais opinion plus convaincue, plus austère, plus exclusive, que celle des calvinistes ; les ministres du prêche faisaient la vie dure à cette pauvre Marguerite de Valois, reine de Navarre, alors à Pau ; il avait été stipulé qu'en habitant le Béarn, Marguerite aurait une chapelle catholique, pour son usage particulier et celui de sa maison ; les ministres huguenots y mettaient toutes sortes d'entraves : si quelques personnes venaient pour ouïr la messe, on les repoussait à coups de gourdin ; la pauvre reine ne pouvait avoir à son service, qu'un simple chapelain catholique, insulté incessamment par les ministres du prêche zélés jusqu'au fanatisme contre ce qu'ils appelaient les suppôts du Pape[1].

Le consistoire du Poitou et de la Rochelle avait même déclaré que Henri de Béarn pouvait considérer son mariage mixte, comme dissout et je le répète si Henri ne suivait pas ce conseil et cette impulsion, c'est qu'il avait à ménager Henri III dont il espérait la succession ; il faisait bien la guerre aux troupes royales, mais avec une subtilité extrême, dans ses manifestes il respectait le roi, coutume des partis en armes, car il leur fallait un drapeau avoué ; la situation de la reine Marguerite devint telle dans le Navarre par les exigences des ministres calvinistes fanatisés, quelle se vit forcée de quitter Pau pour se retirer dans ses apanages d'Auvergne où elle laissa de longues traces de sa grandeur et de sa bienfaisance. Les pamphlets du calvinisme l'accusèrent de grands déportements et de mauvaises mœurs ; Marguerite spirituelle et légère, avait ces habitudes élégantes et railleuses de la cour des Valois, insupportables aux ministres du calvinisme qui cherchaient partout des prétextes et des motifs pour autoriser la répudiation et la plupart des accusations contre Marguerite, avaient pour but de justifier un divorce avec le roi de Navarre[2].

Jamais vie plus alerte, plus brave, que celle de Henri de Béarn, pauvre, sans autres soldats que les reîtres, les lansquenets et les montagnards huguenots ; toujours aux expédients, le roi de Navarre vivait au jour le jour, galant, sensuel, sans un pauvre denier à son service. Ce fut dans ces courses de châteaux en châteaux qu'il s éprit d'une noble dame, la comtesse de Guiche ; Diane de Louvigny était la fille unique de Paul d'Audoins, vicomte de Louvigny, elle avait épousé à seize ans Philibert de Gramont, brave soldat, gouverneur de Bayonne, qui avait eu le bras emporté d'un coup de canon au siège de la Fère : le comte de Guiche était mort quelques temps après des suites de cette glorieuse blessure. Diane, restée veuve à 26 ans, vit Henri de Navarre à Bordeaux, et ce fut pour lui un grand et généreux amour ; le roi lui fit (comme il en prit l'habitude auprès de chaque maîtresse), une promesse de mariage. Cette coutume tenait-elle à son esprit gascon et prometteur, ou bien aux intérêts du parti huguenot, qui voulait toujours briser les liens du roi de Navarre et de Marguerite de Valois, pensée fixe des ministres calvinistes qui dénonçaient la dynastie des Valois comme l'ennemie de Dieu et de la bible ?

Diane de Guiche, que dans ses témoignages amoureux Henri de Navarre appelait la belle Corisandre, appartenait à cette fraction tiède et mixte du parti catholique que le roi de Navarre avait tout intérêt à ménager. Aussi dans sa correspondance conservée par les soins du marquis Paulmy d'Argenson[3], on voit que Henri de Navarre lui rendait compte de toutes ses opérations de guerre, de chaque sueur, de chaque fatigue ; il lui envoyait les étendards de bataille pris à l'ennemi ; il lui faisait hommage des dépouilles des camps ; et à son tour la belle Corisandre lui donnait de l'argent, des hommes d'armes ; elle engageait ses terres, ses fiefs, ses châteaux ; elle s'était fait comme le lien de Henri de Navarre avec le tiers parti catholique des provinces du midi et de la Gascogne surtout. C'est moins une correspondance d'amour que des lettres d'affaires politiques ; celle qu'il appela sa belle maîtresse lui avait donné deux enfants ; Henri s'en inquiète, rassure son amour ; il la traite presque en reine : point d'expression libre comme dans les lettres du Béarnais à ses autres maîtresses ; il respecte la belle Corisandre. Henri de Béarn naguère catholique, se sert d'expressions railleuses à l'égard des entendeurs de messe, et comme la nouvelle de la mort de Marguerite sa femme s'était répandue, il semble s'en féliciter auprès de celle qu'il veut élever au rang de femme légitime. Henri n'était alors qu'un pauvre gentilhomme, brave, déterminé, presque sans terre. La Navarre était aux mains de l'Espagne et le Béarn en pleine révolte ; il n'y avait rien d'étonnant qu'il put sérieusement songer à légitimement s'unir à une fille des grandes races du midi, les Gramont-Guiche[4].

Henri de Béarn, ainsi qu'il était alors appelé dans les dépêches espagnoles, en était aux expédients pour continuer la guerre ; jamais le roi de Navarre n'eut obtenu de succès sérieux contre les armes des Valois, s'il n'avait appelé à son aide l'étranger. Ce fut une des tristes pages dans l'histoire du parti huguenot que cet appel constant à leur aide des reîtres allemands qui envahissaient la Lorraine, la Champagne, pour aider Henri de Navarre qui faisait la guerre dans le midi ; cette diversion incessante de l'étranger brisait les forces des troupes royales et les obligeaient à se diviser. Heureusement pour la nationalité française, les Guises marchaient contre les Allemands ; tous ces pillards aventuriers du Wurtemberg, de la Forêt-Noire, du Brandebourg, furent battus et dispersés par les troupes des princes lorrains. Henri de Navarre, à la tête de ses montagnards gascons, profitait de l'affaiblissement des royales armées pour remporter des avantages dans de petits combats. Ses mouvements militaires n'ont qu'un but : se rapprocher des Anglais par la Rochelle et le Havre[5]. La reine Elisabeth ne s'était-elle pas déclarée la protectrice des calvinistes de France ? Depuis son avènement, la pensée de la reine d'Angleterre était de devenir la gardienne des droits de la réforme, et c'était à ce titre que Henri de Béarn s'était adressé à cette souveraine pour demander des secours ; Elisabeth en secondant le prêche grandissait sa patrie par sa volonté, sa violence, son habileté, son despotisme[6] ; rien de plus historiquement dans son droit. Mais ce qui était déplorable dans le rôle des Calvinistes en France c'est que pour satisfaire le désir d'une domination suprême, ils appelaient à leur aide les Allemands, les Anglais ; ils leur livraient des villes de sûreté, des armes, les portes même de la France. Telle est la fatalité des partis en minorité : comme ils n'ont pas de moyens suffisants en eux-mêmes ils en cherchent partout, même dans les moyens coupables. Au reste, dans les temps d'opinions fortement nuancées, le sentiment delà nationalité s'affaiblit et l'idée à laquelle on se dévoue, est plus puissante que l'amour de la patrie.

Cette situation exceptionnelle qu'avait prise Henri de Navarre, au milieu du parti huguenot, son abjuration de la foi catholique lui méritèrent la bulle d'excommunication lancée par Sixte-Quint. C'était un grand Pape avec toute la puissance d'énergie et d'organisation sortie du moyen-âge, et la même main qui relevait les monuments de la vieille Rome, les cirques, les obélisques, les théâtres, les statues antiques ; ce pape qui réprimait fièrement les brigandages des environs de Rome, la féodalité turbulente des princes et vassaux du Saint-Siège, déclarait Henri de Béarn excommunié comme hérétique relaps. Henri de Béarn ne venait-il pas de donner un triste exemple de parjure ? n'avait-il pas autant qu'il était en lui démoli l'édifice catholique ? Le pape devait l'excommunier et comme conséquence de la loi du temps, le souverain pontife le déclarait indigne de la couronne[7]. Ce droit public qui parait extrême aux époques civiles, au milieu des sociétés modernes, était la conséquence de l'état politique et social au XVIe siècle, lorsque le principe religieux était la règle des souverainetés : Quel droit motivait l'exclusion de Marie Stuart du trône d'Angleterre ? quel principe armait Elisabeth contre sa sœur ? qui pouvait expliquer les persécutions contre les catholiques d'Angleterre ? Chaque temps a ses proscrits et ses excommuniés politiques, civils ou religieux !

Il était dans le droit et le devoir du pape de réprimer par la déchéance de la couronne, le crime de parjure ; est-ce que les peuples n'acceptaient pas cette sentence ? est-ce que les puritains hésitaient à détrôner les rois d'Ecosse et d'Angleterre pour cause religieuse ? Quand un principe est profond et tenace, le méconnaître c'est abdiquer son droit de gouvernement Au reste, Henri de Béarn tenant peu de compte des sentences de Sixte-Quint, continuait sa vie rude, et aventureuse ; il ne cessait pas d'aimer la comtesse de Guiche qui relevait son âme dans ses heures de dégoût et de désespoir. A ce métier des batailles, Henri de Navarre usait son activité sa jeunesse ; il allait nuit et jour de châteaux en châteaux pour s'abriter, revenant chaque fois auprès de la comtesse de Guiche ; les hommes d'action du parti huguenot poussaient toujours leur chef à un nouveau mariage après le divorce avec Marguerite de Valois ; les puritains n'hésitaient pas à déclarer que le premier mariage avec une fille de Valois devait être annulé ; les habiles qui savaient encore toutes la puissance du roi de France, la nécessité de ménager son alliance n'allaient pas jusqu'à la rupture du lien, et surtout au mariage[8] avec la belle Corisondre de Guiche : ils lui disaient : si vous devenez son mari, craignez que vous ne perdiez la couronne de France ; ne vous servez de vos passions que comme moyen d'aider votre triomphe ; la dynastie des Valois a des racines profondes ; le roi Henri III est le chef aimé d'un grand parti de noblesse et de peuple : il ne faut pas le heurter.

 

 

 



[1] Le secrétaire du roi de Navarre, du nom de Dupin, caractère fanatique se faisait l'instrument des ministres calvinistes. Voyez les Mémoires de la reine Marguerite, publiés par Mauleon de Comier, Paris 1658-1661. L'édition de Godefroi (Liège, 1713) est la plus exacte.

[2] On trouve recueillis avec beaucoup de soin tous les renseignements sur la vie de Marguerite de Navarre, dans le livre que publia l'abbé Mongèz, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, qui fut ensuite M. Mongèz de l'Académie des inscriptions. (Vie de la reine Marguerite de Valois, femme de Henri IV, Paris 1773.)

[3] Les lettres de Henri IV à Corisandre de Guiche, passèrent de la Biblioth. de M. de Paulmy dans celle du président Henault et revinrent dans celle de M. de Paulmy, (Biblioth. de l'Arsenal), on les trouves publiées dans le Mercure, année 1765.

[4] On lit dans les brillants Mémoires de Gramont un renseignement très-curieux. Dans une conversation avec Matta le chevalier de Gramont s'écrie : Il n'a tenu qu'à mon père d'être le fils de Henri IV : le Roi voulait à toute force le reconnaître et ce diable d'homme ne le voulut pas ; vois donc ce que seraient les Gramonts sans ce beau travers, ils auraient le pas sur les César de Vendôme. (Mémoire de Gramont, chap. III.)

[5] La correspondance de Henri de Navarre et de la reine d'Angleterre, a été conservée en original dans la collection Béthune. (Biblioth. Impér).

[6] Le discours d'Elisabeth au parlement (1584), est la théorie la plus absolue sur la suprématie ecclésiastique : trouver quelque chose à blâmer dans le gouvernement ecclésiastique de la Reine c'est se rendre coupable envers elle, dit-elle. (Voir Journal du Parlement.)

[7] Cette bulle de Sixte-Quint est du 10 septembre 1585 : elle frappait Henri de Béarn et le prince de Condé, tous deux hérétiques, relaps selon la loi de l'Église.

[8] Le grand moyen proposé par le tiers parti, était le retour de Henri de Béarn au catholicisme. (Voyez les Mémoires du duc de Nevers, chap. III.)