LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE VIII. — LA FIN DES PARLEMENTS.

 

 

I. NÉCESSITÉ D'UNE RÉFORME : LE DISCRÉDIT DES PARLEMENTS.
II. LES PREMIERS ACTES DE MAUPEOU : LA SÉANCE DU 3 SEPTEMBRE 1770 — LE RÈGLEMENT DU 28 NOVEMBRE — LA RÉSISTANCE DU PARLEMENT — LA FIN DU PARLEMENT DE PARIS.
III. LE PARLEMENT MAUPEOU : LA CRÉATION DES CONSEILS SUPÉRIEURS — LA RÉORGANISATION DU PARLEMENT DE PARIS.
IV. DANS LES PROVINCES : LES PROTESTATIONS DES PARLEMENTS, LEUR SUPPRESSION — SUPPRESSION DE LA COUR D'AIX — LES NOUVEAUX PARLEMENTS.
V. LE RAPPEL DES PARLEMENTS : L'OPINION PUBLIQUE FAVORABLE — L'OPINION PUBLIQUE HOSTILE — LE DISCRÉDIT DES PARLEMENTS MAUPEOU — LE RAPPEL DU PARLEMENT DE PARIS.

 

I. — NÉCESSITÉ D'UNE RÉFORME.

 

Il était démontré qu'on ne pouvait plus ni gouverner avec les Parlements, ni même attendre d'eux une bonne justice. Les abus initiaux s'étaient aggravés au cours du XVIIIe siècle.

 

LE DISCRÉDIT DES PARLEMENTS.

L'assiduité des juges, leur ardeur au travail diminuaient constamment. Je suis pénétré de honte, écrivait Miromesnil, du peu d'expédition qu'ont eu les affaires particulières pendant le cours de l'année. Les Parlementaires restent de plus en plus longtemps en vacances ; certains ne veulent plus s'occuper que des affaires publiques. La qualité des membres n'a cessé de décroître : le recrutement devenant difficile, on a dû accepter tous les candidats. Le roi ayant voulu supprimer les dispenses en 1756, les Parlements protestent avec énergie et obtiennent le retrait de la mesure.

Les procès comme ceux de Calas, du chevalier de la Barre, ont discrédité la justice parlementaire auprès des hommes éclairés ; depuis l'affaire de l'Encyclopédie, les philosophes sont hostiles aux Cours souveraines. Voltaire écrit, au 18e chant de la Pucelle, composé vers 1761 :

Je les ai vus, ces héros d'écritoire,

De nos bons rois ces tuteurs prétendus

Bourgeois altiers, tyrans en robe noire,

A leur pupille ôter ses revenus,

Par devant eux le citer en personne,

Et gravement confisquer sa couronne.

Les gens de biens qui sont à vos genoux

Par leurs arrêts sont traités comme vous.

Protégez-les ; vos causes sont communes :

Proscrit par eux, vengez leurs infortunes[1].

Une réforme s'impose donc, qu'on peut accomplir sans danger. La popularité des Parlements décroît auprès de la bourgeoisie comme le montre l'avilissement des charges.

Barbier écrit dans son Journal dès 1751 :

Il fallait, il y a cinquante ans, consigner 100.000 livres au trésor royal, dix ans avant, pour avoir une charge à son tour. Il y avait des anciens conseillers de Grand'Chambre qui avaient acheté leurs charges plus de 150.000 livres, il y a environ 80 ans... Aujourd'hui les charges de conseillers au Parlement sont à 34.000 livres, et il y en a plusieurs à vendre[2].

Miromesnil confirme cet avis en 1766 : Les charges de magistrature n'ont jamais été à aussi bas prix qu'elles sont et note qu'il y a en 1756 19 charges vacantes.

La popularité des Parlements décroît aussi auprès du peuple et le gouvernement, à sévir contre les Parlements, n'a point à redouter de révolte populaire. Miromesnil le sait et le dit dès 1766.

Je vois clairement le dépérissement de la magistrature. Lors de la démission du Parlement de Paris, lors de celle du Parlement de Rouen, lors de celle du Parlement de Pau, lors de celle du Parlement de Rennes, le public n'a paru y prendre qu'un médiocre intérêt. L'on en a été quitte à Paris pour quelques plaisanteries sur la chambre royale ; à Rouen tout a été tranquille pendant 4 mois environ qu'a duré la démission, et l'on a seulement murmuré du tort que le Parlement faisait à la province en cessant de rendre la justice. La province de Béarn a reçu avec joie son nouveau Parlement et le public à Rennes a vu avec satisfaction la commission du Conseil vuider les prisons et juger les procès criminels. La détention de M. de la Chalotais, son arrivée à Rennes... ont été considérées comme un spectacle nouveau et intéressant ; mais elles n'ont excité aucune fermentation dans le pays même[3].

 

II. — LES PREMIERS ACTES DE MAUPEOU.

 

Un homme eut le mérite de discerner la vérité et l'énergie nécessaire pour réaliser la réforme : Maupeou. Premier président du Parlement de Paris jusqu'en 1768, il connaissait à merveille la situation. Décrié pour ses mœurs et sa vénalité, il avait un renom justifié de souplesse et d'habileté. Vice-chancelier, il suivit pendant 2 ans une politique de conciliation ; puis, quand il eut vu l'intransigeance des Parlements et constaté l'impossibilité de demeurer au pouvoir en restant leur défenseur, il changea brusquement d'attitude, et conclut une sorte d'alliance avec d'Aiguillon et Terray. Le programme du triumvirat était l'abaissement des Parlements : il fut appliqué sans tarder.

 

LA SÉANCE DU 3 SEPTEMBRE 1770.

Le Parlement de Paris ayant voulu continuer le procès d'Aiguillon, le roi ordonna dans la séance du 3 septembre 1770 le retrait du greffe des sacs relatifs à cette affaire ; .puis le chancelier adressa aux magistrats une sévère mercuriale (F., III, 156).

... S. M. vous défend, sous peine de désobéissance, toutes délibérations sur ces objets. Elle vous défend pareillement de vous occuper de tout ce qui n'intéresse pas votre ressort. Elle vous prévient qu'Elle regardera toute correspondance avec les autres parlements comme une confédération criminelle contre son autorité et contre sa personne. Elle donne ordre... de rompre toute assemblée où il serait fait aucune proposition tendant à délibérer sur les objets sur lesquels Elle vous a imposé silence, ainsi que sur tout envoi qui vous serait fait par les autres parlements.

Il semble que le gouvernement s'attendait à la cessation du service et comptait en profiter pour ordonner des mesures de rigueur ; mais la Cour, sentant la gravité du moment, se contenta de délibérer sur la violence dont elle avait été l'objet, et remit au 3 décembre la suite de la discussion.

 

LE RÈGLEMENT DU 28 NOVEMBRE.

Maupeou profita du délai pour faire adopter par le roi un règlement sur la discipline qui devait réduire le Parlement à l'impuissance. On retrouve dans le préambule ce que Louis XV avait dit dans son discours de la flagellation sur les prétentions des Parlements et le droit souverain de sa couronne. Passant à l'exercice du droit de remontrances, le roi déclarait

Lorsque, après avoir balancé les principes qui nous déterminent (et que souvent des raisons d'État ne nous permettent pas de leur révéler) avec les motifs qui les empêchent de procéder librement à l'enregistrement de nos volontés, nous persévérons... dans le dessein de les faire exécuter, nous n'exigeons point d'eux qu'ils donnent des suffrages qui ne s'accorderaient pas avec leurs sentiments particuliers... Nous ordonnons l'enregistrement de nos lois : ces lois doivent être exécutées sans contradiction ; il est du devoir de nos cours de les faire observer par tous nos sujets... et de poursuivre ceux qui tenteraient d'y contrevenir...

Art. 1. Nous défendons à nos cours de Parlement de se servir des termes d'unité, d'indivisibilité, de classes et autres synonymes..., d'envoyer à nos autres Parlements, hors les cas prévus..., aucunes pièces, titres... relatifs aux affaires qui seront portées devant elles..., de déposer en leurs greffes et délibérer sur les... arrêts et arrêtés faits ou rendus par d'autres parlements.

2. Voulons que... les officiers de nos Cours rendent à nos sujets la justice... sans autres interruptions que celles portées par les... ordonnances ; en conséquence nous leur défendons de cesser le service..., de l'interrompre en faisant prendre leurs places aux chambres assemblées, pendant les audiences, si ce n'est dans le cas d'absolue nécessité reconnue par le premier président..., de donner des démissions combinées et de concert, ou en conséquence d'une délibération ou vœu commun.

3. Nous leur permettons... de nous faire, avant l'enregistrement de nos édits..., telles remontrances... qu'ils estimeront convenables... leur enjoignant d'en écarter tout ce qui ne s'accorderait pas avec le respect qu'ils nous doivent. Lorsqu'après les avoir écoutés..., nous persévérerons dans notre volonté, et que nous aurons fait enregistrer en notre présence, ou par les porteurs de nos ordres, lesdits édits..., nous leur défendons de rendre aucuns arrêts, ou de prendre aucuns arrêtés qui puissent.

 

LA RÉSISTANCE DES PARLEMENTS.

Le Parlement décida aussitôt des représentations qui furent vaines et annonça qu'il résisterait. Son premier président déclara au roi qu'il ne peut ni ne doit... enregistrer un édit, dont l'enregistrement le couvrirait de honte aux yeux des peuples dès ce moment, et un jour à venir aux yeux du souverain. Même dans le lit de justice qui eut lieu à Versailles, le 7 décembre 1770, et où le règlement fut enregistré, le premier président proteste et réserve tous les droits du Parlement contre un acte sur lequel il n'a pas délibéré. Et en attendant que le roi donne satisfaction à ses plaintes, la Cour suspend la justice, les Chambres restant assemblées. Des lettres de jussion lui sont adressées ; elle répond que, pour satisfaire à ce qu'elle doit à l'honneur de la justice, au service du Roi et au maintien de la constitution de l'État, elle ne peut y obtempérer et persiste dans ses précédents arrêtés.

Cet orgueilleux défi ne fut pas relevé tout de suite. Maupeou était trop occupé à renverser Choiseul pour pousser les choses à l'extrême ; et, lorsqu'il eut réussi à écarter son rival, il se savait entouré d'assez d'ennemis pour n'en pas vouloir grossir le nombre. Il se prêta, semble-t-il, à un compromis dont le prince de Condé fut l'auteur, mais auquel, contre toute attente, le Parlement refusa de souscrire. Le 7 janvier 1771, par 58 voix contre 53, il adopta un arrêté déclarant (F., III, 175) :

... que les lois du royaume lui ordonnent de ne point obtempérer aux lettres émanées des rois, qui seraient contraires à l'ordre de la justice et qui tourneraient au détriment de la chose publique ; qu'elle [la Cour] proteste donc, en renouvelant les protestations... déjà faites... contre toute exécution donnée audit édit ; qu'elle ne cessera d'y opposer la plus constante et la plus respectueuse réclamation, et qu'elle ne [le] reconnaîtra jamais comme loi de l'État...

Il fallait soumettre le Parlement ou se démettre. Maupeou le comprit, et sut convaincre de cette nécessité d'Aiguillon, Mme du Barry, et le roi. Le 18 janvier, les gens du Roi apportèrent aux Chambres des lettres de jussion, dont les premiers mots étaient : Avant que de punir votre désobéissance... En réponse la Cour déclara qu'elle attendrait avec la résignation la plus respectueuse... les événements... dont elle se trouve menacée. Dans la nuit du 19 au 20, des mousquetaires portèrent à chaque magistrat une lettre de cachet ainsi conçue (F., III, 182) :

Monsieur, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous ayez à reprendre les fonctions de votre office... et que vous ayez à vous expliquer et à remettre par écrit au porteur..., sans tergiversation ni détour, par simple déclaration de oui ou non, votre acquiescement ou votre refus, signé de votre main, de vous soumettre à mes ordres...

 

LA FIN DU PARLEMENT DE PARIS.

Mais la plupart des magistrats refusèrent ; il n'y eut guère que 38 acceptations valables. Le Premier président autorisa l'assemblée des Chambres que le doyen Fermé présida, en l'absence des présidents, retenus par les ordres du roi : ses membres affirmèrent une dernière fois leur volonté de persister dans leur arrêté, puis sortirent solennellement de la façon suivante (F., III, 183) :

Entre 9 et 10 heures du soir, l'assemblée étant terminée, les portes de la Grand'Chambre s'ouvrent, et l'on en voit sortir d'abord les huissiers frappant de la baguette devant le doyen..., ensuite le doyen, âgé de 82 ans, s'appuyant sur un secrétaire de la Cour, et tenant dans ses mains tremblantes la déclaration..., puis tous les présidents et conseillers en ordre de cour et marchant très posément deux à deux, éclairés par des flambeaux que portaient leurs domestiques, lesquels se rendent en l'hôtel de M. le Premier Président, où se trouvaient pour lors les présidents à mortier et remettent la déclaration... à ce magistrat... Les personnes qui furent les témoins de cette cérémonie, triste et fort ressemblante à des funérailles, ne purent s'empêcher d'être attendries jusqu'aux larmes...

La réponse royale fut la confiscation des charges et l'exil. Elle n'empêcha pas les présidents, ni même les membres épargnés d'affirmer leur solidarité avec leurs collègues : ils furent à leur tour frappés : il ne restait plus rien de l'ancien Parlement de Paris.

 

III. — LE PARLEMENT MAUPEOU.

 

Il fallait maintenant construire. Maupeou s'adressa d'abord au Grand Conseil, l'adversaire né des Parlements, dont déjà, en 1768, on avait étendu la compétence pour le préparer à les remplacer ; contre toute attente, il s'y refusa. Maupeou recourut alors au système ordinaire des commissions, formées de membres du Conseil d'État : mais il lui donna une ampleur nouvelle en transformant en Parlement provisoire le conseil des parties tout entier ; puis il préluda à la réorganisation judiciaire en créant les conseils supérieurs par l'édit suivant :

 

LA CRÉATION DES CONSEILS SUPÉRIEURS.

Après avoir pourvu au besoin du moment, nous avons porté plus loin nos regards, et nous avons senti que l'intérêt de nos peuples, le bien de la justice et notre gloire même sollicitaient, dans ces circonstances, la réforme des abus dans l'administration de la justice nous avons reconnu que, la vénalité des offices, introduite par le malheur des temps était un obstacle au choix de nos offices, et éloignait souvent de la magistrature ceux qui en étaient les plus dignes par leurs talents et par leur mérite ; que nous devions à nos sujets une justice prompte, pure et gratuite, et que le plus léger mélange d'intérêt ne pouvait qu'offenser la délicatesse des magistrats chargés de maintenir les droits inviolables de l'honneur et de la propriété ; que l'étendue excessive du ressort de notre Parlement de Paris était infiniment nuisible aux justiciables, obligés d'abandonner leurs familles pour venir solliciter une justice lente et coûteuse ; que déjà, épuisés par les dépenses des voyages et des déplacements, la longueur et la multiplicité des procédures achevaient de consommer leur ruine, et les forçaient souvent à sacrifier les prétentions les plus légitimes ; enfin, nous avons considéré que l'usage qui assujettit les seigneurs aux frais qu'entraîne la poursuite des délits commis dans l'étendue de leurs justices, était pour eux une charge très pesante, et quelquefois un motif de favoriser l'impunité.

En conséquence, nous nous sommes déterminés à établir dans différentes provinces, des tribunaux supérieurs, dont les officiers nommés gratuitement par nous, sur la connaissance de leurs talents, de leur expérience, et de leur capacité, n'auront d'autre rétribution que les gages attachés à leurs offices... ; si, pour remplir ces vues, nous avons été forcé de resserrer la juridiction contentieuse de notre Parlement de Paris, nous nous sommes fait un devoir de lui conserver d'ailleurs tous ses droits et toutes ses prérogatives, dépositaire des lois, chargé de les promulguer, de les faire exécuter, de nous en faire connaître les inconvénients, et de faire parvenir jusqu'à nous les besoins de nos peuples, juge enfin de toutes les questions qui intéressent notre couronne et les droits des pairs... A ces causes, voulons

1. Nous... établissons... dans les villes d'Arras, de Blois, de Clermont-Ferrand, de Lyon et de Poitiers, un tribunal... sous la dénomination de conseil supérieur, qui connaîtra au souverain et en dernier ressort de toutes les matières civiles et criminelles dans toute l'étendue des bailliages qui formeront son arrondissement..., à l'exception... des affaires concernant les pairs et les pairies, et des autres matières dont nous réservons la connaissance à notre Parle- ment de Paris.

2. Ledit conseil supérieur sera composé d'un premier président, de 2 présidents, de 20 conseillers, d'un nôtre avocat, d'un nôtre procureur, de 2 substituts... d'un greffier civil, d'un greffier criminel, de 24 procureurs et de 12 huissiers[4].

 

LA RÉORGANISATION DU PARLEMENT.

Mais le Conseil ne pouvait suffire à sa tâche : les avocats faisaient grève ; les anciens conseillers refusaient leurs sacs à dossiers : Maupeou comprit la nécessité d'agir vite : il profita des dispositions favorables des gens du Grand Conseil, qui, satisfaits d'avoir affirmé leur solidarité avec l'ancien Parlement, désiraient profiter de sa chute pour accroître leur autorité. Il fit prononcer la suppression des anciennes Cours souveraines, Cour des Aides, Grand Conseil, et avec une partie de leurs membres, constitua un nouveau Parlement.

 

IV. — DANS LES PROVINCES.

 

La plupart des Parlements se solidarisèrent avec celui de Paris.

 

LES PROTESTATIONS DES COURS. — LEUR SUPPRESSION.

Parmi ces textes, on peut citer comme les plus hardis, l'arrêté de Rennes du 16 mars 1771 et celui de Rouen du 26 février. Le premier réclamait l'Assemblée générale de la nation ; le second justifie la résistance des magistrats en ces termes :

Si le magistrat... doit, au premier commandement, violer les lois..., quelle classe d'hommes fournira désormais ceux que vous donnerez pour juges à vos peuples... Le bien de votre service exige... que l'on oppose une respectueuse résistance lorsque votre autorité se tourne contre elle-même... La résistance de la part de vos sujets, est désobéissance ; de la part des corps de magistrature, elle ne peut tendre qu'à maintenir la loi, et elle est un devoir[5].

Aussi la plupart des Cours furent-elles frappées. Maupeou suivit partout la même méthode. Il attendit, pour sévir, l'époque des vacances, convoqua les magistrats subitement par lettres de cachet, fit enregistrer ses édits par des hauts commissaires, et exila dans leurs terres les parlementaires frappés. On peut donner comme exemple ce qui se passa à Aix (1er oct. 1771).

 

LA SUPPRESSION DE LA COUR D'AIX.

Lundi 30 septembre à 5 heures du soir, 6 officiers du régiment d'Aquitaine, accompagnés de plusieurs grenadiers, sergents et caporaux, distribuèrent à tous les MM. de l'ancien Parlement des lettres de cachet qui leur ordonnaient de se rendre le lendemain matin au Palais. Le lendemain à 7 heures du matin, toutes les avenues du palais furent gardées par des cavaliers de maréchaussée, M. de la Rochechouart, et M. Le Noir, maître des requêtes, furent au Palais, entrèrent dans la Chambre du Conseil du nouveau. Ils commencèrent par faire faire la lecture des lettres patentes portant leur commission et de l'édit portant suppression de tous les offices du Parlement. Cette lecture faite, M. de la Rochechouart ordonna de requérir l'enregistrement des lettres patentes et de l'édit ; ce que M. le Blanc de Castillon refusa de faire, disant qu'il était souverainement injuste de l'obliger à requérir l'enregistrement d'un édit qui leur était si peu favorable. M. Le Noir ordonna d'office l'enregistrement qui fut tout de suite couché sur les registres de la Cour. Après quoi tous les membres eurent l'ordre de se retirer. A mesure que les MM. du Parlement sortaient, un gentilhomme de M. de la Rochechouart leur distribuait à chacun des lettres de cachet qui leur ordonnaient de se retirer dans leurs terres ou autres lieux ; l'attendrissement fut général lorsque les MM. descendirent du Palais. Les lettres de cachet étaient en blanc et on a laissé la liberté à ces MM. de choisir le lieu de leur exil[6].

 

LES NOUVEAUX PARLEMENTS.

A la place des Cours disparues, Maupeou en établit d'autres : une partie des ressorts fut répartie entre des conseils supérieurs ; il y en eut un à Bayeux, un à Montpellier, etc. Le recrutement s'opéra d'une manière variable selon les provinces. Tantôt il y eut dans le personnel des Cours souveraines assez d'acceptants pour former le nouveau tribunal. A Aix, par exemple, la Cour des Comptes accepta l'offre du gouvernement, et voici d'après l'historiographe Moreau pour quelles raisons.

Deux choses contribuèrent beaucoup à faire acquiescer ma compagnie aux propositions du chancelier ; l'une l'y disposa, l'autre l'y détermina. La première furent les insultes dont M. d'Albertas[7] avait été le plastron à son retour dans sa patrie. MM. du Parlement débitaient qu'il avait été mandé à Paris par le chancelier pour concerter avec lui leur ruine..., ils l'accablèrent d'impertinences ; il fut arrêté qu'ils ne lui rendraient ni visites, ni même le salut, sa maison se trouva déserte, et un conseiller au Parlement eut la bassesse de se charger de veiller à sa porte pour empêcher que quelques gens, plus sages, ne manquassent à ces engagements ridicules. Les femmes imitèrent leurs maris... La Cour des comptes irritée de ces procédés malhonnêtes, se sentit par là toute portée à écouter les propositions du chef de la justice. Mais ce qui la décida fut le parti que prit M. de Montclar d'envoyer au ministre au nom du Parlement, un mémoire par lequel celui-ci offrait d'enregistrer l'édit de M. le Chancelier de se soumettre à tout, et de devenir nouveau Parlement comme les autres à condition qu'on nous supprimât[8].

Tantôt il fallut faire appel à de nouveaux titulaires, par exemple en Normandie.

 

V. — LE RAPPEL DES PARLEMENTS.

 

Les mesures de Maupeou ne furent pas accueillies partout avec colère. Il en fut ainsi, par exemple, à Aix.

 

L'OPINION PUBLIQUE FAVORABLE.

Le peuple n'avait point, en Provence, ces préjugés terribles qui s'opposaient à Paris au choix que l'on eût voulu y faire. L'ancien Parlement... était extrêmement despotique ; ses membres étaient les maîtres et les rois du pays, et possesseurs de toutes les grandes terres, ils vexaient un peu, sans que l'on pût jamais avoir justice contre eux. Il y a même dans ce pays là un très ancien proverbe qui conçu en patois signifie : Le Parlement, le mistral, la Durance sont trois fléaux de la Provence[9].

L'opinion des philosophes et des gens éclairés fut incertaine. Voltaire appuya chaleureusement la réforme de Maupeou, et publia plusieurs opuscules pour la défendre[10]. Il écrivit[11] : C'est la grâce la plus signalée qu'un monarque ait jamais conférée à son peuple. Condorcet se montra encore plus approbateur que Voltaire : le défenseur de Lally-Tollendal et du chevalier de la Barre n'avait jamais pardonné aux Parlements.

 

L'OPINION PUBLIQUE HOSTILE.

Mais, dans beaucoup d'endroits, la réforme de Maupeou fut accueillie par une hostilité sourde ou déclarée. A Rennes, ce fut, semble-t-il, le premier cas.

En sortant du palais, nous vîmes bien du monde attroupé sur la place et sur la figure de chacun un air de curiosité, mais rien de plus.

A Rouen, ce fut presque l'émeute. Les nouveaux magistrats partirent ensemble de l'hôtel de l'intendance, tambours battants, trompettes sonnantes, en carrosses, escortés de la compagnie de la cinquantaine et des arquebusiers. Il y avait une multitude prodigieuse de gens, venus dès le matin assiéger les avenues du palais, et qui, pendant le passage du cortège, gardèrent un silence hostile.

Puis la foule s'élança à la suite des nouveaux magistrats, força les portes de la Grand'Chambre avec des huées et des cris. L'élection de Rouen refusa d'enregistrer l'édit ; l'hôtel de ville fit de même, s'abstint de visiter le nouveau président, de lui offrir le vin de ville. Le présidial de Caen protesta contre la création du conseil supérieur de Bayeux, en déclarant qu'il ne lui obéirait jamais. Une requête au roi, signée à Caen par 271 gentilshommes, fut portée de château en château et se couvrit de signatures. Des pamphlets violents parurent en foule, où l'on insistait sur les droits de la province et où l'on engageait la noblesse à résister au besoin par la force. Les hôteliers refusèrent de loger les magistrats intrus, les avocats de plaider, des prisonniers mêmes de monter à l'audience. Seul le clergé se montra favorable à la réforme.

 

LE DISCRÉDIT DU PARLEMENT MAUPEOU.

L'excitation toutefois n'aboutit à aucun trouble sérieux, et quelques lettres de cachet en vinrent à bout. Maupeou, content d'avoir vaincu, pardonna facilement. Les procureurs plaidèrent à la place des avocats, qui durent bientôt céder, et le cours de la justice redevint normal. Mais es Parlements Maupeou restèrent discrédités et se discréditèrent eux-mêmes davantage. En général la composition en avait été fâcheuse, et ce n'étaient pas les meilleurs qu'on avait conservés.

... Comme tous ceux qui avaient été invités au festin ne consentirent pas à en être, il fallut faire entrer dans la salle les boiteux, les borgnes, et tout ce qu'on avait ramassé où l'on avait pu 1.

A Rouen, on fit d'un ancien avocat censuré un procureur général ; plusieurs des magistrats étaient criblés de dettes.

1. Moreau, op. cit., I, 250.

 

Mais le coup le plus dur que reçurent les Parlements Maupeou leur vint de Beaumarchais, qui leur fit leur procès, en la personne du juge Goezman qui avait rapporté son affaire. Goezman, accusé et convaincu d'avoir accepté des présents pour recevoir l'écrivain, fut destitué, et Beaumarchais, qui avait été blâmé, fut l'objet de telles ovations que le lieutenant de police Sartine le fit venir, à ce qu'on dit, et lui tint ce propos : Monsieur de Beaumarchais, ce n'est pas tout d'être blâmé, il faut encore être modeste.

L'œuvre de Maupeou n'était donc pas durable. Le Roi s'était engagé à ne jamais rappeler les anciennes Cours ; et jusqu'à sa mort, il ne fut pas question de changement. Mais on prévoyait que son successeur ne partagerait pas sa rancune, et, de fait, un des premiers actes de Louis XVI fut le rappel des Parlements.

 

LE RAPPEL DU PARLEMENT DE PARIS (12 nov. 1774).

Le roi prononça d'abord les paroles suivantes (F., III, 232) :

Le roi, mon très honoré... aïeul, forcé par votre résistance à ses ordres réitérés a fait ce que le maintien de son autorité et l'obligation de rendre la justice à ses sujets exigeaient de sa sagesse. Je vous rappelle aujourd'hui à des fonctions que vous n'auriez jamais dû quitter. Sentez le prix de mes bontés et ne les oubliez jamais. Vous entendrez la lecture d'une ordonnance dont les dispositions sont prises dans la lettre et dans l'esprit de celles des rois mes prédécesseurs. Je ne souffrirai jamais qu'il y soit porté la moindre atteinte.

Puis le roi ordonna à Miromesnil de prendre la place de Chancelier, à Séguier celle d'avocat général, à Joly de Fleury, celle de procureur général, à d'Aligre, celle de premier président, puis tous les magistrats se placèrent dans l'ordre accoutumé, et selon les formes traditionnelles, il fut procédé à l'enregistrement de plusieurs édits et déclarations portant rétablissement des Parlements, suppression des conseils supérieurs, restauration de Grand Conseil, où devaient être admis les Parlementaires de 1771. Ainsi fut ruinée en quelques instants toute l'œuvre de Maupeou.

 

BIBLIOGRAPHIE. — DUBOUT (Axel), La fin du Parlement de Toulouse, 1890, in-8° ; Journal de la suppression du Parlement d'Aix (Souvenirs et mémoires, t. III, 1889, p. 219-232) ; MOREAU, Mes Souvenirs, t. I, Paris, 1898, in-8° ; VOLTAIRE, Œuvres, (éd. Moland), Paris, 1877-1882, in-8° ; CONDORCET, Œuvres (éd. Arago-O'Connor), t. I, Paris, 1847, in-8° ; Correspondance inédite avec Turgot (éd. Henry), Paris, 1883, in-8° ; CARRÉ, La fin des Parlements, Paris, 1912, in-8°.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Voltaire, Œuvres, IX, 295.

[2] Barbier, Journal, III, 276.

[3] Miromesnil, Correspondance, IV, 113.

[4] Appointements : 6.000, 4000, 2.000, 3.000, 4000, 1.000, moyennant quoi aucune taxe n'était plus exigible.

[5] Floquet, op. cit., VI, 625.

[6] Journal de la suppression du Parlement d'Aix.

[7] Premier président de la Cour des Comptes.

[8] Moreau, Souvenirs, I, 255.

[9] Moreau, Souvenirs, I, 273.

[10] Réponse aux remontrances de la cour des aides. Fragment d'une lettre de Genève, etc.

[11] Œuvres, XXVIII, 385.