LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE VII. — LES AFFAIRES DE BRETAGNE : D'AIGUILLON ET LA CHALOTAIS.

 

 

I. LE CONFLIT BRETON : LE DUC D'AIGUILLON — L'ORIGINE DU CONFLIT — LE CONFLIT — DÉMISSION DU PARLEMENT.
II. L'AFFAIRE LA CHALOTAIS : LE PROCÈS DE LA CHALOTAIS — LE BAILLIAGE D'AIGUILLON ET L'OPPOSITION PARLEMENTAIRE — L'ATTITUDE DE LA COUR — LA FLAGELLATION DU PARLEMENT DE PARIS — LA DÉFAITE DU GOUVERNEMENT — LA CHUTE D'AIGUILLON.
III. L'AFFAIRE D'AIGUILLON : LE LIT DE JUSTICE DU 27 JUIN 1760.

 

I. — LE CONFLIT BRETON.

 

Le Parlement de Rennes, le plus particulariste de tous, ne s'était pas montré le plus intransigeant. Brusquement, en 1764, et dans les années suivantes, il changea d'attitude et fut le théâtre d'un incident extrêmement violent, la querelle de La Chalotais et du duc d'Aiguillon.

 

LE DUC D'AIGUILLON.

Les raisons qui motivèrent ce revirement furent multiples : mécontentement provoqué par les impôts, influence des autres Cours, mais surtout animadversion des magistrats à l'égard du gouverneur de la province, le duc d'Aiguillon, grand seigneur qu'humiliait la faiblesse du gouvernement, et qui ne pardonnait pas à la classe détestée des robins sa toute-puissance du moment. Aux yeux du gouverneur, les États seuls pouvaient être consultés sur les questions administratives. Si le Parlement, simple tribunal, voulait se mettre en travers, une rigueur modérée, mais soutenue, en aurait vite raison. Il exposait, le 18 août 1764, en ces termes ses idées politiques à Laverdy[1] :

A Dieu ne plaise que je veuille vous engager à faire de ces coups d'autorité qui ne font qu'aigrir le mal, bien loin de le guérir. Personne n'en est plus éloigné que moi, et vous savez combien j'ai blâmé la dureté avec laquelle on agissait l'année dernière. Mais je pense que le gouvernement doit être ferme pour pouvoir faire le bien de l'Etat et tenir chacun à sa place. Je ne veux ni faire de lois, ni juger les procès ; mais je ne veux pas que le Parlement se mêle de l'administration qui, de tous temps, a été confiée aux Etats sous l'autorité du gouverneur de la province, et je demande que lorsqu'on calomnie le chef de cette administration, on le fasse taire avec le ton nécessaire pour être obéi.

Très soutenu à la cour par son parent Saint-Florentin et par Maupeou, il avait contre lui le contrôleur général, désireux d'obtenir à tout prix la levée des impôts. Mais Laverdy était faible ; aussi les excitations de d'Aiguillon déterminèrent-elles dans les conseils du roi un préjugé hostile au Parlement de Bretagne, et une disposition à le frapper sévèrement, dès que l'occasion s'en offrirait.

 

L'ORIGINE DU CONFLIT.

Cette occasion survint en 1764 ; le Parlement .fit suivre l'enregistrement des édits bursaux d'un réquisitoire véhément contre la politique fiscale du gouvernement. Le contrôleur général, irrité, excité d'ailleurs par d'Aiguillon, fit mander à Versailles une députation à laquelle le roi tint des propos sévères. Colère des parlementaires qui s'imaginaient avoir, en enregistrant, donné des preuves d'une extrême condescendance. Ils prennent aussitôt l'arrêté suivant de scission à l'égard du duc d'Aiguillon, rendu responsable de l'affront, ... Le Sr duc d'Aiguillon ne sera visité par aucun des membres de la Cour, à l'exception de ceux qui pourraient être obligés de se trouver chez lui, pour les affaires de S. M. ou pour leurs affaires particulières, auquel cas ils en informeront la Cour, chambres assemblées ; puis ils rédigent des remontrances très énergiques, dont voici un extrait :

Sire, on vous assure que personne ne se plaint. Ne serait-il pas plus vrai que personne n'ose se plaindre ? Tous les particuliers sont dans la dépendance, leur voix est étouffée par la crainte. Il n'y a qu'un corps libre et toujours subsistant, tel que votre Parlement, qui puisse se faire entendre et porter au pied du trône le cri que la nation y porterait elle-même, si votre Parlement faisait une information juridique des faits dont il se plaint à V. M...

Nous ne pouvons Sire, vous le dissimuler. On travaille depuis longtemps à asservir une province libre sous votre heureux gouvernement. On ébranle les constitutions, on les renverse ; partout on met des entraves aux franchises et libertés que vous nous engagez vous même à conserver... Quel inconvénient y a-t-il que vos peuples sachent que votre Parlement, médiateur entre le souverain et ses sujets, sollicite en leur faveur des soulagements aux maux qui les accablent et le retour des franchises et libertés qui lui sont si chères... Loin de vous, Sire, loin du trône, ces hommes qui emploient de pareils moyens pour altérer la confiance que vous avez témoignée à votre Parlement, qui tendent à intercepter cette communication si naturelle du souverain avec les ministres essentiels des lois du royaume, qui . veulent vous faire envisager la liberté légitime de vos sujets comme incompatible avec votre puissance souveraine[2].

 

LE CONFLIT.

Tout pouvait s'arranger, et Laverdy, apaisé, travaillait à obtenir un accord. Mais Saint-Florentin et Maupeou réussirent à brouiller les cartes, et, le 12 septembre, trois magistrats des plus compromis furent exilés à Sens. Ces mesures de rigueur furent dépourvues d'effet. Au contraire, Laverdy ayant eu le tort d'ordonner la levée des nouveaux impôts avant d'avoir obtenu l'assentiment des États, ceux-ci envoyèrent leur procureur général déposer une plainte à la Chambre des Vacations (c'étaient les vacances) qui l'accueillit, et rendit un arrêt de défense contre la perception des taxes. Fureur du gouvernement qui déféra l'arrêt au Conseil d'État, le fit casser, et interdit par lettres patentes au Parlement de récidiver.

Le Parlement se serait sans doute incliné ; mais il apprit que des lettres patentes supprimant ses remontrances, et non encore enregistrées par lui, venaient d'être placardées sur les murs. Exaspéré par cette insulte publique, il fit lacérer solennellement les affiches royales par un de ses huissiers, précédé d'une trompette, sous prétexte que les épreuves ne portaient pas le visa de l'intendant. Cette insolence sans pareille[3] révolta l'entourage royal, qui ordonna un nouvel affichage, et l'enregistrement immédiat des lettres patentes. Le Parlement refuse et veut porter au trône de nouvelles remontrances que le roi rejette d'abord, puis finit par recevoir (18 mars 1765), mais auxquelles il répond alors en ces termes :

Vous avez ordonné... à deux de mes sujets de contrevenir à mes ordres. Vous avez supprimé et fait arracher les arrêts de mon Conseil ; vous m'avez renvoyé mes lettres patentes par la poste. Votre cessation de service a ruiné ma province de Bretagne, et vous venez m'apporter des remontrances. C'est un excès de bonté de ma part de les recevoir..... Vos remontrances... sont écrites avec une chaleur que je désapprouve et j'en défends toute impression. Vous y dites que je n'ai pas été instruit ; rien n'est plus faux : j'ai lu tout ce que vous avez fait, et on ne vous a rien adressé que je n'aie ordonné moi-même. Retournez sans délai à Rennes, que votre service soit repris dès le premier jour de votre rentrée ; je vous l'ordonne expressément. Je ne répondrai au reste que quand vous m'aurez obéi, c'est le seul moyen de mériter le retour de ma bienveillance[4].

 

DÉMISSION DU PARLEMENT.

Ce langage du roi, loin d'intimider la majorité, l'enhardit. Le 6 avril, elle vota l'arrêté suivant :

La Cour, considérant que des magistrats que S. M. a traités aux yeux de toute la France comme coupables de désobéissance..., auxquels elle a imputé d'avoir ruiné une province confiée à leurs soins, ne peuvent plus porter avec décence le nom de magistrats,... a arrêté que le... Roi sera très humblement supplié de trouver bon qu'elle lui remette des pouvoirs dont elle la juge indigne...

En même temps, le Parlement envoyait aux autres Cours, en guise de testament, ses dernières remontrances, et confirmait l'arrêt de la Chambre des Vacations, ordonnant de surseoir à la levée des impôts. C'était mettre le marché en main au gouvernement : ou la capitulation, ou la cessation de service. Le roi ayant de nouveau cassé, les deux tiers des magistrats résolurent de rendre effective leur démission.

 

II. — L'AFFAIRE LA CHALOTAIS.

 

Le gouvernement ne se pressa pas d'agir. Il voulait, avant tout, frapper quelques factieux et surtout le procureur général La Chalotais.

 

LE PROCÈS LA CHALOTAIS.

Celui-ci était, semble-t-il, un homme prudent, timide, et peu désireux de se compromettre, car il tenait à pouvoir transmettre sa charge à son fils. Il avait attendu, pour requérir contre les Jésuites, d'être renseigné sur les dispositions des puissants et il s'était toujours attaché à calmer les esprits. Mais d'Aiguillon, qui le poursuivait d'une haine implacable et tenace, le représenta comme le chef de l'opposition. L'adversaire des Jésuites avait naturellement d'autres ennemis acharnés ; il fut bientôt perdu. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, La Chalotais et son fils, et quatre conseillers[5] furent arrêtés et conduits en prison ou exilés. Puis le 13, les magistrats furent sommés d'enregistrer les édits bursaux, autrement le roi pourvoirait autrement à l'exercice de la justice souveraine en Bretagne. Sur le refus du Parlement, les démissions furent acceptées, leurs signataires exilés. Une commission extraordinaire, composée de conseillers d'État et de maîtres des requêtes, tint lieu provisoirement de Parlement. Elle enregistra sans délai les déclarations en souffrance (26 nov.) ; mais son objet était avant tout d'instruire le procès des La Chalotais, et c'est à quoi elle s'employa sans tarder.

 

LE BAILLIAGE D'AIGUILLON ET L'OPPOSITION PARLEMENTAIRE.

Cette création d'un tribunal d'exception provoqua dans toutes les Cours souveraines de violentes protestations. Pour les apaiser, le gouvernement usa d'un subterfuge. D'Aiguillon fut chargé de constituer avec les magistrats non démissionnaires un Parlement réduit, qu'on appela le bailliage d'Aiguillon, et qui eut tous les privilèges ordinaires de l'ancien ; mais les juges demandèrent à ne pas juger un collègue, et en conséquence, la commission extraordinaire, qui avait rendu ses pouvoirs le 13 janvier 1766, les reprit dès le 20.

Le monde parlementaire ne fut pas dupe de la comédie ; son opposition reprit d'autant plus violente qu'au même moment le Parlement de Pau subissait le sort de celui de Bretagne. Le centre du mouvement protestataire fut naturellement la Cour de Paris, qu'on regardait, malgré ses prétentions orgueilleuses et des différends passagers, comme la tête et la force principale du corps.

Deux idées furent mises en avant : organiser une Cour plénière, une sorte de Congrès des Parlements, ou remettre au roi les démissions de toutes les charges. Le premier projet était impraticable. Le second eut un assez grand succès, notamment à Rouen. Mais il se heurta à des méfiances.

Quelques personnes... ont été jusqu'à dire... que, si l'on prenait le parti de donner des démissions, l'on n'était pas sûr qu'il n'y eût pas un quart de la Compagnie qui au bout d'un an, ne prît le parti qu'ont pris les rentrés de Rennes, au moyen de quoi ceux des autres magistrats qui auraient fait leur devoir seraient exposés à des emprisonnements, ou à être traités en criminels d'État[6].

On se résigna donc au vieux système, faire des remontrances réitérées, et rester les chambres assemblées. Mais le ton des remontrances racheta la modération du parti adopté. Les gens disposés à la conciliation en entendirent de dures. Le 14 février 1766, grand débat à Rouen.

Ceux qui ont opiné pour attendre... ont été hués, et on leur a même fait l'honneur de leur dire tout bas, ou de leur faire entendre indirectement qu'ils étaient des lâches...[7].

Le Parlement de Paris loue (2 février 1766) ceux qui (F., II, 536)

Fidèles aux devoirs de leur ministère,... n'ont pas craint, pour servir l'Etat et le Prince, de s'exposer à la calomnie de ceux dont ils ont eu à dévoiler les projets, les intrigues....

Il s'élève (11 février) (F., II, 541)

contre tout ce qui a été fait et pourrait l'être à l'avenir par les commissaires.., comme le tout étant nul, fait par l'impression du pouvoir arbitraire, par entreprise sur les lois du Royaume... ; se réservant au surplus ladite Cour de pourvoir ainsi qu'il appartiendra au maintien de l'ordre public et des lois de l'État....

 

L'ATTITUDE DE LA COUR :

LA FLAGELLATION DU PARLEMENT DE PARIS.

A la Cour l'on envisage des mesures radicales. Mais, avant de les prendre, on veut d'abord terminer l'affaire de Bretagne. C'est un furieux jeu d'échecs, écrit Laverdy... avant de donner la loi, il faut s'être consolidé en Bretagne. Le roi recourt donc aux moyens ordinaires, et tâche de gagner du temps. Il agit auprès du Parlement de Rennes, et fait réclamer maintenant par lui la connaissance du procès La Chalotais ; il se déclare prêt à la lui attribuer, dès que le Parlement sera en état de juger. Et comme ces petites habiletés sont vaines, il emploie aussi la manière forte. Il use des lits de justice, des réprimandes, des députations. L'exemple le plus célèbre de ces rigueurs est l'épisode dit de la flagellation du Parlement de Paris.

Le 3 mars 1766, Louis XV arriva subitement de Versailles au Palais. Le souverain, venu en manteau et habit violet, et non pas en manteau de cour, monta sur les hauts sièges et donna l'ordre au premier président d'assembler les Chambres, puis il fit donner lecture de l'allocution suivante dont le texte est attribué à Maupeou (F., II, 556) :

Ce qui s'est passé dans mes Parlements de Pau et de Rennes ne regarde pas mes autres Parlements ; j'en ai usé à l'égard de ces deux Cours, comme il importait à mon autorité, et je n'en dois compte à personne. Je n'aurais pas d'autre réponse à faire à tant de remontrances qui m'ont été faites à ce sujet, si leur réunion, l'indécence du style, la témérité des principes les plus erronés et l'affectation d'expressions nouvelles pour les caractériser, ne manifestaient les conséquences pernicieuses de ce système d'unité que j'ai déjà proscrit et qu'on voudrait établir en principe, en même temps qu'on ose le mettre en pratique.

Je ne souffrirai pas qu'il se forme dans mon royaume une association qui fera dégénérer en une confédération de résistance le lien naturel des mêmes devoirs et des obligations communes, ni qu'il s'introduise dans la Monarchie un corps imaginaire qui ne pourrait qu'en troubler l'harmonie ; la magistrature ne forme point un corps, ni un ordre séparé des trois ordres du Royaume... C'est en ma personne seule que réside la puissance souveraine,... c'est de moi seul que mes Cours tiennent leur justice et leur autorité ;... la plénitude de cette autorité, qu'elles n'exercent qu'en mon nom, demeure toujours en moi, et l'usage n'en peut jamais être tourné contre moi ;... c'est à moi seul qu'appartient le pouvoir législatif sans dépendance et sans partage ; ...c'est par ma seule autorité que les officiers de mes cours procèdent, non à la formation, mais à l'enregistrement, à la publication, à l'exécution de la loi... ; l'ordre public tout entier émane de moi, et... les droits et les intérêts de la Nation dont on ose faire un corps séparé du Monarque sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu'en mes mains...

Les remontrances seront toujours reçues favorablement quand... le secret en conservera la décence et l'utilité, et quand cette voie, si sagement établie, ne se trouvera pas transformée en libelles, où la soumission à ma volonté est présentée comme un crime, et l'accomplissement des devoirs que j'ai prescrits comme un sujet d'opprobre ; où l'on suppose que toute la Nation gémit de voir ses droits, sa liberté, sa sûreté prêts à périr sous la force d'un pouvoir terrible, et où l'on annonce que les liens de l'obéissance sont prêts à se relâcher : mais si, après... qu'en connaissance de cause, j'ai persisté dans mes volontés, mes Cours persévéraient dans le refus de s'y soumettre, ...le spectacle scandaleux d'une contradiction rivale de ma puissance souveraine me réduirait à la triste nécessité d'employer tout le pouvoir que j'ai reçu de Dieu pour préserver mes peuples des suites funestes de ces entreprises...

 

LA DÉFAITE DU GOUVERNEMENT.

Les actes ne répondirent pas aux paroles : le Parlement de Paris put fatiguer le souverain de ses remontrances sans être frappé. En réalité le gouvernement semblait n'avoir qu'un but, obtenir la condamnation rapide de La Chalotais. La commission extraordinaire avait été dissoute ; mais le Parlement de Rennes, maintenant saisi, ne pouvait juger vite. Les avocats ne voulaient pas rentrer, et ne se décidèrent à revenir que sur la menace d'être astreints au service de la milice et des patrouilles ; puis les juges n'étaient pas nombreux : 21 magistrats sur 41 s'étant récusés, il suffisait de la moindre maladie pour empêcher toute activité. Aussi d'Aiguillon imagine-t-il de disjoindre de l'accusation un chef, la confection de billets anonymes injurieux pour le roi où les La Chalotais étaient impliqués. Et il fit accepter son plan à la Cour. Mais l'accusé principal devint fou ; le rapporteur désigné travaillait lentement ; on multipliait les expertises d'écriture. Le gouvernement, lassé, décida d'évoquer l'affaire au Conseil des parties. Alors ce fut de nouveau le déchaînement des Cours souveraines. Paris, qui avait déjà été dessaisi d'une procédure connexe, et auquel on avait arraché par force les dossiers de la cause, donna le branle. Après avoir protesté sans succès auprès du roi, contre l'évocation, il convoqua les pairs qui naturellement ne vinrent pas. Mandé en corps à Versailles pour entendre de la bouche du souverain la défense de continuer de s'occuper de l'affaire, il répliqua le lendemain en arrêtant de nouvelles remontrances qui débutaient ainsi (F., II, 674) :

La réponse de V., M. aux dernières remontrances de votre Parlement, loin de calmer ses inquiétudes, n'a pu que les augmenter... Si votre Parlement... a reconnu dans cette réponse la justice et la sagesse qui inspirent à V. M. la volonté de maintenir l'exécution des lois, il a vu avec autant de douleur que de surprise qu'on a cherché à rendre illusoires les vues de V. M. en voulant autoriser par les circonstances l'infraction de ces mêmes lois. L'empire des lois d'ordre public doit toujours être supérieur aux circonstances... et l'exemple d'une loi pliée et subvertie serait le présage et l'essai... de l'anéantissement de toutes les autres...

Le Parlement fut invité à revenir le lendemain entendre la réponse royale. A la surprise générale, ce fut la capitulation. Le Conseil, après avoir examiné la cause et constaté l'inanité des preuves, jugea prudent d'esquiver la publicité du débat. Laverdy pesa, semble-t-il, dans le sens de l'amnistie, et Maupeou l'appuya. Le roi se prononça en ces termes (F, II, 678) :

J'ai voulu connaître, par le procès que j'ai fait instruire, la source et le progrès des troubles qui s'étaient élevés dans ma province de Bretagne. Le compte qui vient de m'en être rendu m'a déterminé à prendre le parti de ne donner aucune autre suite à cette procédure ; je ne veux pas trouver de coupables ; je vais faire expédier des lettres de mon propre mouvement pour éteindre, par la plénitude de ma puissance, tous délits et toutes accusations à ce sujet, et j'impose sur le tout un silence absolu. Au surplus, je ne rendrai ni ma confiance ni mes bonnes grâces à mes deux procureurs généraux de mon Parlement de Bretagne que j'ai jugé à propos d'éloigner de cette province.

 

CHUTE DU DUC D'AIGUILLON.

Cette solution diminuait d'Aiguillon. Son bailliage ne se complétait pas. Jamais il ne compta plus de 56 membres parmi lesquels des estropiés et des malades. Incapable de tenir la place judiciaire de l'ancien Parlement, il s'avisa d'en reprendre le rôle politique, fit des remontrances, n'enregistra qu'avec restrictions, réclama le retour des exilés. Ce n'était pas la peine d'avoir provoqué un tel scandale pour en arriver là. Aussi d'Aiguillon se démit-il de sa charge. Après son départ, on s'attendit à la prochaine rentrée en grâce des anciens magistrats. Le gouvernement céda encore, et dès qu'il eût reçu une lettre des démis protestant de leur zèle, un édit reconstitua l'ancienne Cour souveraine qui reprit ses fonctions le 15 juillet 1768.

 

III. — L'AFFAIRE D'AIGUILLON.

 

Les Parlementaires bretons voulaient plus encore : le rappel des exilés et leur réhabilitation. Celle-ci supposait un jugement, auquel les lettres royales faisaient obstacle. Le 22 décembre, les La Chalotais faisaient parvenir une opposition, qui fut reçue, aux lettres d'amnistie, et le Parlement de Rennes revendiqua dans des remontrances du 3 février le droit de juger les procureurs généraux. En même temps une campagne de presse furieuse se déchaînait contre d'Aiguillon qui, exaspéré, demanda et obtint de passer en justice. Il ne voulait pas reconnaître comme juges ses ennemis de Rennes : l'affaire fut portée devant le Parlement de Paris siégeant comme Cour des Pairs.

 

LE LIT DE JUSTICE DU 27 JUIN 1770.

La Cour des pairs, qui se tint à Versailles le 4 avril 1770, cassa les procédures de Rennes et ordonna une nouvelle instruction. Tandis que La Chalotais se portait partie civile, le duc demandait à prouver que depuis plusieurs années, il s'était formé une conjuration dans la province de Bretagne, pour le perdre par l'imputation des crimes les plus énormes. Des deux côtés on allait soulever à nouveau les vieilles querelles, découvrir l'autorité du roi. Le danger apparut très grand au ministère : aussi décida-t-on d'étouffer l'affaire. Le 27 juin, Louis XV tint un lit de justice où il prononça la déclaration suivante (F., III, 121) :

S. M. manquerait à elle-même, si elle soumettait à une discussion judiciaire les détails du gouvernement de son royaume... Elle n'a vu dans M. le duc d'Aiguillon que du zèle pour son service ; elle a été convaincue qu'il n'a fait qu'un usage légitime du pouvoir qu'elle lui a confié. Elle a senti plus que jamais la nécessité d'étouffer une fermentation, qui fait depuis trop longtemps le malheur de sa province de Bretagne et de ne pas lui fournir de nouveaux aliments dans une procédure qui ranimerait des divisions dont elle veut éteindre jusqu'au souvenir.

 

Mais, bien que d'Aiguillon fût resté en crédit, son inculpation avait fort ébranlé le pouvoir royal : après Fitz-James, après Harcourt, il prouvait qu'il en coûtait cher d'exécuter les ordres du prince. D'ailleurs les Parlements n'abandonnaient pas leur victime. Celui de Paris protestait contre les lettres patentes, les déclarait illégales, ordonnait la continuation de l'instruction, et suspendait d'Aiguillon des privilèges de la pairie. Son arrêt est cassé par le Conseil, le roi vient tenir un nouveau lit de justice pour lui imposer silence ; il n'en a cure, et arrête de reprendre sa délibération. C'est la révolte ouverte. Cette fois le Parlement a dépassé la mesure. Autour du souverain, les conseillers ont changé. D'Aiguillon arrive au pouvoir : Maupeou, devenu son collègue, s'engage à briser les résistances des Cours : tout va changer. La victoire des Parlements est suivie de leur suppression.

 

BIBLIOGRAPHIE. — Outre les ouvrages cités de LEMOY, MIROMESNIL, etc. ; BACHAUMONT, Mémoires secrets (éd. Ravenel), Paris, 1830, 2 vol. in-8° ; MARION, La Bretagne et le duc d'Aiguillon, Paris, 1898, in-8° ; POCQUET, Le pouvoir absolu et l'esprit provincial, Paris, 1900, 2 vol. in-12 ; CARRÉ (H.), La Chalotais et le duc d'Aiguillon (correspondance du chevalier de Fontette), Paris, 1893, in-8°.

 

 

 



[1] Lemoy, Remontrances du Parlement de Bretagne, 288.

[2] Lemoy, Remontrances du Parlement de Bretagne, 93-95.

[3] Saint-Florentin l'appelle ainsi.

[4] Lemoy, Remontrances du Parlement de Bretagne, 318.

[5] Le plus connu était la Gascherie.

[6] Miromesnil, Correspondance, t. IV, 133.

[7] Miromesnil, Correspondance, t. IV, 145.