LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE VI. — LA RÉVOLTE DES PARLEMENTS.

 

 

I. L'OPPOSITION EN 1760 : ROUEN DEMANDE DES ÉTATS-GÉNÉRAUX — REFUS D'ENREGISTREMENT.
II. LE CONFLIT DE 1763 : LES REMONTRANCES DU 19 MAI — LES REMONTRANCES DU 24 JUIN — LA CONSTITUTION SELON LES PARLEMENTS — LA FAIBLESSE ROYALE — LA POPULARITÉ DES PARLEMENTS.
III. L'AFFAIRE FITZ-JAMES : LES PROCÉDÉS DE FITZ-JAMES — LES ARRÊTS DU PARLEMENT — L'INTERVENTION DE LA COUR DE PARIS.

 

L'abandon, que la royauté consent des Jésuites, prouve sa faiblesse. Les Parlements, qui connaissent cette faiblesse, accentuent leur résistance. Les circonstances leur sont propices. Les défaites ont discrédité le gouvernement ; les peuples sont irrités par les nouveaux impôts : le pouvoir, à court d'argent, est incapable d'une politique ferme et énergique. Aussi des conflits très graves éclatent-ils, surtout à propos des mesures fiscales, qui parfois atteignent les intérêts des parlementaires plus que ceux du commun. Voici les principaux de ces conflits.

 

I. — L'OPPOSITION EN 1760.

 

La demande, en 1759 et en 1760, de nouvelles ressources se heurte à une résistance assez vive dans tous les Parlements : aucun ne fait une opposition aussi forte que celui de Rouen, qui réclame la convocation des anciens États de Normandie.

 

ROUEN DEMANDE DES ÉTATS.

Tant qu'a duré en France la tenue des États, le peuple, admis, par ses députés, à l'estimation des besoins publics, en a connu la nature, et l'étendue de ses forces : il a su mesurer et régler les contributions. Elles suffisaient même aux besoins extraordinaires sans diminuer l'aisance des particuliers ; le gouvernement florissait ainsi que le citoyen : le sujet payait plus volontiers ce qu'il payait sans effort. Fatigué de demander sans cesse, et d'annoncer sans cesse . des besoins ; indifférent à la légalité pourvu qu'on en recueillit les effets ; jaloux, peut-être, que rien ne fût légal, pour que tout pût être arbitraire, on a renversé l'ordre et perçu sans demander ; on a éludé, méprisé ces formes antiques et vénérables, conservatrices du bien-être de l'État et de la liberté légitime de ses membres ; on a franchi ces barrières sacrées, monument auguste de notre première existence. Depuis que la tenue des Etats n'a plus existé que dans le vœu de la loi, l'intérêt privé s'est emparé de tout ; on a, sous prétexte d'accélérer les affaires, supposé le vœu de la nation sans la consulter, sans l'interroger, sans même la pressentir. Vous êtes également, Sire, le père de tous vos peuples ; ils ont tous à ce titre, un droit égal à votre protection royale ; cependant les uns fournissent aux besoins de l'État par une répartition qu'ils font eux-mêmes ; les autres sont la proie des traitants et les victimes de la tyrannie des préposés. Pourquoi, ayant un même père, ont-ils un sort si différent ?

Rendez-nous, Sire, notre liberté précieuse, rendez-nous nos États. Il est de l'essence d'une loi d'être acceptée ; le droit d'accepter est le droit de la nation ; ce droit, vainqueur du temps et des préjugés, subsiste encore, malgré les efforts conjurés des passions intéressées à l'anéantir. Ce droit subsiste, et V. M. le reconnaît, en adressant des édits aux magistrats, qui peuvent suppléer la nation, en les vérifiant. Exercé pendant l'interstice des États par ceux que la nation regarde comme dépositaires de la législation, ce droit sacré et imprescriptible ne saurait l'être que par eux[1].

 

LE REFUS D'ENREGISTREMENT.

Ces remontrances n'ayant pas été suivies d'effet, et le roi ayant ordonné de lever les impôts non encore enregistrés, le Parlement accentue sa résistance ; il qualifie ces levées d'exactions, de malversations, blâme le procureur général qui n'a pas prescrit d'information à leur encontre, fait

Très expresses défenses à toutes personnes, de quelque qualité et conditions qu'elles fussent, de faire aucune imposition ni levée de deniers, sous prétexte de corvée ou d'abonnement tacite, sans être autorisés par édits... dûment vérifiés.

et il charge deux conseillers

D'informer des levées de deniers indûment faites et de tous les abus commis dans la généralité de Rouen[2].

Le roi fait casser l'arrêt par son Conseil ; le Parlement refuse de s'incliner, sous prétexte que la volonté royale n'a pas été communiquée, selon l'usage, par des lettres patentes. La cour envoie le duc de Luxembourg pour biffer sur le registre les arrêts irrespectueux : et la formalité s'accomplit avec tous les incidents traditionnels : refus du Parlement de délibérer en présence du haut commissaire ; refus de celui-ci de quitter la place ; retraite des magistrats ; présentation au premier président, au procureur et au greffier de lettres de cachet pour les obliger à rester ; enfin, en leur présence, exécution des ordres du roi. Le Parlement ayant protesté contre cet acte d'autorité, le gouvernement mande une députation à Versailles, où Louis XV lui fait un accueil sévère et termine l'audience par ces mots : Je suis votre maître... retournez à Rouen, enregistrez mes édits sans délai, je veux être obéi. Mais les magistrats ne veulent pas obéir ; ils décident de nouvelles remontrances, restent assemblés ; il faut une seconde expédition du duc d'Harcourt pour faire enfin enregistrer l'édit ; encore le Parlement ne renonce-t-il point à son attitude ; et le chancelier Lamoignon lui ayant reproché ses prétentions inadmissibles, il proteste contre sa lettre conçue en termes inouïs... contre la raison et contre la loi et réplique ainsi qu'il suit.

Sans doute, Sire, vous êtes la source des lois ; mais on ôte à ces lois toute leur stabilité en les rendant révocables au moindre commandement : on donne au commandement la force de suspendre toutes les lois ; et on refuse aux lois les plus saintes la force de suspendre l'abus du commandement. On affecte de dissimuler qu'il est un ordre particulier de lois qui garantissent la sagesse et la stabilité des autres, qui président à leur naissance, qui gardent le législateur lui-même contre les surprises qui lui seraient faites contre les méprises de sa propre volonté, lois fondamentales qui sont le droit de la nation, et le principe de la royauté ; qui conservent le domaine, la couronne, l'autorité, la personne du souverain[3].

 

II. — LE CONFLIT DE 1763.

 

En 1763, le conflit est plus général et plus aigu. La conclusion de la paix avait fait espérer l'abrogation des nouveaux impôts : la déception fut grande de les voir prorogés, et les Parlements se dressèrent pour la résistance. Celle-ci se manifesta selon les formes accoutumées, et donna lieu aux incidents ordinaires. C'est Paris qui est le plus intéressant à étudier, parce qu'il est le centre du mouvement, et puis à cause du contenu plus riche de ses remontrances.

 

LES REMONTRANCES DU 19 MAI.

Celles qui furent décidées le 19 mai comportaient 36 articles : en voici les principaux (F., II, 324-329).

1. ... Son Parlement voit avec la plus sensible douleur l'accumulation des dettes de l'État, dont il ne connaît la masse que par l'excès des impositions...

2. ... Il faudrait que cette masse... eût fait dans les derniers temps un progrès presque inconcevable puisque..., en 1737, les revenus ordinaires suffisaient aux dépenses, et que, maintenant les revenus ordinaires nonobstant l'accroissement considérable qu'ils ont reçus... ne peuvent suffire à la dépense.

3. ... S'il fallait encore supporter les impositions annoncées..., quel serait donc le terme des impositions, quelles seraient les ressources de l'État, s'il survenait de nouvelles guerres ?

6.... Son Parlement le supplie très humblement de se faire représenter les états des dépenses ordinaires et de les faire comparer avec les états anciens des mêmes départements dans le temps de paix... souvent ceux qui sont chargés des divers départements croient répondre à la confiance dont ils sont honorés en procurant à leur département un ressort et un éclat qu'on cherche plutôt dans la dépense que dans la chose même.

10. ... Les frais dans la conservation et vente de ses forêts en absorbent le produit... ; l'étrange multiplication des différents genres d'impositions... donne lieu à une régie tellement diversifiée qu'il faut pour la faire valoir une armée de commis et d'employés levés contre les sujets dudit seigneur roi et soudoyés par eux...

17. ... Il est dès à présent un moyen... de remédier à l'arbitraire dans la répartition des impositions, en ramenant tout sous la juridiction des tribunaux réguliers et en ordonnant de déposer dans leurs greffes les différents rôles d'imposition, afin qu'ils puissent connaître de la réclamation, juger de la justice des cotisations...

23. ... Il ne faut que jeter les yeux sur l'état universel, non de la capitale, mais des provinces du royaume, non du petit nombre de citoyens qui trouvent l'opulence ou dans la faveur particulière d'un patrimoine peu commun, ou dans la formation ténébreuse d'une fortune invisible à l'État et qui sait échapper aux charges générales, ou enfin dans le maniement même des dépouilles de leurs concitoyens, mais de cultivateurs laborieux, il ne faut que comparer des époques peu reculées avec le temps présent, paroisse par paroisse, pour reconnaître de toutes parts le dépérissement du royaume, la diminution sensible du nombre de ses habitants, celle de la culture, la désertion qui laisse en friche une partie de la France, l'accroissement de la mendicité, le découragement répandu sur les travaux de la campagne, la frayeur qu'inspire dans l'esprit des cultivateurs l'idée seule d'amélioration de leur terre ; que tous ces traits... démontrent l'impossibilité de la perception d'un... second vingtième.

 

LES REMONTRANCES DU 24 JUIN.

Le roi répondit à ces remontrances par le lit de justice du 31 mai où les édits fiscaux furent enregistrés ; mais le Parlement se hâta de protester et rédigea de nouvelles remontrances. Avant de critiquer à nouveau la politique financière du gouvernement, il s'éleva avec force contre le principe même des lits de justice (F., II, 346).

Ainsi dégénère en pure formalité et en vain appareil l'acte le plus auguste de l'autorité souveraine, la solennité sacramentelle de la législation française, la coopération... de tous les Grands du royaume et de tous les ministres des lois à la confection et à la publication, promulgation des lois nouvelles ; ainsi devient illusoire, chancelant, arbitraire, l'ordre législatif entier avec la loi fondamentale et tutélaire de toutes les autres lois... Sire,... vous ne souffrirez pas que votre règne transmette à la postérité par la force des faits ces maximes étranges qu'on n'oserait jamais hasarder en principe ; ou que des impôts peuvent être légitimement levés sans loi qui les autorise, maxime contraire au droit naturel, ou que leur titre constitutif peut faire loi sans vérification au Parlement, maxime contraire à l'ordre fondamental de la législation française..., ou que la vérification peut se faire sans délibération réelle du Parlement, et se réduire à une simple publication, maxime que la raison désavoue...

 

LA CONSTITUTION SELON LES PARLEMENTS.

Les Parlements, tout en se déclarant respectueux des prérogatives illimitées de la monarchie, étaient donc amenés à combattre l'exercice illimité de ces prérogatives ; ils en venaient à opposer la raison, le droit naturel, au dogme de l'absolutisme ; ils supposaient une sorte de constitution analogue au Contrat social de Locke, acceptée tacitement par le souverain dans l'intérêt de tous, et contre laquelle rien ne pouvait prévaloir. Le Parlement de Rouen qui refuse d'enregistrer, et contre lequel le duc d'Harcourt est obligé de faire à nouveau campagne, le dit nettement.

Par les lois constitutives de la monarchie, le droit de délibérer librement sur tous édits étant inséparablement attaché à l'essence du Parlement, ces lois elles-mêmes prononcent expressément la nullité de tout ce qui vient d'être fait ; et la Cour, à qui les ORDONNANCES, vrais commandements du roi, imposaient la nécessité absolue de n'obtempérer à aucune des lettres closes qui lui ont été présentées, n'aurait pu, sans manquer à son serment, donner le moindre signe d'approbation, même par sa seule présence à la transcription faite sur ses registres[4].

 

LA FAIBLESSE ROYALE.

L'on comprend la colère du roi et de ses conseillers en lisant le texte de tous ces factums. Ils ne la dissimulent pas toujours : Lamoignon écrit aux gens de Rouen.

Depuis quand des magistrats se sont-ils crus en droit d'examiner la conduite du roi, de jeter des regards inquiets sur son administration, et de s'expliquer de manière à faire entendre qu'à certains égards et dans des circonstances délicates, il doit lui en rendre compte[5] ?

 

Il exprime à la même compagnie son indignation pour l'excès d'oubli et d'égarement auquel elle se porte, il la menace de la punition la plus éclatante, et, en effet, une députation mandée à Versailles est reléguée à Villepreux et à Neauphle, endroits perdus fréquentés seulement par des rouliers, et où les pauvres magistrats vivent dans des auberges, en attendant qu'un concierge, gagné par la compassion ou autrement, leur offre une hospitalité précaire dans un château inoccupé. Mais ce sont des gestes et qui sont vains. A Paris même, le roi se montre plus doux ; il répète qu'il veut croire aux bonnes intentions du Parlement, et le 21 novembre 1763, c'est la retraite : une nouvelle déclaration qui retire la précédente annule les enregistrements forcés, donne satisfaction aux plaintes sur plusieurs points importants. En outre les exilés sont rappelés, les Cours invitées à reprendre leur service. Aussi les magistrats, fiers de leur succès, ne se pressent-ils pas d'obéir. Douai, Aix enregistrent la nouvelle déclaration, l'un après avoir décidé des remontrances, l'autre avec force réserves. Bordeaux cède plus vite, mais a de lui-même biffé les enregistrements d'autorité et ne reprend ses audiences que lorsqu'il lui plaît, en février. Paris, et plus tard Rouen affectent de ne voir dans l'acte du souverain qu'un moyen de soustraire à la justice les officiers coupables d'actes arbitraires. C'est partout le désordre et l'anarchie.

 

LA POPULARITÉ DES PARLEMENTS.

Comment d'ailleurs les Parlements n'abuseraient-ils pas de leur victoire, quand, voyant le roi faiblir devant eux, ils ont en outre sous les yeux le spectacle de leur popularité. Lorsque celui de Rouen reprend ses fonctions, en mars 1764, on illumine 8 jours de suite dans la ville. Les gens du Roi, la Cour des comptes, les avocats viennent le féliciter ; les oratoriens, les capucins, l'Université de Caen le complimentent en vers latins. Des délégations de tous les corps de marchands viennent en carrosse lui exprimer leur joie : notamment six poissardes qui entrent résolument dans la Grand'Chambre, et dont l'une dit :

Pardonnez l'importunance de notre démarche. Je vous revoyons, nos chers Seigneurs ; çà fait notre bonheur. Si je le cédons en politesse aux autres corps de c'te ville, je ne le cédons à personne en fidélité et en amour[6].

A Dijon, les fêtes sont plus belles encore.

Le 1er de ce mois, le Parlement rentra après 13 mois de discession. On fit chanter la messe rouge à la Sainte-Chapelle, où 56 membres du Parlement se trouvèrent et près de 90 avocats. On tira des salves de boîte à l'entrée et à la sortie de la Sainte-Chapelle, et on entra à la Grand'Chambre où les avocats prêtèrent serment. Les écoliers des Jésuites reconduisirent tous les présidents en criant vivat. Les boutiques furent fermées toute la journée, et le soir il y eut des illuminations, des feux de joie, tambours, et hautbois et des repas dans bien des rues. Le 5 des comédiens donnèrent la comédie gratis, pour témoigner leur joie de la rentrée du Parlement. Le dimanche 6, le geolier de la grande prison se fit traîner dans un cabriolet orné de guirlandes et précédé d'un tambour, d'un fifre et de quelques gens à cheval. Avec ce cortège, il alla d'abord chez M. le Premier Président et ensuite chez les autres présidents et chez les conseillers. On criait : Vivat le Parlement, et une bonne partie de ces messieurs fit jeter de l'argent au peuple. Le soir, il y eut illumination et feux de joie dans presque toutes les rues. Il y avait 7 à 8 loges construites, la plupart fort élégamment décorées avec des emblèmes et des devises relatifs aux circonstances présentes. Le 7, les chevaliers de l'Arquebuse firent un soupénique qui fut suivi d'un bal. Le 8 et le 9 les rôtisseurs et les tonneliers firent chanter une messe d'actions de grâces suivie d'un Te Deum et le soir, illuminèrent le devant de leurs maisons. Le 10, il y eut un char de triomphe fort galamment orné dans lequel étaient 24 enfants de l'un et l'autre sexe, habillés en bergers et bergères, tous jolis enfants et très proprement ajustés. Le char était précédé par une vingtaine de cavaliers en habit rouge, et l'épée à la main, ayant à leur tête un trompette et un tymbalier. Le derrière du char était orné d'un tableau, où était représenté un pélican qui se saignait pour sustenter ses petits et au bas on lisait ces paroles : Je vous nourrirai tous du plus pur de mon sang. Aussitôt qu'ils aperçurent M. le Premier Président, ils lui présentèrent une couronne de lauriers et ils crièrent : Vivat ! Il voulut leur donner de l'argent ; mais ils refusèrent en sorte que M. de la Marche donna un ordre qu'on leur distribuât une grande quantité de bonbons ; et aussitôt que ces enfants eurent ces bonbons, ils les jetèrent au peuple à poignée, ce qui leur fit beaucoup d'honneur[7]...

 

III. — L'AFFAIRE FITZ-JAMES.

 

On comprend que dans ces conditions les Parlements oublient parfois toute mesure et s'attaquent non seulement au dogme, mais aux représentants de l'arbitraire royale. Tel est le cas de celui de Toulouse, dont le conflit avec le duc de Fitz-James est célèbre. Comme tous les autres, il avait refusé d'enregistrer les édits et protesté contre leur enregistrement forcé. Même il avait décidé au mépris des usages de proroger ses séances au delà du terme normal. Cette décision, qui empêchait le gouvernement de mettre à profit les vacances pour faire exécuter les édits bursaux, fut cassée par des arrêts du Conseil que le gouverneur du Languedoc, Fitz-James, fit transcrire au milieu d'un grand appareil de force.

 

LES PROCÉDÉS DE FITZ-JAMES.

Le 13 de ce mois, à 2 heures de l'après-midi, les troupes vinrent tambour battant et se rangèrent en ordre de bataille devant la porte du palais... : à 3 heures..., 2 compagnies de grenadiers furent détachées de la troupe et se saisirent de la place du Palais, la bayonnette au bout du fusil et la hache en bandoulière. A 4 heures.., les gardes de M. le Duc, au nombre de 12, vêtus de jaune, chamarrés de galon d'argent, ayant chacun son fusil et sa bandoulière.., s'emparèrent des montées du perron du côté des prisons de la Conciergerie ; à 5 heures.., toutes les Chambres assemblées, les huissiers de la Cour étant dans le vestibule attendaient l'arrivée de M. le Duc, qui vint enfin à 5 heures 1/2 et entra dans la Grand' Chambre où toute la Cour assemblée lui demanda de quel ordre il venait, à quoi ayant répondu que c'était de la part du Roi pour faire enregistrer ses édits, la Cour ayant voulu les voir, et M. le Duc les ayant exhibés, il ordonna d'enregistrer. La Cour ayant fait les protestations à ces contraires se retira vers les 6 heures du soir... L'enregistrement se fit à 8 heures de la nuit par M. le Duc, le reste du temps jusqu'au lendemain s'étant passé en allées et venues, pourparlers et protestations, les troupes étant toujours postées aux mêmes lieux[8].

Il ne s'en tint pas là ; considérant les magistrats comme des rebelles, et d'ailleurs irrité contre eux par suite de querelles d'étiquette et de froissements d'amour-propre, il les retint aux arrêts chez eux, leur refusant même le droit de sortir pour aller à l'office. Le gouvernement ne désavoua point le duc ; mais ces rigueurs ne furent pas durables. La rentrée de la Saint-Martin, le désir de la cour d'arriver à l'accord, la détresse financière, toutes ces raisons eurent pour effet de faire rendre en décembre la liberté aux prisonniers, dont la colère se manifesta aussitôt par deux arrêts.

 

LES ARRÊTS DU PARLEMENT.

Le premier (9 décembre) proclame la supériorité du droit du Parlement sur celui de Fitz-James et est conçu en ces termes :

... Sans s'arrêter auxdits prétendus arrêts du Conseil, déclare lesdites radiations... nulles, violentes, attentatoires à l'autorité dudit seigneur Roi, destructives du respect dû à sa justice souveraine séante essentiellement en son Parlement, en ce qu'elles violent le dépôt sacré de ses registres ; et ordonne que les susdits procès-verbaux faits par le dit duc de Fitz-James les 15 et 16 septembre seront rayés et biffés par le greffier de la Cour, et que sesdits arrêts et arrêtés seront rétablis en leur entier sur ses registres, et quant aux imputations calomnieuses, et aux erreurs de droit et de fait contenues aux susdits prétendus arrêts du conseil, ainsi qu'aux affiches multipliées qui ont été faites d'iceux... pour diffamer et rendre suspect... son zèle..., a arrêté qu'il sera particulièrement insisté sur les dits objets dans les remontrances délibérées le 15 dudit mois de septembre dernier[9].

De plus le Parlement ordonnait que :

En ce qui concerne les attentats et les violences inouïes exercées par ledit duc de F. James, il en sera incessamment dressé procès-verbal, pour y être statué ainsi qu'il appartiendra.

 

En effet, le 17 décembre, il rendait le décret d'ajournement suivant.

... Considérant les outrages multipliés et les violences inouïes dont le duc de Fitz-James s'est rendu coupable envers notre justice souveraine, par l'abus qu'il a fait de notre nom et de la force qu'il a en mains, notamment en ce qu'ayant investi de gens de guerre le sanctuaire des lois, il aurait menacé les ministres de notre justice, dans le temple même où notre Majesté réside habituellement, et qu'ajoutant l'artifice à la violence dans le désespoir de ne pas vaincre la fermeté et la fidélité de notre dite Cour, il aurait entrepris de sa seule autorité d'en écarter successivement tous les membres ; en ce que... il n'aurait pas craint de se rendre coupable du crime de lèse majesté au second chef, en faisant arrêter à main armée et par un attentat sans exemple, tous les officiers de notre dite Cour, et que, pour assurer une exécution forcée à des ordres illégitimes, il aurait exercé envers eux des vexations incroyables dont le seul récit effraye l'humanité, et dont le souvenir sera éternellement odieux à la nation ; tandis que, par des précautions indiscrètes, plus capables de solliciter le trouble que de le prévenir, il aurait cherché à réaliser, de la part du peuple le plus soumis et le plus fidèle, le vain fantôme d'une révolte toujours effrayante pour des magistrats lors même qu'elle n'est point à craindre ; en ce que parvenu aux derniers excès de l'audace et du délire, oubliant la qualité de sujet, il aurait osé parler en souverain aux membres de notre dite Cour, mettre à leur liberté des conditions insensées, et combler enfin tous ces attentats en exigeant des magistrats fidèles, comme une assurance non équivoque de soumission à notre personne, l'acceptation du traité honteux qu'il proposait ;

Considérant en outre notre dite Cour la nécessité de venger le temps présent, et de rassurer les siècles futurs par un exemple mémorable qui satisfasse à la fois à l'honneur du trône, à notre gloire, à l'autorité des lois, et à la sûreté de la magistrature, à la liberté publique et à la dignité de notre dite Cour, atrocement outragée par un de ses membres :

Ordonne, notre dite Cour que, ledit duc de Fitz-James sera pris et saisi au corps..., conduit et amené sous bonne et sûre garde dans les prisons de la Conciergerie de notre Cour, que il en sera enquis à la diligence de notre procureur général par devant MM. de Cambon et Montgazin..., et attendu que notre Cour de Parlement séant à Paris est éminemment la Cour des Pairs, a ordonné et ordonne que copies collationnées... seront incessamment envoyées au greffe de la dite Cour, et que le duc de Fitz-James, si appréhendé peut être, sera transféré aux prisons d'icelle pour le procès lui être fait et parfait suivant la rigueur des ordonnances[10].

 

L'INTERVENTION DE LA COUR DE PARIS.

Le Parlement de Paris s'était déjà saisi de l'affaire. Les pairs, peut-être sur la demande de Fitz-James, portèrent la cause devant lui, lui demandant de proclamer l'incompétence de la Cour de Toulouse. Mais le roi refusa de laisser mettre le duc en jugement, et déclara que le gouverneur n'avait fait qu'exécuter les ordres donnés ; ainsi il ne doit être recherché ni inquiété sur tout ce qui s'est passé. Le Parlement décida aussitôt des remontrances qui furent présentées le 18 janvier 1764. Quelques passages en montreront le ton (F., II, 425 et sq.).

Il était réservé à nos jours de voir des sujets se placer entre le Roi et les ministres de sa justice souveraine, ceindre, pour ainsi dire, le bandeau royal, s'approprier la puissance du monarque, régner enfin sur les peuples étonnés... Le duc de Fitz-James s'est fait un plan de tyranniser les peuples... ; s'il eût pensé en citoyen..., il eût supplié V. M. de réserver les preuves de son obéissance pour les occasions où il aurait pu mériter l'estime de ses compatriotes...

Puis le Parlement revient à ses théories ordinaires qui deviennent plus amples et plus systématiques (ibid., 429).

Le caractère essentiel de ce gouvernement [monarchique] est de rendre invariable, perpétuelle et inaltérable la puissance du monarque..., et de procurer la même stabilité au bonheur des sujets par la conservation de leur liberté, de leur honneur et de leurs droits ; ces précieux avantages... prennent leur source dans les lois qui règlent les droits respectifs du souverain et des peuples ; de ces lois, les unes sont immuables, les autres peuvent être changées pourvu que ce changement n'altère point les premières. La première de toutes les lois immuables est que les sujets doivent au souverain une entière obéissance... et que le monarque doit à ses sujets la protection... et la conservation de leurs droits...

De ces deux obligations respectives dérivent deux rapports d'autorité et d'obéissance, l'un à l'extérieur, l'autre dans l'intérieur du royaume, qui forment le gouvernement militaire et le gouvernement civil, dont l'exercice est entièrement différent et ne doit jamais être confondu... Le premier a pour objet de défendre ses sujets contre les attaques des ennemis de la nation : le pouvoir du souverain est à cet égard sans bornes.., l'obéissance aveugle est un devoir... Le gouvernement civil... se règle par des principes entièrement différents : son objet étant de maintenir les citoyens dans la jouissance des droits que la loi leur assure, c'est la loi qui commande... ; comme l'autorité doit être conforme à la loi, la force exécutive ne doit pas non plus s'en écarter : le commandement ne pouvant être arbitraire, l'obéissance ne pouvant être aveugle, l'un et l'autre doit être toujours réglé par la loi... L'exercice du gouvernement civil... mettant quelquefois en opposition les droits du souverain avec ceux des peuples, les occupations multipliées des souverains et leur équité ont exigé qu'ils le remissent entre les mains d'un ordre de citoyens chargés de rendre en leur acquit la justice aux sujets et de les maintenir dans la jouissance de leurs droits et de leur liberté légitime... ; en leur confiant ce dépôt, d'une part le souverain les a revêtus de son autorité pour faire respecter ses droits et les lois ; d'une autre part, il les a associés à l'obligation de veiller à la conservation des droits légitimes des peuples...

 

Le roi maintint sa décision première ; et une déclaration du 21 janvier vint prescrire un silence absolu sur tous ces faits ; mais le gouvernement faisait connaître en même temps que Fitz-James et avec lui d'autres officiers auxquels on reprochait les mêmes actes (par exemple Harcourt, Mesnil qui avait terrorisé Grenoble) ne seraient pas maintenus dans leurs commandements. Ils échappaient à la justice pour tomber dans la disgrâce. Il en coûtait cher d'avoir défendu les droits de la couronne.

 

BIBLIOGRAPHIE. — DOM VAISSÈTE, Histoire du Languedoc, éd. Molinier et Roschach, t. XVII, Toulouse, 1878, in-4° ; MIROMESNIL, Correspondance politique et administrative, op. cit.

 

 

 



[1] Floquet, op. cit., VI, 370.

[2] Floquet, op. cit., 373-374.

[3] Floquet, op. cit., 508.

[4] Floquet, op. cit., VI, 346.

[5] Floquet, op. cit., VI, 342.

[6] Floquet, op. cit., VI, 388.

[7] Relation de ce qui s'est passé à Dijon, pour le retour du Parlement.

[8] Roschach, Histoire du Languedoc, 2266-2267.

[9] Roschach, Histoire du Languedoc, 2259-2260.

[10] Roschach, Histoire du Languedoc, 2261-2263.