LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE V. — LA CONDAMNATION DES JÉSUITES.

 

 

I. LES DÉBUTS DE L'AFFAIRE : LA QUESTION DES JÉSUITES — L'AFFAIRE LA VALETTE.
II. L'AFFAIRE DES JÉSUITES : LE PARLEMENT DE PARIS ET LE ROI — ARRÊT DU 6 AOÛT 1762.
II. DANS LES PROVINCES : A RENNES — A AIX — LA FIN DE L'ORDRE.

 

I. — LES DÉBUTS DE L'AFFAIRE.

 

Les Parlements, qui n'ont pu dans l'affaire des billets de confession obtenir une victoire complète et réduire l'archevêque de Paris, vont prendre leur revanche et manifester leur puissance en frappant malgré le roi, la reine, le Dauphin et la majorité du clergé, leurs adversaires, irréductibles, les jésuites.

 

LA QUESTION DES JÉSUITES.

Le jansénisme, vers 1760, est décidément vaincu. Des prélats, des prêtres de l'époque héroïque, presque aucun ne survit ; sur les sièges des appelants sont montés des zélateurs de l'obéissance au pape. Et il n'y a guère que dans les couvents, surtout les couvents de femmes, que survit l'esprit de résistance. Sans doute, l'on combat encore autour de la bulle. Les parlementaires s'obstinent à lui refuser le caractère de règle de foi, que les assemblées du clergé revendiquent pour elle. Mais c'est là surtout un débat théorique : on est lassé de la lutte pour laquelle, d'ailleurs, les soldats vont manquer dans un camp. Aussi l'hostilité se tourne-t-elle contre ceux dont le succès de la bulle semble le succès propre, les Jésuites. Ils ont dépouillé dans beaucoup d'Universités et de séminaires les autres ordres de leurs chaires, ou ils ont dressé, comme à Toulouse, en face des vieilles Facultés, des écoles rivales ; grâce au nouveau recteur, Ventadour, ils ont mis la main sur la Sorbonne, qu'ils peuplent de leurs créatures, et dont l'enseignement se modèle sur le leur. Confesseurs des rois, des évêques, ils semblent des missionnaires envoyés pour conquérir la France aux idées ultramontaines. Les prélats qui sont leurs amis contribuent à répandre cette idée par les témoignages de leur reconnaissance empressée. Voici ce qu'écrivait au Général des Jésuites l'archevêque de Beaumont, le 16 juillet 1753.

Je n'ai pas grand mérite dans ce que je viens de faire pour votre Compagnie. Il fallait ou abandonner la religion trop ébranlée dans ces temps fâcheux, ou placer un jésuite dans le poste en question. J'ai suivi mon inclination, je l'avoue ; mais ici le devoir parlait bien aussi haut que l'inclination. C'est votre gloire, et en même temps votre consolation qu'au moins dans les circonstances présentes, l'apparence seule d'une disgrâce pour la Compagnie en eût été pour ainsi dire une véritable pour la religion. Les Jésuites exclus de la place, le jansénisme triomphait, et avec le jansénisme une troupe de mécréants qui n'est aujourd'hui que trop nombreuse[1].

Aussi de bonne heure des protestations se font-elles entendre. A Rouen, dès 1716, à propos d'un sermon de l'Avent, on affiche un placard violent.

Puisque le magistrat ne réprimait point la fureur de ces pestes publiques, de ces meurtriers de nos rois, tout bon Français devait faire main basse sur ces scélérats, qui étaient de la Compagnie de Jésus, comme Judas en avait été[2].

Les incidents de Saint-Médard, le concile d'Embrun déterminent des attaques furieuses. C'est l'opinion de ses coreligionnaires que Carré de Montgeron transcrit en ces termes.

Le second projet est formé par cette Société ambitieuse, dont les pernicieuses maximes ont déjà fait porter le fer jusque dans le sein des rois vos ancêtres. Ses chefs veulent devenir un jour les maîtres dans votre royaume. Pour cet effet, ils ont répandu dans tous vos États leur nouvelle morale qui, en dispensant les chrétiens de la nécessité de l'amour de Dieu, et en fournissant des excuses à presque tous les pêcheurs, leur attache tous ceux qui veulent pouvoir espérer de se sauver sans réprimer aucune de leurs passions. Déjà plusieurs de vos sujets leur ont donné leur confiance, et, dirigés par de tels guides qui ne cessent de leur inspirer une fatale indépendance du Souverain Maître des cœurs, a-t-on lieu d'espérer que leurs leçons les rendront plus fidèles à V. M. qui est la plus vive image du Très-Haut sur la terre ? Les premières démarches de ces nouveaux docteurs ne nous donnent-elles pas au contraire tout sujet de craindre, qu'ils ne disposent vos peuples à satisfaire tôt ou tard les desseins ambitieux d'une cour perpétuellement attentive à s'élever au-dessus de votre trône. En effet, en même temps qu'ils nient la toute-puissance de Dieu sur les cœurs, et le pouvoir souverain qu'il a donné aux Rois sur les sujets qu'il fait naître dans leurs États, ils proclament le pape comme la seule puissance qu'il y ait sur la terre, tant pour le spirituel que pour le temporel. Ils s'empressent de lui faire une tiare de toutes les couronnes entassées les unes sur les autres, et en lui attribuant l'infaillibilité, ils en font en quelque sorte un Dieu visible ; non pas qu'ils ayent pour lui un véritable respect, mais parce qu'ils espèrent de se servir utilement du pouvoir sans bornes qu'ils lui attribuent pour l'exécution de leur projet qui est de se rendre par son autorité dont ils ne disposent que trop les maîtres souverains dans tous les Etats catholiques et spécialement, Sire, dans les vôtres[3].

Fait plus curieux encore : une dénonciation parvient au congrès de Soissons qui réclame la suppression de la Compagnie. Mais c'est à partir de 1750 que le mouvement devient aigu, l'ordre portant la responsabilité des refus de sacrements, et partageant l'impopularité de Beaumont. On attaque de nouveau leurs docteurs, leur doctrine, leur enseignement, Bellarmin comme Busembaum. A Rouen, en 1756, la Grand'Chambre condamne au feu plusieurs de leurs écrits.

Comme contenant des propositions fausses, une doctrine contraire aux lois divines et humaines, imaginée méchamment, soutenue avec une audace aussi indécente qu'attentatoire à l'autorité du roi et de la cour, et capable d'exciter les esprits faibles aux plus détestables forfaits[4].

Elle déclare un sujet de composition en vers latins, dicté à des élèves de troisième,

Pernicieux, séditieux, capable d'induire aux plus grands attentats.

Visiblement, les Parlements, les gallicans, les derniers jansénistes, n'attendent qu'une occasion pour donner à l'Institut l'assaut décisif.

 

L'AFFAIRE LA VALETTE.

Cette occasion fut le procès du P. Lavalette. La Valette était un jésuite qui, après avoir professé en France, avait été envoyé dans les Antilles. Les établissements des Pères étaient alors (1742) dans un état déplorable, surchargés de dettes et ruinés. L'esprit avisé du nouveau venu, les relations qu'il sut nouer, le succès de quelques expédients qu'il tenta lui donnèrent une réputation considérable et lui gagnèrent la confiance de ses chefs. Nommé d'abord procureur de la Mission, il devint en mai 1753 supérieur général de la Mission des îles du Vent et préfet apostolique. Il développa ses tentatives financières, et se montra, dans ses nouvelles fonctions, un administrateur habile, mais trop audacieux. Il reconstruisit des maisons qu'il loua, acheta un grand domaine qu'il fit exploiter par des nègres, et dont il vendit les produits, se fit le commissionnaire général de l'île pour la vente des denrées coloniales, fréta des vaisseaux ; il eut des correspondants, un crédit ouvert en Europe. Pour tous ces objets, il avait eu besoin de fonds qu'il avait empruntés : ses bénéfices étaient assez considérables pour lui permettre d'amortir sa dette en peu de temps ; mais il lui fallait un certain temps ; il n'en eut pas ; la rupture entre la France et l'Angleterre eut pour suite la saisie de ses cargaisons. Dès lors plus de rentrées. Ses créanciers réclamèrent à son correspondant. Celui-ci, le procureur de la province de France, paya d'abord, mais bientôt effrayé du chiffre des exigibilités en référa à ses supérieurs. Un mouvement dans le personnel directeur venait justement de porter au pouvoir à Paris et à Rome des hommes peu favorables à La Valette, et fort irrités de se trouver mêlés à des spéculations qu'ils ignoraient. Au point de vue du droit, il semble bien prouvé que l'ordre n'était pas responsable des emprunts contractés à la Martinique, chaque province étant autonome. De plus il n'y avait pas eu encore de bénéfices encaissés, donc pas de répétition véritable. Les Jésuites, si souples ordinairement, se montrèrent pour cette fois inflexibles et résolurent d'abandonner leur confrère. C'était une faute. Les banquiers de Marseille, Lioncy et Gouffre, déposèrent leur bilan, et plusieurs de leurs créanciers, furieux de n'obtenir aucune promesse de l'Ordre, se décidèrent à l'appeler en garantie devant la Cour d'Aix : condamnés en première instance, les Jésuites firent la seconde faute de porter leur cause devant le Parlement de Paris, son ennemi, qui les condamna le 8 mai 1761.

 

II. — L'AFFAIRE DES JÉSUITES.

 

Mais l'affaire s'était élargie et changeait de caractère. L'affaire La Valette était devenue l'affaire des Jésuites.

 

LE PARLEMENT DE PARIS ET LE ROI.

Le 17 avril 1761, le conseiller des Enquêtes Chauvelin demanda à présenter aux Chambres quelques observations qui ne concernent en aucune manière la cause ni la question dont la Grand'Chambre est saisie, et dénonça les règles de la Société de Jésus, comme paraissant, d'après les extraits publiés, incompatibles avec l'ordre public. Le Parlement ordonna en conséquence aux supérieurs de déposer à son greffe des exemplaires de leurs constitutions, à fin d'être examinées par le parquet. Le 3 juillet, le procureur général Joly de Fleury donna ses conclusions. Assez modérées, elles tendaient à imposer aux jésuites la soumission à l'autorité des évêques, le respect des maximes de 1682, l'interdiction de recevoir en France des membres étrangers, enfin la tenue d'assemblées générales périodiques où le roi déléguerait des commissaires. La Cour chargea le 8 juillet des commissaires de rapporter la cause.

Les dispositions des magistrats n'étaient pas douteuses, et l'opinion, très malveillante à l'égard des jésuites, ne pouvait qu'en exagérer la rigueur. Les protecteurs de l'ordre s'alarmèrent ; ils voulurent gagner du temps et obtenir quelques concessions, pour apaiser le public. Le roi, sollicité par le Dauphin, la reine, ses filles, avait promis dès la fin d'avril qu'il évoquerait l'affaire en son Conseil. Il le fit le 3 août[5] et ordonna aux Parlements de s'abstenir de tout arrêt même provisoire pendant un an. La Cour tint si peu de compte de cette défense que, le 6, elle reçut le procureur général appelant comme d'abus de la bulle Regimini (d'octobre 1540) qui autorisait l'ordre et condamna au feu 24 livres écrits par des Jésuites. Si elle consentit à ajourner à un an le prononcé du jugement au fond, elle défendit, par provision, à l'ordre de continuer à se recruter, à tenir des écoles, et à recevoir des élèves. Le roi interdit d'exécuter ces arrêts avant un an ; de sa propre autorité, le Parlement réduisit le délai à 6 mois.

Pour désarmer leurs adversaires, les Jésuites de France, sur les conseils de l'entourage royal, firent des concessions sérieuses. Plusieurs de leurs représentants les plus autorisés, même le provincial de Paris, se déclarèrent prêts à reconnaître l'autorité des évêques et à enseigner les articles des libertés gallicanes. De son côté Louis XV convoqua chez le cardinal de Luynes[6] une assemblée d'évêques, qui, à la très grande majorité de ses membres, déclara l'existence de l'ordre nécessaire à la force de l'Église. Les amis du Gesù espéraient que les Parlements n'oseraient passer outre à la déclaration des prélats et qu'ils se tiendraient pour satisfaits de l'hommage rendu aux principes de 1682. C'est pourquoi le roi publia deux édits qui, dans sa pensée, devaient terminer la querelle : le premier, du 3 mars 1762, obligeait les Jésuites à reconnaître la juridiction de l'ordinaire[7], mais éteignait les procédures en cours ; le second reconnaissait aux établissements des Jésuites la personnalité civile, et rendait inutile par suite la discussion des anciens titres.

Mais le Parlement ne céda point. Il refusa d'enregistrer les édits royaux, chargea son président de remontrer aux souverains que les constitutions de la Compagnie étaient intolérables, et obtint de continuer le procès qui se termina le 6 août, par l'arrêt célèbre que voici.

 

ARRÊT DU PARLEMENT DE PARIS CONCERNANT LES JÉSUITES (6 AOÛT 1762).

Ladite Cour, toutes les Chambres assemblées, faisant droit sur ledit appel comme d'abus interjeté par le procureur général du roi, de l'Institut et constitutions de la Société se disant de Jésus... Dit qu'il y a abus dans ledit Institut de ladite Société se disant de Jésus... Ce faisant déclare ledit Institut inadmissible par sa nature dans tout État policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité spirituelle et temporelle, et tendant à introduire dans l'Église et dans les États, sous le voile spécieux d'un Institut religieux, non un ordre qui aspire véritablement et unique- ment à la perfection évangélique, mais plutôt un corps politique, dont l'essence consiste dans une activité continuelle pour parvenir par toutes sortes de voies directes ou indirectes, sourdes ou publiques, d'abord à une indépendance absolue et successivement à l'usurpation de toute autorité.

Notamment en ce que, pour former un corps immense répandu dans tous les États sans en faire réellement partie, qui, ne pensant et n'agissant que par l'impulsion d'un seul homme, marche toujours infailliblement vers son but, et puisse exercer son empire sur les hommes de tout état et de toute dignité, ladite Société s'est constituée monarchique et concentrée dans le gouvernement et la disposition du seul général auquel elle a attribué toute espèce de pouvoirs utiles à l'avantage et à l'élévation de ladite Société ; en sorte qu'autant elle se procure de membres dans les différentes nations, autant les souverains perdent de sujets qui prêtent entre les mains d'un monarque étranger le serment de fidélité le plus absolu et le plus illimité.

Qu'il aurait été attribué à cet effet au général sur tous les membres de ladite Société l'autorité la plus universelle et la plus absolue...

L'arrêt reprend ensuite les autres signes qui manifestent l'ambition de l'ordre : réunion de grands biens, pratique du commerce, indépendance de toute autre autorité ecclésiastique, morale facile et faite pour gagner le plus de gens possible, système de terreur contre les adversaires présumés, et à ce propos il formule l'accusation de régicide.

... doctrine dont le dernier excès iroit jusqu'à porter l'inquiétude dans le sein des souverains par l'enseignement, persévéramment soutenu dans ladite Société, du consentement exprès des supérieurs d'icelle, même depuis 1614, du régicide, et de tout ce qui peut attenter à la sûreté de la personne sacrée des souverains, à la nature et aux droits de la puissance royale, à son indépendance pleine et absolue de toute autre puissance qui soit sur la terre, et aux serments inviolables de fidélité qui lient les sujets à leurs souverains...

Ces caractères... présentent le tableau d'un corps qui aspire uniquement à l'indépendance et à la domination, et qui tend évidemment à miner peu à peu toute autorité légitime, à effectuer la dissolution de toute administration, et à détruire le rapport intime qui forme le lien de toutes les parties du corps politique : tableau d'autant plus effrayant que les lois dudit Institut sont un véritable fanatisme réduit en principe, et qui ne laisse par son industrieuse prévoyance aucune voie pour le réduire ou le réformer, en sorte que la plus légère atteinte portée à sa manière d'exister, si on pouvoit la réaliser, ne pourroit être que la création d'un nouvel Institut.

Indépendamment de ce qui s'est passé dans les différents États de la chrétienté, même de ce qui est récemment arrivé en Portugal... la France, en particulier, n'a que trop ressenti les funestes effets que ne pouvoit manquer de produire un pareil Institut ; Henri IV... rendit générale par un édit l'expulsion que la Cour avait prononcée contre elle ; que si, cédant ensuite aux vues séduisantes d'une politique trop périlleuse, il rétablit en France sous des conditions irritantes et sévères une Société si dangereuse, rien n'a pu arrêter depuis ce temps le cours de la doctrine régicide dans ladite Société ; que les droits de l'épiscopat ont été longtemps combattus et méprisés par ladite Société, malgré les réclamations si souvent réitérées du Clergé de France, et que les intervalles de soumission apparente ne les garantiroient pas de nouvelles attaques de la part d'un Institut dont la nature leur est si essentiellement opposée, et de la part d'adversaires qui font profession par leurs propres Constitutions de suspendre seulement tout ce qui pourroit ne pas convenir au temps, aux lieux et aux circonstances, que presque tous les corps de l'État ont été successivement détruits ou affaiblis, les Universités combattues, presque anéanties ou forcées de recevoir les soy-disans Jésuites dans leur sein, ou réduites souvent à de fâcheuses extrémités.

En conséquence la Cour reçoit l'appel comme d'abus, dit qu'il y a abus dans lesdits vœux et serments [des Jésuites]... les déclare non valablement admis, ordonne que ceux des membres de ladite Société qui auront atteint l'âge de trente-trois ans accomplis, au jour du présent Arrêt, ne pourront en aucun cas et sous quelque prétexte que ce soit prétendre à aucunes successions échues ou à écheoir,... ordonne que tant ledit Institut, que ladite Société et Collège seront et demeureront exclus du royaume irrévocablement et sans aucun retour, sous quelque prétexte, dénomination, ou forme que ce puisse être, entendant laditte Cour garder et observer à perpétuité les dispositions du présent Arrêt, en tout ce qui concerne l'exclusion définitive et absolue desdits Institut et Société du Royaume, comme un monument de sa fidélité à la religion et au Roi, et comme une maxime inviolable, dont elle ne pourroit jamais se départir sans manquer à son serment et aux devoirs que lui imposent la sûreté de la personne sacrée des Rois, l'intérêt des bonnes mœurs, celui de l'enseignement public et de la discipline de l'Église, le maintien du bon ordre et de la tranquillité publique ; à l'effet de

Enjoint notre ditte Cour à tous et chacun des membres de ladite Société de vider toutes les maisons, colléges, séminaires, maisons professes, noviciats, résidences, missions, ou autres établissements de ladite Société qu'ils occupent... dans la huitaine de la signification du présent Arrêt..., et de se retirer en tel endroit du Royaume que bon leur semblera, autres néanmoins que dans les colléges et séminaires, ou autres maisons destinées pour l'éducation de la jeunesse, si ce n'est qu'ils y entrassent à titre d'étudians, ou ou pour le temps nécessaire pour prendre les ordres dans lesdits séminaires ; leur enjoint de vivre dans l'obéisssance au Roi, et sous l'autorité des Ordinaires ; sans pouvoir se réunir en Société entre eux, sous quelque prétexte que ce puisse être ; leur fait très expresses inhibitions et défenses, et à tous autres, d'observer à l'avenir lesdits Institut et Constitutions déclarées abusives, de vivre en commun ou séparément sous leur empire, ou sous toute autre règle que celles des Ordres dûment autorisés et régulièrement reçus dans le royaume, de porter l'habit usité en ladite Société, d'obéir au général ou aux supérieurs d'icelle, ou à autres personnes par eux préposées, de communiquer, ou entretenir aucune correspondance directe ou indirecte avec lesdits général ou supérieurs, ou avec personnes par eux préposées, ni avec aucuns membres de ladite Société, résidans en pays étrangers, de faire à l'avenir les vœux dudit Institut, s'aggréger ou affilier, dedans ou dehors le Royaume, audit Institut à tels titres ou par tels vœux et serments que ce puisse être.

Ordonne que tous... de laditte Société, qui se trouvoient dans les maisons et établissements d'icelle Société au 6 août 1761 ne pourront remplir des grades dans aucune des Universités du ressort, posséder des canonicats, ni des bénéfices à charge d'âme,... ou enseignement public, offices de judicature ou municipaux, ni généralement remplir aucunes fonctions publiques, qu'ils n'aient préalablement prêté serment d'être bons et fidèles sujets et serviteurs du Roi, de tenir et professer les libertés de l'Église gallicane et les quatre articles du Clergé de France contenus en la Déclaration de 1682 ; d'observer les canons reçus et les maximes du Royaume, de n'entretenir aucune correspondance directe ni indirecte, par lettres, ou par personnes interposées ou autrement, en quelque forme et manière que ce puisse être, avec le général, le régime et les supérieurs de laditte Société, ou autres personnes par eux préposées, ni avec aucun membre de laditte Société, résidant en pays étrangers ; en toute occasion la morale pernicieuse contenue dans les Extraits des assertions déposés au greffe de la Cour, notamment en tout ce qui concerne la sûreté de la personne des Rois et l'indépendance de leur couronne, et en tout de se conformer aux dispositions du présent Arrêt notamment de ne point vivre désormais. à quelque titre et sous quelque dénomination que ce puisse être, sous l'empire desdites Constitutions et Instituts.

 

Tous les jésuites qui ne voulurent pas prêter ce serment furent bannis du royaume (9 mars 1764).

 

III. — DANS LES PROVINCES.

 

Les Parlements de province imitèrent celui de Paris, et l'ordre des Jésuites fut partout l'objet des mêmes interdictions. En général, ces procès n'entraînèrent pas d'incidents notables.

 

A RENNES.

Il en fut ainsi à Rennes, contrairement à une opinion répandue. Le Parlement de Bretagne n'incrimina la Compagnie qu'au mois d'août 1761 ; le procureur général La Chalotais, chargé de rendre compte à la Cour des constitutions des jésuites, hésita beaucoup avant de rédiger son mémoire. A deux reprises, il s'enquit à Versailles pour s'assurer qu'en requérant contre les jésuites il ne compromettrait pas sa carrière. Encore, quand il eût reçu toute garantie à cet égard, ne poussa-t-il pas les choses à l'extrême ; et, s'il critiqua les statuts de la Société comme étant l'expression du fanatisme et de l'ambition, il s'appliqua à décharger les membres de l'ordre de toute responsabilité individuelle dans les erreurs collectives.

Je crois devoir avancer, parce que je crois pouvoir le prouver, que la constitution et le régime des jésuites sont en dernière analyse l'enthousiasme et le fanatisme réduits en règle et en principes. Je dis que les fondements sur lesquels est appuyé le régime, les moyens dont il se sert, la base du gouvernement extérieur et intérieur ne peuvent malheureusement être regardés que comme un fanatisme.

Je déclare... que loin d'accuser de fanatisme l'ordre entier des jésuites, c'est-à-dire tous les membres, je les disculpe presque tous. Il serait injuste de rendre responsables des vices qui se trouvent dans des lois ceux qui ne les ont pas faites, qui s'y sont soumis sans les connaître, et qui ne doivent en être instruits que quand il leur est presque impossible d'en secouer le joug. A Dieu ne plaise que j'accuse tous les membres d'un corps chrétien... d'avoir fait une conspiration pour... détruire [le christianisme] et pour renverser la morale évangélique... Je ne croirai point que des religieux attachés à l'Évangile par devoir, à la Patrie par les liens de la naissance, puissent oublier tout à coup les sentiments de religion, de vertu et d'humanité, incompatibles avec le fanatisme...

J'accuse cet esprit de corps aussi souvent nuisible qu'utile, cette violence faite à la liberté des consciences et des esprits, pour amener tous ceux qui portent le même habit à embrasser les mêmes sentiments, cette prévention outrée pour les docteurs de son ordre qui ne permet pas de s'écarter de leurs opinions. J'accuse la superstition et l'ignorance, un régime ambitieux et despotique, le fanatisme enfin qui cause tant de maux dans les États et dont nous ne pouvons nous vanter d'être entièrement guéris[8].

 

Lorsqu'il s'agit de juger au fond, il fit un second Compte rendu, plus sévère, mais où l'on retrouve encore des traces d'indulgence. Les amis des Jésuites leurs élèves, clergé, nobles, cherchèrent à dresser les États en face du Parlement ; ils n'y parvinrent pas ; mais les arrêts rendus ne furent pas exécutés à la lettre ; et, selon Bachaumont, la Bretagne devint l'asile des Jésuites expulsés des autres provinces. A Rouen, le ton fut particulièrement violent, et les jésuites essayèrent — en vain — de résister en provoquant parmi les facultés de théologie, le clergé, le peuple, un mouvement de protestation.

 

A AIX.

Cependant parfois il y eut des incidents assez graves. Par exemple en Provence. L'ordre se trouvait là dans des circonstances particulièrement précaires, puisqu'il n'avait pas de titres réguliers d'établissement, et la majorité du Parlement se hâta sur les réquisitions de Montclar de profiter de la situation pour frapper les Jésuites. Mais ceux-ci avaient parmi les magistrats un grand nombre de défenseurs et même plusieurs affiliés. L'arrêt de suspension fut rendu seulement par 24 voix contre 22 ; et, pour être sûrs de la sentence définitive, la majorité et les gens du roi récusèrent comme suspects dix conseillers, ce qui réduisit l'opposition à 12 voix. Puis, une fois le jugement rendu, commença une sorte de guerre civile. Les ennemis des Jésuites intentèrent un procès pour forfaiture et prévarication à leurs principaux adversaires qui, de leur côté, firent scission, constituèrent un Parlement à part, et cassèrent les arrêts précédemment intervenus. Le roi ne les soutint pas, et ils payèrent leur audace, l'un, le président d'Éguilles, du bannissement hors du royaume, les autres de l'expulsion des rangs de la Cour et de la confiscation des charges. Des incidents pareils provoquèrent à Toulouse une rupture définitive entre le premier président Bastard et les magistrats.

 

LA FIN DE L'ORDRE.

Ces mesures ne suffisaient pas aux Parlements. Pour que la victoire fût complète, il fallait que le roi la consacrât. En mars 1763, le Parlement de Rouen supplie le souverain de procurer l'extinction totale, par toute la chrétienté, d'une Société pernicieuse, qui ne serait pas suffisamment détruite, si elle ne l'était par toute la terre. Louis XV leur donna d'abord une satisfaction partielle. En novembre 1764, il prononça l'abolition de l'ordre, tout en permettant aux jésuites de vivre en paix sous la juridiction de l'ordinaire, et en éteignant les procédures en cours. Les Parlements prirent aussitôt des mesures pour empêcher la congrégation dissoute de se reformer clandestinement, et souvent leurs arrêts inaugurèrent un véritable régime des suspects. Dans les ressorts de Paris et de Rouen, les anciens religieux ne purent vivre à deux sous le même toit, ni enseigner, même l'instruction religieuse. Ils durent se retirer dans le lieu de leur naissance ou l'endroit qu'habitait leur famille. S'ils avaient plus de 33 ans, ils recevaient une pension viagère, mais ne pouvaient la toucher qu'après avoir juré fidélité au roi et aux maximes de 1682, haine à la morale de leur ancien Institut.

La condamnation des Jésuites provoqua une recrudescence de haines et de rancunes rétrospectives à l'égard de la Société dissoute. Si certains esprits critiques signalèrent dès ce moment qu'il était injuste de présenter le Recueil des assertions, compilation vieillie, mal faite, et par endroits désavouée par eux, comme le Code moral des Jésuites, et de condamner leur morale sur la foi de cette preuve douteuse, si d'autres s'étonnèrent ou s'indignèrent de la rigueur excessive déployée par les Parlements, l'opinion publique applaudit à la sentence, et le nom même de jésuite devint odieux. Aussi en 1767 deux édits intervinrent-ils : l'un du 10 janvier ordonna un silence général sur toutes les matières religieuses ; l'autre du 9 mai bannit purement et simplement les jésuites du royaume.

On sait que les malheurs de l'ordre ne s'arrêtèrent point là, et que la papauté, après avoir semblé prête à les défendre énergiquement, céda à son tour à la force des circonstances et supprima, comme inutile, la Société de Jésus par le bref Dominicus ac Redemptor (21 juillet 1773).

 

BIBLIOGRAPHIE. — LA CHALOTAIS, Compte rendu des Constitutions, nouv. éd., 1762, in-12, et Second compte rendu, id. ; ABBÉ GEORGEL, Mémoires pour servir à l'histoire... de la fin du XVIIIe siècle, t. I, Paris, 1817, in-8° ; MIROMESNIL, Correspondance, publiée par Le Verdier, t. II, Rouen et Paris, op. cit. ; LA ROCHE MONTEIX, Le P. Antoine La Valette à la Martinique, Paris, 1907, in-8° ; CRÉTINEAU-JOLY, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. IV, Paris, 1856, in-8° ; SAINT-PRIEST, Histoire de la chute des Jésuites en France. Paris, 1844, in-8°.

 

 

 



[1] Regnault. Christophe de Beaumont, I, 248.

[2] Floquet, op. cit., VI, 327.

[3] Carré de Montgeron. Épître au Roi, t. I, p. XIX.

[4] Floquet, op. cit., VI, p. 332.

[5] Le Conseil nomma pour l'examen de l'affaire une commission composée de 6 membres : Gilbert des Voisins, Feydeau de Brou, d'Aguesseau de Fresne, Pontcarré de Viarme, de la Bourdonnaye et Flesselles.

[6] 30 novembre 1761.

[7] L'évêque.

[8] La Chalotais, 1er Compte rendu, 50-51.