LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE IV. — L'AFFAIRE DES BILLETS DE CONFESSION.

 

 

I. LES BILLETS DE CONFESSION, LES PREMIERS CONFLITS — L'AFFAIRE DE DOUAI — L'AVIS DE MGR DE LA MOTTE.
II. L'INTERVENTION DU PARLEMENT : L'AFFAIRE DE L'HÔPITAL GENERAL — LE PARLEMENT EN 1752 — LES GRANDES REMONTRANCES — L'AFFAIRE DE VERNEUIL — LES MESURES DU GOUVERNEMENT — LE LIT DE JUSTICE DU 14 DÉCEMBRE 1756.
III. LA VICTOIRE DU PARLEMENT : LES PRÉTENTIONS DU PARLEMENT — LES PARLEMENTS DE PROVINCE ET L'IDÉE DES CLASSES — LES PARLEMENTS ET L'OPINION.

 

I. — LES BILLETS DE CONFESSION.

 

LES PREMIERS CONFLITS.

L'agitation convulsionnaire atteste l'importance que garde au XVIIIe siècle comme au moyen âge la question du salut : elle explique la gravité des affaires de sacrements. C'était la croyance populaire qu'il suffisait au chrétien pour être sauvé de se repentir de ses fautes et d'appeler un prêtre à son lit de mort. Les ecclésiastiques, disait un conseiller de Rouen, du Fossé, sont les ministres, non les maîtres des sacrements ; et, lorsqu'ils les confèrent, ce n'est point une grâce qu'ils accordent, mais un devoir qu'ils remplissent. Mais, au cours du XVIIIe siècle, l'idée se répand peu à peu, parmi le clergé favorable à la bulle, qu'il faut pour écraser les jansénistes les traiter en hérétiques notoires et leur refuser l'absolution et la terre sainte. Dès 1717, on voit des évêques interdire les appelants moribonds des sacrements, refuser à des couvents entiers, à des chapitres, à des clergés paroissiaux la communion pascale et la désignation de confesseurs. L'incident survenu aux obsèques d'un chanoine de Douai marque l'acharnement des passions.

 

L'AFFAIRE DE DOUAI.

Il est mort, il y a quelque temps, un chanoine de Saint-Amé de Douai appelant..., et excommunié à cause de son appel. On a refusé au chanoine l'extrême-onction et la sépulture ecclésiastique ; on a fait pis, on l'a exhumé pour lui mettre la tête où il avait les pieds, sur la remarque judicieuse d'un chanoine acceptant, qui a fait observer à ses confrères que le défunt, non seulement ne devait pas être enterré dans le cimetière, mais encore qu'il ne devait pas l'être à la manière des prêtres en quelque lieu que ce fût[1].

 

L'AVIS DE Mgr DE LA MOTTE.

Toutefois ces pratiques d'intolérance n'avaient pas été générales, et elles avaient frappé surtout des ecclésiastiques. Au milieu du XVIIIe siècle, les prélats de combat qui sont à la tête de la plupart des grands diocèses veulent étendre aux laïques ces sévérités redoutables. L'évêque d'Amiens, la Motte, dont l'autorité morale est grande, se fait l'apôtre du système ; il donne, en décembre 1746, à ses prêtres l'avis suivant :

Pour la communion, ils ne devaient pas la refuser à ceux qui la demandaient en public avec un extérieur décent. Mais pour le viatique et l'extrême-onction, ils devaient tenir une autre ligne de conduite ; si un malade avait la réputation de n'être pas soumis à la bulle, on devait l'interroger ; s'il ne se soumettait pas, lui refuser les sacrements, parce que le corps de J.-C. n'est pas moins profané par ceux qui manquent de soumission à l'Église, que par les mœurs les plus dépravées.

 

Pour faciliter l'enquête, on résolut même de répandre et de rendre obligatoire un usage qui était alors assez irrégulièrement observé[2] : celui des billets de confession. Tout fidèle devrait présenter un billet signé de son confesseur : si le confesseur avait adhéré à la bulle, il recevrait les sacrements ; il en serait privé dans le cas contraire.

Dès lors aucun moyen de gagner le salut au prix d'un silence respectueux ; et la vie la plus charitable, la plus vertueuse ne suffira pas à mériter le ciel. Le scandale fut extrême et la révolte gagna vite le peuple, hostile à la bulle. En 1749, le principal du collège de Beauvais Coffin, malade, fait appeler le curé Bouettin. Faute de billet de confession, il meurt sans être administré. 4.000 protestataires se pressent à ses obsèques. Dix-huit mois plus tard, son neveu se heurte, de la part du même ecclésiastique, au même refus. Et les refus de sacrement se multiplient, produisant dans la masse une émotion extrême.

 

II. — L'INTERVENTION DU PARLEMENT.

 

Le Parlement, qui, en 1747, avait supprimé le mandement de Mgr de la Motte, mais n'avait pas osé aller plus loin, croit l'occasion propice pour prendre l'offensive. Il cite à comparaître et condamne Bouettin en qui il veut frapper le nouvel archevêque de Paris, Christophe de Beaumont (décembre 1750).

 

L'AFFAIRE DE L'HÔPITAL GÉNÉRAL.

Mais le roi est contre lui. Il blâme son défaut de modération, et marque encore mieux son mécontentement, en transférant à Beaumont, contre tous les usages, la haute direction de l'Hôpital Général (24 mars 1751). Le Parlement veut modifier l'édit qui le dépouille : Louis XV casse l'arrêt et lui défend de délibérer sur la matière. La Cour alors se met en grève (F., I, 666).

M. le Premier Président fit son récit d'une façon fort naturelle... Le récit fini, il régna un silence morne de deux minutes pendant lesquelles toute la Compagnie avait les yeux attachés sur M. Pinon [le doyen de la Grand'Chambre] qui, au milieu de ce sombre silence, éleva une voix de tonnerre et prononça très ferme : Monsieur, la Compagnie vous déclare qu'elle pense que, la défense de délibérer étant une interdiction de toutes fonctions, elle ne peut ni entend continuer aucun service. On se mit à crier en se levant Omnes, omnes, et on s'en alla dans les chambres. M. de Benoise seul en secouant la tête dit que ce n'était pas du consentement général, qu'il n'en était pas d'avis ; mais il parla très bas contre son ordinaire et ne fut entendu que d'un très petit nombre de personnes ; un de ceux qui l'entendirent lui dit : Levez-vous, si vous l'osez et réclamez contre le vœu général d'une compagnie ; il ne l'osa pas... Dans l'instant même que la cessation du service du Parlement fut devenue publique, les avocats fermèrent leur cabinet et ne se présentèrent dans aucuns tribunaux... Au Châtelet, il n'y eut aucune plaidoirie, et même un avocat qui y portait la parole, entendant parler autour de lui de la cessation de service et du parti pris par ses confrères quitta sur-le-champ l'audience et s'en alla. Le jeudi les gens du Roi se rendirent tous les quatre au parquet ; mais il n'y vint pas un substitut : ils mandèrent Boullenois, qui vint leur parler sans robe, et sur ce qu'ils voulurent lui reprocher l'indécence de son habit, il leur répondit qu'il était bien plus étonné de l'indécence du leur, ne pouvant pas concevoir que, se faisant honneur d'être du corps du Parlement, ils s'en séparassent en ce moment.

 

Même lorsque les parlementaires, obéissant aux injonctions royales, reviennent au Palais le 29 novembre, ils ne reprennent pas leurs sièges ; la justice chôme, et il faut la menace de mesures plus graves pour consommer la défaite de la Compagnie : mais cette défaite est instantanée, complète et piteuse. Le Parlement en sort déconsidéré et perd une partie de ses causes qui sont données au Grand Conseil.

 

LE PARLEMENT EN 1752.

Aussi le Parlement en 1752 ne se mêle-t-il qu'avec prudence aux affaires religieuses, et ses velléités de révolte ne résistent pas aux blâmes du roi ; mais, à la fin de 1752, lorsque les refus répétés de sacrements ont créé à Paris une véritable effervescence, le conflit redevient aigu. La position du Parlement est nettement définie dans plusieurs arrêts dont voici l'un[3].

La Cour... fait défense à tous ecclésiastiques de faire aucuns actes tendant au schisme ; et notamment de faire aucun refus public des sacrements sous prétexte de défaut de représentation d'un billet de confession ou de déclaration du nom du confesseur ou d'acceptation de la Bulle Unigenitus,... leur fait pareillement défense de se servir dans leurs sermons, à l'occasion de ladite Bulle, des termes d'hérétiques, schismatiques, novateurs, jansénistes, semi-pélagiens et autres noms de parti, le tout à peine... d'être poursuivis comme perturbateurs du repos public et punis selon la rigueur des ordonnances.

 

LES GRANDES REMONTRANCES DU 9 AVRIL 1753.

Le 15 décembre, il fait saisir le temporel de l'archevêque de Paris qui maintient l'usage des billets de confession, et pousse même l'audace jusqu'à demander au roi la convocation des pairs, afin de faire le procès du prélat. Repoussé, il décide alors de rédiger les grandes remontrances assez peu importantes, mais célèbres, dont un extrait suit (F., I, 528).

C'est en votre nom, Sire, que votre Parlement veille à la conservation de l'État ; son autorité n'est autre que la vôtre, mais c'est votre autorité devenue inaccessible aux surprises, employée uniquement au bien public conduite et éclairée par les lois... Il en est, Sire, le ministre essentiel... Votre Parlement vous a toujours prouvé par sa conduite que, si l'obéissance due à la Majesté du Roi était perdue, elle se retrouverait dans sa cour de Parlement. Mais s'il est des occasions où son attachement inviolable aux lois et au bien public semble ne pouvoir s'allier avec une obéissance sans bornes, alors il serait criminel envers vous-même et envers l'État d'oublier... ce qu'il disait lui-même en 1604 au Souverain : Si c'est désobéissance de bien servir, le Parlement fait ordinairement cette faute, et quand il se trouve conflit entre la puissance absolue du Roi et le bien de son service, il juge l'un préférable à l'autre, non par désobéissance, mais pour son devoir, à la décharge de sa conscience.

 

Ces remontrances faites si laborieusement ne furent même pas reçues par le roi. Le Parlement prit alors l'arrêté suivant : Attendu l'impossibilité où est la Cour de faire parvenir la vérité jusqu'au trône par les obstacles qu'opposent les gens malintentionnés, elle n'a plus d'autres ressources que dans sa vigilance et son activité continuelles ; les chambres demeureront assemblées, tout service cessant, jusqu'à ce qu'il ait plu au seigneur roi d'accueillir favorablement les ordonnances. Le roi lui enjoignit de reprendre ses fonctions ordinaires : il réplique qu'il ne le peut sans manquer à son devoir et à son serment. Alors ce sont les mesures de rigueur : l'exil des membres des requêtes et des enquêtes, puis, quand la Grand'Chambre, épargnée, eût maintenu la décision commune de ne point juger les causes ordinaires, la translation de celle-ci à Pontoise. Et ce fut, comme d'habitude, la grève de la justice.

 

L'AFFAIRE DE VERNEUIL.

Des scènes analogues se produisirent en province ; la plus importante se produisit à Verneuil et provoqua l'intervention du Parlement de Rouen qui effrayé... du danger de laisser introduire dans la province un schisme qui déjà causait tant de troubles, décréta l'évêque d'Évreux d'ajournement personnel. Le roi ordonne de faire biffer cet arrêt et charge un haut commissaire, le marquis de Fougères, d'exécuter ces ordres. Et voici ce qui se passa.

Parti à pied de l'hôtel de la première présidence, escorté du grand prévôt, accompagné de tous les officiers du Royal Dragons qui marchaient devant lui deux à deux, il avait tenté de faire entrer tout ce monde avec lui dans la Grand'Chambre. Repoussé si vivement et tout d'une voix, dans une prétention si nouvelle, du moins se voulait-il asseoir sur les fleurs de lys, au-dessus du doyen des conseillers, et comme le Parlement se mettait en devoir d'en délibérer, il avait témoigné vouloir en être à toute force ; on eut toutes les peines imaginables à l'en empêcher, et l'on n'y était parvenu qu'en lui déclarant que tous les magistrats allaient sortir, si lui-même, il ne se hâtait de le faire ; à quoi se décidant, il était allé attendre dans le cabinet doré, d'où on le fit bientôt revenir, pour lui signifier qu'il n'aurait séance qu'au banc des rapporteurs. Cette place ne lui agréant point, il retourna derechef au cabinet doré... ; à un quart d'heure de là, il revint dire tout bien réfléchi qu'il acceptait la place offerte, mais sans tirer à conséquence, et à condition qu'au registre il serait fait expresse mention de ses réserves...

Montrant... des ordres du roi qui lui avaient enjoint de biffer lui-même, ces arrêts sur la minute, il demandait qu'on lui apportât incontinent les registres résolu à exécuter, même par force les ordres du monarque. Or ces ordres n'étant point scellés, c'était une question de savoir si l'on y devait obéir. Mais le Parlement en voulant délibérer, le marquis défendit au nom du roi de faire aucune délibération. Apportez les registres, disait le premier président Pontcarré... — Ne les apportez pas, criaient tous les conseillers des enquêtes... Voyant qu'il lui était défendu de délibérer, le Parlement se leva tout entier, se disposant à quitter la chambre du conseil. Le marquis... aurait voulu empêcher les magistrats de sortir, et osa... leur défendre impérieusement de le faire. Mais, vivement interpellé d'exhiber les ordres du roi, il n'eut plus qu'à se taire, et se vit contraint de laisser sortir toute la compagnie, qui le laissa là avec le greffier en chef Auzanet qu'il avait retenu par force, et le premier président Pontcarré qui y était demeuré de bonne grâce... Au reste il allait lui venir du renfort... C'étaient tous les officiers de Royal Dragons qui, sortant avec empressement du cabinet doré, leur colonel en tête, envahirent fièrement la Grand’Chambre, prêts à venir en aide au marquis... Le greffier en chef Auzanet, sommé au nom du roi de représenter les minutes des arrêts cassés, montrant sur un bureau les minutes des arrêts qu'on veut détruire : Vous pouvez, dit-il, exécuter les ordres de S. M. On cherchait des huissiers, pour opérer les radiations prescrites. Mais ils avaient tous quitté le palais. En leur absence, le marquis, la plume à la main, se mettant à l'œuvre, bâtonne, biffe, cancelle les arrêts ; les dragons, comme lui armés de plumes, lui viennent diligemment en aide, on est parvenu à découvrir dans les couloirs un commis du greffe, qui, aidé par un clerc de procureur, transcrit en marge des arrêts bâtonnés les délibérations du Conseil qui les ont cassés. Auzanet, témoin passif de cette scène toute militaire... délivre au marquis sur sa demande un acte attestant à S. M. la pleine exécution des ordres qu'elle a donnés, puis il se retire[4].

 

LES MESURES DU GOUVERNEMENT.

Le gouvernement ne pouvait rester indifférent devant cette rébellion des Parlements : il avisa d'abord au plus pressé en organisant la justice à Paris pendant la période des vacances : une Chambre des vacations formée de conseillers d'État et de maîtres des requêtes siégea au couvent des Petits-Augustins, puis, après la Saint-Martin, fut remplacée par une Chambre royale, recrutée dans les mêmes conditions et qui fut installée au Louvre. La juridiction nouvelle laissait loin derrière elle, au point de vue de la compétence et de l'impartialité, l'ancien Parlement ; sa division en deux sections, civile et criminelle, était logique, et sa procédure marquait un progrès réel. Néanmoins elle fut très mal accueillie et ne put rien faire. Le Châtelet, qui n'avait pas contesté la légalité de la Chambre des vacations, s'insurgea contre la Chambre du Louvre, et la Cour des aides adopta la même attitude, ainsi que les tribunaux inférieurs. Les procureurs, les avocats s'abstenaient. Les juges consuls refusaient de se laisser réélire ou installer. Les pairs eux-mêmes hésitaient à venir dans la nouvelle Cour. Cette grève générale des corps judiciaires devenait désastreuse pour la capitale, désertée par les plaideurs, par les clercs congédiés, et pour l'Etat, privé du produit du droit du timbre. Il fallait ou refondre en entier le système judiciaire ou céder. Ce fut au deuxième parti que le gouvernement bientôt se résigna. Il aurait voulu du moins, avant de rappeler le Parlement, assurer la paix religieuse. Il avait chargé une commission d'ecclésiastiques et de laïques[5] d'étudier la question des sacrements et de trouver un compromis ; mais il l'avait mal composée. Les ecclésiastiques étaient hostiles à toute déclaration royale. Le cardinal de Soubise exprimait l'avis de la majorité d'entre eux en soutenant que le roi n'a pas le pouvoir ni de faire aucun règlement sur la discipline ecclésiastique, ni de s'opposer à ceux que font les évêques... qu'il n'a d'autre part à y prendre que de les faire exécuter. Ils trouvaient blâmables les excès de zèle de Beaumont, mais refusaient de les blâmer ; ils estimaient que les sacrements devaient être seulement refusés aux pécheurs publics, et qu'il fallait éviter le scandale, mais ne voulaient pas qu'on fit état de cette déclaration ; enfin, tout en avouant que la bulle Unigenitus n'était pas une règle de foi au sens strict du mot, ils exigeaient qu'on lui confirmât le caractère de loi de l'Etat. Les conseillers du roi, à part Joly de Fleury et Gilbert qui évoquèrent avec angoisse devant leurs collègues les souvenirs de la Ligue, se rangèrent de leur côté, les plus modérés professant qu'une intervention royale pouvait faire plus de mal que de bien et que l'abstention était la meilleure des politiques. Aussi le principe d'une déclaration fut-il rejeté à une forte majorité. Et tout espoir d'aboutir rapidement s'évanouit. Ce fut en vain en 1753 que la commission fut priée de tenir de nouvelles délibérations. Le roi, obligé de rappeler le Parlement, résolut donc de renouveler la loi du silence.

 

LE LIT DE JUSTICE DU 14 DECEMBRE 1756.

Le silence ne vint pas. Des deux côtés on refuse ou on ordonne d'administrer. Et l'exil de Beaumont à Conflans, puis en Auvergne, n'amortit pas les passions. L'Assemblée du clergé de 1755, bien que travaillée par le gouvernement, et unanime à déplorer les progrès de l'esprit philosophique, ne peut s'entendre sur la solution nécessaire, et c'est au pape qu'il faut recourir. Après une négociation où Choiseul joua un rôle important, un bref intervint qui restreignait la défense d'administrer les sacrements aux seuls pécheurs publics et notoires, interdisait le scandale et prescrivait le silence. Ce fut la fin des affaires de sacrements, et l'on ne continua guère de disputer que sur le caractère de la bulle.

La cour, rassurée, résolut alors d'en finir avec les Parlements. Machault, qui était leur ennemi, et que les ultramontains poussaient à la revanche, usa de la force. Presque sans en référer au Conseil, il fit tenir le 14 décembre 1756 un lit de justice, où il donna lecture de trois actes royaux. Une première déclaration ratifiait l'accord intervenu avec Rome et défendait de troubler la paix publique. Un édit supprimait deux chambres, 64 offices de conseillers et toutes les présidences des enquêtes. Les conseillers des Requêtes ne pourraient désormais entrer à la Grand'Chambre qu'après un stage de trois ans aux enquêtes. Pour gagner un certain nombre de magistrats, on promettait d'augmenter le nombre des conseillers de la Grand'Chambre. Une autre déclaration modifiait la discipline de la Cour et renforçait l'autorité de la Grand'Chambre.

1. Tout ce qui concerne la police générale dans les matières civiles ou ecclésiastiques sera spécialement attribué à la Grand'Chambre de notre Parlement... sans que, sous aucun prétexte, les officiers... des Enquêtes et Requêtes... puissent en prendre connaissance, si ce n'est dans le cas où l'assemblée des Chambres aurait été jugée nécessaire...

3. Les Chambres ne pourront être assemblées pour le jugement desdites causes... qu'au préalable, le Premier Président, ou celui qui, en son absence, présidera, n'ait été instruit des motifs pour lesquels sera demandée ladite assemblée, et des objets sur lesquels on se propose de délibérer.

4. Le Premier Président ou celui qui... présidera, communiquera aux Présidents du Parlement et à la Grand'Chambre... la demande... de l'assemblée des Chambres et les motifs d'icelle, pour... être... délibéré... ; et dans le cas où, à la pluralité des suffrages, il aurait été arrêté d'assembler lesdites Chambres, il y sera procédé en la forme ordinaire et accoutumée.

6. Ne pourront dans aucun cas être faites aucunes dénonciations à notre Parlement que par le ministère de notre Procureur général...

7. A l'égard de nos ordonnances, ...concernant l'administration générale de la justice, les impositions nouvelles, les créations de rentes et d'office..., il ne pourra être procédé [à leur enregistrement] qu'aux Chambres assemblées...

8. En procédant à l'enregistrement desdites ordonnances... pourra notre dite Cour... arrêter qu'ils nous soit fait telles remontrances et représentations qu'elle estimera convenables...

9. Notre dite Cour... sera tenue de vaquer à la confection desdites remontrances... aussitôt qu'elles auront été arrêtées, en sorte qu'elles puissent nous être présentées dans la quinzaine au plus tard du jour que lesdites ordonnances... auront été remises à ladite Cour... lequel délai ne pourra être prorogé sans notre congé et permission spéciale.

10. Lorsqu'il nous aura plu de répondre auxdites remontrances,... notre Parlement sera tenu d'enregistrer dans le lendemain du jour de notre réponse lesdites ordonnances... sauf..., après l'enregistrement, à nous représenter ce qu'elle avisera bon être sur l'exécution d'icelle pour y être par nous pourvu autant que nous le jugerons à propos, sans néanmoins que lesdites représentations puissent suspendre l'exécution de nos dites ordonnances...

11. Faute par notre Cour... de procéder à l'enregistrement prescrit.., voulons... que nos dites ordonnances soient tenues pour publiées et enregistrées.

12. Les conseillers en notre Cour.., qui y seront reçus à l'avenir.., ne pourront avoir entrée... en l'assemblée des chambres... qu'après qu'ils auront servi dix ans dans ladite compagnie.

13. Voulons pareillement qu'il ne soit accordé aucune lettre de dispense... à l'effet de donner voix délibérative avant l'âge de 25 ans.

14. Faisons les expresses... défenses... à tous... de notre dite Cour... de lever, suspendre ou interrompre, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit, leurs fonctions... sous peine de désobéissance et de privation de leurs offices.

15. ... Défendons au Premier Président et aux autres Présidents... de permettre aucune assemblée ou délibération à ce sujet, d'y présider, même d'y assister : déclarons nulle toute assemblée et délibération contraire à la présente disposition.

 

Les conseillers des enquêtes démissionnèrent aussitôt, imités par une vingtaine de magistrats de la Grand'Chambre. Ceux qui restaient dans celles-ci cherchèrent à fléchir par leurs suppliques le souverain ; loin d'y avoir égard, il exila 16 des plus intransigeants. Ces rigueurs en faisaient présager d'autres. Mais l'attentat de Damiens fit peur à Louis XV ; la situation diplomatique exigeait des fonds pour lesquels l'enregistrement du Parlement semblait nécessaire ; enfin la grève recommençante de la justice provoquait dans Paris une agitation qui pouvait devenir dangereuse. Comme toujours, la couronne céda. Ce fut, semble-t-il, Mme de Pompadour qui, après avoir conféré avec le président Meynières, détermina le revirement : la disgrâce de Machault le rendit plus éclatant. Pour sauver la face, la cour et le premier président imaginèrent le plan suivant qui fut exécuté. La Grand'Chambre adresserait au roi des suppliques respectueuses. Le souverain, touché par elles, annoncerait que, s'il maintenait sur deux points ses volontés, il ferait interpréter la déclaration relative à la discipline, c'est-à-dire celle qui, touchant à l'assemblée des chambres et au droit de remontrances, était la plus importante : jusqu'à la publication des précisions royales, cette déclaration resterait en suspens. Enfin Louis XV promettrait le retour des exilés, dès que l'enregistrement des deux premiers édits aurait été effectué. Les choses se passèrent de la sorte. Le roi concéda même davantage : si les deux chambres des enquêtes restaient supprimées, les conseillers qui y avaient séance furent seulement répartis dans les chambres conservées, sans qu'on éteignit presque aucun office ; et il fut décidé que les présidences des enquêtes ne seraient abolies qu'après le décès des titulaires.

 

III. — LA VICTOIRE DU PARLEMENT.

 

Le Parlement sort donc victorieux de la lutte ; s'il adresse au roi des remerciements pour sa clémence, s'il proteste de sa fidélité et de son obéissance, il conçoit toujours cette obéissance et cette fidélité de la même manière. Il n'enregistre la déclaration relative à la Bulle qu'en réservant les maximes du royaume et sans tirer à conséquence pour l'avenir. Il décrète qu'il continuera à se gouverner par ses usages propres. Il est si intransigeant que le premier président Maupeou, accusé de n'avoir pas défendu les droits de la Compagnie avec assez de vigueur, démissionne, que quatre conseillers dissidents l'imitent. C'est le triomphe du parti de la résistance à la cour.

 

LES PRÉTENTIONS DU PARLEMENT.

Or ce parti affiche des prétentions nouvelles ou du moins les avoue plus hautement. Déjà en 1755 il cite avec complaisance et approuve des textes comme celui-ci (F., II, 69).

Nous avons, Sire, deux sortes de lois ; les unes sont.les ordonnances de nos rois qui se peuvent changer selon la diversité des temps et des affaires ; les autres sont les ordonnances du royaume qui sont inviolables... Entre ces lois publiques, celle-là est une des plus saintes et laquelle vos prédécesseurs ont le plus religieusement gardée de ne publier ni loi ni ordonnance, qui ne fût vérifiée en cette Compagnie.

En septembre 1759, c'est la légalité même des lits de justice que le Parlement conteste en ces termes (F., II, 254).

... Rien ne peut avoir force de loi publique en France, ni en matière ecclésiastique ni en matière politique, qui ne soit autorisé et publié en vertu d'un arrêt de son Parlement...

C'est une espèce d'illusion et de contradiction de croire que les édits, qui par les lois du royaume ne sont pas susceptibles d'exécution jusqu'à ce qu'ils aient été apportés et délibérés dans les cours souveraines, passent pour vérifiés lorsque le roi les a fait lire et publier en sa présence.

 

LES PARLEMENTS DE PROVINCE ET L'IDÉE DES CLASSES.

Chose plus grave encore, ces théories sont adoptées par tous les Parlements. Nous connaissons déjà l'attitude de celui de Rouen. Celui de Rennes fait entendre de 1755 à 1757 des remontrances de plus en plus fortes. Celui de Besançon répond à l'emprisonnement de plusieurs de ses membres par la grève générale. Surtout l'idée se répand que toutes les Cours sont solidaires et qu'elles sont les parties d'un même tout. Dès que l'une est frappée, les autres interviennent. C'est Rouen qui proteste en faveur de Paris menacé d'être dépouillé au profit du Grand Conseil, Paris en faveur de Besançon ; c'est de toutes parts un échange de correspondances, de rapports, une série d'essais convergents pour aboutir à une communauté d'action. Le mouvement est déjà si fort en 1758 que certains esprits le jugent irrésistible. En 1759 la thèse a prévalu. Les parlementaires ne considèrent leur compagnie que comme des classes ou sections d'un Parlement unique. Voici ce qu'écrit en février 1757, à propos de mesures dirigées contre celle de Paris, la cour de Rouen.

L'unité constitutive de son Parlement, gage de la stabilité de la monarchie, est le principe de l'union de ses différentes classes.

L'unité générale de notre Parlement fait de ses différentes classes un corps unique, où se conserve sans conflit d'autorité une correspondance mutuelle... La multiplicité des forces de votre Parlement consiste dans la distribution de ses classes répandues dans le royaume, où chacun, représentant le corps entier, veillant au nom de tout le corps à la tranquillité publique, exerce sans obstacle dans le ressort confié à ses soins la plénitude du pouvoir dont tout le corps est dispositaire[6].

 

L'heure n'est donc plus aux petites habiletés ; il n'est plus possible d'opposer les Parlements les uns aux autres : la coalition parlementaire existe : il faut la vaincre ou capituler devant elle.

 

LES PARLEMENTS ET L'OPINION.

La lutte est d'autant plus difficile à soutenir que l'opinion est pour les Parlements. Ceux-ci ont résisté de leur mieux aux demandes d'argent du roi, aux prétentions du clergé ultramontain : ils apparaissent de plus en plus en face d'un souverain faible et d'un despotisme aux abois comme les défenseurs des traditions et des libertés. On les acclame quand ils partent, plus encore quand ils reviennent ; leurs arrêts sont vendus par milliers. Chose étrange, les pairs mêmes semblent les soutenir. Quand le Parlement proteste en 1755 contre les prétentions rivales du Grand Conseil, il convoque les pairs qui, après délibération chez le duc d'Orléans, décident de se rendre à son appel ; et comme le roi le leur interdit, ils font remettre au souverain une pétition pour être autorisés à siéger. Il ne s'agit donc plus de remontrances ordinaires. Les Parlements sont le centre de la résistance, le foyer des protestations nationales : c'est un véritable pouvoir, et l'on pourrait presque dire que la théorie de Montesquieu, la balance et l'équilibre des pouvoirs, est devenue en France une réalité.

 

BIBLIOGRAPHIE. — Duc DE LUYNES. Mémoires, éd. Dussieux et Soulié, Paris, 1860-1865, 17 vol. in-8° ; MARVILLE, Lettres à Maurepas, éd. Boislisle (publications de la Société d'Histoire de Paris), Paris, 1896-1905, 3 vol. in-8° ; Annales ecclésiastiques (journal) ; MIROMESNIL (Hue de), Correspondance, éd. Le Verdier, Paris, Rouen 1899-1903, 5 vol. in-8° ; BOUTRY, Choiseul à Rome, Paris, 1895, in-8° ; GAZIER, Une suite à l'histoire de Port-Royal : Jeanne de Boisgnorel et Christophe de Beaumont, Paris, 1906, in-12 ; RÉGNAULT (Père É.), Vie de Christophe de Beaumont, Paris, 1882, 2 vol. in-8° ; L. CAHEN, A propos de quelques points d'histoire religieuse, Bulletin de la Société d'Histoire moderne, 1912.

 

 

 



[1] Dubuisson, op. cit., 342-343.

[2] Dans les provinces mêmes qui ne sont point du Parlement de Paris, il est certain qu'en Normandie, si on les exige dans les paroisses de campagne, on ne les exige point dans les villes ; il en est de même en Franche-Comté ; on ne connait point les billets de confession dans les Trois Évêchés ; l'usage en a été autorisé dans les diocèses de Toulouse et de Rodez, mais dans les villages seulement et non dans les autres diocèses ; l'usage en est en Guyenne pour les paroisses de campagne ; il en est de même dans les diocèses de l'étendue du Parlement de Pau ; l'usage de Roussillon est pour les billets de confession, mais on ne les présente point au curé avant la communion pascale, les curés vont avant la Pentecôte les rechercher dans les maisons pour les présenter au Synode ; on n'a jamais refusé en province à la Sainte-Table pour défaut de billet de confession (J. de Fleury).

[3] Mention, Documents, II, 91.

[4] Floquet, op. cit., VI, 287.

[5] Les membres étaient, à ce qu'il semble, les cardinaux de la Rochefoucauld et de Soubise, l'archevêque de Rouen, Trudaine, de la Grandville, Joly de Fleury, Gilbert et d'Auriac. Le maréchal de Noailles joua aussi un certain rôle dans ces pourparlers. Cf. B. Nat., coll. Joly de Fleury, n° 1495.

[6] Floquet, op. cit., VI, 495 et 497.