LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE II. — LES AFFAIRES RELIGIEUSES SOUS LA RÉGENCE.

 

 

I. L'APPEL : L'ACTE D'APPEL — QUELQUES APPELS — LE RÉVEIL DE L'ESPRIT GALLICAN.
II. L'ACCOMMODEMENT : LETTRE DES ÉVÊQUES ACCEPTANTS — DÉCLARATION DE 1720 — LE MANDEMENT DE NOAILLES.

 

I. L'APPEL.

 

Le Régent s'écarta d'abord, dans sa politique religieuse, du système de Louis XIV ; il confia au cardinal de Noailles la présidence du Conseil de conscience, et rappela les exilés. En réalité, il voulait apaiser le différend, et croyait, en protégeant leurs adversaires, intimider les amis de Rohan et de Bissy. Des négociations secrètes eurent lieu à Rome et à Paris ; elles échouèrent devant les exigences du pape qui réclamait la soumission pure et simple des réfractaires, et devant celles des réfractaires qui voulaient obtenir l'aveu que la bulle prêtait à des critiques, et qu'ils avaient eu raison de demander des explications.

 

L'ACTE D'APPEL (1er MARS 1717).

L'échec des pourparlers enhardit les exaltés du parti ; ils crurent, en prenant l'initiative de la rupture, entraîner les timides après eux : les quatre évêques de Montpellier (Colbert), de Senez (Soanen), de Boulogne et de Mirepoix firent enregistrer à l'officialité métropolitaine de Paris l'acte par lequel ils appelaient de la bulle Unigenitus au futur concile œcuménique. En voici les passages essentiels :

Au nom du Seigneur. Amen...

...Depuis que la Constitution... Unigenitus Dei Filius a paru, tous les gens de bien n'ont pu voir sans répandre des larmes qu'elle est un sujet de joie pour les ennemis de l'Église, que le peuple fidèle est exposé aux insultes continuelles des impies et des hérétiques.., qu'elle excite de toutes parts de funestes divisions.., que tous les ordres du Royaume... sont dans le trouble et dans l'amertume...

Tout le Monde chrétien sait que, depuis 3 ans, il n'est point d'efforts, point d'instances, point de supplications que nous n'ayons employées auprès de N. S. P. le Pape... pour l'engager à remédier à ces maux... Mais puisque nous n'avons pu rien obtenir,... et que cependant les scandales croissent de jour en jour,... nous sommes obligés d'avoir recours au remède que les besoins présents rendent aussi nécessaire qu'il est assuré et efficace. C'est pourquoi.... Nous déferons toute cette affaire au jugement de l'Église Universelle... ; et bien loin que par là nous ayons intention de faire aucun préjudice ni de déroger à l'honneur de S. Siège Apost., à son autorité, à son unité, nous croyons au contraire que c'est le moyen le plus propre et le plus convenable pour les conserver et pour les défendre.

 

Ils offrent de prouver :

Que la censure de quelques-unes des propositions condamnées... donne atteinte aux fondements de la hiérarchie ecclésiastique, aux droits sacrés des évêques, aux libertés du royaume, au sentiment unanime des SS. Pères qui enseignent que c'est l'Eglise qui a reçu les clefs du royaume des Cieux.

Que de plus, dans toute cette affaire, on a violé en plusieurs chefs l'autorité légitime de tous les évêques et les sacrées libertés du royaume...

Que ladite Constitution condamne des propositions qui n'expriment que le vrai sens et le pur esprit des saints canons sur la Pénitence... sçavoir qu'on doit différer la réconciliation aux pécheurs qui n'ont point encore l'esprit de pénitence et de contrition, et qui ne portent pas avec humilité et ne sentent pas l'état du péché...

Que ladite Constitution renverse les plus fermes fondements de la morale chrétienne, et même le premier et le plus grand des commandements, qui est celui de l'amour de Dieu, en condamnant les expressions qui marquent la nécessité de cet amour soit pour opérer la conversion de la volonté, soit pour faire nos actions de la manière qu'il nous est commandé de les faire, c'est-à-dire en les rapportant actuellement ou virtuellement à Dieu comme à notre fin dernière...

Que ladite Constitution condamne... diverses propositions dont les unes ne présentent rien autre que ce que les prophètes, les Apôtres, et les SS. Pères nous ont enseigné touchant la différence de l'ancienne et de la nouvelle alliance ; les autres... que ce qui est compris, suivant saint Augustin, dans le premier article du Symbole, savoir que l'effet de la volonté du Tout Puissant, n'est point empêchée parla volonté d'aucune créature ; d'autres enfin renferment la même doctrine que les Saints docteurs... en particulier sur ce secours qui est nécessaire pour chaque action et qui tire son efficace de la toute-puissance de Dieu..., secours par lequel... Dieu par J.-C. nous unit efficacement à lui par le don de sa seule grâce qui néanmoins nous laisse le pouvoir libre de ne pas donner notre consentement.

Que ladite Constitution flétrit indistinctement avec les qualifications les plus dures et les plus atroces des propositions dont la plupart sont exprimées dans les propres termes de l'Ecriture, des Conciles, des Papes, et des SS. Pères... Que ceux qui ont présenté ces propositions... ont détourné à des sens étrangers les paroles de l'auteur, que ces propositions n'ont pas été traduites en latin avec fidélité, ni extraites du Livre avec assez de bonne foi, qu'on a diffamé par les Notes les plus atroces l'auteur qui n'a point été entendu et n'a pu se défendre quoiqu'il n'ait point cessé de demander à être entendu, qu'on n'a point eu les égards qui étaient dus aux Eminentissimes et illustrissimes Approbateurs de cet ouvrage...

A ces causes,... après avoir fait préalablement des protestations expresses que nous n'entendons jamais rien dire ou même penser de contraire à l'Église,... ni à l'autorité du S. S. A..., ni aussi que nous ne nous départirons jamais du respect... dû... à N. S. P. le Pape. ...Nous, tant pour nous que pour ceux qui à nous adhèrent ou adhéreront.., sommes appelants et appelons au futur Concile Général.

 

L'acte des quatre évêques eut un grand retentissement ; le cardinal de Noailles, plusieurs évêques, les chapitres de Notre-Dame de Paris, de Reims, de Boulogne, les facultés de théologie de Paris, Nantes, Reims, y adhérèrent. Il fut souscrit avec enthousiasme par un grand nombre de prêtres, de réguliers, de religieuses. Voici quelques-uns de ces appels, qui nous révèlent l'état d'esprit de leurs auteurs.

 

APPEL DE SOLIER, PRÊTRE DE MARSEILLE.

...Touché amèrement des troubles que la Constitution Unigenitus a causés.., convaincu... qu'elle détruit en effet l'ancienne foi pour nous en proposer une nouvelle en érigeant le Molinisme en dogme, qu'elle contredit le langage de l'Écriture Sainte et de la Tradition apostolique, en condamnant dans un grand nombre de propositions les propres paroles du texte sacré et des saints docteurs ; qu'elle combat la pure morale de l'Évangile en censurant la nécessité de l'amour de Dieu dans lés sacrements, en anéantissant l'esprit de la Pénitence et voulant qu'on accorde l'absolution sur-le-champ au milieu des plus criminelles habitudes, qu'elle foule aux pieds l'autorité divine des Évêques, en leur ôtant le droit qu'ils ont d'être juges de la foi ; qu'elle renverse même le Trône des Rois, en prétendant que la crainte d'une excommunication même injuste doit empêcher les sujets d'être fidèles à. leur Souverain... j'adhère à l'Appel.., protestant néanmoins expressément qu'en rendant témoignage à la vérité, fût-ce au péril de ma vie, je fais la présente adhésion..., sans prétendre m'écarter jamais ni de la communion catholique avec le Saint-Siège, ni de l'obéissance canonique, qui est due à N. S. P. le pape Clément XI, le reconnaissant pour mon juge... en toutes choses excepté l'appel..., puisque le Concile général en est saisi juridiquement[1].

 

APPEL DES BÉNÉDICTINS DU BEC D'HELLOUIN.

...Bien que rassurés sur les périls de l'Église et contre les entreprises de la Cour Romaine par les appels de plusieurs prélats... et par les différents arrêts des Parlements..., néanmoins pour combattre et détruire autant qu'il est en notre pouvoir le schisme avancé par quelques-uns des partisans de ladite Constitution, lesquels, pour preuve de son mérite et de son autorité prétendue, objectent le grand nombre des acceptants contre le petit nombre des non-acceptants ; nous..., vu le trouble et le scandale causés dans nos monastères à l'occasion de ladite Constitution, dont la doctrine paraît contraire aux sentiments enseignés communément dans les véritables écoles de Saint Augustin, de Saint Thomas... sentiments auxquels, grâces à Dieu, nous avons été formés dès notre jeunesse et dans lesquels on a toujours eu soin d'élever les sujets de notredite Congrégation..., vu... les lettres apostoliques lesquelles semblent avoir fermé absolument toutes les voies... de paix que l'on avait attendues des négociations et conférences tenues à cette fin...[2].

 

APPEL D'UNE URSULINE D'AIX.

Je me flattais que mon sexe et mon état me mettraient dans l'heureuse situation de n'avoir d'autre part aux troubles qui agitent aujourd'hui l'Église que celle de gémir des maux auxquels une Vierge chrétienne ne saurait être insensible... Notre Archevêque a exigé de moi et de mes sœurs, l'année 1715, la souscription pure et simple de la Constitution... Accoutumée dès ma plus tendre jeunesse à une soumission aveugle aux ordres de mes légitimes supérieurs, pénétrée d'un profond respect pour M. notre Archevêque.., je n'osai pas résister dans une occasion où obéir était un péché puisque c'était aller contre les impressions de ma conscience, les lumières de ma raison, les obligations de ma foi... Je confesse donc à la face de toute l'Église une faute sur laquelle je ne cesserai de gémir le reste de mes jours... Prosternée aux pieds de J.-C., le saint nom de Dieu et les lumières du Saint-Esprit invoquées, j'ai révoqué... la souscription que je fis de la Constitution..., et je déclare que je ne reconnais pas dans cette Constitution la foi dans laquelle j'ai été élevée et dans laquelle je veux vivre et mourir avec la grâce de J.-C. Je sens les suites de l'action que je fais.. ; je les accepte d'avance, comme faisant partie de la pénitence que je dois faire de la faiblesse que j'ai eue... et je prie Dieu de vouloir recevoir en sacrifice d'expiation tout ce que je pourrai avoir à souffrir dans la suite[3].

 

LE RÉVEIL DE L'ESPRIT GALLICAN.

Ces appels exaspérèrent le Saint-Siège et le parti de la bulle. Le pape publia, sans l'assentiment de la Cour de France, le bref Monita pastoralia qui formulait les plus graves menaces contre les réfractaires. Les évêques qui acceptent la Constitution redoublent de violence dans leurs attaques contre leurs adversaires. Dans des mandements retentissants, dans des pamphlets dont les plus célèbres furent peut-être les Tocsins de l'évêque de Soissons, ils déclarent les appelants schismatiques et hérétiques, réclament leur déposition par le Saint-Siège ou par un concile ; ils interdisent les membres de leur clergé dont ils doutent des fonctions sacerdotales, leur refusent même, ainsi qu'aux laïcs notés de résistance, les sacrements, travaillent à épurer le personnel magistral de leurs séminaires, proposent de refuser toute chaire aux suppôts de la Sorbonne, pour punir la Faculté d'avoir révoqué son acceptation de la bulle. Les Parlements, gardiens de l'ordre public et des droits de la couronne, s'émurent de ces troubles et du progrès des idées ultramontaines. Ils condamnèrent comme d'abus le bref du pape, les pamphlets, même certains mandements, et auraient été plus loin, si le Régent l'avait permis. Le discours du procureur général de Metz permet de se rendre compte de l'état d'esprit des magistrats.

Il s'agit de donner des bornes à une puissance étrangère qui ne manque jamais de prétextes pour s'agrandir, lesquels paraissent d'autant plus spécieux qu'ils semblent fondés sur une autorité qui émane de la divinité, et qu'ils sont accompagnés du respect qu'on doit à la religion.... Ce n'est pas d'aujourd'hui que la Cour de Rome a tenté de donner des atteintes à l'autorité des souverains et à la liberté des peuples... l'histoire nous fournit une infinité d'exemples de ces entreprises qui ont toujours échoué... par la sagesse de nos rois et par la fermeté des Cours souveraines... il espérait que les mêmes sentiments éclateraient encore aujourd'hui pour empêcher que l'autorité des évêques et les libertés de l'église gallicane ne reçoivent quelque altération... il faut arrêter ces entreprises pernicieuses et apprendre aux peuples jusqu'où doit aller le respect qu'ils doivent à cette puissance spirituelle et que, quand elle veut transgresser les bornes qui lui sont prescrites, on lui oppose une barrière invincible qui arrête toute sa violence ; que c'est l'autorité de la Cour qui lui sert de digue, et à laquelle il a recours[4].

 

II. — L'ACCOMMODEMENT.

 

Le Régent, devant l'aggravation du conflit, désira plus vivement trouver un accommodement : puisque Rome ne voulait pas s'y prêter, on se passerait d'elle, et l'accord projeté serait fait par le clergé de France sous la garantie du roi. Il provoqua donc de nouveaux pourparlers entre Noailles d'une part, les cardinaux de Rohan et de Bissy de l'autre. La négociation fut très pénible, l'intransigeance étant égale des deux côtés. Mais le duc d'Orléans déclara qu'il se tournerait contre les appelants si l'accord était impossible par leur fait. En outre Noailles et plusieurs de ses collègues étaient inquiets du bruit et du scandale dont ils étaient la cause ; ils savaient que les sièges vacants étaient tous donnés à des adversaires ; que plusieurs des leurs avaient contre eux leur diocèse ; ils se résignèrent à une paix honorable. Et Rohan, de son côté, était disposé à céder pour le moment à la volonté du prince, afin de se le concilier pour l'avenir. Un accommodement fut donc décidé. Le cardinal de Noailles rédigea un corps de doctrine c'est-à-dire un ouvrage où il étudiait les propositions condamnées par la bulle et spécifiait le sens dans lequel elles prêtaient à la censure. Cet écrit devait être certifié orthodoxe par Rohan. Après quoi Noailles, s'en référant aux explications qu'il venait de donner, accepterait la bulle, et les acceptants reconnaîtraient cette acceptation comme valable. Voici d'abord la lettre des acceptants au sujet du corps de doctrine :

 

LETTRE DES ÉVÊQUES ACCEPTANTS SUR L'ACCOMMODEMENT.

Nous voyons avec trop de douleur les troubles qui agitent l'Église de France pour ne pas seconder les sages mesures que V. A. R. prend depuis si longtemps pour les finir. Les excès où mènent toujours les disputes, les pertes que souffrent tous les jours la Religion et l'autorité... des évêques, le respect même et la tendresse sincère que nous conservons pour ceux de nos confrères qui, sur la bulle Unigenitus, ont suivi une conduite différente de tous ceux qui l'ont acceptée, tout nous engage à concourir avec joie à cette paix...

Dès que par des explications catholiques et par une explication véritable et qui condamne le livre des Réflexions Morales et les CI propositions comme la bulle les a condamnées.., le dogme demeurera inébranlable au milieu de la diversité des opinions ; qu'on rendra au Saint-Siège et au Souverain Pontife ... le respect et l'obéissance que les règles de l'Eglise exigent, ... que les contestations cessent sur les matières qui font l'objet de la bulle, la paix doit succéder à des troubles dont la religion souffre depuis trop longtemps....

Nous trouvons le fondement de ces espérances dans les explications que V. A. R. vient de nous communiquer ; elles ne renferment rien qui ne soit conforme à la doctrine de l'Église, à celle de la Bulle.

 

LA DÉCLARATION DE 1720

Mais Noailles ne voulait pas publier son mandement d'acceptation avant que le Régent n'eût promulgué et fait enregistrer au Parlement une déclaration dont le texte lui convint. La rédaction des lettres patentes souleva beaucoup de difficultés, qui, en 1720, n'étaient pas encore résolues. Le Régent perdait patience ; poussé par Dubois qui voulait être cardinal, et tenait à se faire bien venir du Saint-Siège, il regardait les amis de Noailles comme des fâcheux jamais satisfaits ; de plus, il voyait leur nombre diminuer chaque jour et pensait qu'il n'y avait plus à les ménager. Aussi rédigea-t-il la déclaration suivante (4 août) :

Art. I. ... Ordonnons que la Constitution Unigenitus... soit observée dans tous les États... de notre obéissance ; et, en conséquence, défendons à tous nos sujets... de rien dire, écrire, soutenir, enseigner, débiter et distribuer... soit contre la Constitution, soit contre l'Instruction pastorale publiée dans l'assemblée de 1714, ... et contre les explications sur la bulle Unigenitus, approuvées par les... Cardinaux, Archevêques et Evêques, comme conformes à la doctrine de l'Église et au véritable sens de la Bulle.

Art. II. ... Faisons pareillement très expresses... défenses de faire... aucun acte contre la Constitution et d'en interjeter appel au futur concile... voulons que... les appels ci-devant interjetés soient regardés comme de nul effet ... moyennant quoi il ne pourra être permis de faire ou continuer aucunes poursuites ou procédures pour raison desdits... appels ... exhortons et... enjoignons aux archevêques et évêques... de tenir la main à l'exécution des présentes dispositions dans l'esprit de paix et de charité dont ils nous ont donné tant de preuves en cette occasion...

Art. III. ... Voulons que les ordonnances... concernant la police, la discipline ecclésiastique et l'exécution des jugements de l'Eglise en matière de doctrine soient exécutées.

Art. IV. ... La connaissance et le jugement de la doctrine concernant la religion appartiendront aux Archevêques et Évêques... Enjoignons à nos Cours de Parlement de renvoyer aux Évêques la connaissance et le jugement de la doctrine.

Art. V. ... Défendons expressément à tous nos sujets de s'attaquer ni provoquer les uns les autres par les termes injurieux de Novateurs, Jansénistes, Schismatiques, Hérétiques et autres noms de parti.

 

MANDEMENT DE NOAILLES (2 AOÛT 1720).

Le Régent envoya cette déclaration au Parlement alors exilé à Pontoise, à fin d'enregistrement. Mais la Cour, saisie de l'opposition de l'Université de Paris, de plusieurs curés de la capitale et de plusieurs évêques, refusa de se prononcer tout de suite. La majorité des magistrats trouvait d'ailleurs le texte du projet royal trop favorable aux ultramontains, et sa publication prématurée, puisque Noailles n'avait pas encore fait connaître son adhésion à l'acte d'accommodement. Le Régent, pour aboutir plus vite, reprit l'édit et le porta, contre tous les usages, au Grand Conseil, jugé plus docile. Il s'y heurta aux mêmes résistances ; même des maîtres des requêtes votèrent contre le gouvernement. Alors — chose sans exemple — le Régent vint au Grand Conseil avec les princes du sang, les ducs et pairs, les maréchaux, et dans un lit de justice, fit enregistrer d'autorité la déclaration.

Toutefois l'avantage était minime. L'enregistrement forcé paraissait sans valeur ; Noailles, mal satisfait, refusait de donner son mandement, qui, seul, pouvait rétablir la paix ; le Régent résolut de tenter un dernier coup de force : il transféra le Parlement de Pontoise à Blois, et rejeta la responsabilité de cette mesure sur le cardinal. L'émotion fut très vive dans le monde parlementaire. Les amis de Noailles lui représentèrent qu'il perdait dans le Parlement son seul appui, et que l'abaissement de la Compagnie serait considéré comme le triomphe de ses ennemis. Sensible aux prières d'intermédiaires influents, dont le principal paraît avoir été le maréchal de Villars, Noailles céda et publia son mandement daté du 2 août, dont voici les passages essentiels :

Vous le savez, M. C. F., nous ne sommes point les seuls qui ayons été alarmés de l'abus que l'on voulut faire de la Constitution Unigenitus aussitôt qu'elle parut, soit en osant se servir du nom vénérable de N. S. P. le pape pour soutenir des opinions fausses et dangereuses, soit en se jetant dans une extrémité contraire et en soutenant que S. S. avait attaqué la doctrine de l'Église. Nous avons été témoins de l'impression que ces deux extrémités... firent d'abord sur les évêques de l'Assemblée de 1713 et 1714... nous savons que leur principal objet fut de conserver la religion catholique toujours également éloignée de tout excès, et d'assurer en même temps une paix sans laquelle la vérité même est en péril. Ce fut dans cette vue, qu'avant de se séparer ils dressèrent l'instruction pastorale qui fut envoyée avec la Constitution aux évêques absents ; et ce fut encore dans la même vue que la plupart des évêques joignirent cette instruction aux mandements par lesquels ils reçurent la Constitution, la regardant tous... comme une espèce de rempart et de digue opposée aux explications contraires au véritable sens de la bulle.

Désirant comme ces prélats de conserver la vérité et la paix, nous ne crûmes pas que ces précautions fussent encore assez fortes pour apaiser les troubles... et, ne voulant rien prendre sur nous dans une matière aussi importante, nous résolûmes de nous adresser à Sa Sainteté... et de la prier de donner elle-même les éclaircissements dont nous avions besoin... Cependant... pour ouvrir toujours plus d'une voie qui pût ramener tous les esprits à une parfaite unanimité, Nous crûmes devoir déclarer qu'il n'y avait point de division entre les Prélats sur ce qui appartient à la substance de la foi, et que des explications plus capables d'arrêter les abus que l'on pourrait faire de la Constitution.., et autorisées par un saint concert de l'Eglise gallicane, pourraient, au défaut d'explications données par le pape, devenir un moyen suffisant pour apaiser les consciences troublées et rétablir une véritable paix...

Ce que nous avons désiré dans tous les temps et qui paraissait à présent plus éloigné que jamais, Dieu... vient enfin de l'accorder à nos désirs. Des prélats, respectables par leurs lumières, et encore plus par l'amour de la paix, ont travaillé dans un esprit de concorde et de charité à distinguer si exactement l'erreur de la vérité, et le dogme de l'opinion dans les matières qui ont été l'objet de la Constitution, que, le sens dans lequel les propositions sont condamnées étant clairement expliqué et ce sens étant aussi différent qu'il l'est de la saine doctrine, personne ne doit craindre que l'on confonde le bon grain avec l'ivraie, et que l'on s'expose à déraciner l'un en ne pensant qu'arracher l'autre.

 

Quel sujet de dispute peut-il rester avec ces précautions entre des théologiens sages et véritablement amis de la paix, lorsque les premiers pasteurs, expliquant le sens qu'ils condamnent, marquent en même temps toutes les vérités catholiques et toutes les opinions permises auxquelles la censure ne donne aucune atteinte et éloignent toutes les difficultés qui pourraient entretenir le trouble et la division dans l'Église ?

Les explications qu'ils ont dressées dans cet esprit ont été approuvées par un si grand nombre d'évêques, qu'on les peut regarder comme un monument authentique des sentiments de l'Eglise gallicane. Ainsi nous... ne craignons point d'être désavoués de S. S. sur la doctrine contenue dans les Explications que nous vous présentons puisqu'elle n'est autre que la tradition même de l'Eglise de Rome. Recevez donc avec confiance des Explications formées dans cet esprit. Recevez-les comme l'ouvrage de l'Église gallicane, c'est-à-dire de cette portion illustre du troupeau de J.-C. qui s'est toujours rendue également célèbre par la pureté de sa doctrine et par la fermeté de son attachement inviolable pour le Saint-Siège.

 

BIBLIOGRAPHIE. — Outre les ouvrages cités plus haut (Dorsanne, Lafiteau, etc.) : Explications sur la bulle Unigenitus, Paris, 1720, in-4° ; Mandement du cardinal de Noailles (2 août 1720), Paris, in-4° ; NIVELLE, La Constitution Unigenitus déférée à l'Église universelle, Cologne, 1757, 2 tomes en 3 vol. in-f° ; abbé DURAND, Le jansénisme au XVIIIe siècle et Colbert évêque de Montpellier, Toulouse, 1907, in-8° ; BOUTRY (M.), Intrigues et missions du cardinal de Tencin, Paris, 1902, in-8° ; BLIARD (P.), Dubois cardinal et premier ministre, Paris, 1901, 2 vol. in-8° ; BOURGEOIS (É). La diplomatie secrète au XVIIIe siècle : ses débuts. III. Le secret de Dubois, cardinal et premier ministre, Paris, 1910, in-8°.

 

 

 



[1] Nivelle, op. cit., III, 24.

[2] Nivelle, op. cit., III, 358.

[3] Nivelle, III, 604-605.

[4] Michel, Histoire du Parlement de Metz, 318-329.