I. LES PARLEMENTS : LEUR ORGANISATION — LEUR RECRUTEMENT — RÉMUNÉRATION ET PRIVILÈGES — VICES DE LA JUSTICE PARLEMENTAIRE — L'ACTION POLITIQUE : LES REMONTRANCES — LES MOYENS DE CŒRCITION.II. L'ÉGLISE : LA DÉCLARATION DE 1682 — LES IDÉES DE D'AGUESSEAU — LA QUERELLE JANSÉNISTE — LA BULLE UNIGENITUS — L'OPPOSITION A LA BULLE.I. LES PARLEMENTS. LEUR ORGANISATION. — Les anciens Parlements étaient des tribunaux supérieurs : ils ne reconnaissaient au-dessus d'eux que le roi : d'où leur titre de cours souveraines. En 1715, on en compte 12[1], sans parler de 3 conseils supérieurs[2], qui jouent, pour' des provinces nouvellement acquises, le même rôle qu'eux. Leurs ressorts étaient d'étendue fort inégale : celui de Paris énorme (les deux tiers de la France), celui de Pau très restreint. Par suite les diverses compagnies étaient d'importance très variable : à Paris, le chiffre des conseillers s'élevait à près de 150 ; à Rouen, il était de 100, à Douai de 70. Les fonctions judiciaires des Parlements avaient dicté leur organisation. Il y avait 4 sections : 1° La Grand'Chambre, considérée comme l'essence même de la Cour ; elle comprenait les conseillers les plus âgés, connaissait de toutes les affaires civiles, politiques et religieuses qui n'étaient pas de la compétence des Chambres assemblées ; 2° la Tournelle ou tribunal criminel, dont les juges étaient fournis par roulement ; 3° les Requêtes, qui examinaient les placets et prononçaient sur leur recevabilité ; 4° les Enquêtes, qui avaient pour mission de compléter les instructions insuffisantes. Toutes ces sections, placées sous l'autorité du Premier Président, très grand personnage, qui correspondait directement avec les ministres, avaient à leur tête des présidents et présidents à mortier[3]. Les doyens, c'est-à-dire les conseillers les plus anciennement reçus, opinaient les premiers, après les rapporteurs, présidaient dans certains cas et jouissaient d'une influence réelle. Enfin, près de chaque Cour, il y avait un parquet, les Gens du Roi — procureur général, avocats généraux, substituts du procureur général[4] —, et un greffe. LE RECRUTEMENT. — Ces charges, d'abord à la libre nomination du roi, étaient devenues vénales ; et, depuis l'institution de la Paulette[5], les titulaires pouvaient les léguer à leurs héritiers, les vendre, les hypothéquer, les louer (Bretagne), ou en céder la survivance. Héritiers ou acquéreurs devaient ensuite obtenir l'agrément, subordonné à une enquête, de la Cour. Après venait la demande des Lettres de provision royales. Les pièces exigées par les ordonnances étaient nombreuses : acquits des droits d'usage, certificat de catholicité, extrait baptistaire, diplôme de bachelier en droit, titre d'avocat ou certificat d'assiduité aux audiences, certificat de non-parenté au degré prohibé avec d'autres membres du même Parlement ; mais si l'on avait exécuté les ordonnances, il n'y aurait plus eu de magistrature. Les dispenses de parenté furent fréquentes[6], celles d'âge, innombrables au XVIIIe siècle. A Rennes, 34 présidents et 164 conseillers en obtinrent dont 14 n'avaient pas 20 ans. A Dijon, un Phyot de la Marche fut conseiller à 19 ans et demi et président à 21 ; un Richard de Buffey conseiller à 18 ans. Aussi le gouvernement imposait-il souvent aux candidats l'obligation de rester quelque temps à l'écart : un président des Requêtes de Rennes, nommé à 18 ans, n'avait pas encore voix délibérative au moment de la suppression des Parlements. Les lettres royales portaient sous réserve de la capacité : c'était aux Cours à prononcer sur ce point. Introduit dans la chambre du conseil, le candidat piquait au hasard un texte dans le Code des lois romaines que le premier président lui tendait ; puis, après quelques jours de préparation, il se représentait devant la Cour, et le premier président l'interrogeait sur la loi qu'il devait commenter, sur le droit et la pratique. Si l'impression était favorable, le postulant était admis à prêter serment ; sinon, il était ajourné. Mais les ajournements étaient rares. A l'égard de la science, dit le conseiller breton Desnos des Fossés, on n'y regarde pas de près ; l'examen est léger. La valeur juridique du corps était donc, dans l'ensemble, des plus médiocres. RÉMUNÉRATION ET PRIVILÈGES. — Après avoir acquitté toute la série des droits de bienvenue, le candidat pouvait enfin s'asseoir, à son rang d'ancienneté, sur les fleurs de lys et jouir des privilèges attachés à sa nouvelle qualité. En robe d'écarlate, le chaperon rouge fourré d'hermine sur la tête, il prenait place, derrière le premier huissier, au bonnet de drap d'or fourré d'hermine et brodé de perles, derrière les présidents, magnifiques en leur manteau d'écarlate fourré d'hermine et sous leur mortier de velours noir orné de galons d'or, dans ces somptueux cortèges parlementaires qui se déroulaient les jours de fêtes, à travers les rues, au milieu des acclamations populaires. Il pouvait se réjouir de voir, sur leur passage, la troupe sortir des corps de garde en présentant les armes, et d'être appelé à toutes les grandes cérémonies, Te Deum, visites royales, etc. Personnellement, il s'élevait aussi dans la hiérarchie sociale. S'il n'était pas noble, — ce qui était rare, — il le devenait ; par suite, il était exempt de plusieurs impôts (taille, gabelle, octrois), de certaines charges lourdes — logement des gens de guerre, service de la milice, corvées — ; il était en outre admissible à la plupart des emplois ; et c'était l'habitude de prendre les maîtres des requêtes du Conseil d'État parmi les parlementaires. Les profits positifs qu'il tirait de sa charge étaient de deux sortes. Les gages, autrefois traitement du juge, étaient devenus au XVIIIe siècle l'intérêt que l'État servait aux magistrats en raison de la finance qu'ils avaient dû consigner. Ils étaient peu considérables, et en outre fort mal payés[7]. En 1769, le Parlement de Metz représentera au roi l'épuisement dans lequel une interruption de trois années a réduit ses officiers. Celui de Douai déclare qu'il ne peut plus vivre, et, pour les provinces frontières, pendant les guerres, les gages étaient en effet le plus clair du revenu des magistrats. Les épices étaient au contraire la rémunération perçue par les juges pour l'accomplissement de leurs fonctions. Tous les actes judiciaires étaient taxés. Lorsque le juge se déplaçait, il avait droit à une indemnité pour vacation. Le montant de ces indemnités variait selon les besognes. Les épices et les vacations réunies ne formaient pas un total considérable : à Rennes, à Metz, entre 500 et 1.500 livres, à Douai, 3.000. Encore ces chiffres ne concernent-ils que les conseillers de la Grand'Chambre, les plus occupés, et même les plus travailleurs d'entre eux. A Paris seulement la rémunération était plus élevée. L'on peut donc s'étonner de la valeur qu'atteignaient à la fin du XVIIe siècle les charges parlementaires : parfois plus de cent mille livres. Il est vrai que les magistrats obtenaient presque toujours des pensions du roi ; parfois aussi les Etats provinciaux se montraient généreux envers eux. Il n'en reste pas moins que les sièges aux Parlements furent d'abord recherchés parce qu'ils conféraient la noblesse, et qu'ils continuèrent à l'être, parce qu'ils étaient honorifiques et donnaient à leur titulaire un prestige considérable. VICES DE LA JUSTICE PARLEMENTAIRE. — Nobles et riches, recrutés parmi une caste en raison de leur naissance, non d'après leur capacité, les Parlementaires ne pouvaient être de bons juges. Les éloges qu'il est d'usage de leur décerner sont immérités. Les noms de la Barre, de Lally-Tollendal, évoquent le souvenir de leurs erreurs et de leur passion. Les persécutions qu'ils dirigèrent, à la fin du XVIIIe siècle, contre Dupaty, l'un des leurs, coupable d'avoir réclamé la réforme de la procédure, attestent leur esprit de routine. On a vu la jeunesse, l'inexpérience, l'ignorance des magistrats. En outre ils n'étaient point assidus, allant souvent à la campagne, d'où ils revenaient avec peine ; il était très difficile parfois de réunir le nombre de juges exigé par la loi. Leur partialité était notoire et souvent scandaleuse. A Rennes, les conseillers attendent, pour inscrire au rôle les affaires de leurs amis, que les circonstances amènent à l'audience un président ou une majorité de juges propice. De parti pris, ils donnent satisfaction, toutes les fois qu'ils le peuvent, aux nobles contre les paysans. De même ils soutiennent les fonctionnaires locaux, leurs parents, contre l'intendant royal, étranger dont ils n'aiment pas le contrôle. Aussi un historien a-t-il pu écrire récemment : Le Parlement de Bretagne fut vraiment une assemblée nobiliaire, toute acquise et toute dévouée aux classes privilégiées. Et le jugement vaut dans une large mesure pour tous les Parlements. Pourtant les populations provinciales n'ont pas détesté les cours souveraines : au contraire. C'est que les villes de parlement, sauf les très grandes tiraient une partie de leur importance de l'existence de la Cour, et de l'afflux des plaideurs. Mais surtout on voyait dans les parlements les représentants des coutumes anciennes, chères au patriotisme local, et les défenseurs nés du peuple contre l'arbitraire royal. Ce qui a fait la force des Parlements, c'est leur action politique. L'ACTION POLITIQUE : LES REMONTRANCES. — Dès qu'il y eut des Parlements, le roi leur envoya ses ordonnances, édits ou déclarations, qu'ils transcrivirent dans leurs registres. Ce fut l'enregistrement, simple formalité à l'origine. Bientôt les cours prirent l'habitude de remontrer, c'est-à-dire d'exposer respectueusement les objections de forme et de fond auxquelles prêtait le document transmis ; l'enregistrement était naturellement différé jusqu'au reçu de la réponse royale. Ces pratiques offraient le grave inconvénient de sortir les Cours de leurs attributions judiciaires, et de les investir d'une certaine autorité en matière législative. On le vit à l'usage. Enhardis par les crises du XVIe et du XVIIe siècle, par l'exemple du Parlement anglais, leur homonyme, mais non leur analogue, ceux de France cherchèrent à jouer un rôle de plus en plus grand dans l'État : ils prétendirent se placer entre les ministres et le trône, et faire de leur libre enregistrement une condition de la légalité. Au lieu de s'incliner devant la réponse royale, les lettres de jussion, ils en contestèrent la validité, exigèrent, pour se soumettre, des lettres patentes scellées du grand sceau, récusant les lettres de cachet closes ; ils rédigèrent des itératives remontrances, que des députations étaient parfois chargées de remettre au souverain. Sans doute, Louis XIV après la Fronde restreignit le droit des Parlements à si peu de chose qu'en fait il le supprima. Mais comme le premier acte du Régent sera de le restituer, qu'ils en jouirent au XVIIIe siècle, et que les remontrances sont des documents capitaux pour l'histoire, il importe de savoir comment elles étaient dressées. Lorsque le procureur général avait reçu un édit nouveau, il le déposait sur le bureau de la Cour. Les Chambres assemblées en entendaient la lecture, puis délibéraient sur les conclusions des gens du Roi. En général l'on enregistrait sans débat ; si la rédaction déplaisait, parfois le Parlement la corrigeait ; si le désaccord portait sur le fond, il décidait de présenter au roi des remontrances. Tout parlementaire avait droit de réclamer l'assemblée des Chambres, avec l'assentiment de la Grand’Chambre. S'il faisait partie de celle-ci, et ralliait la majorité de ses collègues, le Parlement était immédiatement convoqué. S'il appartenait — comme c'était le cas ordinaire — aux Enquêtes ou aux Requêtes, formées de magistrats plus jeunes et plus turbulents, la procédure était plus lente. La Chambre du demandeur négociait avec les autres Chambres des Enquêtes et des Requêtes au moyen de délégués ; l'accord intervenu, une députation allait demander l'assemblée à la Grand’Chambre, .ou bien les conseillers des Enquêtes et des Requêtes, ayant pénétré et pris séance dans celle-ci, un orateur se chargeait d'exposer à la Compagnie le fait qui paraissait motiver une délibération commune. La décision était rendue à la majorité des voix ; chacun opinait, à son rang d'ancienneté, en prononçant le nom du conseiller à l'avis duquel il se rangeait ; s'il n'avait rien à dire, il levait sa coiffure et opinait du bonnet. Si la majorité votait la rédaction de remontrances, celle-ci était confiée, soit au premier président, soit à des commissaires ; mais elle devait toujours être revue et approuvée par le Parlement tout entier. Les remontrances étaient ensuite envoyées au roi, soit par un courrier, soit par une députation, et elles étaient transcrites sur les registres du greffe. LES MOYENS DE COERCITION. — Souvent le roi au XVIIIe siècle admit les procédés des Parlements ; mais il n'était point désarmé contre eux. Il avait dans la compagnie des agents dévoués, non seulement ses gens, mais le premier président qui, tenant sa charge de lui, craignait son mécontentement et prouvait son zèle en renseignant la cour sur l'état d'esprit des magistrats, en indiquant la tactique à suivre, surtout en influant sur le choix et le travail des commissaires, intéressés à lui plaire pour être désignés plus souvent comme rapporteurs et gagner plus d'argent. Le premier président pouvait encore, en s'abstenant de présider et en décidant les présidents à mortier à suivre son exemple, empêcher toute délibération utile ; le temps se passait alors en vaines discussions de préséance. Le gouvernement pouvait surtout recourir à la procédure du lit de justice. Le lit de justice est caractérisé par la présence, dans un Parlement, du roi ou d'un haut commissaire investi de pleins pouvoirs. Le chancelier, les maîtres des requêtes du Conseil d'État, les princes du sang et pairs y prennent séance s'ils le veulent ; le Parlement redevient pour un instant l'ancienne Cour du roi. Dès lors il n'y a plus de liberté : le passage aux voix est une formalité : le chancelier ou le commissaire annonce la volonté du roi et la fait transcrire tout de suite sur les registres du greffe. De ces armes, le roi fit fréquemment usage au XVIIIe siècle, parce que les Parlements abusèrent des leurs et entrèrent constamment en conflit avec son autorité. Ils défendirent surtout leurs intérêts, ceux de leur caste et s'opposèrent à des mesures indispensables ; mais ils parurent en même temps protéger le contribuable contre le fisc et les dernières libertés contre le despotisme du pouvoir central. Ils furent populaires et devinrent le centre de l'opposition libérale. Et par là l'histoire de leurs conflits avec la royauté présente plus d'intérêt historique que leur rôle effectif n'eut d'importance. II. — LA SITUATION DE L'ÉGLISE EN 1715. C'est surtout à propos des querelles religieuses que les Parlements interviendront au XVIIIe siècle. Ces querelles ont pour cause le double antagonisme des gallicans et des ultramontains, des jansénistes et des jésuites. Poussé par certains de ses conseillers, Louis XIV, dans l'ardeur de la lutte contre le Saint-Siège à propos des régales, fit accepter par une assemblée du clergé la fameuse déclaration des 4 articles (1682). DÉCLARATION DU CLERGÉ DE FRANCE SUR LA PUISSANCE ECCLÉSIASTIQUE. I. — ... Saint Pierre et ses successeurs, ... et toute l'Église même n'ont reçu puissance de Dieu que sur les choses spirituelles, et qui concernent le salut et non point sur les choses temporelles et civiles... En conséquence ... les rois et les souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique par l'ordre de Dieu dans les choses temporelles ; ... ils ne peuvent être déposés ni directement, ni indirectement par l'autorité des clefs de l'Église ; ... leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission et de l'obéissance qu'ils lui doivent, ou absous du serment de fidélité. II. — ... La plénitude de puissance que le Saint-Siège apostolique et les successeurs de saint Pierre... ont sur les choses spirituelles est telle que les décrets du ... concile ... de Constance... demeurent dans toute leur force et vertu... III. — ... Ainsi l'usage de la puissance apostolique doit être réglé suivant les canons faits par l'esprit de Dieu et consacrés par le respect général ; ... les règles, les mœurs et les constitutions reçues dans le royaume doivent être maintenues et les bornes posées par nos pères demeurer inébranlables... IV. — ... Quoique le Pape ait la principale part dans les questions de foi et que ses décrets regardent toutes les églises et chaque église en particulier, son jugement n'est pourtant pas irréformable, à moins que le consentement de l'Église n'intervienne... Le Saint-Siège protesta vivement contre cette déclaration sans pourtant la déclarer schismatique. Louis XIV accepta d'abord la lutte ; mais son courage faiblit vite. En 1693, il se déjuge. Et les signataires de la déclaration durent la désavouer. Cependant Louis XIV se refusa toujours à la condamner ou à l'abroger solennellement. Et autour de lui, nombre d'hommes politiques et de juristes considéraient que si elle n'était plus loi d'Église, elle demeurait loi d'État, la base fondamentale des rapports des deux puissances et du droit public. Ainsi se constitua peu à peu la doctrine gallicane, dont le principal interprète fut à la fin du siècle d'Aguesseau[8]. LES IDÉES DE D'AGUESSEAU. — Quelque respect, écrit d'Aguesseau, que nous ayons pour le Saint-Siège, nous ne craignons point de dire qu'il n'a aucun droit de faire des lois de police et de discipline qui nous obligent. Chaque église a ses mœurs et c'est aux évêques de chaque nation qu'il appartient de les régler. Rien n'est plus opposé en plusieurs points que notre discipline et celle qui s'observe dans les lieux immédiatement soumis à l'autorité ordinaire du pape. Si nous pouvons suivre d'autres lois que les siennes en ce qui regarde la discipline, nous ne sommes point obligés de les reconnaître.... Nos libertés dont nos pères ont été si justement et si saintement jaloux ne consistent pas seulement à ne pas recevoir des lois contraires à nos mœurs, mais encore à n'avoir point d'autres lois que les nôtres dans ce qui regarde la police et la discipline. Tout ce qu'une puissance étrangère veut entreprendre de faire dans le royaume doit toujours être suspect, quand même dans le fond on n'y trouverait rien que d'innocent. Nous devons vivre sous l'autorité, sous le gouvernement immédiat de nos évêques.... — S'il est vrai qu'en matière de foi l'on n'ait pas toujours observé la règle qui veut que le jugement en appartienne aux évêques en première instance, cependant il faut convenir que cette règle est le droit commun dont on ne doit s'écarter que pour des raisons importantes et dans des conjonctures singulières, surtout quand il s'agit de favoriser une puissance qui sait profiter de tout, qui acquiert tous les jours et qui ne perd jamais rien. Ainsi selon les gallicans, une décision du Saint-Siège n'a de valeur dogmatique pour le fidèle qu'après avoir été reçue et approuvée par son évêque. Seule, la voix du concile œcuménique lie l'Église entière, et le prêtre français n'est pas soumis à la justice romaine. Mais ce refus d'admettre l'infaillibilité ou l'absolue souveraineté du pape n'est pas général. Beaucoup, surtout dans le clergé séculier, parmi les évêques récemment nommés, sont d'un autre avis. Ultramontains, ils prennent leur mot d'ordre au delà des monts, considèrent que la parole du pontife fait loi, pour l'Église comme pour l'État. A la tête du parti sont le cardinal de Rohan, Bissy qui succédera à Bossuet, et surtout Fénelon. LA QUERELLE JANSÉNISTE. — Ce conflit allait devenir aigu dans les dix dernières années du règne de Louis XIV, à cause de la querelle janséniste. Fondé sur l'étude de saint Augustin, le jansénisme porte surtout sur la matière de la grâce et sur la valeur des règles morales. Selon lui, la grâce divine est efficace par elle-même ; elle contraint la volonté, qui autrement pécherait, à faire bien : le sacrifice expiatoire du Christ ne vaut pas pour l'humanité entière, mais pour les élus. L'homme doit mériter la grâce, non seulement par la foi, mais par une longue pénitence, une contrition sincère et profonde : l'absolution ne doit être ni trop fréquente ni trop facile. Cette doctrine austère et âpre, très noble d'ailleurs, fut violemment combattue par une partie du clergé et surtout par les jésuites. Ceux-ci, plus mêlés au monde, professaient une morale plus libérale, et tenaient pour la grâce suffisante, qui, laissant à l'homme le libre arbitre, le prédispose à suivre la voie du salut et rend probable l'accomplissement du bien. Le pape condamna cinq propositions attribuées à Jansénius ; les jansénistes déclarèrent que les propositions incriminées n'étaient pas de leur docteur. Le Saint-Siège persista d'abord dans son attitude et Alexandre VII, après avoir confirmé la constitution d'Innocent X, obligea tous les prêtres par la bulle Regimini (15 février 1665) à souscrire le formulaire suivant : Je soussigné me soumets à la Constitution Apostolique d'Innocent X... donnée le 31e jour de mai de l'an 1653 et à celle d'Alexandre VII son successeur, donnée le 16 d'octobre 1656, et rejette et condamne sincèrement les 5 propositions extraites du livre de C. Jansenius intitulé Augustinus dans le propre sens du même auteur, comme le S.-A. les a condamnés par les mêmes constitutions, je le jure ainsi. Aussi Dieu me soit en aide. Mais avec Clément VII, un esprit plus libéral se manifesta. Pénétré d'estime pour les vertus des jansénistes, inquiet d'ailleurs des accusations portées contre les jésuites et des scandales tels que celui du rituel de Chine, poussé par les vieilles congrégations d'enseignement et de missions, Jacobins, Oratoriens, Lazaristes, qui, effrayés des progrès du Gésu, réclamaient de Rome la défense de la doctrine augustinienne ou thomiste professée dans leurs couvents, et de leurs prérogatives tout ensemble, le Saint-Siège fit tout son possible pour calmer les querelles religieuses. Tous ceux qui souscriraient le formulaire d'Alexandre, et garderaient sur la question litigieuse un silence respectueux, devaient être traités en bons catholiques. Ce fut la paix clémentine. Sous Innocent XI, pontife très libéral, cette politique de tolérance s'accentua. Mais les jansénistes commirent, à la fin du XVIIe siècle, l'insigne faute de rompre le silence qui faisait leur sauvegarde. Les jésuites et les ultramontains se hâtèrent d'en profiter. Unis grâce à Fénelon, qui préparait sa revanche sur Bossuet, ils dominaient par lui le duc de Bourgogne, par l'évêque de Chartres, Mme de Maintenon, par le P. le Tellier le roi. Ils poussèrent Louis XIV à extirper de ses États cette secte toujours relapse : la destruction de l'hérésie janséniste devait être, plus que la conversion des protestants, la grande affaire de son règne, et la seule expiation de ses péchés. Le roi céda, comme toujours, quand il s'agissait du salut, et d'autant plus aisément qu'il détestait les jansénistes. Une première démarche ne fut pas heureuse. La bulle Vineam Domini Sabbaoth n'écrasa pas l'hérésie. Les jansénistes soutinrent que leur maître n'avait pas voulu donner à son œuvre le sens incriminé, et que sa doctrine réelle était pure. Surtout la bulle donna l'occasion aux gallicans de renouveler leurs prétentions : même les évêques les plus dévoués au pape affirmèrent les libertés gallicanes, et déclarèrent, avec les autres, en acceptant la constitution pontificale : nous n'agissons pas en simples exécuteurs des décrets apostoliques ; mais ... jugeons ... et prononçons avec le pape. Au parti jésuite et ultramontain il fallait une revanche éclatante : il en trouva vite l'occasion. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, le seul défenseur puissant des jansénistes, avait en 1699, en qualité d'évêque de Châlons, approuvé le livre des Réflexions morales sur l'ancien et le nouveau Testament, qui avait pour auteur le P. Quesnel, un des chefs de la secte. En faisant condamner le livre par le Saint-Siège, on atteignait Noailles. S'il défendait l'ouvrage, il se livrait à ses ennemis — sinon le jansénisme sans protecteur était écrasé. Le roi demanda donc une bulle nouvelle contre les Réflexions et le pape, après avoir beaucoup résisté, finit par l'accorder en 1713. C'est la fameuse Unigenitus. LA BULLE UNIGENITUS. — Elle condamne 101 propositions qui souvent se répètent. En voici quelques-unes, groupées selon la matière dont elles traitent. La grâce de J.-C., principe efficace de toute sorte de bien, est nécessaire pour toute bonne action ; sans elle, non seulement on ne fait rien, mais on ne peut rien faire (n° 2). Le pécheur n'est libre que pour le mal, sans la grâce d'un libérateur (38). Quand Dieu accompagne son commandement et sa parole éternelle de l'onction de son esprit et de la force intérieure de sa grâce, elle opère dans le cœur l'obéissance qu'elle demande (15). La différence entre l'alliance judaïque et la chrétienne consiste en ceci, que, dans la première, Dieu ordonne de fuir le péché et d'accomplir sa loi au pécheur qu'il abandonne à son impuissance, au lieu que, dans la seconde, Dieu donne au pécheur ce qu'il ordonne en le purifiant par la foi (6). La foi est la première grâce et la source de toutes les autres (27). La bonté de Dieu a abrégé la voie du salut en renfermant tout dans la foi et dans les prières (68). Tous les autres moyens de salut sont renfermés dans la foi comme dans leur germe et leur semence (52). La foi justifie quand elle opère ; mais elle n'opère que par la Charité (51). Seule la Charité parle à Dieu ; seule Dieu l'entend (54). Il n'y a ni Dieu ni religion, où il n'y a point de Charité (58). Qui ne s'abstient du mal que par la crainte du châtiment le commet dans son cœur et est coupable déjà devant Dieu (62). Qui veut s'approcher de Dieu ne doit ni venir à lui avec des passions brutales, ni se conduire par un instinct naturel ou par la crainte comme les bêtes, mais par la foi ou l'amour comme les enfants (66). J.-C. se livra à la mort pour libérer à jamais par son sang les aînés, c'est-à-dire, les élus de la main de l'ange exterminateur (32). La marque de l'Église chrétienne est d'être catholique, puisqu'elle comprend et tous les anges du ciel, et tous les élus, et les justes de la terre et de tous les siècles (72). Il est utile et nécessaire en tout temps, en tous lieux et à toutes sortes de personnes d'étudier et de connaître l'esprit, la piété et les mystères de l'Écriture sainte (79). La lecture de l'Écriture sainte est pour tout le monde (80). C'est une illusion de s'imaginer que la connaissance des mystères de la religion ne doive pas être communiquée [aux femmes] par la lecture des livres saints : .ce n'est pas de la simplicité des femmes, mais de la science orgueilleuse des hommes qu'est venu l'abus des écritures et que sont nées les hérésies (63). C'est une conduite pleine de sagesse, de lumière et de charité de donner aux âmes le temps de porter avec humilité et de sentir l'état du péché, de demander l'esprit de pénitence et de contrition, et de commencer au moins à satisfaire à la justice de Dieu avant que de les réconcilier (87). La crainte d'une excommunication injuste ne doit jamais nous empêcher de faire notre devoir. On ne sort jamais de l'Église lors même qu'il semble qu'on en soit banni par la méchanceté des hommes quand on est attaché à Dieu, à J.-C. et à l'Église même par la charité (91). L'état d'être persécuté et de souffrir comme un hérétique, un méchant, un impie est ordinairement la dernière épreuve et la plus méritoire, comme celle qui donne plus de conformité à J.-C. (98). Toutes ces propositions étaient qualifiées par la bulle de fausses, captieuses, mal sonnantes, offensantes pour les personnes pieuses, scandaleuses, pernicieuses, téméraires, outrageantes pour l'Église, ... pour les puissances, séditieuses, impies, blasphématoires, suspectes d'hérésie et sentant l'hérésie, favorables à l'hérésie, aux hérétiques et au schisme, erronées, approchantes de l'hérésie et souvent condamnées ; enfin hérétiques et renouvelant diverses hérésies, principalement celles ... de Jansenius, prises dans le sens dans lequel elles ont été condamnées. L'OPPOSITION À LA BULLE. — Pour recevoir la Bulle, le roi réunit les évêques qui sont à sa suite, et dont la plupart sont à sa dévotion. Mais il n'obtient pas l'obéissance passive qu'il avait promise au pape. La majorité des ecclésiastiques, en acceptant la condamnation pontificale, tient à la communiquer, à l'expliquer aux fidèles par une instruction pastorale où ils revendiquent les libertés gallicanes. Même ils semblent admettre avec peine la censure des propositions qui regardent la matière des excommunications. Une minorité est plus audacieuse. 7 évêques et le cardinal de Noailles, sans entrer dans la discussion au fond, se séparent de leurs collègues. Du pape trompé, ils en appellent au pape mieux informé. C'est en vain que le roi les presse, les somme de se rétracter, qu'il écarte Noailles de Versailles et projette de réunir un concile pour le déposer. Lorsqu'il meurt, il n'a rien obtenu. Chose grave, ces opposants ont pour eux le Parlement qui n'a enregistré la bulle que contraint et forcé, et qui regrette d'avoir dû céder, le clergé paroissial, les Oratoriens, la Sorbonne qui voient dans la bulle une atteinte à la doctrine augustinienne et aux privilèges gallicans, une victoire des jésuites et des ultramontains. Et cette lutte pour ou contre l'acceptation de la bulle Unigenitus occupera la plus grande partie du XVIIIe siècle. BIBLIOGRAPHIE. — I. PARLEMENTS : FLAMMERMONT et TOURNEUX, Remontrances du Parlement de Paris (dans la Collection des Documents inédits de l'histoire de France), Paris, 1888-1898, 3 vol. in-4°[9] ; GLASSON, Histoire du Parlement de Paris, t. II, Paris, 1901, in-8° ; FLOQUET, Histoire du Parlement de Normandie, t. VI, Rouen, 1842, in-8° ; LEMOY, Le Parlement de Bretagne et le pouvoir royal au XVIIIe siècle, Angers, 1909, in-8° ; ID., Les remontrances du Parlement de Bretagne au XVIIIe siècle, ibid. ; SAULNIER DE LA PINELAIS, Les gens du roi au Parlement de Bretagne, Paris, 1902, in-8° ; SAULNIER, Le Parlement de Bretagne, Rennes, 1909, gr. in-4° ; CABASSE, Essais historiques sur le Parlement de Provence, Paris, 1826, 3 vol. in-8° ; PILLOT, Histoire du Parlement de Flandre, Douai, 1849, 2 vol. in-8° ; PETITOT, Continuation de l'histoire de Bourgogne (1649-1733), Dijon, 1733, in-8° ; A. S. DES MARCHES, Histoire du Parlement de Bourgogne, de 1733 à 1790, Châlon, 1851, in-8° ; DE LA CUISINE, Le Parlement de Bourgogne depuis son origine jusqu'à sa chute, Dijon, 1857, 2 vol. in-8° ; MICHEL, Histoire du Parlement de Metz, Paris, 1845, gr. in-8° ; DUBÉDAT, Histoire du Parlement de Toulouse, Paris, 1885, 2 vol. in-8° ; ESTIGNARD, Le Parlement de Franche-Comté (1674-1790), Paris, 1892, 2 vol. in-8° ; GUYOT, Répertoire de jurisprudence, t. XLIV, Paris, 1781, in-8°. II. AFFAIRES RELIGIEUSES : LAVISSE, Histoire de France, t. VII (2e partie) et VIII (1re partie), Paris ; MENTION, Documents relatifs aux rapports du clergé avec la papauté, I (1682-1705), II (1705-1709), Paris, 1901-1903, in-8° ; PICOT, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique du XVIIIe siècle, Paris, 1853-55, 2 vol. in-8° ; DORSANNE (l'abbé), Journal, 2e éd., Rome, 1753, 6 vol. in-12 ; LAFITAU, Histoire de la Constitution Unigenitus, Avignon, 1737-38, 2 vol. in-4° ; D'AGUESSEAU, Œuvres, Paris, 1759-1789, 13 vol. in-4° ; LE ROY, Le Gallicanisme au XVIIIe siècle : la France et Rome de 1700 à 1815, Paris, 1892, in-8° ; CROUSAZ-CRÉTET, L'Église et l'État ou les deux puissances au XVIIIe siècle, Paris, 1893, in-18. |
[1] Aix, Besançon, Bordeaux, Dijon, Douai, Grenoble, Metz, Paris, Pau, Rennes, Rouen, Toulouse. Celui de Nancy fut reconnu par lettres royales de septembre 1775.
[2] Alsace, Artois, Roussillon.
[3] Toutefois les présidents des Enquêtes étaient simplement des conseillers de la Grand'Chambre, pourvus d'une commission.
[4] Il semble qu'au début le procureur général ait été chargé de rédiger des conclusions écrites, et l'avocat général de les soutenir par un plaidoyer ; mais cet usage, qui subsiste à Douai au XVIIIe siècle, semble abandonné dans la plupart des Cours, notamment à Paris.
[5] Impôt annuel d'1/60 de la valeur des charges, imaginé par le financier Paulet.
[6] Le roi prescrivit seulement que les voix d'une même famille ne compteraient que pour une.
[7] Les gages étaient de plusieurs sortes : il y avait les gages anciens ou dits anciens, calculés à 3 ou 4 pour 100 ; les gages intermédiaires, payés aux familles pour le temps écoulé entre le décès du titulaire, et l'entrée en fonctions du successeur ; enfin les gages supplémentaires, intérêt des emprunts forcés que la royauté avait levés à diverses reprises sur les Parlements : fixés d'abord à 6 pour 100, ils furent réduits à 2 pour 100 en 1720. Les magistrats avaient emprunté à raison de 10 pour 100 environ.
[8] Œuvres, XIII, 329-332.
[9] Les textes pris dans cet ouvrage sont désignés sommairement par la lettre F. suivie des chiffres du volume et de la page.