HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE XV. — LA SYRIE PROVINCE ROMAINE.

 

 

Le terrain ainsi déblayé de prétendants, il restait à régler les questions de détail. Les Romains ont pratiqué, partout où ils pouvaient le faire sans danger, le régime du protectorat, en ayant soin de diviser les pays conquis et de créer à leurs diverses parties des intérêts contraires entre lesquels ils tenaient la balance. Il n’y avait, à ce point de vue, que des avantages à laisser aux principales villes de Syrie l’autonomie qu’elles s’étaient adjugées elles-mêmes durant la période de troubles qui allait finir. Telles furent entre autres Séleucie sur l’Oronte, récompensée pour avoir refusé de recevoir Tigrane, et Antioche, envers qui Pompée, charmé par les délices de Daphné, se montra particulièrement aimable[1]. Les arrangements à prendre avec les petits potentats demandaient plus de précautions : il fallait leur parler en maître et régler les affaires sur place.

Au printemps de 63, Pompée mit son armée en mouvement. Il allait trancher les différends qui perpétuaient l’agitation dans la Cœlé-Syrie, la région du Liban et la Palestine. Il remonta la vallée de l’Oronte par la grande route de Damas. Chemin faisant, il rasa la citadelle d’Apamée, fortifiée une trentaine d’années auparavant par Antiochos IX Cyzicène. A Aréthuse, il entrait dans le domaine de l’émir d’Émèse, Sampsicéramos, qui n’était plus pour lui un inconnu et qu’il traita en ami[2]. Le tyran de Tripolis, Dionysios, avait déjà été frappé de la hache l’année précédente, en punition de crimes que sans aucun doute les Tripolitains s’étaient empressés de dénoncer à Pompée[3]. Le tyran de Byblos, Cinyras, eut également la tète tranchée. Pompée détruisit les repaires fortifiés disséminés sur les pentes du Liban, dans le canton de Marsyas, d’où partaient sans cesse de nouvelles bandes d’Arabes et d’Ituréens, qui couraient et dévastaient le pays de Byblos et de Béryte[4]. Ces exemples de sévérité firent trembler le phylarque ou tétrarque de Chalcis, Ptolémée fils de Mennæos, parent et émule de Dionysos de Tripolis. Il acheta son pardon au prix de 1000 talents, que Pompée employa immédiatement à payer ses soldats. Après avoir délogé de Lysiade le juif Silas, tyran de la localité, Pompée franchit l’Hermon et entra à Damas, où l’attendaient ses lieutenants[5].

Depuis près de deux ans déjà, les troupes romaines occupaient Damas. Avant mime d’en avoir fini avec Tigrane, Pompée avait expédié d’Arménie en Syrie un détachement commandé par Lollius et Q. Metellus Nepos, que rejoignit bientôt à Damas le questeur M. Æmilius Scaurus. C’était le moment ou Arétath et Hyrcan Il tenaient Aristobule II enfermé dans le Temple de Jérusalem (65). Informé de ce qui se passait en Judée, Scaurus y courut, pour se faire l’arbitre de la situation et mettre un bon prix à ses faveurs. Scaurus était un jeune homme de grande famille, et, pour l’époque, relativement honnête. Il s’était abstenu de tirer bénéfice des confiscations que multipliait Sylla, devenu son beau-père par alliance avec sa mère Cæcilia Métella. Mais le questeur songeait aux jeux splendides qu’il donnerait quand il serait édile, et, au surplus, l’argent des Juifs n’avait pas la même odeur que celui des proscrits. Scaurus rencontra en route les envoyés des deux parties belligérantes. Aristobule et Hyrcan, se tenant eu échec jusque sur le terrain des enchères, promettaient l’un et l’autre 400 talents à Scaurus. Celui-ci, en homme avisé, alla se renseigner sur place. Il trouva qu’il y avait tout avantage à appuyer Aristobule, qui détenait la caisse de l’État et qu’il eût été difficile de forcer dans son inexpugnable asile, tandis qu’il était aisé de renvoyer les Nabatéens à Pétra. Scaurus choisit donc la tâche la plus facile et le débiteur le plus solvable. Il ordonna à Hyrcan et Arétath de lever immédiatement le siège, sous peine d’être déclarés ennemis des Romains, et il rentra à Damas avec l’argent d’Aristobule, pendant que celui-ci poursuivait ses adversaires et leur tuait 6.000 hommes — parmi lesquels Phallion, frère d’Antipater — au lieu dit Papyrôn[6]. Plus d’un an s’était écoulé depuis lors, et la cause des prétendants allait être jugée à nouveau par le proconsul en personne.

Ce furent des assises solennelles que Pompée tint à Damas. Il y vint des députés de toute la Syrie, de l’Égypte et de la Judée. Aristobule, qui connaissait maintenant la façon de plaire aux Romains, fit précéder son plénipotentiaire Nicodème d’un magnifique cadeau destiné à Pompée. C’était une vigne d’or, consacrée par Alexandre Jannée, qui était estimée 500 talents Elle orna plus lard le triomphe de Pompée et passa du temple de Jahveh dans celui de Jupiter Capitolin. Pompée, entendant les discours de Nicodème et d’Antipater, le porte-parole d’Hyrcan, était peu disposé à réviser une affaire déjà réglée, à laquelle les révélations concernant la vénalité de ses lieutenants — Scaurus, et Gabinius par surcroît — commençaient à donner mauvaise tournure. Il ne voulut pas se décider sur plaidoiries d’avocat et demanda à entendre les prétendants en personne. Ils vinrent, accompagnés chacun d’une nombreuse suite, l’élite de leurs partisans. Hyrcan invoqua son droit d’aînesse, et Aristobule la nécessité où il s’était trouvé d’arracher aux mains débiles de son frère le sceptre qui, sans son intervention, serait tombé aux mains de quelque usurpateur. Enfin, le peuple juif, dont on supposait que l’opinion serait prise en considération par un général républicain, était aussi représenté par des partisans des vieilles coutumes. Ceux-ci demandaient la restauration de l’État sacerdotal, ayant pour chef un prêtre et non un roi. Pompée se souciait peu des traditions mosaïques : il ne songea qu’à choisir, entre Hyrcan et Aristobule, le client le plus docile. L’air arrogant d’Aristobule et des jeunes gens qui lui servaient de témoins déplut au proconsul. Il était évident que Hyrcan porterait mieux le joug, et qu’il suffirait de le réintégrer dans le pontificat, sans lui rendre le titre de roi, pour donner satisfaction à la majorité du peuple juif. Mais Aristobule détenait le pouvoir de fait en Judée, et Pompée avait hâte de châtier les Nabatéens pour mettre la Syrie à l’abri de leurs incursions. Il congédia donc les prétendants en leur promettant de trancher le débat à son retour et les exhortant à rester en repos jusque-là. Il tenait surtout à pouvoir traverser pacifiquement la Judée pour atteindre Pétra, et la solution qu’il se réservait de donner au conflit dynastique lui eût fermé cette route s’il s’était brouillé sur le champ avec Aristobule.

Mais Aristobule devina la pensée du proconsul, qui, du reste, l’avait quelque peu rabroué. Il retourna en toute hâte en Judée et se prépara à la résistance. Pompée tourna aussitôt contre lui l’armée qui allait marcher sur Pétra. Emmenant avec lui Hyrcan, il entra en Judée. Dès la première étape, il arriva devant la forteresse d’Alexandreion, où Aristobule s’était enfermé. Sommé de se rendre au camp romain, Aristobule n’osa pas se mettre en révolte ouverte. Il essaya de la diplomatie. Dans trois entrevues successives, il se montra aussi obséquieux envers Pompée que dédaigneux envers Hyrcan ; mais Pompée, impatienté, lui ordonna de livrer sa forteresse et toutes les places qu’il détenait aux alentours. Aristobule humilié rentra à Jérusalem, résolu à s’y défendre. Pompée l’y suivit. Chemin faisant, le proconsul apprit, à Jéricho, la mort de Mithridate ; il pouvait maintenant être tout aux affaires présentes. Quand l’armée romaine fut devant Jérusalem, Aristobule sentit son courage défaillir. Il alla trouver Pompée el lui promit, outre une somme d’argent, l’entrée libre de la ville, s’il voulait suspendre les hostilités et faire en paix ce qu’il voudrait. La proposition fut immédiatement acceptée ; mais, quand Gabinius se présenta, au nom de Pompée, pour toucher la somme convenue, les portes lui furent fermées et il revint les mains vides. Pompée irrité garda Aristobule prisonnier et ordonna d’employer la force. La ville ne fit aucune résistance ; les partisans d’Hyrcan laissèrent entrer un corps de troupes commandées par le légat Pison, mais les partisans d’Aristobule et les zélateurs de toute sorte s’étaient déjà retranchés dans le Temple. Il fallut un siège en règle pour les en déloger. Le fanatisme religieux qui faisait leur force fit aussi leur faiblesse. L’observance étroite du sabbat, tant de fois déjà utilisée entre les Juifs par leurs ennemis, permit aux Romains de pousser leurs machines jusqu’au pied des remparts qui défendaient le mont Moriah du côté du nord. Au bout de trois mois d’efforts, une brèche s’ouvrit, et les Romains donnèrent l’assaut un jour de jeûne (le Kippour). Les assiégés vaquaient à leurs devoirs religieux : ils se laissèrent égorger avec une résignation que Josèphe ne réussit pas à nous faire admirer. Pompée entra avec sa suite dans le Saint des Saints, mais il ne toucha ni aux vases sacrés, ni aux 2000 talents que contenait encore le Trésor (63)[7].

Maintenant, Pompée était bien le maître. Il réorganisa la Palestine de façon à la ramener à son ancien état de division. Toutes les villes de la côte furent déclarées villes libres relevant de la province de Syrie ; de même, les villes de la Galilée, de la Pérée, bref toute la région centrale jusqu’à Philadelphie du côté du désert. Pompée fut pour ces cités hellénisantes, ruinées pour la plupart par les Juifs, un nouveau Flamininus ; elles datèrent leur liberté de l’ère pompéienne, qui commence pour elles soit en 63, soit en 62. La Judée proprement dite fut laissée à Hyrcan II, avec le titre de grand-prêtre ; mais le pays et la ville de Jérusalem, dont Pompée eut soin de raser les murailles, durent payer tribut au peuple romain. Ainsi finit, après une durée d’environ quatre-vingts ans, l’indépendance du peuple juif, arrachée jadis par la force aux Séleucides, détournée de son but patriotique par l’ambition égoïste des Hasmonéens, compromise par leurs intrigues, étouffée enfin par les Romains, anciens alliés du Macchabée et de ses successeurs, à la grande joie des peuples d’alentour. Les villes de l’Idumée et de la Phénicie allaient donc pouvoir enfin relever leurs ruines, sans avoir à craindre désormais ces odieux fanatiques qui auraient immolé à leur Jahveh le reste du genre humain, qu’une statue mettait en fureur et qui étaient pour la civilisation grecque des ennemis irréconciliables. Comme un fauve dompté, le Juif rentrait dans son repaire et laissait retourner à leurs coutumes traditionnelles des peuples qu’il avait ou expulsés ou circoncis. Pompée rebâtit lui-même, par complaisance pour son affranchi Démétrios, la ville de Gadara, détruite peu de temps auparavant par les Juifs. Il fut maudit, comme un dragon malfaisant, par les auteurs du Psautier de Salomon.

Ayant ainsi assuré la tranquillité et l’ordre en Syrie, Pompée laissa le gouvernement de la nouvelle province à Scaurus avec deux légions et partit pour l’Asie Mineure, emmenant avec lui Aristobule et ses enfants, dont l’un, l’aîné, Alexandre, s’échappa en cours de route et revint plus tard fomenter de nouveaux troubles[8]. Pompée ne voulut pas se mêler des affaires de l’Égypte, assez embrouillées pour le moment et dangereuses à manier. Le roi Ptolémée Aulète, Lagide bâtard, intronisé dix-huit ans auparavant par les Alexandrins (80), n’avait jamais été reconnu officiellement par le Sénat, et, à Rome, le parti démocratique, stylé par César et Crassus, ne parlait que d’annexer l’Égypte. Ptolémée, sous cette menace, achetait du répit en prodiguant à Rome les largesses et prenant une attitude servile qui le rendait odieux aux Alexandrins. Se sentant toujours à la veille d’être expulsé de sa capitale, il cherchait à provoquer une intervention romaine qui le protégerait contre les haines populaires, d’une part, contre les convoitises des démocrates romains, d’autre part. Nul n’était à ses yeux plus propre à jouer ce double rôle que le glorieux Pompée, qui précisément était en ce moment aux portes de l’Égypte. Aussi lui avait-il envoyé des cadeaux pour lui, de l’argent, — de quoi entretenir un corps de 8.000 cavaliers, — et des effets d’habillement pour toute l’armée[9]. Mais Pompée résista à ses instances : il ne se souciait pas, lui, le vainqueur de Mithridate, d’aller faire le gendarme à Alexandrie et de courir le risque d’une guerre de rues, — ce qui arriva plus tard à César, — avec la certitude de déplaire à tous les partis (62). C’est une besogne qu’accomplit plus tard Gabinius.

Scaurus, investi du gouvernement de Syrie, entreprit l’expédition sur Pétra que Pompée n’avait pas eu le temps de poursuivre. Il comptait sur une campagne à la fois sans danger et lucrative. Il commença par ravager le pays nabatéen, nourrissant son armée aux frais d’Hyrcan, qui dut lui fournir du blé et tout ce dont il avait besoin ; puis, quand il crut avoir suffisamment intimidé Arétath, il lui dépêcha Antipater, qui négocia un accommodement. Arétath racheta son pays pour la somme de 300 talents, et Scaurus, tout en faisant une bonne affaire, se trouva avoir ajouté une ligne de plus aux inscriptions triomphales de Pompée. Le nom d’Arétath le Nabatéen figura, en effet, l’année suivante, parmi ceux des rois défaits par le grand homme, à côté de ceux de Darios le Mède et d’Antiochos Ier de Commagène. Celui-ci était resté aussi en possession de son trône ; mais Pompée ne voulait pas que sa clémence abrégeât la liste de ses victoires[10].

L’histoire de la province romaine de Syrie et les vicissitudes que devait éprouver encore la Judée avant de s’absorber définitivement dans le territoire de l’empire romain sont en dehors de notre sujet, comme aussi les remaniements opérés par Pompée sur la carte politique de l’Asie Mineure et des côtes du Pont-Euxin. Pompée distribua à son gré les royaumes, les prébendes et les chartes d’autonomie aux cités. Il devint ainsi Pompée le Grand, patron d’une demi-douzaine de potentats et l’œkiste de trente-neuf villes. Il ne nous reste plus qu’à rechercher les traces de la biographie des derniers Séleucides, et il nous faut pour cela retourner quelque peu en arrière.

Il n’est plus possible aujourd’hui de confondre Antiochos XIII l’Asiatique avec Antiochos Ier de Commagène, comme certains l’ont fait avant la découverte du fragment de Diodore affirmant la mort du Séleucide en 61, ou au plus tard en 63. La dynastie de Commagène ne se rattache à celle des Séleucides que par Laodice, fille d’Antiochos VIII Grypos, épouse de Mithridate Ier Callinicos, premier roi de Commagène [note 1]. Les rois de Commagène se plurent toutefois à rappeler cette parenté qui les anoblissait, en prenant les surnoms d’Épiphane et de Callinicos et en faisant alterner dans leur arbre généalogique le nom d’Antiochos avec celui de Mithridate. Quant à la descendance agnatique des Séleucides, elle était représentée en 63 par deux princes appartenant, Fun à la branche aînée, Philippe (II) fils de Philippe Épiphane et petit-fils d’Antiochos VIII Grypos, l’autre, d’identité plus problématique. à la branche cadette. Nous avons rencontré plus haut, à Rome, vers l’an 75, les rois fils de Cléopâtre Séléné et d’Antiochos X le Pieux. L’aîné, Antiochos XIII l’Asiatique, avait péri victime de Sampsicéramos, tandis que son compétiteur Philippe (II), tiré un instant de sa retraite de Cilicie par les agitations politiques, retournait se cacher en Cilicie ou ailleurs. Mais nous ignorons le nom du frère cadet d’Antiochos XIII, et c’est par conjecture que nous allons lui attribuer, ainsi qu’il Philippe, un rôle dans les révolutions de palais qui signalent la décrépitude de la dynastie des Lagides.

A la mort de Ptolémée Soter Il Lathyros (80), il ne restait, en fait de descendance légitime des Lagides, que sa fille Bérénice (III) et un neveu de Lathyros, fils de Ptolémée Alexandre. Ce jeune prince, élevé à Cos, avait été livré par les habitants à Mithridate (88), puis s’était échappé de la cour du roi de Pont et avait été accueilli (en 83 ?) par Sylla, qui l’avait emmené avec lui en Italie. En apprenant la vacance du trône d’Égypte, le dictateur avait expédié son protégé à Alexandrie, avec injonction aux Alexandrins de le reconnaître pour leur souverain légitime. Il n’en eût pas fallu davantage pour rendre le prétendant impopulaire ; mais, de plus, les Alexandrins avaient donné ou plutôt conservé la couronne à Bérénice, déjà associée au pouvoir par son père. Cependant, on n’osait désobéir au terrible Sylla. Un mariage servit d’expédient pour tourner la difficulté. Malgré la disproportion d’âge, Ptolémée Alexandre II, qui avait alors vingt-huit ans, épousa sa cousine, qui en avait quarante et qui avait été la femme de son père. Mais, dix-neuf jours après, le jeune roi faisait assassiner sa compagne, qui était pour lui non une épouse, mais une rivale. L’imprudent comptait sans le peuple d’Alexandrie. Une émeute éclata : le roi, saisi dans son palais, fut mené au Gymnase et exécuté par la justice populaire (80). Cette fois, la dynastie — dans sa descendance légitime — était éteinte.

Par un hasard qu’explique l’habileté des Romains mieux encore que leur fortune, il se trouva que ce roi si vite précipité du trône avait eu le temps de faire un testament par lequel il léguait aux Romains son royaume et sa cassette particulière, restée en dépôt à Tyr. Le Sénat se contenta d’avoir un prétexte à invoquer le jour où il jugerait à propos d’annexer l’Égypte. On ne tenait pas à en user pour le moment, car l’argent des prétendants au trône d’Égypte constituait un des plus beaux revenus des familles aristocratiques de Rome ; et, d’autre part, le gouvernement de l’Égypte une fois réduite en province romaine pourrait être un embarras et un danger pour la République, à cause de l’étendue des pouvoirs dont disposerait nécessairement le gouverneur dans un pays aussi centralisé. Le Sénat prit l’argent déposé à Tyr, mais laissa le royaume à deux bâtards de Ptolémée Lathyros, qui se le partagèrent à l’amiable, la Cyrénaïque exceptée, celle-ci appartenant depuis 96 aux Romains comme à eux léguée par Ptolémée Apion, bâtard de Ptolémée Évergète II. L’aîné, Ptolémée dit Aulétès, prit l’Égypte et laissa Cypre à l’autre Ptolémée.

C’est alors que Cléopâtre Séléné réclama près du Sénat la succession d’Égypte pour elle et pour les fils qu’elle avait eus d’Antiochos X (75). Le Sénat refusa de se mêler de ce débat. Il n’avait pas officiellement reconnu le titre de roi aux bâtards de Lathyros, mais il ne tenait pas à les déposséder. Il avait ainsi les mains libres. En 59, Ptolémée Aulète réussit à se faire reconnaître comme roi légitime par le peuple romain. Il y dépensa des sommes énormes, mais son frère se trouva plus mal encore d’avoir été plus économe. P. Clodius, dont il n’avait pas voulu payer la rançon aux pirates neuf ans auparavant, appuyé par nombre de gens qui trouvaient aussi le roi de Cypre trop avare, fit décider l’annexion de Cypre, sous prétexte que les Cypriotes favorisaient la piraterie (58). Ce coup mit les Alexandrins en fureur. Ils savaient qu’il était depuis longtemps question à Rome de confisquer l’Égypte. Si cet odieux flûtiste, qui achetait à leurs dépens le droit de les tyranniser ne savait même pas obtenir de ses amis les Romains qu’ils respectassent l’intégrité du royaume, à quoi servait-il ? Ils le sommèrent de redemander Cypre aux Romains, et, comme il ne pouvait ni les satisfaire ni les contenir, il s’enfuit et alla solliciter l’intervention des Romains. Son frère, préférant la mort à l’espèce de canonicat que lui offrait Caton dans le temple de Paphos, s’empoisonna.

Les Alexandrins mirent alors sur le trône vacant — comme reine ou régente — la fille aînée de Ptolémée Aulète, Bérénice (IV). Ils lui cherchèrent un mari qui fût de race royale et même qui eût, si possible, des droits au trône d’Égypte. Nul ne remplissait mieux ces conditions que le frère d’Antiochos XIII l’Asiatique, le second fils de Cléopâtre Séléné, petit-fils de Ptolémée Évergète II. Une ambassade composée de Ménélas. Lam pros et Callimandre, alla lui offrir la main de Bérénice. La combinaison était ingénieuse ; mais ce prétendant tomba malade et mourut avant qu’elle n’aboutit[11]. Pour la reprendre, les Alexandrins songèrent à un arrière-petit-fils d’Évergète (II) par sa grand’mère Cléopâtre Tryphæna, Philippe (II), fils homonyme du dernier roi de Syrie expulsé par Pompée. Ils s’adressèrent en effet à lui ; mais Gabinius, maintenant proconsul de Syrie, s’opposa à un projet qui allait directement contre les désirs de Pompée. Philippe savait qu’il était dangereux de braver les Romains : il se récusa (56)[12]. L’année suivante, Gabinius, avec l’assentiment tacite de Pompée, de Crassus et de César, se préparait à gagner les 10.000 talents promis par Ptolémée Aulète pour prix de sa restauration. Pressentant son dessein, les Alexandrins se hâtèrent de trouver coûte que coûte un époux à leur reine. Faute d’un Séleucide authentique, ils se rabattirent sur un certain Séleucos, soi-disant descendant des rois de Syrie[13]. Mais la jeune reine éprouva un vif sentiment de dégoût pour ce rustre mal élevé que le peuple appelait déjà le Poissard (Κυβιοσάκτης) [note 2]. Au bout de quelques jours, elle le fit étrangler et donna sa main à un autre aventurier, Archélaos, qui se prétendait fils de Mithridate le Grand. Six mois plus tard, Gabinius, qui avait temporisé quelque peu pour accroître l’impatience de Ptolémée et en tirer plus d’argent, ramenait à Alexandrie le roi altéré de vengeance. Archélaos fut mis à mort par Gabinius, et Bérénice par Ptolémée (55). Des proscriptions, frappant de préférence les gens riches, achevèrent de pacifier Alexandrie, et Gabinius retourna à Rome gorgé d’or, assez riche pour se croire en mesure d’acheter l’impunité.

Ainsi disparaissent de l’histoire, après avoir joué un instant des rôles de comparses dans de grands drames, les derniers Séleucides. Comme une épave échappée au naufrage, la dynastie de Commagène porte encore les titres et surnoms prétentieux des anciens rois de Syrie. En dépit des heurts auxquels elle se trouva exposée, elle se maintint à Samosate pendant un siècle et demi. Le dernier roi, le Grand-Roi Antiochos IV Épiphane, homonyme de tout point avec l’ancien adversaire des Macchabées, fut dépossédé par Vespasien (72 p. C.) et se retira à Sparte. Ses deux fils, tout en portant le titre de rois, se firent citoyens romains, et un de ses petits-fils, C. Julius Antiochus Philopappus, consul vers l’an 100 de notre ère, vint vivre et mourir à Athènes. Son tombeau, élevé par décret de la cité sur la colline des Muses, est le dernier monument qui ait encore ranimé le souvenir éteint des Séleucides. Dans une niche figurait le buste du grand ancêtre, le roi Séleucos Ier Nicator.

 

 

 



[1] Strabon, XVI, p. 151. Eutrope, VI. 14. On se demande si Eutrope n’a pas lu et si on ne devrait pas lire dans Strabon : Σελεύκειαν άποκλείσασαν Τιγράνην au lieu de : [Πομπήιος] άποκλείσας Τιγράνην.

[2] On sait que par la suite Cicéron, dans sa correspondance avec Atticus (II, 14. 16. 17. 23), s’amuse à appeler Pompée noster Sampsiceramus.

[3] Joseph., XIV, 3, 2.

[4] Strabon, XVI, pp. 755-756.

[5] Joseph., loc. cit.

[6] Joseph., XIV, 2, 3. Pompée à Damas : XIV, 3, 1, 3.

[7] Joseph., XIV, 3,4 ; 4, 1-3. Bell. Jud., I, 6,3. Strabon, XVI, pp. 162-763. Dion Cassius, XXXVII, 16. Les critiques les plus compétents sont d’avis que Josèphe s’est mépris sur le jour de jeûne, qui, pour Strabon signifiait le sabbat (Κρόνου ήμέρα dans Dion Cassius), mais, pour un Juif, ne pouvait être que le Kippour. Le débat intéresse la chronologie, en ce sens que le Kippour tombe le 1er Tishri (octobre), tandis que le Sabbat ne comporte pas de date fixe (Cf. E. Schürer, I4, p. 298, 23).

[8] Joseph., XIV, 4, 4-5.

[9] Pline, XXXIII, § 136. Appien, Mithrid., 114.

[10] Joseph., XVI, 5-1. Appien, Mithrid., 117.

[11] Eusèbe, I, pp. 261-262 Sch. Le chronographe croit qu’il s’agit d’Antiochos X, revenu de chez les Parthes et maintenant client de Pompée (!). Sa méprise donne à penser que le prétendant s’appelait Antiochos, de son vrai nom ou d’un nom pris pour la circonstance (?).

[12] Pour le chronographe, qui supprime une génération, ce Philippe est Philippe Ier. Il n’est plus question de lui par la suite.

[13] Strabon, XVII, p. 196. Dion Cassius, XXXIX, 57. Dion Cassius nous donne son nom, et Strabon son surnom. Il ne me parait pas possible de confondre —comme le propose encore Bevan (II, p. 268) — ce Séleucos ou Pseudo-Séleucos avec le prétendant la main de Bérénice [l’Antiochos d’Eusèbe] qui mourut de maladie durant les pourparlers et qui pouvait, lui aussi peut-être, s’appeler Séleucos.