HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE XIII. — LE PARTAGE DU ROYAUME.

 

 

La mort de Démétrios II ouvrit une période d’anarchie durant laquelle ce qui restait du royaume se désagrégea de plus en plus[1]. Les ambitions les plus âpres s’en disputaient les débris. L’histoire ne rencontre dans cette mêlée de passions vulgaires que des crimes odieux. Pas un grand caractère ne surgit qui rachète tant de vices par un peu de vertu ou tout au moins de loyauté, et les femmes surtout, qui accaparent toute l’énergie, font preuve en même temps d’une absence complète de moralité.

En envoyant son mari vaincu à la mort, Cléopâtre voulait avant tout le remplacer. Des tetradrachmes datés de l’an 187 Sel. (=126/5 a. C.) frappés en Phénicie — probablement à Sycaminos — la représentent avec le diadème et le titre de reine Cléopâtre, déesse Abondance (ΕΥΕΤΗΡΙΑ). Elle régnait sur un domaine bien restreint, mais elle régnait. Cette couronne laquelle elle tenait tant, elle se l’assura par un nouveau crime. Son fils aîné, le fils de Démétrios, Séleucos V, que Phraate avait dû relâcher dans l’intervalle, ayant pris le titre de roi sans l’autorisation de sa mère, elle l’avait fait tuer[2], ou même, suivant une version moins croyable, l’avait tué de sa propre main ; soit, dit Appien, parce qu’elle redoutait en lui un vengeur de son père, soit par une haine furieuse coutre tout le monde[3].

Après avoir ainsi affirmé sa souveraineté, elle voulut bien, pour se conformer aux usages de la dynastie, s’associer son second fils du même lit, Antiochos Épiphane Philométor Callinicos, surnommé Grypos (Nez crochu), alors âgé de quinze ou seize ans. Sur les monnaies des premières années du règne, l’effigie du jeune roi apparaît au second plan et son nom à la suite de celui de Cléopâtre, comme pour montrer sa subordination à l’égard de sa redoutable mère. Cléopâtre Théa peut être mise, dans la galerie des reines sans scrupules, à côté de bien d’autres princesses enfiévrées d’ambition. Telle, Laodice Nysa, femme d’Ariarathe V de Cappadoce, laquelle, après la mort de son mari (130), empoisonna cinq de ses enfants mineurs pour régner plus longtemps sous le nom du dernier, qu’une révolution populaire l’empêcha de faire disparaître comme les autres[4]. Telles deux autres Laodices, comme elle Séleucides ou apparentées à la famille, la mère et la femme de Mithridate Eupator, dit le Grand, qui voulurent supprimer l’une son fils, l’autre son frère et mari, et périrent de male mort en punition de leurs crimes[5]. Séleucides ou Lagides, les reines ne reculaient devant aucun obstacle pour transformer leur quenouille en sceptre. L’exemple de Cléopâtre Théa fut imité un peu plus tard en Égypte par sa nièce Cléopâtre HI, qui expulsa son fils aîné pour régner avec le cadet, et reçut de ses intrigues, comme nous le verrons plus loin, le châtiment qui attendait aussi la reine de Syrie.

Cependant, le territoire restait partagé entre les héritiers de Démétrios II et Alexandre Zabina, qui régnait dans la Haute-Syrie et avait aussi des partisans en Cœlé-Syrie[6]. Les Juifs surtout avaient salué avec joie la chute de Démétrios. Hyrcan s’était empressé d’offrir son amitié à l’intrus, dont Josèphe a soin de taire l’origine. Cette situation pouvait se prolonger longtemps, car l’apathie d’Alexandre s’en contentait et ses rivaux étaient impuissants. Mais, comme si le protégé de Ptolémée Physcon devait reproduire de point en point la destinée de son soi-disant père Alexandre Baïa, le protégé de Ptolémée Philométor, Alexandre Zabina se brouilla avec la cour d’Alexandrie. Justin prétend que le succès l’avait enflé, et qu’il était devenu insolent vis-à-vis du Lagide[7]. Il est probable que le jeune parvenu se montrait indocile, moins par orgueil que par indolence ou par la volonté de ses ministres, et que Ptolémée se lassa de n’être point obéi. Du reste, le roi d’Égypte n’avait plus les mêmes raisons de le soutenir. Il s’était réconcilié avec sa sœur et ex-femme Cléopâtre II, qui se résignait à reprendre sa condition de reine douairière dans le trio royal ; et il trouvait maintenant qu’au lieu d’inventer de faux Séleucides, il pourrait aussi bien s’entendre avec les représentants authentiques de la dynastie, avec sa nièce Cléopâtre Théa et Antiochos VIII Grypos. Il est probable que la vieille Cléopâtre d’Alexandrie fit ce qu’elle put pour provoquer ce revirement.

Ptolémée Évergète II — comme jadis son frère Ptolémée Philométor dans des circonstances analogues — se mit donc à défaire ce qu’il avait fait, à soutenir Antiochos Grypos contre Alexandre II. Il avait de son mariage avec sa nièce Cléopâtre III des filles à marier. Il en donna une, Cléopâtre Tryphæna, à son candidat, afin de bien montrer aux populations de quel côté se portait désormais son choix. L’avertissement fut compris : quand les Syriens virent que Grypos, soutenu par des renforts de l’Égypte, avait pour lui toutes les chances, ils abandonnèrent l’un après l’autre Alexandre. Bien que, si l’on en croit Diodore, Alexandre disposât d’une armée de 40.000 hommes, la guerre ne dura sans doute pas longtemps. Le vaincu rentra à Antioche avec une poignée de mercenaires à qui il n’avait plus d’argent à donner. Peu scrupuleux sur les moyens de battre monnaie, il enleva, paraît-il, la Victoire en or que le Zeus chryséléphantin de Daphné tenait à la main, et il eut le tort d’aggraver le sacrilège par une plaisanterie, disant que Zeus lui avait prêté la Victoire. Quelques jours après, Zeus se sacrifiait sans doute lui-même à la nécessité, car Alexandre essayait d’enlever aussi sa statue, où il aurait trouvé un poids d’or considérable. Cette fois, le peuple s’émut : la foule s’attroupa autour du temple, et Alexandre n’eut que le temps de s’enfuir. Décidément, la spoliation des temples était chez les Séleucides, vrais ou faux, une habitude que le succès n’encourageait guère. Abandonné par ses mercenaires, Alexandre tomba aux mains de partisans irréguliers ou brigands qui le livrèrent à Antiochos Grypos, et il fut mis à mort par ordre de son compétiteur. Suivant une autre version, il s’empoisonna dès qu’il se vit perdu[8]. L’homélie édifiante composée sur le sujet par Diodore fournit quelques détails accessoires. Alexandre, décidé à se réfugier en Grèce, voulait emporter les trésors royaux et ceux des temples et s’échapper clandestinement avec tout ce bagage. Surpris en flagrant délit, il s’enfuit à Séleucie ; mais les Séleuciens fermèrent leurs portes au sacrilège, qui, traqué, fut pris au cap Posidéon, où il espérait s’embarquer, deux jours après son attentat, et amené au camp d’Antiochos.

 

§ I. — ANTIOCHOS VIII SEUL ROI (122-116).

Antiochos VIII Grypos était maintenant maître de toute la Syrie (123/2 a. C.). Mais le danger le plus redoutable et le moins prévu était pour lui dans sa propre maison. Cléopâtre Théa, qui avait fait disparaître son fils aîné pour n’avoir point de maître, voulut se défaire également de ce cadet, à qui l’âge viril et la victoire avaient désappris l’obéissance. Maintenant que le couple royal était au complet, elle sentait qu’elle allait être supplantée et écartée du pouvoir par sa belle-fille et cousine Tryphæna. Aussi, un jour que Antiochos revenait de l’exercice, elle lui présenta un rafraîchissement empoisonné. Mais Antiochos était sur ses gardes. Sous prétexte de répondre à la sollicitude maternelle par un pareil élan de piété filiale, il insista pour que sa mère bût la première. Ainsi prise à son propre piège et confondue par un dénonciateur que Antiochos produisit pour abréger le dénouement de cette tragédie domestique, Cléopâtre but le poison préparé pour son fils (121)[9].

Enfin, Antiochos VIII, qui prit alors le titre d’Épiphane, était et se sentait roi. Les populations syriennes jouirent pendant quelques années dune tranquillité qu’elles ne connaissaient plus depuis longtemps. Les événements les plus mémorables de ces années sans histoire durent être des fêtes comme les bombances populaires aux panégyries de Daphné où Grypos imitait la prodigalité d’Antiochos VII, ou les bons mots du parasite Apollonios, ou encore des ex-voto et présents envoyés aux temples d’Éphèse et de Délos et payés par de belles dédicaces lapidaires où l’on prodiguait au généreux donateur les titres d’Épiphane, de Philométor et de Callinicos[10].

Le roi de Syrie était trop faible pour profiter des embarras que suscitaient aux Parthes dans l’Extrême-Orient les invasions et incursions des hordes scythiques. Phraate II avait péri en les combattant, trahi au moment décisif par les soldats syro-hellènes qu’il avait cru pouvoir incorporer à son armée après la défaite d’Antiochos VII Sidétès (vers 128/7), et qui vengèrent ainsi les avanies dont ils avaient longtemps souffert[11]. Son oncle et successeur Artaban I (Arsace VIII Théopator Nicator) avait eu à lutter à la fois contre les Scythes et contre les troubles suscités dans les provinces riveraines de l’Euphrate par le favori de Phraate II, Himéros, qui avait tyrannisé les habitants de Séleucie, dépeuplé et incendié Babylone, porté la guerre en Mésène et peut-être finalement pris lui-même le titre de roi[12]. Séleucie sur le Tigre, à qui Himéros faisait durement expier sa défection de l’an 130/29, se révolta, sans doute à l’instigation d’un certain Pitthidès. Les Séleuciens se vengèrent sur la personne de leur tyran et s’attirèrent par là des représailles. Le roi fit crever les yeux à Pitthidès et menaça d’en faire autant à tous les habitants de la ville[13]. Ces troubles, s’ajoutant à l’ébranlement causé par les invasions des Scythes, favorisaient les défections et usurpations. C’est à ce moment (124) que commence la dynastie des rois de Characène, fondée par Hyspaosinès[14]. Les monnaies parthes nous ont conservé les noms d’un Arsace Niképhoros, d’un Roi des rois Arsace Évergète Dikaios Philhellen, qui paraissent avoir disputé le trône à Artaban et à son successeur. Artaban périt, vers le même temps, en combattant les Youé-Tchi ou Tochares[15]. Dans ces conjonctures, une attaque dirigée de la Syrie contre la Mésopotamie aurait eu des chances de succès : mais Démétrios II ne se souciait pas de reprendre le chemin qui conduisait à la défaite et à la captivité. Lorsque Antiochos VIII fut à peu près assuré du lendemain, il était trop tard. A Artaban avait succédé son fils Mithridate II (Arsace IX Theos Evergetes Epiphanes Philhellen) qui mérita le surnom de Grand[16]. Mithridate refoula les Scythes (Sakes) du côté de l’Inde, leur enleva une partie de la Bactriane et les délogea même de la Sacastène, c’est-à-dire de la partie de la Drangiane à laquelle ils avaient donné leur nom[17]. Il restaura ainsi l’unité et l’intégrité du royaume et l’agrandit par ses conquêtes. Ce roi guerrier, qui finit par étendre à l’ouest son protectorat sur l’Arménie, n’était pas un adversaire à provoquer. Antiochos Grypos dut s’estimer heureux que les Parthes se contentassent de régner au-delà de l’Euphrate.

Il n’avait pas les mêmes motifs pour ménager indéfiniment le dynaste juif Jean Hyrcan, qui, depuis la mort d’Antiochos VII, avait rompu avec les Macédoniens et ne leur fournissait plus quoi que ce soit, ni comme sujet, ni comme ami[18]. Aussi songeait-il à restaurer de vive force le régime imposé à Jean Hyrcan par Antiochos VII après le siège de Jérusalem, lorsque la guerre civile vint ébranler une fois de plus le trône mal affermi des Séleucides. Cette fois, elle fut mortelle pour la dynastie.

 

§ II. — LE CONFLIT DES DEUX BRANCHES DYNASTIQUES.

On se souvient que, lors du retour de Démétrios II, Cléopâtre Théa avait envoyé à Cyzique le jeune Antiochos, qu’elle avait en d’Antiochos VII. L’enfant avait grandi : il devait approcher de vingt ans quand il prit la résolution de revendiquer, en violation du droit monarchique, l’héritage de son père (vers 117/6 a. C.). On allègue, à son excuse, que Antiochos Grypos avait eu les premiers torts. Préoccupé du danger qui pouvait lui venir du côté de ce frère utérin, il avait — en digne fils de sa mère, dit Appien, — il avait essayé de le faire périr par le poison, et hâté ainsi la révolte du jeune prince justement indigné[19]. Avec des troupes recrutées et armées à Cyzique, Antiochos IX Philopator, dit Cyzicène, débarqua sans doute en Syrie et aussi près que possible d’Antioche, où il savait que la mémoire de son père était restée populaire. Ce qui est certain, c’est que, peu de temps après, nous le trouvons en possession d’Antioche, où il n’aurait pu pénétrer contre le gré de la population. La ville, fidèle à sa rancune contre les Démétrios et leur descendance, avait accueilli le Philopator, qui se recommandait de sa piété filiale. Le nouveau roi scella son alliance, avec sa bonne ville en lui accordant l’autonomie comme don de joyeux avènement. Antiochos VIII savait, par l’expérience des siens, que les mouvements populaires sont irrésistibles. Il se retira à Aspendos, en Pamphylie, province qui appartenait alors aux Romains. Le Cyzicénien put se croire débarrassé de son rival, qu’on appelait alors l’Aspendien (113/2 a. C.)[20].

Sur ces entrefaites, un incident imprévu vint accroître les forces d’Antiochos IX. En Égypte, comme en Syrie, les querelles dynastiques fomentées par les ambitions féminines travaillaient à la ruine du pays. A la mort de Ptolémée Évergète II (116), la reine mère Cléopâtre III[21] avait voulu donner la couronne à son fils cadet Ptolémée Alexandre ; mais le peuple d’Alexandrie l’avait forcée de choisir son fils aîné Ptolémée Soter II dit Lathyros. Cléopâtre, qui redoutait surtout, paraît-il, l’ambition de sa fille Cléopâtre (IV), la sœur-épouse de Ptolémée Lathyros, contraignit celui-ci à répudier Cléopâtre (IV) et à épouser une autre de ses sœurs, Cléopâtre dite Séléné (115). La princesse, congédiée par sa mère plutôt que répudiée par son mari, se réfugia à Cypre auprès de son fret-2 Ptolémée Alexandre, espérant probablement se faire épouser par lui, le pousser à la révolte et remonter avec lui sur le trône. Déçue de ce côté, elle intrigua auprès des troupes cantonnées dans l’île, réussit à les embaucher et alla, avec cette petite armée pour dot, offrir sa main au roi de Syrie Antiochos IX. Le Cyzicène n’eut garde de refuser une pareille aubaine : il épousa Cléopâtre IV et se trouva en mesure de recevoir le choc de l’adversaire (113)[22].

En effet, l’Aspendien avait quitté son asile, où il avait fait ses préparatifs au cours de l’année 113/2, sous l’œil complaisant des Romains[23]. Des incidents de celle guerre civile les auteurs ne nous ont conservé que des sujets de tragédies, prétextes à réflexions morales sur la providence vengeresse des dieux. Vainqueur du Cyzicène en bataille rangée, Grypos assiégea et prit Antioche, où s’était enfermée la femme du vaincu. Cléopâtre (IV) se vit à la merci de sa sœur Cléopâtre Tryphæna, qui avait conçu pour elle une effroyable haine. En vain Grypos lui-même chercha à calmer la fureur de son épouse : celle-ci, soupçonnant de l’amour dans sa pitié, n’en fut que plus acharnée contre sa sœur et rivale. Elle ordonna elle-même aux soldats d’aller la tuer au fond de son dernier asile, dans le temple même de Daphné. Cléopâtre (IV) se cramponnant à la statue de la déesse (Artémis-Anahit), il fallut lui couper les mains pour l’en détacher. Alors Cléopâtre, maudissant les parricides et confiant sa vengeance aux divinités outragées, rendit le dernier soupir (112). Les représailles ne se firent pas attendre. Grypos fut battu à son tour par le Cyzicénien, qui s’était maintenu en Cœlé-Syrie, et Tryphæna, tombée aux mains d’Antiochos IX, fut immolée par lui aux mânes de son épouse (111)[24].

 

§ III. — LE PARTAGE DE LA SYRIE.

Trop faibles l’un et l’autre pour vider à fond leur querelle, les deux rivaux ressemblaient, dit Josèphe, à ces athlètes qui, à bout de forces, mais honteux de lâcher pied, s’obstinent et prolongent la lutte en se reposant de temps à autre[25]. C’est durant une de ces haltes que nous les trouvons en possession chacun d’une partie à peu près délimitée du royaume, l’un en Syrie, l’autre en Cœlé-Syrie. S’il y eut, comme semble le croire Porphyre, un partage négocié entre les belligérants, cet accord ne fit sans doute que consacrer provisoirement la possession de fait[26]. Aussi est-il difficile d’admettre, sur le seul témoignage de Porphyre, contredit par Justin et l’enchaînement des faits postérieurs, que Antiochos IX, pour le moment victorieux, ait cédé la Syrie et sa capitale à Antiochos VIII et soit allé s’installer peut-être à Damas, pour exercer une suzeraineté nominale sur ce nid de villes récalcitrantes et de vassaux rebelles qu’était la Cœlé-Syrie [note 1]. Il faudrait d’autres preuves pour faire admettre que la ville puissante d’Antioche ait préféré au fils d’Antiochos le Pieux le fils de Démétrios II, qu’elle avait chassé naguère, comme elle avait expulsé son père et son grand-père. Au surplus, le débat sur ce point peut sans inconvénient rester indécis. A cette époque d’anarchie, les conventions ne lient que ceux qui ne peuvent pas les violer.

Un pareil régime litait la désagrégation du royaume, chaque potentat achetant à n’importe quel prix la faveur des villes et des dynastes locaux. Tyr avait proclamé son indépendance à la mort de Démétrios II (126/5 a. C.) ; Sidon et Tripolis en font autant en 112/1 a. C. ; Ascalon est sur le point de les imiter (105/4 a. C.). Bientôt, l’ère des Séleucides disparaît de la datation des monnaies phéniciennes, et même, à partir de l’an 212 Sel. (101/0 a. C.), des monnaies royales, qui sont ou sans date, ou datées d’après des ères locales[27]. Les régions limitrophes du désert, à l’E. et au S., étaient livrées aux incursions des Arabes, qui allaient parfois butiner jusque au delà de la frontière d’Égypte[28]. Au Nord, le royaume s’en allait aussi en lambeaux. La Cilicie Trachée [note 2], repaire de pirates insoumis, devenait un foyer d’anarchie où les Romains ne tarderaient pas à rétablir l’ordre par la force des armes. Antiochos Grypos avait confirmé lui-même l’autonomie de la Commagène en accordant au dynaste Mithridate, le futur roi Mithridate Ier Callinicos, la main de sa fille Laodice (Thea Philadelphos). La Commagène put dès lors être considérée comme la dot de Laodice, et Grypos eut la satisfaction d’ériger en royaume pour sa fille une province qui ne lui appartenait plus. Antiochos IX de même cédait de bonne grâce ce qu’il ne pouvait retenir de force ; non seulement il tolérait l’émancipation des villes phéniciennes, mais il octroyait spontanément la liberté à Séleucie de Piérie, en reconnaissance des services rendus à son père, et il notifiait le fait à Ptolémée Alexandre roi de Cypre. Il laissait aller les choses, tout occupé de ses plaisirs et remettant au lendemain les affaires sérieuses. Tout au plus, en dix-huit ans de règne, trouva-t-il le temps de fortifier la citadelle d’Apamée[29]. A peine monté sur le trône, dit Diodore, il se livra à l’ivrognerie, à d’ignobles plaisirs et à des goûts indignes d’un roi. Il se plaisait dans la société des mimes, des bouffons, des prestidigitateurs, et prenait à tâche d’apprendre leurs artifices. Il s’occupait de marionnettes, faisant mouvoir à l’aide de fils des animaux dorés et argentés de cinq coudées de haut, et autres inventions de ce genre ; mais, en revanche, il n’avait ni hélépoles ni provision de machines de siège, qui procurent et la gloire et des avantages considérables. Il avait une passion pour la chasse et s’y livrait en temps inopportun : souvent, pendant la nuit et à l’insu de ses amis, il sortait dans la campagne avec deux ou trois domestiques pour faire la chasse aux lions, aux panthères et aux sangliers. Plus d’une fois, luttant corps à corps avec des bêtes fauves, il courut les plus grands dangers[30]. Dans ce mélange d’intempérance, de puérilité versatile et d’énergie mal employée, on reconnaît les traits héréditaires du tempérament des Séleucides. Ajoutons-y l’astuce, s’il est vrai que le Cyzicène, plus habile qu’Alexandre Zabina, réussit à enlever au Zeus de Daphné tout son or en le remplaçant par un placage en bronze doré[31]. Mais c’est une de ces anecdotes qu’il est prudent de ne pas garantir. Elle a servi surtout à expliquer la triste fin du roi sacrilège.

La guerre ne réussissait pas à Antiochos IX aussi bien que la chasse. Le dynaste juif Jean Hyrcan utilisait la déchéance de l’autorité royale pour élargir son domaine. Il était alors occupé à faire le siège de Samarie. Comme il était officiellement l’ami et l’allié d’Antiochos Grypos, les Samaritains firent appel au Cyzicène, lequel saisit cette occasion d’étendre vers l’intérieur de la Palestine la suzeraineté qui lui était à peu près reconnue sur le littoral. Antiochos IX alla donc au secours des Samaritains. Mais il se fit battre par les fils de Jean Hyrcan, Antigone et Alexandre, qui le poursuivirent jusqu’à Scythopolis. Il essaya de prendre sa revanche avec un renfort de 6.000 hommes fournis par Ptolémée Lathyros, mais il donna tête baissée dans des embuscades où il perdit beaucoup de monde (108). A la fin, dégoûté de ce jeu, il se retira à Tripolis, laissant le soin de débloquer Samarie à Callimandre et Épicrate. Callimandre — peut-être l’aventureux ami de Démétrios Il — se fit tuer, et Épicrate se fit payer par les Juifs pour ne rien faire (108 ?)[32]. La prise et la destruction complète de Samarie par les orthodoxes, qui vengèrent sur les schismatiques les injures du Jahveh de Jérusalem, vint attester l’impuissance du roi de Syrie, qui n’était plus guère que le roi d’Antioche. Pour se garantir de tout choc en retour, Hyrcan envoya à Rome une ambassade, qui en revint, parait-il, avec ordre à Antiochos IX de respecter désormais les Juifs, alliés du peuple romain, de leur remettre toutes les places qu’il leur avait prises, et même d’évacuer Joppé, que les Séleucides détenaient indûment depuis le temps d’Antiochos VII[33]. A la fin du pontificat de Jean Hyrcan Ier (105), tout le pays au S. du Carmel appartenait aux Juifs, sauf quelques villes de la côte, comme Ptolémaïs, Ascalon, Gaza, qui soutenaient encore à leurs risques et périls l’assaut livré par le mosaïsme armé à la civilisation hellénistique. Ces cités, ne pouvant plus espérer de secours du côté des Séleucides, tirent appel non pas à la cour d’Alexandrie, où l’influence juive était prépondérante, mais à Ptolémée Lathyros, lequel, alors expulsé d’Égypte, était au moins maître de Cypre (104). Les Lagides allaient transporter leurs querelles, en les mêlant à celles d’autrui, sur un domaine qui leur avait longtemps appartenu.

Ptolémée Soter II Lathyros était, lui aussi, à sa manière, une victime des Juifs, qui avaient toute la confiance de sa mère. Cléopâtre (III) l’avait supporté pendant dix ans (117-107), parce qu’il s’était soumis à toutes ses volontés. Mais en dernier lieu, il avait eu l’imprudence d’envoyer des auxiliaires à Antiochos IX contre les Juifs [note 3], c’est-à-dire à l’ennemi personnel de la reine mère, l’époux et le vengeur de la détestée Cléopâtre (IV), contre un peuple chez qui elle prenait ses conseillers intimes. Cet acte d’insubordination lui coûta le trône. Cléopâtre (III) l’accusa de desseins parricides, et, quand elle l’eut bien noirci dans l’opinion, elle le chassa d’Alexandrie, gardant par devers elle sa fille Cléopâtre Séléné et les enfants de Lathyros (108/7). Celui-ci, remplacé en Égypte par son frère Ptolémée Alexandre, avait cru pouvoir au moins remplacer ce frère à Cypre ; mais Cléopâtre ordonna de l’en déloger. Lathyros, qui aurait pu résister, mais qui, suivant Justin, n’osa faire la guerre à sa mère, put du moins s’échapper, ce dont la mégère égyptienne fut si courroucée qu’elle mit à mort le stratège qui n’avait pas su le prendre[34]. Il se retira provisoirement à Séleucie, ville libre depuis l’année précédente. C’était un asile peu sûr d’ailleurs, car le réfugié y fut enfermé, probablement par la flotte égyptienne, et faillit être victime d’un complot tramé dans son entourage. Désormais, dit Diodore, il se défia de ses amis[35]. Il avait lieu de se défier aussi des Séleuciens, qui n’étaient sans doute pas d’humeur à supporter longtemps le blocus de leur port à cause d’un prince étranger.

Mais l’île de Cypre n’était plus habituée à être gouvernée d’Alexandrie. Lathyros dut y rentrer à bref délai, soutenu par la population, encouragé par la défection des généraux envoyés successivement par Cléopâtre III pour le réduire. Ils savaient trop comment ils seraient reçus à Alexandrie, s’ils y retournaient sans amener Lathyros mort ou vif. Seuls, les juifs Chelcias et Ananias, fils d’Onias, restèrent fidèles à Cléopâtre. Josèphe, vantant la loyauté de ses coreligionnaires, remarque avec complaisance que le crédit des Juifs auprès de la reine mère en fut notablement accru[36]. En fin de compte, Ptolémée Lathyros s’installa définitivement à Cypre et se considéra désormais comme un souverain indépendant. C’est là que vinrent le trouver les envoyés de Ptolémaïs, alors assiégée par le grand-prêtre et, maintenant roi des Juifs, Alexandre Jannée (103).

Comme les royaumes de Syrie, d’Égypte, de Cappadoce, de Pont, le nouveau royaume de Judée connaissait maintenant les querelles dynastiques et les princesses prêtes à tout sacrifier à leur ambition. A l’exemple de Ptolémée Évergète II, Jean Hyrcan avait laissé en mourant (104) sa femme maîtresse de tout, autrement dit, libre de garder le pouvoir ou de lui choisir un successeur parmi ses cinq fils. Sa veuve jugea que le pontificat, qu’elle ne pouvait exercer elle-même, devait suffire à l’aîné, Judas, en grec Aristobule. Celui-ci, mécontent, jeta sa mère en prison et l’y laissa mourir de faim : puis il prit le titre de roi et s’associa son frère puîné Antigone. Les autres furent mis sous bonne garde. Ce titre de roi, délaissé depuis cinq siècles et que Zorobabel n’avait pas voulu rétablir au retour de la captivité de Babylone, paraissait maintenant aux yeux des puritains ou pharisiens comme un reniement des prophéties qui annonçaient la renaissance de la royauté, mais dans la personne d’un Messie glorieux issu de la race de David. C’était un emprunt fait aux coutumes des Gentils et une menace pour les libres institutions du peuple de Dieu. Hyrcan, qui avait affublé ses enfants de noms grecs, était déjà légitimement suspect de philhellénisme. Aristobule fut appelé, malgré qu’il en eût, le Philhellène. Il prêcha cependant le judaïsme à la façon de son père, l’épée à la main. C’est lui qui fit entrer les Galiléens, dûment circoncis, dans la communauté juive. Il évita même de mettre sur ses monnaies son nom grec et le titre de roi. Mais il n’en fut pas plus populaire, et sa biographie s’en ressent. Josèphe concilie de son mieux la tradition nationale, qui ne parlait que de ses crimes, avec le jugement favorable de l’historien Timagène, au gré duquel Aristobule avait été d’un naturel équitable, très modeste, et un bienfaiteur de son pays. Quoi qu’il en soit, Aristobule reste stigmatisé comme parricide et fratricide. Prêtant l’oreille à des dénonciations calomnieuses et trompé par des machinations perfides dont fut complice la reine elle-même, il fit tuer Antigone dans un couloir obscur de la forteresse où il avait établi sa résidence. Il n’eut pas le temps d’exterminer sa famille, car il mourut au bout d’un an de règne (104-103), torturé par le remords et chargé des malédictions des fidèles, non pas tant comme tyran que comme hellénisant. Sa femme Salomé, — en grec, Alexandra, — disposant du pouvoir, tira de prison et éleva au trône, en l’épousant, l’aîné des trois fils survivants de Jean Hyrcan, Alexandre dit Jannée [diminutif de Jonathan] (103-76)[37].

Alexandre Jannée se hâta d’achever la conquête de la Palestine et mit le siège devant Ptolémaïs. Il ne restait plus, pour résister à la puissance envahissante des Juifs, que Gaza et les deux petites villes de Stratonopyrgos et Dora, alors réunies sous la domination d’un petit tyran appelé Zoïle. Ptolémée Lathyros, persuadé, sur la foi des députés ptolémaïtes, que ces cités, et même Sidon, allaient l’aider dans son entreprise, s’embarqua avec 30.000 hommes pour aller débloquer Ptolémaïs. Mais, durant la traversée, pourtant assez courte, il fut informé qu’on ne le recevrait pas dans la place. Le peuple avait changé d’avis : il ne voulait plus s’exposer à avoir chez lui un maître et risquer, par surcroît, une guerre avec la vindicative Cléopâtre (III) d’Égypte. Débarqué un peu plus au sud, à Sycaminos, Ptolémée chercha vainement à entrer en pourparlers avec la ville qui l’avait appelé. Sa présence n’en produisit pas moins l’effet désiré : Alexandre Jannée leva le siège et rentra en Judée. Ptolémée ainsi mystifié se trouva alors assez perplexe. Zoïle et les Gazéens le suppliaient de leur venir en aide : d’autre part, Alexandre Jannée lui offrait 400 talents, s’il voulait faire disparaître Zoïle et céder à la Judée le domaine du tyran. Ptolémée se tourna du côté du plus offrant : il s’empara de la personne de Zoïle, dont on n’entend plus parler par la suite. Mais il s’aperçut bientôt qu’il était joué. Tout en négociant avec lui, Jannée le dénonçait à Cléopâtre (III) et cherchait à rallumer la guerre entre la mère et le fils. Outré de cette perfidie, Ptolémée alla ravager la Judée, pilla Asochis en Galilée et battit Alexandre à Asophon, sur les bords du Jourdain. S’il en faut croire Josèphe, coutumier de l’hyperbole dans le blanc et le noir, ce fut une horrible tuerie, couronnée par des scènes cannibalesques. Ptolémée aurait fait couper en morceaux des femmes et des enfants et jeter ces membres dans des marmites bouillantes, pour frapper de terreur les survivants en leur faisant croire qu’ils avaient affaire à des anthropophages. Le Lagide termina cette excursion triomphale en prenant d’assaut Ptolémaïs, qui lui avait témoigné une si injurieuse défiance[38].

Tous ces succès éveillèrent les craintes de Cléopâtre (III). Elle voyait déjà Ptolémée Lathyros, ligué avec Antiochos le Cyzicène, marcher sur l’Égypte pour y récupérer son trône. Elle résolut d’occuper le roi d’Antioche en remettant sur pied son rival, et d’aller en personne diriger les opérations contre Lathyros. Elle conclut donc un pacte avec Antiochos Grypos : elle lui envoya des secours et des subsides considérables, et, pour prévenir une entente possible entre lui et Ptolémée, elle lui donna en mariage sa fille Cléopâtre Séléné, la femme qu’elle avait enlevée à Ptolémée[39]. Puis, se défiant à bon droit des Alexandrins, elle mit en sûreté dans l’inviolable Asklépiéon de Cos ce qu’elle avait de plus précieux, ses trésors, ses petits enfants, son testament ; et elle partit en guerre avec toutes ses forces de terre et de mer, l’armée de terre commandée par ses hommes de confiance, les stratèges juifs Chelcias et Ananias, la flotte, par son fils, le roi Ptolémée Alexandre[40]. De pareils préparatifs donnent lieu de penser qu’elle ne songeait pas seulement à écraser Lathyros, mais aussi à s’emparer de la Cœlé-Syrie (102 a. C. ?).

Les renseignements donnés par Josèphe ne nous permettent pas de suivre de près la stratégie compliquée de cette chasse à l’homme, où les traqueurs ne réussirent pas à cerner leur proie. Le gros de l’armée et la flotte de Cléopâtre longèrent la côte de Palestine, recevant la soumission des villes, jusqu’à Ptolémaïs, qu’il fallut assiéger.

Pendant ce temps, Chelcias poursuivait Lathyros du côté de la Cœlé-Syrie, c’est-à-dire dans la vallée du Jourdain ; mais la mort du chef mit le désarroi dans ses troupes. Lathyros en profita pour leur échapper et courir dans la direction de l’Égypte, où il espérait rentrer, soit de force, maintenant qu’elle était dégarnie de troupes, soit même en roi légitime acclamé par les populations. Il aurait pour point d’appui Gaza, où tout ennemi des Juifs était assuré d’être bien accueilli. Mais il ne put gagner de vitesse les troupes que Cléopâtre envoya par mer pour lui barrer le passage. Il les rencontra à la frontière, et, n’étant pas en force, il s’en revint à Gaza pour y passer l’hiver, pendant que Cléopâtre entrait enfin à Ptolémaïs.

A Ptolémaïs, la reine mère d’Égypte reçut les hommages d’Alexandre Jannée, qui n’était pas sans inquiétude sur les intentions de Cléopâtre. Il ne manquait pas autour d’elle d’amis qui lui conseillaient de destituer ce roi en rupture de vassalité et d’arrêter ainsi la poussée offensive des Juifs contre les villes hellénisées. Mais le stratège juif Ananias, au dire de Josèphe, déclara tout net qu’en ce cas il ferait cause commune avec ses compatriotes et que Cléopâtre aurait tous les Juifs contre elle. Ces remontrances menaçantes, que Cléopâtre n’aurait supportées de personne autre, la décidèrent à laisser Jannée sur son trône et même à faire alliance avec lui. De son côté, Lathyros, jugeant la partie perdue et craignant de se voir enlever Cypre, retourna dans son île. Cléopâtre aussi, satisfaite d’avoir un allié sur qui elle pourrait désormais compter, plus actif que Grypos et capable de braver le Cyzicène, reprit aussi le chemin d’Alexandrie. foute cette campagne avait eu pour unique résultat d’user les forces des villes grecques et d’exalter l’ambition du roi juif, qui avait ménagé les siennes.

A peine la côte fut-elle évacuée par les Égyptiens de l’un et de l’autre parti que Jannée se rua sur sa proie. Il lui fallut dix mois de siège pour prendre Gadara, et il éprouva d’abord un échec devant Amathonte sur le Jourdain, défendue par Théodore fils de Zénon : mais il en vint à bout. Ayant ainsi assuré ses derrières, il put enfin satisfaire la vieille haine des Juifs contre les Philistins. Après avoir pris Anthédon et Raphia, il mit le siège devant Gaza. La ville fit, un an durant (97-96), une défense héroïque ; mais la trahison se mit de la partie. Le chef des Gazéens, Apollodote, fut assassiné par son frère Lysimaque, lequel ouvrit les portes aux Juifs. Ceux-ci ne venaient pas seulement pour conquérir, mais pour accomplir les malédictions jadis lancées par les prophètes contre la race des Philistins. Alexandre Jannée laissa le champ libre à la vengeance nationale. Ce fut dans les rues un carnage effroyable. Les Gazéens, sachant qu’ils n’avaient point de pitié à attendre, vendirent chèrement leur vie. Il y en eut qui tuèrent eux-mêmes leurs femmes et leurs enfants, mirent le feu à leur maison et s’ensevelirent sous les ruines fumantes. Le Conseil des Cinq-Cents fut massacré en bloc, par ordre de Jannée, dans le temple d’Apollon, où il s’était réuni[41]. Le roi juif retourna à Jérusalem après avoir fait de ce rivage naguère florissant un désert et montré une fois de plus au monde que, pour les sectateurs du farouche Jahveh, la haine de l’infidèle était le premier des devoirs.

La prise de Gaza coïncide à peu près avec la mort d’Antiochos VIII Grypos. Nous ignorons absolument ce qu’ont fait les deux rois de Syrie — aussi indolents l’un que l’autre — pendant que Lagides et Hasmonéens s’agitaient en Palestine. Les renforts que Grypos avait reçus de Cléopâtre ne paraissent pas lui avoir beaucoup servi contre son rival. Lui non plus n’était pas de ceux qui préfèrent les fatigues aux jouissances du pouvoir. Pendant qu’il amusait ses loisirs à étudier les poisons et à fabriquer une thériaque de son invention[42], il laissait un certain Héracléon de Berœa, une sorte de préfet du prétoire, gouverner et commander à sa place. Cet aventurier n’eut pas de peine à s’attacher les soldats. On entend bien parler de banquets qu’il leur faisait servir en plein air, par tables de mille, et du silence qui régnait dans ces réfectoires militaires, mais non de marches faites ou de combats livrés par ces troupes si bien nourries[43]. Il arriva ce qui devait arriver. Le favori songea à supplanter son bienfaiteur, pour qui il avait sans doute plus de mépris que de reconnaissance. N’ayant pas réussi à l’évincer sans le mettre à mort, il dut provoquer quelque émeute où Grypos fut tué, et il prit sa place, soit comme roi, soit plutôt comme régent ou tuteur de ses enfants (96)[44].

Antiochos VIII Grypos, mort à l’âge de quarante-cinq ans, laissait de son mariage avec Cléopâtre Tryphæna cinq fils et une fille, Laodice, celle-ci mariée à Mithridate Ier Callinicos, roi de Commagène. Les fils allaient se partager à l’amiable ou se disputer son héritage. Les races royales sont parfois déplorablement fécondes. Quand les lois de l’hérédité monarchique sont méconnues, les familles nombreuses ne sont plus que des nids de prétendants. Cependant, la concorde parut régner d’abord entre les fils de Grypos, groupés devant l’ennemi commun[45]. Leur belle-mère, Cléopâtre Séléné, qui avait peut-être des raisons de se défier d’eux, les avait quittés pour épouser précisément cet ennemi, le Cyzicène[46]. Elle continuait ses pérégrinations matrimoniales, qui ne devaient pas s’arrêter là. L’aîné des lits de Grypos, Séleucos VI (Épiphane Nicator), se mit à la tète de leur armée et prit de force plusieurs villes. Antiochos IX, surpris par cette agression, fit à la hâte des préparatifs et mena au combat des recrues levées dans Antioche. Les soldats improvisés ne tinrent guère contre les troupes disciplinées par Héracléon. Antiochos, entraîné par son cheval au milieu des ennemis, se perça lui-même de son épée[47], ou, suivant une autre version[48], fut pris et mis à mort par le vainqueur (95).

Il n’avait survécu qu’un an à son compétiteur. Il disparaissait à son tour sous les coups de la Némésis installée dans la dynastie, à peine âgé de quarante ans.

 

 

 



[1] A l’exemple de Tyr (126 a. C.), les villes se proclament autonomes : Balanéa (en 124), Tripolis (112/1), Sidon (111), Séleucie de Piérie (109/8), Apamée (106/5), Ascalon (104), Laodicée en Séleucide (96), Paltos (entre 97 et 81), Damas (vers 35), Épiphania sur l’Oronte (entre 65 et 63).

[2] Tite-Live, Epit., 60. Eusèbe, I, pp. 257-258 Sch.

[3] Appien, Syr., 69 (έπιτοξεύσασα έκτεινεν a chance d’être une ineptie, comme le coup de lance et de pierre de Bérénice).

[4] Justin, XXXVII, 1, 4.

[5] Memnon, 30 (FHG., III, p. 511). Justin, XXXVII, 3, 1.

[6] Monnaies d’Alexandre II et Ascalon, en Sel. 190 = 123/2 a. C.

[7] Justin, XXXIX, 2, 1.

[8] Diodore, XXXIV-V, 28. Justin, XXXIX, 2, 5-6. Joseph., XIII, 9, 3. Eusèbe, I, pp. 251-8 Sch. L’aigle kéraunophore des Lagides, qui apparaît sur des monnaies d’Alexandre II, reparaît sur celles d’Antiochos VIII et de Cléopâtre.

[9] Justin, XXXIX, 2, 7-8. C’est le dénouement de la tragédie de Rodogune.

[10] Athénée, V, p. 210 d. XII, p. 540 a-h. VI, p. 216 d. Inscriptions dans Le Bas et Waddington, n. 136. BCH., VII, pp. 346-341. Dittenberger, OGIS., 258-260.

[11] Justin, XLII, 1.

[12] Trogue-Pompée, Prol., 42. Justin, XLII, 1, 3. Diodore, XXXIV, 21 (le titre de βασιλεύς doit être une impropriété).

[13] Diodore, XXXIV, 19.

[14] Voyez Babelon, La numismatique et la chronologie des dynastes de la Characène, de 124 a. C. à 116 p. C. (C. R. de l’Acad. d. Inscr., 1898, pp. 530-532).

[15] Justin, XLII, 2, 2.

[16] Trogue-Pompée, Prol., 42. Justin, XLII, 2, 3. Justin le confond avec son successeur Mithridate III (XLII, 4).

[17] Strabon, XI, 9, 2. Justin, loc. cit.

[18] Joseph., XIII, 10, 1.

[19] Justin, XXXIX, 2, 10. Appien, Syr., 69.

[20] Joseph., XIII, 10, 1. Eusèbe, I, pp. 239-260 Sch.

[21] On ignore la date de la mort de Cléopâtre II. Voyez Hist. des Lagides, II, p. 85. IV, p. 325. Elle disparaît obscurément de l’histoire, vers 116/5 a. C. probablement quelques mois après — ou avant — Évergète II.

[22] Justin, XXXIX, 3, 1-3. La chronologie est ici, comme toujours, incertaine. Eusèbe (Porphyre) place la victoire d’Antiochos IX en Ol. 167, 1 (112/1 a. C.), et celle d’Antiochos VIII l’année suivante. J’accepte la dernière date, mais non la première, l’intervalle me paraissant insuffisant pour contenir tous les faits.

[23] Dehinc cum fratre suo Antiocho Cyziceno bellum in Syria Ciliciaque gessit (Trogue-Pompée, Prol. 39).

[24] Justin, XXXIX, 3, 4-12.

[25] Joseph., XIII, 12, 2.

[26] En Ol. 167, 2 (111/0 a. C.), Eusèbe, I, p. 260 Sch. Le texte est formel, mais on sait combien les confusions entre les homonymes étaient faciles et ont été fréquentes.

[27] Babelon, p. CLXII (sauf sous Démétrios III Eucærus).

[28] L’émir Hérotimos, avec ses sept cents fils (!), divisis exercitibus nunc Ægyptum, nunc Syriam infestabat (Justin, XXXIX, 3, 6).

[29] Joseph., XIV, 3, 2.

[30] Diodore, XXXIV, 34.

[31] Clément Alex., Ptotrept., IV, 52. Arnobe, VI, 21.

[32] Joseph., XIII, 10, 2-3. Bell. Jud., I. 2, 1. L’anniversaire de la destruction de Samarie prit place dans le calendrier des fêtes juives (25 nov.). Le siège avait duré un an.

[33] Joseph., XIII, 9, 2. C’est le fameux SC. provoqué par le préteur Fannius, dont il a été question plus haut et qui me parait, en effet, plus à sa place ici.

[34] Justin, XXXIX, 4, 2.

[35] Diodore, XXXIV, 39 a.

[36] Joseph., XIII, 10, 4.

[37] Joseph., XIII, 11, 1-3 ; 12, 1. B. Jud., 1, 3, 1-6. C’est à Timagéne que Josèphe emprunte la mention de la conquête d’une partie τοΰ τών Ίτουραίων έθνους, c’est-à-dire, très probablement, de la Galilée (E. Schürer, I4, pp. 275-276).

[38] Joseph., XIII, 12, 5.

[39] Justin, XXXIX, 4, 4.

[40] Joseph., XIII, 13, 1.

[41] Joseph., XIII, 13, 3.

[42] Galen., XIV, 183-184. Mais Pline (XX, § 264) la fait dater d’Alexandre le Grand. Lequel croire ?

[43] Posidonius ap. Athénée, IV, p. 153 b. Posidonios ne tarit pas sur les bombances des rois : ici, de Grypos (V, p. 210 d) et de l’autre Antiochos, c’est-à-dire le Cyzicène, έν Δάφνη (V, p. 210 e).

[44] Joseph., VIII, 13,4. Eusèbe, I, pp. 259-260 Sch.

[45] Séleucos VI, Philippe et Antiochos XI (frères jumeaux), Démétrios III, Antiochos XII.

[46] Appien, Syr., 69.

[47] Eusèbe, loc. cit.

[48] Joseph., loc. cit., cf. Trogue-Pompée, Prol., 40 (mortuo Grypo rege, Cyzicenus cum filiis ejus bello congressus interiit).