HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE XI. — ALEXANDRE Ier BALA (150-145).

 

 

Le nouveau roi fut accueilli avec joie à Antioche, qui ne s’était jamais réconciliée avec son prédécesseur. Son premier acte fut de consolider sa situation par une alliance matrimoniale bien choisie. Il envoya un message à Ptolémée Philométor pour lui demander la main de sa fille Cléopâtre, dite Théa. Ptolémée accueillit favorablement cette demande, sans doute prévue ou même suggérée, et amena sa fille à Ptolémaïs, où fut célébré le mariage. Jonathan fut invité à la fête et traité presque en roi par son suzerain, auquel il avait eu soin d’apporter de riches présents (150)[1].

Si les Séleucides authentiques étaient de médiocres chefs d’État, le jeune parvenu à qui les alliés avaient donné le trône de Syrie montra bien qu’on ne lui avait pas appris son métier de roi. Il se plongea aussitôt dans la débauche la plus crapuleuse, laissant ses favoris régner à sa place. Son grand-vizir Ammonios fit périr tous les amis du roi (précédant) et la reine Laodice et Antigone, fils de Démétrius[2]. Antioche, qui avait donné la mesure de sa fidélité à ses rois, fut confiée à Hiérax et à Diodote, probablement deux chefs populaires qui avaient mené la campagne contre Démétrios[3]. Ainsi débarrassé des soucis du pouvoir, Alexandre passait son temps au milieu des troupeaux de courtisanes qui constituaient sa société ordinaire[4], et il variait ses plaisirs en invitant des philosophes à sa table. Il avait, paraît-il, des préférences pour le stoïcisme, mais un stoïcisme qui devait ressembler singulièrement à l’épicurisme de son familier, Diogène de Séleucie, homonyme et — si Athénée n’a pas fait de confusion — compatriote du scholarque stoïcien. Le roi était aimable pour tous et causeur dans ces réunions où l’on se moquait parfois agréablement de la philosophie[5]. Le dilettantisme était à la mode. C’était le temps où les jeunes princes royaux fréquentaient, à Athènes et à Rome, les auditoires clos professeurs en renom, où les Attalides brillaient par leur haute culture, où le brutal Ptolémée Évergète II dit Physcon lui-même se piquait d’être un philologue et un naturaliste. Peut-être, après tout, le jeune Syrien valait-il mieux que sa réputation et n’était-il ni si infirme d’esprit ni si brouillé avec la morale qu’on veut bien le dire[6]. Il se donnait aussi des satisfactions de vanité en ajoutant à son diadème les titres les plus sonores. Il fut, autant qu’il lui plut, Théopator, Évergète, Épiphane, Nicéphore : il se faisait représenter sur ses monnaies la tête radiée et aussi semblable que possible à Alexandre le Grand[7]. D’autre part, il se procurait une popularité facile aux dépens de l’autorité royale. A partir de 149, on voit apparaître des monnaies frappées par une sorte de Ligue comprenant les villes de la tétrapole syrienne (Antioche-Apainée-Laodicée-Séleucie de Piérie) avec l’inscription ΑΔΕΛΦΩΝ ΔΜΗΩΝ[8]. Par ce temps de révolutions, une fédération aussi fraternelle pourrait, le cas échéant, disposer du trône et, en attendant, faire la loi au souverain.

Le nouvel Alexandre fut bientôt tiré de sa quiétude par les revendications du Séleucide Démétrios II, fils de Démétrios Ier Soter. Le jeune prince, grâce à la prévoyance de son père, avait échappé aux dangers de la guerre civile. Le mépris qu’inspirait l’usurpateur lui rendit l’espoir. En Crète, où il était allé recruter des mercenaires, il avait fait marché avec un chef de bandes, Lasthène, et il venait de débarquer en Cilicie, c’est-à-dire dans un pays où les rebelles, quels qu’ils fussent, étaient sûrs de trouver des adhérents (148/7)[9]. Alexandre, qui était alors en Phénicie, se hâta de rentrer à Antioche pour y mettre tout en sûreté avant que Démétrios n’arrivât. Il est probable que le prétendant suivit le versant du Taurus et, laissant de côté la capitale, envahit la Syrie par Le gouverneur de la province. Apollonios Daos, passa aussitôt du côté de Démétrios et voulut contraindre les Juifs à abandonner aussi la cause d’Alexandre. Du moins, c’est la manière la plus simple d’expliquer la contradiction qui existe entre les assertions des historiens juifs. D’après le premier livre des Macchabées, Apollonios était investi par Démétrios ; d’après Josèphe, le gouvernement de la Cœlé-Syrie lui avait été confié par Alexandre, et c’est au nom d’Alexandre qu’il intervient en Judée. Josèphe a rectifié sur un point, — et avec raison, — le récit de son devancier. Il est évident, en effet, que, pour être un allié utile, Apollonios devait être en fonctions avant l’arrivée du prétendant ; mais, à partir de ce moment, il prend, dans le récit de Josèphe, une attitude singulièrement équivoque. Jonathan ayant précédemment embrassé le parti d’Alexandre contre Démétrios Ier, on ne comprend guère qu’il cherche querelle au dit Jonathan. Il est vrai que le prétexte allégué est que Jonathan se désintéresse maintenant de la cause d’Alexandre, vivant en pleine sécurité et à sa guise, sans obéir au roi. La conduite d’Apollonios suppose de sa part des visées secrètes que Josèphe n’a pas éclaircies. Il est probable qu’il songeait à faire ou avait déjà fait défection, et que, pour sauver les apparences, il affectait un grand zèle pour la cause d’Alexandre.

La guerre civile donnait une fois de plus à Jonathan l’occasion d’intervenir dans les affaires de Syrie et de mettre à prix son concours. Apollonios, servant les haines héréditaires des villes philistines qui s’étaient ralliées à lui, envoya au pontife juif une sorte de défi qui, en la circonstance et quelle que fût la cause qu’il servait, était absolument impolitique. Jonathan saisit l’opportunité au vol. Il occupa d’abord Joppé, puis il battit à Ashdod (Azotos) le présomptueux Apollonios, brûla la ville et le temple de Dagon, et mérita par surcroît les remerciements d’Alexandre, qui ne voulait pas se brouiller avec un ami si redoutable[10]. Mais si Jonathan avait cru prendre le parti du plus fort, il s’était trompé cette fois. Un revirement assez mal expliqué de la politique de Ptolémée Philométor imprima aux événements une direction imprévue (148/7.a. C.).

Ni Ariarathe V de Cappadoce, pacifique par nature, ni Attale II, qui avait péniblement triomphé de Prusias (149) et combattu ensuite avec les Romains contre le Pseudo-Philippe, n’étaient d’humeur à intervenir en faveur de Bala. La tâche incombait tout entière à Ptolémée Philométor. Ptolémée, en apprenant le danger que courait son gendre, avait mis en mouvement son armée et sa flotte : il s’avançait en suivant le littoral de Phénicie, et les villes, tout à long de ha route, lui faisaient un accueil enthousiaste. Était-ce, comme le disent les sources juives, par ordre d’Alexandre ? Ptolémée ne le crut pas sans doute ; il comprit qu’un demi-siècle de domination syrienne n’avait pas effacé dans ce pays le souvenir des Lagides, dont l’aigle ornait encore les revers des monnaies frappées en Phénicie. Il sentait qu’il avait, au cours de ces dernières années, manqué plus d’une fois l’occasion de reprendre la Cœlé-Syrie. Il se conduisait déjà comme un véritable souverain du pays ; dans chaque ville il laissait une garnison. C’est à lui que les habitants d’Ashdod apportaient leurs doléances contre Jonathan et que Jonathan venait présenter ses hommages à Joppé. Il parut oublier, chemin faisant, qu’il était venu pour soutenir la cause d’Alexandre. Arrivé à. Ptolémaïs, il fut ou prétendit avoir été l’objet d’une tentative d’assassinat tramée par le grand-vizir Ammonios. Le fait n’est pas invraisemblable. Ammonios, pour la soin me de trois cents talents, avait laissé commettre un abominable guet-apens par les Aradiens contre leurs voisins les habitants de Marathos[11], et il pouvait craindre que Ptolémée lui demandât compte de ce crime ainsi que des exécutions ordonnées par lui au début du règne. Ptolémée écrivit aussitôt à Alexandre, exigeant que le coupable lui fût livré. Ce fut probablement Ammonios qui dicta la réponse. Alexandre refusait de punir son ministre et devenait ainsi son complice. Alors les citoyens d’Antioche, excités par Hiérax et Diodote, qui tout en blâmant Alexandre redoutaient de tomber au pouvoir du fils de Démétrios Soter, voulurent donner satisfaction à Ptolémée. La population se souleva contre le ministre. Ammonios fut tué sous un déguisement de femme qu’il avait pris pour s’enfuir[12].

Mais Ptolémée ne se tint pas pour satisfait. Il affecta de considérer Alexandre comme l’instigateur de la trahison dont il avait failli être victime, et, par une brusque volte-face, au lieu de combattre Démétrios II, il se mit à négocier avec lui. Il offrit au prétendant la main de sa fille Cléopâtre Théa, qu’il avait eu soin probablement de faire sortir à temps d’Antioche, et se chargea de substituer son futur gendre à l’ancien.

Le plus difficile était de vaincre l’antipathie et la défiance des Antiochéniens à l’égard de Démétrios, le fils du roi qu’ils avaient les premiers bafoué, combattu et renversé. Ptolémée y réussit, ou du moins réussit à détrôner Alexandre sans coup férir. La grande ville expulsa le roi déchu, qui se réfugia en Cilicie, pays où pullulaient les insoumis, asile des proscrits et repaire des agitateurs en quête de renforts, et elle offrit la couronne vacante non pas à Démétrios, mais à Ptolémée lui-même. Celui-ci, entré à Antioche, posa sur sa tête deux diadèmes, celui de l’Égypte et celui de l’Asie[13]. Après avoir ainsi obéi au vœu populaire, il réunit les habitants en assemblée et les exhorta à accueillir Démétrios, disant que ce prince oublierait par reconnaissance leurs démêlés avec son père ; déclarant que lui Ptolémée serait pour Démétrios un bon précepteur et un guide qui, s’il tentait de mauvaises actions, ne le lui permettrait pas. Il leur répéta que, quant à lui, la royauté en Égypte lui suffisait. Par de telles paroles, il persuada aux Antiochéniens de recevoir Démétrios[14]. Ptolémée ne mit pas ses auditeurs dans la confidence de sa pensée intime. Il ne leur dit pas que, s’il refusait le diadème d’Asie, c’était très probablement par crainte des Romains, et qu’il comptait bien néanmoins ne Ras retourner à Alexandrie les mains vides. Il était convenu que Démétrios, en échange du trône paternel, lui cédait la Cœlé-Syrie[15].

La conduite de Ptolémée n’a point paru exempte de caprice et a été diversement jugée. Pour Diodore, Ptolémée était bien parti d’Alexandrie avec l’intention de secourir son gendre ; mais, le trouvant absolument incapable, il changea d’avis et prit pour prétexte un prétendu guet-apens. Le biographe des Macchabées suppose que Ptolémée avait rassemblé une armée en vue de s’emparer par ruse du royaume d’Alexandre et de l’ajouter au sien ; Josèphe, au contraire, admet la bonne foi de Ptolémée et la sincérité de son indignation contre Ammonios d’abord, contre Alexandre ensuite. On ne se tromperait guère en admettant que Ptolémée, au moment où il prit les armes, avait le dessein bien arrêté de se faire l’arbitre de la situation et d’exiger, pour prix de ses services, la cession de la Cœlé-Syrie, qu’il n’avait pas réclamée en 150, peut-être parce qu’il n’avait pas été seul alors à introniser Alexandre Bala. Cette cession, son but unique, il l’obtiendrait, par la force ou à l’amiable, soit de l’un, soit de l’autre des prétendants ; et il se décida finalement pour celui qui lui parut le plus propre à conserver le trône de Syrie à sa fille Cléopâtre, destinée à épouser successivement trois rois pour rester toujours la reine de Syrie.

Pendant que Ptolémée installait son protégé et que se célébraient les noces de Démétrios Il et de Cléopâtre Théa, Alexandre recrutait une armée en Cilicie, — où Apollon Sarpédonios lui fit l’aumône d’une prophétie inintelligible[16], — et il envahissait la (Syrie) Séleucide, mettant à feu et à. sang le territoire même de l’ingrate Antioche. Les deux rois marchèrent à sa rencontre. Le choc eut lieu sur les bords de l’Œnoparas, un affluent de l’Oronte. Alexandre, complètement défait, s’enfuit avec cinq cents hommes, derniers débris de son armée, auprès d’un émir nabatéen du nom de Zabel ou Zabdiel, — Dioclès pour les Grecs, — à qui il avait déjà confié son jeune fils. Mais Ptolémée avait été relevé sur le champ de bataille la tête fracassée et incapable de prononcer une parole. Son cheval, effrayé par un éléphant, l’avait jeté à terre, et ses gardes l’avaient arraché mourant à la fureur d’un groupe d’ennemis qui s’étaient précipités sur lui. Le cinquième jour, le moribond, sur lequel les médecins avaient tenté l’opération du trépan, reprit connaissance avant de mourir. Il eut alors la joie — la très grande joie, au dire de Josèphe — d’apprendre la mort d’Alexandre et de contempler la tète de son ennemi, envoyée par l’émir arabe. Ce qui s’était passé, dans ce court intervalle, du côté du vaincu, nous ne pouvons le restituer que par conjecture. Suivant la version de Diodore, le meurtre d’Alexandre fut tramé et exécuté par ses généraux, Héliade et Casios, qui s’entendirent avec Démétrios d’une part, avec Dioclès (Zabdiel) de l’autre, et achetèrent à ce prix leur propre sécurité. Les négociations, en ce cas, ont dû être bien rapides. Que le meurtre ait été perpétré par le poignard macédonien ou arabe, il eut lieu, d’après l’oracle, en Arabie ; le dynaste arabe voulut y avoir participé et s’en faire un mérite auprès du vainqueur[17].

Ainsi succomba, en la cinquième année de son règne (mai 115)[18], Alexandre Bala, instrument et victime des calculs des rois voisins. On s’aperçut après coup, comme toujours, que les meurtriers d’Alexandre avaient accompli l’oracle d’Apollon Sarpédonien, d’après une exégèse que Diodore expose tout au long dans une invraisemblable histoire de femme mariée transmuée en homme et enrôlée dans la cavalerie d’Alexandre [note 1]. Il n’avait manqué à l’avertissement du dieu, pour être utile, que d’être compris ; mais Alexandre devait être en son vivant assez philosophe pour savoir que l’ordre fatal des choses exige que les prophéties soient ou inéluctables ou inintelligibles.

La querelle dynastique qui durait depuis l’usurpation d’Antiochos Épiphane n’était pas, tant s’en faut, tranchée dans sa racine. Alexandre Bala laissait un fils, secrètement élevé en Arabie par un dynaste que le biographe des Macchabées appelle Émalchuel, et Diodore, Jamblique ; personnage qui pourrait être ou Zabdiel lui-même, ou un complice, ou un ennemi de ce premier dépositaire. Un pareil gage était bon à garder pour les complications futures.

 

 

 



[1] I Macchabées, 10, 63. Josèphe (XIII, 4, 2) ne va pas si loin : Jonathan est promu τών πρώτων φίλων.

[2] Tite-Live, Epit., 50.

[3] Diodore, XXXII, 9 c. XXXIII, 3.

[4] Justin, XXXV, 2,2.

[5] Athénée, V, p. 211. Confusion possible entre le stoïcien Diogène de Séleucie et l’épicurien Diogène de Tarse.

[6] Invisum stuttitia Alexandrum (Trogue-Pompée, Prol., 35). Sur le bel esprit à la mode du temps, voyez A. Besançon, Les adversaires de l’Hellénisme à Rome, Paris, 1910.

[7] Babelon, p. CXXIX.

[8] Babelon, p. CVII. Bronzes à l’effigie de Zeus ou d’Apollon, datés de 164-166 Sel. = 149-147 a. C. (W. Wroth, Catalogue of the greek coins of Galatia Cappadocia and Syria, pp. 151-152, London, 1899).

[9] En 165 Sel. (Joseph., XIII, 4, 3).

[10] I Macchabées, 10, 69-89. Joseph., XIII, 4, 3.

[11] Diodore, XXXIII, 5.

[12] Joseph., XIII, 4, 6.

[13] I Macchabées, 11, 13.

[14] Joseph., XIII, 4, 7.

[15] Diodore, XXXII, 9 c. On se demande si ce n’est pas par inadvertance que Polybe, faisant l’éloge funèbre de Ptolémée Philométor, l’appelle Πτολεμαΐος ό τής Συρίας βασιλεύς (XL, 12). En fait, il disposa un moment du trône de Syrie. Mais le texte est des Excerpta Valesiana, dont Polybe n’est pas responsable.

[16] Éviter le lieu où était né un être dimorphe (Diodore, XXXII, 10). Suit, pour la justification de l’oracle, l’histoire d’une hermaphrodite, femme d’abord, mâle ensuite, à Abæ en Arabie. Voyez mon Hist. de la Divination, III, pp. 251-253.

[17] Diodore, XXXII, 9 d-10. Strabon, XVI, p. 751. I Macchabées, 11. Joseph., XIII, 4, 8. Tite-Live, Epit., 52.

[18] (Alexander) paulo post interfectus, cum regnasset annos quinque, vel, ut in plerisque auctoribus repperi (?), novem (Sulpice Sévère, Chron., II, 24). Il ne reste pas d’autre trace de l’opinion dissidente et inexplicable (sauf par quelque imposture) de ces plerique auctores, que Sulpice Sévère eût été sans doute embarrassé de citer.