Le nouveau roi avait trouvé jusqu’ici la tâche plus facile qu’il n’aurait cru. Maintenant, il allait se trouver aux prises avec des embarras de toute sorte. Échappé de Rome sans l’aveu du Sénat, il avait à se faire pardonner son évasion, et il ignorait comment serait appréciée à Rome son intrusion violente, souillée par le meurtre de son rivai. L’ambassade romaine qui devait décider de son sort ne se pressait pas. Son homme de confiance, Ménocharès, vint lui dire à Antioche qu’il avait rencontré les légats en Cappadoce, d’où ils allaient sans doute venir en Égypte. Démétrios se hala, d’envoyer à leur rencontre ; mais les diplomates, toujours réservés, ne lui firent pas l’honneur d’une visite. Les envoyés de Démétrios les joignirent en Pamphylie, sur le chemin de Rhodes. Le roi de Syrie passa de l’inquiétude à l’anxiété : il envoya de nouveau à Rhodes ses protestations et ses hommages. Heureusement pour lui, le chef de la mission, Ti. Sempronius Gracchus, le même qui, quelques années auparavant, avait fait un rapport favorable sur Antiochos Épiphane, était bien disposé à son égard. Le Sénat finit par reconnaître en fait Démétrios, qu’il eût été d’ailleurs difficile de remplacer, et le Séleucide témoigna discrètement sa gratitude — déguisée en reconnaissance pour le temps où il avait été hébergé à Rome — en envoyant à Rome une couronne d’or de 10.000 statères. Il ne pouvait, pas moins faire, Ariarathe en ayant offert une du même poids et la faveur des Romains se mesurant à la valeur des cadeaux. Ses députés emmenaient aussi avec eux le meurtrier d’Octavius, Leptine, et un certain conférencier nommé Isocrate, lequel avait eu le tort d’approuver tout haut l’acte de Leptine et de dire qu’il faudrait traiter de même tous les ambassadeurs romains. Démétrios n’avait pas eu la peine de traquer le coupable. Leptine était un illuminé. Il était venu s’offrir lui-même au roi, se faisant fort d’aller démontrer au Sénat que les dieux eux-mêmes lui avaient ordonné de faire justice d’Octavius. Quant à Isocrate, il devint fou ou simula la folie. Le Sénat accepta la couronne d’or, mais il renvoya ces deux fanatiques. Il trouvait plus habile de garder en réserve un grief dont on pourrait user au besoin. Il se contenta de répondre par une espèce de truisme, à savoir, que le roi sera traité avec bienveillance, s’il agit de façon satisfaisante pour le Sénat dès le début de son règne[1]. Les Romains, on n’en saurait douter, avaient vu avec un certain dépit se terminer si vite les troubles que devait susciter la compétition de Démétrios et de son neveu. Ils avaient dû compter que la querelle dynastique se prolongerait, comme celle qui divisait en ce moment les Ptolémées, et affaiblirait d’autant ce qui restait de puissance aux Séleucides. Les moyens de corriger cette erreur de calcul ne leur manquaient pas. Les guerres et les discordes intestines qui avaient constamment tenu en haleine le régent Lysias avaient fourni à des satrapes déloyaux l’occasion de détacher encore à leur profit des morceaux de l’empire. Un favori d’Antiochos Épiphane, le satrape de Médie Timarchos de Milet, — homonyme et peut-être descendant du tyran jadis expulsé de Milet par Antiochos II, — entendait bien ne plus se dessaisir de sa province. Il connaissait de près les Romains pour avoir expérimenté lui-même, au cours de plusieurs voyages qu’il avait faits à Rome sous le règne précédent, la vénalité des sénateurs à court d’argent. Son frère Héraclide, à qui Antiochos Épiphane avait confié la gestion des finances, avait été pour lui un précieux auxiliaire. Il envoya donc à Rome Héraclide, lequel, énumérant force griefs contre Démétrios, demanda pour lui le titre de roi. Le Sénat, expert en sous-entendus, fit une réponse évasive, mais dont l’effet fut immédiat. Encouragé par le sénatus-consulte, Timarchos réunit une armée considérable en Médie et fit alliance contre Démétrios avec Artaxias, roi d’Arménie. Les peuples voisins, effrayés de ce déploiement de forces, grossirent le nombre de ses sujets : il s’avança jusqu’au Zeugma et prit possession enfin de la royauté[2]. Maître de Babylone, il prit même le titre de Grand-Roi qui figure sur ses monnaies[3]. Son exemple fut suivi. Dès qu’on sut que les Romains étaient en froid avec Démétrios, il fut méprisé non seulement par les autres rois, mais par les satrapes ses subordonnés. Ptolémée, gouverneur de Commagène, qui, se fiant aux défenses naturelles du pays, affectait depuis longtemps des allures indépendantes, trancha aussi du souverain. Il avait même précédemment (164) poussé l’audace jusqu’à vouloir s’agrandir aux dépens d’Ariarathe IV de Cappadoce. Celui-ci l’avait ramené sur ses positions : mais, en bon ami des Romains qu’il était, il s’était bien gardé de l’en déloger[4]. Ainsi l’empire se disloquait, et la rébellion, en Commagène, n’était plus qu’à quelques lieues d’Antioche. § I. — SUITE DE LA GUERRE DE JUDÉE. En même temps, Démétrios se laissait entraîner malgré lui à intervenir dans les conflits incessants qui désolaient la Judée. Dans ce pays, les haines des partis étaient terribles : le seul moyen de n’être pas opprimé était d’opprimer les autres. Depuis la trêve conclue avec Lysias, le parti des patriotes avait le dessus : il persécutait les philhellènes, qu’il traitait en renégats. Ces hommes iniques et impies en Israël, comme les appelle la chronique des Macchabées, vinrent trouver Démétrios pour lui demander aide et protection. Ils avaient pour porte-parole le grand-prêtre Alcimos, qui, nommé en 162 par Antiochos Eupator, n’avait sans doute pu prendre possession de sa charge. Démétrios donna ou confirma à Alcimos le titre de grand-prêtre et envoya Bacchide, gouverneur de Mésopotamie, pour l’installer à Jérusalem. Bacchide, chargé d’apprendre aux Juifs qu’ils avaient un maître à Antioche, eut soin d’emmener un corps de troupes imposant. Les patriotes n’osèrent bouger. Bacchide les berça de belles paroles, fit appréhender et traîtreusement mettre à mort une soixantaine de meneurs attirés par ses promesses ; après quoi, laissant au grand-prêtre une garde suffisante, il revint à Antioche, croyant avoir pacifié le pays et assuré à Alcimos l’exercice du pouvoir. Il connaissait bien mal les indomptables serviteurs de Jahveh. Aussitôt que Bacchide fut retourné en Syrie, Judas Macchabée rallia autour de lui les patriotes et expulsa l’intrus, l’impie Alcimos, lequel alla de nouveau porter ses doléances à Antioche. Démétrios envoya alors en Judée Nicanor, un général qui connaissait le pays pour y avoir été plus d’une fois battu. Nicanor chercha d’abord à s’emparer par ruse de la personne du Macchabée. Il se fit battre encore à Capharsalama et se replia sur Jérusalem, où il eut le tort d’exaspérer par des menaces le parti qu’il ne savait pas vaincre. De Jérusalem, il continua sa retraite jusqu’à Béthoron, où il reçut des renforts de Syrie. Se croyant alors, avec neuf mille hommes, en mesure de livrer bataille aux mille fanatiques du Macchabée, il éprouva une défaite totale. Lui-même resta sur le terrain, et les débris de son armée en déroute furent exterminés par la population accourue à l’appel des trompettes nationales. La journée de Nicanor resta un des plus glorieux anniversaires du calendrier israélite (févr. ou mars 161 a. C.)[5]. Pour assurer un lendemain à ces succès inespérés, le Macchabée, qu’on aurait cru moins diplomate, eut, d’après les historiens juifs, l’idée de s’adresser aux Romains. Tout le monde savait en Orient que l’alliance romaine conférait une sorte d’inviolabilité, et qu’il n’était pas très difficile d’obtenir cet enviable privilège. La grande République, occupée à démembrer pièce à pièce les royaumes riverains de la Méditerranée, faisait bon visage à quiconque voulait se détacher d’un de ces États en dissolution. On ne saurait dire à quel moment ont commencé les négociations, qui étaient peut-être déjà engagées avant la victoire de Béthoron, et l’on hésite à affirmer l’authenticité du pacte qui s’ensuivit, — un traité d’alliance entre le peuple romain et la nation des Juifs, — à plus forte raison, du message par lequel le Sénat aurait signifié à Démétrios d’avoir à laisser les Juifs en paix[6]. On sait par maints exemples que la foi et le patriotisme, surtout réunis, n’ont guère souci de la vérité pure. Quelle qu’ait été la valeur de ce pacte, dont les Romains ne paraissent pas avoir pris grand souci, Judas n’en eut pas le bénéfice. Démétrios, informé ou non, prévint l’ingérence romaine dans sa querelle en hâtant ses préparatifs. Un mois environ après la défaite de Nicanor, Bacchide, à la tête de 22.000 hommes, envahit la Palestine par le nord et marcha droit à travers la Galilée sur .Jérusalem. Le Macchabée voulut lui barrer le passage. Ses partisans eux-mêmes essayèrent en vain de fléchir son héroïque obstination. Sur trois mille hommes qu’il avait avec lui, il n’en resta bientôt plus que huit cents. C’est avec cette poignée d’intrépides qu’il soutint près d’Ashdod ou de Berzotho le choc de l’armée syrienne. Le Macchabée se battit comme un lion, mais il fut écrasé sous le nombre et resta parmi les morts (avril 161 ?). Le héros fut pleuré par Israël, qui ensevelissait avec lui toutes ses espérances. Pour le moment, la Judée était enfin soumise à l’autorité du roi de Syrie, et les philhellènes exultaient. Bacchide se faisait l’instrument de leurs vengeances, persuadé que rien ne valait, pour diriger ses coups, la perspicacité de la haine entre partis dissidents. Ces persécutions poussèrent de nouveau les Hasidim à la révolte ; mais leur chef Jonathan, frère du Macchabée, fut obligé de s’enfuir avec eux au désert et de vivre au jour le jour, entre les Macédoniens qui épiaient l’occasion de le saisir et les Bédouins qui lui avaient déjà tué son frère Jean. Bacchide procéda méthodiquement à la consolidation de l’autorité royale en Judée, élevant des fortifications sur les points principaux et enfermant dans la citadelle de Sion des otages pris dans les premières familles du pays. Néanmoins, il ne fut plus jamais question de revenir sur la concession faite par Lysias et de proscrire le culte national. On avait compris que le seul moyen de gouverner cet étrange peuple était de le laisser confondre, comme par le passé, le Droit avec la Loi religieuse et vivre à sa guise dans la pratique de ses observances rituelles. Le pays fut si bien pacifié que, lorsque Alcimos mourut, — d’une maladie mystérieuse, comme il convenait à un impie, — Bacchide ne jugea pas nécessaire de lui donner un successeur. Le pontificat, qui avait été jusque-là un instrument de désordre, resta plusieurs années vacant. Quand Bacchide fut rentré à Antioche (160), la terre de Judée fut silencieuse durant deux ans. Au bout de ces deux ans, Bacchide fut l’appelé par les violences des fanatiques, dont les bandes étaient rentrées dans le pays. Mais enfin, Jonathan lui-même offrit sa soumission, et Bacchide lui permit de s’installer non pas à Jérusalem, mais à Michma, où il continua à représenter, pour les fidèles du parti, une ombré de gouvernement national (158)[7]. En somme, la force avait prévalu : Jahveh n’avait pas encore délivré son peuple, et tant de sang répandu n’avait fait que remettre les choses eu l’état où elles étaient avant le néfaste caprice d’Antiochos Épiphane. Le joug était même plus pesant. Quoi qu’en disent les historiens juifs, l’avenir, qui devait émanciper enfin le peuple de Dieu, ne fut pas non plus signalé par des miracles, à moins qu’on ne considère comme marques de l’intervention providentielle les dissensions dynastiques et guerres civiles qui ruinèrent, en Judée comme ailleurs, l’autorité des Séleucides. § II. — LES AFFAIRES D’ORIENT. Autant qu’on peut assurer la chronologie de ces années troublées, Démétrios n’avait pas attendu la pacification de la Judée pour parer à des dangers plus pressants. Pendant que ses lieutenants domptaient l’exaltation patriotique des partisans du Macchabée, il avait abattu le présomptueux rival qui avait pris en Orient le titre de Grand-Roi. Quelles furent les péripéties de ce duel, nous n’en savons absolument rien. Appien dit seulement que Démétrios expulsa Héraclide et supprima Timarchos, qui s’était mis en révolte et, entre autres méfaits, avait infligé de mauvais traitements à Babylone ; si bien que, sur l’initiative des Babyloniens, il fut dès lors appelé le Sauveur[8]. C’est de même pour avoir délivré Milet de l’autre Timarchos que jadis Antiochos Il avait été appelé le Dieu, et ce parallélisme ne laisse pas de jeter quelque doute sur la fidélité des souvenirs d’Appien. lin tétradrachme du Grand-Roi Timarchos, surfrappé au nom de Démétrios, donne à penser que le vainqueur s’efforça de faire disparaître de la circulation le nom du rebelle. Malheureusement, il avait laissé échapper Héraclide, qu’il rencontra plus tard sur son chemin. La Babylonie et la Médie une fois reconquises, Démétrios n’eut sans doute pas de peine à reprendre la Commagène au satrape usurpateur, Ptolémée, dont on n’entend plus parler par la suite. Ariarathe, qui avait eu déjà à subir et à repousser une agression de la part de cet ambitieux, l’y eût aidé au besoin[9]. C’est cependant au cours des quelques années de paix qui suivirent qu’il faut placer le singulier conflit survenu entre Démétrios et Ariarathe V de Cappadoce. Cet Ariarathe, à qui sa piété filiale avait mérité le surnom de Philopator joint au prédicat paternel de Pieux, était un client de Rome, obséquieux par goût autant que par nécessité. Succédant à son père en 163, il avait commencé, ainsi que nous l’avons vu, par réclamer à Lysias les cendres de sa mère et de sa sœur. L’aimée suivante. Démétrios, qui venait de venger les injures d’Ariarathe et les siennes en faisant exécuter Lysias, avait cru s’attacher davantage son cousin et ami le roi de Cappadoce en lui offrant la main de sa sœur Laodice, veuve de Persée. En ce temps-là, on devait supposer que le Sénat tiendrait rigueur à Démétrios, et Ariarathe V — comme autrefois Eumène II, à qui Antiochos le Grand offrait la main de sa fille — ne se souciait pas d’épouser une querelle en perspective. S’il avait hésité, le colloque qu’il eut avec la commission romaine présidée par Ti. Sempronius Gracchus l’eût détourné de commettre cette imprudence. Non seulement il refusa la main de la princesse séleucide, entachée du souvenir de son premier mari, mais il eut la lâcheté de s’en vanter à Rome et de mériter les félicitations du Sénat, félicitations qui semblaient préjuger la déchéance prochaine de Démétrios[10]. Celui-ci prit sans doute le parti d’épouser lui-même sa sœur [note 1] ; mais on conçoit qu’il ait gardé rancune à ce doucereux et indélicat voisin et qu’il ait saisi la première occasion de se venger. L’occasion lui fut offerte bientôt. La maison des Ariarathe, alliée depuis longtemps par des mariages avec celle des Séleucides, avait vu d’étranges choses une vingtaine d’années auparavant. La reine Antiochis, fille d’Antiochos le Grand, mariée à Ariarathe IV le Pieux et désolée d’être stérile, avait supposé l’un après l’autre deux enfants, Ariarathe et Oropherne ou Holopherne[11]. Lorsqu’elle eut plus tard des enfants authentiques et légitimes, deux filles el un fils appelé Mithridate, elle avoua sa supercherie à son époux [note 2], qui avisa aux moyens d’écarter sans scandale les intrus et de prévenir des compétitions ultérieures. Lainé, Ariarathe, fut envoyé à Rome avec une pension convenable, sous prétexte de le faire élever à la mode romaine ; l’autre, Oropherne, fut placé quelque part en Ionie, probablement à Priène. Le roi eût mieux fait de les expédier tous deux à Rome, où ils auraient été amicalement surveillés ; mais il crut sans doute suffisant d’y interner l’aîné. Néanmoins, il fut depuis lors comme hanté de la crainte que sa succession n’échappât à son fils légitime, Mithridate, le futur Ariarathe V ; car l’histoire de la supposition d’enfants était un secret de famille, qu’on s’était gardé d’ébruiter et qui, dévoilé, pourrait passer pour une fable inventée après coup. Tite-Live mentionne la présentation d’un fils encore enfant du roi Ariarathe (IV) au Sénat, à la date de 172, et les mesures prises pour l’installer avec sa suite dans un hôtel meublé, aux frais de l’État, sans se douter que ce fils de roi n’était peut-être pas un fils légitime et héritier du roi de Cappadoce[12]. Nous ne saurons jamais si le Sénat était averti et s’il collaborait sciemment aux projets d’Ariarathe. Pour plus de sûreté, celui-ci, comme autrefois Ptolémée Soter et pour les mêmes raisons, voulut non seulement associer son fils au trône, mais se démettre de toute son autorité, c’est-à-dire abdiquer en faveur de l’héritier légitime. Mithridate, maintenant Ariarathe (V), plus scrupuleux que jadis Ptolémée Philadelphe, remontra à ce tendre père qu’il lui était impossible d’accepter une faveur pareille du vivant de ses parents. Il succéda sans encombre à son père (163-130), et, roi pacifique, d’esprit cultivé par une éducation hellénique, aimé de ses sujets, il semblait bien affermi sur son trône[13]. Il avait compté sans la rancune de Démétrios, qui sut lui trouver un compétiteur. L’histoire perd absolument de vue d’Ariarathe bâtard déporté à Rome, auquel, ce semble, Démétrios aurait dû songer tout d’abord, s’il était encore vivant et en mesure d’échapper, comme avait fait Démétrios lui-même, à la tutelle vigilante des Romains. En tout cas, Oropherne était un candidat disponible. Ce qu’on sait du caractère de cet aventurier, cruel, fourbe et cupide, ne témoigne pas en faveur de l’éducation reçue à Priène. Qu’il ait conçu de lui-même ou que quelque affidé de Démétrios lui ait suggéré l’idée de réclamer le trône de Cappadoce ; qu’il ait même peut-être fait une première tentative avant d’aller invoquer à Antioche l’appui de Démétrios ; peu importe. Toujours est-il que, d’après Justin, il fut bien accueilli à la cour de Syrie, où il se présenta en suppliant injustement chassé du royaume[14]. Au dire de l’historien, Démétrios, impatient de s’agrandir et de s’enrichir aux dépens de ses voisins, jugea l’occasion excellente pour se venger de l’affront fait à sa sœur et se chargea de rétablir Oropherne sur le trône. Il entra, en effet, en Cappadoce avec son client, en expulsa Ariarathe et lui substitua Oropherne (158). De là naquirent une série de complications diplomatiques, récriminations et doléances portées, comme toujours, devant le Sénat romain. Ariarathe courut à Rome et faillit n’en pas revenir, car Oropherne avait aposté sur la route des spadassins qui essayèrent de le tuer, à Corcyre d’abord, puis à Corinthe. Persée avait employé naguère le même procédé contre Eumène II et n’avait pas mieux réussi. Le Sénat écouta aussi les discours des envoyés de Démétrios et de ceux d’Oropherne. Démétrios et Oropherne furent bien secondés par l’effronterie de leurs avocats, qui, dit Polybe, parlaient de tout à tout propos et n’avaient aucun souci de la vérité. Les cadeaux d’Oropherne ne nuisirent pas non plus à sa cause. Bref, Démétrios n’eut pas à regretter leur campagne. Le Sénat eût volontiers donné une leçon au roi de Syrie, mais il aimait encore mieux ne pas laisser perdre une si bonne occasion d’affaiblir le royaume de Cappadoce. Il parut persuadé que Oropherne avait autant de droits au trône que Ariarathe, et, en conséquence, il décida que les deux frères règneraient ensemble (157)[15]. Les Romains connaissaient par expérience les effets de ce régime en Égypte, d’où tantôt l’un, tantôt l’autre des deux Ptolémées venait réclamer leur assistance contre son frère[16], et ils s’en trouvaient bien. Démétrios, de son côté, avait tiré de grosses sommes de son protégé, à titre de rémunération pour ses bons offices, et il conservait encore par devers lui une créance de 400 talents payables plus tard[17]. La sentence arbitrale du Sénat était inexécutable, et il ne tenait pas autrement à ce qu’elle fût exécutée. Ariarathe, réfugié à la cour de Pergame, auprès de son beau-frère Attale II, ne pouvait rentrer dans son royaume que par la force. Oropherne puisait à pleines mains dans le Trésor pour récompenser ses amis et s’en faire de nouveaux. Il avait largement payé les services de Démétrios II ; il donna 50 talents à un certain Timothée, qui l’avait débarrassé de quelques partisans de l’opposition et avait plaidé sa cause à Rome. Il avait achevé de vider les caisses royales en déposant à Priène 400 talents ; c’était une ressource pour le cas probable où il verrait s’écrouler son trône improvisé, une assurance, selon l’expression de Diodore, contre les caprices de la Fortune[18]. Pour combler le déficit, voyant que les Cappadociens étaient mécontents, il se mit à tirer d’eux tout l’argent possible et confisqua au profit du Trésor les biens des habitants les plus considérables[19]. Il amassait ainsi plus de haines encore que d’argent. Mais comme, avec les mœurs ioniennes, le gaspillage artistique qu’il avait introduit à la cour[20], il faisait plus de dépenses que de recettes, il arriva un jour qu’il ne put payer la solde de ses mercenaires. Le cas était grave, car une révolte pouvait s’ensuivre. Oropherne eut alors recours à un expédient bien connu. Sur le mont Ariadne s’élevait un temple de Zeus, asile depuis longtemps sacré, enrichi par la piété des fidèles. Oropherne fit au dieu un emprunt forcé, et, avec l’argent ainsi extorqué, il paya l’arriéré de la solde[21]. Il était tiré d’affaire pour le moment, mais la morale antique, indulgente pour bien des crimes, veut que le sacrilège soit toujours puni. Un pareil régime ne pouvait durer longtemps. Attale II se chargea de venger les hommes et les dieux. Il ramena son beau-frère Ariarathe V en Cappadoce et en expulsa Oropherne, qui se réfugia à Antioche (vers 156). Le Sénat, revenant sur sa première décision, s’empressa de reconnaître Ariarathe pour roi légitime de la Cappadoce entière. Il est probable que Attale s’était assuré à l’avance de son approbation. Démétrios ne paraît pas avoir défendu ni son protégé ni les gens de Priène, qui, avec une loyauté admirée de Polybe, refusèrent de livrer à Ariarathe le dépôt de 400 talents à eux confié par leur concitoyen Oropherne. Les Priéniens firent vainement appel aux Rhodiens et aux Romains : délaissés, ils aimèrent mieux laisser dévaster leur territoire par les troupes des rois coalisés que de manquer à la parole donnée, et finalement l’argent fut remis à l’exilé, qui, ambitieux incorrigible, en devait faire bientôt mauvais usage[22]. § III. — COALITION CONTRE DÉMÉTRIOS Ier SOTER. L’inaction de Démétrios en pareille occurrence s’explique par les embarras, intérieurs et extérieurs, qu’il s’était créés, tels qu’il n’osait plus quitter sa capitale. Comme la pacification de la Judée était achevée depuis 157, Démétrios avait eu cependant quelques loisirs ; mais il les avait employés d’une façon peu honorable. Il voulut s’emparer de Cypre par surprise, avec la complicité d’un traître, Archias, qui, gouverneur de l’île pour le compte de Ptolémée Philométor, s’engagea à la livrer à Démétrios pour la somme de 500 talents. Mais Archias fut dénoncé, et, mis en jugement, se pendit avec un cordon de tapisserie (154)[23]. Démétrios se fit ainsi un ennemi de ce Philométor qu’il méprisait pour l’avoir vu humble à Rome, mais qui lui garda rancune de cette tentative déloyale. C’était un ennemi de plus, et il en avait déjà beaucoup. Il avait contracté à Rome, dans l’ennui des jours d’exil, un vice d’ailleurs assez familier aux Séleucides. Il s’enivrait volontiers, et Polybe ne nous a pas caché que cette fâcheuse habitude avait fait douter du succès des combinaisons imaginées pour l’évasion du jeune prince en 162. Il était ivre, dit-il, presque toute la journée[24]. L’intempérance, d’autre part, avait développé le fonds d’orgueil âpre et misanthropique qui formait le trait saillant du caractère de Démétrios. Le roi, impatient du contact des foules curieuses et malveillantes, s’était bâti à quelque distance d’Antioche une espèce de château-fort où il vivait dans la solitude, sans plus se soucier des affaires publiques. Il avait ainsi mécontenté non seulement la population d’Antioche, mais les soldats, qui ont en général peu de goût pour les maîtres invisibles. Tout le monde détestait Démétrios[25]. En même temps, moitié par politique, moitié par antipathie personnelle, les rois des pays voisins souhaitaient la chute du Séleucide et étaient prêts à s’entendre pour la préparer. Dans cet état des esprits, le moindre incident pouvait avoir des conséquences imprévues. L’ébranlement qui devait renverser Démétrios Soter paraît avoir commencé par une sédition populaire dans la capitale. Antioche, qui, en sa qualité de ville hellénistique, n’avait pas un respect exagéré pour les rois et croyait pouvoir suivre l’exemple des Alexandrins, se souleva contre un maître aussi maussade et aussi parcimonieux. L’instigateur du mouvement fut peut-être Oropherne, l’ex-roi de Cappadoce, qui se souvenait moins d’avoir été soutenu que d’avoir été abandonné au moment opportun par Démétrios. Justin assure que, d’accord avec les Antiochéniens, l’intrigant voulait détrôner son bienfaiteur. Il est possible. Oropherne, de par une généalogie qui faisait foi pour le peuple, n’était-il pas le petit-fils d’Antiochos le Grand ? L’argent restitué par les Priéniens dut lui servir à recruter des partisans, et il ne lui fut pas difficile d’en trouver dans une ville exaspérée. Mais Démétrios brisa de vive force la rébellion : Oropherne fut battu et fait prisonnier. La réflexion empêcha Démétrios de pousser plus loin sa vengeance. Il songea que, mettre à mort Oropherne, c’était délivrer Ariarathe V d’un grand souci, et il se contenta de l’interner provisoirement à Séleucie sur l’Oronte[26]. On n’entend plus parler par la suite de cet aventurier, ce qui autorise à penser qu’il ne sortit pas vivant de sa prison[27]. Mais à Antioche, la révolte, durement réprimée, couvait toujours sous la cendre, prête à éclater de nouveau. L’occasion ne se fit pas longtemps attendre. Le plus habile des ennemis de Démétrios était le nouveau roi de Pergame, Attale II Philadelphe (159-138), qui, comme premier exploit, approuvé ou même suggéré par le Sénat, venait de restaurer Ariarathe V[28]. Il est peu de princes de l’époque que nous connaissions aussi bien, car sa biographie — sauf les dix dernières années de sa verte vieillesse — est tout au long dans Polybe. Eumène II, son frère aîné, était mort en 159, après trente-huit ans de règne, hautement estimé des Hellènes, mais en disgrâce auprès des Romains et ne gardant plus aucune illusion sur leur façon de comprendre la reconnaissance. Attale II, alors figé de soixante et un ans, avait été toute sa vie un fidèle lieutenant de son frère, sans prétendre à aucun titre ni manifester aucune velléité d’ambition personnelle, aussi bien sur les champs de bataille que dans les ambassades. En 167, il avait honnêtement décliné les offres des Romains qui le poussaient à trahir son frère. Sans doute, il avait un instant prêté l’oreille aux propos des hommes illustres qui lui faisaient les avances les plus flatteuses ; la tentation avait été forte, mais il l’avait surmontée[29]. Polybe admire, et avec raison, la concorde d’Eumène et de ses trois frères, obéissant à leur aîné, lui faisant cortège et sauvant la dignité royale. C’est un fait dont on trouverait rarement un autre exemple[30]. Une fois seulement, en 172, trompé par de fausses nouvelles, Attale s’était trop hâté de croire son frère mort et, lui succédant, d’épouser sa belle-sœur la reine Stratonice. Il était, après tout, l’héritier légitime d’Eumène II, qui n’avait pas d’enfants, et il pratiquait de bonne foi la maxime que le mort saisit le vif. Cette précipitation n’altéra pas l’amitié des deux frères. Eumène, guéri des suites du guet-apens tendu par Persée, reprit sans difficulté son trône et sa femme ; mais l’incident prépara pour plus tard à Attale quelques ennuis. En effet, l’année suivante, Stratonice, jusque-là stérile, mit au monde un enfant, le futur Attale III Philométor. Eumène ne reconnut probablement pas en lui son fils légitime ; mais, pour obvier aux doutes possibles, il le légitima au bout de quelques années en l’adoptant. Depuis lors, le jeune Attale est toujours appelé dans les documents officiels, fils d’Eumène. A la mort d’Eumène II (159), sa succession, d’après le droit commun, revenait donc à cet enfant, alors figé de douze ans. Strabon dit même qu’Eumène lui destina le trône, en confiant la régence à Attale[31]. Mais, dans les circonstances actuelles, une régence était un régime équivoque qui avait ses dangers. Attale prit donc le titre de roi, maintenant son fils et héritier présomptif dans la condition qu’il avait lui-même acceptée auprès d’Eumène, celle d’un particulier. En somme, il ne faisait que substituer la généalogie réelle à une fiction légale, et c’est de lui qu’on peut dire qu’il sortit de la légalité pour rentrer dans le droit. Initié de longue date à la politique des Attendes, qui, de compte à demi avec les Romains, ne négligeaient aucune occasion d’affaiblir l’empire séleucide, Attale Il résolut de poursuivre l’œuvre de désorganisation à laquelle il avait lui-même collaboré en 175, lorsque Eumène et lui avaient aidé Antiochos IV Épiphane à consommer son usurpation, au détriment de Démétrios. Apprenant qu’il y avait à Smyrne un jeune homme qui — à l’instigation peut-être des insurgés d’Antioche — se donnait pour un fils d’Épiphane et qui ressemblait en effet beaucoup au feu roi Antiochos V Eupator, Attale fit venir à Pergame ce singulier prétendant, changea son nom de Rata en celui d’Alexandre, le revêtit des ornements royaux et l’expédia en Cilicie, où un certain Zénophane se chargea de lui recruter des adhérents en Syrie. Cous les ennemis de Démétrios se rallièrent autour du candidat improvisé par Attale, à commencer par les gens d’Antioche, qui de simples rebelles devenaient les défenseurs du trône et les champions de la branche cadette. D’où venait cet intrus, élevé, dit-on, à Rhodes, on ne l’a jamais su. Tous les historiens — à part les Juifs et peut-être Strabon — disent que ce Hala était de basse extraction ; mais il était notoire que Antiochos Épiphane avait eu des concubines, et, au surplus, les adversaires de Démétrios ne tenaient pas à y regarder de près. Si grande était chez tous la haine de Démétrios, dit Justin, qu’ils allouaient à son rival, d’un consentement unanime, non seulement des forces royales, mais la noblesse de race[32]. On se souvenait trop, à certains moments, que les rois étaient des descendants de parvenus, et que le droit divin s’acquiert par le succès. Toute intrigue aboutissait nécessairement à Rome. C’était là que, avant d’aller plus loin, il fallait essayer les chances du prétendant. L’ex-trésorier Héraclide, expulsé par Démétrios et alors réfugié à Rhodes, se chargea d’aller présenter au Sénat le jeune Alexandre. Pour mieux agir sur la haute assemblée, qui aimait à jouer les rôles philanthropiques, il emmena aussi une Laodice, fille d’Antiochos Épiphane, afin d’avoir deux infortunes à faire valoir et le témoignage de la princesse à invoquer si on lui demandait les preuves de la filiation d’Alexandre. Héraclide avait déjà fait plus d’une fois le voyage de Rome du temps d’Antiochos Épiphane, et il connaissait, pour les avoir jadis employés avec succès, l’usage des moyens diplomatiques. Attale, sans aucun doute, eut soin de le fournir de ce genre d’arguments. Héraclide arriva à Rome, avec ses deux clients, dans l’été de 153. Le Sénat ne voulut pas montrer d’empressement à le recevoir : il lui fit attendre environ six mois une audience. C’était précisément ce que souhaitait Héraclide. Sûr de vaincre les dédains apparents par son savoir-faire, il employa utilement ses loisirs à renouveler des connaissances et à travailler l’opinion des Pères Conscrits[33]. Enfin, en 152, le Sénat, après avoir reçu les hommages du jeune Attale fils d’Eumène et accueilli assez froidement le jeune Démétrios, fils du roi de Syrie, qui venait s’offrir comme otage et qu’il l’envoya à son père, le Sénat, dis-je, se décida à entendre Héraclide. Celui-ci amena à la barre de l’assemblée Alexandre et Laodice, et l’on eut la séance touchante dont Héraclide avait si bien réglé la mise en scène. Le jeune prince prononça un petit discours dans lequel il demandait au Sénat de lui rendre le trône de son père, leur ami et allié, ou tout au moins de laisser les mains libres à ses partisans. Puis Héraclide développa ce thème, en le renforçant de diatribes contre Démétrios et d’une péroraison larmoyante. Le Sénat aurait dû avoir honte de jouer un rôle actif dans ce que les gens sérieux appelaient tout haut une comédie. Son intérêt même eût dû l’avertir que Rome, en passe d’hériter de tant de rois, n’avait pas à encourager les imposteurs, bâtards ou autres, qui avaient la prétention de ressusciter des dynasties éteintes ou à la veille de disparaître. Il savait ce que lui avait coûté l’usurpation du bâtard Persée, et il pouvait déjà prévoir, sinon les Pseudo-Attale, du moins les Pseudo-Philippe, car on venait d’envoyer à Rome sous bonne garde un certain Andriscos, qui réclamait le trône de Macédoine comme fils de Persée ; et l’ami qui rendait aux Romains un pareil service était précisément ce Démétrios roi de Syrie dont Héraclide demandait la déchéance[34]. Démétrios y avait quelque mérite, car il se serait refait une popularité en Syrie en favorisant Andriseos, ce prétendu neveu qui était venu réclamer son appui, parce que t’eût été créer des embarras aux Romains. Mais rien n’y fit : bon nombre de sénateurs avaient déjà cédé à ce que Polybe appelle discrètement les enchantements d’Héraclide. Ceux-là l’emportèrent sur les modérés, c’est-à-dire le parti des Scipions : un sénatus-consulte fut rédigé qui non seulement permettait à Alexandre et Laodice [note 3], enfants d’un roi ami et allié, de reprendre l’héritage paternel, mais leur promettait appui et secours en cas de besoin (152)[35]. Muni de ce sénatus-consulte, qui valait à lui seul une armée, Héraclide se mit à recruter des mercenaires et vint installer son centre d’opération à Éphèse, sous l’œil bienveillant du roi de Pergame. Aussitôt, le candidat de Rome fut reconnu pour légitime roi de Syrie non seulement par Attale et Ariarathe, mais par Ptolémée Philométor, maintenant — depuis le coup de main sur Cypre — ennemi juré de Démétrios et le plus zélé des patrons d’Alexandre. Démétrios comprit que sa perte était décidée, et il retrouva toute son énergie pour disputer sa couronne à ses ennemis. Il commença par mettre à l’abri ses deux fils, Démétrios et Antiochos, en les confiant, avec une grosse somme d’argent, à un ami particulier qu’il avait à Cnide. Il ne garda près de lui que son dernier-né, Antigone, qui devait être encore au berceau[36]. Puis il attendit son rival. Celui-ci, appuyé et convoyé par la flotte égyptienne, aborda la Syrie par mer. La garnison de Ptolémaïs lui ouvrit les portes de la ville, en haine de Démétrios, que les soldats trouvaient hautain et inabordable[37]. Démétrios craignit alors que, installé si près de la Judée, son adversaire ne donna la main à Jonathan. Il envoya aussitôt à Jérusalem l’ordre de remettre à Jonathan les otages détenus dans la citadelle et l’autorisation pour Jonathan de réunir des troupes et de collaborer avec Démétrios — à titre d’allié du roi et non plus de sujet — à la défense du pays. Ce message eut pour première conséquence l’évacuation, ordonnée ou spontanée, des garnisons dispersées en Judée, sauf celles de Bethzour et de la citadelle de Jérusalem. Celles-ci étaient composées de juifs apostats, qui n’avaient point de pitié à attendre de leurs compatriotes. Jonathan eut soin que les avances de Démétrios fussent aussitôt connues à Ptolémaïs. Alexandre, comme il était facile de le prévoir, enchérit sur les offres de son rival : il nomma Jonathan grand-prêtre ami du roi et lui envoya une robe de pourpre avec une couronne d’or[38]. Démétrios essaya de parer le coup en abandonnant à Jonathan tons ses droits de souverain : le grand-prêtre gouvernerait et administrerait sans contrôle Jérusalem, dont la citadelle lui serait remise, la Judée et les trois villes annexées en Samaritaine et en Galilée. Non seulement les Juifs ne paieraient plus d’impôts, mais le roi se chargeait des frais du culte et de l’entretien du Temple. Il rebâtirait même de ses deniers les remparts de Jérusalem et d’autres villes de Judée[39]. Les promesses coûtaient peu : si exagérées que soient celles-ci, on peut croire que les deux prétendants briguaient à l’envi l’amitié de Jonathan, d’ennemi devenu l’arbitre du royaume. Jonathan se décida pour celui des deux qui n’avait pus été le tyran des Juifs et qui ne mêlerait pas de rancune à sa gratitude. Les concessions de Démétrios dépassaient tout ce qu’on eût pu lui demander : mais on n’y crut pas et on ne les accepta point, se souvenant de la malice grande qu’il avait exercée en Israël accablé par lui de tribulations[40]. Les auxiliaires juifs allèrent rejoindre l’armée d’Alexandre, formée de contingents fournis par Attale, Ariarathe et Ptolémée, et comprenant, dit pompeusement Justin, presque toutes les forces de l’Orient. Réduit à ne plus compter que sur lui-même, Démétrios remporta d’abord quelques succès. Dans le premier combat, il mit l’ennemi en fuite, et, comme les rois recommençaient la guerre, il leur tua bien des milliers d’hommes en bataille rangée[41]. Mais Démétrios ne pouvait tenir longtemps contre une coalition secondée par la défection de ses propres troupes. Il y eut une rencontre décisive, dans laquelle Démétrios périt accablé sous le nombre, au milieu du désordre causé par la déroute de son aile droite. La mort du roi adjugea la victoire et la couronne de Syrie à Alexandre Bala (150)[42]. Ainsi périt à la fleur de l’âge, après douze ans environ de règne[43], le fils de Séleucos IV Philopator, traqué comme un fauve par les ennemis que s’était faits son père et ceux que son isolement dédaigneux y avait ajoutés. Mais il laissait, d’un mariage contracté peut-être avec sa sœur Laodice, la veuve de Persée, une postérité qui attendait sa revanche. |
[1] Polybe, XXXII, 3-6. Diodore, XXXI, 28-30. Appien, Syr., 47.
[2] Diodore, XXXI, 27 a. A. von Gutschmid (Gesch. Irans, p. 42) restitue dans le texte de Diodore (au lieu de Τιμάρχω ένεκεν αύτών βασιλέα εΐναι, qui suppose la phrase mutilée) έξεΐναι καί αύτώ βασιλέα είναι ; et plus loin, (au lieu de τής βασιλείας), τής Βαβυλωνίας.
[3] Babelon, pp. CXV-CXVI, 89-90.
[4] Diodore, XXXI, 19 a.
[5] Ici finit (chap. 15) la chronique de II Macchabées ; celle de I Macchabées se poursuit jusqu’en 117 Sel. = 136/5 a. C.
[6] I Macchabées, 8, 22-28 (traité postérieur, interpolé à cette place, d’après H. Willrich, Judaica, pp. 71 sqq.). Joseph., XII, 10, 6.
[7] I Macchabées, 9. Joseph., XII, 11, 1-2. XIII, 1, 5-6.
[8] Appien, Syr., 46. Cf. Trogue-Pompée, Prol. 34. On a une inscription cunéiforme au nom de Démétrios, datée de 151 Sel. = 161/0 a. C. (Zeitschr. f. Assyriol., VIII [1893], p. 110). Le tétradrachme surfrappé dans Babelon, p. CXV.
[9] Diodore, XXXI, 19 a.
[10] C’est à ce moment que Démétrios et Ariarathe envoyaient à Rome des couronnes. (Diodore, XXXI, 28).
[11] Oropherne passe pour une graphie plus exacte du nom de Όλοφέρνης, que Diodore (XXXI, 19, 2 et 7 Dindorf) applique à un frère d’Ariarathe Ier et à ce prétendu fils d’Ariarathe IV.
[12] Tite-Live, XLII, 19.
[13] Diodore, XXXI, 19, 7-8.
[14] Justin, XXXV, 1.
[15] Diodore, XXXI, 10, 2-4. 32. 34. Polybe, III, 5, 2. XXXII, 20. XXXIII, 12.
[16] Voyez Histoire des Lagides, II, pp. 21-45.
[17] Somme convenue, 1500 talents d’après Appien (Syr., 41) ; 1700 talents, dont 400 payables à une prochaine échéance, d’après Diodore (XXXI, 32).
[18] Polybe, XXXIII, 12. Diodore, XXXI, 32.
[19] Diodore, loc. cit.
[20] Polybe, XXXII, 20, 9.
[21] Diodore, XXXI, 34.
[22] Polybe, III, 5, 2. XXXIII, 12. Tite-Live, Epit., 47.
[23] Polybe, XXXIII, 3.
[24] Polybe, XXXI, 21, 8 ; XXXIII, 14 = Athénée, X, p. 440 b.
[25] Athénée, V, p. 211 a (d’après Posidonios). On comprend que Philonide n’ait pas cherché à occuper des situations officielles et se soit mieux trouvé à Laodicée.
[26] Justin, XXXV, 1, 3-4.
[27] H. Willrich (Judaica, pp. 28-35) prétend retrouver son nom et quelque chose de sa personne dans le roman juif de Judith, qui aurait été écrit entre 157 et 153 a. C. (Holopherne général de Nabuchodonosor-Démétrios).
[28] Polybe, XXXII, 23, 8. Tite-Live, Epit., 41.
[29] Polybe, XXX, 1-3.
[30] Polybe, XXXII, 23.
[31] Strabon, XIII, p. 624.
[32] Diodore, XXXI, 32 a. Justin, XXXV, 1, 8. Les chroniqueurs juifs tiennent Alexandre Bala pour un fils d’Antiochos Épiphane (I Macchabées, 10, 1. Joseph., XIII, 2, 1). Strabon (XIII, p. 624) dit aussi qu’Attale s’allia Άλεξάνδρω τώ Άντιόχου. Il est difficile d’admettre que la généalogie de Bala ait été inventée de toutes pièces, et que Philométor ait donné sciemment sa fille à un jouvenceau de la basse classe (extremæ sortis). Je ne pense pas non plus que la candidature de Baïa ait été déclarée par Eumène II, donc avant 189, comme le propose R. Bevan (II, p. 201).
[33] Polybe XXXIII, 14, 2 ; XXXIII, 16, 6.
[34] Diodore, XXXI, 40 a. XXXII, 15. Tite-Live, Epit., 49.
[35] Polybe, XXXIII, 14-16.
[36] Pourquoi not improbably the eldest son of Demetrios I (Bevan, II, 218, 1) ?
[37] I Macchabées, 1, 10, 1. Joseph., XIII, 2, 1. Justin, XXX V, 2, 1. Appien, Syr., 67.
[38] I Macchabées, 10, 2-20. Joseph., XIII, 2, 1-2.
[39] I Macchabées, 10, 25-45. Joseph., XIII. 2, 3. Tous ces documents sont apocryphes ou interpolés, d’après H. Willrich (Judaica, pp. 51-58). Scepticisme excessif peut-être ; mais l’excès de confiance serait une naïveté. Le chroniqueur avoue lui-même que l’on ne crut pas à de pareilles concessions.
[40] I Macchabées, 10, 46.
[41] Justin, XXXV, 1, 10.
[42] Justin, loc. cit., Joseph., XIII, 2, 4. Appien, Syr., 67.
[43] Joseph., ibid. ; Polybe, III, 5, 3 ; Eusèbe, I, p. 256 Sch. ; Sénèque, Q. Nat., VII, 15. La date la plus récente sur les monnaies de Démétrios et la plus ancienne sur celles d’Alexandre Bala est 162 Sel. = 151/0 a. C. (Babelon, pp. CXXV. 98. 113).