HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE VIII. — ANTIOCHOS IV ÉPIPHANE (175-164).

 

 

Le nouveau roi était un Grec d’Asie élevé à Rome, un roi habitué aux mœurs des républiques aristocratiques, c’est-à-dire un homme dont l’esprit devait être hanté par des idées incohérentes et contradictoires. Il avait vécu au milieu d’une société prématurément corrompue, où l’hypocrisie remplaçait la vertu, en attendant que le vice pût s’y étaler librement. Il avait pu assister au fameux procès des Bacchanales (181) ; il avait eu maintes fois l’occasion de constater que la sévérité du censeur Caton faisait rire les jeunes gens du beau monde ; il avait dû voir de près comment on achetait les suffrages et comment on s’y prenait pour tourner la première loi sur la brigue (Lex Cornelia Bæbia, 181) ; il savait comment des généraux qui n’avaient fait que chercher querelle à des populations inoffensives obtenaient le triomphe ; enfin, il avait vu commencer la démoralisation d’un peuple qui, longtemps sobre et laborieux, semblait maintenant affamé de richesses et de plaisirs[1]. Il ne serait pas malaisé de retrouver dans les bizarreries du caractère d’Antiochos IV, dans l’imprévu de ses caprices, dans le mélange d’orgueil et de familiarité triviale qu’il portait dans ses relations de société, les traces de son éducation romaine associées à ses instincts de despote asiatique.

Mis en possession du trône de Syrie par Eumène, il compta, et avec raison, sur les Romains pour retenir à Rome son neveu Démétrios. Il se pourrait qu’il eût légitimé dans une certaine mesure sa possession de fait en épousant la veuve de son frère défunt, mariage qui lui attribuait la qualité de beau-père et le rôle de tuteur à l’égard de Démétrios et du jeune enfant qu’on l’accuse d’avoir supprimé plus tard. C’est peine perdue de chercher quelle pouvait bien être, entre tant de Laodices, celle qui devint alors sa femme et fut la mère d’Antiochos V Eupator. Elle est de celles qui n’ont point fait parler d’elles[2]. Antiochos eut le bon esprit de renoncer aux combinaisons ébauchées par Séleucos IV. En 173, au moment où Persée essayait sous main d’organiser une coalition de tous les États helléniques contre les Romains, il avait envoyé à Rome, sous la conduite d’Apollonios [note 1], une ambassade très obséquieuse, qui renouvela avec la République l’alliance et amitié compromise sous le règne précédent[3]. Pendant qu’Eumène aidait les Romains à abattre Persée (171-168) et se voyait si mal récompensé de ses services ; que les Rhodiens, tiraillés entre leur sympathie pour Persée et la peur des Romains, faisaient parade de zèle tout en ménageant les deux partis et achevaient de se perdre dans l’esprit des diplomates romains ; Antiochos respectait correctement le traité d’Apamée, qui lui défendait de se mêler en aucune façon des affaires d’Europe. D’autre part, il se reposait sur Timarque de Milet, un favori dont il avait fait un vice-roi en résidence à Séleucie, du soin d’administrer les provinces orientales, et sur son trésorier Héraclide, frère de Timarque, du soin de lui faire de bonnes finances[4]. Toute la politique de son règne tient dans ses démêlés avec l’Égypte au sujet de la Cœlé-Syrie.

 

§ I. — LES EXPÉDITIONS D’ÉGYPTE (170-168).

On a vu plus haut en quels termes équivoques avait été rédigé le contrat de mariage qui attribuait la Cœlé-Syrie comme dot à Cléopâtre, fille d’Antiochos III, épousant le roi d’Égypte Ptolémée V Épiphane. Si cette dot était personnelle et viagère, Cléopâtre (I), régente du royaume au nom de son fils aîné Ptolémée VI Philométor depuis la mort de son mari (181), étant morte en 173, la donation convenue en 193 devenait caduque. Le Séleucide avait la prétention de reprendre la souveraineté entière sur la Cœlé-Syrie, dont les revenus étaient jusque-là partagés entre les deux gouvernements : le Lagide n’était pas moins fondé à soutenir que la dot de Cléopâtre était légitimement acquise à ses enfants. C’était, en perspective, un litige où prévaudrait le droit du plus fort. Antiochos était en possession du gage et bien décidé à ne pas s’en dessaisir ; mais il était à craindre, si le débat se prolongeait, que le Sénat romain n’imposât son arbitrage. Le roi sentait bien que l’incommode surveillance des Romains, tuteurs nés des Lagides, l’obligeait à la prudence.

Les Romains étaient alors très préoccupés des intrigues de Persée, sur lesquelles Eumène était venu en personne les renseigner : aussi faisaient-ils montre d’une amabilité empressée pour ceux qui leur adressaient des protestations de fidélité. Si grande était leur inquiétude que, ces protestations, ils ne se bornaient pas à les attendre ; ils les sollicitaient. En 173, une ambassade romaine, envoyée pour examiner l’état des choses en Macédoine, devait aussi aller à Alexandrie, pour renouveler l’amitié avec Ptolémée. Antiochos, qui avait l’œil au guet, avait pu craindre que les légats romains ne rapportassent d’Alexandrie des insinuations malveillantes à son endroit, et il s’était hâté de prévenir l’effet possible du colloque. Il y avait officiellement réussi, car ses ambassadeurs lui revinrent comblés de compliments et même de cadeaux. Au surplus, les légats romains en tournée d’inspection, allant de Pergame à Alexandrie, s’étaient arrêtés à Antioche et étaient retournés à Rome pleinement satisfaits de l’attitude des rois alliés, qui tous avaient résisté aux avances de Persée (172). Tout à l’objet spécial de leur mission, ils n’avaient rien vu ou voulu voir d’inquiétant ni en Syrie, ni en Égypte[5].

Antiochos avait besoin d’être mieux informé de ce qui se passait à Alexandrie, de ce que comptaient faire les nouveaux gouvernants, l’eunuque Eulzeos et le Syrien Lémeos, conseillers du jeune Philométor. Il saisit habilement l’occasion de déguiser son enqui.qe sous une politesse diplomatique. Apollonios, à peine rentré de son ambassade de nome, alla figurer, comme représentant de son maître, à la proclamation de la majorité du roi Ptolémée (πρωτοκλησια)[6]. Nul doute qu’il ait pu renseigner Antiochos au retour sur les dispositions et projets de la cour égyptienne. Les régents étaient trop vaniteux pour être discrets. Dès lors, puisque la guerre était inévitable, Antiochos se promit de ne pas attendre qu’elle lui fût déclarée.

Un point qui avait son importance, c’était l’état de l’opinion en Cœlé-Syrie. La plupart des villes grecques de la région étaient des colonies fondées par les Lagides. Antiochos n’ignorait pas que ceux-ci y avaient conservé les sympathies d’un parti puissant, tellement qu’il avait eu quelque peine, au début de son règne, à y faire reconnaître son autorité entachée d’usurpation. Le commentateur de Daniel assure qu’il n’y parvint qu’en simulant la clémence.

Nous ne connaissons de cette clémence intéressée que les incidents d’une première tournée en territoire juif, racontée par l’auteur du IIe livre des Macchabées. Antiochos était allé par Joppé à Jérusalem, où il fut reçu magnifiquement, avec cortège aux flambeaux et compliments, par le grand-prêtre Jason, sa créature. Ce Jason, qui avait d’abord hellénisé son nom de Jésus, s’était substitué à son frère Onias III en achetant l’investiture du roi de Syrie, — au prix exorbitant, dit-on, de 3660 talents par an[7], — et il employait le pouvoir discrétionnaire qu’il s’était arrogé à helléniser ses compatriotes. Il avait fait bâtir au pied du mont Sion un gymnase où les jeunes gens s’exerçaient à la mode grecque, nus et cachant de leur mieux les marques de la circoncision[8]. Les prêtres eux-mêmes désertaient le Temple pour prendre part aux jeux de la palestre. Jason tenait tant à faire preuve d’éclectisme et de tolérance, qu’il avait envoyé aux jeux quinquennaux célébrés à Tyr en l’honneur de Melqart et en présence d’Antiochos une subvention de 600 dr., prélevée sur le trésor du Temple. Les envoyés de Jason, plus scrupuleux que leur maître, obtinrent au moins que l’argent ne fût pas employé au culte de l’Héraclès tyrien, mais à la construction de navires de guerre[9].

Antiochos, sa tournée faite, rentra à Antioche plus préoccupé d’Alexandrie que de Jérusalem. Mais les compétiteurs effrontés qui se disputaient le sacerdoce de Jahveh vinrent l’y relancer. Prodigue par nature et libéral par ostentation, Antiochos était toujours obéré et ne regardait pas trop à la nature des expédients financiers qui pouvaient s’offrir. Un certain Ménélas, qui lui apportait, le tribut de Jason[10], ayant mis une surenchère de 300 talents, le roi destitua Jason pour mettre à sa place le nouvel acquéreur du grand pontificat (171). Jason était un homme peu estimable, mais le successeur que lui donnait Antiochos était un scélérat. Il traita ses compatriotes en vaincus, étouffant de vive force les protestations du parti national. Seulement, il oubliait les échéances promises : l’année suivante, le roi le manda à Antioche et le remplaça par son frère Lysimaque. Mais Lysimaque n’était que le suppléant provisoire de Ménélas, qui comptait bien se tirer à son avantage de ce mauvais pas.

Une sédition ayant éclaté sur ces entrefaites en Cilicie, où les villes de Tarse et de Mallos s’indignaient d’avoir été données en apanage à Antiochis, concubine du roi, Antiochos alla en personne châtier les rebelles et confia pendant ce temps l’administration du royaume à Andronicos. Ménélas saisit l’occasion. Prenant dans la caisse du Temple autant d’argent qu’il en fallait pour gagner les bonnes grâces d’Andronicos, il se rendit à Antioche, où le vice-roi l’aida à se débarrasser du vieil Onias, réfugié à Daphné depuis sa déchéance. Onias fut attiré hors de l’asile par les promesses et les serments d’Andronicos, puis assassiné. Ce crime odieux fut dénoncé à Antiochos, à son retour de Cilicie, par les Juifs et même par des Hellènes indignés de tant de scélératesse. Antiochos fit bonne justice de son ministre, qui fut exécuté au lieu même où avait péri Onias. On voudrait croire que le roi n’eut d’autre souci que de faire un exemple salutaire. Mais ici reviennent les soupçons transformés en affirmation par Jean d’Antioche, et l’on se demande si par hasard Antiochos n’avait pas saisi l’occasion de se défaire d’un complice fort au courant de la façon dont avait disparu un prince royal. Il est fâcheux de constater que le châtiment n’atteignit pas tous les coupables : Ménélas ne fut pas inquiété. Aidé par son frère et vicaire Lysimaque, il s’occupait à dévaliser de son mieux le Temple pour s’enrichir et acheter l’impunité. A la fin, Jérusalem se souleva : Lysimaque essaya de résister, et le sang coula ; mais la colère du peuple dispersa les bandes du tyran. Lysimaque fut tué, et Ménélas, qui s’était dérobé, fut cité devant le sanhédrin (171)[11].

Antiochos se trouvait à Tyr au moment où les troubles de Jérusalem prenaient fin. Le sanhédrin, peu rassuré sur ses intentions, lui envoya trois députés pour le saisir de l’affaire et lui exposer les griefs du peuple juif contre Ménélas. Celui-ci comprit qu’il était perdu si le roi faisait une enquête sérieuse. Il acheta l’appui d’un certain Ptolémée, favori du roi, lequel sut si bien circonvenir le maître que le criminel fut absous et les plaignants, qui auraient gagné leur cause même devant des Scythes, furent mis à mort. Moitié par légèreté, moitié par mépris pour une race qui devait lui apparaître comme un troupeau de fanatiques conduit par des forbans, Antiochos commit une iniquité qui aigrit les esprits à Jérusalem et fit scandale même à Tyr. L’auteur de la relation assure que les Tyriens, en manière de protestation, firent aux victimes de magnifiques funérailles[12]. C’est ainsi que le capricieux monarque perdait peu à peu les sympathies des honnêtes gens.

Si Antiochos était venu à Tyr dans l’hiver de 171/0, c’était sans doute pour surveiller les préparatifs de l’expédition qu’il méditait contre l’Égypte. Le moment favorable était enfin venu. Les Romains, après avoir longtemps tergiversé, avaient déclaré la guerre au roi de Macédoine, au début de l’année 171, et, chance favorable pour Antiochos, ils n’avaient guère éprouvé dans leurs premières rencontres que des insuccès. Toute la Grèce, sauf les Athéniens et, moins sincèrement, les Achéens, faisait des vœux pour Persée. La partie était loin d’être gagnée pour les Romains ; ils avaient là de quoi les distraire pendant longtemps d’autres affaires. Enfin, les régents d’Égypte, bravaches ignorants et présomptueux, au lieu de se préparer en silence à un conflit facile à prévoir, faisaient étalage de leur vigilance et des forces qu’ils allaient mettre en ligne. Ils ne parlaient de rien moins, publiquement, que de conquérir non seulement la Syrie, mais le royaume d’Antiochos tout entier ; et, en attendant, sous prétexte d’amasser des fonds pour payer les traîtres qui leur ouvriraient les portes de leurs garnisons, ils dévalisaient à leur profit jusqu’aux meubles et joyaux du palais[13].

Antiochos eut bien soin de dénoncer à Rome ces préparatifs, prenant le Sénat à témoin que Ptolémée l’attaquait contre toute justice. Tout en faisant ainsi ostensiblement appel à l’intervention romaine, il hâtait et dissimulait autant que possible ses préparatifs à lui, surtout ceux que lui interdisait le traité d’Apamée, comme la construction d’une flotte de guerre dans les ports de la Phénicie et l’organisation d’un corps d’éléphants à Apamée[14]. Ses envoyés, Méléagre, Sosiphane et Héraclide, se rencontrèrent à Rome avec ceux de Ptolémée, Timothée et Damon, qui venaient plaider la cause adverse. Les uns et les autres furent admis à exposer leurs griefs devant le Sénat. La faconde de ces avocats aurait rendu le débat interminable, si le Sénat, qui avait plus que jamais intérêt à ne mécontenter personne, n’y avait mis fin en renonçant à trancher par lui-même le litige. Les Alexandrins déplurent par leurs airs avantageux ; ils étaient chargés, par surcroît, d’offrir leur médiation pour arranger le différend entre les Romains et Persée, et ils auraient infligé cet affront à l’orgueil romain, si M. Æmilius Lepidus ne leur avait conseillé fort à propos de se taire. A Méléagre, il fut répondu que le Sénat donnerait commission à Q. Martius Philippus, qui était alors en Grèce, d’écrire à ce sujet à Ptolémée dans le sens qu’il jugerait utile[15]. C’était une sorte d’ajournement sine die de la solution pacifique.

Antiochos était arrivé à ses fins : il pouvait maintenant attaquer tout en déclinant le rôle d’agresseur, et il était assuré que les Romains avaient de quoi s’occuper ailleurs. II avait même des raisons de se croire plus en faveur auprès d’eux que les régents d’Alexandrie. Il acheva de prendre ses précautions en associant au trône son tout jeune fils, Antiochos, inscrit à la date de 142 Sel. (170 a. Chr.) dans les documents babyloniens ; et, au printemps 170, sans attendre ce que pourrait bien décider l’arbitre nommé par le Sénat, il mit son armée en mouvement. Il n’avait pas de le temps à perdre s’il voulait prévenir l’invasion de la Cœlé-Syrie par les troupes égyptiennes, qui comptaient aussi le surprendre. Son armée n’était pas très nombreuse, mais d’autant plus mobile et bien organisée pour les marches rapides[16]. Il avait franchi la frontière de l’Égypte quand il rencontra l’adversaire près du lac Sirbonide, entre le mont Casios et Péluse. C’était, parait-il, un convoi de bagages autant qu’une armée, le digne cortège des deux régents, Eulæos et Lénæos. Antiochos en eut facilement raison, mais il chercha à rendre sa victoire à la fois moins sanglante et plus profitable en épargnant la vie des Égyptiens cernés par ses troupes[17].

Les moyens dont il usa pour s’emparer de Péluse par un stratagème peu digne d’un roi et contestable lui ont valu le blâme des historiens, qui lui reprochent d’avoir violé le droit des gens, sans nous dire au juste en quoi u consisté sa déloyauté[18]. Nous ne sommes guère mieux renseignés sur les intrigues, non moins entachées de ruse et de duplicité, par lesquelles, étant encore, à ce qu’il semble, à Péluse, il réussit à mettre la main sur la personne même de son neveu, le jeune roi Ptolémée Philométor. On aurait peine à croire, si Polybe ne s’en portait garant, que l’eunuque Eulæos persuada à Ptolémée de prendre avec lui l’argent, d’abandonner le royaume aux ennemis et de se retirer en Samothrace[19]. Polybe rejette toute la responsabilité de ce conseil absurde et désastreux sur Eulæos, parce que, dit-il, Ptolémée n’était pas poltron de nature, comme l’est un eunuque : mais il aurait pu se demander peut-être si le poltron n’était pas par surcroît un traître, et si le conseil ne provenait pas de quelque entrevue ménagée entre les régents et Antiochos durant l’armistice qui précéda la prise de Péluse. Il est possible, après tout, que, arrivant affolés de Péluse à Alexandrie et jugeant tout perdu, les régents aient voulu mettre la personne du roi à l’abri dans File sainte qui avait déjà servi d’asile à Arsinoé Philadelphe, où Persée vaincu songerait bientôt aussi à chercher le salut. Nous ne saurons jamais par quel hasard ou quel piège Ptolémée devint le prisonnier de son oncle[20].

Celui-ci l’accueillit avec empressement, l’invita à des banquets, et, tout en festoyant, lui fit signer une paix humiliante pour le vaincu, peu honorable pour le vainqueur. En considération des liens de parenté, écrit Diodore, Antiochos devait, comme il le disait lui-même, ménager le jeune roi : il trompa, au contraire, celui qui s’était fié à lui et chercha à le dépouiller complètement[21]. Antiochos poussait le mépris des hommes et de la morale jusqu’au point où il devient dangereux pour le sceptique, parce qu’il fausse son jugement. C’était une maladresse que de croire les Égyptiens, les Alexandrins surtout, aussi biches que leurs gouvernants, ou assez naïfs pour respecter les conventions arrachées à un enfant. Voulait-il réellement détrôner son neveu et annexer l’Égypte à son royaume ? Le commentateur de Daniel affirme sans hésiter que Antiochos alla, en compagnie de Ptolémée, se faire sacrer à Memphis : mais le roi savait trop bien que les Romains ne le laisseraient jamais accomplir un projet aussi chimérique. Ce qu’il voulait, c’était prendre sous sa tutelle ce neveu qui avait failli être son compétiteur et gouverner — c’est-à-dire exploiter — l’Égypte sous le nom du souverain légitime, devenu un instrument docile entre ses mains.

En combinant diversement des bribes de textes et des inductions chronologiques péniblement motivées, les érudits modernes admettent tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre expéditions d’Antiochos en Égypte, entre 170, ou 171, ou 172, et 168 [note 2]. Il est bien évident que retourner en Syrie aussitôt après le pacte conclu avec Ptolémée, pour réprimer une sédition à Jérusalem, sans achever son œuvre, sans en imposer le respect aux Alexandrins, eût été, de la part d’Antiochos, une inconcevable imprudence. A Memphis, il était à moitié chemin sur la route que suivent nécessairement les armées entre Péluse et Alexandrie. C’est là peut-être que l’arrêtèrent provisoirement les nouvelles venues de la capitale.

Une révolution avait éclaté à Alexandrie, un irrésistible mouvement populaire qui avait balayé les régents et renversé le trône de Ptolémée Philométor, responsable comme eux de la grande trahison négociée avec le roi de Syrie. Ptolémée Philométor, déchu, avait été remplacé par son frère cadet, le futur Évergète II, dont la reine Cléopâtre (II) devint l’épouse protocolaire[22]. Le gouvernement révolutionnaire fut habilement dirigé par les nouveaux ministres, Comanos et Cinéas. Des messagers partirent aussitôt pour notifier l’avènement d’Évergète aux villes grecques, et particulièrement à la Ligue achéenne, eu les invitant à envoyer des délégués aux άνακλητήρια, c’est à dire à la proclamation de la majorité du roi d’Alexandrie. En même temps, la flotte alexandrine se porta à la bouche de Péluse, pour barrer à l’armée syrienne le chemin du retour. Une bataille navale s’ensuivit, qui tourna à l’avantage des Syriens[23] : mais la situation d’Antiochos n’en était pas moins critique. Lui aussi, il s’était hâté de faire appel à l’opinion internationale, prenant maintenant l’attitude d’un défenseur du roi légitime contre des insurgés. C’était pour les cités grecques d’Europe et d’Asie une occasion inespérée. de rompre la monotonie de l’existence que leur faisaient les Romains et d’étaler sans danger leur importance. Les ambassadeurs et courtiers qui se trouvaient déjà à Alexandrie pour d’autres affaires s’empressèrent d’offrir leurs services au gouvernement. Aussi, quand Antiochos reprit sa marche de Memphis sur Alexandrie, il rencontra sur sa roule, aux environs de Sais, tout un bataillon de diplomates qui, remontant le fleuve, venaient d’Alexandrie lui offrir leur arbitrage. Polybe y compte deux ambassades achéennes, une ambassade et deux théories athéniennes, deux députés de Milet, deux de Clazomènes, et deux délégués du gouvernement alexandrin, Tlépolème et le rhéteur Ptolémée.

Antiochos écouta patiemment les discours de ces officieux. Ils s’accordaient tous à rejeter la responsabilité des événements passés sur Eulæos, mais insistaient aussi sur les égards que devait avoir Antiochos pour la parenté et l’âge de Ptolémée Philométor. Un peu piqué par ce langage, le roi répliqua en démontrant que les droits de ses ancêtres sur la Cœlé-Syrie n’avaient jamais été périmés depuis l’an 301, et qu’elle lui appartenait légitimement. Il réfuta avec énergie la thèse des députés alexandrins, fondée sur le contrat de mariage de 493. La dot de Cléopâtre ne comportait aucunement, d’après lui, la cession en toute propriété de la Cœlé-Syrie. C’était parler à côté de la question présente, qu’il aurait pu aborder en rappelant qu’il défendait maintenant contre les Alexandrins la cause du roi légitime : mais il réussit à persuader aux ambassadeurs que son raisonnement était juste. Il leur promit, du reste, de leur faire une réponse définitive quand les deux délégués qu’il, avait envoyés à Alexandrie, Aristide et Théris, seraient revenus. Il convoquerait alors les ambassadeurs de l’Hellade, pour qu’ils fussent informés et témoins de tout le débat[24]. Les ambassadeurs se retirèrent satisfaits, avec un nouveau colloque en perspective, et Antiochos continua sa marche sur Alexandrie. A Naucratis, comptoir de commerce peuplé d’Hellènes de toute provenance, il distribua une pièce d’or par tête d’habitant. C’était la bonne façon de parler à des marchands. De là, il se dirigea tout droit sur Alexandrie, jeta un pont improvisé sur la branche canobitique du Nil et vint camper devant Alexandrie[25].

Le gouvernement alexandrin, n’attendant plus rien des pourparlers, dépêcha en toute hôte à Rome des envoyés chargés d’apitoyer le Sénat sur sa détresse. Cette ambassade ne devait pas revenir de si tôt, car elle n’eut audience du Sénat que l’année suivante, les Romains ne se souciant pas d’intervenir dans l’affaire tant que Persée tenait la campagne. Mais, de son côté, Antiochos réfléchit qu’il n’arriverait pas, avec l’outillage dont il disposait, à prendre en temps utile une place fortifiée et qui pouvait être ravitaillée par mer, ce à quoi ne manqueraient pas les villes dont il avait repoussé la médiation. Après quelques tentatives infructueuses, il leva le siège. Une députation des Rhodiens, qui, dans l’intérêt de leur commerce, voulaient jouer partout — et le plus souvent avec une insigne maladresse — le rôle de conciliateurs, arriva à point pour essuyer sa mauvaise humeur. Il coupa court à la prolixe harangue de leur ambassadeur Pration, en disant qu’il n’était pas besoin de tant de discours ; que la royauté appartenait à Ptolémée l’aîné ; qu’il s’était arrangé avec lui depuis longtemps et étaient amis ; et que, ceux qui voudraient maintenant le ramener dans la ville, lui Antiochos ne les en empêcherait pas[26]. Les Rhodiens auraient dû comprendre la leçon et ne pas aller recommencer auprès de Persée et des Romains leurs tentatives de médiation, qui leur valurent une réponse irritée du Sénat[27]. Antiochos, qui depuis dix-huit mois n’avait éprouvé en Égypte que des mécomptes, reconduisit Ptolémée Philométor à Memphis, et, laissant une forte garnison à Péluse, il rentra en Syrie avec son armée[28]. Il comptait, pour retrouver une occasion propice, sur le conflit qui ne pouvait manquer d’éclater entre les deux Ptoléméen, le roi d’Égypte siégeant à Memphis et le roi d’Alexandrie (169).

Antiochos s’était trompé une fois de plus, et toujours parce qu’il s’exagérait l’incapacité de ses adversaires. Au lieu de se combattre, les deux Lagides s’entendirent pour gouverner en commun. Philométor, qui avait pénétré les intentions de son oncle, lit les premières avances ; Cléopâtre travailla avec zèle à la réconciliation, et les Alexandrins, qui, n’étant plus approvisionnés par l’intérieur, souffraient de la disette, y consentirent ; de sorte que Philométor rentra à Alexandrie et que l’Égypte, avec deux rois, n’eut plus qu’un gouvernement. La combinaison qui associait deux rois sur le pied d’égalité, avec une seule reine, n’était pas viable, sans doute ; mais le conflit était écarté pour le moment.

Antiochos n’avait pas assez d’empire sur lui-même pour dissimuler son dépit. Il fit aussitôt d’immenses préparatifs de guerre, — parmi lesquels figurent, d’après Josèphe, les exactions et rapines opérées à Jérusalem[29] — et, sans plus chercher de prétextes, il envoya sa flotte se saisir de Cypre, qui lui fut livrée par le gouverneur Ptolémée dit Macron, fils de Dorymène[30]. Dès que la saison le permit, au printemps de 168, il se dirigea une seconde fois, avec son armée convoyée par sa flotte, vers la frontière d’Égypte. A Rhinocoloura, il trouva les ambassadeurs de Philométor, qui le remerciait de ses bons offices et le priait de ne pas échanger le rôle d’ami et d’allié contre celui d’ennemi. Antiochos répliqua qu’il ne rappellerait pas sa flotte et ne retirerait pas son armée avant que Ptolémée ne lui eût cédé Cypre tout entière, Péluse et la région qui avoisine la bouche pélusiaque du Nil ; et cela, dans un délai qu’il fixa lui-même[31]. Le délai expiré, il reprit le chemin qu’il avait suivi l’année précédente, reçut à Memphis la soumission plus ou moins volontaire des nomes égyptiens et descendit à petites journées vers Alexandrie. Cette fois, la ville ne lui échapperait pas ; il était en mesure non seulement de l’assaillir, mais de l’affamer.

Les deux Ptolémées avaient en vain cherché des alliés. La Ligue achéenne elle-Même, de tout temps en relations d’amitié avec les Lagides, après en avoir longuement délibéré, avait pris le parti d’envoyer à Alexandrie non pas un secours armé de 1200 hommes, comme le demandaient les députés alexandrins, comme le voulaient Lycortas et Polybe, mais une ambassade pour tenter des négociations entre les belligérants[32]. Les Romains n’en avaient pas encore fini avec Persée, et l’on savait qu’ils avaient l’habitude de temporiser quand ils avaient d’autres affaires sur les bras. C’était même le parti romain, encouragé par tin message du consul Q. Martius Philippus, qui, dans les débats de la Diète achéenne, avait dissuadé la Ligue de faire droit à la requête des Ptolémées. Sans doute, le Sénat avait fini par écouter les doléances des députés partis d’Alexandrie en 169 et commissionnés par Évergète II. Il avait même nommé une commission de trois membres, C. Popillius Lamas, C. Décimius et C. Hostilius, chargés de terminer la guerre entre les rois. Ils avaient ordre d’aller trouver d’abord Antiochos, ensuite Ptolémée, et de leur annoncer que, si la guerre ne cessait pas, celui des deux qui refuserait de poser les armes, les Romains ne l’auraient plus ni pour ami, ni pour allié[33]. L’ultimatum était de forme bien adoucie ; il ne distinguait pas entre l’attaque et la défense, et la commission s’attardait en route. Du reste, Antiochos avait aussi des amis à Rome. En quittant Alexandrie l’année précédente, son premier soin avait été d’expédier à Rome, par trois délégués, une couronne de cinquante talents, et il n’avait pas ouï dire que ses envoyés eussent été mal reçus[34]. Ce cadeau valait bien le convoi de blé que les deux Ptolémées avaient envoyé à la flotte romaine au port de Chalcis[35]. Ce que Antiochos ne savait pas, c’est que la victoire de Pydna, remportée au mois de juin[36], avait soudainement accéléré la marche de la commission romaine, et qu’elle avait enfin débarqué à Alexandrie. Il n’était plus qu’à quatre milles d’Alexandrie lorsque tout à coup, en un lieu nommé Éleusis, se présentèrent à lui les trois commissaires. C’étaient des amis qu’il avait connus à Rome. Il s’avança vers eux la main tendue ; mais, d’un geste impérieux, le chef de la députation, C. Popillius Lamas, lui mit sous les yeux le message du Sénat et l’invita à le lire. Comme le roi, lecture faite, disait qu’il y réfléchirait, Popillius traça autour de lui un cercle avec son bâton. « Avant de sortir de ce cercle, dit-il, donne-moi la réponse que je dois rapporter au Sénat. Antiochos, refoulant sa douleur et sa rage, finit par dire : Je ferai ce que veut le Sénat ; après quoi Popillius lui serra la main, comme à un allié et un ami[37].

Il y a des siècles qu’on admire le flegme arrogant du Romain. Si l’on mesure le mérite au risque couru, on aurait tort de faire de Popillius un héros. On savait bien que Antiochos n’oserait pas résister en face à un ordre du Sénat. Après avoir flatté les Romains au temps où il aurait pu leur nuire, allait-il maintenant les braver, alors que leur armée victorieuse était encore sur les bords de la mer Égée ? Il dut se résigner, évacuer au jour dit le territoire égyptien, — non sans avoir fait main basse sur tout ce qu’il put emporter de dépouilles, — restituer Cypre, d’où les mêmes commissaires congédièrent sa flotte, et se hâter d’envoyer ses compliments à Rome, où ses ambassadeurs déclarèrent qu’une telle paix lui était plus agréable qu’une victoire et qu’il avait obéi aux ordres des légats des Romains comme à l’autorité des dieux mêmes[38]. Antiochos ne manqua pas non plus de féliciter les Romains de leur victoire sur Persée, victoire à laquelle il aurait contribué de toutes ses forces, si on le lui avait ordonné. Comme Antiochos le Grand après le traité d’Apamée, il ajoutait la bassesse à sa honte. Le Sénat reçut aussi, peut-être dans la même audience, comme pour ajouter à l’humiliation de ces adulateurs sans dignité, les actions de grâces des envoyés des Ptolémées et de Cléopâtre. Ainsi, des projets et des efforts qu’Antiochos l’Illustre avait faits depuis cinq ou six ans, il ne lui restait qu’un amer souvenir et comme le stigmate d’un affront qu’il ne pourrait pas venger. Vers le mois d’août 168, il rentra à Antioche, le cœur ulcéré et prêt à décharger sa colère sur tous autres que les Romains.

 

§ II. — LE SOULÈVEMENT DE LA JUDÉE.

Il allait devenir redoutable pour ses sujets, pour ceux du moins qui croyaient avoir en ce monde d’autres devoirs que l’obligation de lui obéir. S’il ne pouvait étendre sa domination au dehors, il entendait qu’elle fût absolue au dedans. Il lui fallait reprendre énergiquement une tâche trop négligée à son gré par ses prédécesseurs, effacer au sein de son empire les différences de mœurs qui perpétuaient l’antagonisme des nationalités et absorber les disparates dans l’unité de la civilisation hellénique. S’il était impossible d’atteindre au but dans les provinces les plus reculées, il fallait au moins achever l’assimilation et unifier la culture des régions situées en deçà de l’Euphrate[39]. Or, dans cette partie du royaume, il n’y avait plus d’autre élément réfractaire que le petit peuple juif. D’où venait à la race d’Abraham cette singulière force de résistance à l’hellénisme ? De sa religion évidemment, c’est-à-dire d’observances superstitieuses qui semblaient toutes calculées pour tenir le Juif à l’abri de tout contact étranger et lui inspirer une sorte d’antipathie pour le reste du genre humain. Même hors de chez eux, répandus dans les cités des Gentils, les Juifs se montraient partout inassimilables : leur intolérance religieuse passait pour un entêtement stupide, qui leur valait autant de mépris que de haine. C’est ainsi qu’en jugeaient encore, des siècles plus tard, Diodore et Tacite, incapables l’un et l’autre de comprendre un zèle attaché à de minutieuses prescriptions, à des actes que les Stoïciens avaient depuis longtemps classés parmi les choses indifférentes. Il va sans dire que Antiochos, fils de la décadence hellénique et disciple des Romains, ne pensait pas autrement. Il voulut, comme le dit Tacite, enlever aux Juifs leur superstition, et s’efforcer de leur donner les mœurs des Grecs, afin d’améliorer cette abominable race[40]. Il allait se heurter à des forces morales insoupçonnées et apprendre à ses dépens qu’on n’arrache pas ainsi l’âme d’un peuple, la source même de sa vitalité.

La tradition juive, qui a accumulé les malédictions sur la tête d’Antiochos Épiphane, l’a représenté comme infidèle à la politique de tolérance inaugurée par Alexandre le Grand et continuée par ses successeurs. Il est certain que jusque-là les Lagides et Séleucides n’avaient pas songé à imposer aux Juifs, à ce peuple rebelle à toute fusion avec les races étrangères, même la tolérance à l’égard des autres religions, à plus forte raison les coutumes et les cultes helléniques [note 3]. Mais les chroniqueurs juifs ont exagéré le contraste, et ils sont véhémentement suspects d’avoir introduit dans l’histoire rétrospective des exemples qui supposent chez les prédécesseurs du tyran plus que de la tolérance, une sorte de condescendance admirative pour le peuple juif et sa religion nationale. Il est fort douteux que Alexandre, se dirigeant à marches forcées sur l’Égypte, ait pris le temps de faire un détour par Jérusalem ; il est inadmissible qu’il se soit prosterné devant le grand-prêtre Jaddua ; et enfin, quand on entend dire qu’il se réjouit d’apprendre que sa victoire sur les Perses avait été prédite par le prophète Daniel, il devient évident que la véracité de ce récit légendaire vaut l’authenticité, des prophéties de Daniel[41]. On ne s’étonne plus que Alexandre, en bon orthodoxe, refuse aux Samaritains les faveurs dont il comble les Juifs.

Il fut entendu de même que Séleucos Ier avait accordé aux Juifs d’Antioche le droit de cité, comme Ptolémée Soter à ceux d’Alexandrie ; que ses successeurs avaient étendu cette faveur aux Juifs d’Asie Mineure ; que Antiochos III avait été un grand ami des Juifs, lesquels lui avaient rendu des services signalés durant sa lutte contre Ptolémée IV Philopator. Josèphe cite textuellement des lettres du roi, qui alloue des subsides au culte de Jahveh et des privilèges au clergé, se préoccupe d’orner le Temple, d’en interdire l’entrée aux étrangers et de prohiber l’importation des viandes de tous les animaux défendus aux Juifs[42]. La brusque agression d’Antiochos Épiphane contre un peuple aussi loyal, qui avait bien mérité de la dynastie, apparaît ainsi comme un acte d’inexcusable ingratitude et en mémo temps comme un reniement téméraire de la politique traditionnelle des Séleucides, une volte-face explicable seulement par la cupidité et le goût du sacrilège[43].

Les Grecs en ont jugé autrement. Ils ont prêté à Antiochos Épiphane les motifs suggérés plus tard à Antiochos VII Sidétès, le devoir de plier aux règles de la civilisation ou de détruire une race qui faisait profession de détester tous les Gentils. Il faut reconnaître que ceux qui avaient pu lire la Bible dans la traduction des Septante ne parlaient pas par ouï-dire de cette haine du genre humain que Tacite crut retrouver plus tard chez les chrétiens considérés comme une secte juive[44]. Le code implacable du Deutéronome, les exploits de Moïse et de Josué envahissant le pays de Canaan, exterminant par ordre de Jahveh les populations infidèles, ne laissant âme qui vive dans les villes conquises, justifiaient assez bien, aux yeux des Gréco-romains habitués à la tolérance en matière religieuse, l’application de la contrainte à un peuple insociable. Les conseillers d’Antiochos VII lui représentaient, rapporte Diodore, qu’il fallait exterminer la race des Juifs ; car, de tous les peuples, ils étaient les seuls qui ne voulussent avoir aucun rapport d’alliance avec les autres nations, considérant celles-ci, toutes sans exception, comme ennemies. Chassés de l’Égypte, leurs ancêtres avaient légué à leurs descendants leur haine envers les hommes : aussi s’étaient-ils donné des institutions bizarres, leur défendant de faire table commune avec un étranger et d’avoir pour lui la moindre sympathie. L’auteur de cette législation, c’était Moïse, lequel avait prescrit aux Juifs ces mœurs misanthropiques et criminelles ; c’est pourquoi Antiochos Épiphane détestant cette aversion étendue à tous les peuples, prit à cœur d’abolir leurs lois[45].

Les deux traditions, la juive et la grecque, se complètent. Antiochos Épiphane était fort capable de prendre plaisir à pourchasser une superstition unanimement tenue pour inepte autant que pernicieuse, et aussi de faire entrer dans ses calculs le bénéfice qu’il pourrait tirer de cette œuvre humanitaire. Il n’y avait pas si longtemps que, pressé comme lui par des besoins d’argent, son frère Séleucos IV avait été tenté par les trésors du Temple de Jérusalem. Antiochos n’était pas dupe du miracle qui avait empêché la spoliation, et il se promettait bien de ne pas se laisser fouetter par les anges.

Il faut dire à sa décharge qu’il fut poussé à intervenir par le parti des Juifs hellénisants, qui lui demandaient de les protéger. Malmenés par les puritains, ils prétendaient représenter la majorité de leurs compatriotes et assuraient qu’avec leur appui le roi aurait facilement raison des intransigeants. Comme Louis XIV à propos des protestants, il put croire tout d’abord n’avoir qu’à achever une tâche presque menée à bonne fin par la pénétration spontanée des mœurs grecques jusque dans les rangs du clergé. On a vu plus haut comment, dès le début de son règne, Jason, candidat au pontificat, était venu lui proposer de bâtir un gymnase à Jérusalem et d’y organiser l’éducation éphébique, et quels heureux effets avait paru avoir tout d’abord cette pédagogie, qui formait la jeunesse aristocratique et les prêtres eux-mêmes à la tolérance ou indifférence en matière de religion. Le roi put s’applaudir d’avoir fait grand-prêtre de Jahveh un homme d’esprit assez large pour envoyer à Tyr sa contribution à un culte païen. Dans une première visite à Jérusalem, Antiochos avait été accueilli par des compliments et des réjouissances. Il était d’humeur moins avenante au retour de sa première expédition d’Égypte (169). Jason, qu’il avait destitué dans l’intervalle pour le remplacer par un plus offrant, avait chassé son compétiteur et faisait ainsi figure de rebelle, capable maintenant de recourir à l’appui de Ptolémée. Que le roi soit entré de vive force dans la ville, ou que les portes lui en aient été ouvertes par la coterie de Ménélas, il y avait fait quelques exécutions et ne s’en était pas retourné les mains vides. Les confiscations et peut-être aussi le trésor du Temple avaient largement payé les frais de sa tournée[46]. Une nouvelle occasion de rançonner les Juifs lui fut offerte, cieux ans plus tard, par la famille des Tobiades, qui vinrent se plaindre à lui d’avoir été expulsés par Onias (Ménélas ?) et lui persuadèrent que leurs adversaires étaient inféodés aux Lagides[47]. Ce fut, d’après Josèphe, la cause immédiate de la crise mémorable que nous allons raconter. Il fallait en finir une fois pour toutes avec ces discordes sans cesse renaissantes qui, non content de troubler la paix intérieure, menaçaient à tout moment la sécurité de l’empire. On allait du même coup punir les fauteurs de désordres et en supprimer radicalement la cause, en abolissant, avec la théocratie sacerdotale, le culte du dieu jaloux qui avait fait de son peuple l’ennemi de tous les autres. L’intérêt politique s’ajoutait à l’attrait du butin et à l’attente de la renommée promise à l’homme qui, triomphant là où tant d’autres potentats avaient échoué, aurait enfin civilisé les Juifs.

Les progrès que faisait l’hellénisme, favorisé par l’aristocratie sacerdotale, avaient surexcité le zèle des patriotes et transformé la congrégation des fidèles (Hasidim-Άσιδαΐοι) en une sorte de Ligue nationale. Le sentiment populaire s’exaspérait contre des prêtres renégats, qui achetaient leur dignité avec l’argent sacré et n’usaient d’un pouvoir mal acquis que pour tyranniser leurs concitoyens. Divisés entre eux par des rivalités et des compétitions, ils étaient toujours prêts à solliciter l’intervention des Gentils, les uns pour maintenir leur domination, les autres pour abattre le parti momentanément victorieux. C’était là malheureusement un mal endémique, qui ne donnait pas une haute idée des vertus sacerdotales et de la valeur morale d’une religion représentée par de tels ministres. Au temps d’Artaxerxés III Ochos (346 a. C.), la compétition de deux frères avait ensanglanté le Temple, et le fratricide commis avait été châtié par des exécutions et déportations sans merci. Depuis, on avait vu les ambitieux de la tiare invoquer à tour de rôle l’appui de Séleucos IV et attirer à Jérusalem la mission d’Héliodore ; c’est à eux encore qu’on avait dû tout récemment la visite, violente et rapace, d’Antiochos Épiphane. Dans ces conflits perpétuels, l’autorité royale, rendue responsable des méfaits des Jason et des Ménélas, prenait sa large part des haines qui grondaient dans le cœur des puritains. Décidé à éteindre par tous les moyens ce foyer d’anarchie, Antiochos n’avait pas besoin de chercher de nouveaux prétextes : il y avait longtemps qu’on ne connaissait plus à Jérusalem d’autre droit que la force. Les circonstances ont pu néanmoins hâter l’exécution de son dessein. A l’appel des Tobiades s’ajouta peut-être une injure personnelle, qui, confirmant leurs dénonciations, parut au roi comme une trahison et le signal d’une défection prochaine. Humilié comme il l’était par l’affront subi en Égypte, il entra en fureur, au dire de l’auteur du IVe livre des Macchabées, en apprenant que l’on s’était réjoui à Jérusalem de sa mésaventure, et même de sa mort, dont le bruit avait couru[48].

A l’époque, après des siècles d’expériences, tout le monde avait constaté, personne n’avait compris l’énergie du sentiment religieux qui avait façonné l’âme juive. Même des esprits de sens plus rassis que le Séleucide pouvaient croire qu’il s’était affaibli à la longue, par suite des mécomptes que n’avait cessé d’éprouver un peuple si mal protégé par son dieu[49]. Ne voyait-on pas le clergé lui-même s’en détacher peu à peu et ces prêtres aux ambitions féroces discréditer par leur tyrannie la religion de qui ils tenaient leurs privilèges ? N’était-ce pas Ménélas lui-même qui avait assisté le roi lors de la spoliation du Temple et pris allègrement sa part de responsabilité dans le sacrilège ? Abattre cette théocratie corrompue, et avec elle la religion qui lui servait de support, dut paraître chose facile à Antiochos Épiphane ; et, au surplus, il comptait bien briser par la force les résistances qu’il pourrait rencontrer. Après tout, la violence n’était-elle pas le procédé de gouvernement employé par les tyranneaux israélites ?

Les chroniques juives, qui ont grandi Épiphane à la taille d’un être satanique, lui prêtent tout d’abord des projets d’extermination. D’après l’auteur du IIe livre des Macchabées, le roi envoie à Jérusalem Apollonios à la tête de 22.000 hommes, avec ordre de tuer tous les adultes mâles et de vendre les femmes et les enfants. Le général syrien, dissimulant ses intentions, campe devant la ville et attend pour organiser le massacre le jour du sabbat, qui livre les Juifs sans défense au glaive de ses soldats[50], ou bien, c’est le roi lui-même qui, simulant aussi des intentions pacifiques, s’empare de la ville par ruse, après quoi, il pille, tue et brûle tout à son aise[51]. Les deux ou trois versions se côtoient, avec des divergences qui n’inspirent qu’une médiocre confiance pour l’une ou pour l’autre.

Josèphe, puisant à des sources diverses, a précisé et réduit à une mesure intelligible les vagues déclamations de ses devanciers. Il ne parle pas de l’invraisemblable massacre ordonné comme entrée de jeu et fait commencer les exécutions après le pillage du Temple, qui jeta les Juifs dans le plus grand désespoir, c’est-à-dire, — il faut l’entendre à demi-mot, — qui provoqua une résistance désespérée. Il se peut qu’il ait commis ici un anachronisme, s’il est vrai que le Temple ait été spolié à fond deux ans auparavant ; mais, d’après lui, le pillage précédent avait consisté en exécutions de partisans et confiscation de leurs biens. Cette fois, c’est bien le sanctuaire qui est dévalisé. On comprend mieux ainsi le dessein du roi, qui voulait supprimer d’abord le culte en enlevant du Temple les ustensiles sacrés indispensables aux sacrifices. C’est alors seulement qu’il étouffe dans le sang les protestations du peuple indigné (168). Car il leur interdit de célébrer les sacrifices quotidiens, qu’il offraient à Dieu selon la Loi, et, mettant à sac la ville entière, il tuait les uns, emmenait les autres prisonniers avec leurs femmes et leurs enfants, de sorte que le nombre des captifs fut d’environ dix mille. Il incendia les plus beaux quartiers de la ville, démolit les remparts et construisit la citadelle de la ville basse. Elle était fort élevée et dominait le Temple ; aussi eut-il soin de l’entourer de hautes murailles et de tours, et il y plaça une garnison macédonienne. Elle n’en fut pas moins le refuge de ceux du peuple qui étaient impies et méchants, lesquels furent pour les citoyens la cause de bien des malheurs. Après avoir élevé un autel sur l’emplacement de l’ancien autel des sacrifices, le roi y immola des porcs, faisant exprès un sacrifice qui n’était conforme ni à la Loi ni au culte des Juifs. Il contraignit même ceux-ci, délaissant le culte de leur Dieu, à adorer les divinités de son choix, à leur bâtir dans chaque ville et dans chaque bourgade des temples, à leur ériger des autels sur lesquels ils sacrifieraient chaque jour des porcs. Il leur interdit aussi de circoncire leurs enfants, menaçant de châtiment quiconque serait surpris faisant cette opération malgré sa défense. Il établit des inspecteurs chargés de les forcer à suivre ses prescriptions. Beaucoup de Juifs, les uns de bon gré, les autres par crainte du châtiment annoncé, se conformèrent à ses ordres ; mais les plus considérés et les plus généreux n’en tinrent aucun compte, faisant plus de cas des coutumes nationales que du châtiment dont il menaçait les désobéissants ; c’est pourquoi, chaque jour, ils étaient maltraités et succombaient au milieu de cruelles tortures. Flagellés et mutilés, ils étaient mis en croix vivants et respirant encore ; leurs femmes, leurs fils qu’ils avaient circoncis malgré la défense du roi, étaient étranglés, et on pendait les enfants au cou de leurs parents crucifiés. Si l’on trouvait quelque part un livre sacré, un texte de la Loi, on le détruisait, et les malheureux chez qui la trouvaille était faite périssaient eux aussi misérablement[52].

Le hasard qui nous a conservé un fragment de Diodore nous permet de mettre en parallèle avec le récit de l’historien juif la façon dont les Gentils appréciaient la conduite du persécuteur. Ils n’étaient pas très renseignés sur la religion et la liturgie judaïques, car ils ont cru, après comme avant, que le Temple renfermait une statue de Moïse monté sur un âne ; mais cette ténacité de la légende[53] n’explique pas que Diodore n’ait pas entendu parler du carnage méthodique ordonné par Antiochos, et qu’il vante, au contraire, la magnanimité du roi. Au pied de la statue du législateur des Juifs et sur le grand autel de leur dieu, il fit sacrifier une grosse truie. Il répandit sur le monument le sang de la victime, en fit cuire les chairs, et fit arroser avec le jus de la viande les livres sacrés qui contenaient les prescriptions xénophobes ; puis il fit éteindre la lampe qu’ils appellent immortelle et qui brûlait sans interruption dans le temple ; enfin, il força à manger les viandes le grand-prêtre et les autres Juifs. Assistant à ces épreuves, les amis d’Antiochos l’exhortaient à exterminer la race, sinon, à abolir leurs institutions et à les contraindre à changer de mœurs. Mais le roi, magnanime et de caractère doux, fit grâce aux Juifs de ces griefs : il se contenta de prendre des otages, de recouvrer les tributs arriérés et de raser les murs de Jérusalem[54].

Ce témoignage n’est peut-être pas plus impartial que les autres, la haine entre Juifs et Gentils étant réciproque, et l’on peut penser que la tradition hellénique a voulu dissimuler le piteux échec d’Antiochos en ne lui prêtant pas le dessein d’helléniser à fond les Juifs. A ce compte, la profanation du Temple et des rites judaïques n’eût été qu’une vexation capricieuse, sans conséquences durables. Le texte de Diodore met en garde contre les visions ensanglantées des chroniqueurs israélites, mais il n’infirme pas ce qu’ils ont raconté de l’institution des cultes helléniques à Jérusalem et dans toute la contrée. Antiochos ne voulait pas seulement détruire, mais remplacer. A Jérusalem, il inaugura l’ère nouvelle en installant dans le Temple la statue de Zeus Olympios, équivalent hellénique de Jahveh. Ce fut l’abomination de la désolation dans le sanctuaire où le sang des victimes coulait, où l’encens fumait en l’honneur des idoles, le sanctuaire envahi par des gens de toute race et servant de rendez-vous aux prostituées. Pour le chroniqueur juif, des femmes qui entraient avec les hommes dans l’édifice sacré et y introduisaient des choses défendues ne pouvaient être que des courtisanes, pareilles aux hiérodules des temples syriens[55].

Antiochos dut se persuader tout d’abord qu’il avait découragé les résistances, ou même qu’il avait émancipé la masse du peuple juif d’un joug imposé jadis par les prêtres de la Ville sainte, lesquels s’étaient attribués le monopole du culte. Désormais, chaque bourgade aurait son dieu protecteur et un culte à sa portée. Le roi comptait y faire entrer l’hommage religieux à sa personne, représenté par l’obligation de fêter son jour de naissance[56] Dans le premier moment de stupeur, les fidèles se taisaient ou se cachaient, et les renégats faisaient bruyamment parade de leur obéissance. On les voyait se promener par la ville, couronnés de lierre, les jours des fêtes de Bacchus. Partout en Judée, devant les portes des maisons et sur les places publiques, on brûlait de l’encens et offrait des sacrifices. Les Samaritains écrivirent d’eux-mêmes à Antiochos pour renier la loi de Moïse et demander que leur temple du mont Garizim fût consacré à Zeus Hellénios ou Xénios[57]. Mais bientôt il avait fallu faire taire les protestations et sévir contre les indociles. La juste indignation des persécutés a sans doute exagéré la cruauté des persécuteurs et ajouté des couleurs criardes à l’horrible tableau des tortures subies par les martyrs de la foi mosaïque, précurseurs et modèles des martyrs chrétiens.

De cette foule anonyme de suppliciés, le chroniqueur qui a écrit le second livre des Macchabées a extrait un nom, le nom du vieux scribe Éléazar ; et, à ce protagoniste du drame, il a joint un groupe de martyrs bien choisi pour inspirer la pitié et l’admiration, une mère vaillante qui encourage ses sept fils à affronter les tourments les plus raffinés et meurt la dernière. Ce sont ceux que, faute de connaître leurs noms, on appelle improprement les Macchabées. Il n’est point, dans la littérature hagiographique, d’épisode plus connu, plus célébré, plus imité aussi[58], que ce drame poignant, dont l’horreur, signalée aux échos de l’avenir par la tradition chrétienne, a imprimé sur la mémoire du roi-bourreau une tache indélébile. Des siècles ont passé sans que l’authenticité, garantie par tant de témoignages, en ait été suspectée. Cependant, la critique qui remonte aux sources n’en trouve pas d’autre ici que la parole de cet auteur juif, anonyme et irresponsable, qui écrivait, selon toute probabilité, plus d’un siècle après l’évènement[59]. Elle trouve singulier que l’auteur du premier livre des Macchabées n’ait rien su ou rien dit d’un pareil trait d’héroïsme, et encore plus, que Josèphe, si bien informé par ce devancier, l’ait aussi passé sous silence. On ne se représente pas mieux Antiochos Épiphane que plus tard Hadrien et Marc-Aurèle siégeant sur son tribunal, entouré de bourreaux, mêlant les promesses aux menaces, excitant le zèle de ses tortionnaires, variant les supplices et recevant en plein visage les apostrophes méprisantes de ceux qui savent mourir. Je croirais assez, pour ma part, que le voluptueux tyran ne mettait pas ses nerfs de dilettante à l’épreuve de pareils spectacles. A plus forte raison est-ce outrer même l’assertion contestable du premier garant que de montrer Antiochos parcourant même les villes grecques qui étaient sous sa domination, forçant les Juifs qu’il y rencontrait à sacrifier et infligeant des tortures inouïes à ceux qui résistaient[60]. Il est permis de penser que les rigueurs exercées en son nom ont dépassé ses intentions ; qu’il fut trop bien servi par l’antipathie ancestrale et réciproque des Syro-Hellènes pour les Juifs ; que ses fonctionnaires étaient tout disposés à enchérir sur ses ordres, et que sa présence — cette omniprésence dont le gratifie la légende — aurait peut-être épargné aux récalcitrants les tortures que les Gréco-romains ont toujours bannies de leurs codes. On conçoit mieux des sbires s’amusant à voir ce que pouvait endurer un juif pour ne pas manger de la chair de porc.

Ce qui est inattendu et mérite d’être noté en passant, c’est que, cinq siècles plus tard, au temps où Antiochos Épiphane était devenu une façon d’Antéchrist et en quelque sorte responsable de toutes les persécutions religieuses dont il avait donné l’exemple, des voix chrétiennes s’élevèrent pour alléger le fardeau d’imprécations qui pesait sur sa mémoire. Au milieu du IVe siècle de notre ère, deux évêques contemporains, Optat de Milève en Occident, Grégoire de Nazianze en Orient, s’accordent à penser que, après un premier essai, Antiochos, capable de sentiments généreux, a aussitôt arrêté la persécution. Excepté les sept frères et un vieillard qui refusaient de manger de la chair de porc, dit Optat, Antiochos ne mit à mort aucun juif[61]. Grégoire de Nazianze termine ainsi un panégyrique des Macchabées : Antiochos aussi les honora, passant ainsi de la menace à l’admiration. Même des ennemis savent admirer le courage viril, lorsque, la colère une t’ois tombée, on examine la chose en elle-même. Aussi le roi s’en alla sans rien faire de plus, louant beaucoup son père Séleucos pour l’estime qu’il faisait de la race et sa générosité envers le Temple, et accablant de reproches Simon qui l’avait amené, comme coupable d’inhumanité et digne d’infamie[62].

Ce serait abuser de pareils textes que de prétendre s’en servir pour récuser en bloc toute la tradition juive. Leurs auteurs sont des moralistes et des polémistes qui cherchent dans l’histoire des sujets d’édification ou des arguments de controverse et ne sont pas très scrupuleux sur le choix. Optat invoque l’exemple d’Antiochos Épiphane pour faire rougir les Donatistes de leurs violences, et Grégoire songe, sans le dire, à Julien, à l’apostat qu’il a cloué au pilori. Il a de même réhabilité l’arien Constance, si grossièrement vilipendé par les orthodoxes de son temps, pour honnir l’apostat. Ce n’est pas à l’auteur des Invectives que l’on peut demander de l’impartialité. Néanmoins, des retouches aussi libres apportées aux chroniques juives par de pieux écrivains invitent à y faire très large la part du grossissement et à en rétrécir d’autant le fonds historique.

Quoi qu’il en soit, si la légende est plus que suspecte dans le détail, elle n’est pas injuste en concentrant la responsabilité sur celui qui doit la porter tout entière. Antiochos Épiphane n’a pas l’excuse qu’on alloue aux persécuteurs qui ont été intolérants par fanatisme religieux. Par instinct de despote, par dédain de sceptique pour des scrupules qu’il était incapable de comprendre, par cupidité aussi et par rancune contre une race qu’il soupçonnait de lui préférer les Lagides, il a commis un attentat odieux contre la liberté de conscience. Il a cherché querelle à un peuple qui ne lui refusait pas l’obéissance, et qui, formant encore une nation, avait le droit de garder chez lui ses coutumes nationales, résumées dans sa Loi religieuse. Et son crime a été en même temps une faute. Il a exalté par là l’esprit judaïque, le fanatisme xénophobe qu’il voulait extirper, et entravé à jamais une assimilation qui se serait peut-être faite à la longue sans ce brusque assaut. C’est de la détresse de la conscience juive qua jailli, désormais incoercible et prenant hardiment possession de l’avenir, l’espérance messianique[63]. Mais, ceci dit, il convient de rétablir les proportions entre cet acte isolé d’intolérance, sitôt désavoué, et l’esprit d’intolérance répandu dans le monde par le judaïsme et les religions qui se sont approprié son héritage ; entre les vexations infligées au peuple juif par Antiochos Épiphane et les maux sans nombre qu’a déchaînés, des siècles durant, sur l’humanité le devoir d’extirper l’erreur, complété par le souci charitable d’en préserver le prochain. Ceux qui ont imité le persécuteur ont perdu le droit de le blâmer.

Le roi de Syrie, après avoir installé dans la citadelle de Jérusalem une garnison qui s’y maintint durant un quart de siècle, laissa ses subordonnés mener la campagne d’intimidation et de répression en Judée. Quant à lui, il se consolait de ses déboires en organisant des parades fastueuses et des fêtes où il se plaisait à étaler ses richesses. Il prenait ainsi sa revanche sur les Romains. Ces orgueilleux Romains, qui distribuaient les rebuffades aux Rhodiens, à Prusias, et même à leur fidèle Eumène, s’étaient préparé à Amphipolis une sorte de triomphe et d’apothéose (167/6 a. C.). Leurs messages avaient invité les rois et cités d’Europe et d’Asie aux Jeux que Paul-Émile, le vainqueur de Persée, allait célébrer et qui lui seraient une occasion de montrer aux Hellènes la puissance et la majesté du peuple romain[64]. Antiochos voulut répondre à cette espèce de défi par une contre-manifestation et surpasser la magnificence des Jeux célébrés à Amphipolis. Ses théores invitèrent à leur tour les cités grecques à une grande panégyrie religieuse que le roi allait tenir à Daphné (166 a. C.). Au jour dit, la fête fut inaugurée par une procession triomphale. On vit défiler plus de 50.000 hommes, des troupes de toutes nations et de toutes armes, infanterie, cavalerie, chars, éléphants, tous bataillons de parade couverts de pourpre et d’or, d’armes et de harnais étincelants. Derrière venaient des rangs d’éphèbes portant des couronnes d’or, de longues files de victimes et de vases sacrés portés par des esclaves ; puis, les statues des dieux, dorées ou vêtues de tissus brochés d’or, des groupes plastiques représentant des mythes et des légendes ou les forces cosmiques, le Ciel et la Terre, le Jour et la Nuit, l’Aurore et le Midi. Le cortège était fermé par une voluptueuse arrière-garde de femmes dont les unes épandaient de leurs vases d’or des parfums précieux et les autres trônaient, dans de splendides toilettes, sur des palanquins à brancards d’or et d’argent. Trente jours durant, les jeux athlétiques, les combats de gladiateurs et de fauves, à la romaine, tinrent en haleine la curiosité de la foule et la belle humeur des invités, que le roi régalait chaque jour dans des banquets gigantesques, servis pour trois ou quatre mille convives[65]. Antiochos, bizarre comme toujours, s’absorbait dans ses fonctions de maître des cérémonies. Monté sur un petit cheval commun, il trottait à côté de la procession, ordonnant à ceux-ci d’avancer, à ceux-là de ralentir, rangeant les autres au juger ; de sorte que, si quelqu’un lui eût ôté le diadème, personne de ceux qui ne le connaissaient pas n’aurait voulu croire que ce fût lui le roi et le maître souverain, en le voyant d’apparence plus minable qu’un domestique ordinaire. Pendant les bombances, il se tenait aux portes, faisait entrer les uns, prendre place aux autres, et réglait l’ordre des serviteurs qui portaient les plats. Après cela, il abordait les convives au hasard : tantôt il s’asseyait, tantôt il s’étendait auprès d’eux ; tantôt il reposait leur coupe sur la table, tantôt il leur passait un morceau ; il sautait et changeait de place et parcourait toute la beuverie, trinquant debout et badinant avec les musiciens. Quelquefois, le festin se prolongeait, et la plupart des convives étaient déjà partis quand le roi venait, porté par des mimes et couvert d’un voile. Les camarades le posaient à terre, et alors, faisant signe à la musique. il bondissait tout nu, et, folâtrant avec les mimes, il exécutait de ces danses qui provoquent le rire et les moqueries, si bien que tous les assistants, honteux de pareilles façons, quittaient au plus vite la salle[66].

Dans cette pétulance scandaleuse, qui fait songer aux excentricités d’un Caligula et d’un Néron, on sent comme un grain de folie, le trouble d’un cerveau mal équilibré, qui n’avait jamais pris au sérieux ni une croyance, ni une règle morale. Du reste, l’éducation ii la grecque, qui était aussi de mode à Rome, n’était pas faite pour former des rois. Elle déposait dans les esprits un fonds d’idées égalitaires qui minaient chez un souverain le sentiment de sa dignité spécifique, la conviction intime sans laquelle un roi n’est plus qu’un acteur jouant son rôle au mieux de ses intérêts. La foi monarchique est une religion que doivent partager les sujets et les maîtres. Cette foi, ni les Grecs, ni les Romains ne l’ont eue : ils ont su commander et obéir ; ils n’ont jamais su régner. Antiochos — le premier de sa dynastie qui prit officiellement sur ses monnaies les épithètes d’Illustre et de Victorieux — trouvait plus facile de se faire encenser que de se faire estimer.

Il se peut que Polybe, dont s’inspire Diodore, ait plus ou moins consciemment poussé à la caricature le portrait d’un contemporain pour lequel Achéens et Romains ressentaient une égale antipathie. Il ajoute quelques grimaces au tableau sans valeur historique peint par les Juifs avec du sang et de la boue. Mais il écrivait à une époque où l’on pouvait contrôler ses dires. C’est bien le même homme qu’il nous montre ailleurs, dans le débraillé d’une vie étalée au grand jour, promenant par les rues, dans les boutiques et les cabarets d’Antioche, les fantaisies les plus étranges. Parfois, sortant du palais comme s’il échappait à ses domestiques, on le voyait rôder n’importe où dans la ville avec un ou deux compagnons. On le trouvait le plus souvent dans les ateliers de monnayeurs et les boutiques, bavardant et parlant d’art avec les ciseleurs et autres artisans. Ensuite, il s’abaissait à faire société avec des gens du peuple, n’importe lesquels, et il buvait avec les étrangers de passage, même de la plus basse classe. S’il apprenait que des jeunes gens banquetaient quelque part, if arrivait par manière de plaisanterie avec un fifre et une cornemuse, si bien que la plupart, sous le coup de la stupéfaction, prenaient la fuite. Souvent aussi, il quittait le manteau royal pour revêtir la toge, et il allait sur l’agora briguer des magistratures ; donnant la main aux uns, l’accolade aux autres, il les priait de lui accorder leur suffrage, afin d’être tantôt édile, tantôt tribun du peuple. Quand il était nommé, il s’asseyait sur la chaise d’ivoire, à la mode romaine, prenait connaissance des contrats passés sur le marché et rendait la justice avec beaucoup de zèle et de conscience. Les gens sérieux en demeuraient perplexes : les uns le prenaient pour un naïf ; les autres, pour un fou. Car il était à peu près aussi bizarre pour ses cadeaux. Aux uns il donnait des dés en corne d’antilope ; aux autres, des dattes ; à d’autres, de l’or. S’il rencontrait par hasard des gens qu’il n’avait jamais vus, il leur faisait des cadeaux à l’improviste. En fait de sacrifices offerts dans les cités et d’honneurs rendus aux dieux, il surpassa tous ceux qui avaient régné avant lui. On en a la preuve par l’Olympiéon d’Athènes et les statues qui entourent l’autel de Délos. Il se baignait aussi dans les bains publics, à l’heure où ils étaient remplis de gens du peuple, et il s’y faisait apporter des vases contenant les parfums les plus précieux. Comme quelqu’un s’était écrié : Vous êtes heureux, vous autres rois, d’avoir des choses pareilles et de sentir bon ! il ne dit rien ; mais le lendemain, retrouvant l’individu au bain, il l’aborda et lui fit verser sur la tête un grand vase du précieux parfum appelé στακτή. Alors tous les baigneurs se précipitèrent pour se frotter de l’huile parfumée ; mais ils tombaient en glissant dans la flaque liquide et prêtaient à rire, comme le roi lui-même[67].

Il faut laisser aux psychologues et aux aliénistes le soin d’analyser le mélange de contradictions qui constituent le caractère de ce dévoyé, une façon de monarque républicain. Polybe a résumé son opinion dans un jeu de mots, en disant que Antiochos IV devrait s’appeler non pas l’Illustre, mais le Maniaque[68]. Il est bon cependant de remarquer que, ce que l’historien lui reproche, ce sont des travers et des maladresses, non des crimes. Ce qu’on distingue le mieux dans ses actes, c’est, en dépit de ses allures populaires, une vanité énorme, à laquelle il sacrifiait même ses intérêts, le désir de paraître un esprit supérieur, élevé au-dessus des idées communes, d’occuper de sa personne, d’étonner et de braver l’opinion. Au lieu de restaurer ses finances, il dissipait les trésors péniblement amassés par l’économie prévoyante de son frère Séleucos IV et le fruit de ses propres rapines, semant l’argent à pleines mains pour se donner le renom d’un souverain magnifique et généreux. Il avait dépensé, pour la pompeuse procession de Daphné, ce qu’il avait rapporté d’Égypte et les cotisations de ses amis[69]. Comme il tenait à être vanté surtout au dehors, et avant tout à Athènes, il entreprit d’achever la construction du temple de Zeus Olympios, projeté et à peine ébauché par les Pisistratides[70] ; il fit poser au faîte du Théâtre un Gorgoneion de bronze doré ; suivant en cela et devançant les libéralités des Attalides. Il consacrait de même quantité d’autels et de statues à Délos, un autre rendez-vous cosmopolite des hommes et des dieux. Au sanctuaire d’Olympie, il donnait un superbe tapis de laine, orné de broderies assyriennes et teint en pourpre de Phénicie[71]. Comme les prodigues attirent les solliciteurs, il collabora aussi, peut-être un peu malgré lui, à des travaux dont il attendait moins de gloire. C’est ainsi qu’il avait commencé à édifier un théâtre de marbre à Tégée et donné une grosse somme pour relever les murailles de Mégalopolis. Aux Cyzicéniens, il fit cadeau d’un service de table en or pour leur Prytanée ; il entretenait aussi par ses largesses l’amitié des Rhodiens, qui, en gens avisés, la conservaient au même prix au roi de Pergame. Chez lui, à Antioche, il bâtissait à outrance. Il ajouta un quatrième quartier à la ville et une enceinte entourant les quatre groupes de la tétrapole ; une grande rue transversale avec portiques de plus de 5 kil. de long ; une curie municipale ; un Stade à Daphné ; un temple de Jupiter Capitolin, tout lambrissé d’or, sur le mont Silpios, dominant le nouveau quartier[72].

On voit apparaître, dans ce cas particulier, le fonds d’incohérence intellectuelle et morale déposé dans son esprit par l’éducation romaine superposée à ses impressions d’enfance. Il plut au Romain qu’il était à ses heures non seulement d’introduire à Antioche les combats de gladiateurs et la chaise curule, mais de faire du Silpios un Capitole ; comme si ce n’était pas là rendre hommage à l’État romain et faire pour ainsi dire acte de vassalité. Mais il se procurait ainsi, à Antioche comme à Jérusalem, le plaisir de faire prévaloir sa volonté et de se montrer dégagé des scrupules qui eussent arrêté un esprit moins indépendant. Polybe et Tite-Live vantent sa magnificence envers les dieux, comme digne d’un roi : mais ils ne vont pas jusqu’à l’attribuer au sentiment religieux chez un homme qui prenait pour lui le titre de dieu, qui dévalisait volontiers les temples et avait dû largement exploiter ceux de l’Égypte. En religion aussi, il entrait du calcul dans ses préférences. Son zèle pour le culte de Zeus Olympios, qu’il voulait imposer partout dans ses États, paraît bien comporter une arrière-pensée politique : c’était une façon d’associer sa propre divinité à celle du maître du monde, symbole du pouvoir souverain, par l’épithète de Νικηφόρος, qui leur était commune à tous deux. Aussi, au revers des monnaies qui portent l’effigie diadémée et radiée du roi Antiochos dieu Épiphane Nicéphore, le type traditionnel d’Apollon, jusque-là patron d’Antioche et de la dynastie séleucide, devient plus rare et cède la place à Zeus[73]. Même à Daphné, la statue colossale de Zeus, copiée sur celle d’Olympie, trônait dans le temple d’Apollon[74]. On a vu plus haut comment il avait aussi installé Zeus Olympios dans le temple de Jahveh, et Jérôme ne se trompe qu’à moitié en affirmant qu’il avait placé sa statue à lui dans le Temple de Jérusalem[75]. Le roi n’avait plus chez lui, là où il était le maître, le même genre de piété qu’à Délos. Si ce n’était pas l’expression d’une doctrine théologique exaltant la primauté, de Zeus, c’était de l’ingratitude envers le dieu père et protecteur de la dynastie.

Mais croyait-il encore, s’il y avait jamais cru, à la filiation divine des dynasties royales, ou les dieux n’étaient-ils plus pour lui que les immortels fainéants relégués par Épicure dans les intermondes, cette espèce de surhommes éthérés, éternellement béatifiés par la garantie de leur éternelle félicité, objets d’un culte esthétique et désintéressé de la part des sages, qui n’attendaient d’eux ni bien ni mal ? On sait depuis peu, par des papyrus d’Herculanum récemment déchiffrés[76], qu’il s’était converti à l’épicurisme sous l’influence d’un philosophe qui, au dire de son biographe, était un esprit supérieur et un noble caractère. Ce personnage, nommé Philonide, avait amené avec lui un cortège imposant de philologues et triomphé de la répugnance que le roi éprouvait tout d’abord pour la secte. Comment résister à un homme qui avait écrit cent vingt-cinq traités en forme, sans compter quelques mémoires, un homme qui s’était fait une réputation à Athènes et entretenait des relations avec des chefs d’écoles rivales, comme le stoïcien Diogène de Séleucie et l’académicien Carnéade ? Il y avait longtemps que, à l’exemple de Platon et d’Aristote, les philosophes aspiraient et réussissaient parfois à diriger la conscience des rois. Timon correspondait jadis avec Ptolémée Philadelphe et Antigone Gonatas. Antigone, protecteur zélé de l’école stoïcienne, avait mérité les éloges de Zénon, alors octogénaire, pour son amour de la vraie science. Il avait comblé de s’es attentions les disciples du maître et même confié à l’un d’eux, Persée de Cition, l’éducation de son fils Halcyoneus[77]. Les systèmes philosophiques de l’époque étaient des encyclopédies, et l’on conçoit la séduction que devaient exercer sur les esprits cultivés des théories qui, remplaçant d’incohérentes mythologies, leur révélaient la raison d’être de toutes choses, le sens et le but de la vie. Antiochos Épiphane, qui se flattait d’être, lui aussi, un esprit cultivé, céda, parait-il, à cet attrait. Il alla suivre les leçons de Philonide dans une petite maison séparée du palais, loin du bruit et des fâcheux. On assure qu’il fit de très grands progrès dans la doctrine. Philonide resta dans l’entourage de la cour d’Antioche. On le retrouve plus tard, exerçant sur Démétrios Ier Soter et jusqu’à la fin du règne une influence qu’on nous représente comme discrète et désintéressée, le philosophe ne voulant être ni conseiller, ni ambassadeur, et se contentant d’être, dans sa résidence de Laodicée, l’homme de confiance du roi.

Nous ne saurions dire à quel moment Épiphane s’éprit d’un si beau zèle et jusqu’où allèrent ses progrès, s’il y prit des leçons de modestie ou d’orgueil, selon qu’il se considérait comme moins heureux ou plus puissant en ce monde qu’un dieu d’Épicure. Il eut en tout cas, dans ses dernières années, quelques loisirs à consacrer à la philosophie. A part les tracas qu’il s’était créés en Judée, affaire de police intérieure qu’il pensait terminer bientôt, il fut pendant deux ou trois ans beaucoup plus tranquille que ses voisins, les Romains n’ayant plus rien à lui demander ni à. lui interdire. La fastueuse parade de Daphné lui avait valu seulement la visite d’une ambassade romaine, conduite par Ti. Sempronius Gracchus, qui alla faire une tournée d’inspection à Antioche et à Alexandrie[78]. Il l’avait reçue avec de grandes démonstrations d’amitié (166 a. C.), et, depuis lors, le Sénat reportait toute son attention sur les affaires d’Asie Mineure, où les diplomates romains trouvaient ample matière à exercer leurs talents.

En effet, à peine rentré dans son royaume après la défaite de Persée, — une défaite à laquelle il avait largement contribué, — Eumène II avait été assailli par les Galates, qui, excités par Prusias, avaient aussi des raisons de compter sur la faveur des Romains. Il s’était hâté d’envoyer à Rome son frère Attale pour complimenter le Sénat et lui demander son appui contre les Galates. Le malheureux monarque ne savait pas qu’on l’avait trouvé « équivoque » dans la dernière guerre, qu’il était suspecté d’avoir eu des accointances louches avec Persée, et que le Sénat songeait à le détrôner. Polybe, qui plaide ici, non sans quelque embarras, la cause des Romains et veut les absoudre du péché d’ingratitude, nous expose leurs griefs. En 169, au moment où les Romains n’avaient guère éprouvé que des revers et où Persée tentait de négocier après chaque rencontre, Eumène, qui avait poussé à la rupture, s’avisa qu’il pourrait rendre service aux deux partis en accommodant le différend et se faire paver grassement ses bons offices par le roi de Macédoine. Il avait donc offert à Persée, par un agent secret, le Crétois Cydas, d’abord, de ne plus faire campagne avec les Romains l’année suivante, moyennant cinq cents talents ; après quoi il se chargerait, moyennant un nouveau versement de quinze cents talents, de décider les Romains à signer la paix. Ce fut, dit Polybe, un assaut comique de finasseries entre les deux rois, l’un le plus roué, l’autre le plus avaricieux des hommes, l’un multipliant les promesses, l’autre faisant semblant d’y croire, mais ne lâchant point son argent. Finalement, Eumène avait abandonné son projet, non sans avoir reçu une leçon de dignité de la part de Persée, qui consentait bien à acheter une paix définitive, mais non pas la demi-trahison d’Eumène pour avoir un ennemi de moins à combattre. La conduite des deux rois fut, au gré de Polybe, également stupide. Eumène, malhonnête eu voulant se faire payer d’avance une paix qu’il n’était pas sûr d’obtenir, aveugle en supposant que sa soudaine volte-face inspirerait confiance à Persée, oubliait par surcroît que les Romains seraient tôt ou tard instruits du marché. Persée, de son côté, perdit par son avarice une chance ou d’avoir cette paix tant désirée ou de tenir Eumène à sa merci. Vainqueur ou vaincu, il avait dans ce pacte un moyen infaillible de perdre dans l’esprit des Romains l’homme qu’il détestait le plus et qu’il regardait comme la cause de tous ses malheurs. Et en effet, c’est par des indiscrétions des amis de Persée que les Romains furent informés après coup de cette tortueuse intrigue[79].

Polybe n’a cependant pas démontré ni qu’Eumène ait eu l’intention de manquer de parole à Persée, ni qu’il ait voulu sciemment nuire aux Romains ; mais un pareil marchandage, débattu à leur insu, parut aux victorieux une déloyauté criminelle. Le Sénat, non moins expert en intrigues dissimula sa rancune et crut trouver une façon astucieuse de dissimuler aussi sa vengeance. Proposition fut faite par des officieux à Attale, qui était alors à Rome pour demander aide contre les Galates, de trahir son frère et de le remplacer. Attale avait déjà usurpé le trône de Pergame par inadvertance, en 173/2, au moment où il avait cru mort son frère, qui avait été à Delphes l’objet d’une tentative d’assassinat. Il avait même épousé alors sa belle-sœur, la reine Stratonice, et celle-ci, jusque-là stérile, avait donné à la dynastie un héritier, le futur Attale III, dont les deux frères se partageaient à l’amiable la paternité[80]. La précipitation dont Attale avait fait preuve indiquait chez lui un certain goût pour le pouvoir, et il était à supposer qu’il cèderait à la tentation de le reprendre. Un moment alléché en effet par l’offre, mais rappelé au devoir par un affidé d’Eumène expédié d’urgence à Rome, Attale se contenta de demander pour lui, en apanage, les villes d’Ænos et de Maronée en Thrace. Le Sénat les lui promit, et, dès qu’il fut parti, avant même qu’il eût quitté l’Italie, un sénatus-consulte déclarant les susdites cités villes libres le punit d’avoir trompé les espérances de la vertueuse assemblée. En même temps, une ambassade présidée par P. Licinius Crassus fut envoyée pour parlementer avec les Galates : avec quelles instructions, ajoute Polybe, il n’est pas facile de le dire, mais il est aisé de le conjecturer d’après ce qui s’est passé ensuite[81].

Comme Eumène, dans l’intervalle, avait battu les Galates et sauvé Sardes du pillage, l’ambassadeur romain fit conclure pour l’hiver un armistice qui permit aux Gaulois de rentrer chez eux. Au printemps, ils envahirent de nouveau la Phrygie, et Eumène, quoique malade, partait de Sardes à leur rencontre, lorsque P. Licinius Crassus imposa de nouveau sa médiation. Attale voulut l’accompagner, mais il lui fut interdit d’assister à la conférence qui eut lieu à Synnada, sous prétexte que sa présence exaspérerait les Gaulois. Crassus sortit du colloque en déclarant que ses instances n’avaient fait que rendre les Gaulois plus intraitables. Tite-Live, qui veut bien être dupe de la mystification, s’étonne que la parole d’ambassadeurs romains, qui suffisait à réconcilier immédiatement des rois puissants comme Antiochos et Ptolémée, n’ait eu aucun effet sur des Gaulois[82]. Il en résulta qu’Eumène partit lui-même pour l’Italie, au devant de l’affront que lui fit le Sénat en lui signifiant à Brindes l’ordre de se rembarquer au plus vite[83] ; et que, quand il se fut permis nonobstant de battre les Galates, ceux-ci se plaignirent à Rome et furent affranchis du protectorat d’Eumène[84]. Ce n’était pas assez pour satisfaire la meute qui s’acharnait sur Eumène, surtout son irréconciliable ennemi, Prusias II de Bithynie, le valet à tout faire des Romains. Deux légats, C. Sulpicius Gallus et M’. Sergius, précédés d’une convocation invitant les principales villes grecques qui auraient à se plaindre d’Eumène à envoyer des délégués à Sardes, tinrent dans cette ville, dix jours durant, des assises où Eumène fut copieusement insulté (164 ?)[85].

Antiochos ne vit pas se dérouler jusqu’au bout les manifestations d’une ingratitude qui finit par révolter l’opinion publique, mais son nom fut mêlé aux débats. Déjà, Ti. Sempronius Gracchus avait été chargé de vérifier les soupçons du Sénat au sujet d’une entente dénoncée par les villes d’Asie entre Antiochos et Eumène. Son rapport n’avait pas dissipé la méfiance. Les légats C. Sulpicius et M’. Sergius eurent mission, entre autres choses, surtout de s’enquérir à fond de ce qui concernait Antiochos et Eumène, de peur qu’il n’y et à des préparatifs concertés entre eux contre les Romains[86]. Ces indices invitaient Antiochos à la prudence, car c’était généralement par des soupçons plus ou moins sincères, amenant des froissements diplomatiques, que le Sénat amorçait les hostilités.

Le roi ne songeait certainement pas à organiser une coalition contre les Romains. Il avait mieux à faire. L’insécurité de son royaume, menacé par les Parthes du côté de l’Orient, et le délabrement de ses finances réclamait toute l’attention qu’il était encore capable de donner aux affaires. Il voyait, dit l’historien des Macchabées en parlant surtout de la Judée, que l’argent manquait dans ses coffres et que les tributs de la région étaient modiques à cause de la dissension et désolation qu’il avait déchaînées sur la terre, pour supprimer les droits légitimes qui existaient depuis les premiers jours. Et il craignit de n’avoir plus qu’une ou deux fois à suffire aux dépenses et présents qu’il avait prodigués auparavant à main ouverte, surpassant en cela les rois qui avaient vécu avant lui. Et il en fut tout à fait consterné en son aine, et il songea à aller en Perse, pour y recueillir les tributs de ces régions et amasser beaucoup d’argent. Et il laissa Lysias, un noble de race royale, pour gérer les affaires du gouvernement depuis le fleuve Euphrate jusqu’au fleuve d’Égypte, et pour élever son fils Antiochos jusqu’à son retour. Et il lui confia une armée de force moyenne avec des éléphants, pour écraser et déraciner la vigueur d’Israël et les restes de Jérusalem et abolir leur souvenir en ces lieux, et pour installer dans toutes les parties de leur territoire des fils étrangers, auxquels il distribuerait la terre en lots tirés au sort[87].

En effet, un an après l’attentat commis contre la nation juive, la Judée était en pleine révolte. Le signal de l’insurrection était parti de Modéin, localité située à quelques lieues de Jérusalem, où s’était réfugié avec ses cinq fils un vieux lévite nommé Mattathias, arrière-petit-fils d’Hasmon. Les inquisiteurs royaux étaient venus à Modéin pour obliger les habitants à sacrifier à la mode grecque, et ils avaient prétendu obliger Mattathias à donner l’exemple (166). Celui-ci non seulement s’y était refusé, mais il avait tué de sa main un renégat qui s’avançait pour sacrifier aux idoles : puis il avait gagné la montagne avec ses fils, invitant tous les fidèles à le suivre. Les Syriens connaissaient la manière de frapper sans danger les sectateurs de la Loi : un corps de troupes partit aussitôt de Jérusalem et assaillit les partisans de Mattathias un jour de sabbat. Les malheureux se laissèrent égorger sans résistance : mais Mattathias déclara que Jahveh attendait de ses champions une interprétation plus raisonnable de la Loi et qu’on se défendrait à l’avenir le jour du sabbat. La petite troupe des rebelles grossit et s’aguerrit en faisant des incursions aux alentours, poursuivant les païens et les renégats, détruisant les autels des idoles et soumettant les enfants à la circoncision. La société des Hasidim lui fournit un contingent de patriotes décidés à tout.

Mattathias mourut au cours de l’année 166, après avoir pressenti plutôt que savouré les douceurs de la vengeance ; mais son fils Judas, désigné par lui pour commander la légion des fidèles, gagna bientôt, à force d’exploits, ce surnom de Macchabée ou Martel qui lui appartient en propre. L’écrivain biblique célèbre en tirades enflammées la vaillance et l’aspect terrible du héros semblable au lion dans ses œuvres, pareil au lionceau qui rugit en poursuivant sa proie. La victoire, en effet, resta longtemps fidèle à la bonne cause. Apollonios, gouverneur de la Cœlé-Syrie, quoique soutenu par un renfort de Samaritains, fut battu et tué de la main de Judas. Séron, probablement son successeur, envahit la Palestine avec un corps d’année, mais il ne put atteindre Jérusalem. Attaqué sur les hauteurs de Béthoron, il perdit huit cents hommes et dut fuir avec ses troupes débandées jusque dans la terre des Philistins[88]. On comprend que de pareils succès aient rompu le charme qui tenait encore enchaîné le fanatisme religieux. Tout ce peuple outragé dans sa foi, violenté dans ses habitudes, réagit contre la tyrannie de l’étranger. L’affaire devenait grave, et Antiochos dut à la fin s’en préoccuper.

Il paraît s’en être beaucoup moins inquiété que ne le dit la chronique des Macchabées. La rébellion d’un petit pays comme la Judée serait facilement étouffée, en un moment où la rivalité des deux Ptolémées les empêchait d’en faire un prétexte pour intervenir en Cœlé-Syrie. Ce qui importait à Antiochos, c’était de restaurer son autorité et ses finances en faisant une ronde armée dans les provinces orientales. Il s’en remit donc du soin de rétablir l’ordre au régent qu’il venait de nommer, Lysias, lequel serait en son absence le tuteur du jeune Antiochos Eupator associé au trône, et il partit pour l’Orient (166/5). Lysias envoya en Judée une armée que la tradition israélite évalue à 47.000 hommes, sous le commandement de trois chefs, Ptolémée dit Macron, gouverneur de Cœlé-Syrie, Nicanor et Gorgias, ou plutôt sous le commandement de Nicanor assisté de Gorgias et agissant comme lieutenant de Ptolémée. La victoire de l’armée royale paraissait si certaine, que les marchands d’esclaves lui faisaient cortège.

Ce déploiement de forces consterna les Juifs, mais Judas Macchabée ne perdit pas courage. Il renvoya chez eux les timides, ceux qui avaient des raisons trop évidentes de tenir à la vie, ceux qui bâtissaient des maisons, se mariaient et plantaient des vignes. Avec les quelques milliers d’indomptables zélotes qui lui restaient, mal armés, mais bien encadrés et disciplinés, il surprit par une attaque nocturne, près d’Emmaüs, les troupes laissées à la garde du camp syrien par Gorgias, qui cherchait de son côté à surprendre l’adversaire. Il y eut, (lit Josèphe, environ trois mille morts. On ne voit pas très bien comment cet incident rendit inutiles tous les préparatifs faits et les forces mises en ligne par le gouvernement syrien : mais les historiens juifs assurent que la déroute des fuyards et l’incendie du camp suffit à épouvanter l’armée syrienne tout entière, qui, saisie de panique, s’enfuit dans le pays des Philistins et en Idumée, sans même essayer de combattre. Il ne leur déplait pas que l’on sente l’intervention divine secondant la bravoure des patriotes[89].

L’année suivante (165/4), le régent Lysias voulut en finir. Il vint lui-même en Judée avec une armée formidable, plus de 60.000 hommes[90]. Au lieu de la conduire directement, par des régions accidentées et favorables aux surprises, il semble avoir tourné les montagnes qui limitent le bassin du Jourdain el pénétré en Judée par le sud, par la frontière limitrophe de l’Idumée. Ce plan lui permettait d’ailleurs de rallier les troupes qui avaient lâché pied à Emmaüs et qui s’étaient réfugiées sur la côte de Palestine. À Bethzour, sur la route d’Hébron à Jérusalem, les 10.000 hommes de Judas Macchabée, invoquant le dieu de leurs pères, fondirent d’un même élan sur son armée. Sans doute Lysias était mal préparé à recevoir le choc ; la furie des assaillants déconcerta sa stratégie : ses troupes se débandèrent, laissant des milliers de morts sur le terrain, et il retourna à Antioche avec l’intention de mettre sur pied pour une prochaine expédition une armée encore plus considérable[91]. Les généraux syriens, toujours présomptueux et toujours battus, jouent le rôle de comparses grotesques dans le tableau où se détache en pleine lumière la mille figure du Macchabée. Il est certain qu’il fallut un concours exceptionnel de circonstances, l’impéritie des chefs, l’indiscipline de leurs troupes, qui n’étaient évidemment pas des troupes de choix, et la connivence de la population favorisant les embuscades des partisans juifs, pour rendre possibles les merveilles accomplies par cette poignée d’exaltés.

Sans plus attendre, Judas Macchabée mit à profit sa victoire pour faire cesser l’abomination dans le Lieu saint. Il entra à Jérusalem, et, pendant que ses bandes tenaient en respect la garnison syrienne enfermée dans la citadelle, les lévites procédèrent à la restauration du Temple. L’édifice avait été non seulement souillé par l’idolâtrie et dépouillé de tous les instruments du culte mosaïque, mais endommagé par les luttes qui avaient dû se produire dans l’intérieur de la ville entre les patriotes et les renégats appuyés par les Syriens. On voyait le lieu saint désert, l’autel profané, les portes incendiées ; dans les parvis avaient poussé des broussailles comme dans un fourré ou sur des montagnes, et les logements des prêtres étaient détruits[92]. L’édifice fut réparé ; l’autel des holocaustes, qui avait servi de substruction à l’autel païen, démoli et remplacé par un autel en pierres neuves ; le matériel du culte refait à la hâte ; et, le 25 du mois de Kislev de la 148e année séleucide (déc. 165 a. C.), trois ans jour pour jour après le sacrilège, eut lieu la dédicace du Temple purifié de ses anciennes souillures[93]. Le Macchabée avait accompli la partie la plus difficile de sa tâche. Il avait secoué la torpeur d’une nation intimidée par des siècles de servitude et donné au patriotisme identifié avec le zèle religieux une impulsion irrésistible.

Le triomphe inespéré du petit peuple et de son Dieu, commémoré à jamais par la fête de la Dédicace (Megillath Taanith) ou Renouvellement du Temple, eut parmi les contemporains, et plus encore dans les générations futures, un retentissement dont l’écho dure encore. La victoire d’Israël fut célébrée dans des Psaumes, classée parmi les événements providentiels qu’avaient prédits les prophètes. Des mystiques, cachés sous les noms d’Hénoch, de Daniel, de la Sibylle, élargirent les perspectives d’avenir et se plurent à annoncer le triomphe final du peuple élu sur tous les autres. C’est de cette époque que date l’expansion du messianisme, d’une espérance qui sommeillait dans l’âme israélite et qui maintenant ne paraissait plus chimérique. Depuis lors aussi, les Juifs dispersés dans le monde hellénique prennent conscience de la dignité de leur race et tâchent de faire partager aux autres l’opinion qu’ils en ont conçue. Les écrits sur les Juifs, histoires, exposés des institutions, panégyriques, pamphlets et controverses, rédigés par des Juifs hellénisants et des Hellènes, se multiplient, attestant que, sympathique ou hostile, — généralement malveillante, — la curiosité des Gentils s’intéresse à ce peuple jusque-là ignoré de l’histoire profane.

 

§ III. — EXPÉDITION D’ANTIOCHOS IV EN ORIENT.

Si éclatante qu’elle fût, la victoire du Macchabée n’était pas définitive : il n’y avait pas de paix conclue[94], et Lysias comptait bien prendre sa revanche. Il en fut empêché pour le moment par des événements mal connus, qui se résument dans l’absence et la mort d’Antiochos Épiphane. Jusqu’ici, en élaguant les divergences constatées entre les récits d’origine juive et nous bornant aux faits assurés par leur concordance, nous avons pu suivre à peu près les péripéties de la guerre en Judée. Mais maintenant, l’historien ne dispose plus, en dehors des chroniques israélites, que de textes ou plutôt fragments de textes sans dates, sans autorité, quelques-uns suspects comme émanant de commentateurs du Pseudo-Daniel, qui cherchent dans les visions du prétendu prophète le reflet de scènes historiques, passées suivant le païen Porphyre, annoncées à l’avance, mais non moins réelles, d’après saint Jérôme. Il est à craindre qu’ils aient l’un et l’autre estimé trop haut la valeur historique de cette Apocalypse ; l’un, parce que, raisonnant comme la critique moderne, il veut démontrer que l’auteur vise des faits déjà accomplis ; l’autre, parce qu’il accorde que Antiochos Épiphane a pu préfigurer l’Antéchrist et qu’il croit le prophète infaillible. Nous ne connaissons l’exégèse de Porphyre que par la réfutation de Jérôme, qui, lui du moins, se réserve la possibilité de rejeter dans un avenir lointain les allusions démenties par l’histoire du passé et d’attribuer au futur Antéchrist ce que son devancier rattachait tant bien que mal aux faits et gestes d’Antiochos. Aussi Jérôme reproche à Porphyre d’avoir rêvé que Antiochos Épiphane, lors de ses campagnes d’Égypte, avait parcouru la Libye et l’Éthiopie et ravagé au retour la côte de Phénicie.

Il critique de même, en substituant l’Antéchrist à Épiphane, le récit fait par Porphyre de l’expédition d’Antiochos en Orient. C’est une raison de n’en accepter que ce qui est confirmé par ailleurs. D’après la partie du récit que Jérôme consent à tenir pour historique, aussitôt après l’expédition d’Égypte, le roi partit pour combattre Artaxias roi d’Arménie, lui tua beaucoup de monde el campa entre le Tigre et l’Euphrate : après quoi, il alla en Élymaïde, région soi-disant située à l’extrémité orientale de la Perse. Repoussé par les gens du pays qui l’empêchèrent de piller le temple de Diane, il mourut consumé par le chagrin dans la bourgade de Tabæ en Perse[95]. Artaxias n’est pas pour nous un inconnu. C’était cet ex-satrape d’Antiochos III qui, après la défaite du roi à Magnésie, s’était proclamé roi de la Grande-Arménie et y avait fondé Artaxata, sa capitale. Il s’était agrandi, avec la collaboration, dit-on, d’Hannibal, aux dépens de l’Atropatène et s’était assuré l’amitié de ses voisins du Pont et de la Cappadoce en adhérant au traité conclu (en 179) entre les rois qui accommodèrent alors le différend entre Pharnace et Eumène. Antiochos voulut revenir sur le passé et interrompre la prescription. D’après Diodore, il vainquit Artaxias et le força à exécuter les conditions imposées. Appien croit même que Artaxias fut fait prisonnier[96]. Comme il ne paraît pas que l’Arménie soit rentrée sous le joug syrien, il est probable que Antiochos se sera contenté de traiter le vaincu en débiteur, et que, moyennant une forte rançon, il l’aura laissé en possession du trône usurpé. On retrouve, deux ou trois ans plus tard, Artaxias proposant à Ariarathe V de Cappadoce de se partager la Sophène, aux dépens du dynaste Mithrobouzane[97]. Ce n’est plus en roi, mais en marchand et presque en maraudeur que Épiphane promène dans les provinces orientales son armée de recors.

A partir de là nous perdons la trace d’Antiochos. Les circonstances dans lesquelles il se trouvait, les intentions qu’on lui prête, la direction de sa marche et le terme auquel elle aboutit, tout cela ressemble de si près aux faits et gestes d’Antiochos le Grand que des confusions ont dû être, chez les chroniqueurs anciens, presque inévitables. En quittant l’Arménie, l’armée a dû nécessairement traverser la Médie. Peut-être faut-il relever, comme trace de son passage et du puéril orgueil de son roi, le fait que, d’après Isidore de Charax, Ecbatane s’est appelée Épiphitneia[98]. Tacite croit savoir que Antiochos ne put achever la conversion des Juifs, parce qu’il en fut empêché par une guerre contre les Parthes, attendu qu’à ce moment Arsace avait fait défection[99]. Il y avait bien un demi-siècle que les Parthes avaient fait défection. Tacite confond probablement l’Arsace de l’époque avec celui que combattit Antiochos le Grand. C’est sans doute aussi au règne d’un autre Antiochos qu’il faut renvoyer le fait enregistré par Pline, la victoire remportée en Mésène ou Characène sur les Perses (?) par un certain Numénios. Il n’est pas nécessaire d’admettre une invasion des Perses dans le bassin inférieur du Tigre et de l’Euphrate pour expliquer que Antiochos Épiphane ait terminé sa tournée par la Perse et la Susiane.

C’est là qu’il trouva la mort, dans une aventure tellement semblable à celle qui clôt la biographie d’Antiochos le Grand que l’on est en droit de soupçonner une contamination des deux récits, le plus récent étant calqué sur le plus ancien et comportant des variantes. On se souvient que Antiochos le Grand fut massacré en Élymaïde, au moment où il tentait de piller un temple de Bel. Voici maintenant les diverses versions relatives à la mort d’Antiochos Épiphane, en commençant par celles des chroniqueurs juifs, qui visent, sans doute possible, le persécuteur d’Israël.

Le roi Antiochos parcourait les régions supérieures, et il apprit qu’il y avait en Perse une cité magnifique, Élymaïs, abondante en argent et en or, et, dans cette cité, un temple extrêmement opulent. Il y avait là des tentures d’or, des cuirasses et des boucliers laissés par Alexandre fils de Philippe, le roi de Macédoine qui régna le premier en Grèce. Et il vint, et il chercha à prendre la ville et à la piller ; mais il ne put, car son dessein fut connu des habitants. Or ceux-ci se levèrent pour combattre, et le roi s’enfuit, et il s’en revint accablé d’une grande tristesse en Babylonie. C’est là que, suivant le pieux narrateur, Antiochos, apprenant les événements de Judée, meurt de chagrin et de remords[100]. Au livre II des Macchabées, la mort du tyran est racontée deux fois, et de deux manières différentes. Suivant la première version, Antiochos, voulant extorquer de grosses sommes aux prêtres du temple de Nanaïa (Anahita) en Perse, prétendit épouser la déesse et recevoir l’argent à titre de dot. Ceux-ci l’invitèrent à entrer, avec quelques amis seulement, dans la partie la plus retirée du temple, le massacrèrent avec son escorte et coupèrent les cadavres en morceaux[101]. Plus loin, un autre rédacteur, à tournure d’esprit moralisante, fait de la fin d’Antiochos Épiphane un roman à la fois terrible, édifiant et patriotique. Le roi avait voulu piller un temple de Persépolis. Repoussé par la population, il se retire dans les environs d’Ecbatane, où les nouvelles de Judée tournent sa colère contre Jérusalem. Au moment où il se préparait à tirer vengeance du Macchabée, roulant sans arrêt sur la route de Jérusalem, il tombe de son char, et Dieu, le Dieu d’Israël, le frappe d’une maladie mystérieuse qui fait tomber son corps - en pourriture. Les vers grouillaient dans ses chairs en décomposition, et son armée était incommodée de la puanteur qui s’en échappait. C’est en vain qu’il essaie de fléchir la colère céleste en confessant ses crimes — c’est-à-dire les exécutions et spoliations commises à Jérusalem — et promettant de les réparer largement : il meurt enfin sur un grabat, après avoir recommandé par lettre aux Juifs son jeune fils Antiochos V Eupator, dont il prévoyait bien que l’héritage serait disputé par un héritier plus légitime, et remis la tutelle de l’enfant à son ami Philippe[102]. Josèphe reproduit le récit du premier livre des Macchabées et tient seulement à affirmer que la vengeance divine a été exercée par le Dieu d’Israël, et non par l’Artémis Élymæenne, comme le prétendait Polybe[103].

Le témoignage de Polybe est rassurant : il serait même décisif, si l’on pouvait être certain que Josèphe l’a bien lu et que c’est bien d’Antiochos Épiphane que Polybe aurait dit : En Syrie, le roi Antiochos, voulant s’enrichir, eut l’idée de faire une expédition à main armée en Élymaïde contre le sanctuaire d’Artémis. Arrivé sur les lieux et frustré de son espérance, parce que les Barbares habitant les alentours ne consentirent pas à l’attentat, il se retira à Tabæ en Perse et y mourut, l’esprit égaré, au dire de certains, d’après des signes du châtiment divin motivé par le méfait commis sur le sanctuaire précité. Si Josèphe a réellement consulté Polybe, il ne l’a pas regardé de près, car lui aussi fait de la province d’Élvmaïde une cité qu’il place en Perse, comme avant lui le premier chroniqueur des Macchabées. C’est uniquement sur la foi d’un lecteur aussi attentif que nos diascévastes ont imputé ce fragment présumé de Polybe au règne d’Antiochos Épiphane. Il est probable que Josèphe — s’il n’a pas commis lui-même la méprise — a prélevé sa référence sur un résumé fait par quelque compilateur qui a bien pu y introduire une confusion entre Antiochos III, mort ou blessé à mort en Élymaïde, et Antiochos IV, mort en Perse. On ne trouve, en effet, dans ce texte de Polybe d’autre désignation que le roi Antiochos, et il est à remarquer que ce texte terminerait au moins aussi bien la biographie d’Antiochos le Grand, dont la fin manque dans l’ordonnance actuelle de l’historien. Si Antiochos Épiphane  est parti pour combattre l’Arménien Artaxias et les Parthes, il est singulier que Polybe le représente uniquement préoccupé d’amasser de l’argent et se dirigeant tout droit sur l’Élymaïde, absolument comme Antiochos le Grand endetté et pressé par ses créanciers. Autant dire que l’expédition dont d’autres parlent — et vraisemblablement d’après le même Polybe — n’aurait pas eu lieu, puisqu’elle aurait trouvé ici son terme. Ce brusque dénouement convient au contraire très bien à la dernière expédition d’Antiochos le Grand, arrêtée à sa première étape, dans la même région et pour le même motif. Aussi le témoignage de Polybe se retrouve presque mot pour mot dans un fragment ou résumé de Diodore, cité plus haut et classé parmi ceux qui visent Antiochos le Grand, celui-ci étant clairement désigné aussi dans un autre passage du même auteur comme spoliateur du temple élymaïque et mis en parallèle avec son contemporain Philippe V de Macédoine.

Les commentateurs de Daniel, plus préoccupés de polémique que d’histoire, ont naturellement puisé aux sources juives et n’ont fait que réduire le récit à sa plus simple expression. Appien a suivi l’opinion courante de son temps, sans autre variante, dans sa brève mention, que le nom d’Aphrodite Élymæenne substitué à celui d’Artémis[104]. En somme, le texte dit de Polybe étant rendu à sa véritable ou tout au moins probable destination, les trois ou quatre témoignages à la charge d’Antiochos Épiphane sont de même origine et ne font que répéter, avec variantes, le premier, celui de la chronique juive des Macchabées.

Or, l’assertion des historiens juifs est légitimement suspecte. Elle l’était peut-être aux yeux d’Eusèbe, qui n’y fait aucune allusion. Il sait que Antiochos le Grand a été tué in Elimæorum prœlio ; mais il ne dit rien, absolument rien, de la mort d’Antiochos Épiphane. Suidas, un moine du Xe siècle, dans l’article de son Lexicon concernant Antiochos Épiphane, a enflé à plaisir les méfaits et cruautés du roi à Jérusalem ; mais il se contente de dire à la fin : Antiochos, ayant fait expédition contre les Perses, recula vaincu et termina misérablement son existence[105]. C’est bien le châtiment, mais non d’un sacrilège commis en Élymaïde ou en Perse. Ces auteurs chrétiens ont négligé sciemment l’occasion de confirmer un récit qu’ils devaient parfaitement connaître. Ils ont supprimé le point de suture par lequel le dernier chapitre de la biographie d’Antiochos le Grand s’est adapté à celle d’Antiochos Épiphane. Qu’ils aient cru, ce faisant, travailler à la plus grande gloire de Dieu plutôt que rectifier une erreur historique, il est possible. On a vu plus haut que Jérôme n’accepte qu’il regret le commentaire de Porphyre, lequel évidemment tournait aussi à l’honneur des dieux helléniques l’incident survenu en Élymaïde, interprété comme cause immédiate de la mort d’Antiochos Épiphane[106]. Du reste, on peut toujours récuser un argument a silentio, surtout quand on entrevoit un motif de considérer une omission comme une réticence voulue. Mais l’argument prend une force singulière, fondé sur le silence des auteurs profanes. Ceux-là apparemment avaient lu Polybe ; c’est à lui sans doute qu’ils ont emprunté ce qu’ils racontent de la mort d’Antiochos le Grand : or, nous constatons qu’ils ignorent ce que Josèphe lui fait dire à l’appui de la version des chroniqueurs juifs. En fait de sacrilège, Justin, comme Diodore, ne relate que celui d’Antiochos le Grand, et il oublie de parler de la fin d’Antiochos IV, à laquelle il n’a sans cloute rien trouvé d’extraordinaire. Strabon de même ; il sait que Antiochos le Grand a vainement tenté et que le Parthe (Mithridate Ier) a opéré la spoliation des trésors des temples d’Élymaïde ; mais il ne connaît pas d’autre nom attaché à une aventure de ce genre[107]. Tacite n’a même pas ajouté un mot pour dire comment finit l’expédition d’Antiochos IV contre les Parthes.

Ce silence d’auteurs généralement bien informés a de quoi surprendre. En revanche, il n’est pas difficile de présumer l’état d’esprit qui a engendré la tradition juive. Pour un Juif croyant, il fallait que l’auteur du plus grand sacrilège qu’eût jamais connu le monde reçût un châtiment aussi grand que son crime, et qu’on y vît l’intervention divine. Autrement, l’impunité assurée à Épiphane, alors que les dieux païens avaient su venger leurs injures sur Antiochos le Grand, eût fait douter de la justice ou de la puissance de Jahveh. Antiochos Épiphane devait mourir de la mort des persécuteurs, rongé de vers et pourrissant sur pied, comme plus tard, suivant la formule à l’usage des juifs et des chrétiens, Hérode le Grand, Hérode Agrippa, le propréteur de Cappadoce Herminianus, l’empereur Galère et d’autres encore. Ce genre de supplice était même reconnu mystérieux par les Gentils. C’est ainsi que moururent, en punition de leurs cruautés, Phérétime reine de Cyrène, Satyros tyran d’Héraclée, Sylla. Polybe lui-même incline à penser que l’auteur de l’attentat commis contre le temple d’Élymaïde en a été puni par les dieux[108]. Le procédé fut mis au service de toutes les rancunes doctrinales. Phérecyde de Scyros et Platon déplaisaient évidemment à ceux qui les ont dit morts de φθειρίασις ; l’astrologue Firmicus Maternus est convaincu que Plotin est mort affreusement gangrené pour avoir douté de la puissance des astres. Comme spoliateur des temples de l’Égypte et autres lieux, Antiochos Épiphane avait sa réputation faite, même aux yeux des païens. Un contemporain des Antonins, Granius Licinianus, a entendu dire qu’il avait eu le cynisme d’emporter les vases sacrés du temple d’Hiérapolis, comme dot de la déesse (Atargatis), qu’il était censé épouser, ne laissant à sa femme céleste que l’anneau de fiançailles. C’est de ce sacrilège qu’il aurait été puni par la mort, aggravée de la privation de sépulture. Lorsque son corps fut transporté à Antioche, les chevaux s’étant tout à coup effrayés, il fut précipité dans le fleuve et ne reparut plus[109].

Sans incriminer la bonne foi des chroniqueurs juifs, on peut bien penser que, rencontrant le nom d’Antiochos mêlé à diverses histoires de sacrilèges punis, de l’aveu même des païens, par une mort prématurée, ils y ont reconnu à première vue et sans s’informer davantage non pas Antiochos le Grand, qui avait été leur bienfaiteur, mais leur tyran abhorré, l’Impie par excellence, Antiochos Épiphane frappé par Jahveh. Ils ont été ainsi amenés à lui imputer, outre ses propres crimes, le méfait de son père. La confusion était d’autant plus facile que l’un et l’antre sont morts à peu près au même âge, entre cinquante-deux et cinquante-cinq ans, et à peu près dans les mêmes régions, du côté de l’Orient. Entre deux traditions dont l’une faisait mourir le père en Élymaïde de mort violente, et le fils en Perse, de maladie, mais d’une maladie soudaine et violente, elle aussi, les divergences s’aplanirent d’elles-mêmes. Il suffit à des géographes de cette force de faire de l’Élymaïde une cité et de la transporter en Perse, ou même, en lui conservant le nom de région, comme fait Jérôme, de la placer aux confins orientaux de la Perse. La différence entre l’Antiochos tué dans le temple et celui qui alla mourir ailleurs d’un mal mystérieux devint négligeable. Encore a-t-elle été supprimée par le chroniqueur qui fait couper en morceaux dans le sanctuaire le cadavre du larron. L’opinion une fois fixée et répandue dans le monde par les Juifs a pris peu à peu la valeur des assertions qui n’ont pas été réfutées à temps. Il est non pas impossible, mais tout à fait invraisemblable, que deux Séleucides, le père et le fils, à quelque vingt ans de distance, soient allés se prendre au même piège, dans des circonstances identiques, et commettent exactement les mêmes imprudences, sans que l’exemple du premier ait servi de leçon au second. S’il faut choisir entre les deux, il me paraît tout indiqué d’opter pour celui qui n’avait pas, jusqu’au dernier moment, la réputation d’un coutumier du sacrilège, celui pour lequel on n’aurait pas inventé un châtiment céleste s’il n’y avait donné lieu.

L’option s’impose entre les deux récits, attendu qu’on ne les trouve juxtaposés dans aucune des sources dont nous disposons. Personne, que je sache, parmi les auteurs anciens, n’a songé à signaler, ne fût-ce que d’un mot, la singulière destinée du père et du fils, pareille pour le crime et le châtiment. Aucun n’a été tenté par ce thème facile, plus frappant que le rapprochement fait par Justin de Séleucos II et Antiochos Hierax, plus opportun que le parallèle institué par Diodore entre Antiochos III et Philippe V de Macédoine. Il n’y a pour eux qu’un seul spoliateur du temple de Bel ou d’Anahit, Antiochos le Grand pour les uns, Antiochos Épiphane pour les autres. Remarquons, au surplus, qu’il n’y a pas de variantes sur la région où est mort Antiochos le Grand, tandis que Antiochos Épiphane meurt tantôt dans le temple même qu’il voulait dévaliser, — soit en Élymaïde, soit à Persépolis, — tantôt à Tabæ en Perse, tantôt en Babylonie ou sur le chemin d’Ecbatane à Jérusalem[110], ou encore en revenant du banquet nuptial d’Hiérapolis. Cela devrait suffire à indiquer de quel côté on a chance de rencontrer la vérité historique et de quel côté la fantaisie s’est donné libre carrière. Jean d’Antioche, qui écrivait au VIIe siècle de notre ère (?), dans le pays où le souvenir de la sinistre aventure aurait dû le mieux se conserver, Jean, dis-je, répudie tous ces arrangements dramatiques : il croit que Antiochos Épiphane trépassa en remontant de Jérusalem en Syrie, et d’une mort qui ne donne lieu de sa part à aucune réflexion. Cette simplification, encore dépourvue de valeur historique, achève de démontrer que la version juive, ignorée ou dédaignée par les Gentils, n’a pas été non plus universellement acceptée par la tradition chrétienne[111].

En voilà assez, sinon pour reléguer définitivement dans la légende (les récits dont la critique n’ose pas encore déblayer l’histoire, du moins pour laisser planer un doute légitime sur la version haineuse et vengeresse de la fin du grand persécuteur d’Israël. La conclusion la plus probable à tirer de tant d’hypothèses, en prélevant sur les assertions contradictoires les faits qui ne peuvent servir d’arguments à une idée préconçue, c’est que Antiochos Épiphane mourut de maladie au cours de sa dernière expédition dans les provinces orientales, dans une bourgade de la Perse, d’où son corps fut ramené à Antioche par son frère de lait Philippe, un personnage avec lequel nous ferons bientôt plus ample connaissance [note 4].

 

 

 



[1] Débats sur le triomphe, finalement obtenu, de M. Fulvius Nobilior en 187 (Tite-Live, XXXVIII, 45. XXXIX, 4-5), de Cn. Manlius Vulso en 187 (Tite-Live, XXXVIII, 44-47. 50. XXXIX, 6), après des débats scandaleux ; procès des Scipions, de pecunia regis Antiochi, et condamnation de L. Scipion (Tite-Live XXXVIII, 50-55. XXXIX, 6. 22). Prodigalités électorales in ludos Ti. Sempronii ædilis, qui graves non modo Italiæ ac sociis Latini nominis, sed etiam provinciis externis fuerant (Tite-Live, XL, 44 ; 179 a. C.). En 180 a. C., triomphe des consuls P. Cornelius et M. Bæbius, nullo bello gesto (Tite-Live, XL, 38) ; en 178, triomphe de Q. Fulvius Flaccus, magis gratiæ quam rerum gestarum magnitudini datus (Tite-Live, XL, 59), etc.

[2] Son nom, et rien de plus, figure dans une inscription de Dymé en Achaïe, vers 171 a. C. (Michel, 1096).

[3] Tite-Live, XLII, 6. D’après Granius Licinianus (§ 28, p. 4, Flemisch), il se réservait de changer de ton si Persée était victorieux : idem cogitaverat bellum indicere Romanis, sed inhibitus dicitur < Persei > regis sorte, ce qui est assez vraisemblable. Je considère comme inadmissible que cet Apollonios soit l’ex-favori de Séleucos IV, le légitimiste qui avait rompu avec Antiochos IV et restait en relation par ses fils avec le jeune Démétrios.

[4] Diodore, XXXI, 27 a. Appien, Syr., 45. L’origine de leur faveur n’est à l’honneur ni du maître, ni de pareils serviteurs.

[5] Tite-Live, XLII, 26.

[6] II Macchabées, 4, 21 (la Vulgate traduit πρωτοκλήσια par primates) : c’est la cérémonie appelée ailleurs άνακλητήρια (Polybe, XXVIII, 10, 8).

[7] IV Macchabées, 4 (Ps.-Joseph.). Le chiffre est parfaitement invraisemblable. L’auteur du II Macchabées, 4, 8, se contente de 590 talents. D’après Josèphe (XII, 5, 1), Jason succédait à Onias défunt.

[8] I Macchabées, 1, 16 (έποιησαν έαυτοΐς άκροβυστίαςfecerunt sibi præputia). C’est la pratique, bien connue par ailleurs, — et soi-disant imposée aux Juifs par Épiphane (IV Macchabées, 4), — de l’έπισπασμός. Josèphe (loc. cit.) attribue la construction du gymnase non pas à Jason, mais à son successeur Ménélas.

[9] II Macchabées, 4, 18-20.

[10] Ménélas, frère de Jason (Joseph., Macchabées, 7) ou frère de Simon (II Macchabées, 4, 24). Le nom juif de Ménélas était Onias, d’après Josèphe, qui fait peut-être ici quelque confusion.

[11] II Macchabées, 4, 30-33. Cf. Jean D’Antioche, fr. 58.

[12] II Macchabées, 4, 44-50.

[13] Diodore, XXX, 16.

[14] II Macchabées, 4, 20.

[15] Polybe, XXVII, 17. XXVIII, 1.

[16] Renseignements contradictoires : cum modico populo (Hieron., In Dan., 11, 23) ; cum exercitu magno (ibid., 11, 25), qu’on peut rapporter, l’un à la première, l’autre, à la seconde expédition.

[17] Diodore, XXX, 14.

[18] Polybe, XXVIII, 1, 16. Diodore, XXX, 18. Il s’agit sans doute d’un armistice ou convention quelconque utilisée pour surprendre la ville sans défense.

[19] Polybe, XXVIII, 17 a. Diodore, XXX, 17.

[20] Voyez Histoire des Lagides, II, pp. II-13.

[21] Diodore, XXX, 21. Cf. Hieron., In Dan., 11, 25-28.

[22] Cléopâtre II, fille de Ptolémée V Épiphane et de Cléopâtre la Syrienne (Appien, Syr., 5), sœur-épouse (successivement) de ses deux frères.

[23] Tite-Live, XLIV, 19.

[24] Polybe, XXVIII, 16-17.

[25] Tite-Live, XLIV, 19.

[26] Polybe, XXVIII, 19.

[27] Tite-Live, XLIV, 14.

[28] Tite-Live, XLV, 11.

[29] Joseph., XII, 5, 3.

[30] II Macchabées, 10, 13.

[31] Tite-Live, XLV, 1.

[32] Polybe, XXIX, 8-10.

[33] Tite-Live, XLIV, 19.

[34] Polybe, XXVIII, 18.

[35] Εφεμ. αρχ., 1903, p. 118. Cf. P. Foucart, SC. de Thisbé, dans les Mém. de l’Acad. d. Inscr. (1905), pp. 40-42.

[36] Le lendemain de l’éclipse de lune (Polybe, XXIX, 6, 8-10) du 21 juin 168 a. C. La date romaine — pridie Non. Sept. (Tite-Live, XLIV, 31) ou 4 sept. — prouve que le calendrier romain était encore en avance de plus de deux mois sur le temps vrai.

[37] Polybe, XXIX, 11.

[38] Tite-Live, XLV, 12.

[39] C’est la pensée qu’exagéré le chroniqueur juif : Et scripsit Antiochus omni regno suo ut esset omnis populus unus, et relinqueret quisque legem suam. Et consenserunt omnes gentes etc. (I Macchabées, 1, 43 sqq.). Bossuet, en sens inverse : Sous prétexte de rendre conformes les mœurs de ses sujets, et, en effet, pour assouvir son avarice en pillant toute la Judée, il ordonne aux Juifs d’adorer les mêmes dieux que les Grecs (Disc. sur l’Hist. Universelle, ch. XIV). Pour satisfaire son avarice, le roi n’avait qu’à laisser faire les partisans juifs, qui se disputaient ses faveurs.

[40] Tacite, Hist., V, 8. Cf. Diodore, XXXIV, 1. XL, 8.

[41] Joseph., XI, 8, 4-5. Cf. Niese, I, p. 83, 3.

[42] Joseph., XII, 3, 3-4. Il va sans dire que tout cela ne fait aucun doute pour Bossuet (op. cit., ch. XIII-XIV), qui accepte tout de la tradition judaïque et constate de point en point l’accomplissement des prophéties de Daniel.

[43] Joseph., C. Apion., II, 7.

[44] Tacite, Ann., XV, 44, et fr. 2. J’ai essayé de montrer, dans L’Intolérance religieuse et la politique (Paris, 1911), que les empereurs romains ont persécuté dans le christianisme surtout — autant dire, exclusivement — l’esprit judaïque dont ils pensaient qu’il avait hérité, et qui, en effet, a par la suite dominé le monde, réfugié dans la doctrine quand l’action lui est interdite.

[45] Diodore, XXXIV, 1.

[46] D’après II Macchabées, 5, 11-16, irruption à main armée, pillage du Temple, butin énorme (1800 talents), massacres effroyables (40.000 morts, autant de vendus comme esclaves !). Cf. I Macchabées, 1, 21-29, et ci-après, la rectification de Josèphe en ce qui concerne le Temple. Suidas (s. v. Άντίοχος), estimant en masse les exécutions ordonnées par Épiphane, parle de 180.000 victimes (κατέσφαξε μυριάδας ιή). Fama vires acquirit eundo.

[47] Joseph., B. Jud., I, 1, 1. Sur la généalogie des Oniades et Tobiades, voyez ce qu’ont extrait d’un fouillis d’hypothèses E. Schürer, et, en dernier lieu, Th. Reinach (Antiq. Jud., trad. fr. t. III [1904], p. 82), qui admet l’identité de Ménélas et Onias IV.

[48] Ps.-Joseph., De Macchabées, 4.

[49] Au temps de Jason ou de Ménélas, les Juifs hellénisants disaient : faisons alliance avec les Gentils ; car, depuis que nous nous en sommes séparés, nous avons été accablés de maux (I Macchabées, 1, 12).

[50] II Macchabées, 5, 24-27 ; 6, 1-11. Rien n’attestait mieux la stupidité juive, aux yeux des Gréco-romains, que l’observance du sabbat préférée aux nécessités de la défense. Eux répétaient avec l’Hector homérique : εΐς οίωνός άριστος, άμύνεσθαι περί πάτρης (Iliade, XII, 243).

[51] I Macchabées, 2, 30-37. Joseph., XII, 5, 4. Voyez le résumé des divergences dans la note de Th. Reinach (ad loc., p. 96, 3). Il donne tort à Josèphe lorsqu’il s’écarte, comme ici, de son guide, en substituant le roi au princeps tributorum, qui peut être Apollonios.

[52] Joseph., XII, 5, 4. La date qu’il donne pour l’entrée d’Antiochos à Jérusalem, le 25 Chasleu 145 Sel. (= déc. 168 a. C.), est, dans I Macchabées, 1, 57, la date du premier sacrifice païen offert sur l’autel des holocaustes.

[53] La légende la plus répandue était que les Juifs adoraient une tête d’âne. Voyez sur l’origine possible de cette méprise, mon Astrologie grecque, Paris, 1899, pp. 318, 1. 483, 3. Association d’idées entre le sabbat, jour de Saturne, et l’âne, animal saturnien, jeu de mots appliqué à Diodore Kronos (Diogène Laërte, II, 10, 7). Cf. S. Reinach, Le culte de l’âne (dans Cultes, mythes et religions, I, [1905], pp. 342-346).

[54] Diodore, XXXIV, 1, 3-5.

[55] I Macchabées, 1, 51-61. II Macchabées, 6, 2-10. D’après cette chronique, c’est peu de temps après les massacres d’Apollonios (en 161 ?), et par ordre d’un autre commissaire royal, — un vieillard d’Antioche, — qu’a lieu la profanation du Temple.

[56] II Macchabées, 6, 1 (les natalicia du roi et les cortèges bachiques).

[57] Joseph., XII, 5, 5 (date, 146 Sel. = 167/6 a. C.). II Macchabées, 6, 2. Le chroniqueur croit que la Judée seule appartenait aux Séleucides, et que, dans les villes d’alentour (in proximas gentilium civitates), la persécution fut organisée de même par ordre des Ptolémées (6, 8-9).

[58] Cf. les Passions légendaires de Sainte Symphorose sous Hadrien et de Sainte Félicité sous Marc-Aurèle.

[59] II Macchabées, 6, 18-31 ; 7, 1-41. Il est avéré que la prolixe amplification classée comme IV Macchabées n’est pas de Josèphe. L’auteur ne connaît pas non plus les noms ni de la mère (Solomonis, d’après Suidas), ni des fils martyrisés.

[60] Sulpice Sévère, Chron., II, 20.

[61] Optat de Milève, Opp., VII, 1.

[62] Grégoire de Nazianze, Orat., XV, 11. L’orateur a cru sans doute que le prédécesseur immédiat d’Antiochos Épiphane, Séleucos IV Philopator, était son père (ou Séleucos Ier père au sens d’ancêtre ?), et il a dû se méprendre aussi sur le rôle de Simon. L’œuvre de réhabilitation aboutit à une légende bizarre, à un Antiochos prince d’Antioche, qui fut seigneur et duc par le commandement de Julius César en Jérusalem, transporté par Dieu sur le Calvaire et y fondant l’Hôpital de Jérusalem (J. Delaville le Roulx, De prima origine Hospitalariorum Hierosolymitanorum, Paris, 1885), pp. 97-101. 115.

[63] Il est possible que non seulement les prophéties du Ps.-Daniel, mais les livres de Tobie, Judith, Esther, Baruch, les Psaumes de Salomon, aient été suscités par cette persécution. Cf. Rev. de l’Hist. des Relig., XXXVIII [1898], p, 83. XLII [1900], p. 233.

[64] Tite-Live, XLV, 32-33.

[65] Polybe, XXXI, 3-4 (ap. Athénée, V, pp. 194 c-195 f). Antiochos a voulu sans doute égaler, sinon surpasser, la fameuse πομπή de Ptolémée Philadelphe, que Athénée décrit à la suite (V, pp. 196-203 b), d’après Callixène de Rhodes.

[66] Diodore, XXXI, f6. Diodore résume le récit de Polybe, qui donne le décompte des figurants.

[67] Polybe, XXVI, 10 (ap. Athénée X, p. 439 a. V, p. 193 d). Cf. Tite-Live, XLI, 20. S. Jérôme (In Dan., 11, 37, p. 119) ajoute l’obscénité au ridicule. Antiochus luxuriosissimus fuisse dicitur, et in tantum dedecus per stupra et corruptelas venisse regiæ dignitatis ut mimis quogue et scortis publicis publice jungeretur et libidinem suant populo præsente compleret (!). Trait recueilli par Suidas : έν όψει πάντων ταΐς γυναιξίν έπεμαίνετο. Hyperbole, sans doute ; mais il faut avouer que les moralistes ont quelque raison de tenir les esthètes à distance.

[68] Polybe, dit Athénée, καλεΐ αύτόν Έπιμανή καί ούκ Έπιφανή διά τάς πράξεις. Ammien Marcellin (XXII, 13, 1) l’appelle iracundus et sævus. De son temps, on ne connaissait plus guère que le persécuteur des Juifs.

[69] Polybe, XXXI, 4, 9-10.

[70] Antiochus duos colossos duodenum cubilorum ex ære unum Olympic alterum Capitolino Jovi dedicaverat. Athenis Olympion extruere e lapide marmoreo instituerat. Nam columnas aliquot numero circumdecterat (Gran. Licin., 28, p. 6, Flemisch). Le temple ne fut achevé que par Hadrien.

[71] Pausanias, V, 12, 4.

[72] Tite-Live, XLI, 20.

[73] E. Babelon, pp. 69-11.

[74] Ammien Marcellin, XXII, 13, 1.

[75] Hieron., In Dan., 11, 36. p. 718.

[76] Textes édités par W. Cronert (SB. d. Berlin. Akad., 1900, pp. 942-959) : cf. les restitutions de H. Usener (Rhein. Mus., LVI [1901], pp. 145-148). Dans le désordre de ces soixante et quelques fragments mutilés, où revient çà et là la mention du o roi o, il est le plus souvent impossible de distinguer ce qui se rapporte à Antiochos Épiphane (Έπιφανής, p. 933, fr. 30) et ce qui concerne Démétrios Ier Soter (ό βασιλεύς Δημήτριος, p. 953, fr. 26). Il me parait difficile de croire que Démétrios ait eu beaucoup de goût pour la philosophie, et surtout pour un philosophe qui avait été l’ami d’Épiphane.

[77] Diogène Laërte, IX, 12, f. VII, 1, 8, etc.

[78] Polybe, XXXI, 5.

[79] Polybe, XXIX, 1-1 h.

[80] Tite-Live, XLII, 15-16, etc.

[81] Polybe, XXX, 1-3. Tite-Live, XLV, 19-20.

[82] Tite-Live, XLV, 34.

[83] Polybe, XXX, 17.

[84] Polybe, XXXI, 6, 6. Diodore, XXXI, 14.

[85] Polybe, XXXI, 9-10.

[86] Polybe, XXXI, 6-9.

[87] I Macchabées, 3, 29-31, Cf. Joseph, XII, 7, 2.

[88] I Macchabées, 3, 4-24. Sur l’étymologie contestée de Macchabée, voyez E. Schürer, Gesch. d. jüd. Volkes im Zeitalter Jesu Christi, I4, p. 2.04.

[89] I Macchabées, 4, 1-25. Joseph., XII, 7, 4.

[90] Plus de 80.000 d’après II Macchabées, 11, 2. Le premier chroniqueur (I Macchabées, 4, 28) et Josèphe (XII, 7, 5) se contentent de 65.000 hommes, ce qui est encore beaucoup.

[91] I Macchabées, 4, 26-35. II Macchabées, 11, 15. Joseph., XII, 7, 5. Il y a de fortes divergences entre les deux chroniques juives, et pas seulement sur le nombre des soldats et des morts syriens (de ceux-ci, 5.000 suivant I Macchabées ; 12.500 suivant II Macchabées). La première, que nous suivons ici, — à l’exemple de Josèphe, — place l’expédition de Lysias avant la purification du Temple et la mort d’Antiochos Épiphane ; la seconde reporte les mêmes faits après la mort du roi. Voyez le résumé des discussions dans E. Schürer, I4, pp. 206-209.

[92] I Macchabées, 4, 38.

[93] I Macchabées, 4, 59. On rencontre d’autres supputations de cet intervalle — par exemple, trois ans et demi, — dans les commentaires sur Daniel. La fête de la Dédicace (τά Έγκαίνια. Joann., 10, 22) a passé dans le rituel chrétien. Le Ps. 118 (Beati immaculati in via) est peut-être le chant triomphal qui célèbre cette récompense de la piété d’Israël.

[94] La paix conclue par Lysias, d’après II Macchabées, 41, est reportée en Sel. 148 = 163 a. C., sous le règne suivant. Lettres de Lysias aux Juifs (11, 16-21) ; du roi Antiochos V à son frère Lysias (22-26) et aux Juifs (27-33) ; des Romains aux Juifs (34-38).

[95] Hieron, In Dan., 11, 44-45, p. 722. Les géographes ne connaissent que Table en Pisidie, sur les confins de la Phrygie (Strabon, XII, pp. 570. 576).

[96] Diodore, XXXI, 17 a. Appien, Syr., 45.

[97] Polybe, XXXI, 15 a. Diodore, XXXI, 22.

[98] Isid. Charac. ap. Steph. Byz., s. v. Άγβάτανα.

[99] Tacite, Hist., V, 8. Appien (Syr., 66) dit aussi d’Antiochos IV : Άρταξίαν τόν Άρμένιον είλε, καί ές Αΐγυπτον έστάτευσεν, ce qui mettrait l’expédition (d’Arménie) au commencement du règne.

[100] I Macchabées, 6, 1-16.

[101] II Macchabées, 1, 10-16 : récit sous forme d’épître adressée par les Juifs de Jérusalem à leurs coreligionnaires d’Égypte. Nanaïa = Anahit = Artémis ou Aphrodite. C’est la seule différence à relever entre ce texte et ceux relatifs à la mort d’Antiochos III, où le temple est dit τοϋ βήλου (Diodore Strabon), Elymæi Jovis (Justin). Bel ou Baal (le Seigneur) pouvait être assimilé, dans chaque localité, à la divinité suprême. Il est évident que Bel et Anahit devaient être des divinités parèdres, trônant dans le même temple. Le message étant daté de Sel. 188 (125/4 a. C.), on a songé (Frœlich, Eckhel, Visconti, B. Niese) à rapporter le fait ici commémoré à Antiochos VII Sidétès (ci-après, ch. XII).

[102] II Macchabées, 9, 14-29. Cf., sur Philippe, I Macchabées, 6, 14-16.

[103] Joseph., XII, 9, 1. Le passage visé est Polybe, XXXI, 11. Je ne sais quelle autorité peut avoir ce texte dit de Polybe, emprunté aux Fragmenta Peiresciana ou Valesiana, c’est-à-dire à des compilations byzantines, et qui peut être le produit hybride d’une contamination.

[104] Antiochos, le père d’Antiochos Eupator, (Appien, Syr., 66). Cette version juive devait être propagée par la colonie juive d’Alexandrie, et Appien était Alexandrin. J’admets, sur la foi de S. Jérôme, ce dont on pourrait douter : à savoir, que c’est bien d’Antiochos Épiphane, et non d’Antiochos le Grand, que parlait Porphyre. Pour sa thèse, le choix importait peu.

[105] Eusèbe, I, p. 253 Schœne. Suidas, s. v. Άντίοχος. La discrétion de Suidas est d’autant plus étonnante qu’il cite ailleurs (s. v. δαιμονάν) les dernières lignes du texte attribué par Josèphe à Polybe, mais en supprimant dans τό προειρημένον ίερόν le mot προειρημένον, de façon à éliminer des crimes d’Antiochos le sacrilège commis en Élymaïde et à réserver le châtiment au persécuteur des Juifs.

[106] Hæc ille in suggillationem nostri [sc. prophetæ] artificiosissimo sermone composuit, quæ etiamsi potuerit approbare non de Antichristo dicta, sed de Antiocho, quid ad nos ... ? Pone etiam hæc dici de Antiocho, quid nocet religionis nostræ ? (p. 722).

[107] Justin., XXXII, 2, 1-2. Strabon, XVI, p. 744.

[108] Polybe, pour qui les religions sont des freins sociaux inventés par les hommes, s’abstient de les discréditer. Ailleurs (XXXII, 23), il n’est pas loin de considérer comme le châtiment de sacrilèges commis par Prusias II le désastre de son armée, décimée par la disette et la dysenterie. Les Grecs, qui ont fait des guerres sacrées pour protéger le temple de Delphes, tenaient le sacrilège pour un crime que les dieux vengeaient toujours, sur le coupable ou sur sa postérité. Les exemples abondent de cette terreur religieuse, utilement entretenue par les oracles.

[109] Gran. Licinian., 28, p. 6, Flemisch (Graccho iterum consule [163 a. C.], turpiter periit noctu). La déesse-épouse est empruntée à la version de II Macchabées, mais muée d’Anahit en Atargatis et transportée de Perse en Cyrrhestique. Hiérapolis, la Ville Sainte, est le nom religieux de Bambyke. La plaisanterie des mariages divins fut, dit-on, renouvelée à Athènes par d’effrontés adulateurs, qui fiancèrent Antoine à Athéna. Antoine le prit fort bien : il fixa la dot de sa femme à un million — ou même six millions — de drachmes (Sénèque, Suasor., 1, 7. Dion Cassius, XLVIII, 39).

[110] Les noms de Nanaia (Anaia) et d’Ecbatane, introduits dans la chronique des Macchabées, doivent être des réminiscences du sacrilège commis sur le temple d’Anahit à Ecbatane par Antiochos le Grand.

[111] Jean d’Antioche, fr. 58 (FHG., p. 559). Il emploie même l’euphémisme : Αύτός τε έπί τήν Συρίαν άνελθών μεταλλάττει τόν βίον. Les deux premiers livres des Macchabées n’étaient pas alors, comme depuis le Concile de Trente, deutéro-canoniques.