Antiochos le Grand laissait le trône de Syrie et la suite embarrassée de ses affaires à son fils Séleucos, devenu l’aîné de ses enfants par suite de la mort du jeune Antiochos en 192. Séleucos, à qui son père destinait en 196 la vice-royauté de Thrace, avait fait preuve de capacités diplomatiques et militaires au cours de la malheureuse guerre engagée par son père contre les Romains [note 1]. Il avait surveillé de son mieux le littoral de l’Éolide, ménagé la reddition de Phocée, envahi le territoire de Pergame et commandé un corps d’armée à la bataille de Magnésie. En partant pour l’Orient, d’où il ne devait pas revenir, Antiochos l’avait laissé en Syrie avec les pouvoirs de vice-roi et lui avait assuré sa succession. Le nouveau roi n’était plus un tout jeune homme : il avait passé trente ans, et l’expérience des dix dernières années lui avait profité. Il comprenait qu’il ne pouvait briser de haute lutte le joug romain sous lequel son père avait dû se courber. Ce qu’il fallait, c’était imiter les Romains, travailler patiemment à détacher d’eux leurs alliés, nourrir les mécontentements, endormir par de belles paroles et de l’argent adroitement distribué la méfiance du Sénat, restaurer les forces militaires du royaume tout en payant les annuités de l’indemnité de guerre, et attendre l’occasion. C’est pour avoir ainsi compris son rôle et s’y être tenu que Séleucos IV reste une figure un peu effacée entre son père le Grand et son frère l’Illustre. Appien dit de lui que il régna douze ans, inactif et affaibli par le malheur de son père ; S. Jérôme, que, se réduisant au rôle de collecteur de taxes et rabaissant ainsi la dignité royale, il ne fit rien de digne de la Syrie et de son père, et mourut sans combats et sans gloire[1]. Cela revient à dire qu’il mena la vie d’un débiteur obéré et traqué par ses créanciers. Les traits massifs et un peu empâtés de son effigie ne confirment ni ne démentent ce jugement trop sommaire. On croit y surprendre pourtant une certaine énergie, contenue et condamnée au repos, c’est-à-dire dépensée en intrigues et en projets. En tout cas, il ne laissait pas déchoir la dignité royale ; il maintint le culte de ses ancêtres et le sien, doté d’un flamine spécial[2]. Séleucos IV passa sa vie à se chercher des alliés. On ne dit pas qu’il ait essayé de renouer quelques relations avec la Macédoine durant les huit années que vécut encore Philippe V. Il y avait de ce côté trop de fâcheux souvenirs, et d’ailleurs, si mécontent qu’il pût être des Romains, le vieux roi se croyait sans doute plus en état de donner des conseils que d’en recevoir. En tout cas, il travaillait pour son compte et dans le même sens, en ne se hâtant pas de remettre au roi de Pergame les villes de Thrace dont Eumène réclamait à chaque instant l’évacuation. Du reste, Séleucos n’aurait pu s’entendre avec la Macédoine sans se brouiller du même coup avec la Ligue achéenne, qui n’était pas non plus une puissance à dédaigner. Les souverains hellénistiques briguaient alors à l’envi les bonnes grâces de la Ligue, à qui les Romains semblaient n’avoir rien à refuser, mais qui, au fond, commençait déjà à supporter impatiemment l’ingérence des Romains dans ses affaires. Les ambassadeurs de Ptolémée V, d’Eumène II et de Séleucos IV suivaient les délibérations de la Diète fédérale, ne ménageant ni les présents ni les promesses. A l’assemblée de Mégalopolis en 185, les envoyés de Séleucos vinrent renouveler amitié avec les Achéens et leur offrir une dizaine de longs navires, c’est-à-dire des bâtiments de transport, de la part de leur maître. L’attention était délicate et l’offre moins effrontée que celle d’Eumène, qui mettait à la disposition de la Diète une somme de 120 talents, dont les intérêts serviraient à couvrir les dépenses annuelles du congrès, autant dire, comme le fit remarquer avec indignation Apollonidas de Sicyone, à acheter les suffrages. Ptolémée offrait encore davantage. Les démocrates achéens, méfiants à l’égard des libéralités royales, ne voulurent pas mettre leur amitié aux enchères ; ils la renouvelèrent gratuitement avec Séleucos, qui en reçut l’assurance et garda pour lui ses navires, refusés pour le moment[3]. Il y avait là un sous-entendu qui ne dut pas lui être désagréable. Du côté de l’Asie Mineure, Séleucos eut la satisfaction de voir que les dépouilles de son père devenaient, pour ceux qui les avaient reçues, une source de tracas sans fin. Les Rhodiens s’épuisaient en efforts inutiles, depuis 186 au moins, pour soumettre les Lyciens. Eumène, le grand favori et obéissant serviteur des Romains, était en butte à la jalousie de ses voisins et à l’impopularité qui s’attachait partout maintenant au protectorat romain. C’est un peu comme séide de l’étranger qu’il avait été si durement rabroué par les Achéens. Ils n’avaient plus du tout envie de le secourir, comme ils avaient fait précédemment, et il avait alors sur les bras une guerre, qui dura plusieurs années, avec Prusias de Bithynie. D’après le traité d’Apamée, Prusias devait céder à Eumène tout ce qu’il avait usurpé en Mysie. Conseillé par Hannibal, qui avait trouvé auprès de lui son dernier refuge, il préféra la guerre. Eumène était obligé de redemander, les armes à la main, la Mysie à Prusias, le littoral de la Thrace à Philippe. Les péripéties de cette guerre, qui se poursuivit sur terre et sur mer, nous sont inconnues : sa durée indique que les succès furent mélangés. Cornélius Nepos et Justin nous ont conservé le souvenir d’une ruse du Carthaginois, qui fit qu’Eumène, d’abord vainqueur sur terre, fut battu sur mer. Hannibal avait fait embarquer sur les navires Bithyniens des amphores pleines de serpents. En jetant ces bombes d’un nouveau genre dans les vaisseaux ennemis, les Bithyniens mirent en déroute leurs adversaires. Eumène avait été assailli par trahison et n’avait dû son salut qu’à la fuite[4]. Une dédicace de Pergame nous apprend qu’Attale, frère d’Eumène, remporta une victoire au mont Lypédron en Bithynie sur les Bithyniens et les Galates[5]. Les Romains laissèrent les deux rivaux aux prises sans intervenir jusqu’au jour où ils se doutèrent que Philippe s’entendait avec Prusias, et ils frémirent quand le secret de la retraite d’Hannibal fut éventé. Prusias fut invité à se dessaisir de ce qu’il détenait indûment, et Philippe à évacuer toutes les villes du littoral de la Thrace (184)[6]. T. Quinctius Flamininus fit partie de la commission chargée d’arranger le débat entre Prusias et Eumène, et il alla en personne à la cour de Prusias pour exiger l’extradition d’Hannibal. Celui-ci, plutôt que d’être livré aux Romains, s’empoisonna[7]. Le vieux Prusias dit le Boiteux, qui régnait en Bithynie depuis plus de quarante ans, survécut peu à cette humiliation. On pourrait mettre son nom à la suite sur la liste des hommes marquants, Hannibal, Scipion l’Africain, Philopœmen, qui, dit-on, disparurent en cette année 183. Il eut pour successeur son fils Prusias II (183 ?-149) dit le Chasseur, qui devait courber la tète beaucoup plus bas devant les Romains. Eumène prenait goût à la guerre, dont, grâce à ses bons
amis, il avait généralement le profit. A peine la paix signée avec Prusias,
il se retourna contre les Galates, qui avaient été les alliés de Prusias, au
moins en ce sens qu’ils lui avaient fourni des mercenaires [note 2]. A en
juger par les monuments, jeux maintenant panhelléniques et inscriptions de
Pergame, il doit avoir complètement battu les Galates et égalé la gloire de
son père Attale I. Mais cette guerre en engendra une autre avec Pharnace (190-169), le roi de Pont, fils et successeur
de Mithridate II. Mithridate s’était agité toute sa vie pour aboutir à une
série de déceptions. Il avait d’abord soutenu Antiochos Hierax contre
Séleucos II ; puis il avait épousé une sœur de Séleucos, dans l’espoir
d’occuper la Grande-Phrygie, que son beau-frère lui laissait comme dot ; mais
les Galates avaient envahi le territoire convoité. Plus tard, il avait marié
ses deux filles — des Laodices, — l’une à Achœos, l’autre à Antiochos III ;
mais Achœos avait été battu par Antiochos et Antiochos humilié par les Romains,
de sorte que ni Mithridate, ni son successeur n’avaient tiré aucun bénéfice
de ces magnifiques alliances. Mithridate n’avait même pas pu s’emparer de
Sinope, assistée par les Rhodiens. Pharnace, que Polybe appelle le plus scélérat de tous les rois connus avant lui,
voulait s’agrandir à tout prix[8]. Brusquement, il s’empara
d’abord de Sinope, sans coup férir ou après un siège qui dut être mené assez
vigoureusement, car ni les Rhodiens, ni les rois de Pergame et de Cappadoce
n’eurent le temps de secourir la ville. Les villes de Cotyora et de Cérasonte
furent dépeuplées au profit de la nouvelle capitale, que Pharnace appela de
son nom l’hamada. A l’ouest, la prise de Téion le mettait à portée d’Héraclée
et de la Bithynie, irritant Prusias II, qui n’entendait pas laisser Pharnace
ravager la Paphlagonie et le menacer lui-même. Ce fut alors un concert de
récriminations : tous les États intéressés se hâtèrent d’aller porter leurs
doléances à Rome. Pharnace y envoya aussi des avocats chargés de leur donner
la réplique ; mais il comptait mettre à profit le répit que lui laisseraient
ces discussions pour attaquer ses voisins et mettre le Sénat en présence des
faits accomplis[9]. Ce que Pharnace convoitait encore, c’était la Galatie, et il n’y pouvait toucher sans provoquer contre lui une coalition des États limitrophes, qui allaient se sentir tous menacés ou frustrés en même temps. Il entrait par le fait en guerre avec Eumène, qui venait précisément d’imposer aux Galates et à leur prince Ortiagon son protectorat[10]. Si aventureux que fût le roi de Pont. il est probable qu’il comptait sur des alliés : sur son voisin de la Petite-Arménie, Mithridate, peut-être le neveu d’Antiochos III [note 3], qui pourrait prendre la Cappadoce à revers ; sur la Macédoine, dont l’attitude intimiderait le roi de Bithynie ; et enfin sur Séleucos IV, qui trouverait là une occasion d’arrêter l’insolente fortune du roi de Pergame. En 182/1, Pharnace envoya son général Léocritos en Galatie, pendant qu’il s’apprêtait à envahir lui-même la Cappadoce. Là régnait Ariarathe IV le Pieux, qui avait combattu à Magnésie avec son beau-père Antiochos III et avait été frappé d’une forte amende, mais qui depuis avait marié sa tille Stratonice à Eumène et était devenu comme lui un allié fidèle des Romains. Léocritos trouva des auxiliaires parmi les princes galates, Carsignatos et Gæsatorix, jaloux d’Ortiagon, qui s’était fait l’homme-lige d’Eumène pour arriver à gouverner seul le pays. Ceux-ci firent cause commune avec le prétendu libérateur. Mais Eumène accourut, et, rejoint par l’armée d’Ariarathe, il était en mesure de faire expier à Pharnace sa folle agression. Les princes galates firent leur soumission, et les alliés envahirent le territoire de leur ennemi. Seulement, Eumène avait compté sans les Romains, dont les ambassadeurs arrivèrent à point pour revendiquer la décision du litige. Ils obligèrent d’abord Eumène à retirer ses troupes du Pont ; puis ils s’abouchèrent avec Pharnace, ménagèrent entre les belligérants une trêve et des conférences qui n’aboutirent pas ; bref, renvoyèrent l’affaire au Sénat, qui promit de nommer une commission pour arranger définitivement le différend[11]. L’ingérence romaine, si prompte à se saisir du débat et si peu pressée de le trancher, fit réfléchir les belligérants. Ainsi, tout rois qu’ils étaient, c’en était fait de leur indépendance ; personne ne pourrait plus en Asie entreprendre quoi que ce soit sans avoir des comptes à rendre aux Romains. Sur l’initiative de Pharnace, décidément à bout de ressources, les cinq potentats — Pharnace et Mithridate d’une part, Eumène, Ariarathe et Prusias d’autre part — signèrent, sans consulter ni attendre davantage les Romains, une paix perpétuelle (179). Pharnace rompait ses conventions avec les princes galates, qui rentrèrent sous l’obéissance d’Eumène, et s’interdisait de mettre le pied en Galatie. Il s’engageait de même à évacuer la Paphlagonie, à restituer Tios, ville natale de la dynastie pergaménienne, à Eumène, et à Ariarathe tons les territoires que lui ou son allié Mithridate avaient enlevés à la Cappadoce. Il verserait de plus une indemnité de 90 talents à Ariarathe et au dynaste de Paphlagonie Morzios, et une autre de 300 talents à Eumène, qui devait en recevoir autant de Mithridate. Enfin, il rendrait les captifs sans rançon et livrerait les transfuges. Le traité fut contresigné par les dynastes et cités autonomes des régions circonvoisines : Artaxias, de la Grande-Arménie, Acousilochos, dynaste inconnu par ailleurs, et jusqu’à un prince sarmate d’Europe, Gatalos ; parmi les cités, Héraclée du Pont et Cyzique[12]. La paix fut ainsi rétablie avant que les intrigues romaines n’eussent rendu tout accord impossible. Eumène dut s’applaudir de son succès, mais il était désormais suspect à Rome. Il n’était pas question du roi de Syrie dans le traité. Ce n’est pas que Séleucos IV, si préoccupé de faire naître les occasions, eût négligé celle-ci : mais d’abord, il avait dû s’attendre à une attaque de son beau-frère Ptolémée V Épiphane en Cœlé-Syrie, et, après la mort de ce dernier (181/0), il avait essayé en vain de s’ingérer dans les affaires d’Asie Mineure. Le malheureux Séleucide était surveillé de près par le Sénat romain. On lit dans un fragment de Diodore : Séleucos, ayant rassemblé des forces considérables, s’avança pour franchir le Taurus et porter secours à Pharnace ; mais, réfléchissant que les conventions passées avec les Romains par son père ne le lui permettaient pas, [il renonça à son entreprise][13]. Il avait eu tout le temps de réfléchir auparavant : s’il s’arrêta au pied du Taurus, c’est évidemment qu’un avis vint de Rome lui rafraîchir la mémoire. Il tourna donc ses vues d’un autre côté. Philippe V de Macédoine venait de mourir (178), laissant le trône à son bâtard Persée, qui avait eu soin de se débarrasser par l’assassinat de l’héritier légitime, Démétrios, avec la complicité de son père, Démétrios étant trop inféodé aux Romains. Le nouveau roi, en dépit de son passé, promettait d’être un modèle de toutes les vertus. Il avait renouvelé alliance et amitié avec les Romains et semblait n’aspirer qu’au renom de souverain débonnaire. Un décret d’amnistie avait été affiché par ses soins dans les temples de Delphes, de Délos et d’Athéna Itonia ; en Macédoine, il avait donné quittance aux débiteurs du Trésor et relâché tous ceux qui étaient en prison pour offenses au roi[14]. En réalité, il voulait se rendre populaire, dans l’espoir de tourner au bon moment la tète légère des Hellènes. Séleucos était homme à le comprendre. Une entente s’établit entre les deux politiques. Séleucos offrit sa fille en mariage à Persée, et, un beau jour, une superbe galère rhodienne amena en Macédoine Laodice, fille de Séleucos. Persée l’épousa, au grand dépit des Romains, qui firent retomber leur mauvaise humeur sur les Rhodiens (177)[15]. De quoi se mêlaient ces marchands ? Alléchés par une belle gratification, ils facilitaient des communications que le Sénat avait voulu empêcher en interdisant aux navires syriens de pénétrer dans la mer Égée. La riposte ne se fit pas attendre. Les Rhodiens, au bout de onze ou douze ans de lutte, avaient enfin dompté les Lyciens, et ils prétendaient exercer en Lycie le plein droit de propriété que leur avait concédé le traité d’Apamée. Mais le Sénat s’avisa tout à coup qu’ils en abusaient, et même, que ce droit n’était pas fondé : il déclara, contre l’évidence, que l’expression έν δωρεά employée dans le traité ne signifiait pas que les Lyciens dussent être leurs sujets, livrés en pur don, mais leurs amis et alliés. C’est à ce prix que les Rhodiens payèrent les cadeaux de Persée à l’équipage de la galère nuptiale, les bois de construction dont il leur avait fait présent, et la joie orgueilleuse qu’ils avaient éprouvée à passer une revue solennelle de toutes leurs forces navales. Ce n’est pas tout ; ainsi encouragés, les Lyciens reprirent les armes, et Eumène, stylé par les Romains, souleva à son tour une chicane, afin d’avoir un prétexte pour soutenir les Lyciens ; si bien que la guerre durait encore trois ans plus tard, en 174, et que les Rhodiens ne reprirent jamais la Lycie[16]. Séleucos ne devait pas voir les futurs exploits et la ruine finale de son gendre. La dernière année de son règne (176/5) fut marquée par un incident auquel il ne prêta sans doute pas grande attention, mais qui contenait en germe une révolution politique et morale, grandement dommageable à l’empire des Séleucides. Comprise dans la Cœlé-Syrie et passant tour à tour avec elle sous la domination tantôt des Lagides, tantôt des Séleucides, la Judée renfermait un peuple à part, qui se considérait comme l’élite de l’humanité. Aigri mais non désabusé par plus de quatre siècles de servitude, il attendait avec une foi indomptable que son dieu Jahveh le replaçât à son rang, à la tète des nations. Il était cependant difficile qu’à la longue cette idée fixe restât toujours tendue vers un but qui s’éloignait de plus en plus. L’esprit tolérant et sceptique de l’hellénisme se propageait dans les régions d’alentour, à mesure que les colonies gréco-macédoniennes s’implantaient autour du lac de Génézareth et dans la vallée du Jourdain. La race juive, déjà dispersée dans le vaste triangle compris entre Babylone, Éphèse et Alexandrie, et même plus loin, en Cyrénaïque, paraissait ne plus offrir dans sa patrie un groupe assez compact pour résister longtemps à la civilisation hellénique qui commençait à la cerner de toutes parts. Les colonies grecques formaient autour de la Palestine comme un cercle qui allait se resserrant de plus en plus. Elles s’étaient d’abord échelonnées le long de la côte de Phénicie, où Anthédon, Gaza, Ascalon, Azotos, Apollonia, Stratonopyrgos, Ptolémaïs et la nouvelle Tyr formaient une série de villes helléniques ou hellénisées. Du côté de l’Orient, Damas et Philadelphie, l’ancienne Rabbath-Ammon, avaient reçu de forts contingents de colons grecs. Puis le bassin du Jourdain avait été envahi. Sur les bords du lac Samachonitide, près des sources du fleuve, on rencontre une Séleucie ; plus bas, autour du lac de Génézareth, Philotéria, bâtie par Ptolémée Philadelphe, Hippos, Gadara. Plus au sud encore, Dion et Pella passaient pour des fondations d’Alexandre le Grand, qui avait aussi installé des Macédoniens à Samarie. Il ne restait plus à entamer que la Judée proprement dite, le seul lieu du monde où le peuple de Jahveh pût encore vivre à l’abri du contact abhorré des mœurs étrangères. Encore les Juifs n’étaient-ils pas garantis par une autonomie reconnue contre les exigences, les caprices et les visites de leurs maîtres. On racontait qu’Alexandre le Grand avait fait ses dévotions au Temple sans pousser la curiosité jusqu’au sacrilège, mais il était à prévoir que ce bel exemple ne serait pas toujours suivi. Déjà Ptolémée IV avait été moins discret en 217, et la résistance qu’il avait rencontrée au seuil du Saint des Saints lui avait laissé, dit-on, un souvenir fâcheux, qui, avec un homme plus énergique, aurait pu avoir des conséquences graves pour les Juifs[17]. Antiochos le Grand avait profité des craintes qu’inspirait aux Juifs la rancune de Ptolémée, et il s’était montré plus respectueux pour le Temple que son rival. Il avait même prodigué aux lévites l’argent et les immunités, réparé l’édifice et confirmé les règlements qui protégeaient le sanctuaire et la ville contre tout contact impur. Séleucos IV avait sans doute reconnu ces privilèges ; il continuait à allouer des subventions au clergé, et rien n’indique qu’il songeât à retirer aux Juifs sa bienveillance ; mais une suggestion imprévue vint mêler son nom à ceux des ennemis de Jahveh[18]. Il s’était formé en Judée même un parti de gens qui trouvaient incommode et déraisonnable l’isolement auquel les condamnait l’observance rigoureuse de la Loi. C’était l’aristocratie de la nation. Comme entre eux et les puritains (les Pieux ou Hasidîm) il n’y avait pas d’entente possible, ils souhaitaient d’être délivrés par l’intervention du gouvernement syrien de la tyrannie religieuse de leurs compatriotes. Nous ne saurions dire si ce fut l’antagonisme des partis qui provoqua un changement d’attitude du gouvernement syrien. On nous donne le fait comme résultant d’une vengeance particulière et de la pénurie du trésor royal. En effet, Séleucos n’arrivait pas à s’acquitter en temps utile des annuités de la contribution de guerre stipulée à Apamée ; les douze années écoulées, il en laissa encore un reliquat exigible à sou successeur[19]. Une querelle survenue entre le grand-prêtre Onias III, chef du parti des orthodoxes, et un intendant du Temple nommé Simon poussa ce dernier à des machinations perfides. Sachant que le roi de Syrie était toujours à court d’argent, il alla trouver le gouverneur de Cœlé-Syrie, Apollonios, et lui dit que le trésor du temple regorgeait de richesses dont le roi pourrait revendiquer la propriété. Séleucos, informé, chargea son intendant Héliodore de transporter ce trésor à Antioche[20]. On sait quel émoi jeta dans Jérusalem la mission d’Héliodore, et comment, suivant la tradition judaïque, une intervention miraculeuse empêcha le ministre syrien de consommer cette spoliation sacrilège. Il était à craindre, après cet éclat, que Séleucos ne pénétrât le secret du miracle, qui a peut-être été tout simplement une version convenue entre les prêtres et le serviteur vénal du roi. Simon, en effet, soutenu par Apollonios, continuait à vilipender le grand-prêtre et lui imputait ses propres méfaits. Il était bon de prévenir les rapports que Simon ou Apollonios pourraient adresser à Antioche. Onias sentait bien que, aux yeux d’un incrédule, le miracle passerait pour une machination frauduleuse[21] : il se rendit auprès du roi. Ici finit le récit inséré au IIe livre des Macchabées. Le rédacteur ne parle plus du roi et ne dit pas si Onias trouva Séleucos vivant : mais on sait par Appien que Séleucos fut assassiné par un certain Héliodore. Voici le texte qui pose, sans les résoudre, tant de problèmes à la fois. Le roi Séleucos, fils et successeur d’Antiochos le Grand, releva son frère Antiochos de sa faction d’otage, en donnant en échange son fils Démétrios. Antiochos revenait de sa résidence d’otage et était encore à Athènes lorsque Séleucos succomba sous les embûches d’Héliodore, un de ses courtisans. Cet Héliodore s’emparant par force du pouvoir, Eumène et Attale le chassent et amènent au gouvernement Antiochos, en comblant d’amitiés le personnage, attendu que, par suite de quelques froissements, eux aussi suspectaient les Romains[22]. C’est ainsi que Antiochos IV, fils d’Antiochos le Grand, devint maître de la Syrie. Il n’y a aucune raison de supposer que l’Héliodore nommé par Appien ne fût pas l’Héliodore que l’auteur du IIe livre des Macchabées déclare avoir été foulé aux pieds et fustigé par les messagers célestes. Qu’il ait été un ministre puissant, on le sait par une inscription de Délos, mise sur le socle d’une statue élevée par les marchands de Laodicée à Héliodore[23]. Si l’on fait état de la version juive, on peut penser qu’il méditait déjà sa trahison à Jérusalem, et que, s’il ne prit pas tout le Trésor sacré, il s’y munit d’argent, puis se hâta d’assassiner le roi pour n’avoir pas de comptes à lui rendre. Il avait sans doute bien d’autres malversations sur la conscience. Mais prendre pour lui-même le diadème eût été une folie. Le sentiment monarchique était trop ancré dans les niasses populaires pour qu’il ait, cru possible une pareille usurpation. Aurait-il eu peut-être le dessein de gouverner sous le nom du fils de Séleucos IV, le jeune Démétrios, un enfant de neuf à dix ans qui était maintenant à Rome et qui, si le Sénat le voulait bien, pourrait y rester longtemps ? Ici, une tradition difficile à contrôler indique, sans le nommer, un autre figurant possible, un enfant de Séleucos que son oncle Antiochos IV attrait fait disparaître plus tard. Celui-ci devait être en bas fige et, par conséquent, un instrument commode aux mains d’Héliodore[24]. Mais il est bien difficile de démêler les calculs politiques et échanges de vues entre Antioche et Rome qui ont amené les circonstances favorables aux projets du ministre félon [note 4]. On comprend assez que Séleucos, d’une part, les Romains de l’autre, aient laissé durer treize ans le séjour d’Antiochos IV à Rome. Un entendait si bien le garder qu’on lui fit bâtir une résidence aux frais de l’État[25]. Les otages ordinaires devaient être remplacés tous les trois ans ; mais exception avait été faite dans le traité d’Apamée pour Antiochos, et d’ailleurs, pendant longtemps, il n’y eut pas de prince royal à substituer à Antiochos. Pendant ce temps, l’otage princier prenait les habitudes romaines, et il est infiniment probable que le Sénat l’eût de beaucoup préféré, sur le trône de Syrie, à son frère Séleucos IV, l’ennemi sournois et irréconciliable de Rome. Sans être roi, il pouvait porter à Antioche l’influence romaine et surveiller son frère : il était à propos de l’y renvoyer. Appien semble dire que l’échange des otages fut proposé par Séleucos ; mais on sait que le Sénat s’entendait à suggérer les initiatives. Antiochos, peut-être, cette fois, sur avis de son frère, s’arrêta en route et séjourna quelque temps à Athènes. Il y fit des libéralités aux Athéniens, qui le nommèrent stratège pour les armes, leur ministre de la guerre[26]. C’est là qu’il apprit la mort de Séleucos. Si par hasard Héliodore avait été l’instrument de quelque machination occulte, chargé de faire disparaître Séleucos IV pour faire place à Antiochos, les donneurs de conseils s’étaient mal adressés. Héliodore ne s’était pas débarrassé du roi comptable qui le gênait pour se donner un maître qui, régent ou roi, le gênerait davantage et aurait même intérêt à le faire disparaître à son tour. Il trouva peut-être un parti pour le soutenir provisoirement contre le protégé des Romains, qui allait arriver et se saisir, illégalement, lui aussi, du pouvoir souverain. Un texte de S. Jérôme, assez dépourvu d’autorité par lui-même, suggère une hypothèse, qui, pour être hasardée, n’est pas invraisemblable. Le commentateur de Daniel croit savoir que, au début, ceux qui, en Syrie, étaient partisans de Ptolémée refusaient à Antiochos Épiphane les honneurs royaux, et que, par la suite, il obtint la royauté en faisant parade de clémence[27]. Il y eut donc, en Syrie, et surtout peut-être en Cœlé-Syrie, où l’on regrettait le protectorat des Lagides, un parti hostile à Antiochos Épiphane et assez fort pour que le nouveau roi n’ait pu l’abattre de haute lutte. Ce parti a dû grouper des éléments assez divers, ce que nous appellerions aujourd’hui des légitimistes et des nationalistes ; des champions de la légitimité, qui ne voulaient pas voir passer à la branche cadette l’héritage de la branche aînée ; des patriotes qui détestaient aussi dans le prétendant l’usurpateur, mais plus encore le client, l’obligé, l’ami des Romains ; des partisans d’une intervention qui auraient songé à faire appel, contre Épiphane, au roi d’Égypte Ptolémée VI Philométor, petit-fils d’Antiochos le Grand. Héliodore avait tout intérêt à prolonger les troubles ; il se ménageait ainsi le rôle de faiseur de rois, et il se peut qu’il ait mené ces louches intrigues. Mais les rois voisins, au nom de leur dignité et de leur sécurité, ne pouvaient tolérer longtemps l’anarchie déchaînée par cet aventurier. Le roi de Pergame se chargea de mettre fin au scandale. L’occasion était excellente pour Eumène de favoriser en apparence et contrecarrer en réalité les projets qu’il pouvait supposer au Sénat romain. Il n’avait pas à regretter Séleucos, qui conservait l’espoir de restaurer à ses dépens la domination des Séleucides en Asie Mineure ; mais il pouvait espérer mieux de son successeur. Puisque, vraisemblablement, les Romains ne relâcheraient pas Démétrios, l’héritier légitime de Séleucos IV, il prit le parti d’amener lui-même à Antioche et d’introniser le seul prince capable de prendre le pouvoir, avec l’espoir de s’en faire un ami, choyé, lié par la reconnaissance et aussi suspect que lui-même aux yeux des Romains[28]. Nous ignorons si Héliodore essaya quelque résistance : il fut expulsé, dit Appien, et l’on n’entend plus parler de lui. Apollonios, plutôt que de se soumettre à l’usurpateur, se retira à Milet, et ses fils allèrent rejoindre à Rome le jeune Démétrios[29]. Les Athéniens, qui s’entretenaient dans l’illusion d’être encore les arbitres de la renommée, ne ménagèrent pas les éloges aux deux rois, Eumène et Antiochos, dont l’entente venait de rétablir la paix. Nous avons encore un exemplaire d’un décret qui décerne des actions de grâces et des couronnes d’or au roi Eumène, à ses frères Attale, Philétæros et Athénæos, pour le dévouement spontané avec lequel ils ont rétabli le roi Antiochos sur le trône de ses pères. Le peuple (athénien), qui fut toujours le premier à louer la vertu désintéressée et à en transmettre le souvenir à la postérité, reconnaît là le fruit de l’excellente éducation que les princes ont reçue de leurs parents, et il décerne aussi des couronnes d’or au feu roi Attale et à son épouse, la reine mère Apollonis. Le décret sera affiché en trois exemplaires gravés sur stèles de marbre, dont une sera dressée sur l’agora (d’Athènes), près des statues du roi Antiochos ; une autre à Pergame, dans le sanctuaire d’Athéna Niképhoros ; la troisième à Antioche, dans le temple d’Apollon à Daphné[30]. Le hasard nous a conservé l’exemplaire de Pergame. Les premiers inventeurs du document avaient cru pouvoir l’attribuer au peuple d’Antioche : mais on y a reconnu depuis la forme protocolaire et la langue des décrets athéniens, et ce que nous savons des rapports des Athéniens avec les Attalides en général, avec Eumène et Antiochos Épiphane en particulier, ne laisse guère de doute sur l’origine de ce panégyrique, éloge intéressé du désintéressement [note 5]. En somme, Eumène avait plus gagné que le Sénat au changement de règne, qui avait été peut-être prémédité à Rome. L’amitié contractée avec Antiochos Épiphane et scellée par un traité en bonne forme fut un gage de paix pour les deux royaumes. |
[1] Appien, Syr., 66. Hieronym., In Dan., 11, 20.
[2] CIG., 4458. Liste des ίερεΐς des dieux et des rois. Le culte des défunts est desservi par un seul prêtre ; celui de Séleucos, — dernier mentionné, — par un autre (βασιλέως Σελεύκου [Εύ]κράτης Άναξίωος).
[3] Polybe, XXIII, 4, 5 ; 7, 4 ; 9, 13.
[4] Corn. Nepos, Hannibal, 10-1. Cf. Tite-Live, XXXIX, 46. Justin., XXXII, 4, 6-7.
[5] Inscr. Pergam., n. 65.
[6] Polybe, XXIII, 11.
[7] Corn. Nepos (ibid., 13) sait que Hannibal anno acquievit septuagesimo ; mais, quibus consulibus interierit, non convenit.
[8] Polybe, XXVII, 15, 1.
[9] Polybe, XXIV, 10. XXV, 2. Strabon, XII, p. 545. Tite-Live, XL, 2.
[10] Trogue-Pompée, Prol. 32.
[11] Polybe, XXV, 4.
[12] Polybe, XXVI, 6.
[13] Diodore, XXXIX, 24.
[14] Polybe, XXVI, 5.
[15] Polybe, XXVI, 7. Tite-Live, XLII, 12. En même temps, Persée mariait sa sœur Prusiæ precanti adoranti. Prusias et Séleucos avaient la même arrière-pensée. Libéralités de Laodice, Délos (CIG., 2275 a. Dittenberger, Syll., 214. Michel, 1298).
[16] Tite-Live, XLI, 25. XLIV, 15.
[17] Voyez Hist. des Lagides, I, pp. 313-314.
[18] Ici commence, en 137 Sel. (116/5 a. C.), la chronique des deux premiers livres des Macchabées. Le deuxième seul y insère la fin du règne de Séleucos IV.
[19] Tite-Live, XLII, 6.
[20] II Macchabées, 3-4. L’auteur de IV Macchabées, 4, ne connaît pas Héliodore et lui substitue Apollonios dans la scène du Temple.
[21] C’était précisément ce que disait Simon (II Macchabées, 4, 1).
[22] Appien, Syr., 45.
[23] Dédicace en l’honneur d’Héliodore fils d’Eschyle, d’Antioche, (BCH., 1877, p. 285. Dittenberger, OGIS., 247).
[24] Diodore, XXX, 7, 2. Jean d’Antioche, fr. 58 (FGH., IV, p. 559).
[25] Asconius, In Pisonian., p. 127.
[26] Voyez Th. Reinach, Rev. des Ét. grecques, 1888, pp. 163-176. = L’Histoire par les monnaies (Paris, 1902), pp. 109-115.
[27] Hieronym., In Dan., 11, 21.
[28] Appien, Syr., 45.
[29] Polybe, XXXI, 21, 2-3 = Exc. de legat., p. 343 de Boor. Le dynaste ou bandit Hyrcan, établi entre la Judée et l’Arabie, ayant peur d’avoir des comptes à rendre au nouveau roi, se suicida, parait-il (Joseph., XII, 4, 11).
[30] Michel, 550. Dittenberger, OGIS., 248.