HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE VI. — ANTIOCHOS III LE GRAND (223-187).

 

 

Avant d’aller plus loin, il faut franchir ou tourner un obstacle comme il en surgit à chaque étape de la route. Une inscription sacerdotale de Séleucie sur l’Oronte intercale entre Séleucos III et Antiochos III un Antiochos inconnu[1]. D’autre part, les numismates modernes attribuent à cet inconnu des monnaies frappées à l’effigie d’un roi Antiochos en bas âge. On en a conclu, assez hâtivement, que Séleucos III avait laissé un fils, dont Antiochos III, son oncle, avait usurpé l’héritage [note 1]. Cette tare originelle imprimée au nouveau règne expliquerait que le trône ait été offert d’abord à Achæos, usurpé ensuite par Molon, et finalement par Achæos lui-même. Mais ce qu’on sait des habitudes du culte dynastique des Lagides, imitées par les Séleucides, fournit une solution fort simple de l’énigme. La coutume était de suivre l’ordre des décès dans la famille royale et d’inscrire avant son père le fils mort avant lui. C’est ainsi que Ptolémée Eupator est inscrit sur les listes cultuelles avant son père Philométor, et Ptolémée Néos Philopator avant son père Évergète II. On peut donc tenir pour avéré que ce jeune Antiochos était non pas un fils de Séleucos III dépossédé par Antiochos III ou mort après un semblant de règne, mais un fils d’Antiochos III, associé de bonne heure au trône et que nous retrouverons à sa mort, vingt ans plus tard (193). Ainsi tombent toutes les hypothèses émises sur les ferments de guerre civile qui menaçaient déjà le nouveau règne : Achæos proclamé par l’armée en Asie Mineure pendant que Antiochos III était intronisé à la hâte par Hermias en Syrie ; les satrapes se révoltant au nom du roi légitime, et autres conjectures analogues[2].

Antiochos III était alors un jeune homme de dix-neuf à vingt ans, actif, intelligent et, autant qu’on en peut juger par ses portraits, de figure agréable. Il conçut tout de suite, pour ses opérations futures, un plan d’ensemble. Il chargea Achæos de continuer la campagne contre Attale et de reconquérir l’Asie Mineure au delà du Taurus. La surveillance de la Haute-Asie fut confiée à deux frères dont le roi se croyait sûr : Molon, qu’il fit satrape ou plutôt stratège de Médie, et Alexandre stratège de Perse. Pour lui, il restait aux aguets, épiant l’occasion de reprendre enfin au Lagide la Cœlé-Syrie et la Phénicie. L’occasion pressentie se présenta bientôt. Ptolémée III Évergète, depuis quelque temps valétudinaire, mourut au cours de l’an 221, ayant à peine dépassé la soixantaine[3]. Le gouvernement de l’Égypte tombait aux mains de Ptolémée IV Philopator, un jeune débauché que l’on soupçonne d’avoir impatiemment attendu la succession de son père, servi par des ministres qui, pour régner sous son nom, se faisaient les intendants de ses plaisirs et écartaient de lui, au besoin par le crime, quiconque pouvait traverser leur influence[4]. L’attitude pacifique, mais ferme, d’Évergète imposait le respect, au dehors comme au dedans : maintenant, il était à prévoir que les conséquences du nouveau régime ne tarderaient pas à se faire sentir. Antiochos III était prêt à en profiter. Malheureusement, tout absorbé par ses projets, il laissait, lui aussi, l’administration de son empire à la discrétion du ministre qu’il avait trouvé en place, le Carien Hermias, cupide, sournois, envieux, capable de lui aliéner ses meilleurs amis et serviteurs.

Achæos justifia pleinement la confiance de son royal cousin. Délogeant de Sardes le roi de Pergame et le refoulant dans ses anciennes possessions, réduites au territoire de Pergame, il s’empara de l’Asie Mineure. La plupart des villes grecques firent leur soumission. La situation parut bientôt assez affermie de ce côté pour que Achæos, investi d’une sorte de souveraineté[5], pût se consacrer à l’œuvre de pacification et renvoyer en Syrie, sous la conduite d’Épigène, les troupes ou une partie des troupes amenées l’année précédente par Séleucos III.

 

§ I. — CAMPAGNES EN CŒLÉ-SYRIE, MÉDIE ET ASIE MINEURE (221-213).

Il n’en alla pas de même en Orient. Les deux stratèges de Médie et de Perse, Molon et son frère Alexandre, avaient des visées ambitieuses. Méprisant la jeunesse du nouveau roi, espérant que Achæos s’associerait à leur défection, et surtout craignant la cruauté et la méchanceté d’Hermias, qui était alors à la tête de toutes les affaires, ils entreprirent de se révolter et d’entraîner les satrapies supérieures[6]. L’exemple donné par les dynastes de Bactriane, d’Atropatène, de Cappadoce, de Pont, maintenant rois légitimés par les Séleucides, était contagieux. Promesses, présents, fausses lettres menaçantes attribuées au roi, les deux satrapes n’épargnèrent rien pour propager l’esprit de révolte. Ils espéraient même avoir Achæos pour allié ou pour complice. Sans doute, Acha3os avait refusé une première fois la couronne, mais il pouvait se raviser. Lui aussi détestait Hermias, et il était vraisemblable que l’arrogance du favori le pousserait quelque jour à la rébellion, si ses services étaient méconnus.

Une révolte en Orient était toujours chose grave : c’était le côté croulant de l’empire séleucide. Antiochos réunit son Conseil pour délibérer sur les moyens de parer au danger. Épigène fut d’avis que le roi devait marcher en personne et sans retard contre les rebelles, qui ou n’oseraient pas résister ou seraient livrés au roi par leurs partisans eux-mêmes. Il fallait, suivant lui, pour étouffer promptement la révolte, la force et le prestige réunis. Mais Hermias fit contre ce sage conseiller une sortie des plus violentes, reprochant à Épigène de vouloir exposer la personne du roi, et même de songer à le livrer aux révoltés. Il valait mieux, à l’entendre, envoyer des généraux contre les satrapes et réserver au roi l’honneur de lutter, roi contre roi, pour arracher au Lagide la Cœlé-Syrie. Polybe attribue la conduite d’Hermias à divers mobiles : d’abord à sa jalousie contre tous les hauts fonctionnaires et particulièrement contre Épigène, homme de parole et d’action, très populaire dans l’armée ; ensuite, à son incapacité militaire mêlée de poltronnerie, qui lui faisait redouter les aventures lointaines, tandis qu’il comptait trouver un adversaire sans énergie dans l’indolent Ptolémée (Philopator) ; enfin, au besoin qu’il avait d’occuper le roi sans l’éloigner, pour se rendre nécessaire et échapper au châtiment de ses malversations[7]. Ce sont là des raisons suffisantes, et il est inutile d’ajouter des combinaisons diplomatiques aux rancunes et intérêts personnels d’Hermias[8].

Le roi se rangea donc à l’avis du grand-vizir, qui avait intimidé et fait taire les opposants dans le Conseil. L’armée qui fut envoyée contre Molon et Alexandre eut pour chefs Xénon et Théodotos dit Ήμιόλιος, à cause, dit-on, de sa grande taille[9]. Ces deux généraux n’eurent pas la tâche facile. Après avoir poussé une pointe offensive en Médie (?), ils durent reculer devant Molon, appuyé par son frère et les satrapes des provinces circonvoisines, et lui abandonner l’Apolloniatide, sur la rive gauche du Tigre. Molon, marchant droit devant lui, vint placer son camp devant Séleucie, et, sans la prévoyance d’un chef de corps nommé Zeuxis[10], qui avait fait retirer les embarcations, il mettait la main sur la grande ville. Déçu dans cette première tentative, il s’organisa pour hiverner sur la rive gauche[11] et commencer en temps opportun le siège de Séleucie.

Quand ces fâcheuses nouvelles parvinrent à Antioche, le roi n’avait pas encore terminé ses préparatifs contre l’Égypte. Il venait de contracter alliance avec Mithridate II de Pont, alliance cimentée par un mariage (221). Je croirais assez que l’idée fut suggérée et la négociation menée par Achæos, lequel avait épousé une sœur aînée et homonyme de la Laodice qui allait devenir reine de Syrie [note 2]. C’était pour Achæos une garantie de plus contre l’influence hostile d’Hermias. Aussi Hermias voulut parer le coup par une manœuvre de sa façon. Il fabriqua et apporta au roi une lettre de Ptolémée à Achæos, dans laquelle le Lagide excitait Achæos à la défection, en lui promettant des subsides et le concours de sa flotte[12]. Il réussit à jeter des soupçons dans l’esprit du roi, mais non pas à empêcher le mariage. La fiancée du roi lui avait été amenée par le navarque Diognétos à Séleucie sur le Zeugma, forteresse qui protégeait, sur la rive droite de l’Euphrate, un pont de bateaux jeté entre Séleucie et Apamée en Osrhoène, à courte distance d’Antioche. Le roi y avait célébré ses noces et était rentré à Antioche[13]. En apprenant les succès de Molon, le roi voulut renoncer à l’expédition de Syrie et marcher sur le Tigre ; mais, cette fois encore, Hermias s’interposa. Il s’obstina à répéter qu’il fallait employer des généraux contre les rebelles ; que le roi devait combattre en personne contre des rois et se réserver les luttes d’où dépendait le sort de tout le royaume. Antiochos céda, encore et envoya contre Molon l’Achéen Xénœtas comme stratège autocrate ou généralissime, avec des pouvoirs illimités.

Cependant l’année destinée à opérer en Cœlé-Syrie sous le commandement du roi se rassemblait à Apamée sur l’Oronte. De là, Antiochos s’engagea dans la vallée du Marsyas, un affluent de l’Oronte, qui coule resserré entre les pentes du Liban et de l’Antiliban. Une forte déception l’attendait à l’issue, barrée par les deux postes de Brochi et de Gerrha. Le stratège égyptien de Cœlé-Syrie, l’Étolien Théodotos, que l’on croyait surprendre, les avait déjà occupés et s’y était fortifié derrière des tranchées et palissades. Après quelques tentatives infructueuses, pendant lesquelles il reçut d’Orient des nouvelles alarmantes, Antiochos renonça à forcer le passage et retourna en toute hâte à Antioche.  

En Orient, le stratège autocrate n’avait pas été plus heureux que ses prédécesseurs. Enivré de son titre sonore, Xénœtas se montrait arrogant avec son entourage, téméraire en face de l’ennemi. Arrivé à Séleucie, où l’avait rejoint Diogène, épargne de la Susiane, et Pythiadès, gouverneur de la région riveraine du golfe Persique, il avait cru, sur la foi de transfuges, qu’il n’avait qu’à passer le Tigre pour provoquer dans l’armée de son adversaire une défection en masse. Laissant donc quelques troupes à Zeuxis et à Pythiadès pour protéger la ville, il passa le fleuve à 12 km. environ en aval du camp de Molon. Celui-ci, déconcerté par cette manœuvre qu’il avait vainement essayé d’entraver, leva le camp la nuit suivante et battit en retraite par la route de Médie. Au lieu de le poursuivre sans désemparer, Xénœtas passa la journée à faire traverser le fleuve à sa cavalerie, pendant que ses soldats s’abandonnaient à l’orgie. Mal lui en prit. Molon, tenu au courant de ce qui se passait, revint à marches forcées, et, au point du jour, il assaillit le camp syrien. Ce fut un massacre effroyable. Les uns, ivres-morts, se laissaient égorger sans parvenir à s’éveiller ; les autres essayaient de se sauver à la nage de l’autre côté du Tigre, dont le courant emportait pêle-mêle des masses confuses d’hommes, de chevaux et de bagages. Xénœtas périt probablement dans cette débandade. Molon traversa ensuite le fleuve sans être inquiété, trouva abandonné le camp de Zeuxis et pénétra sans coup férir dans Séleucie, d’où l’épistate ou intendant Diomédon s’était enfui. Connaissant le prix du temps, il se hâta de prendre possession de la Babylonie, des bords du golfe Persique et de la Susiane. La ville de Suse lui ouvrit ses portes ; mais le gouverneur Diogène se maintint dans la citadelle. Sans perdre son temps à l’assiéger, Molon laissa quelques escouades pour le bloquer et revint à Séleucie, où il réorganisa et grossit son armée. Bientôt, il fut maître de la rive gauche du Tigre et de toute la partie inférieure de la Mésopotamie[14]. C’est à ce moment sans doute que, pour couper court à tout accommodement possible, il prit le titre de roi (222/1). Nous avons encore des monnaies de bronze frappées à son effigie[15].

En apprenant cette série de désastres, Antiochos convoqua de nouveau son Conseil. Il y retrouva les avis opposés d’Épigène et d’Hermias. Cette fois, Épigène l’emporta : les événements n’avaient que trop justifié ses prévisions. Hermias, après avoir insulté et calomnié son ennemi, suivant sa coutume, dut s’incliner devant l’opinion du roi et de la majorité des conseillers. Au lieu de céder de mauvaise grâce, l’habile ministre déclara qu’il ferait tous ses efforts pour mettre à exécution la décision prise. Cette volte-face cachait une arrière-pensée : Hermias ménageait son crédit pour perdre plus sûrement Épigène.

L’armée destinée à la campagne d’Orient était rassemblée à Apamée, — le centre militaire de la monarchie syrienne, — lorsque l’on apprit à la cour que des désordres graves avaient éclaté parmi les troupes. Elles se plaignaient de ne point toucher leur solde, et le roi, effrayé d’une mutinerie si intempestive, ne savait à quoi se résoudre. Alors Hermias, saisissant une occasion qu’il avait peut-être amenée, s’offrit à payer aux soldats tout l’arriéré de solde, si le roi lui promettait de ne pas emmener avec lui Épigène. Après ce qui s’était passé, disait-il, ce général ne pouvait plus commander à des troupes qui lui gardaient rancune. Antiochos, qui comptait sur les talents militaires d’Épigène pour suppléer à sa propre inexpérience, aurait bien voulu répondre en maître à l’insolente sommation de son ministre ; mais il avait peur d’Hermias, qui l’entourait de ses créatures et tenait entre ses mains tous les ressorts de l’administration. Il céda et donna l’ordre à Épigène de rentrer au quartier et de rester à Apamée ; cela, au grand effroi de ceux qui avaient eu la hardiesse de contredire Hermias. Celui-ci apaisa les troupes en réglant leur solde, à l’exception d’un corps d’environ 6.000 Cyrrhestiens, qui firent bande à part et se mirent en révolte ouverte. Il fallut, après bien des pourparlers et du temps perdu, les réduire par la force. Ces agitations favorisaient les ténébreuses machinations d’Hermias. Il s’entendit avec le commandant de la forteresse d’Apamée, un certain Alexis, pour accuser Épigène d’intelligences avec Molon. Une lettre supposée, écrite par Hermias et glissée dans la correspondance d’Épigène par un de ses domestiques, permit au commandant de surprendre le flagrant délit et de faire exécuter sur l’heure le soi-disant coupable. C’était la seconde fois qu’Hermias employait avec succès son talent de faussaire. Le roi, dit Polybe, fut persuadé qu’Épigène avait été mis à mort justement, tandis que ceux de la cour soupçonnèrent la façon dont les choses s’étaient passées, mais se tinrent en repos par crainte[16].

Les préparatifs et les intrigues avaient occupé toute l’année 221. Antiochos ne put partir qu’au début de l’hiver. Il passa l’Euphrate et arriva vers le solstice d’hiver à Antioche de Mygdonie (Nisibe)[17]. Il y attendit durant quarante jours que la saison fût propice. Le jeune roi était accompagné de son inévitable ministre, qui le tenait comme gardé à vue. Dès l’approche du printemps, l’armée se mit en marche vers le Tigre. A Libba, sur la rouie de Ninive, on tint conseil. Molon était alors dans les environs de Babylone. De quel côté et par quelle voie fallait-il l’aborder ? Hermias proposa de descendre le long de la rive droite du Tigre. On éviterait ainsi la traversée du fleuve et de ses affluents de gauche, le Lycos (Zabas) et le Capros. Quand le présomptueux Carien eut parlé, le roi consulta Zeuxis, qui connaissait le pays ainsi que les ressources et la tactique de l’adversaire. Zeuxis, ayant sous les yeux la triste fin d’Épigène, hésitait à dire sa pensée : mais l’ignorance d’Hermias était si évidente qu’il finit par s’enhardir. Il remontra au roi que, si l’on suivait l’itinéraire indiqué, l’armée souffrirait de la disette et n’arriverait pas au but. Babylone était protégée au nord par un vaste désert et le Canal Royal. Le désert franchi, on se trouverait arrêté par le canal, que les ennemis auraient eu soin d’occuper à l’avance : il faudrait battre en retraite, et une retraite dans ces conditions serait un désastre. Au contraire, en franchissant le Tigre, on prenait pied immédiatement dans la Sitacène ou Apolloniatide, un pays fertile, qui n’obéissait qu’à regret à Molon et se rallierait aussitôt à la cause du roi légitime. Enfin, on prenait à revers Mulon, qui, coupé de la route de Médie, d’où il tirait ses subsistances, serait obligé de se rendre ou serait abandonné de ses soldats. L’avis de Zeuxis fut suivi. L’armée, partagée en trois corps, franchit le Tigre sur trois points différents. La ville de Doura, qu’assiégeait un lieutenant de Molon, fut débloquée : l’armée s’y reposa, et, au bout de huit jours, après avoir traversé la région montagneuse d’Oricon, elle atteignit Apollonia.

Molon n’était pas homme à se laisser prendre au piège. Il n’avait qu’une médiocre confiance dans les masses qu’il avait recrutées en Susiane et en Babylonie : la Médie était son centre de ravitaillement, son quartier général, et il fallait à tout prix qu’il maintint ses communications de ce côté. Il repassa donc le Tigre en toute hâte avec ses meilleures troupes, les archers dits Cyrtiens, et déboucha à son tour en Apolloniatide. Les deux avant-gardes prirent contact et se replièrent sur leurs armées respectives, qui restèrent à 40 stades (un peu plus de 6 kil.) l’une de l’autre. Molon était inquiet : il sentait combien il est dangereux pour des rebelles d’affronter en face et en plein jour les rois[18]. Il essaya des surprises nocturnes ; mais, dès qu’il s’approchait du camp royal, des défections se produisaient dans les rangs. Ses soldats, recrutés en Asie, avaient le sentiment monarchique, qui se tournait contre l’usurpateur. Il fut enfin contraint d’accepter la bataille. Antiochos rangea à l’aile droite, qu’il commandait en personne, ses lanciers à cheval, menés par Ardys, les Crétois et les Galates Rhigosages ; à côté, les mercenaires grecs ; derrière, la phalange ; à l’aile gauche, commandée par Hermias et Zeuxis, la cavalerie des hétæres ; au centre et en avant, les dix éléphants, précédant les bataillons d’infanterie et de cavalerie, qui devaient suivre le mouvement divergent des ailes et envelopper l’ennemi. Molon ne put que difficilement ranger ses troupes à peine remises d’une fausse alerte qui les avait tenues sur pied la nuit précédente. Il prit le commandement de l’aile droite et confia l’aile gauche à son frère Néolaos. Au premier choc, il comprit que la bataille était pour lui perdue d’avance. Son aile gauche passa à l’ennemi aussitôt qu’elle fut en vue du roi, et, du coup, ceux qui l’entouraient prirent la fuite. Pour ne pas tomber vivant aux mains du vainqueur, il se tua ; tous les complices de sa révolte en firent autant. Néolaos, fuyant à toute bride, alla en Perse trouver son autre frère Alexandre, tua sa mère et les enfants de Molon, après quoi il se donna la mort. Alexandre, saisi d’horreur, imita son exemple. La tragédie prit fin faute d’acteurs. Le cadavre de Molon, mis en croix par ordre d’Antiochos à l’entrée des défilés du Zagros, apprit aux populations que le jour de la justice était enfin venu et que le roi saurait mettre les perturbateurs à la raison[19].

Antiochos ne tint pas rigueur aux troupes dont il avait eu si facilement raison : il se contenta d’une admonestation qui se termina par des poignées de main et les renvoya en Médie avec les généraux qui avaient mission de pacifier la contrée. Lui, pendant ce temps, descendit à Séleucie, se montrant doux et accueillant sur le parcours. Il était peut-être moins disposé à l’indulgence envers la ville de Séleucie, qui n’avait offert aucune résistance à Molon. Il dut toutefois modérer le zèle d’Hermias, qui, sous prétexte de punir les Séleuciens, commençait à se gorger d’or et de sang. Le vizir s’acharna avec une véritable férocité sur l’aristocratie du lieu, les magistrats (?) appelés Adiganes, mutilant, torturant, égorgeant ceux qui n’avaient pas pu fuir à temps. Le roi abaissa de mille à cent cinquante talents la contribution de guerre imposée par son ministre et s’occupa de réorganiser l’administration des provinces. Il donna la satrapie de Médie à Diogène, la Susiane à Apollodore, et envoya Tychon, avec le titre de stratège, occuper militairement le littoral de la mer Érythrée, autrement dit, du golfe Persique[20].

Antiochos, à qui ses adversaires avaient enseigné le prix du temps, ne s’attarda pas à Séleucie. Il entreprit aussitôt une campagne destinée à inspirer une terreur salutaire aux princes barbares voisins de ses provinces, afin qu’ils n’eussent plus par la suite l’audace de fournir des vivres ou un concours armé aux rebelles. Ses premiers coups furent dirigés contre le plus puissant de ces dynastes, Artabazane, prince de Médie Atropatène, qui s’était compromis, sans doute malgré lui, dans l’entreprise de son voisin le stratège de Médie. Après avoir une dernière fois subi les objections d’Hermias, qui finit par conseiller lui-même l’expédition dans l’espoir que le roi y périrait et qu’il continuerait à gouverner sous le nom de l’héritier né sui ces entrefaites à Antioche, Antiochos franchit le Zagros, et, traversant la Médie, envahit l’Atropatène. Artabazane, épouvanté de l’agression du roi, surtout vu son âge, car il était extrêmement vieux, céda aux circonstances et fit la paix aux conditions qu’il plut à Antiochos de lui imposer. Le roi ne chercha pas à agrandir ses possessions de ce côté : il se contenta sans doute de faire reconnaître officiellement sa suzeraineté et de rançonner quelque peu le dynaste[21].

Si vraiment Hermias avait compté sur une occasion de se défaire du roi à la faveur des hasards de la guerre, cette paix était pour lui une déception. Peut-être ne sut-il pas cacher ses vrais sentiments ; peut-être apprit-on à ce moment les mauvaises nouvelles d’Occident, — la défection du vice-roi d’Asie Mineure, — et Hermias fut-il assez imprudent pour récriminer, pour rappeler qu’il avait prévu tout cela et qu’ou avait eu tort de ne pas l’en croire. On savait de quoi était capable le terrible vizir pour restaurer son crédit ou pour prévenir une disgrâce. On lui trouvait des allures louches, et l’inquiétude gagnait l’entourage du roi. Le médecin Apollophane, que le roi chérissait particulièrement, était anxieux au sujet du roi, et avait encore plus de soupçons et de craintes pour lui-même. Aussi, saisissant l’occasion, il se décide à parler au roi, le conjurant de ne plus l’ester insouciant et sans défiance devant l’audace d’Hermias, de ne pas attendre que celui-ci lui fasse subir un sort pareil à celui de son frère. Il lui dit que le danger était proche ; aussi devait-il se hâter de se protéger, lui et ses amis. Le roi lui avoua que lui aussi détestait et redoutait Hermias, ajoutant qu’il savait beaucoup de gré à Apollophane d’avoir osé, par sollicitude, l’entretenir de ce sujet[22]. Apollophane, en effet, à la moindre indiscrétion, risquait sa tête.

Aussi effrayés l’un que l’autre, le roi et son médecin complotèrent ensemble, comme de vulgaires conspirateurs, la perte de leur tyran et réglèrent tous les détails de l’exécution. Surprendre Hermias, qui avait ses espions partout, n’était pas chose facile. Sous prétexte d’indisposition, de certains vertiges, Antiochos garda la chambre, ce qui lui permit de congédier pour quelques jours la domesticité et de recevoir dans son appartement des conjurés introduits par le médecin, tous prêts à l’action et s’associant dans une même haine contre Hermias. Puis, il fut entendu que, par ordonnance de médecin, le roi avait besoin de faire une promenade matinale, dès l’aube, pour prendre le frais. Comme l’heure de cette sortie était inaccoutumée, il n’y fut accompagné que par ceux des courtisans qui étaient avertis, et par Hermias, qu’on avait eu soin d’y inviter. Le roi mena la compagnie par un sentier qui s’éloignait du camp et aboutissait à un endroit désert. Là, il s’écarta quelque peu, comme pour satisfaire un besoin, en fait, pour laisser à ses affidés le temps de poignarder le ministre hors de sa présence. C’est ainsi qu’Antiochos dit le Grand se débarrassa d’un tuteur, dont il n’osait ouvertement secouer le joug. Il recueillit, paraît-il, à son retour en Syrie, le long du parcours, les félicitations de ses sujets ; et, comme ce bel exemple était de nature à encourager l’imitation, la femme et les enfants d’Hermias furent massacrés à Apamée par les femmes et les enfants de la ville[23].

Dès qu’il fut arrivé en Syrie, Antiochos envoya les troupes dans leurs quartiers d’hiver (fin 220).

Ce repos, Antiochos le savait bien, n’était qu’une halte. La révolte, domptée en Orient, renaissait, plus redoutable encore, en Asie Mineure, aux portes de la Syrie. L’événement venait de montrer que Molon ne se trompait pas de tout point en espérant avoir Achæos pour auxiliaire. Pendant que Antiochos achevait sa tournée en Orient, Achæos avait fait défection et s’était proclamé roi en Asie Mineure. En y réfléchissant, Antiochos dut reconnaître que Hermias, avec tous ses vices, ne manquait pas de perspicacité. Il était à prévoir que le vice-roi d’Asie Mineure, d’un pays reconquis par ses armes, l’homme à qui avait été offert un jour le diadème des Séleucides, ne se contenterait pas indéfiniment de n’être que le lieutenant de son cousin. Sans doute, Hermias, par son inimitié persistante, ses procédés malhonnêtes, ses dénonciations prématurées et calomnieuses, l’avait poussé à un éclat. Polybe ne donne pas d’autres raisons de sa défection. Mais le fait que Achæos choisit pour jeter le masque le moment où le crédit d’Hermias était fort ébranlé indique qu’il n’attaquait pas uniquement pour se défendre. Le faux fabriqué par Hermias, la prétendue lettre de Ptolémée IV à Achæos, contenait probablement une petite part de vérité travestie. On sait que les Rhodiens, étant à l’époque en guerre avec les Byzantins pour obtenir le passage libre du .Bosphore, cherchaient à détacher de la cause byzantine Attale de Pergame et Achæos, qui avaient pris parti contre eux en haine de leur allié Prusias[24]. Pour se concilier Achæos, dont ils connaissaient la piété filiale, ils insistaient auprès de Ptolémée pour obtenir la délivrance d’Andromachos, interné à Alexandrie, et l’on peut bien penser qu’ils tenaient Achæos au courant de leurs démarches. Andromachos ne fut relâché qu’après la révolte d’Achæos[25]. L’idée qu’il y avait alors des pourparlers, directs ou par intermédiaires, entre Ptolémée et Achæos n’était donc pas un soupçon tout à fait gratuit. Il se peut même qu’il soit venu d’Alexandrie au vice-roi des suggestions dangereuses. Vraisemblablement, Achæos n’eût pas voulu s’associer avec Molon et Alexandre pour démembrer l’empire : son ambition visait plus haut. Ce qu’il convoitait, c’était le partage de la royauté plutôt que du territoire, ou, si le partage ne pouvait s’opérer à l’amiable, la royauté tout entière.

Le moment n’était pas mal choisi. Antiochos était avec son vizir en Atropatène : Achæos pouvait espérer ou bien que le roi ne reviendrait pas de cette expédition lointaine, ou que, en tout cas, il aurait le temps de s’emparer de la Syrie avant son retour, avec l’aide des Cyrrhestiens révoltés depuis l’année précédente. Dans ce dessein, dit Polybe, il partit de la Lydie avec toute son armée. Arrivé à Laodicée de Phrygie, il ceignit le diadème, et, prenant le titre de roi, il osa pour la première fois ordonner et écrire aux villes en cette qualité, poussé à cela principalement par un banni nommé Garsyéris. Il avançait sans désemparer et se trouvait déjà près de la Lycaonie, lorsque ses troupes, s’apercevant avec déplaisir que l’expédition était dirigée contre leur roi légitime, se mutinèrent. C’est pourquoi Achæos, voyant ce changement des esprits, abandonna l’attaque projetée, et, voulant persuader aux troupes que son premier dessein n’était pas de marcher sur la Syrie, il tourna vers la Pisidie, qu’il ravagea. Quand il eut, grâce au butin abondant qu’il y fit, regagné la confiance et la bienveillance de l’armée, il s’en retourna chez lui[26]. C’était la seconde fois depuis le début du règne que le loyalisme monarchique, qu’on s’étonne de retrouver ici chez des mercenaires, sauvait des pires dangers le roi de Syrie.

A son retour à Antioche, Antiochos envoya à Achæos un message menaçant, où il lui reprochait sa trahison. Mais il pensait — non sans motif peut-être, avons-nous dit — que le rebelle avait des intelligences avec la cour d’Alexandrie, et que, en attaquant d’abord l’Égyptien pris au dépourvu, il avait chance de reconquérir la Cœlé-Syrie ; après quoi, Achæos ne tiendrait pas contre la force et le prestige du vainqueur. Ptolémée Evergète était mort, comme on l’a vu plus haut, à peu près au moment où Antiochos se préparait à partir pour l’Orient (221). Son successeur, Ptolémée IV Philopator, n’avait de goût que pour les plaisirs : il laissait la conduite des affaires à Sosibios, un digne émule d’Hermias, qui ne s’occupait à ce moment que d’intrigues, de machinations sournoises dont furent victimes, sous prétexte de conspiration, les membres les plus en vue de la famille royale, l’oncle, le frère cadet et la mère du roi[27]. Sosibios avait cru sans doute que la lutte contre Achæos serait pour Antiochos l’affaire la plus pressante et le détournerait de toute entreprise contre la Cœlé-Syrie. Il avait fait preuve d’amabilité envers Achæos en lui rendant enfin son père Andromachos, mais sans contracter d’alliance avec lui. L’Égypte n’avait pas d’intérêt à substituer un roi de Syrie à un autre, mais à rester neutre dans une querelle où les rivaux, luttant à forces égales, s’affaibliraient l’un par l’autre. La brusque agression d’Antiochos fut donc, pour le gouvernement égyptien, une surprise à laquelle il était mal préparé.

Au début du printemps (219), Antiochos concentra ses troupes à Apamée et élabora en Conseil son plan de campagne. Le médecin Apollophane avait pris, comme donneur d’avis, la place d’Hermias. Comme il était de Séleucie sur l’Oronte, dit Polybe, qui paraît attribuer au patriotisme local la stratégie sommaire du médecin, il démontra que, avant d’attaquer la Cœlé-Syrie, il fallait être maître chez soi et déloger de Séleucie, le foyer de la dynastie pour ainsi dire, la garnison égyptienne qui tenait depuis plus de vingt ans (246-219) les bouches du fleuve. Le Conseil, qui avait d’abord opiné pour la campagne de Cœlé-Syrie, se rallia tout entier à l’avis d’Apollophane[28]. Antiochos se contenta donc pour le moment d’envoyer Théodotos Hémiolios s’emparer des défilés qui donnaient accès en Cœlé-Syrie et tourna toutes ses forces contre Séleucie.

La ville, telle que la décrit Polybe, était presque inexpugnable. Couverte au nord par le mont Coryphæos, dont la séparait une tranchée profonde, garantie du côté de la mer par de hautes falaises et munie de fortes murailles, elle pouvait supporter un long siège. S’y attarder eût été pour Antiochos une souveraine imprudence. Il comptait évidemment sur les intelligences qu’Apollophane était à même de nouer avec ses compatriotes. Lorsqu’il eut fait occuper le port par la flotte de Diognétos et assis son camp à cinq stades des remparts du côté d’Antioche, il fit offrir de l’argent et de belles promesses aux épistates de la ville. Les autorités repoussèrent ses offres, mais il s’entendit mieux avec des officiers subalternes, qui l’engagèrent à donner l’assaut pour leur fournir le prétexte et les moyens d’agir. L’assaut ayant été donné de trois côtés à la fois et le quartier du port étant tombé aux mains des Syriens, les officiers embauchés allèrent aussitôt prier le commandant Léontios de parlementer. Léontios, sans soupçonner la trahison, se rendit. Antiochos ne molesta personne, rappela les exilés, rendit à la ville son autonomie ; mais il eut soin de mettre une bonne garnison dans la citadelle et le port[29].

Pendant ce temps, les affaires d’Antiochos allaient au mieux du côté de la Cœlé-Syrie. Là, il n’eut pas besoin d’acheter des traîtres ; ils s’offraient d’eux-mêmes. Théodotos d’Étolie, le même gouverneur qui l’avait arrêté en 221 au défilé de Brochi et Gerrha, lui proposa par lettre de lui livrer la Cœlé-Syrie. Théodotos avait été mal récompensé de ses services par Ptolémée IV, qui, tout à sa vie crapuleuse, laissait ses favoris Sosibios et Agathoclès gouverner à leur guise. Il avait même dû fuir Alexandrie pour ne pas partager le sort des membres de la famille royale et du roi Cléomène de Sparte, tous assassinés ou réduits au suicide par Sosibios. Enfin, il savait qu’il allait être remplacé et que son successeur, Nicolaos d’Étolie, avait déjà quitté Alexandrie. N’ayant plus qu’un court répit pour prendre ses sûretés, il s’était emparé de Ptolémaïs, et avait donné commission à son ami Panætolos d’occuper la ville de Tyr. C’est de là qu’il écrivit à Antiochos de se hâter. Le roi remit donc à plus tard la campagne contre Achæos et courut en Cœlé-Syrie.

Cette fois encore, il prit par la vallée du Marsyas, comptant bien n’être plus arrêté au défilé, qu’avait dû occuper Théodotos Hémiolios. Arrivé à Brochi, il trouva le fort tenu encore par une garnison égyptienne, mais une garnison qui paraissait vouloir rester sur la défensive. Il apprit en outre que Théodotos d’Étolie était assiégé dans Ptolémaïs par Nicolaos. Sans perdre de temps, il laissa le gros équipage pour faire le siège de Brochi et passa outre avec les troupes légères pour dégager Ptolémaïs. Il rencontra plus loin sur sa route, au défilé qui coupe la chaîne du Liban à la hauteur de Béryte, un poste égyptien que Nicolaos y avait envoyé en avant-garde. Antiochos força le passage, et il y fut rejoint par le reste de son armée, qui avait dû lasser assez vite la molle résistance des garnisaires de Brochi. Nicolaos ne l’attendit pas : il se replia vers le sud, pour défendre au moins la Palestine. Accueilli avec allégresse par ses amis Théodotos d’Étolie et Panætolos, Antiochos entra à Tyr et à Ptolémaïs, où il prit tout ce qui se trouvait dans les arsenaux, notamment quarante vaisseaux, dont vingt de haut bord. Avec sa flotte ainsi renforcée et une armée pleine d’ardeur, il rêvait de porter la guerre en Égypte ; mais il sut ou on lui fit croire que Ptolémée se préparait à une vigoureuse résistance, que des troupes étaient concentrées à Péluse, les canaux ouverts aux eaux du Nil et les puits d’eau douce comblés le long de la route désertique qui traverse la Casiotide. Il se contenta donc de soumettre l’une après l’autre les villes de Phénicie et de Cœlé-Syrie. L’opération fut assez longue, car, si les petites villes se faisaient humbles, celles qui étaient fortifiées ne cédaient qu’après un siège en forme.

Pour amortir encore davantage l’élan des Syriens et se donner le temps de faire des préparatifs, Sosibios et Agathoclès se mirent à négocier. Ils engagèrent des pourparlers avec Antiochos, et, pour les traîner plus sûrement en longueur, ils envoyèrent des députés aux Rhodiens, aux Byzantins, aux Cyzicéniens, aux Étoliens, les invitant, à s’entremettre pour amener entre les belligérants une paix durable. C’était un moyen infaillible de noyer la question pendante sous des flots d’éloquence diplomatique. Pendant que les ambassadeurs allaient et venaient et finissaient par tenir une sorte de congrès à Memphis, les mercenaires et aventuriers de tous pays affluaient à Alexandrie, où ils étaient armés et exercés sous la direction de deux chefs réputés, Polycrate d’Argos et Andromachos d’Aspendos, secondés par une douzaine de condottieri qui amenaient leurs recrues.

Cependant, Antiochos, aux approches de l’hiver (219-218), s’obstinait au siège de Dora, ville cananéenne assise à l’extrême limite de la Phénicie, sur un rocher en saillie dans la mer. La ville, déjà très forte par sa position, était occupée ou fut secourue par Nicolaos ; de sorte que Antiochos, à bout de patience et pressé de rentrer par crainte des agissements d’Achæos, consentit à signer avec Ptolémée une trêve de quatre mois, se déclarant disposé à régler à l’amiable toutes les affaires. La Palestine restait tout entière aux mains des Égyptiens.

Le roi laissa des garnisons dans les places reconquises, confia le commandement de la région à Théodotos d’Étolie el reprit le chemin de Séleucie, persuadé que la guerre avec l’Égypte, la phase militaire du moins, était bien finie.

Les négociations se poursuivirent durant l’hiver à Séleucie. Diplomate naïf autant que médiocre général, Antiochos se mit à invoquer son bon droit, fondé sur les conventions de 30i. Il ne pouvait mieux entrer dans le plan de Sosibios, qui ne cherchait qu’à gagner du temps. Ce fut une excellente occasion de tourner en controverse et échange de récriminations l’histoire de trois quarts de siècle, sans aboutir à une entente. Les événements récents fournirent aussi un aliment à la discussion. Dans leur zèle pour la paix, les négociateurs égyptiens insistaient pour comprendre Achæos dans le traité à intervenir. Sur ce point, Antiochos ne voulut rien entendre, trouvant odieux que Ptolémée osât couvrir de sa protection des rebelles et faire des propositions de ce genre[30]. On se sépara sans avoir rien conclu, en l’état d’hostilité indécise que laissent des négociations en suspens.

Au printemps de 218, — l’année où Hannibal franchit les Alpes, — Antiochos, sans s’apercevoir encore qu’il était joué, crut bon cependant de reprendre la conquête commencée l’année précédente. Suivant la côte, il reçut à Marathos les hommages des Aradiens, dont Marathos était une dépendance, franchit la frontière de Cœlé-Syrie à Théouprosopon et arriva, prenant et brûlant quelques petites places sur le chemin, à Béryte, d’où il envoya son avant-garde, commandée par Nicarchos et Théodotos (Hémiolios ?), occuper les défilés que traverse le Lycos (Nahr el Kelb), au nord de Sidon. Lui-même, suivi par sa flotte, qui naviguait de conserve sous les ordres de Diognétos, alla poser son camp sur les bords du Damouras (Nahr Damour), entre Béryte et Sidon, où il rejoignit Théodotos et Nicarchos.

Les Égyptiens cependant n’étaient pas restés inactifs. La grande armée n’était pas prête encore : mais Ptolémée avait équipé une flotte de trente vaisseaux pontés et plus de quatre cents vaisseaux de charge, que commandait le navarque Périgène. Elle devait appuyer les opérations des troupes de terre, que commandait Nicolaos. Des approvisionnements considérables avaient été amassés à Gaza. Nicolaos avait hâté sa marche et pris position à Porphyréon, entre Béryte et Sidon, couvert par son avant-garde, qui occupait les défilés de Platanos. Les deux armées se trouvaient donc en présence, ainsi que les deux flottes. Le choc qui eut lieu tourna à l’avantage d’Antiochos. Les troupes syriennes exécutèrent en même temps une attaque de front et un mouvement tournant par les hauteurs du Libanius L’armée égyptienne, ayant perdu deux mille hommes tués et autant de prisonniers, se débanda et se réfugia à Sidon, suivie par la flotte, qui, voyant la déroute des troupes de terre, n’avait pas osé poursuivre un commencement de succès[31].

Antiochos, poursuivant l’ennemi, vint camper devant Sidon ; mais la ville était si forte et si amplement pourvue de défenseurs qu’il ne jugea pas à propos d’en faire le siège. Sa flotte alla se poster à Tyr pour tenir en respect la flotte égyptienne entrée dans le port de Sidon, et lui-même, avec l’armée de terre, obliqua vers la gauche pour pénétrer dans la vallée du Jourdain. Il reçut, chemin faisant, la soumission de Philotéria, sur le bord occidental du lac de Génésareth, et de Scythopolis. Son armée put se pourvoir de vivres dans cette région fertile. Il prit ensuite de vive force Atabyrion sur le Tabor et se trouva ainsi maître de toute la plaine d’Esdraélon. Ces succès continus décidèrent à la défection des officiers égyptiens, Céræas d’abord, puis Hippolochos de Thessalie, qui amena à Antiochos ses quatre cents cavaliers. Le roi de Syrie passa alors le Jourdain et envahit la Pérée. Pella, Camons, Gephrous, tombèrent en son pouvoir : à Abila, il prit avec la ville la garnison égyptienne et son commandant Nicias. Gadara, qui aurait pu se défendre, se rendit. Tout tournait à l’avantage des Syriens. Aussi les Arabes de la région limitrophe avaient voté d’enthousiasme adhésion à l’alliance syrienne, et c’était sur leur appel qu’Antiochos était entré en Galaaditide. Pour défendre ses nouveaux alliés contre les troupes cantonnées à Rabbath-Ammon (Philadelphie), il alla faire le siège de cette place et parvint, après de longs efforts, à s’en emparer. Toute la Pérée était conquise. Antiochos laissa Nicarchos avec une forte garnison à Rabbath-Ammon et reprit le chemin de la côte. En route, il détacha cinq mille hommes, qu’il confia aux deux déserteurs Céræas et Hippolochos, pour surveiller la région de Samarie, et rentra à Ptolémaïs pour y passer l’hiver (218)[32].

A Ptolémaïs, Antiochos dut être informé des événements qui s’étaient déroulés au cours de l’année en Asie Mineure. Depuis deux ans qu’Achæos avait pris le diadème et manifesté l’intention de ne pas se contenter de régner en deçà du Taurus, Antiochos ne l’avait inquiété que par des protestations et des menaces. On est même tenté de s’étonner que, dans ces circonstances, Antiochos se soit mis sur les bras une guerre avec l’Égypte. Mais il savait que le roi de Sardes avait près de lui un ennemi qui guettait l’occasion de prendre sa revanche, le roi de Pergame.

L’un et l’autre étaient alors harcelés par des négociateurs rhodiens d’une part, byzantins de l’autre, qui auraient voulu les réconcilier pour les intéresser à leur querelle, suscitée par les taxes que les Byzantins se permettaient de lever sur les navires de commerce traversant le Bosphore. Les Rhodiens réussirent à détacher Achæos de la cause des Byzantins, auxquels il avait d’abord promis son appui, et à le mettre du même coup en relations amicales, d’une part, avec leur allié Prusias de Bithynie, d’autre part, avec la cour d’Alexandrie. C’est grâce aux bons offices des Rhodiens, nous l’avons dit, que Achæos eut la joie de revoir son père Andromachos relâché enfin par Ptolémée IV. Mais ni Achæos, ni Attale ne se laissèrent entraîner à des combinaisons qui les auraient distraits de leur tâche inévitable. Rhodiens, Byzantins et Bithyniens finirent par s’arranger entre eux, sans ingérence ni de l’un ni de l’autre (218). Attale paraissait néanmoins résigné, et Achæos se rassurait aussi en voyant que Antiochos le laissait tranquille et que les populations s’habituaient à le considérer comme leur véritable souverain. Il songeait à s’agrandir. Un conflit entre deux villes de Pisidie, Selgé et Pednélissos, lui fournit l’occasion de faire pénétrer ses soldats sur le versant méridional du Taurus et d’annexer à ses possessions la côte de Pamphylie. Appelé par les Pednélissiens, il leur envoya son lieutenant Garsyéris avec six mille fantassins et cinq cents chevaux. Garsyéris franchit les défilés au S. de Crétopolis et grossit son armée de contingents fournis par les villes jalouses des Selgiens. Il eut bientôt sous ses ordres trois fois plus de combattants qu’il n’en avait amené de Sardes. Avec cette armée, il put faire lever le siège de Pednélissos et assiéger dans leur ville les Selgiens eux-mêmes. Ceux-ci se souvinrent alors qu’ils avaient chez eux le père nourricier de la reine de Sardes, Laodice, laquelle, au temps où elle était promise sans doute à Antiochos Hierax, avait été confiée à Logbasis, ami du prince. Loghasis, à la prière de ses concitoyens, engagea des pourparlers avec Garsyéris ; mais, plus fidèle à ses affections qu’à sa patrie, il ne songea qu’à livrer Selgé à Achæos. Sa trahison lui coûta la vie, à lui et à sa famille, et n’aboutit pas. Les Selgiens montrèrent tant d’énergie pour réparer leur imprudence que Achæos, venu pour assister à l’exécution du complot, s’estima heureux de leur vendre la paix au prix de sept cents talents[33].

C’était le moment qu’avait patiemment attendu Attale. Pendant qu’Achæos était devant Selgé, Attale, avec une armée composée en majeure partie de Galates Ægosages recrutés en Thrace, parcourait le littoral d’Éolide et d’Ionie et détachait de l’alliance d’Achæos les villes grecques, réduites à accepter toujours pour ami celui qui leur paraissait pour le moment le plus à craindre. On cite parmi les villes qui acceptèrent alors son protectorat et lui fournirent des otages Myrina, Cymé, Phocée, Ægæ, Temnos, Smyrne, Téos, Colophon. Puis, Attale remonta vers le nord-est et n’y eut pas moins de succès. Thémistocle, qui commandait dans la région de Mysie pour le compte d’Achæos, lui livra les places dont il disposait. Attale allait franchir le Macestos, affluent du Rhyndacos, lorsqu’il fut arrêté par le refus d’obéissance que lui signifièrent ses mercenaires gaulois, las de traîner avec eux leurs femmes et leurs enfants dans des marches rapides et fatigantes. Ils donnèrent pour raison ou prirent pour prétexte une éclipse de lune, phénomène qui chez tous les peuples passait pour un mauvais présage et qui survint, d’après les calculs astronomiques, le 1" septembre 218. Attale se trouva fort embarrassé et un peu honteux, lui, le prétendu rempart de l’hellénisme contre les Gaulois, d’avoir soudoyé des Gaulois et d’être obligé de céder à leurs exigences. S’en défaire par quelque guet-apens était un expédient déjà pratiqué ailleurs, mais chanceux et déshonorant ; rompre avec eux, c’était risquer de les voir embaucher par Achæos. Attale prit le parti d’en faire des colons et de les installer sur les bords de l’Hellespont, avec l’agrément plus ou moins sincère des villes, — Lampsaque, Alexandrie de Troade et Ilion, — à qui il imposait ce dangereux voisinage : après quoi, il rentra à Pergame plus puissant qu’il n’en était sorti[34] [note 3].

Antiochos pouvait être maintenant certain que la guerre contre Attale soutenu par son allié Prusias Ier de Bithynie suffirait pour occuper Achæos. Sur ce conflit, nous n’avons d’autre renseignement qu’une phrase de Polybe : Rentré à Sardes, dit-il, Achæos combattit Attale sans relâche et menaça Prusias : il était la terreur et l’oppresseur de tous les habitants de la région en deçà du Taurus[35]. Antiochos poursuivit donc la conquête de la Cœlé-Syrie. Ses succès de l’année précédente avaient dû décourager la résistance des villes phéniciennes : dans le sud de la Palestine, Gaza elle-même, la ville de tout temps fidèle aux Lagides, parait avoir été occupée par ses troupes avant l’ouverture de la nouvelle campagne[36] ; il pensait n’avoir plus qu’un grand coup à frapper pour trancher enfin une querelle qui durait depuis trois quarts de siècle. Du reste, il était décidé à envahir l’Égypte, s’il le fallait, pour dicter la paix.

Les deux rois avaient mis sur pied toutes leurs forces. Antiochos avait enrôlé des recrues de toutes les nations de son empire, renforcées de mercenaires hellènes et crétois : ses nouveaux alliés, les Arabes, lui avaient fourni un appoint d’environ dix mille combattants. Son armée comprenait 62.000 fantassins, 6.000 cavaliers et 102 éléphants. L’armée égyptienne ne lui était pas inférieure. Ses 73 éléphants africains ne valaient pas ceux de l’Inde ; mais son effectif montait à 75.000 hommes, dont 70.000 d’infanterie. Pour atteindre un aussi formidable effectif, Sosibios avait dérogé à une règle jusque-là invariable ; il avait armé 20.000 Égyptiens. De part et d’autre, les troupes étaient exercées à la tactique macédonienne : il est question de phalanges énormes dans l’une et l’autre armée[37]. Les deux rivaux partirent à peu près vers le même temps, au printemps 217, l’un de Ptolémaïs, l’autre de Péluse. Ptolémée emmenait avec lui sa jeune sœur-épouse Arsinoé (III)[38], comme pour attester que, dans cet effort suprême, il jouait le sort de sa dynastie. Antiochos rallia en passant une partie de ses troupes à Gaza, et s’avança avec précaution vers la frontière d’Égypte. Il avait dépassé Raphia, la dernière ville syrienne, lorsque l’on aperçut l’avant-garde égyptienne. Les deux armées restèrent cinq jours en présence, campées d’abord à dix, puis à cinq stades (1.200 m.) l’une de l’autre. Il y eut des escarmouches, et on se gardait assez mal des deux côtés, car Théodotos d’Étolie put se glisser nuitamment avec deux compagnons dans le camp ennemi, pour tuer Ptolémée, et en ressortir après avoir massacré, à défaut du roi absent, les gens de service qui se trouvaient dans la tente royale.

Enfin, Ptolémée se décida à livrer bataille. Il ne pouvait rester longtemps avec le désert derrière lui, sans autres provisions que celles qu’il avait fait distribuer à ses troupes en partant de Péluse. Polybe entre dans de grands détails sur l’ordonnance des deux armées. Ptolémée, accompagné de la reine, commandait son aile gauche et se trouvait en face de son rival placé à la tête de l’aile droite de l’armée syrienne. Au milieu s’étalaient, front contre front, les masses compactes des phalangites, et les éléphants étaient rangés en avant des deux ailes.

Le choc fut terrible. Antiochos fondit avec impétuosité sur son adversaire : ses éléphants effrayèrent leurs congénères africains, qui étaient de moins grande stature, et Ptolémée fut entraîné dans la déroute qui s’ensuivit. L’auteur du troisième livre des Macchabées, enchérissant sur Polybe, nous montre Arsinoé, les cheveux épars et toute en larmes, suppliant les soldats de tenir bon et leur promettant à chacun deux mines d’or après la victoire[39]. Mais pendant que Antiochos se lançait étourdiment à la poursuite des fuyards, son aile gauche était enfoncée par Échécrate, qui avait su se garer des éléphants. Les ailes étant ainsi déplacées ou désorganisées de part et d’autre, les deux phalanges en vinrent aux mains. La phalange égyptienne, encouragée par Ptolémée, qui se mit au milieu, vigoureusement entraînée par Sosibios et Andromachos d’Aspendos, disloqua la phalange syrienne, qui, une fois cernée, se débanda et prit la fuite. C’est en voyant un nuage de poussière se rapprocher de son camp que Antiochos se rendit compte de la situation. Il retourna en arrière et essaya de rétablir le combat ; mais voyant tous les siens en déroute, il fit retraite sur Raphia, convaincu qu’il était victorieux pour sa part et qu’il n’avait perdu la partie que par la lâcheté et la poltronnerie des siens[40]. La consolation d’amour-propre était médiocre : Antiochos se fût mieux trouvé de montrer moins de bravoure et plus d’intelligence.

Le lendemain, de bon matin, à l’approche des Égyptiens, il quitta Raphia et alla camper à Gaza, d’où il fit demander au vainqueur la permission d’enterrer ses morts. Il avait perdu dans la bataille près de 10.000 fantassins et plus de 300 cavaliers, 5 éléphants et 4000 prisonniers. Ptolémée n’avait perdu qu’environ 1500 fantassins : sa cavalerie, il est vrai, avait été relativement plus éprouvée (700 morts) et il n’avait presque plus d’éléphants.

La journée de Raphia fut décisive. Toutes les villes de Cœlé-Syrie acclamèrent le Lagide, et leur joie était sincère, car ces populations avaient toujours préféré la domination égyptienne à celle des Séleucides. D’autre part, Antiochos, passant d’une présomption extrême à un abattement non moins excessif, voulait la paix à tout prix. Il se croyait à la veille d’être abandonné de tous et pris entre deux adversaires, Ptolémée et Achæos. Heureusement pour lui, Achæos était tenu en respect par Attale, et Ptolémée n’aspirait qu’au repos. Aussitôt qu’il fut rentré à Antioche, le roi de Syrie dépêcha à Ptolémée son neveu Antipater[41] et Théodotos Hémiolios pour traiter de la paix. Ptolémée fit d’abord quelques difficultés pour la forme ; puis il consentit à une trêve d’un an et envoya Sosibios à Antioche pour terminer l’affaire au plus vite. Quant à lui, il passa encore trois mois en Palestine et en Cœlé-Syrie, recevant les hommages des villes et faisant de riches cadeaux aux temples des divers cultes. C’est durant cette tournée qu’il vint à Jérusalem et offrit des sacrifices au dieu des Juifs. La tradition juive, toujours disposée à vanter l’incomparable puissance de Jahveh et le courage de ses fidèles, veut que Ptolémée ait tenté de pénétrer dans le Saint des Saints et que, sa curiosité sacrilège ayant soulevé le peuple, il ait été effrayé au point que ses gardes l’emportèrent évanoui. Il n’y a aucun fond à faire sur cette légende, pareille à tant d’autres imaginées sur le tard par des fanatiques[42].

Sans attendre la fin des négociations poursuivies à Antioche, Ptolémée, laissant le gouvernement de la région à Andromachos d’Aspendos, retourna à Alexandrie. Vu le genre de vie qu’il avait mené jusqu’alors, dit Polybe, on fut surpris de la façon dont il avait mis fin à la guerre[43]. Cette surprise en ménageait d’autres. Pour grossir ses effectifs, on l’a vu, Ptolémée avait enrôlé vingt mille indigènes. Il y avait des siècles que les dominateurs étrangers de l’Égypte n’avaient commis pareille imprudence. Pour le moment, remarque le judicieux Polybe, l’idée avait ses avantages, mais pour l’avenir elle était pernicieuse. En effet, enorgueillis par leur succès à Raphia, les Égyptiens ne voulurent plus supporter qu’on leur donnât des ordres : ils ne cherchaient qu’un chef et un prétexte (pour se révolter), comptant bien se suffire à eux-mêmes. C’est finalement ce qu’ils firent, et pas bien longtemps après[44]. En attendant, l’Égypte était en liesse. A part Séleucie sur l’Oronte, Antiochos avait perdu d’un seul coup tout le fruit des campagnes précédentes.

Pendant que Ptolémée Philopator reprenait à Alexandrie sa vie de dilettante mystique et voluptueux, Antiochos, ajournant ses projets de revanche, mettait la trêve à profit pour préparer la guerre contre Achæos. Il est probable que — comme en 219, et à plus forte raison — Sosibios avait essayé de faire reconnaître par le vaincu le royaume d’Asie Mineure, et que Antiochos, si humilié qu’il fût, se redressa sous cet affront. Les préparatifs ou les hésitations d’Antiochos durèrent longtemps, car ce n’est qu’en mai 216 qu’il franchit le Taurus. Devenu prudent, il avait, au dire de Polybe, négocié une alliance avec Attale, qui devait agir de concert avec lui[45]. Quelles furent les concessions éventuelles offertes par Antiochos au roi de Pergame pour le décider à choisir entre deux rivaux également dangereux pour lui, nous l’ignorons ; on n’entend plus parler par la suite d’une intervention quelconque d’Attale dans leur querelle. Il parait bien que sa collaboration se réduisit, en fait, à une neutralité bienveillante et à une avance de fonds, qui ne fut remboursée que plus tard à son successeur Eumène II. Pour l’instant, les embarras que lui créaient ses mercenaires gaulois l’occupaient suffisamment, ou lui fournissaient un prétexte opportun pour rester dans l’expectative. En tout cas, Antiochos était certain que Achæos n’avait plus d’amis en Asie Mineure : il s’était aliéné la population par son despotisme et tous ses voisins, y compris le roi Prusias de Bithynie, par son arrogance.

Les péripéties de cette guerre nous échappent complètement. Nous n’en connaissons que le siège de Sardes, où Achæos finit par être enfermé et où il se défendit opiniâtrement pendant près de deux ans (214-213). Les assiégés multipliaient les sorties, et on ne pouvait plus compter, pour les réduire, que sur la famine. Cet interminable siège fut abrégé pourtant par une surprise que conçut et exécuta le Crétois Lagoras. Aidé par Théodotos d’Étolie et Dionysios, par une nuit obscure, il pénétra avec 2000 hommes dans la place, en escaladant le rempart du côté le plus inaccessible et par conséquent le plus mal gardé. La ville tomba au pouvoir d’Antiochos, mais il restait à prendre, la citadelle, où Achæos s’était réfugié avec l’élite de ses partisans. Ce second siège menaçait aussi de s’éterniser, lorsque la trahison vint tirer d’embarras Antiochos. Sosibios avait expédié d’Alexandrie un Crétois du nom de Bolis, avec mission de faire évader Achæos et assez d’argent pour acheter les connivences nécessaires. Bolis connaissait les lieux à merveille, et il comptait gagner sans peine son compatriote, parent et ami Cambylos, qui commandait les mercenaires crétois au service d’Antiochos et se trouvait précisément de garde derrière la citadelle. Cambylos, en effet, prêta à Bolis une oreille complaisante ; mais, une fois ensemble, les deux Crétois, en dignes enfants de leur pays, eurent en même temps la même idée : c’était de se partager les dix talents de Sosibios et d’en tirer autant et plus d’Antiochos en lui livrant Achæos. Le plan fut communiqué au roi, qui donna sa pleine approbation.

La trahison fut ourdie et accomplie avec habileté. Polybe s’attarde, avec une complaisance visible, à détailler les péripéties de ce drame mouvementé, qui aboutit à un dénouement tragique. Bolis présenta à Achæos des lettres de Ptolémée et s’offrit à diriger l’évasion. Achæos, ne se fiant qu’à demi au Crétois, prit un déguisement qui devait, en cas d’alerte, le rendre méconnaissable même à son prétendu sauveur ; mais, remarque Polybe, on ne joue pas au plus fin avec un Crétois. Bolis sut bien le distinguer de ses quatre compagnons : il fut appréhendé et conduit à Antiochos. Le roi, après s’être abaissé jusqu’à se faire le complice des traîtres, se montra impitoyable pour le rebelle : sa cruauté donne la mesure de la haine amassée et des inquiétudes éprouvées depuis deux ans. Achæos, condamné à mort par le Conseil royal, fut puni d’un supplice à la mode orientale, atroce et infamant : on lui coupa l’extrémité des membres, puis la tête, qui fut cousue dans une outre en peau d’âne, et le tronc décapité fut mis en croix. Les partisans restés dans la citadelle avec Laodice, sommés de se rendre, se partagèrent en deux factions qui, par antipathie réciproque, s’empressèrent d’ouvrir les portes au Séleucide[46]. Il put se montrer indulgent alors : sa vengeance était satisfaite. Le sort de Laodice n’intéresse plus les historiens : nous la perdons de vue (213). Polybe ne l’avait peut-être pas oubliée, mais les excerpteurs de son texte n’en ont conservé qu’une moralité banale : ne pas se fier étourdiment à quiconque, et ne pas s’enorgueillir dans la prospérité.

Antiochos rentra ainsi en possession de l’Asie Mineure et put prendre quelque repos. Les années qui suivent, et sur lesquelles nous n’avons aucun renseignement en ce qui concerne l’Asie Mineure, durent être employées à des négociations délicates avec Attale et les villes du littoral. Les cités grecques se gardèrent de faire mauvais visage an vainqueur, et Attale était toujours, théoriquement, son allié. Antiochos avait intérêt à se montrer accommodant, attentif à ne pas faire surgir de difficultés susceptibles de le détourner de la tâche à laquelle il se préparait, assuré qu’il était de reprendre avec avantage les pourparlers diplomatiques, s’il revenait victorieux de l’Orient. En attendant, Attale était surveillé par le Bithynien.

La présence du roi était, en effet, réclamée en Haute-Asie, où, depuis la défaite de Séleucos II, la suzeraineté des Séleucides n’était plus qu’un souvenir. Il confia le gouvernement de l’Asie Mineure à des mains sûres, probablement au fidèle Zeuxis, à qui il était redevable de sa victoire sur Molon et de la prise de Séleucie sur le Tigre. Du moins, nous rencontrons, quinze ans plus tard, comme stratège de Lydie, un Zeuxis que Polybe ne distingue aucunement de celui dont il a relaté plus haut les faits et gestes[47]. Josèphe cite une lettre adressée par Antiochos à son père Zeuxis, au temps où le roi était dans les satrapies supérieures. Antiochos a été informé que des velléités d’insoumission se manifestent en Lydie et en Phrygie. Il s’est avisé d’un moyen discret de contenir les populations : c’est de transplanter de Mésopotamie et de Babylonie en Asie Mineure deux mille familles juives, qui constitueront des groupes de loyaux sujets et feront en quelque sorte office de garnisaires. Il charge Zeuxis d’opérer le transfert[48]. Ce document sans date me semble ne pouvoir être mieux placé que dans les circonstances présentes. Déjà Antiochos Ier Soter avait implanté au cœur de la Phrygie, dans sa colonie d’Apamée, une forte proportion de Juifs, qui, comparant ce refuge à l’Arche de Noé, firent donner à la ville le surnom de Κιβωτός.

 

§ II. — EXPÉDITION D’ANTIOCHOS DANS LA HAUTE-ASIE (212-204).

On ignore la cause immédiate de l’expédition d’Orient, et il en est tout un chapitre, le premier acte, dont la date est si incertaine que l’on se demande encore s’il ne conviendrait pas de le reporter au règne d’Antiochos IV Épiphane. C’est un lamentable exemple des perplexités qui assaillent les érudits errant dans des périodes vides de documents et réduits à bâtir des hypothèses sur un ou deux noms de femmes émergeant par hasard des ténèbres, sans rien qui les distingue d’autres homonymes connues ou possibles. Pour le dire en un mot, si l’Antiochis dont le mariage clôt la campagne d’Arménie est bien la sœur d’Antiochos III, ce premier épisode de l’expédition trouve ici sa place : si elle est sa fille, par conséquent sœur d’Antiochos IV, ou quelque autre, le champ est ouvert aux conjectures. Ce qui est en question, c’est l’identité de la princesse, d’où dépend l’identité du roi lui-même [note 4].

Nous supposerons le problème résolu dans le sens qui paraît à la fois le plus vraisemblable et le moins compliqué, en retenant pour le règne d’Antiochos le Grand des faits que d’autres reportent à près d’un demi-siècle plus tard.

Il est probable que les guerres engagées depuis bientôt dix ans en Occident avaient fourni aux rois et dynastes émancipés de la tutelle des Séleucides l’occasion d’arracher encore quelques morceaux à un empire décrépit. Pendant que Antiochos bataillait contre Achæos, le roi des Parthes, Arsace III, avait fait alliance avec ses voisins de Bactriane et d’Arménie et peut-être envahi la Médie, de concert avec l’Arménien. La coalition pouvait s’étendre à la faveur d’un premier succès et mettre en danger l’existence même de la monarchie. Antiochos comprit qu’il devait la vaincre à tout prix, et il fit des préparatifs formidables. Justin parle d’une armée de 100.000 hommes de pied et 20.000 cavaliers, commandée par des généraux aguerris, Diogène, satrape de Médie, qui avait autrefois combattu contre Molon, Nicolaos d’Étolie, passé du service de Ptolémée au service d’Antiochos, Panætolos, qui avait joué aussi un rôle dans la dernière guerre de Syrie, Nicomède de Cos, Polyxénidas de Rhodes (212).

Antiochos se dirigea d’abord (au printemps 212), par la Commagène et la Cappadoce, vers l’Arménie méridionale ou Sophène, dont le dynaste avait dû s’entendre avec le Parthe. Ce dynaste ou roi d’Arsamosata était alors Xerxès. Antiochos ayant mis le siège devant Arsamosata, Xerxès commença par s’enfuir : puis, craignant d’être détrôné par son suzerain, il entra en pourparlers. Les amis d’Antiochos conseillaient au roi de profiter de l’entrevue pour s’emparer de la personne de Xerxès et de donner la place de dynaste à son neveu à lui, un fils selon la nature de sa sœur Antiochis, nommé Mithridate. L’expression employée par Polybe peut se traduire par fils naturel c’est-à-dire illégitime, ou mieux par fils légitime et naturel par opposition à fils adoptif. Le choix à faire entre ces deux explications n’intéresse que la vie privée d’Antiochis, à qui l’on ne connaît pas d’époux, et peut-être celle d’Antiochos, que l’on a soupçonné d’être à la fois le père naturel et le père adoptif du jeune Mithridate. Toujours est-il que Antiochos, cette fois, n’acquiesça pas à la trahison proposée et préféra une solution pacifique. Il fit amitié avec Xerxès, lui remit la majeure partie de l’argent que le père de celui-ci lui devait à titre de tribut, contre 300 talents, 1.000 chevaux et 1.000 mulets que lui fournit son nouvel allié. Pour mieux cimenter le pacte, il donna à Xerxès sa sœur Antiochis, et gagna tous les cœurs, dit Polybe, par une magnanimité vraiment royale[49]. Polybe ne met pas en doute la loyauté d’Antiochos en cette affaire ; mais d’autres ont eu le soupçon que le mariage conclu cachait un piège. Le fait est que Antiochos n’aurait pas fait de cadeau plus néfaste à son pire ennemi. Au temps où Hannibal guerroyait contre les Romains, dit Jean d’Antioche, Antiochos roi de Syrie, celui qui fut battu par le monarque égyptien Ptolémée, ayant marié sa sœur à Xerxès tyran d’Arménie, se servit de cette sœur pour se défaire de lui et recouvra ainsi la royauté des Perses, c’est-à-dire la souveraineté en Arménie, comme l’avaient eue jadis les Perses[50]. L’affirmation vient d’un auteur de basse époque, mais elle est nette. Il est fâcheux que Antiochos ait eu le profit d’un assassinat politique qu’il n’avait peut-être pas prémédité.

A partir de ce moment, nous perdons la trace d’Antiochos III et de son armée pendant quelques années. Il put, durant cet intervalle, revenir de temps à autre à Antioche, pour surveiller les agissements du roi de Pergame et régler des affaires intérieures. C’est ainsi que, entre 212 et 208, il prit la précaution d’associer au trône son fils aîné Antiochos. A partir de 208/7, les documents babyloniens mentionnent dans les datations non plus seulement le šâr Antiochos, mais les šârs Antiochos et Antiochos. Nous retrouvons le roi, vers 209, à Ecbatane, occupé à rançonner le pays et à dépouiller la citadelle royale des richesses qui avaient échappé aux déprédations successives d’Alexandre, d’Antigone le Borgne et de Séleucos Ier Nicator. Il enleva au temple d’Anahit (Αϊνη) les tuiles d’argent, les lingots d’or et d’argent qu’il y put trouver, et en fit pour près de 4.000 talents (environ 25 millions de francs) de monnaie à son effigie[51]. Il ne se doutait pas qu’un jour il périrait en voulant recourir de nouveau, en un autre sanctuaire, à ce moyen commode d’utiliser la piété des autres.

Le roi songea alors à reconquérir la Parthyène, perdue par Séleucos II, et la Bactriane, que Antiochos II avait dû abandonner à Diodotos. Entre la Médie et la Parthyène s’étend un désert sans eau il était imprudent d’engager une armée. Le roi des Parthes, qui était maintenant (depuis 216 ?) Arsace III, espérait que son adversaire n’oserait franchir cette barrière. Quand il apprit que Antiochos prenait le chemin d’Hécatompylos, il envoya des cavaliers pour combler les citernes alimentées à l’aide de conduits souterrains par les eaux des monts d’Hyrcanie : mais l’avant-garde syrienne, commandée par Nicomède de Cos, dispersa à temps les cavaliers, et l’armée arriva sans encombre à Hécatompylos. Arsace ne l’y avait pas attendue : il s’était enfui dans la montagne, du côté de l’Hyrcanie, qui faisait partie de son royaume.

Antiochos laissa reposer ses troupes durant quelques jours à Hécatompylos. Voyant qu’Arsace abandonnait la partie, il se décida à le poursuivre. Il savait, par l’histoire des campagnes d’Alexandre, que le conquérant n’avait pas franchi sans difficulté les défilés qui conduisent d’Hécatompylos en Hyrcanie. Les gens du pays lui rapportaient en outre que les chemins étaient barrés par des abatis d’arbres et des quartiers de roche derrière lesquels les Barbares s’apprêtaient à faire bonne résistance. Mais il s’était trop avancé pour reculer. Parti de Tagæ, il s’engagea résolument, les frondeurs et archers en tête, les phalangites en queue, dans la montée de 300 stades (55 à 56 kil.) qui conduisait au sommet du col du Labos (auj. Labout). Il mit huit jours pour atteindre ce sommet. Ses troupes légères délogeaient les ennemis de leurs postes en escaladant des rochers plus élevés ; puis soldats et manœuvres déblayaient la voie pour faire passer les chevaux et les bagages. D’étape en étape, les Barbares se trouvèrent refoulés au haut du col, où s’engagea un combat acharné. Enfin, ils lâchèrent pied, et l’armée syrienne descendit en bon ordre à Tambrax, ville non fortifiée, mais qui avait une résidence royale et de l’ampleur. Là, Antiochos apprit que la plus grande partie des troupes ennemies s’étaient réfugiées non loin de là, dans la ville forte de Syrinx (Zadracarta ?), qui était comme la capitale de l’Hyrcanie[52]. Il investit aussitôt la place et poussa vigoureusement le siège. La ville avait une enceinte protégée par un triple fossé. II fallut combler les tranchées et creuser des galeries sous le rempart. Les Barbares, voyant l’assaut imminent, tuèrent les colons grecs qui se trouvaient dans la ville et sortirent à la faveur de la nuit : mais ils furent rejetés dans la place et prirent enfin le parti de se rendre à discrétion (209 ?)[53].

Le fragment de Polybe s’arrête ici brusquement, et nous ignorons si Antiochos vengea le meurtre de ses compatriotes. Nous ne savons pas davantage par quelle voie il quitta les bords de la mer Caspienne, et s’il réussit enfin à joindre son introuvable ennemi le roi des Parthes. On avait cru, sur la foi d’une mauvaise leçon de Justin, qu’Arsace avait livré bataille au roi de Syrie, à la tête d’une armée de 120.000 hommes. Une correction qui a transformé le sujet en complément a restitué cette armée à Antiochos : mais il n’en reste pas moins étrange que Justin félicite, comme s’étant battu avec un courage admirable, un roi dont toute la tactique — efficace d’ailleurs — a consisté à se dérober aux coups de l’ennemi[54]. Ce qui est certain, c’est que finalement, sans doute après une série de marches et contre-marches, Antiochos crut opportun de traiter avec Arsace et de s’en faire un allié. N’eût-il mis à cette alliance problématique d’autre condition que la reconnaissance de sa suzeraineté et la neutralité des Parthes durant l’expédition qu’il allait tenter en Bactriane, elle était pour le moment de bonne politique, si toutefois l’on pouvait se fier à la foi des Parthes.

Le roi de Bactriane était alors Euthydème de Magnésie, qui avait détrôné, une douzaine d’années auparavant, la dynastie naissante des Diodotides et agrandi le royaume par l’annexion de régions voisines, du côté de l’Inde. C’était un de ces aventuriers dont l’espèce n’est pas rare à l’époque, qui, servant et trahissant tour à tour leurs patrons, profitant de toutes les circonstances, ramassaient argent et honneurs dans la poussière des batailles. Au cours des pourparlers qui eurent lieu, comme nous le verrons, entre les belligérants, Euthydème se défendit d’avoir jamais trahi Antiochos ; il n’avait fait que déposséder les descendants du traître qui avait arraché la Bactriane à Antiochos II. Si on ne veut pas l’en croire sur parole, on est libre d’imaginer qu’il avait peut-être attaqué Diodotos II pour le compte du roi de Syrie, au temps où celui-ci venait d’abattre Molon, et qu’il avait ensuite gardé sa conquête pour lui.

Antiochos envahit donc la Bactriane (208). Euthydème ne se laissa pas surprendre. Il attendait l’ennemi au passage du fleuve Arias (Heri-Roùd) et avait fait occuper les passages guéables par un corps de 10.000 cavaliers. Ceux-ci, paraît-il, interprétaient leur consigne à leur façon. Ils ne surveillaient le fleuve que durant le jour ; la nuit, ils se retiraient dans un casernement distant d’une vingtaine de stades (près de 4 kil.). Informé du fait, Antiochos marcha avec précaution durant deux jours ; puis, laissant le gros de son armée non loin du fleuve avec ordre de le rejoindre, il partit en avant avec ses troupes légères, franchit le fleuve avant le lever du jouir et s’élança des premiers, avec plus d’ardeur que de prudence, sur les escadrons bactriens qui accouraient pour lui barrer le passage. La mêlée fut chaude : Antiochos eut un cheval tué sous lui et reçut au visage un coup qui lui brisa quelques dents. Il fut heureusement dégagé à temps par Panætolos, qui força les Bactriens à reculer et les poursuivit l’épée dans les reins jusqu’au camp d’Euthydème. Celui-ci, effrayé, repassa les monts et se retira avec ses troupes à Zariaspa de Bactriane (Bactra), sa capitale.

Antiochos l’y suivit, et il est probable qu’il l’y assiégea, car Polybe, en un autre endroit, mentionne parmi les sièges célèbres celui de Bactra. Mais il s’était fait illusion s’il avait cru tenir son adversaire à sa merci. Au bout de deux années d’efforts, harassé et inquiet, il prêta l’oreille aux propositions que lui fit faire Euthydème par l’intermédiaire de Téléas. Le roi de Bactriane représentait au roi de Syrie qu’il n’était pas un rebelle, ni un rival, mais une sentinelle avancée de la civilisation hellénique qu’il défendait contre les hordes barbares, et que leur sûreté à tous deux dépendait de leur concorde. Une guerre sans trêve les mettrait l’un et l’autre en péril et laisserait le pays retourner à la barbarie. Ces considérations tirent impression sur Antiochos, d’autant plus qu’elles étaient raisonnables en soi et ménageaient son amour-propre. Des conventions furent échangées, et Euthydème envoya son fils Démétrios au camp syrien pour les ratifier. Le jeune homme plut à Antiochos, qui lui promit une de ses filles en mariage et reconnut à Euthydème le titre de roi. Le traité fut rédigé et signé : après quoi, Antiochos, bien pourvu de vivres et emmenant avec lui les éléphants fournis par Euthydème, s’achemina, en franchissant le mont Paropamisos (Hindoù-Koush), vers l’Inde (206)[55].

Depuis le temps de Séleucos Nicator, la dynastie des Séleucides était restée en bons termes avec celle des Mauryas. Après la mort (vers 227 ?) d’Açoka Piyadasi fils de Vindousara (Amitrochatès) et petit-fils de Tchandragoupta (Sandracottos), le zélé bouddhiste qui se flattait d’être l’ami des rois de Syrie, d’Égypte et de Macédoine, il dut se produire des compétitions ou un partage de famille qui démembrèrent son empire. Du moins, il n’est pas évident (pie le roi rencontré alors par Antiochos dans la vallée du Cophène (Caboul), Sophagasenos (Soubhagasena), soit identique au Jaloka, fils d’Açoka, que l’on connaît par les traditions bouddhiques. Antiochos arrivait avec des intentions équivoques : il ne savait peut-être pas bien lui-même s’il traiterait le potentat hindou en ami ou en ennemi, en vassal ou en prince indépendant. Il comptait bien, en tout cas, le rançonner. Sophagasenos se hala de mettre leurs relations sur le pied pacifique. Polybe dit que Antiochos renouvela amitié avec le roi des Indiens et qu’il reçut de celui-ci — à titre de présent ou de tribut — des éléphants et des vivres pour ses troupes, sans compter une grosse somme d’argent que Androsthène de Cyzique devait toucher plus tard et rapporter au roi. L’effectif des éléphants qu’emmenait l’armée syrienne monta depuis lors à cent cinquante.

Antiochos faisait comme une sorte de ronde armée autour de son empire. De la vallée du Caboul, où aurait pu surgir un conflit désiré peut-être par le Bactrien, Antiochos descendit dans les provinces où il régnait encore sans conteste, en Arachosie (Afghanistan méridional), de là en Drangiane, puis en Carmanie, où il prit ses quartiers d’hiver sur les bords du golfe Persique (206/5). Il s’y reposa des fatigues et des dangers heureusement surmontés qui lui valurent le nom de Grand chez les Grecs, de Victorieux chez les Orientaux. Polybe vante les résultats de cette série de campagnes. Antiochos, dit-il, avait non seulement soumis à son obéissance les satrapes de la Haute-Asie, mais encore les dynastes en deçà du Taurus. En un mot, il avait affermi sa royauté par l’admiration qu’inspira à ses sujets son audace et son endurance. C’est par cette expédition qu’il parut digne de la royauté non seulement aux populations de l’Asie, mais encore à celles de l’Europe[56].

Au printemps (205), le roi songea à reprendre le chemin de l’Occident ; mais, arrivé à Séleucie sur le Tigre, il se ravisa. Il voulut utiliser sa présence dans ces régions pour faire une opération lucrative. Il y avait de l’autre côté du golfe Persique, sur la côte arabe, une riche cité marchande, fondée, dit-on, par des proscrits chaldéens, qui servait de port d’attache aux caravanes transportant les aromates et épices de l’Inde, à travers la péninsule arabique, jusqu’aux entrepôts de Gaza et d’Alexandrie. Antiochos pensa qu’il était bon de faire sentir sa puissance aux habitants de Gerrha. Un peu de piraterie ne lui déplaisait pas. Des bouches du Tigre, où il avait réuni une flotte suffisante, il cingla vers la côte d’Arabie. Les Gerrhéens, en bons commerçants, comprirent ce qu’il voulait. Ils lui écrivirent que ils ne le supposaient pas venu pour leur enlever les biens à eux octroyés par les dieux, c’est-à-dire une paix éternelle et la liberté. Suivaient sans aucun doute des propositions que le roi, après s’être fait traduire la lettre, déclara accepter. Une fois leur liberté confirmée, les Gerrhéens comblèrent Antiochos de présents : 500 talents d’argent, 1000 talents d’encens et 200 talents d’essence de myrrhe. Antiochos alla ensuite toucher à l’île de Tylos (Bahrein), où il dut rançonner de même les marchands de perles, et revint de là par mer à Séleucie (205/4)[57]. Chemin faisant, il attacha son nom à une nouvelle Antioche, en rebâtissant une Alexandrie qui avait été détruite par les inondations du Tigre et de l’Eula3os et qui finit par s’appeler plus tard Charax (la Digue), chef-lieu de la Characène[58].

Antiochos rentra en Syrie avec la renommée d’un nouvel Alexandre, promu grand homme et glorieux dans tous les sens du mot [note 5]. Sa réputation de bravoure était incontestée, et, depuis le début de son règne, à part quelques défaillances momentanées, il avait fait preuve d’une infatigable activité. Il dut se faire illusion lui-même sur la valeur réelle de ses exploits, disposition d’esprit fâcheuse dans un siècle positif et qui deviendra dangereuse quand le roi de Syrie se trouvera en face des Romains. Pour le moment, Antiochos hésitait sur la meilleure façon d’exploiter sa fortune. Rien des choses s’étaient passées depuis son départ pour l’Orient dont il eût été difficile à de plus habiles que lui de démêler les conséquences.

 

§ III. — LA CONQUÊTE DE LA CŒLÉ-SYRIE.

Le roi de Pergame n’avait pas essayé de reprendre ce que Achæos et Antiochos lui avaient enlevé en Asie Mineure. Il avait assez à. faire de défendre ce qui lui restait contre les convoitises de son voisin Prusias de Bithynie et de se prémunir contre l’humeur envahissante de Philippe V de Macédoine, allié de Prusias. Il avait cherché un nouveau point d’appui et l’avait trouvé dans l’alliance romaine. Il avait fait le même calcul que les Romains, qui, alors serrés de près par Hannibal et menacés par l’entente intervenue (en 215) entre les Carthaginois et le Macédonien, avaient conclu une alliance avec les Étoliens, les ennemis nés de Philippe (211). Attale Ier était entré aussitôt dans la Ligue étolo-romaine, sur invitation des alliés, et avait ainsi lié sa cause à celle des Romains. Ceux-ci, comme cadeau de bienvenue, lui avaient procuré à vil prix, moyennant trente talents versés aux Étoliens, l’île d’Égine (210), qui resta depuis lors au pouvoir des Attalides[59]. Élu chef de la Ligue en 209, il avait appuyé en 208 ses nouveaux amis en amenant à la flotte romaine, forte de 25 navires, qui opérait sur les côtes de Grèce, un renfort de 35 vaisseaux pergaméniens. Mais, pendant qu’il paradait avec sa flotte, Prusias, allié de Philippe, envahissait ses États et l’obligeait à rentrer précipitamment (207). La guerre avec la Bithynie ne fut sans doute glorieuse pour aucun des belligérants. On ne sait même lequel fut vainqueur à la rencontre de Booscéphales, la seule dont le nom nous soit parvenu. Au bout de deux ans (205), la lutte prit fin par suite de la paix générale signée entre les Romains et Philippe, chacune des parties contractantes y ayant compris ses alliés[60].

Cette paix devait être conclue lorsque Antiochos revint en Syrie. Il n’était pas prudent de chercher à rallumer les hostilités pour avoir occasion de spolier le roi de Pergame. Bien que les Romains eussent encore sur les bras leur querelle avec Carthage, le rôle de trouble-fête avait ses dangers. Du reste, Antiochos n’avait pas de blessures d’amour-propre à panser en Asie Mineure, tandis que le souvenir importun de sa défaite à Raphia jetait une ombre sur sa gloire et que la Cœlé-Syrie manquait toujours à son empire. Le moment était favorable à une entreprise qui refoulerait enfin les Égyptiens en Égypte. Il n’était pas probable que Ptolémée Philopator, abruti par les excès, retrouvât un peu de l’énergie qu’il avait montrée douze ans auparavant. Il était comme un jouet ignoble aux mains d’Agathoclès et d’Agathoclia, le frère et la sœur, qui gouvernaient à sa place et gouvernaient à leur manière, bravant l’opinion publique, au risque de provoquer la révolution du dégoût. Cependant, Antiochos dut peser longtemps le pour et le contre : ce furent les nouvelles arrivées d’Alexandrie au cours de l’année 203 qui le décidèrent enfin à agir. On apprit avec stupéfaction que Ptolémée Philopator et la reine Arsinoé étaient morts, dans des circonstances mystérieuses qui prêtaient à tous les soupçons. Si étrange que paraisse le fait, il est possible que Ptolémée fût déjà mort au cours de l’année 201, et que ses tuteurs ordinaires, Sosibios et Agathoclès, eussent réussi à cacher son décès pour continuer à régner en son nom. Justin, qui emploie pour raconter les excès crapuleux de Philopator les expressions les plus énergiques, assure que sa mort fut longtemps dissimulée[61]. Elle ne pouvait pas l’être indéfiniment. Les favoris du défunt comprenaient qu’ils allaient être balayés par l’indignation populaire, et ils cherchaient à gagner du temps. Par combien de meurtres clandestins et pour combien de temps assurèrent-ils le secret de leurs machinations, on l’ignore. La reine Arsinoé, qui eût été régente, la délaissée qui devait avoir amassé de formidables rancunes contre les intendants des plaisirs du roi, fut naturellement une des victimes sacrifiées à cette nécessité. Un fragment de Polybe retrouvé à l’Escurial nous fait assister à l’étrange mise en scène de la proclamation du nouveau roi, Ptolémée V Épiphane, qui était encore un enfant de quatre ou cinq ans. Sosibios et Agathoclès déclarèrent aux chefs de l’armée que le roi et la reine étaient morts, ce dont témoignaient deux urnes d’argent renfermant leurs cendres, et ils produisirent un faux testament qui leur conférait la tutelle du jeune roi Ptolémée V Épiphane. Polybe s’étend longuement sur les détails : il résulte de son récit que les régents parvinrent à se maintenir longtemps encore et qu’il fallut, pour les renverser, qu’un général populaire prît l’initiative d’une révolution de palais[62].

En apprenant la mort de Ptolémée Philopator, Antiochos et Philippe de Macédoine songèrent à se partager les possessions extérieures de l’Égypte et peut-être l’Égypte elle-même, où les nomes soulevés paraissaient vouloir se détacher du gouvernement central, avec l’espoir d’abattre la dynastie étrangère, représentée alors par un enfant, seul et unique héritier du trône. Ils conclurent entre eux un pacte aussi chanceux que malhonnête, qui ne tarda pas à être éventé et dénoncé à Rome par les Rhodiens. Philippe se réservait l’hégémonie de la mer Égée et la Carie avec Samos : Antiochos reprendrait la Cœlé-Syrie et la Phénicie[63]. On dit même que Antiochos comptait prendre Cypre et l’Égypte, tandis que son associé, une fois maître des Cyclades et des villes d’Ionie, s’emparerait de la Cyrénaïque[64]. C’eût été la spoliation complète. L’auteur de la Rhétorique à Hérennius suppose que Hannibal dut être tenté de prendre part à la curée. Recevant l’ordre de rentrer à Carthage, Hannibal délibère s’il restera en Italie, s’il retournera chez lui, ou s’il ira en Égypte occuper Alexandrie[65]. Ce plan de discours fût-il un simple exercice d’école, il part d’une idée qui a pu venir à l’esprit d’Hannibal réduit aux expédients désespérés. En tout cas, il rixe avec précision, en l’année 203, le moment où ce projet pouvait paraître réalisable. Hannibal eût été accueilli à bras ouverts par les deux rois coalisés, dont l’un avait été ouvertement et était encore secrètement son allié.

Agathoclès, seul régent depuis la mort du vieux Sosibios, sentant se nouer contre l’Égypte une ligue de tous les appétits, chercha à prévenir le danger. Il envoya Pélops à Antiochos, pour le prier de respecter l’amitié et de ne pas transgresser les conventions passées avec le père de l’enfant, et Ptolémée fils de Sosibios à Philippe, pour négocier avec lui une alliance et lui demander du secours au cas où Antiochos les attaquerait sérieusement au mépris des traités. Des ambassadeurs et agents de l’Égypte furent envoyés de même à Rome et en Grèce pour chercher des alliances et recruter des mercenaires[66].

Le nom de Rome ainsi mêlé aux négociations était une menace dont Philippe surtout devait apprécier la portée. C’était, pour les deux rois coalisés, une raison de plus de se hâter [note 6]. Pendant que Philippe prenait les villes de la Chersonèse de Thrace et de la côte de Bithynie, — de compte à demi avec son allié Prusias I (202), — soulevant des conflits inextricables avec les Byzantins, les Rhodiens et Attale de Pergame, Antiochos envahit la Cœlé-Syrie à la tête d’une forte armée (201). Nous n’avons aucun renseignement direct sur la campagne. Les Syriens ne durent rencontrer aucune résistance sérieuse, sauf à Gaza, qui soutint un long siège et finit par capituler [note 7]. Nul secours ne lui vint d’Égypte. A Alexandrie, le pouvoir avait changé de mains : mais les nouveaux gouvernants étaient aussi incapables que ceux qu’ils avaient remplacés. Agathoclès et sa famille avaient été massacrés par la populace alexandrine, avec des raffinements de cruauté que Polybe a racontés tout au long, comme un exemple de ce dont est capable la brutalité populaire. Le général Tlépolème, qui avait préparé le coup, prit la place d’Agathoclès et les allures d’un dictateur. C’était un militaire qui avait une réputation de bravoure, un bravache, au fond, présomptueux et imprévoyant. Il laissa l’administration et la personne du roi à Sosibios, fils de l’ancien ministre, et s’occupa de réunir une armée. Il y mit tant de temps que les Alexandrins, édifiés sur ses capacités, confièrent le gouvernement au prétorien Aristomène et an condottiere étolien Scopas, qui, lui, ne manquait ni d’énergie, ni de confiance en lui-même.

Il était temps d’aviser. Déjà, les Romains s’inquiétaient de l’inertie de la cour d’Alexandrie, qui semblait plutôt redouter que désirer leur ingérence. Ils avaient envoyé à Alexandrie une ambassade pour annoncer au roi Ptolémée la défaite d’Hannibal et le prier de rester fidèle à l’alliance romaine au cas d’une guerre entre Rome et Philippe (201)[67]. C’était un avertissement donné non seulement à Philippe, mais indirectement à Antiochos. Celui-ci savait maintenant que, s’il passait la frontière de l’Égypte, il n’aurait pas affaire seulement aux Égyptiens. Justin dit même que les Romains intimèrent expressément à Philippe et à Antiochos l’ordre de s’abstenir de l’Égypte[68]. Du reste, si Antiochos avait compté sur la collaboration de son allié Philippe, il l’aurait attendu en vain. Le Macédonien avait passé l’année 201 à batailler contre Attale el les Rhodiens, changeant de direction et de projets au gré des circonstances. Il avait fait une course furieuse à travers les États du roi de Pergame, brûlant et saccageant tout sur son passage ; puis il s’était jeté sur les possessions des Rhodiens en Carie, soudoyant un traître pour incendier leurs arsenaux et déchaînant contre eux dans la mer Égée les pirates crétois que ses agents conviaient à la curée. Battu à Chias, mais vainqueur ou à peu près à Ladé, il était évidemment, dit Polybe, en mesure de cingler vers Alexandrie. Mais, au lieu de rejoindre Antiochos et d’opérer de concert avec lui, Philippe retourna en Macédoine (200). Polybe l’appelle un écervelé, et, tout en connaissant la partialité du grave historien pour les Romains, nous sommes mal placés pour réformer son jugement[69].

Il y eut ainsi dans les hostilités un moment de stagnation que les faibles mirent à profit pour invoquer la médiation et la protection des Romains. La curie romaine était alors le rendez-vous des ambassadeurs et délégués de tous les États et potentats hellénistiques. La prise de Carthage et la paix ruineuse imposée aux compatriotes d’Hannibal (201) laissaient à la toute-puissante Assemblée le temps d’ourdir les trames diplomatiques dans lesquelles devaient se prendre l’une après l’autre les républiques, ligues et monarchies riveraines de la mer Égée. Le Sénat écouta les récriminations d’Attale et des Rhodiens contre Philippe aussi bien que les sollicitations du gouvernement alexandrin. A l’égard de Philippe, il n’y avait pas de ménagements à garder. Le Sénat saisit avec empressement l’occasion d’humilier et de pousser à bout l’ex-allié du Carthaginois, mis au ban de l’opinion publique pour s’être conduit en pays civilisé comme un bandit. En ce moment même, pendant qu’il prenait l’une après l’autre les villes du littoral de la Thrace, Maronée, Ænos, Alopéconnésos, Élæous, et assiégeait Abydos sur la côte de Troade, un détachement de ses troupes ravageait l’Attique, à propos d’un incident qui met en lumière crue le mélange de frivolité présomptueuse, de vanité et de bassesse dont les Athéniens avaient donné tant de preuves depuis l’ère des Diadoques.

Ils avaient mis à mort, comme sacrilèges, deux jeunes Acarnaniens qui, ignorant des usages, étaient entrés avec les initiés dans le temple d’Éleusis. Pour venger leurs compatriotes, les Acarnaniens, avec la permission et l’aide de Philippe, avaient mis l’Attique à feu et à sang ; en suite de quoi, les Athéniens, rassurés par la présence d’Attale, le dieu de l’heure et le sauveur du moment, ainsi que par l’appui des Rhodiens, les Athéniens, dis-je, avaient solennellement déclaré la guerre à Philippe[70]. S’attaquer aux Athéniens était un crime, qui s’ajoutait aux autres forfaits et félonies du Macédonien. Défense lui fut faite de toucher à qui que ce fût des alliés des Romains. Elle fut signifiée tout d’abord au lieutenant de Philippe, Nicanor, qui évacua l’Attique[71]. Puis, M. Æmilius Lepidus alla porter un ultimatum au roi de Macédoine, qu’il rejoignit devant Abydos. Celui-ci fit à un langage insolent une réponse que Tite-Live ne peut s’empêcher de trouver digne d’un roi. Il attendrait que les Romains prissent l’initiative des hostilités : on verrait alors que les Macédoniens étaient de taille à se mesurer avec les Romains. Il montra le cas qu’il faisait du message en ne levant point le siège d’Abydos, dont les habitants, désespérés, s’entretuèrent (200)[72].

Avec le roi de Syrie, il fallait le prendre de moins haut, ne fût-ce que pour ne pas l’obliger à faire cause commune avec Philippe dans la guerre désormais inévitable. Les ambassadeurs romains eurent ordre d’aller trouver Antiochos et Ptolémée pour arranger leurs affaires[73]. Justin assure même, avec sa légèreté habituelle, que l’un des ambassadeurs, M. Æmilius Lepidus, devait administrer l’Égypte comme tuteur de Ptolémée, et cela, sur la demande même des Alexandrins[74]. Justin anticipe sur l’avenir. En l’an 200, il était trop tôt pour affirmer ainsi la dépendance où allait tomber l’Égypte, et l’on sait que les Alexandrins ont toujours protesté contre le protectorat romain. Nous ne savons où et quand les envoyés romains purent s’acquitter de leur mission auprès du roi de Syrie. Le ton des pourparlers fut en tout cas très doux, car, jusqu’au moment de la rupture, les Romains affectèrent en toute circonstance de traiter le Séleucide en ami et allié du peuple romain[75]. Nous ignorons de même à quoi s’occupa Antiochos durant l’année qui suivit. Il put consacrer son temps aux affaires intérieures. En Cœlé-Syrie, en Asie Mineure, il ne manquait pas de villes, de condition diverse, plus ou moins autonomes, dont il fallait régler les l’apports avec celui qui était pour les unes un maître, pour les autres un suzerain ou un protecteur. Des documents épigraphiques de l’époque — autant qu’on peut les dater — semblent indiquer que le roi se montra plein de prévenances pour les cités maritimes de l’Asie Mineure[76]. Il avait besoin de se créer une popularité et d’avoir pour lui des sympathies intéressées en vue de la lutte qu’il méditait. Si Attale n’avait pas été protégé par l’alliance romaine, nul doute que la mauvaise humeur du conquérant arrêté en plein succès à la frontière d’Égypte ne fût aussitôt retombée sur le roitelet de Pergame. Si rétréci qu’il fût maintenant, le domaine d’Attale était un lambeau de l’empire des Séleucides détenu par une lignée d’usurpateurs, que Antiochos le Grand ne renonçait pas à récupérer. Mais attaquer Attale, c’était mettre à une rude épreuve et peut-être épuiser la patience diplomatique des Romains. D’autre part, ce faisant, il aurait un motif de revendication légitime ; et, au surplus, il était trop roi, successeur et émule d’Alexandre, trop Hellène, trop Macédonien, pour accepter l’hégémonie romaine en pays grec. La guerre déclarée entre Rome et Philippe allait lui fournir l’occasion qu’il avait patiemment attendue.

Attale avait mis sa personne et toutes ses forces au service des Romains. Pendant qu’il les assistait de son mieux, infatigable et obéissant, sur terre et sur mer[77], Antiochos envahit son royaume (fin 199). Mais Antiochos avait oublié dans ses calculs un facteur important : l’Égypte, enfin armée, sur ses derrières. A peine était-il entré sur le territoire de Pergame que Scopas envahissait à son tour la Palestine et remettait en question les résultats obtenus l’année précédente. Polybe dit que Scopas montra aux sièges qu’il entreprit une nonchalance dont sa réputation eut à souffrir[78]. Le général égyptien pénétra enfin en Judée au cœur de l’hiver (199/8), accueilli avec résignation par les Juifs, qui, comme le remarque mélancoliquement Josèphe, pareils à des navires battus par la tempête, se laissaient aller à la dérive[79]. Antiochos était obligé par cette diversion de lâcher prise. Pour ne s’y être pas décidé assez vite, il eut la mortification d’y être invité, avec des ménagements de forme, par une ambassade romaine[80]. Il n’avait rien à refuser aux Romains, qui le traitaient officiellement en ami et allié. Puisqu’il n’osait pas entrer résolument en conflit avec Rome et défendre sa propre cause en épousant la querelle du roi de Macédoine, dont les affaires allaient au plus mal pour le moment, il ne lui restait plus qu’à reporter tout son effort sur la Cœlé-Syrie.

Il repassa donc le Taurus et retrouva au delà des monts un peu d’énergie. Il joignit son adversaire à l’entrée de la Palestine, non loin des sources du Jourdain. La bataille de Panion fut sanglante. Le jeune Antiochos, l’aîné des fils du roi, se signala à la tête de la cavalerie cuirassée, et les éléphants, qui précédaient la phalange, firent une trouée formidable dans l’armée égyptienne[81]. Scopas, débordé, se réfugia avec les débris de son armée à Sidon, où un corps de dix mille hommes vint aussitôt l’assiéger. Une armée de secours, envoyée d’Égypte et commandée par les meilleurs chefs, Aéropos, Ménoclès, Damoxénos, ne put rompre le blocus. Scopas, vaincu par la famine, se rendit : on le laissa sortir sans armes (nudus) avec ses compagnons[82]. Polybe nous donne un aperçu des opérations qui occupèrent l’année 198. Scopas une fois vaincu par Antiochos, celui-ci prit la Batanée, Samarie, Abila et Gadara. Peu de temps après, ceux des Juifs qui habitent autour du sanctuaire appelé Jérusalem se rendirent également[83]. Ils fournirent des vivres en abondance aux troupes syriennes, et les aidèrent même à déloger de la citadelle la garnison laissée par Scopas. Aussi, au dire de Josèphe, qui cite les édits royaux, Antiochos fit au Temple de grandes libéralités et octroya au peuple juif toutes sortes de privilèges[84]. Quand il rentra à Antioche pour y prendre ses quartiers d’hiver (198/7), il n’y avait plus en Cœlé-Syrie une seule ville qui ne fût en son pouvoir. Cette région ne devait plus retourner sous la domination des Lagides.

 

§ IV. — LA LUTTE CONTRE LES ROMAINS.

Y eut-il déjà alors entre Antiochos et Ptolémée un traité secret dans lequel entrait un projet de mariage, qui se réalisa plus tard, entre une de ses filles et Ptolémée, on est tenté de le croire quand on le voit agir comme s’il n’avait plus à craindre un retour offensif de l’Égypte, exigeant même la soumission des villes d’Asie Mineure et de Thrace qui reconnaissaient encore le protectorat égyptien[85]. Il était à un moment où il lui fallait prendre des résolutions viriles ; mais il ne fut jamais plus cauteleux et plus hésitant[86]. Dans son esprit irrésolu flottaient des projets contradictoires, entre lesquels il eût fallu choisir et qu’il eût fallu aussi ne pas laisser deviner. Il était trop tard pour secourir Philippe, qui, dès la fin de 198, était cerné par ses ennemis et allait bientôt succomber à Cynocéphales (197) ; mais Antiochos, mettant en mouvement ses forces de terre et de mer, donna lieu de penser et Tite-Live affirme que tel était son dessein[87]. Il se réservait d’agir au mieux des circonstances ; il caressait le chimérique espoir d’agir à distance sur les Romains par son prestige, de les entraver par des négociations d’intermédiaire officieux, mais armé ; ignorant que les Romains étaient passés maîtres en l’art de perdre le temps des autres.

Au printemps de 197, pendant que ses délégués allaient échanger des protestations d’amitié avec le Sénat romain, Antiochos envoya l’armée de terre, sous la conduite de ses deux fils Ardys et Mithridate, à Sardes, où ils avaient ordre de l’attendre. Lui-même, à la tête d’une flotte de cent navires pontés et de deux fois autant de bâtiments légers, commença à longer la côte de Cilicie, prenant l’une après l’autre et sans coup férir les villes de Mallos, Zéphyrion, Soles, Aphrodisias, Corycos, Sélinonte, qui, émancipées en fait, étaient censées couvertes par le protectorat égyptien depuis le temps de Ptolémée III. Tout alla bien jusqu’à Coracésion, sur la côte de Pamphylie. Là, il trouva le port fermé, et, chose plus fâcheuse, une ambassade rhodienne l’y attendait pour lui signifier que, passer outre, c’était se brouiller avec les Rhodiens et les Romains.

Bien que le ton des députés rhodiens fût de nature à échauffer la bile d’un roi, comme dit Tite-Live, Antiochos répondit qu’il espérait au contraire gagner l’amitié des Rhodiens et conserver celle des Romains. Pour se donner le temps de réduire Coracésion et éviter de prendre un parti, il envoya à Rhodes les négociateurs qui rapportaient de Rome les assurances les plus flatteuses, car ils en étaient partis alors que l’issue de la guerre contre Philippe était encore incertaine[88]. Mais, dans l’intervalle, la chance avait tourné. La nouvelle de la défaite de Philippe à Cynocéphales tomba au milieu des pourparlers et les rompit tout net. Les Rhodiens, qui avaient déjà repris aux Macédoniens la Pérée, n’avaient pas plus de ménagements à garder envers Antiochos qu’envers Philippe. Ils prirent ouvertement la défense des villes alliées de Ptolémée, que le roi d’Égypte semblait abandonner. Grâce à leurs secours ou à leurs avertissements, Myndos, Halicarnasse, Samos, conservèrent leur liberté.

De son côté, Antiochos poursuivit sa route, occupant en Lycie Limyra, Patara et Xanthos. Au delà, nous perdons sa trace jusqu’à Éphèse. Appien dit d’une manière générale qu’après avoir enlevé la Cœlé-Syrie et la Cilicie au jeune (fils de) Philopator, il soumit toutes les villes du littoral de l’Ionie, de l’Éolide et de l’Hellespont comme lui appartenant à titre de souverain de l’Asie[89]. Éphèse, qui depuis 247/6 était au pouvoir des Égyptiens, fut son quartier général[90]. Il est probable qu’il l’occupa sans résistance, — surtout s’il y avait entente préalable entre Antiochos et Ptolémée ; — en tout cas, on sait par Tite-Live qu’il y passa l’hiver de 197/6, se préparant à continuer, en remontant vers le nord, cette prise de possession qu’il avait poursuivie jusque-là sans difficulté sérieuse. Il envoya des troupes pour s’emparer de Smyrne, Alexandrie de Troade et Lampsaque, les seules villes libres d’Asie qui pouvaient songer à défendre leur indépendance, et il partit au printemps avec sa flotte pour l’Hellespont. Il comptait mettre la main sur la côte de Thrace, que Ptolémée Évergète avait jadis enlevée à Séleucos II, dont Philippe s’était emparé depuis, et décourager ainsi les velléités de résistance sur le littoral asiatique.

Arrivé à Abydos, où le rejoignit son armée de terre, il fit passer ses troupes à Madytos, sur la rive d’Europe. Cette ville, qui avait d’abord fermé ses portes, se rendit. Toutes les places de la côte en firent autant, et Antiochos arriva ainsi à Lysimachia, alors détruite par les Thraces. Il voulut à la fois la relever de ses ruines et la venger en attaquant les Thraces du voisinage. Quand il revint de sa première excursion, il trouva à Lysimachia un plénipotentiaire romain, L. Cornélius (Lentulus ?), chargé d’accommoder le différend entre les rois Antiochos et Ptolémée, avec un certain nombre de légats, membres de la commission des Dix qui assistait Flamininus dans son œuvre de libération et réorganisation de l’Hellade. Les premières politesses firent bientôt place à des entrevues agitées. Les Romains parlaient net maintenant, et les esprits s’échauffaient de part et d’autre. Antiochos était mis en demeure de restituer tout ce qu’il avait pris soit à Ptolémée, soit à Philippe : à Ptolémée, parce que ce dernier était le pupille des Romains ; à Philippe, parce qu’il serait ridicule que le roi de Syrie exploitât à son profit la victoire des Romains. En outre, il ne devait pas toucher aux villes libres, qui toutes ou presque toutes avaient invoqué la protection romaine. Sur ce point, Hégésianax et Lysias, revenus du congrès de l’Isthme où les avait envoyés Antiochos, purent édifier le roi et l’avertir que le philhellénisme romain se montrerait intraitable. Dans ces assises solennelles, devant les Hellènes convoqués aux Jeux Isthmiques (196), T. Quinctius Flamininus, le vainqueur de Philippe, avait proclamé libres et autonomes toutes les villes de la Grèce et de l’Asie, soulevant dans l’auditoire panhellénique un enthousiasme sans exemple[91]. Enfin, les Romains déclarèrent qu’ils trouvaient étrange que le roi eût amené une pareille armée en Europe, et qu’ils n’étaient pas assez naïfs pour attendre qu’elle débarquât en Italie. A quoi le roi répondait qu’il ne faisait que reprendre l’héritage de son ancêtre Séleucos Nicator, lequel avait loyalement conquis sur Lysimaque et possédé toutes ces régions, y compris la Chersonèse de Thrace, où l’on se trouvait en ce moment ; et qu’enfin, si les Romains entendaient tout conduire en Europe, ils devraient bien au moins ne pas se mêler des affaires de l’Asie, pas plus qu’il ne s’immisçait lui-même dans les affaires d’Italie. Il saurait bien régler équitablement ses rapports avec les villes d’Asie. Celles qui ont droit à la liberté l’auront, mais la tiendront de lui, et non pas des Romains. Quant à Ptolémée, lui, Antiochos, a l’intention non seulement d’être son ami, mais de nouer avec lui des relations de famille. Pour enlever aux Romains un des prétextes dont ils se couvraient, il laissait échapper un peu tôt son secret. Mais, pour rétorquer sa prétention de les exclure des affaires d’Asie, les commissaires romains firent venir des délégués de Lampsaque et de Smyrne, qui protestèrent avec vigueur contre les attentats dont ils étaient victimes. Ils étaient décidés, si leur plainte n’était pas écoutée, à se donner, eux et leurs cités, aux Romains. Leur présence ne contribua pas peu à envenimer la discussion. Antiochos, pris en flagrant délit, répondit qu’il prendrait pour arbitres entre eux et lui non pas les Romains, mais les Rhodiens[92].

Un faux bruit, qui fit croire à la mort de Ptolémée Épiphane, rompit ces orageuses conférences. Les Romains et Antiochos étaient également pressés de se rendre, ceux-là en Égypte, l’autre dans le voisinage, à portée de saisir les occasions. Le roi laissa donc à Lysimachia son fils Séleucos, qu’il avait l’intention d’y établir comme vice-roi, envoya à Flamininus une ambassade que celui-ci renvoya au Sénat, et retourna avec sa flotte à Éphèse. De là, longeant la côte, il se dirigea vers la Lycie. A Patara, il apprit que Ptolémée n’était pas mort et que, par conséquent, il n’avait nul besoin de se hâter. L’idée lui vint qu’il pourrait bien, en attendant, mettre la main sur Cypre : mais il était comme poursuivi par la fatalité. Sur la côte de Pamphylie, il fut arrêté quelque temps par une révolte de ses équipages : plus loin, aux bouches du Saros, en Cilicie, une tempête coula la majeure partie de sa flotte, de sorte qu’il rentra en piteux état à Séleucie, et de là à Antioche (196/5).

Il passa l’hiver à reconstruire sa flotte et à assurer l’avenir de sa dynastie en mariant son fils aîné, le roi Antiochos, avec sa fille Laodice. Au printemps, laissant la garde de sa capitale à son fils Antiochos, il repartit pour la Chersonèse de Thrace. A Éphèse, il fut rejoint par Hannibal, qui, venant de Tyr, l’avait manqué de quelques jours à Antioche[93]. Nul doute que l’indomptable haine du Carthaginois pour les Romains n’ait communiqué une certaine énergie, pour un instant du moins, à la volonté amollie du roi ; mais il est plus certain encore que l’accueil empressé fait par lui à Hannibal fournit aux Romains en quête (le prétextes un grief dont ils sauraient tirer parti une fois le moment venu. Antiochos fêta son hôte et l’écouta peu : plus habile et moins infatué de lui-même, il eût fait précisément le contraire. Hannibal dut juger de la sottise de tous ces Grecs en écoutant une leçon sur l’art de la guerre, faite devant lui par le péripatéticien Phormion, aux applaudissements de l’auditoire. Il se contenta de dire qu’il avait vu bien des vieux fous en sa vie, mais personne de plus fou que Phormion[94].

D’Ephèse, Antiochos alla dans l’Hellespont, où nous ne pouvons guère le suivre. Ce qu’il y fit, en tout cas, l’occupa longtemps (195/4). Une bonne partie de ce temps perdu doit avoir été consacrée aux interminables négociations avec les Romains, qui avaient partout des espions décorés du titre d’ambassadeurs. Antiochos retrouva en Chersonèse le légat P. Villius, qui, après avoir fait le compte des forces amenées par le roi de Syrie, courut prévenir Flamininus et prendre de nouvelles instructions. Avec une armée et une flotte qui, au dire de Villius, étaient plus considérables que l’année précédente, Antiochos ne fit que s’agiter sans aboutir à un résultat sérieux[95]. C’est sans doute à cette date qu’il faut placer ce que rapporte Appien d’une seconde expédition dans l’Hellespont. Antiochos, dit-il, ayant abordé en Chersonèse, fit et défit beaucoup de choses en Thrace. Il affranchit ceux des Hellènes qui étaient sujets des Thraces et lit beaucoup de gracieusetés aux Byzantins, à cause de la situation avantageuse de leur ville à l’entrée du détroit. Il détermina, par présents et par intimidation, les Galates à faire alliance avec lui, dans l’idée qu’ils feraient de bons soldats, vu la grandeur de leur stature[96].

Pendant ce temps, ses amis et ses ennemis le compromettaient à l’envi. Nabis de Sparte, serré de près par Flamininus, affirmait que Antiochos et les Étoliens allaient venir à son secours[97]. Le nouveau roi de Pergame, Eumène II, qui avait succédé en 197 à son père Attale Ier, se chargea de barrer le passage, le cas échéant, aux auxiliaires que Nabis attendait peut-être du côté de la mer Égée, et l’on dit à Pergame qu’Eumène partait en guerre contre Nabis et Antiochos[98]. Tout le monde grec, depuis la proclamation par Flamininus de la liberté des Hellènes, était en effervescence : le passé se liquidait d’un seul coup. Requêtes et récriminations, vieux documents invoqués à l’appui de prétentions nouvelles, intrigues de toute sorte, les Romains accueillaient et surveillaient tout cela, prenant bonne note dis points et litiges dont leur diplomatie pourrait tirer parti. L : nom d’Antiochos dut figurer plus d’une fois dans les doléances des uns, les bravades des autres, et dans les rapports des agents du Sénat.

Cependant, Antiochos revint à Éphèse, soit en 195, soit plutôt au cours de l’année suivante. C’est de là, au rapport d’Appien, qu’il aurait envoyé comme ambassadeurs à Rome Lysias, Hégésianax et Ménippos, pour sonder les intentions du Sénat. Le rapprochement de textes différents et divergents complique la trame déjà fort embrouillée des relations diplomatiques en un temps où tout le monde négociait, et où l’on rencontre toujours quelque ambassade en chemin[99]. Les diplomates ici désignés par Appien doivent être ceux que Antiochos avait envoyés à l’Isthme, qui étaient venus l’informer à Lysimachia, qu’il avait accrédités de nouveau auprès de Flamininus en quittant Lysimachia, et que Flamininus avait renvoyés au Sénat comme étant incompétent lui-même pour statuer sur les propositions faites par le roi de Syrie. Ils étaient donc à Rome en ce moment, attendant une audience que le Sénat ne se pressait pas de leur accorder ; mais Antiochos dut leur envoyer d’Éphèse de nouvelles instructions[100].

Antiochos eut sans doute l’illusion de croire qu’il allait être enfin fixé sur l’accueil que le Sénat ferait à ses avances, et il perdit l’année 193 à attendre le retour de ses envoyés. Nous le retrouvons durant l’hiver de 193/2 à Raphia, occupé à célébrer le mariage de sa fille Cléopâtre avec le roi d’Égypte Ptolémée V Épiphane[101]. Il était persuadé qu’il entendait mieux que personne la politique des alliances de famille. Il n’avait pas cherché de princesse étrangère pour son fils et successeur désigné, mais il lui restait encore des filles susceptibles d’être avantageusement placées. Il avait marié quelque temps auparavant (en 195 ?) à Ariarathe IV de Cappadoce sa fille Antiochis, princesse astucieuse et sans scrupule[102], digne émule de l’autre Antiochis qu’il avait donnée jadis Xerxès d’Arsamosata. Il offrit la fille qui lui restait à Eumène de Pergame : mais celui-ci, prévoyant l’avenir, refusa l’honneur d’être le gendre d’un monarque déjà en délicatesse avec les Romains Pour le moment, Antiochos pouvait comparer avec orgueil l’heure présente au temps di il rentrait désespéré dans cette même Raphia, fuyant devant le roi d’Égypte et renonçant à lui disputer la possession de la Cœlé-Syrie. Aujourd’hui, le roi d’Égypte, dont les Romains avaient voulu faire leur instrument, devenait son gendre, et, en vertu d’un contrat qui pouvait passer pour un chef-d’œuvre d’habileté, il donnait comme dot à sa fille l’usufruit de la Cœlé-Syrie, la Phénicie, la Judée et Samarie ; mais il en gardait l’administration, et, pour se couvrir des dépenses administratives, la moitié des revenus [note 8]. Il retenait ainsi d’une main ce qu’il donnait de l’autre, et mettait fin à un différend plus que séculaire sans se dessaisir de l’objet contesté. Le commentateur du Ps.-Daniel est même persuadé qu’il comptait sur ce mariage pour étendre son royaume (regnum) en Égypte. Si on ne vise que le résultat de ces clauses, on peut dire avec Josèphe, en termes plus simples, que les deux rois se partagèrent par moitié le revenu des susdites provinces[103]. Antiochos avait là un moyen de s’immiscer dans les affaires de l’Égypte, comme détenant entre ses mains, à titre de débiteur, une part notable des ressources financières du Trésor égyptien.

Tranquille du côté de l’Égypte, Antiochos se remit aux affaires d’Asie Mineure, d’où pouvait surgir à chaque instant une occasion de conflit avec Rome ou avec ses alliés, Pergame et Rhodes. Sans s’arrêter plus que le temps nécessaire à Antioche, il se dirigea vers la Cilicie, franchit le Taurus et arriva vers la fin de l’hiver à Éphèse. Dès le début du printemps (192), il envoya en Syrie son fils aîné Antiochos, avec mission de surveiller les provinces de la Haute-Asie, et partit avec toutes ses troupes de terre pour soumettre les Pisidiens des environs de Sidé[104]. L’affaire n’était pas de première importance, mais il évitait par là d’alarmer son voisin de Pergame.

A peine avait-il quitté Éphèse qu’y arrivait le commissaire romain P. Villius, un des trois légats dépêchés à Antiochos après l’échec des pourparlers que les ambassadeurs du roi, préalablement sondés par Flamininus et la commission des Dix, avaient pu enfin entamer avec la curie romaine. Aux raisons de droit international alléguées par eux, le Sénat avait répondu par une affirmation éclatante et officielle de son zèle pour la liberté des villes grecques. Antiochos avait à choisir entre le respect de l’autonomie des cités ou la guerre, et c’est ce qu’étaient chargés de lui signifier les légats sénatoriaux, P. Sulpicius, P. Villius, P. /Enns, anciens membres de la commission des Dix, auxquels il avait déjà eu affaire à Lysimachia[105] Ils avaient eu soin de passer d’abord par Pergame, où Eumène avait poussé de toutes ses forces à la déclaration de guerre. P. Villius, laissant son collègue Sulpicius malade à Pergame, vint seul à Éphèse. En attendant le retour du roi, il eut avec Hannibal des entrevues répétées, qui eurent pour résultat, sinon pour but, de rendre le Carthaginois quelque peu suspect à son hôte. Enfin, comme Antiochos tardait à revenir, P. Villius alla à sa rencontre à Apamée (Kibotos) en Phrygie. L’entrevue d’Apamée ne pouvait pas aboutir ; on ne fit que répéter de part et d’autre ce qui s’était déjà dit, et, au surplus, Villius n’était pas autorisé à modifier ses instructions. La nouvelle de la mort du fils aîné du roi fournit un prétexte honorable pour interrompre le colloque [note 9]. La cour prit le deuil, et Villius se retira discrètement à Pergame. De son côté, le roi rentra à Éphèse, accablé d’un chagrin qui ne lui épargna pas les soupçons de la malignité publique. Un bruit dont Tite-Live s’est fait l’écho attribuait la mort du jeune prince au poison et faisait remonter la responsabilité du forfait au père lui-même, jaloux et inquiet de la popularité d’un fils qui promettait d’être un grand roi[106]. La disparition soudaine d’un jeune homme de vingt-sept ans, déjà associé au trône, était un événement qui ne pouvait se passer sans commentaires, et toute occasion était bonne pour ameuter l’opinion contre un ennemi de Rome.

A Éphèse, Antiochos fit mine d’abord de s’enfermer dans sa douleur ; mais, derrière les portes closes, il agitait de secrets desseins avec Minion, qui était comme le président du Conseil royal. Puis il s’absenta tout à coup, laissant à Minion le soin de recevoir les deux légats, P. Sulpicius et P. Villius, qui, sur le désir exprimé par le roi, arrivaient à Éphèse. Il savait que Minion, plus sûr que lui-même de ses chances de victoire, défendrait âprement sa cause ; et, si son ministre provoquait un éclat, il pourrait le désavouer. Minion exposa aux légats les vues du roi. Antiochos consentait bien à reconnaître l’autonomie des grandes villes helléniques comme Rhodes, Byzance, Cyzique ; mais il réclamait pour sujets les Éoliens et Ioniens, qui avaient pris de longue date l’habitude de servir les rois barbares. Minion crut embarrasser les Romains en leur demandant de permettre à Antiochos ce qu’ils faisaient eux-mêmes en Italie, où ils avaient asservi les villes de la Grande-Grèce. Les légats lui répondirent qu’il ignorait la différence entre ville asservie et ville fédérée : du reste, il leur suffit d’introduire les députés des villes grecques, qu’Eumène avait eu soin de styler et de convoyer à Éphèse, pour transformer la discussion en dispute. On se sépara encore une fois sans rien conclure, et les légats retournèrent à Rome, probablement sans avoir vu le roi[107].

Cette fois, Antiochos le comprit, c’était la guerre. Il l’aurait mieux compris encore s’il avait su qu’à Rome on avait dans l’intervalle reçu de Carthage des informations qui, vraies ou fausses, alarmèrent l’opinion publique. On disait qu’un certain Ariston de Tyr, un individu aux allures suspectes, avait été expédié d’Éphèse à Carthage, avec des instructions d’Hannibal et du roi Antiochos, pour organiser un complot et rallumer la guerre punique. Cependant, le roi tergiversait encore. La guerre étant inévitable, il se demandait s’il valait mieux la déclarer ou l’attendre. Les excitations du dehors ne lui manquaient pas : tous les ennemis des Romains donnaient l’assaut à la volonté du monarque irrésolu. Alexandre d’Acarnanie, ancien courtisan de Philippe et maintenant conseiller du roi de Syrie, Dicéarque, frère du stratège étolien Thoas, affirmaient que, le jour où Antiochos débarquerait en Grèce, les Étoliens, Nabis de Sparte et Philippe de Macédoine courraient aux armes. Hannibal, tenu d’abord à l’écart des délibérations, jeta dans la balance le poids de sa haine, de ses serments et de ses glorieux souvenirs. Tite-Live, toujours attentif à rejeter sur les adversaires des Romains la responsabilité du sang versé, assure que la guerre fut alors décidée en Conseil royal. Il est permis d’en douter, quand on voit les Étoliens tenter un dernier effort pour triompher des hésitations du roi et envoyer l’ex-stratège Thons à Éphèse. Thoas annonçait au roi que la Ligue étolienne l’avait choisi, lui, Antiochos, pour son stratège autocrate ou généralissime. Il l’engageait à ne pas attendre les troupes de la Haute-Asie et à se hâter de prendre la direction du mouvement[108]. Antiochos hésitait toujours. Il songeait que, depuis trois ans, ses troupes n’avaient pu encore réduire ni Smyrne, ni Alexandrie de Troade, ni Lampsaque, et qu’il ne pouvait s’aventurer loin de chez lui en laissant derrière lui de telles preuves d’impuissance. Il renvoya Thoas en Étolie, avec son conseiller Ménippos, celui-ci chargé d’annoncer aux Hellènes qu’Antiochos allait venir les délivrer avec une armée formidable, quantité d’éléphants et de l’or à profusion, de quoi acheter les Romains eux-mêmes[109]. Du moins, c’est par de semblables rodomontades que Ménippos commenta ses instructions diplomatiques.

Pendant ce temps, une ambassade romaine, dirigée par T. Quinctius Flamininus en personne, parcourait la Grèce et la Thessalie, allant de ville en ville pour apaiser l’effervescence générale et déjouer les manœuvres des Étoliens. Ceux-ci sentirent que le seul moyen de forcer la main à Antiochos et de déchaîner dans toutes les villes grecques le parti démocratique hostile aux Romains était de commencer les hostilités. Leur plan fut de se saisir brusquement de places importantes dont il eût été difficile de s’emparer autrement que par surprise. Trois corps de troupes partirent pour occuper Démétriade en Thessalie, Chalcis en Eubée, et Lacédémone. Le coup de main sur Démétriade réussit : mais Chalcis refusa de se laisser délivrer. A Lacédémone, les Étoliens surprirent et tuèrent Nabis, qui les avait appelés comme auxiliaires et ne les voulait pas pour alliés : mais les habitants chassèrent les bandes avinées qui les pillaient déjà, et Philopœmen accourut pour leur offrir l’alliance achéenne. Thoas n’en alla pas moins porter à Antiochos d’excellentes nouvelles du mouvement commencé et le supplier de ne pas laisser refroidir un si beau zèle[110]. Les gens irrésolus se décident toujours au hasard. Antiochos, qui pesait depuis si longtemps le pour et le contre, se laissa entraîner par de grossiers mensonges. Tite-Live croit même que l’Étolien défit et refit à son gré les combinaisons d’Antiochos. Il ne fallait pas, suivant lui, tenter une diversion en Italie ou en Afrique, ni confier une partie de la flotte à un aventurier suspect comme Hannibal. Le roi devait arriver avec toutes ses forces en vue des rivages où tous les Grecs allaient se presser pour l’acclamer et saluer en lui leur libérateur.

Enfin, Antiochos prit son parti. Aveugle jusqu’au bout et comptant rallier en Grèce les contingents de nombreux et intrépides alliés, il n’embarqua à Éphèse que 10.000 fantassins, 500 cavaliers et six éléphants, sur un nombre, il est vrai, plus que suffisant de bâtiments dont il aurait peut-être besoin pour ramener le butin et les prisonniers, — quarante vaisseaux pontés, soixante non pontés, et deux cents navires de charge. Il avait, dit Tite-Live, à peine assez de troupes pour occuper simplement la Grèce, et il s’agissait de soutenir une guerre avec les Romains (192)[111] !

Le nouvel Alexandre alla d’abord, à l’exemple du conquérant, faire ses dévotions à l’Athéna d’Ilion, puis mit le cap à l’ouest. La traversée fut assez bonne. La flotte, passant par Imbros et Sciathos, arriva tout droit à Ptéléon, à l’entrée du golfe de Pagase. Thoas avait raison : les autorités de Démétriade étaient là pour recevoir le roi, qui le lendemain entrait avec sa flotte dans le port de cette ville. Tout sembla confirmer d’abord les promesses de l’Étolien et les espérances du roi Antiochos à Lamia, où siégeait en ce moment la Diète étolienne. Il y fit une fière harangue, déclarant qu’il s’était hâté d’accourir avec son avant-garde, mais qu’au printemps il couvrirait la mer de ses flottes et la Grèce de ses soldats. Le stratège Phænéas, chef du parti modéré, proposa d’utiliser la présence d’Antiochos pour terminer par un arbitrage la querelle de la Ligue avec les Romains ; mais Thoas entraîna l’assemblée aux résolutions extrêmes. Le roi de Syrie fut nommé généralissime de la Ligue, et trente apoklètes lui furent adjoints comme conseil de guerre[112].

Antiochos crut pouvoir suppléer au nombre, qui lui manquait présentement, par la rapidité de ses opérations. Sans attendre même les troupes qu’il avait laissées à Démétriade, il se lança avec un millier de fantassins à travers la Phocide et la Béotie pour surprendre Chalcis. Traversant l’Euripe avec les chefs étoliens qui l’avaient rejoint à Chéronée, il se présenta inopinément aux portes de la ville. Les pourparlers ne furent pas longs. Les Chalcidiens refusèrent nettement de le recevoir et l’invitèrent à sortir de leur île. Antiochos dut revenir à Démétriade pour y refaire de nouveaux plans[113]. La campagne diplomatique qu’il entreprit alors de concert avec les Étoliens ne réussit guère mieux. Son envoyé et celui de la Ligue eurent audience de la Ligue achéenne à Ægion, mais en présence de Flamininus, qui n’eut pas de peine à dégonfler d’un mot railleur les hyperboles ampoulées de l’orateur syrien. Les innombrables troupes du roi n’étaient après tout que des Syriens déguisés en soldats, pareils au prétendu gibier qu’un hôte de sa connaissance avait récolté dans sa basse-cour. La Diète décida séance tenante qu’elle restait fidèle à l’alliance romaine, déclara la guerre aux Étoliens et à Antiochos, et, sur la proposition de Flamininus, envoya un millier d’hommes, moitié à Chalcis, moitié au Pirée, pour prévenir de ce côté soit des coups de main, soit des défections. Les Béotiens, sollicités de même, répondirent qu’ils réfléchiraient à ce qu’ils auraient à faire lorsque Antiochos serait en Béotie. Quant à Amynandre, roi des Athamanes, il n’était pas difficile à gagner, paraît-il ; mais ce roitelet épirote devait être d’une utilité assez problématique[114].

Antiochos put néanmoins avoir encore un moment d’illusion. Il se hâta de réparer l’affront subi à Chalcis, cette fois avec toutes ses forces. Il expédia en avant Polyxénidas avec la flotte, Ménippos avec 3.000 hommes : lui-même se mit en marche quelques jours après avec 6.000 hommes et un petit contingent étolien qu’il prit en passant à Lamia. Les 500 Achéens envoyés d’Ægion et un certain nombre d’auxiliaires venus de Pergame étaient déjà entrés dans Chalcis, sous la conduite de Xénoclidas de Chalcis ; mais un renfort de 500 Romains envoyé par Flamininus et guidé par le député chalcidien Micythion trouva, en arrivant sur les bords de l’Euripe, le passage barré par les troupes de Ménippos. Micythion descendit la côte jusqu’à Délion, d’où il espérait traverser le détroit sans obstacle, la guerre n’étant pas encore officiellement déclarée entre Antiochos et les Romains. Il se croyait de plus en sécurité sur un sol inviolable, consacré à Apollon Délien. Il paya cher cet excès de confiance. Ménippos le surprit, et il s’échappa à grand’peine sur un bateau de marchandises, après avoir perdu tout son monde. Ce désastre décida les Chalcidiens à ouvrir leurs portes au roi. Les Achéens, Pergaméniens et Romains qui se trouvaient dans la place allèrent se retrancher, les uns à Salganeus sur la côte de Béotie, les autres dans un fort voisin de l’Euripe ; mais ils furent cernés et obligés de capituler. Antiochos était maître de l’Eubée, les autres villes ayant suivi l’exemple de Chalcis[115].

Ce premier succès lit du bruit et décida nombre d’hésitants qui jusque là se tenaient prudemment à l’écart. On vit arriver à Chalcis des députés des Éléens, qui venaient demander au roi de les protéger contre les Achéens, et des ambassadeurs épirotes, qui s’ingénièrent à gagner l’amitié d’Antiochos sans se brouiller avec les Romains. Antiochos envoya un détachement de mille hommes à Élis et remit à plus tard les pourparlers avec les Épirotes. Le roi n’eut qu’à se montrer un instant en Béotie pour être acclamé par la Diète béotienne. Il espérait bien décider de la même façon les Thessaliens, et il délibérait à ce sujet à Démétriade où il avait donné rendez-vous aux chefs étoliens, quand Hannibal, qui assistait avec lui à la réunion, essaya de lui montrer le peu que valaient de telles alliances. Coutre Rome, l’allié dont il fallait à tout prix s’assurer le concours, c’était Philippe de Macédoine : si on voulait frapper un coup sérieux, c’est en Italie qu’il fallait porter la guerre. Antiochos trouvait sans doute ses combinaisons autrement ingénieuses que l’idée fixe du vieux Carthaginois, qui était probablement venu d’Éphèse sans y être invité. Il agit comme s’il avait le parti pris de froisser le roi de Macédoine. L’installation de Séleucos à Lysimachia était déjà chose peu agréable à Philippe. L’alliance avec Amynandros, qui dans la dernière guerre avait pris parti pour les Romains et dont le beau-frère, Philippe de Mégalopolis, se croyait des droits au trône de Macédoine, était comme une injure personnelle à Philippe. Enfin, au cours de la promenade militaire qu’il fit en Thessalie, avec les Étoliens et les Athamanes, pour contraindre les villes thessaliennes à embrasser son parti, Antiochos saisit l’occasion de son passage à Cynocéphales pour ensevelir en grande pompe les ossements des Macédoniens épars sur le champ de bataille. C’était une façon de faire savoir à tous que Philippe, en dépit de l’armistice, les avait laissés sans sépulture et de se rendre populaire en Macédoine. Aussi, dédaignant les offres d’Antiochos, Philippe rompit les pourparlers auxquels il avait d’abord consenti : désormais les Romains purent compter sur lui. C’est même lui qui pressa le propréteur M. Bæbius d’aller dégager la Thessalie[116].

Dès que les enseignes romaines apparurent dans la vallée de Tempé, Antiochos leva le siège de Larissa et rentra par Démétriade à Chalcis, après avoir donné rendez-vous à ses alliés pour le printemps. Le présomptueux Séleucide quittait décidément la Thessalie, qu’il croyait trouver mieux disposée ; mais il y laissait quelques garnisons, et il pensait réparer bientôt ses mécomptes, quand Polyxénidas lui aurait amené d’Asie sa magnifique flotte et son invincible armée. En attendant, il couronna cette série de fausses mesures et d’imprudences par une dernière inopportunité que Polybe appelle crûment un caprice d’ivrogne. En dépit de ses cinquante ans passés, il s’éprit d’une jeune fille de Chalcis renommée pour sa beauté, fille de Cléoptolème, l’épousa et passa le reste de l’hiver (192/1) en festins et réjouissances. Il va sans dire que ses officiers et soldats, dispersés pour la plupart dans les villes de Béotie, suivirent son exemple. Plus de gardes ni d’exercices : on remettait à plus tard les affaires sérieuses[117]. C’est ainsi que Antiochos, à défaut d’autres conquêtes, gagna le cœur des Chalcidiens. Il fit de son mariage un symbole, en donnant à sa belle le nom d’Eubœa ; mysticisme facile, éclos dans la chaleur des banquets.

Le temps que perdait ainsi le roi avait été bien employé par les Romains. Cette guerre qu’ils voyaient venir depuis longtemps, qu’ils supposaient devoir être acharnée et conduite peut-être par Hannibal, ils s’y préparèrent avec une gravité solennelle, consultant les dieux, les intéressant à leur succès par des vœux et des supplications, observant le rituel des fétiaux, bref, n’omettant rien de ce qui pouvait affirmer leur bon droit, exalter le patriotisme populaire, et surtout avertir discrètement les alliés que le moment était venu de faire leurs offres de service. Ceux-ci firent assaut de zèle. Ptolémée V, le gendre d’Antiochos, envoya une somme énorme, mille livres d’or et vingt mille en argent, et promit d’expédier toutes ses troupes en Étolie. Philippe de Macédoine offrit de même le concours de son armée. Les Carthaginois et Masinissa s’engageaient à fournir gratuitement du blé, des navires, et jusqu’à des éléphants. Le Sénat, ravi de voir en si humble posture tous ces alliés qu’avec un peu d’activité et de savoir-faire le Séleucide aurait pu liguer avec lui contre Rome, se montra aussi discret que possible. De toutes ces offres il n’accepta que la coopération éventuelle de Philippe, et dans la mesure où le roi jugerait à propos d’assister le consul M’. Acilius. On savait bien à Rome que Philippe avait aussi ses injures à venger, et que, une fois brouillé avec Antiochos, il aurait intérêt à pousser au succès des Romains. On ne put qu’admirer la politesse, le désintéressement et la belle confiance en leur force de ces Romains qui refusaient l’argent de Ptolémée et les cadeaux de Masinissa[118].

Antiochos avait l’air d’ignorer tout ce qui se passait autour de lui. Alourdi par la ripaille et ses amours d’arrière-saison[119], il se rendit enfin, au début du printemps (191), à Chéronée, qu’il avait indiqué comme point de ralliement à ses troupes. Là, il put s’apercevoir que ses soldats l’avaient trop bien imité. Les maladies et les désertions, favorisées par l’absence de discipline, avaient dû encore en diminuer le nombre. S’il avait encore été capable de quelque discernement, il aurait compris qu’il ne pouvait rien entreprendre de sérieux avec de pareilles bandes et qu’il devait se replier sur Lamia ou sur Démétriade pour y attendre la flotte et l’armée que Polyxénidas devait lui amener d’Asie. Il est vrai qu’il eût attendu longtemps et en vain. La somnolence du roi avait gagné tout le monde : la grande armée avec laquelle il allait couvrir le sol de la Grèce resta à l’état de figure de rhétorique. Pour le moment, il n’imagina rien de mieux que d’aller pousser une pointe jusqu’à la mer Ionienne. Avec le concours des Étoliens et de quelques intrigants achetés à l’avance, il lui serait facile de gagner à sa cause l’Acarnanie et Leucate. De celte façon, toute la Grèce moyenne serait entre ses mains, et il lui semblait que, de Leucate, il menacerait l’Italie à distance.

Le roi fit ses dévotions à Delphes et rejoignit à Stratos son avant-garde, commandée par l’Acarnanien Alexandre et Ménippos. Il s’empara par ruse de Médéon et s’avança vers le golfe d’Ambracie ; mais Thyréon lui ferma ses portes et, de Leucate où les Romains avaient envoyé à temps des secours empruntés à la garnison de Céphallénie, lui arriva la nouvelle que le consul M’. Acilius Glabrio avait débarqué à Apollonie, sur la côte illyrienne, avec 20.000 hommes de pied, 2.000 cavaliers et quinze éléphants. Les Romains devaient être déjà ou allaient être bientôt en Thessalie. Antiochos n’avait pas un instant à perdre s’il ne voulait être pris à revers et coupé de ses communications avec l’Asie. Il retourna en toute hôte à Chalcis, sans avoir tiré plus de profit de son excursion en Acarnanie que de sa précédente tournée en Thessalie, un peu mieux renseigné pourtant sur l’impuissance des Étoliens et la mauvaise foi de ce Thoas dont il avait préféré les conseils à ceux d’Hannibal.

Cependant, M’. Acilius avait fait sa jonction avec l’armée du propréteur M. Bæbius, qui était occupé avec Philippe de Macédoine à déloger les garnisons laissées dans les villes de Thessalie par Antiochos et ses alliés. Philippe eut le plaisir de voir le prétendant Philippe de Mégalopolis, qu’il appela ironiquement son bon frère, expédié à Rome avec un convoi de prisonniers, et la satisfaction non moins grande de remplacer Amynandros en Athamanie[120]. L’armée romaine, dans sa marche méthodique, balayait devant elle toute résistance. Elle se dirigeait vers le golfe Maliaque, où Antiochos anxieux attendait ses renforts d’Asie et les contingents promis par ses alliés d’Europe. D’Asie, il lui vint juste de quoi remonter l’effectif de ses troupes au chiffre de 10.000 fantassins et 500 cavaliers : en Grèce, ni les Messéniens, ni les Éléens, ni les Béotiens — ces Béotiens qui venaient de lui élever une statue dans le temple d’Athéna Itonia à Coronée[121] — ne songeaient à aider leur allié. La Ligue étolienne put à grand peine équiper 4.000 hommes, qui finirent par arriver à Lamia, mais indisciplinés et déjà mécontents. Antiochos n’avait plus qu’un parti raisonnable à prendre ; retourner au plus vite en Asie et y préparer la défense du pays. Mais il en coûtait trop à son orgueil d’avouer ainsi son imprévoyance et ses mécomptes. Les souvenirs classiques des Thermopyles lui revinrent à propos. Il avait plus d’hommes que Léonidas, et les Romains étaient moins nombreux que l’armée de Xerxès. Il alla donc se retrancher dans le défilé des Thermopyles, derrière une muraille protégée elle-même par un fossé. Le tout était de ne pas se laisser tourner. Le roi, à qui les Étoliens n’obéissaient plus, envoya à Élatée, où ils étaient restés, pour les prier de vouloir bien au moins occuper les sommets du mont Callidromos, afin d’en fermer l’accès aux Romains. Une moitié seulement des Étoliens consentit à cette corvée : encore en prirent-ils à leur aise, car, le jour de la bataille, ces étranges sentinelles dormaient ou pensaient à autre chose.

La bataille des Thermopyles ne dura guère. Le consul avait envoyé à l’avance deux bataillons d’élite qui devaient tourner la position. Sur les deux, celui que commandait Caton réussit à passer et tomba inopinément sur le flanc de l’ennemi pendant que la colonne principale donnait l’assaut au rempart de front. La panique s’emparant des Syriens, toutes les précautions d’Antiochos tournèrent contre lui. Les éléphants, qu’il avait postés en arrière-garde, barraient le chemin aux fuyards et épouvantaient les chevaux, qui se ruaient au hasard dans la foule éperdue. Les Étoliens qui occupaient Héraclée tentèrent bien une diversion à leur tour, mais il était trop tard. L’armée syrienne fut à peu près exterminée. Antiochos, sans songer à chercher un refuge sur la petite escadre de dix navires que son amiral Isidore tenait à l’ancre devant Thronion, courut tout d’une traite jusqu’à Élatée, poursuivi par la cavalerie romaine, et parvint à atteindre Chalcis sans autre escorte qu’une poignée d’hommes à moitié désarmés. Les Romains avaient perdu tout au plus deux cents hommes[122].

Antiochos ne s’arrêta pas longtemps à Chalcis. Pendant qu’Isidore le cherchait du côté de Démétriade, où se rallièrent en effet les débris des « royaux », bientôt après expulsés par Philippe, il évita comme il put les croiseurs romains ou pergaméniens qui, en ce moment-là même, capturaient à Andros un convoi de vivres expédié d’Asie, gagna l’île de Ténos et de là Éphèse, où il arriva avec sa jeune épouse. L’Eubée se soumit avec empressement au consul, qui s’abstint de toute violence et ramena son armée aux Thermopyles pour déloger les Étoliens d’Héraclée. Pendant que M’. Acilius assiégeait Héraclée, qui fit une belle défense, des députés étoliens, parmi lesquels le trop fameux Thoas, débarquaient à Éphèse pour conjurer le roi de ne pas renoncer à secourir la Ligue étolienne et à arrêter les Romains en Grèce. Antiochos promit du secours et envoya provisoirement de l’argent : puis, comptant que les Étoliens occuperaient suffisamment le consul, il retomba dans son apathie habituelle, incapable de rien prévoir et satisfait d’avoir mis entre lui et les Romains la largeur de la mer Égée. Tiré enfin de sa torpeur par les objurgations d’Hannibal, il expédia aux informations dans l’Archipel et alla lui-même avec quelques vaisseaux en Chersonèse de Thrace pour renforcer les garnisons de ce côté, surtout Lysimachia et Sestos, si par hasard les Romains prenaient la route de terre. Il en revint au plus vite en apprenant que la flotte romaine, commandée par C. Livius Salinator et accompagnée par Eumène, était déjà à Délos. Le plan de l’amiral romain était évidemment d’aller opérer sa jonction avec la flotte de Pergame dans le golfe d’Elæa. Sur l’avis de Polyxénidas, on décida d’attaquer la flotte romaine à la hauteur de Phocée. Polyxénidas livra bataille, en effet, à C. Livius devant le cap Corycos : mais Eumène avait eu le temps d’amener sa flotte, de sorte que les Romains avaient à la fois la supériorité du nombre et celle du courage. Polyxénidas battu se sauva à Éphèse, où la flotte romaine, augmentée en chemin de vingt-cinq navires rhodiens partis trop tard pour prendre part à la bataille de Corycos, vint se montrer un instant pour permettre aux Éphésiens de bien constater sa victoire[123].

Tous ces revers agirent enfin comme stimulant sur le grand homme. Il envoya Hannibal en Phénicie pour chercher des navires à joindre à ceux que construisait ou réparait Polyxénidas. De la Phrygie où il passa l’hiver avec son armée en formation, il fit appel aux Galates, qui lui fournirent bon nombre de mercenaires. En même temps, son fils Séleucos, qu’il avait rappelé de la Chersonèse, surveillait les villes maritimes que sollicitaient à l’envi Eumène et les Romains, installés avec leurs navires dans tin camp retranché à Cana, au nord des îles Arginuses. De son côté, l’amiral romain, qui sentait approcher l’expiration de son commandement, ne restait pas inactif. Il lui suffit de se montrer dans l’Hellespont pour recevoir la soumission de Sestos, une ville sur laquelle Antiochos croyait pouvoir compter. En face, Abydos, après quelques jours de siège, songeait déjà à capituler lorsque C. Livius Salinator fut rappelé à son quartier général par la nouvelle d’une défaite que l’amiral syrien Polyxénidas avait infligée à la flotte rhodienne à Panormos de Samos. Les Rhodiens, en effet, avaient expédié à C. Livius 36 vaisseaux sous la conduite de Pausistratos. Au lieu de rallier directement la flotte romaine à Canæ, le commandant rhodien s’était laissé séduire par les propositions de son compatriote Polyxénidas, qui se disait las de l’exil et offrait, pour obtenir le retour dans sa patrie, de livrer aux Rhodiens la flotte royale. Surpris eu pleine sécurité, le naïf Pausistratos avait succombé dans la mêlée, et tous ses navires, sauf huit, étaient tombés aux mains de Polyxénidas. Après cet exploit, Polyxénidas se posta à Myonnésos pour guetter la flotte romaine, qui ne pouvait manquer de prendre la direction de Samos pour joindre les Rhodiens. Une tempête dérangea ses plans, et il n’eut pas la patience d’attendre assez longtemps. C. Livius passa sans encombre et trouva à Samos vingt vaisseaux que les Rhodiens avaient eu déjà le temps d’équiper[124].

L’affaire de Panormos n’en avait pas moins rendu quelques chances à la cause du Séleucide. Samos se rallia au parti momentanément victorieux. Phocée, où la faction démocratique — partout ennemie des Romains — avait repris le dessus, ouvrit ses portes à Séleucos. Cymé et d’autres petites places du littoral en firent autant. Séleucos se vit bientôt en mesure d’attaquer les possessions d’Eumène, le port d’Elæa et Pergame elle-même. L’arrivée du nouvel amiral romain, le préteur L. Æmilius Régillus, inexpérimenté et accaparé par les Rhodiens, fut signalée par une série de fausses mesures qui détournèrent de son véritable but l’action de la flotte alliée. Les Rhodiens ne songeaient qu’à conquérir pour leur compte la côte de Lycie. Régillus consentit à détacher de la flotte qu’il conduisait de Samos à Éphèse et à mettre à la disposition des Rhodiens huit navires avec lesquels son prédécesseur C. Livius fit une tentative sur Patara. Puis, Régillus lui-même, qu’une tempête avait empêché d’attaquer Éphèse, revint à Samos et s’attarda à faire des descentes sur la côte de Carie. Il fut rappelé au sentiment des réalités par les angoisses de son allié Eumène. Séleucos et le roi lui-même, avec leur armée venue de Phrygie par Apamée et Sardes, ravageaient le territoire de Pergame. Séleucos assiégeait Pergame, où s’était enfermé Attale, le frère d’Eumène. Eumène accourut en toute hôte de Samos, suivi de près par la flotte romaine qui vint mouiller dans le port d’Elæa.

Antiochos, qui n’avait plus sa morgue d’autrefois et qui savait qu’une armée romaine commandée par L. Cornélius Scipion faisait route vers l’Hellespont avec Philippe pour guide, vint en personne faire au préteur des propositions de paix. Eumène et les Rhodiens assistaient à l’entrevue. Æmilius Régillus, dépourvu de troupes qu’il pût débarquer, ne montra aucune raideur, et les Rhodiens penchaient du côté de la conciliation ; mais Eumène réussit à empêcher un accord qui eût été un armistice sans valeur et presque une trahison à son égard. Il se vanta plus tard d’avoir repoussé les avances d’Antiochos, qui lui promettait la main d’une de ses filles et l’agrandissement de son royaume, s’il voulait faire cause commune avec lui[125]. L. Æmilius répondit au roi qu’il ne pouvait être question de paix avant l’arrivée du consul Scipion. Antiochos déçu se vengea en pillant la côte jusqu’à Adramyttion, prit quelques places sans importance et revint par Thyatire à Sardes, toujours agité, perplexe et impuissant. Les troupes qu’il avait laissées à Séleucos pour assiéger Pergame furent battues par une poignée de quinze cents Achéens, et Séleucos dut évacuer le territoire pour rejoindre son père[126].

Antiochos sentait l’orage venir du côté de l’Hellespont. C’est là. qu’il fallait à tout prix barrer le chemin à l’ennemi. Qu’attendait-il pour y courir ? Il attendait sans doute que sa flotte au complet pût se risquer en mer, et les navires que Hannibal devait amener de Phénicie n’étaient pas arrivés. Entre temps, il négociait avec Prusias, sans succès d’ailleurs, car les Romains, tenus au courant de ces tentatives, n’épargnaient rien pour s’éviter de ce côté de nouvelles complications. Pendant qu’il rêvait de chimériques alliances, — qu’il eût fallu au moins préparer plus tôt, — les Rhodiens coulaient sa flotte de Phénicie, une superbe flotte de 37 grands navires, à l’embouchure de l’Eurymédon, sur la côte de Pamphylie ; Polyxénidas était comme bloqué dans le port d’Éphèse par les croisières romaines, et Séleucos était, ainsi que nous l’avons dit, expulsé du territoire de Pergame. Eumène pouvait maintenant se porter avec sa flotte sur l’Hellespont, au devant de l’armée romaine.

Il fallait pourtant faire un effort quelconque. Antiochos, venant à Éphèse, imagina d’assiéger Colophon pour attirer de ce côté la flotte romano-rhodienne et donner à Polyxénidas l’occasion de la surprendre par une brusque sortie. En effet, les Colophoniens appelèrent à leur secours L. Æmilius, qui, n’espérant plus amener Polyxénidas à se battre, s’impatientait fort à Samos et voulait courir à l’Hellespont. L’amiral romain, malgré l’avis contraire du navarque rhodien Eudamos, en prit en effet le chemin, avec l’intention de ravitailler sa flotte en passant à Chios, où les Romains avaient installé leur centre d’approvisionnements. Le hasard, qui a tant de prise sur les esprits hésitants, fit le reste. L. Æmilius fut informé que le vin manquait à Chios, et que les Téiens en avaient promis cinq mille amphores à Polyxénidas. Il se détourna de sa route pour châtier les Téiens et s’emparer des provisions qu’ils destinaient à la flotte syrienne. Des barques de pirates qui venaient de marauder sur les côtes de l’île de Chios, qu’il prit pour des vaisseaux syriens et auxquelles il donna la chasse, le menèrent jusqu’au cap Myonnésos ; puis il retourna devant Téos et, pour débarquer à l’aise, fit entrer toute sa flotte dans l’anse de Géræstion, à l’ouest de Téos. Enfin, l’ennemi s’était de lui-même jeté dans un piège. L’anse ne communiquait avec la mer que par un étroit goulet, où deux navires pouvaient à peine passer de front. La flotte y était comme embouteillée. Polyxénidas n’avait plus qu’à la surprendre et à l’y cerner pour recommencer son exploit de Panormos. Il accourut en effet, et, embusqué à l’île Macris, en face du cap Myonnésos, il épiait le moment favorable. Mais des mouvements imprévus dérangèrent son plan. Les Romains, s’étant arrangés avec les Téiens, dont ils avaient commencé à dévaster le territoire, entrèrent dans le port de Téos, qui était un abri plus commode. Puis, un paysan donna l’éveil à L. Æmilius, qui fit rembarquer précipitamment ses équipages et prit le large en bon ordre pour aller à la rencontre de l’ennemi. Les rôles étaient maintenant intervertis. Les assaillants avaient quelques vaisseaux de moins que les royaux : mais les navires rhodiens, armés de brûlots et supérieurement manœuvrés, eurent bientôt enfoncé le centre et cerné la gauche de la flotte syrienne. Polyxénidas ne fut pas le dernier à prendre la fuite : sur 89 vaisseaux, il n’en ramena que 47 à Éphèse[127].

Cette nouvelle déception mit Antiochos hors de sens, comme frappé d’un aveuglement surnaturel. Il leva le siège de Colophon et courut à Sardes, d’où il envoya demander des secours à son gendre Ariarathe, —qui lui expédia 2.000 Cappadociens, — et partout où il pensait recruter des mercenaires. En même temps, comme il savait que la flotte romaine se dirigeait vers l’Hellespont, il donna l’ordre d’évacuer Lysimachia, une ville qui, avec les approvisionnements dont elle était pourvue, aurait pu supporter un long siège. Quant aux garnisons d’Ænos et de Maronée, il les oublia. Un fou n’eût pas agi autrement. Il s’empressait de déblayer de tous les obstacles la route que suivait l’armée romaine, sans même songer à détruire les provisions, armes et machines de guerre, qu’il abandonnait ainsi à l’ennemi. Il laissa de même L. Æmilius prendre Phocée, qui avait vainement imploré et attendu son secours. L’amiral romain y trouva une installation commode pour y passer l’hiver[128].

On était déjà en automne, et l’armée romaine, partie au début du printemps, n’était pas encore arrivée. Placée sous les ordres du consul L. Scipion et sous la direction officieuse de P. Scipion l’Africain, — qui n’avait obtenu ce commandement pour son frère qu’à la condition de l’accompagner, — elle avait marché avec une lenteur qui n’était pas toute de tactique et de calcul. En débarquant avec 13.000 hommes de pied et 500 cavaliers à Apollonie, sur la côte d’Épire, les Scipions avaient trouvé M’. Acilius, le vainqueur des Thermopyles, occupé à soumettre les Étoliens. Il lui avait fallu plus d’un mois pour prendre Héraclée ; puis il avait fait le siège de Naupacte, et ensuite, pour ne pas passer la saison d’été dans l’inaction, il fit le siège d’Amphissa. C’est là qu’il dut remettre son commandement à son successeur, le consul L. Scipion. Les Scipions, qui ne tenaient pas à prendre la suite de ses opérations, saisirent avec empressement le prétexte que leur fournit la médiation des Athéniens pour accorder aux Étoliens bloqués dans Amphissa un armistice de six mois. Une fois libres de leurs mouvements, ils avaient pris la route du Nord. La bonne volonté de Philippe V leur avait aplani toutes les difficultés. Il avait mis les routes en état, jeté des ponts, préparé des vivres sur son territoire : plus loin, il avait encore été la providence de l’armée, qui sans liai se fût trouvée assez aventurée au milieu des peuplades et des routes inconnues de la Thrace, un pays où, deux ans plus tard, Cn. Manlius Vulso fut attaqué à son retour d’Asie. Aussi avait-il reçu les félicitations du Sénat, qui lui avait rendu son fils Démétrios, retenu jusque-là à Rome comme otage, et lui avait promis des avantages pécuniaires. Chemin faisant, P. Scipion avait engagé des négociations avec Prusias et tenu le Sénat au courant de l’affaire. Cette campagne diplomatique avait son utilité, mais elle prit un temps considérable, à tel point que nous voyons l’ex-préteur et amiral C. Livius Salinator, qui avait quitté l’Asie Mineure au printemps, revenir de Rome à Nicomédie comme ambassadeur avant que l’armée romaine n’eût atteint l’Hellespont. Enfin celle-ci arriva vers la fin d’octobre sur les bords du détroit, bien reposée et ravitaillée à Lysimachia par les magasins d’Antiochos [note 10][129]. Elle y trouva la flotte d’Eumène, l’allié fidèle qui cette fois, en mettant toutes ses forces au service des Romains, combattait pour sa propre cause.

Le passage s’effectua comme en pleine paix. Eumène avait préparé le matériel nécessaire, et personne ne vint troubler l’opération. Antiochos ne songeait plus qu’à négocier. Les scrupules religieux des Romains et le désordre de leur calendrier lui procurèrent un moment de répit, favorable à ses intentions. Le calendrier pontifical déséquilibré par omission prolongée de mois intercalaires étant alors en avance de près de quatre mois (soit 119 jours) sur le cours du soleil, il se trouva que le mois de mars romain tombait alors à peu près en novembre. L’éclipse de soleil survenue au moment où le consul L. Scipion partit de Rome, éclipse datée par Tite-Live du 11 juillet et par les astronomes du 14 mars 190, fournit un point de repère précis pour mesurer l’écart[130]. Cet écart était assez grand pour être devenu sensible, et les Romains ne l’auraient pas supporté, s’ils n’avaient su en éviter les inconvénients. Ils réglaient sur le calendrier leurs devoirs religieux, mais non pas les exigences de la vie pratique. Ils avaient mis leur armée en marche, officiellement à la mi-juillet, mais pratiquement au printemps. Toujours est-il qu’après le passage de l’Hellespont, l’armée fit une halte de quelques jours, — probablement du 9 au 23 mars officiel — jours durant lesquels les boucliers de Mars (ancilia) étaient promenés solennellement par les rues de Rome. P. Scipion, qui était de la confrérie des Saliens, s’était même fait scrupule de passer le détroit après le 1er mars : il était resté sur la rive d’Europe. C’est durant ce chômage obligatoire que le Byzantin Héraclide se présenta au camp romain comme envoyé d’Antiochos. Comme il avait ordre de ne pas traiter avec le consul seul, mais avec les deux Scipions, il dut attendre l’arrivée de l’Africain, c’est-à-dire les derniers jours du mois, après le tubilustrium du 23 mars. Voici quelles étaient les concessions offertes par Antiochos pour obtenir la paix. Il renonçait à toute possession en Europe, ce qu’il avait déjà fait en évacuant Lysimachia ; il évacuerait de même Lampsaque, Alexandrie de Troade et Smyrne ; il cédait aux Romains les villes d’Asie Mineure qu’il leur plairait d’affranchir, et S’engageait à payer la moitié des frais de guerre. Son délégué essaya d’intéresser personnellement l’Africain à cette transaction. Le fils de P. Scipion était tombé, on ne sait comment, aux mains d’Antiochos. Héraclide promit tic rendre le jeune homme à son père sans rançon : puis il lui offrit de l’argent et la tutelle, ou peu s’en faut, du royaume des Séleucides. Il s’attira une réponse froidement ironique. En échange de ces cadeaux et honneurs qu’il n’acceptait pas, — sauf, à titre privé, la délivrance de son fils, — P. Scipion donna au roi un conseil loyal. Puisqu’il n’avait pas su offrir la paix en temps utile, ni se maintenir à Lysimachia pour fermer la Chersonèse, ni barrer le passage de l’Hellespont, il ne lui restait plus qu’à poser les armes et accepter n’importe quelles conditions de paix. D’après Justin, ces conditions, indiquées à l’avance, étaient les suivantes : Antiochos abandonnerait l’Asie Mineure aux Romains, livrerait tous ses navires, ainsi que les prisonniers et déserteurs, et paierait tous les frais de la guerre[131].

Antiochos renvoya le jeune Scipion à son père, — faveur que l’Africain expia plus tard ; — mais, puisqu’on le traitait déjà en vaincu, il voulut tenter encore la fortune des armes. Les 72.000 hommes et les 51 éléphants qu’il avait autour de lui à Thyatire formaient un effectif au moins double de celui de l’ennemi ; mais la supériorité du nombre et même de l’armement — car il avait quantité de cuirassiers et de chars armés de faux, à la mode des anciens Perses — ne le rassurait plus. Il n’avait pas compris que les Romains n’étaient pas non plus aussi certains de vaincre qu’il leur plaisait de le dire. Avant le départ, ils avaient multiplié les procurations de prodiges, ouvert les livres sibyllins, décrété une « supplication », et l’éclipse de soleil avait dû les intimider quelque peu : en route, ils avaient perdu des mois à négocier avec Prusias, et, tout récemment encore, leurs dévotions du mois de mars, qu’ils auraient oubliées en cas d’urgence, n’étaient probablement pas sans arrière-pensée. Scipion lui-même avait laissé percer dans sa réponse le souci dont il se prétendait maintenant délivré. Il eût fallu, avait-il dit, nous demander la paix avant le passage en Asie, comme à des gens inquiets de l’issue de la guerre. Il y avait un peu de forfanterie dans son intransigeance et dans le conseil loyal qu’Héraclide avait rapporté à Antiochos. Quand le roi eut rendu le jeune Scipion à son père, il se persuada qu’il s’était fait de celui-ci un ami, et il suivit le nouveau conseil que Scipion lui lit parvenir avec ses remerciements. Le fait est qu’on pouvait s’y tromper. Scipion, malade et resté en arrière à Elæa, lui fit dire, en témoignage de reconnaissance, de ne pas engager de bataille avant que lui, Scipion, n’eût rejoint l’armée romaine[132]. A moins d’admettre que le glorieux Africain ait usé de perfidie au moment où il se drapait dans son honorabilité, on doit penser qu’il songeait encore à ménager un arrangement à l’amiable. Il est même permis de soupçonner que son indisposition était quelque peu voulue.

Donc, Antiochos, quittant Thyatire où l’armée romaine comptait le rencontrer, se déroba pour gagner du temps et alla s’enfermer dans un camp bien retranché près de Magnésie du Sipyle. S’il en fallait croire les hâbleries d’un Florus, il aurait eu alors sous ses ordres 300.000 fantassins, autant de cavaliers et de chars à faux et des éléphants d’une grandeur immense, resplendissants d’or, de pourpre, d’argent et de leur ivoire[133]. L’armée romaine vint l’y relancer et essaya vainement, durant une quinzaine de jours, de le faire sortir de ses retranchements. Le consul commençait à être perplexe : faudrait-il camper là, ou se retirer pour passer l’hiver à couvert ? Mais Antiochos, inconstant et vaniteux comme toujours, pensa qu’un excès de prudence risquait de démoraliser son armée : il accepta la bataille. Il comptait sur ses éléphants et ses chars de guerre pour commencer la déroute de l’ennemi et sur le nombre pour l’achever.

C’est par une sombre et humide journée de décembre que les deux armées s’entrechoquèrent. Antiochos commandait l’aile droite de la sienne, son fils Séleucos l’aile gauche. Entre les deux s’alignait une énorme phalange de 16.000 Macédoniens sur 500 hommes de front, flanqués de 24 éléphants sur chaque côté, de dromadaires montés, de cavaliers de toute race et de toutes armes, d’archers, de frondeurs, et des fameux chars à laines tranchantes. Du côté des Romains, Cn. Domitius, le tacticien qui suppléait auprès du consul l’Africain resté malade à Elæa, avait placé les légionnaires romains et les Italiens au centre ; les Achéens, les Pergaméniens, commandés par Eumène et son frère Attale, les cavaliers, à droite ; son aile gauche, composée de quatre escadrons seulement, était appuyée à la rive gauche de l’Hermos. Les seize éléphants d’Afrique, presque inutilisables contre ceux de l’Inde, étaient placés en réserve derrière le centre, et 2.000 volontaires macédoniens ou thraces furent laissés à la garde du camp. L’armée romaine ne comptait guère qu’une trentaine de mille hommes contre plus de soixante-dix mille ; mais elle était exempte de non-valeurs et bien dans la main de son général. Elle ressemblait à un instrument de précision en face des bandes tumultueuses et bariolées qui s’étendaient à perte de vue, dans le brouillard qui détrempait les armes de trait.

La bataille ne fut qu’une tuerie vigoureusement et méthodiquement menée par les Romains à travers une déroute sans nom. Eumène commença par retourner les quadriges de guerre contre les Syriens eux-mêmes en effrayant les attelages par une brusque attaque. Ces engins, promenés au hasard par les chevaux affolés, mirent partout le désordre et la panique. Une trouée se fit d’elle-même qui dégarnit tout le côté gauche de la phalange. Les légions, pénétrant garcette ouverture, assaillirent la phalange en tête et en flanc. Au lieu de lui porter secours, Antiochos, qui avait enfoncé sans peine les quatre escadrons de l’aile gauche romaine, courait droit devant lui le long de l’Hermos et allait se buter au camp romain, d’où il fut vivement ramené par M. Lepidus et Attale. A ce moment, son armée était déjà en pleine déroute : le reflux entraînait pêle-mêle les hommes, les éléphants, les chameaux, tous éperdus et s’enferrant ou s’écrasant réciproquement sous les charges réitérées de la cavalerie ennemie. Le grand camp retranché, qui devait être le refuge, fut le tombeau des vaincus. Une fois la barrière forcée, les Romains y firent un immense carnage. Tite-Live parle de 50.000 fantassins et 3.000 cavaliers tués du côté des Syriens, sans compter les prisonniers, — 1.400 hommes et 15 éléphants, — tandis que les Romains et leurs alliés n’auraient guère perdu que environ 350 hommes ![134]

Antiochos avait vaillamment payé de sa personne, comme à Raphia, et avec un résultat plus désastreux encore. Il s’enfuit à toute bride, recueillant sur la route quelques débris de ses troupes, et arriva vers minuit à Sardes. Quelques heures après, avant l’aube, après avoir nommé Zénon commandant de la place et Timon gouverneur de Lydie, il prenait avec sa femme et sa fille la route d’Apamée, où son fils Séleucos l’avait devancé. Dès que la nouvelle de la défaite parvint à Éphèse, Polyxénidas s’enfuit avec ses navires, qu’il abandonna à Patara avec leurs équipages, par crainte des croiseurs rhodiens, et gagna à pied la Syrie.

On savait que Antiochos n’était pas homme à se raidir contre la mauvaise fortune : la guerre était bien finie. Les villes d’Asie s’empressèrent de faire leur soumission, Magnésie du Sipyle la première, puis Thyatire, Sardes, Tralles, Magnésie du Méandre, Éphèse. A Sardes, où vint le rejoindre son frère subitement guéri de sa maladie à forme diplomatique, le consul L. Scipion reçut les négociateurs envoyés d’Apamée par le roi de Syrie, qui se firent présenter par Eumène. C’étaient le vieux Zeuxis, le conseiller des jours heureux, et Antipater, neveu du roi. P. Scipion leur dicta les conditions de la paix. Antiochos devait évacuer toute l’Asie en deçà du Taurus et verser pour les frais de la guerre 15.000 talents euboïques en diverses échéances, à savoir : 500 immédiatement, 2.500 après la ratification du traité, le reste en douze ans par annuités de 1.000 talents. En outre, Eumène recevrait une indemnité de 400 talents et serait remboursé du reliquat d’une créance représentant des fournitures de blé faites par son père Attale, somme estimée par la suite à 127 talents. Comme garantie provisoire, Antiochos livrerait vingt otages, au choix des Romains, et, de plus, les ennemis particuliers de Rome, tels que Hannibal d’abord, puis Thoas d’Étolie, Mnasilochos d’Acarnanie, Philon et Eubulide de Chalcis. Jusqu’à la ratification du traité par le Sénat, l’armée romaine occuperait l’Asie et y serait entretenue aux frais du roi. Cet article, étant donné la durée probable des négociations et formalités diplomatiques, représentait une contribution supplémentaire d’au moins 3.000 talents[135].

Polybe et Tite-Live ne manquent pas de faire valoir la modération des Romains, qui ne demandaient pas plus après la victoire qu’ils n’avaient exigé avant. On voit bien qu’ils en rapportent l’honneur à Scipion l’Africain, et c’est pour eux une façon de protester contre l’injustice du parti démocratique, qui accusa plus tard Scipion d’avoir reçu de l’argent d’Antiochos pour ménager le vaincu, et qui, au fond, en voulait aussi à l’Africain d’avoir laissé Cartilage debout.

Les préliminaires de paix ayant été acceptés, le consul répartit ses troupes entre Magnésie du Méandre, Tralles et Éphèse. Les otages, parmi lesquels le second fils du roi, le futur Antiochos IV Épiphane, lui furent remis au bout de quelques jours à Éphèse, où s’embarquèrent aussi pour Rome les plénipotentiaires d’Antiochos, suivis de près par les intéressés, c’est-à-dire par les députés de tous les peuples d’Asie et le roi de Pergame en personne. C’est à Rome qu’allait avoir lieu la curée, et chacun voulait être au rendez-vous. On pouvait discuter longtemps sur une foule de points non spécifiés dans les préliminaires et sur certaines conditions inexécutables qu’Antiochos avait acceptées en principe. Il n’était pas en son pouvoir de livrer Hannibal, qui, — averti, dit-on, par le roi lui-même[136], — se cachait en Crète, ni les chefs étoliens qui luttaient alors en désespérés dans leurs montagnes contre les Romains, Macédoniens, Acarnaniens et Achéens. Aussi, de séance en séance, les débats devaient se prolonger durant toute l’année 189, et le traité ne fut prêt que l’année suivante.

Les Romains mirent les délais à profit pour abattre les dernières résistances en Orient et procéder commodément à une réorganisation d’ensemble. Le consul M. Fulvius Nobilior acheva dans l’été de 189 la soumission des Étoliens, qui, à l’expiration de la trêve conclue avec les Scipions, avaient repris les armes et s’étaient défendus avec héroïsme contre la meute acharnée de leurs ennemis. Ils avaient bien essayé de traiter, au moment où Antiochos avait encore chance de vaincre, — où peut-être le bruit courait qu’il avait attiré les Scipions dans un guet-apens et détruit l’armée romaine[137], — mais le Sénat avait exigé soumission complète, sans conditions, et intimé à leurs ambassadeurs l’ordre de quitter l’Italie dans les quinze jours. Maintenant, ils se rendaient à discrétion. Malgré l’intercession officieuse des Rhodiens et des Athéniens, le Sénat leur imposa un traité qui mit fin au rôle historique de leur trop remuante Ligue. Les Étoliens sont placés sous le protectorat romain, défini par l’obligation d’avoir mêmes amis et ennemis que le peuple romain ; ils renoncent à tout droit sur les possessions qui leur ont été enlevées depuis l’an 197 ainsi que sur Céphallénie ; ils cèdent Œniadæ aux Acarnaniens, Pleuron aux Achéens ; ils rendent les captifs, livrent quarante otages entre douze et quarante ans et s’engagent à payer 500 talents euboïques, dont 200 immédiatement, le reste en six versements annuels de 50 talents[138]. Asservie, appauvrie, endettée, l’Étolie n’est plus qu’un foyer de discordes intestines qui préparent et rendent désirable l’incorporation pure et simple du pays au domaine de Rome.

En Asie, l’autre consul, Cn. Manlius Vulso, qui vint relever L. Scipion — désormais l’Asiatique — à Éphèse au printemps de 189, avait été chargé de pacifier l’Asie Mineure et d’en prendre possession en vertu du traité provisoire passé avec les Scipions. La tâche était trop facile pour un homme qui voulait que sa mission lui rapportât honneurs et profits. Les garnisons royales se retiraient partout devant lui. Néanmoins, il élevait à tout propos de nouvelles chicanes et invitait Antiochos à des entrevues fallacieuses qui pouvaient tourner au guet-apens et auxquelles le roi, édifié sur ses intentions, ne voulut plus se prêter. Enfin, décidé à trouver un prétexte de guerre, il s’avisa que les Galates et Gallo-grecs passaient pour être ou avoir été les alliés d’Antiochos. Ils n’avaient fait, en somme, que permettre chez eux des levées de mercenaires, et ils étaient en cela, au point de vue romain, moins coupables que leur voisin Ariarathe de Cappadoce : mais les Galates avaient été longtemps la terreur du monde civilisé ; il y aurait peut-être quelque gloire à les dompter, et surtout quelque bénéfice à les dépouiller du fruit de leurs longues rapines. Le consul était sûr d’ailleurs que, une fois victorieux, on trouverait ses motifs très plausibles[139].

Il partit donc d’Éphèse, et, rejoint à Magnésie par Attale de Pergame, qu’il avait invité à faire campagne avec lui contre l’ennemi héréditaire, il suivit d’abord la vallée du Méandre. A Antioche sur le Méandre, Séleucos, fils du roi de Syrie, vint apporter à l’armée les provisions dues « aux Romains » en vertu des conventions passées avec Scipion. Manlius exigea que les auxiliaires amenés par Attale fussent compris dans l’effectif des troupes romaines, et les fournitures majorées d’autant. Le consul, qui ne dédaignait pas les menus profits, au lieu de continuer sa marche en ligne directe vers la frontière de Galatie, fit un circuit dans les régions montagneuses du sud, où l’autorité des Séleucides n’avait jamais été que nominale, pillant, rançonnant, extorquant de grosses indemnités aux villes qui faisaient mine de résister et vendant aussi cher la paix aux gens inoffensifs. C’est ainsi que, pour échapper an pillage, la ville de Tabac versa 25 talents d’argent et 10.000 boisseaux de blé ; le tyran de Cibyra, Moagète, 100 talents et 10.000 boisseaux. Lagos, désertée par ses habitants terrifiés, fut pillée à fond. A l’affût de toutes les occasions, le consul faisait aussi, contre argent, le métier de redresseur de torts. C’est comme tel que, dès ses premières étapes, il avait envoyé un détachement pour déloger des mutins de la citadelle d’Alabanda, à la prière des habitants ; que, de Lagos, il entra en Pisidie pour secourir les gens d’Isionda contre ceux de Termesse : il en coûta aux Termessiens 50 talents, et autant, sous un prétexte quelconque, aux Aspendiens et autres peuples de Pamphylie. Manlius s’écartait de plus en plus de la direction initiale. En Pamphylie et Pisidie, à Aspendos et à ()manda, il était dans un pays qui appartenait encore de fait à Antiochos et au pied même du Taurus. Son entourage le dissuada à grand peine de le franchir, au mépris des traités et des avertissements de la Sibylle. Il remonta donc vers la Phrygie par la vallée du Cestros, continuant sa méthode de chantage et levant une taxe de 50 talents et 20.000 boisseaux de blé et autant d’orge sur les habitants de Sagalassos (Pisidie), qui ne lui avaient pas offert leur rançon avant le pillage.

Redescendu dans la plaine de Phrygie, Manlius donna à garder ses malades et son excédent de bagages à Séleucos, qui les entreposa à Apamée : après quoi il se dirigea enfin vers la Galatie. Quand il entra dans le canton de l’ouest, celui des Tolistoboïes, les Gaulois s’étaient retranchés avec leur roi Ortiagon sur les hauteurs du mont Olympe. Manlius donna l’assaut : les Gaulois, qui n’avaient pour toute arme qu’une épée et un bouclier, criblés de flèches, de javelots et de balles de fronde, furent massacrés ou pris avec leurs femmes et leurs enfants, autant d’esclaves, au nombre, dit-on, de 40.000, qui s’ajoutèrent au butin. Polybe, Tite-Live et Plutarque nous ont conservé le souvenir de la vengeance que tira, à Ancyre, la reine Chiomara d’un grossier centurion qui l’avait violée. Polybe tenait ce récit de la bouche même de l’héroïne, qu’il eut l’occasion de voir et d’admirer à Sardes[140]. Ce fut ensuite le tour des Tectosages, qui, malgré le secours des Trocmes et des Cappadociens, furent délogés de la même façon des pentes du mont Magaba. Le vainqueur n’attaqua point les Trocmes : il s’arrêta à la frontière tracée par le cours de l’Halys. L’hiver approchait, et il ne se souciait pas de le passer sur ce plateau glacial, où ses fourgons chargés de butin n’auraient pas moins besoin d’abri que ses soldats. Il invita les députés gaulois, qui demandaient la paix, à venir le trouver à Éphèse.

Rentré à Éphèse, l’heureux homme fut accablé de félicitations et de couronnes d’or par les villes helléniques délivrées de la terreur des Gaulois. Des ambassadeurs de toute provenance attendaient son bon plaisir : ceux des Galates avaient des mines de suppliants ; ceux d’Ariarathe imploraient le pardon de leur maître, et ceux d’Antiochos venaient savoir où il fallait porter le blé destiné aux troupes romaines et verser l’argent dû au Trésor. Ariarathe fut frappé d’une amende de 600 talents ; les Gaulois durent attendre le retour et s’en remettre au bon plaisir d’Eumène, et rendez-vous fut donné en Pamphylie aux agents d’Antiochos.

Au printemps, Cn. Manlius, devenu proconsul, se rendit en effet par Apamée (Kibotos) en Pamphylie, où il toucha les rations et les 2.500 talents apportés par les gens du roi de Syrie comme premier versement de la contribution de guerre, prit possession de Perge, la dernière ville évacuée par les royaux, et revint à Apamée, où il rejoignit les dix légats sénatoriaux expédiés de Rome avec le texte du traité définitif imposé à Antiochos. Il n’y avait plus lieu à discussion : d’après Appien, le texte original avait déjà été gravé sur bronze et déposé aux archives du Capitole[141] Lecture fut donnée aux envoyés syriens de l’instrument diplomatique. C’était le premier projet, mais amendé, précisé, aggravé par la main experte des légistes romains [note 11]. En ce qui concerne l’abandon de l’Asie Mineure au N. du Taurus, l’indemnité de guerre (12.000 talents au titre attique, pesant au moins 80 livres romaines à l’unité, payables en douze ans), et l’extradition des individus précédemment désignés, conditions énoncées par les Scipions, furent maintenues ; sauf que le Sénat y ajoutait un supplément de 90.000 boisseaux de blé à fournir, et, par contre, diminuait de 50 talents (350 au lieu de 400) la somme promise à Eumène et payable en cinq ans. En outre, Antiochos devait rembourser à Eumène le montant de fournitures de blé faites jadis par Attale Ier : créance fixée, avons-nous dit, à 127 talents. Ainsi fut réglée la question financière. Mais tout un ensemble de clauses était calculé pour tenir Antiochos dans une étroite dépendance, lui ôter toute initiative et l’emprisonner chez lui, sous la surveillance des Romains et de leurs alliés. Défense de toucher aux îles de l’Archipel ; à plus forte raison, de passer en Europe et d’y faire une acquisition territoriale quelconque. Défense de lever des mercenaires dans les pays soumis à la domination du peuple romain, ou même d’en accepter à titre de volontaires dans son armée. Défense de laisser passer sur ses terres ou de ravitailler des troupes ennemies des Romains ou de leurs alliés. Si quelque allié du peuple romain cherche querelle au roi, celui-ci devra d’abord recourir à un arbitrage : en cas de rupture, il pourra se défendre, mais à la condition de ne faire aucune conquête ni alliance à cette occasion. Du reste, il devait livrer tous ses éléphants, sans pouvoir les remplacer par d’autres, et tous ses navires de guerre. La flottille qui lui resterait, dix galères de trente rames au plus, ne devait pas dépasser à l’ouest l’embouchure du Calycadnos en Cilicie, sauf le cas où le roi aurait besoin d’expédier par mer de l’argent, des fournitures, des ambassadeurs ou des otages. Les otages exigés de lui seraient d’âge viril, entre dix-huit et quarante-cinq ans, au nombre de vingt et renouvelés tous les trois ans. A ce prix, Antiochos le Grand devenait l’ami du peuple romain (188)[142].

Le traité fut mis à exécution dès que les serments déjà échangés à Rome par les plénipotentiaires syriens eurent été renouvelés par le roi en personne, formalité pour laquelle Q. Minucius Thermus se rendit à Antioche. L’amiral Q. Fabius Labeo reçut à Éphèse l’ordre d’aller à Patara prendre livraison des navires royaux et de les défoncer ou de les brûler. Il détruisit ainsi cinquante vaisseaux pontés. Les éléphants furent donnés à Eumène par Cn. Manlius, qui partit aussitôt pour aller jouir de sa gloire, à Rome.

Il s’agissait maintenant de partager les dépouilles du vaincu et de régler en Asie les avantages, les droits et les devoirs de chacun, conformément aux dispositions arrêtées par le Sénat. La commission des Dix consacra à ce travail la majeure partie de l’année 188. La Cappadoce, la Galatie et la Bithynie restèrent en dehors de la clientèle romaine. Ariarathe, à qui Cn. Manlius avait infligé une amende de 600 talents, eut la chance d’intéresser Eumène à sa cause. Le roi de Pergame épousa sa fille Stratonice et lui obtint remise de la moitié de sa dette. Les Galates gardèrent leurs frontières, à charge de ne plus les dépasser pour rançonner leurs voisins. Prusias, à qui Scipion avait fait de si belles promesses au temps où on pouvait le craindre, dut s’estimer heureux qu’on ne lui demandai rien, si ce n’est de renoncer à ses prétentions sur la Mysie, qui appartenait à Eumène et où il avait probablement essayé de pénétrer, tout en gardant une neutralité suspecte, durant la dernière guerre[143]. Dans l’immense domaine cédé par Antiochos, Eumène, l’allié de la première heure, eut naturellement la part du lion. Le Sénat le lui alloua en entier, y compris la Chersonèse de Thrace, sauf les portions réservées aux Rhodiens et aux villes grecques du littoral. Les Rhodiens reçurent la Lycie, sauf la ville de Telmesse, réservée à Eumène, et i Carie au sud du Méandre, c’est-à-dire presque en totalité.

Le régime des villes grecques soulevait des questions délicates, parce que leur intérêt était partout en conflit avec celui d’Eumène, qui en tenait quelques-unes sous sa dépendance et méditait d’étendre son protectorat sur les autres ; et parce que, satisfaire Eumène, c’était mécontenter les Rhodiens, dont les délégués avaient énergiquement réclamé à Rome l’affranchissement des cités helléniques. Les Romains, du reste, étaient eux-mêmes trop philhellènes pour renoncer à jouer, en Asie comme en Europe, sans qu’il leur en coûtât rien, le rôle de libérateurs. La commission adopta un moyen terme. Les villes qui, tributaires d’Antiochos, avaient cependant embrassé la cause des Romains, furent déclarées villes libres, exemptes de tout tribut ; les autres, celles qui étaient restées fidèles à Antiochos ou qui appartenaient déjà à Eumène, devinrent ou restèrent tributaires du roi de Pergame. En vertu de ce principe, Cyzique, Lampsaque, Abydos, Dardanos, Ilion, Alexandrie de Troade, Cymé, Phocée, Chios, Erythræ, Smyrne, Clazomènes, Notion, Milet, Mylasa en Carie, eurent leur pleine autonomie reconnue, et la plupart d’entre elles, surtout Ilion, — la patrie de l’ancêtre des Romains, — reçurent en outre des terres qui agrandirent leur territoire.

Ces défalcations faites, Eumène obtenait, en possession immédiate et complète, la Chersonèse de Thrace avec Lysimachia, les deux Phrygies et la Lycaonie, la Mysie avec la Troade, la Lydie avec Magnésie du Sipyle et Éphèse, la rive droite de la vallée du Méandre avec Tralles, et un débouché, par la Milyade et l’enclave de Telmesse, sur la mer de Lycie. La frontière entre les États d’Eumène et ceux d’Antiochos étant difficile à déterminer en Pisidie et Pamphylie, parce qu’elle devait suivre la ligne de faîte du Taurus dont le tracé était mal connu, la question fut réservée à la décision ultérieure du Sénat. En tout cas, les commissaires ne voulurent pas, malgré les instances des Rhodiens, empiéter sur le domaine laissé à Antiochos en déclarant libre la ville de Soles en Cilicie[144].

On n’est que trop porté à chercher dans les œuvres de la diplomatie romaine des calculs à longue portée et des clauses perfides. Ce qui apparaît tout au moins ici, c’est le dessein évident de maintenir un certain équilibre entre les puissances rivales du roi de Pergame et des Rhodiens, qu’ils entendaient bien dominer désormais l’une et l’autre et l’une par l’autre. L’antagonisme entre ces alliés de Rome s’était déjà révélé dans d’âpres discussions devant la curie romaine. Les Rhodiens auraient voulu libérer, pour les ouvrir librement à leur commerce, toutes les villes du littoral, et ils voyaient maintenant les clefs mêmes de l’Hellespont aux mains d’Eumène. Le Sénat leur donnait la Lycie, un nid de pirates qu’il leur faudrait dompter ; encore leur fut-il enjoint de les traiter avec ménagements, à la prière des liens, qui, héritiers des Troyens, entendaient payer ainsi la, dette de reconnaissance contractée par leurs ancêtres envers les Lyciens venus jadis au secours de Troie sous la conduite du héros Glaucos. De plus, Eumène, possesseur du port de Telmesse, avait pied en face d’eux sur la côte de Lycie ; et, à ce point de contact, les Romains installaient un ami à eux, espion au besoin, un certain Ptolémée de Telmesse [note 12], — ou son successeur, — indépendant à la fois d’Eumène et des Rhodiens dans son petit domaine[145]. Eumène était largement doté ; mais, en lui donnant en Thrace les possessions que Philippe de Macédoine espérait probablement recevoir en récompense de ses services, le Sénat lui préparait des tracas incessants. En Asie même, il avait pour voisin Prusias, que les Romains n’avaient voulu ni diminuer, ni mécontenter, et qui, le cas échéant, s’entendrait mieux avec Philippe qu’avec lui. Enfin, au lieu de lui donner les vaisseaux livrés par Antiochos, les Romains avaient mieux aimé les détruire, ce qui était une façon de lui faire entendre qu’on ne verrait plus désormais avec plaisir qu’il eût une flotte de guerre. Il était leur excellent et fidèle ami, mais il fallait qu’il eût besoin d’eux, et, à la première occasion, ils lui feraient sentir qu’il était désormais leur vassal.

 

§ V. — LA FIN DU RÈGNE.

Jamais souverain n’avait été plus cruellement humilié qu’Antiochos. Mais, dans cette âme incapable de passions fortes, l’orgueil même était superficiel. On prétend qu’il se disait maintenant l’obligé du peuple romain, qui l’avait déchargé d’un fardeau trop lourd en lui laissant un petit royaume à gouverner. Valère Maxime trouve cette résignation admirable[146]. Si ces propos ne sont pas inventés ou nés dans l’entourage du jeune Antiochos déporté comme otage à Rome, ils sentent l’ironie, qui ne suppose pas la résignation, mais qui ne convient pas non plus aux grandes douleurs. Le silence eût été plus digne. En tout cas, ce n’est pas avec des mots spirituels que Antiochos pouvait payer l’énorme dette qui lui avait été imposée. C’était là un fardeau autrement lourd que celui dont il s’applaudissait d’être débarrassé. Désormais, il lui faudrait s’ingénier pour être prêt aux échéances, et pressurer ses sujets pour satisfaire des créanciers qu’on savait âpres et fort experts en matière de contrainte.

Antiochos ne devait pas rester longtemps sous cette obsession, car le premier expédient financier qu’elle lui suggéra lui coûta la vie. Le conquérant d’autrefois était destiné à finir comme un bandit. Les frais de la guerre et les versements déjà effectués aux mains de Scipion et de Cn. Manlius Vulso avaient épuisé un Trésor dont Antiochos, en trente-cinq ans de règne, n’avait pas su faire une caisse de prévoyance. Il y avait une manière de se procurer rapidement de l’argent, c’était d’en extorquer, sous un prétexte quelconque, à ceux qui disposaient d’un capital accumulé. Il est probable que le Séleucide songea tout de suite aux temples et à ses provinces orientales. Il se souvenait de 4.000 talents qu’il avait pris jadis d’un seul coup dans le temple d’Anaïtis à Ecbatane, et il savait que la déesse avait ailleurs d’autres sanctuaires également bien pourvus. Ce qu’il n’aurait pu tenter en Syrie, à Hiérapolis ou à Jérusalem sans révolter l’opinion publique passerait inaperçu dans l’Extrême-Orient. Il pourrait aussi, au cours d’une randonnée militaire dans des régions où les Séleucides n’étaient obéis qu’à la condition de se faire craindre, déjouer et exploiter les trahisons qu’il aurait à punir. Peut-être retrouverait-il de ce côté un sourire de la Fortune : peut-être lui qui ne pouvait plus avoir en Occident ni armée ni vaisseaux reviendrait-il du fond de l’Orient assez fort pour rompre le traité d’Apamée. Il n’était que temps pour le vaincu de réagir contre l’insubordination de ses vassaux et de reprendre des allures de conquérant sur le théâtre de ses anciens exploits.

Le mal était plus grand encore qu’il ne pensait. La défaite de Magnésie, et surtout l’humble attitude du monarque qui avait cédé sans résister davantage la plus belle partie de son empire, avait éveillé les ambitions des satrapes et donné le signal d’une dislocation générale. En Arménie, deux stratèges du roi, Artaxias et Zariadris, s’étaient proclamés rois, l’un de la Grande-Arménie, l’autre de la Sophène[147]. Les populations arméniennes que Antiochos avait replacées sous le joug en 212 étaient définitivement séparées de l’empire séleucide. Le nouveau royaume menaçait la Médie, qui avait à redouter de l’autre côté les Parthes. Heureusement, les Parthes, sous le règne du pacifique Arsace IV Phriapatios, étaient tenus en échec par l’expansion du royaume bactrien et peu disposés aux aventures. Il est probable que la Perse, où les souvenirs nationaux étaient particulièrement vivaces, se rendit alors indépendante, entraînant dans sa défection la Susiane ; car nous rencontrons, vingt ans plus tard, un satrape d’Antiochos IV occupé à défendre la Mésène, c’est-à-dire le sud de la Babylonie, contre les Perses[148]. Au delà, la Drangiane, la Gédrosie, l’Arachosie, abandonnées à elle-même, durent être incorporées au royaume bactrien par Démétrios de Bactriane. Le Tigre devenait la frontière orientale de l’empire amoindri.

En somme, Antiochos devait recommencer, avec moins de forces, d’entrain et de confiance, la tournée qui lui avait valu le surnom de Grand, s’il voulait prévenir l’écroulement total de l’édifice élevé par Séleucos Nicator. Avant de partir, il prit la même précaution qu’en 212 : de même qu’il avait alors associé au trône son fils aîné Antiochos, mort en 192, il prit maintenant pour co-régent son fils Séleucos, dit Philopator, dont le nom figure à côté du sien dans les documents cunéiformes de l’an 187/6[149]. Le roi, suivant la route de Babylone et de Séleucie, se dirigea tout d’abord vers l’Élam ou Élymaïde, région comprise dans la Susiane, qui n’avait jamais été complètement soumise et qui pactisait peut-être maintenant avec les Perses. A défaut d’autre prétexte, il savait trop bien que l’Elymaïde possédait un temple extrêmement riche. Que ce temple fût consacré à Bel ou à Anahit, peu importe : Antiochos ne redoutait pas plus l’un que l’autre.

Ce qui se passa alors ne nous est connu que par quelques lignes, assez concordantes, il est vrai, de Diodore, de Strabon, de Justin et d’Eusèbe[150], dont le témoignage s’appuie probablement sur l’autorité de Polybe. On nous dit que Antiochos, besogneux ou cupide, sacrilège en tout cas, ayant voulu piller le temple de Bel en Élymaïde [note 13] et l’ayant assailli de nuit avec ses troupes, fut tué, lui et les siens, par les habitants accourus à la défense du sanctuaire. Il n’y aurait pas lieu de suspecter ces témoignages, si l’on ne se trouvait en présence d’un parallélisme de traditions dont on citerait difficilement un autre exemple. Vingt ans plus tard, son fils Antiochos IV Épiphane était comme lui humilié par les Romains, et même par les Juifs, comme lui ruiné par ses entreprises manquées et ses prodigalités. Comme lui, il songe à tirer de l’argent des provinces orientales et à y rétablir son autorité. Lui aussi vient en Élymaïde pour spolier un opulent sanctuaire, le même évidemment qui avait excité les convoitises de son père, et, comme son père, il meurt après avoir été repoussé par les habitants. Quand on songe à la facilité avec laquelle même un historien attentif peut confondre tous ces rois homonymes que ne distingue le plus souvent dans les sources aucune épithète, et aux erreurs grossières commises en ce genre par les chronographes, on se demande s’il n’y a pas là comme une page décalquée par inadvertance d’un règne sur un autre. On devient plus perplexe encore en remarquant que cette répétition résulte du rapprochement de textes différents, mais qu’aucun auteur ne fait double emploi d’un événement si caractéristique. Ceux qui attribuent le sacrilège à Antiochos III n’en font pas mention dans la biographie d’Antiochos IV et inversement. Aucun, par conséquent, ne fait de réflexions sur le destin pareil du père et du fils[151] : discrétion ou distraction étrange de la part d’historiens qui aiment à noter les châtiments providentiels, qui sont avant tout des moralistes, et dont les textes ont été conservés à l’état de morceaux choisis dans des recueils de morale en action.

Nous verrons plus loin s’il convient d’adapter cette même fin aux deux biographies. Pour le moment, constatons qu’il est parfaitement certain que l’Antiochos dont parlent Diodore, Strabon, .Justin et Eusèbe est Antiochos le Grand. Le surnom est en toutes lettres dans Strabon : dans le fragment de Diodore, la comparaison avec le contemporain Philippe de Macédoine, dans Justin, qui n’est pas mutilé, le contexte, préviennent tout doute à cet égard. Il n’y a de divergence entre eux que sur un point secondaire, à savoir, que d’après Diodore, le roi avait pillé le temple et emportait ses trésors quand il reçut son châtiment, tandis que, d’après les autres textes, le sacrilège n’a pu être consommé. Il reste donc que Antiochos le Grand, épargné par la mort sur les champs de bataille, succomba obscurément, à l’âge d’environ cinquante-cinq ans, après trente-six ans de règne, dans une entreprise peu honorable, qui autrefois lui avait mieux réussi. L’histoire, qui a été elle aussi comme asservie par les Romains, a été dure pour lui. Il doit y avoir bien des médisances et même des calomnies dans les textes dont nous disposons. Il faut dire que ses plus grands défauts, la présomption, la vanité, l’ostentation, n’étaient pas des vices, et qu’on ne lui reproche guère ces actes de perfidie, d’ingratitude, d’inhumanité, dont les Carthaginois, les Romains, les Lagides, Philippe de Macédoine, lui donnaient l’exemple. Plutarque lui fait honneur d’une belle sentence. Il aurait écrit aux cités de ne pas lui obéir s’il leur ordonnait quelque chose de contraire aux lois. Mais, comme le dit Polybe, en avançant en âge, il se montra fort au-dessous de lui-même : il trompa l’attente qu’avaient fait concevoir ses premiers exploits, et ce sont là des déceptions que les peuples ne pardonnent guère. Nous savons peu de chose sur sa vie privée. Démétrios de Scepsis racontait que, dans un dîner, Antiochos avait dansé la danse des armes avec ses convives. Quelqu’un en aura peut-être conclu qu’il était ivre, et qu’il en était arrivé malheur. De là, l’étrange version que donne de sa fin Aurelius Victor : Antiochus, vaincu et relégué au delà du mont Taurus, fut tué par ses compagnons, qu’il avait frappés étant en état d’ivresse. Une anecdote recueillie par Plutarque — si elle s’applique bien à lui — témoigne en faveur de ses mœurs : ayant vu la prêtresse d’Artémis et la trouvant extrêmement belle, il partit sur le champ d’Éphèse, de peur d’être entraîné malgré lui à commettre quelque sacrilège. Son mariage morganatique avec une jeune fille de Chalcis était peut-être intempestif ; mais il tendrait aussi à prouver qu’il avait peu de goût pour les amours de passage[152]. Il ne contrevenait pas à la morale des rois en introduisant dans sa famille l’usage, emprunté aux anciennes monarchies orientales et pratiqué par les Lagides, de marier entre eux les frères et les sœurs.

De ses nombreux enfants, les filles n’apparaissent, le plus souvent anonymes, qu’à l’occasion des mariages diplomatiques : quant aux enfants milles, nous ne saurions dire ce que sont devenus Ardys et Mithridate, mentionnés une fois en passant par Tite-Live, ni si l’historien ne s’est pas trompé en les qualifiant de fils du roi[153]. Mais les deux fils authentiques d’Antiochos le Grand qui ont survécu à l’aîné vont occuper l’un après l’autre pendant vingt-deux ans le trône des Séleucides.

 

 

 



[1] CIG., 4458. Dittenberger, OGIS., 245. Cf. Babelon, pp. LXXIV-LXXVII.

[2] Voyez Droysen, III, p. 563, qui tient pour le postulat susdit.

[3] Nous ne connaissons la date exacte ni du début des hostilités, ni de la mort d’Évergète (automne 221 ?), et l’on a pu soutenir (v. g. Droysen, Beloch) que cette quatrième guerre de Syrie fut engagée de son vivant : mais ce n’était évidemment pas Évergète que Théodotos d’Étolie (Polybe, V, 40, 1).

[4] Voyez Histoire des Lagides, I, pp. 288 et suiv.

[5] Polybe, IV, 2, 6. A la date de Ol. 140 = 220/19 a. C. commence l’Histoire pragmatique de Polybe (I, 3, 1), source à peu près unique pour les guerres d’Antiochos III en Syrie et en Orient.

[6] Polybe, V, 41, 1.

[7] Polybe, V, 41, 2-5 ; 42, 1-4.

[8] Hermias ennemi de l’Égypte, comme Carien (en supposant la Carie au pouvoir de l’Égypte) ; comme partisan d’Antigone et de la politique macédonienne : comme soupçonnant une entente entre Achæos et Ptolémée, etc. (Droysen).

[9] Comme ayant une taille et demie (sesquialter) ; ou encore, surnom dérivé de ήμιόλια (bateaux légers, corsaires), comme celui de Héraclide dit Λέμβος (C. Müller, FHG., III, p. 167).

[10] Polybe mentionne ici Zeuxis (V, 45, 4) et, plus loin, Diomédon (V, 48, 12), d’où débat sur leurs attributions respectives ; l’un stratège, l’autre intendant ?

[11] Polybe, V, 48.

[12] Polybe, V, 42.

[13] Polybe, V, 43.

[14] Voyez, dans Droysen (II, p. 141), le débat sur le texte de Polybe (V, 48, 16). On ne connaît d’Europos (homonyme de la ville natale de Séleucos Ier) que sur l’Euphrate et de Doura qu’en Assyrie.

[15] Babelon, p. LXXXVII.

[16] Polybe, V, 50.

[17] Ici finit l’Histoire de l’Hellénisme, de Droysen (III, p. 569).

[18] Polybe, V, 52, 9.

[19] Polybe, V, 54.

[20] Polybe, V, 51. La mer Érythrée comprenait pour les anciens la mer appelée aujourd’hui Arabique, ou Persique, ou d’Oman, avec ses deux golfes : le Περσικός κόλποςsinus Persicus — qui porte encore aujourd’hui ce nom, et l’Άραβικός κόλποςsinus Arabicus — qui est pour les modernes la mer Rouge.

[21] Polybe, V, 55.

[22] Polybe, V, 56, 1-4.

[23] Polybe, V, 56, 5-15.

[24] Sur la guerre entre Rhodes et Byzance, voyez Polybe, IV, 38-53.

[25] Polybe, IV, 51.

[26] Polybe, V, 57.

[27] Polybe (XV, 25) impute à Sosibios cinq assassinats : celui de Lysimaque (fils de Ptolémée Il et d’Arsinoé Ier), de Magas (fils de Ptolémée III et de Bérénice), de Bérénice elle-même, de Cléomène de Sparte, de la reine Arsinoé Ill, sœur-épouse de Ptolémée IV. Voyez Histoire des Lagides, I, pp. 288 et suiv.

[28] Polybe, V, 58.

[29] Polybe, V, 59-61. Il y avait à Séleucie 6000 έλεύθεροι ou citoyens de plein droit.

[30] Polybe, V, 63. 67.

[31] Polybe, V, 68-69.

[32] Polybe, V, 70-71. Il est possible que, au début de l’an 218, comme le veut Reinach (Rev. des Ét. gr., XXIV [1911], pp. 403-405), les Romains, quoique ou parce que menacés d’une seconde guerre punique, aient offert des secours (?) à Ptolémée. En tout cas, leurs envoyés eurent soin de n’arriver qu’après la bataille de Raphia (Eutrope, III, 1).

[33] Polybe, V, 74-16.

[34] Polybe, V, 17-78. Sur l’itinéraire d’Attale dans cette campagne, voyez les opinions divergentes de G. Radet (Rev. d. Univ. du Midi, II [1896] p. 1-18), M. Holleaux (ibid., III [1891], p. 409 sqq.), B. Niese (II [1899], p. 891), R. Bevan, II [1902], p. 4, G. Cardinali (Regn. di Perg., [1906], pp. 46-48). La principale difficulté gît dans l’identification de plusieurs localités mentionnées par Polybe, et surtout du fleuve Mégistos, qui, pour Radet, n’est pas le Macestos mais le Kara-Arslan, sur le chemin d’Attale allant au secours de Selgé (?).

[35] Polybe, V, 77, 1.

[36] C’est ce qu’indique la suite des événements (Polybe, V, 80, 4).

[37] Voyez le décompte des troupes et de leurs officiers dans Polybe, V, 79.

[38] Arsinoé Philopator, que Justin appelle Eurydice (XXX, 1, 7), et Tite-Live, Cléopâtre (XXVII, 4, 10) !

[39] III Maccabées, 1, 4.

[40] Polybe, V, 85.

[41] Ό τοΰ βασιλέως άδελφιδοΰς (Polybe, V, 79), fils sans doute d’une sœur d’Antiochos III. Il commandait le principal corps de cavalerie (4.000 hommes) à Raphia. C’est lui qui plus tard fut envoyé encore, comme négociateur, auprès des Scipions et à Rome.

[42] III Maccabées, 1, 8. Élucubration composée probablement au temps de Caligula, pour intimider l’empereur par un tel exemple, et sans aucune valeur historique. S. Jérôme, commentant Daniel, ne parle pas de l’aventure, ni de la prétendue persécution des Juifs exercée par suite à Alexandrie. Voyez Histoire des Lagides, I, pp. 312-314.

[43] Polybe, V, 87.

[44] Polybe, V, 107. Sur le sens, la portée et les conséquences de la réforme, qui a consisté à ouvrir à tous les Égyptiens la classe, jusque-là bornée, des guerriers indigènes, voyez l’excellente monographie de J. Lesquier, Les institutions militaires de l’Égypte sous les Lagides, Paris, 1911.

[45] Polybe, loc. cit.

[46] Polybe, VIII, 17-23. S. Paul (Tit., 1, 12) confirme, au risque d’en faire un dogme, la réputation proverbiale des Crétois.

[47] Polybe, XXI, 13, 4. Tite-Live, XXXVII, 45, 5. Dédicace de Ζεΰξις Κυνάγου Μακεδών, en Carie (Dittenberger, OGIS., 235), et à Zeuxis, par le peuple de Pergame ? (Ibid., 236).

[48] Joseph., Ant. Jud., XII, 3, 4.

[49] Polybe, VIII, 25. Il n’y a pas d’autre désignation que Άντίοχος ό βασιλεύς, et le fragment a été classé au juger, à la date de 214 a. C. (Dindorf).

[50] FGH., IV, p. 557. La date se trouve ici assurée par le synchronisme. On ignore si le meurtre de Xerxès suivit de près le mariage.

[51] Polybe, X, 27 (monnaie estimée ici en poids, non en valeur).

[52] Ces villes de Tagæ, Tambrax, Syrinx ne sont connues que par Polybe. On propose d’y reconnaître Tape, Talabroca et Zadracarta, citées par Strabon.

[53] Polybe, X, 28-31.

[54] Justin, XLI, 5, 7 (Arsaces adversus Antiochum Seleuci filium centum milibus peditum et XX milibus equitum instruclum [au lieu de instructus] mira virtute pugnavit).

[55] Polybe, X, 49. XI, 34. Strabon, XI, p. 515.

[56] Polybe, XI, 34, 11-16. Appien., Syr., 1, 15. Antiochos βασιλεύς μέγας dans les inscriptions (Michel, 467, 1229).

[57] Polybe, XIII, 9.

[58] Pline, § VI, 139 (à renvoyer à Antiochos IV) ? Pline dit quintus regum, ce qui convient mal à Antiochos le Grand, lequel est sextus, mais encore moins à Antiochos Épiphane, lequel serait octavus. Seulement, Antiochos IV pourrait être le cinquième Antiochos, en comptant Antiochos Hiérax. Pline est ainsi absous d’erreur, aux dépens de son style. Placer ici (?) ou plutôt sous Antiochos IV (Gutschmid), la victoire navale de Numenios (traditur Numenium ab Antiocho rege Mesenæ præpositum ibi vicisse eodem die classe æstuque reverso iterum equitatu contra Persas dimicantem, Pline, VI, § 152) ?

[59] Polybe, XXIII, 8.

[60] Tite-Live, XXVI, 24. XXVII. I, 29-33. XXVIII, 5-7. Steph. Byz., s. v. Βοός Κεφαλαί. Sur les événements qui suivent, voyez Histoire des Lagides, I, pp. 331-362.

[61] Justin, XXX, 1-2.

[62] Polybe, XV, 25 a.

[63] Polybe, III, 2, S : cf. XV, 20, 6. XVI, 1, 8. Tite-Live, XXXI, 14, 5. Justin, XXX, 2, 8.

[64] Appien, Maced., 4 : témoignage discrédité par une erreur grossière (sous le roi enfant Philopator !), et la prétention attribuée à Philippe sur l’Ionie, au détriment de son associé.

[65] Rhet. ad Herenn., III, 2.

[66] Polybe, XV, 25 a, 10-11 (avec la correction de Svoronos, έπιμαχίας pour έπιγαμίας). Il ne s’agissait aucunement de mariage.

[67] Tite-Live, XXXI, 2.

[68] Justin, XXX, 3, 3.

[69] Polybe, XVI, 1 a. Tite-Live, XXXI, 14.

[70] Tite-Live, XXXI, 14.

[71] Polybe, XVI, 27.

[72] Tite-Live, XXXI, 18.

[73] Polybe, XVI, 27.

[74] Justin, XXX, 3, 4.

[75] Tite-Live, XXXII, 8, 13 (en 198 a. C.). Antiochos dit encore Romanorum  amicitiam se non violaturum, en 197 (XXXIII, 20, 8).

[76] Décrets d’Iasos (Ch. Michel, 467) ; de Delphes (ibid., 252) etc. B. Haussoullier, Ét. sur l’Hist. de Milet, pp. 144-150 : messages d’Antiochos à la cité de Magnésie du Méandre (Dittenberger, OGIS., 231-232).

[77] Tite-Live, XXXII, 8, 9.

[78] Polybe, XVI, 39, 2.

[79] Joseph., XII, 3, 3.

[80] Tite-Live, XXXII, 8, 16 ; 27, 1.

[81] Polybe, XVI, 18-19.

[82] Hieronym., In Dan., 11, 15.

[83] Polybe, XVI, 39, 3-4.

[84] Joseph., XII, 3, 3. C’est à ce moment, pour quelque raison ignorée, que Bérytos (Beyrouth) reçut l’autonomie : son ère locale date de 197 a. C. (B. V. Head, R. Num., p. 686).

[85] Il dit lui-même aux Romains, en 196, sibi cum Ptolemæo amicitiam esse, et id agere ut brevi etiam ad finitas jungatur (Tite-Live, XXXIII, 40, 3). S. Jérôme (In Dan., 11, 17) affirme que les fiançailles dataient de 198/7 a. C. A. filiam suam Cleopatram per Euclem Rhodium septimo anno regni adolescentis [à partir de 205/4] despondil et tertio decimo anno tradidit.

[86] Jeune, dit Polybe (XV, 27), il était audacieux et actif.

[87] Tite-Live, XXXIII, 14. 19.

[88] Tite-Live, XXXIII, 20.

[89] Appien, Syr., 1. Appien confond Philopator avec son fils Épiphane.

[90] Polybe, XVIII, 49. Tite-Live, XXXIII, 38. On ne sait si c’est à ce moment qu’il donna l’exemple de continence rapporté par Plutarque (Apophth. reg., 2).

[91] Polybe, XVIII, 46. Tite-Live XXXIII, 32-33. Plutarque, Tit., 10. Les Grecs, interprétant l’intention des Romains, étendaient aux cités d’Asie l’octroi fait à celles d’Europe.

[92] Polybe, XVIII, 49-52. Tite-Live, XXXIII, 38-40. Appien, Syr., 3. Rome était alors pour les Hellènes le recours de tous les opprimés. Dès 195, les Smyrniotes, en guise d’avertissement à Antiochos, élèvent un temple à la déesse Rome (Tacite, Ann., IV, 36).

[93] Tite-Live, XXXIII, 42. 49. Appien, Syr., 4. C’est à ce moment que Appien place le mariage du fils aîné d’Antiochos, associé au trône, — celui qui mourut en 192 — avec sa sœur Laodice.

[94] Cicéron, De Orat., II, 18, 75.

[95] Tite-Live, XXXIV, 33, 12 ; 59.

[96] Appien, Syr., 6.

[97] Tite-Live, XXXIV, 37.

[98] Inscr. Pergam., n. 62.

[99] Cf. Appien, Syr., 6 et Tite-Live, XXXIII, 41.

[100] Débat entre Ménippos, Hégésianax et Flamininus, en séance du Sénat, en 193 (Tite-Live, XXXIV, 57-59).

[101] La date dans Tite-Live, XXXV, 13, 4 et Hieron., (an XIII de Ptolémée Épiphane = 193/2 a. C.). Cf. Hist. des Lagides, I, p. 384, 1.

[102] Appien, Syr., 5. Il épousa plus tard Stratonice, fille d’Ariarathe IV le Cappadoce, et réconcilia son beau-père avec les Romains (Tite-Live, XXXVIII, 39, ad ann. 188 a. C.).

[103] Joseph., XII, 4, 1. D’autre part, S. Jérôme (loc. cit.) dit que Antiochos constitua comme dot à sa fille la Cœlé-Syrie et la Judée — data ei dotis nomine Cœle Syria et Judæa, ce qui n’est pas absolument contradictoire. Voyez, sur toutes ces questions, Hist. des Lagides, I, pp. 382-387.

[104] Tite-Live, XXXV, 13.

[105] Tite-Live, XXXIV, 59, 8. Tite-Live ne fait plus mention ensuite de P. Ælius à Pergame.

[106] Tite-Live, XXXV, 14-15. D’après ces absurdes rumeurs, eam quoque causam clandestino facinori adiciebant, quod Seleuco filio Lysirnachiam dedisset, Antiocho quam daret sedem, ut procul ab se honore eum quoque ablegaret, non habuisset ; comme si le vrai moyen de surveiller un suspect n’était pas de le garder sous la main. Appien (Syr., 12) prétend qu’au moment de passer en Eubée, Antiochos n’était pas encore informé de la mort de son fils.

[107] Tite-Live. XXXV, 15-11.

[108] Tite-Live, XXXV, 18-19. Appien, Syr., 12.

[109] Tite-Live, XXXV, 32.

[110] Tite-Live, XXXV, 34.

[111] Tite-Live, XXXV, 43. Le mot dédaigneux d’Hannibal — satis esse credo Romanis hæc et si avarissimi sunt (Macrobe, II, 2, 1-2) appartient à la légende. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes renseignés sur ce duel entre Antiochos et les Romains que par des partisans de Rome, et que l’histoire s’est acharnée sur le vaincu, toujours représenté comme un incapable. Les faits ainsi présentés ne permettent plus de rectifier ce jugement sommaire.

[112] Tite-Live, XXXV, 44-45.

[113] Tite-Live, XXXV, 46-47.

[114] Tite-Live, XXXV, 49-50. Plutarque, Tit., 17.

[115] Tite-Live, XXXV, 50-51. Appien (Syr., 12) remplace Ménippos par Micythion, général d’Antiochos, qui bat lei Romains à Délion !

[116] Polybe, XX, 3. Tite-Live, XXXVI, 5-8. Antiochos offrait à Philippe tria milia talentum et quinquaginta tectas naves et omnes Græciæ civitates quas antea tenuisset (XXXIX, 28). Appien, Syr., 16.

[117] Polybe, XX, 8. Diodore, XXIX, 2. Tite-Live, XXXVI, 11. Justin, XXXI, 6, 3. Plutarque, Tit., 16. Appien, Syr., 16. 20.

[118] Tite-Live, XXXVI, 1-4.

[119] Tite-Live, XXXVI, 17 (velut saginatus nuptialibus cœnis).

[120] Tite-Live, XXXVI, 14. 29.

[121] Tite-Live, XXXVI, 20.

[122] Tite-Live, XXXVI, 18-19. Plutarque, Cat. maj., 13-14. Tit., 15. Appien, Syr., 18-20.

[123] Tite-Live, XXXVI, 26-45. Appien, Syr., 21.

[124] Tite-Live, XXXVII, 10-11.

[125] Tite-Live, XXXVII, 53, 13.

[126] Tite-Live, XXXVII, 14-21. Polybe, XXI, 8. Appien, Syr., 26. Cf. Inscr. Pergam., n. 64.

[127] Polybe, XXI, 9-10. XXII, 7, 16. Tite-Live, XXXVII, 19-30. Appien, Syr., 26-27.

[128] Tite-Live, XXXVII, 31-32.

[129] Tite-Live, XXXVII, 5-1. Polybe, XX, 13. XXI, 9. Appien, Syr., 23.

[130] Tite-Live, XXXVII, 4, 4 (ludis Apollinaribus a. d. V Idus Quinctiles cælo sereno interdiu obscurata est lux, cum luna sub orbem solis subisset). On a beaucoup disserté sur les causes d’un pareil désarroi du calendrier, qui devait être visible même pour les plus ignorants. Il en est de diverses sortes : fuit tempus cum propter superstitionem [surtout durant la seconde guerre punique] intercalatio omnis omissa est, nonnunquam vero per gratiam sacerdotum (Macrobe, I, 14, 1). Censorinus (De die nat., 20) explique l’arbitraire des pontifes, ob odium vel gratiam, quo quis magistratu citius abiret diutiusve fungeretur, aut publici redemtor ex anni magnitudine in lucro damnove esset. On sait que César, pour mettre en marche le calendrier julien, dut faire, en 46 a. C., une année de 445 jours (annum confusionis).

[131] Polybe, XXI, 11-12. Tite-Live, XXVIII, 33-36.

[132] Tite-Live, XXXV11, 37. Diodore, XXIX, 8.

[133] Florus, I, 24 [II, 8].

[134] Tite-Live, XXXV11, 39-44. Appien, Syr., 32-36.

[135] Tite-Live, XXXVII, 43. Polybe, XXI, 13-14.

[136] Justin, XXXII, 4, 4.

[137] Valer. Antiat. ap. Tite-Live, XXXVII, 48.

[138] Tite-Live, XXXVII, 4849. XXXVIII, 11.

[139] L’histoire de cette expédition dans Polybe, XXII, 14-19. Tite-Live, XXXVIII, 12-27. 37-41. Diodore, XXIX, 12. Appien, Syr., 42-43. Plutarque, Hist. mulier., 43.

[140] Polybe, XXII, 21. Tite-Live, XXX VIII, 24. Plutarque, De mul. virt., 43. L’épouse d’Ortiagon, captive, fit semblant d’accepter sa liberté contre une rançon qui serait versée au centurion en un certain lieu où rendez-vous était donné, la nuit, à deux Gaulois apportant l’argent. Le centurion y fut égorgé, et la reine porta la tête du Romain à son époux.

[141] Appien, Syr., 39. L’expression de Tite-Live (XXXVIII, 38 : Ibi ex decem legatorum sententia fœdus in hæc verba fere cum Antiocho conscriptum est) n’est pas nécessairement contradictoire.

[142] Polybe, XXII, 23-24. Tite-Live, XXXVIII, 38-39. Diodore, XXIX, 80-11. Appien, Syr., 39.

[143] Polybe, XXII, 27. Tite-Live, XXXVIII, 39.

[144] Polybe, XXII, 24. XXIII, 3. Tite-Live, XXXVII, 55-56. XXXVIII, 39.

[145] Tite-Live, XXXVII, 56.

[146] Valère Max., IV, 1. Ext. 9.

[147] Strabon, XI, p. 528. Artaxata fondée soi-disant sur le conseil d’Hannibal, réfugié auprès d’Artaxias (Plutarque, Lucullus, 31).

[148] Pline, VI, § 152.

[149] Zeitschr. f. Assyriol., VIII [1893], p. 108. La même année (125 Sel.) commence le règne du šâr Siluku. Cf. II Maccabées, 9, 23-24.

[150] Diodore, XXVIII, 3. XXIX, 15. Strabon, XVI, p. 744. Justin, XXXII, 2, 1. Eusèbe, I, p. 253 Schœne. Eusèbe ne mentionne pas le sacrilège.

[151] Ceci d’autant plus à noter que Diodore fait un rapprochement entre Antiochos et Philippe de Macédoine, violateur de tombeaux et de temples, l’un et l’autre punis ύπό τοΰ δαιμονίου (XXVIII, 3).

[152] Plutarque, Apophth. reg., 2. Athénée, IV, p. 155 h. Aurelius Vict., De vir. ill., 54. On ignore depuis combien de temps Antiochos était veuf en 192/1 a. C. Son nom servit de réclame à une espèce de thériaque dont il usait, dit-on, adversus omnia venenata aspide excepta (Pline, XX, § 261). Mais il ne s’est pas fait, en toxicologie, la réputation de Mithridate Eupator.

[153] Tite-Live, XXXIII, 19. Il est fort probable que ce Mithridate est celui que Polybe appelle le neveu d’Antiochos, fils κατά φύσιν de sa sœur Antiochis, peut-être fils adoptif du roi. La filiation d’Ardys n’est pas mieux garantie, ces deux noms étant un άπαξ dans la généalogie des Séleucides. Que l’un et l’autre prince soient morts avant leur père (Babelon, p. CXX, 17), c’est une conjecture plausible, sans plus, d’ailleurs incompatible avec l’hypothèse qui prolonge le rôle de Mithridate.