Il est dans l’histoire certains domaines ravagés et stériles, où les explorateurs sont rares parce qu’ils ont sujet de douter que leurs peines soient récompensées. Les premiers venus ont glané dans les auteurs, et mis bout à bout les textes utilisables ; d’autres ont pu y ajouter quelques témoignages tirés des monnaies et des inscriptions ; les autres attendent qu’un hasard heureux vienne renouveler la matière[2]. Tel est l’état présent de l’histoire de l’Égypte sous les Lagides. Nous connaissons infiniment mieux aujourd’hui, grâce aux monuments, l’Égypte des Pharaons que celle des Ptolémées. Il y a certes lieu de s’en étonner quand on songe que ceux-ci sont contemporains des siècles les plus brillants de la civilisation hellénique, et qu’il y avait alors foison d’historiens. Je ne viens pas disserter aujourd’hui sur les causes de cette disette de renseignements et dresser l’inventaire des matériaux dont nous disposons. J’ai cru plus urgent de déblayer, pour ainsi dire, les abords du sujet et vous munir des prolégomènes nécessaires, en suivant à la trace les rapports noués entre les Grecs et les Égyptiens avant la conquête d’Alexandre. Cette conquête et l’implantation de l’hellénisme sur les rives du Nil vous apparaîtront alors comme le couronnement d’une série de tentatives antérieures au cours desquelles les deux races et les deux civilisations avaient pris, pour ainsi dire, la mesure l’une de l’autre. I L’Égypte était déjà bien vieille et sa puissance commençait à déchoir lorsque les ancêtres des futurs Hellènes, appelés par les documents égyptiens Danauna ou Danaëns, Aqaiousha ou Achéens, Uinim ou Ioniens, associés aux Cariens et aux Phéniciens, prirent l’habitude de hanter, en quête de butin et d’aventures, les bouches du Nil. C’étaient, pour la plupart, d’audacieux forbans, gens à tout faire, prêts à piller pour leur compte ou à batailler pour le compte de qui savait mettre le prix à leurs services. Comme les Normands au moyen âge, ils accouraient des mers, du nord, remontaient les bras du fleuve et disparaissaient avec le fruit de leurs rapines. Les pirates ne se contentaient pas toujours de déprédations isolées. On les voit, sous le règne de Ménephtah, de la XIXe dynastie, embrigadés dans une coalition de peuples libyens et pélasgiques, ravager le Delta et menacer Memphis. Ces Barbares, dit une inscription de Karnak, pillent les frontières ; ces impies les violent chaque jour, ils volent... Ils pillent les ports, ils envahissent les champs de l’Égypte en venant par le fleuve. Ils se sont installés ; les jours et les mois s’écoulent et ils restent à demeure. Rapprochez ce texte du passage de l’Odyssée où Ulysse déguisé se donne pour un flibustier crétois qui, arrêtant ses navires dans les ondes du beau fleuve Ægyptos, ravage les champs magnifiques des Égyptiens, entraînant les femmes, les tendres enfants et massacrant les guerriers, et vous verrez que les voleurs sont ici d’accord avec les volés. Nous retrouverions encore des aventuriers de race grecque mêlés aux bandes qui envahirent de nouveau le Delta sous la XXe dynastie et furent balayées par Ramsès III, comme en témoignent les inscriptions de Médinet-Abou. Repoussés, les oiseaux de proie revenaient toujours. L’Égypte était pour les Grecs le pays de l’or. Qui n’avait entendu parler des richesses proverbiales de la Thèbes aux cent portes, vantées dans l’Iliade, et de tout l’or qu’en avait rapporté Ménélas, comblé de cadeaux par les nababs débonnaires de ce merveilleux pays ? Plus l’Égypte se fermait aux étrangers, plus s’exaltaient la cupidité et la curiosité des écumeurs de mer qui rôdaient le long de ses côtes. Peut-être, après tout ; valait-il mieux les accueillir en alliés et tirer parti d’une énergie qui contrastait avec la résignation servile de l’Égyptien. C’est l’idée qui vint à un ambitieux d’origine libyenne en un temps où l’Égypte, vaincue et désorganisée par les Éthiopiens, puis par les Assyriens, était dépecée en une douzaine de principautés rivales. Psammétik de Saïs défit les autres dodécarques à Momemphis avec l’aide des hommes de bronze sortis de la mer, c’est-à-dire des pirates cariens et ioniens que le roitelet égyptien avait pris à son service. Devenu pharaon, le fondateur de la XXVI° dynastie chercha à attirer et à retenir les, étrangers dans un pays qui ; pour se rajeunir, avait besoin d’un ferment nouveau. Il donna des terres à ses mercenaires sur la branche pélusiaque du Nil et permit aux Milésiens d’avoir un comptoir sur la branche canopique. Il fit apprendre le grec à de jeunes Égyptiens, qui serviraient d’interprètes entre les deux races. Les Égyptiens, pour qui le Grec était un être particulièrement impur, trouvèrent que le roi plaçait mal ses faveurs. Hérodote et Diodore assurent que, jaloux des mercenaires royaux, les guerriers égyptiens désertèrent en masse et passèrent en Éthiopie. Cependant le successeur de Psammétik, Néko II, jugea qu’il y avait plus de danger pour la dynastie à céder aux préjugés nationaux qu’à outrer le philhellénisme de son père. Ses ingénieurs, ses marins, -les explorateurs qui firent sur son ordre le tourde l’Afrique, étaient les uns grecs, les autres phéniciens. Les Égyptiens, il les accablait de corvées et les employait à creuser le canal du Nil à la mer Rouge, canal qui, sans être achevé, coûta, dit-on, la vie à 120.000 fellahs. C’est ce Néko qui, au granit scandale des patriotes, après avoir vaincu les Juifs à Mageddo, consacra son armure au dieu de ses mercenaires grecs et de ses amis les Milésiens, à l’Apollon des Branchides. Sous Psammétik II, ce fut encore l’épée des mercenaires étrangers qui assura la victoire au roi d’Égypte sur son rival le roi d’Éthiopie. On peut lire encore aujourd’hui sur les jambes de deux des colosses de Ramsès II, adossés à la façade de l’hypogée d’Ipsamboul ou Abou-Simbel, les inscriptions gravées au couteau par ces aventuriers, Psammatichos, fils de Théoclès, Téléphos de Ialysos et autres. On n’est pas porté à l’indulgence pour les touristes qui laissent leurs noms sur les monuments, et on les traite volontiers de sots dans toutes les langues, mais les archéologues regretteraient fort que ces soudards du VIe siècle eussent été plus discrets. Nous leur devons, en effet, les plus antiques spécimens connus de l’alphabet ionien alors usité en Asie Mineure. Le belliqueux Ouhabra (Apriès) n’eut garde de se priver des services des Grecs au moment où il méditait de reprendre au roi de Babylone la côte de Syrie. Sa flotte, équipée par des Grecs, battit la flotte phénicienne et cypriote au service de Nabuchodonosor. Mais on vit bientôt qu’il pouvait y avoir parfois inconvénient à braver l’antipathie de l’Égyptien pour l’étranger. Ayant eu à protéger des Libyens contre les Cyrénéens et ne voulant pas opposer ses mercenaires grecs aux Grecs de Cyrène, il avait envoyé en Libye une armée composée exclusivement d’Égyptiens. Mis en déroute, ceux-ci prétendirent que Pharaon avait voulu se débarrasser d’eux, se révoltèrent et proclamèrent roi Ahmès ou Amasis. Ce fut le signal d’une défection générale. Tous les Égyptiens renièrent le pharaon qui leur préférait les étrangers. Malgré leur vaillance, les 30.000 mercenaires cariens et ioniens d’Ouhabra furent écrasés par le nombre à Momemphis. Ouhabra, captif, paya cher son imprudence ; il fut étranglé par la populace de Saïs (569). La leçon ne fut pas perdue sans doute pour son vainqueur, mais Ahmès l’interpréta à sa manière. Il comprit que, simple parvenu et traité d’abord avec assez d’irrévérence par ceux qui lui avaient mis sans plus de façon le pschent sur la tête, il ne pouvait guère attendre des Égyptiens une fidélité qu’ils n’avaient pas gardée à leur souverain légitime. Il n’avait, du reste, nul goût pour le métier d’idole vivante, d’homme vénérable assis sur un trône vénérable, qui, au dire de ses courtisans, lui ramènerait l’opinion publique. Il aimait les joyeuses ripailles et les mots spirituels il lui était même arrivé autrefois, au dire d’Hérodote, de pousser la plaisanterie jusqu’à détrousser les passants pour regarnir son escarcelle, sauf à nier effrontément ensuite et à rire aux dépens de ses victimes d’abord, puis des oracles qui ne savaient pas reconnaître en lui le voleur. Roi, il devint plus grave, sans doute, mais d’une gravité tempérée et souvent détendue. Il formulait lui-même sa règle de conduite en un aphorisme souvent répété depuis par les moralistes ; il disait que l’arc, sous peine de se briser, ne doit pas être constamment tendu. Il écrivit aussi à son ami Polycrate de Samos qu’il ne faut pas être constamment heureux, de peur de recevoir en bloc la somme de malheur qu’on n’a pas eu en détail. Bref, si Hérodote nous a fait de lui un portrait fidèle, ce Pharaon ressemblait singulièrement aux sept Sages de la Grèce ses contemporains, et il aurait même prêté quelque chose à leur sagesse, si réellement — mais la chronologie s’y oppose ! — Solon lui avait emprunté aloi qui obligeait tout Athénien à justifier de ses moyens d’existence. C’est assez dire qu’Amasis, bien loin de fermer l’Égypte aux Grecs, leur en ouvrit les portes toutes grandes. Il fut le pharaon philhellène par excellence. Ceux des Hellènes qui voulurent continuer à vivre sous le régime des lois grecques résidèrent à Naucratis, sur la rive gauche de la branche canopique. Les fouilles entreprises dans ces dernières années à Tell Nebireh par les explorateurs anglais (Flinders Petrie et Gardner) nous ont fourni quelques renseignements nouveaux sur cette petite république, qui avait son Prytanée et ses magistrats électifs, ses temples et ses fêtes religieuses de rite grec, fêtes de. Dionysos, d’Apollon Comaios, d’Hestia, etc., sans oublier les banquets et régals aux frais du Trésor public. C’était comme un morceau de terre grecque transporté sur le sol de l’Égypte. Les trafiquants qui préféraient chercher fortune ailleurs purent aller et venir, s’établir et commercer où bon leur semblerait, avec le droit d’installer des factoreries et même d’élever des temples aux dieux de leur patrie. C’est ainsi que les Éginètes bâtirent dans le Delta un temple à Zeus, les Samiens à Héra, les Milésiens à Apollon ; que neuf villes d’Asie Mineure édifièrent à frais communs l’Hellénion, un temple qui leur servait de banque et de dépôt, la sécurité en étant garantie par la sainteté du lieu. Les grands ports de commerce envoyèrent même jusque dans la Haute-Égypte et dans les sables du désert des agents postés sur la route des caravanes qui venaient de l’intérieur de l’Afrique. Il est question de Milésiens qui auraient fondé Abydos d’Égypte, et, plus loin encore, de Samiens de la tribu Æschrionie établis dans la grande Oasis. Ahmès ne se contentait pas d’accueillir les Grecs ; il se fit, autant qu’il le put, leur compatriote, épousant une femme grecque de Cyrène et comblant de présents, comme son contemporain Crésus, les principaux sanctuaires de la Grèce. Hérodote énumère avec complaisance ces hommages rendus à l’hellénisme. Amasis, dit-il, consacra aussi des offrandes en Grèce, à savoir dans Cyrène, à Athéna, son portrait peint et une statue dorée ; d’autre part, dans Lindos, à Athéna, deux statues de pierre et une cuirasse de lin digne d’être remarquée ; d’autre part encore, dans Samos, à Héra, deux images de sa personne, en bois, qui, de mon temps, étaient dans le grand temple, derrière la porte. Il fit ces dons : à Samos, à cause de son amitié pour Polycrate ; à Lindos, parce que, dit-on, le temple d’Athéna y a été bâti par les filles de Danaos, qui s’y étaient arrêtées lorsqu’elles fuyaient les fils d’Ægyptos. Ce n’est pas tout ; le temple de Delphes ayant brûlé et des quêtes étant faites dans les villes et colonies grecques pour le reconstruire, Amasis donna mille talents d’alun, tandis que les Grecs domiciliés en Égypte souscrivaient vingt mines d’argent. Le philhellénisme d’Amasis n’était pas le moins du monde
une fantaisie de rêveur inoccupé. Il en tirait de beaux et bons bénéfices. La
population étrangère qu’il avait introduite jusque dans la ville sainte de
Memphis tenait en respect la vieille capitale ; sa flotte lui conquit file de
Cypre, et l’essor imprimé au commerce enrichit l’Égypte. On dit que sous le règne d’Amasis, raconte encore
Hérodote, la prospérité de l’Égypte fut extrême ; le
fleuve prodigua les biens à la contrée et la contrée aux hommes ; le nombre
des villes habitées s’éleva jusqu’à 20.000. Il faut croire que cette
prospérité ferma la bouche aux détracteurs du nouveau régime, car les prêtres
qui fournirent plus tard ces renseignements à Hérodote ne paraissent pas
avoir gardé rancune à Amasis, et l’historien affirme à plusieurs reprises que
le roi avait fini par gagner l’affection des Égyptiens. Affection est beaucoup dire ; je ne répondrais même
pas que le pharaon, qui était trop spirituel pour être toujours aimable,
n’ait pas froissé parfois jusqu’à ses chers amis d’outre-mer. Hérodote
rapporte que, lorsque Cambyse envahit l’Égypte, il avait pour guide de ses
opérations un Grec d’Halicarnasse, Phanès, homme de
bon conseil et guerrier valeureux, qui avait été auparavant quelque
chose comme un préfet du prétoire auprès d’Amasis, et qui s’était enfui de
l’Égypte parce qu’il avait à se plaindre du roi. Cambyse ! ce nom formidable annonce la fin de l’Égypte pharaonique. Les Égyptiens et les Grecs d’Asie Mineure allaient se trouver rapprochés par des liens inattendus, comme étant au même titre les vassaux du Grand-Roi. Ahmés, heureux jusqu’au bout, pressentit sans doute, mais ne vit pas l’invasion des hordes orientales, menée par un conquérant épileptique, battre comme un flot les remparts de Memphis, remonter jusqu’à Thèbes et s’engouffrer de là dans le désert. Il mourut six mois avant la catastrophe, laissant son trône menacé à son fils Psammétik III ou Psamménit. Celui-ci attendit, campé sur la branche pélusiaque du Nil, l’armée de Cambyse, qui arrivait par l’Arabie. Le choc fut terrible, et les défenseurs les plus acharnés de l’Égypte furent encore les auxiliaires grecs et cariens. Ceux-là se conduisirent en forcenés. Ils égorgèrent, dit-on, à la vue des deux armées les enfants de leur compatriote, le traître Phanès, burent le sang mêlé à du vin, et se ruèrent ainsi dans une lutte que leur forfait avait rendue sans merci. Il est douteux que cet accès de loyalisme sauvage ait relevé le courage de l’armée égyptienne. Celle-ci lâcha pied, et, réfugiée dans Memphis, déshonora sa défaite même en écartelant les parlementaires mityléniens envoyés par le roi de Perse. La domination des Perses apprit aux Égyptiens, et à leurs dépens, ce qu’auraient pu aussi bien leur enseigner les Grecs, le prix de la tolérance religieuse. Sectateurs de Zaratliustra, adeptes d’une religion qui ne connaissait que des dieux et des génies invisibles, les Perses prenaient en pitié le fétichisme égyptien. Cambyze frappa de son glaive le bœuf Apis, en se moquant des dieux de chair et de sang, fit fustiger les prêtres et défendit sous peine de mort de célébrer la fête de cette ridicule divinité. Il éclata d’un rire non moins irrévérencieux devant la statue de Phtah et fit brûler un certain nombre d’idoles qu’il trouvait par trop grotesques. On mit plus tard ces vexations sur le compte de la folie de Cambyse, et Hérodote démontre, avec un aimable scepticisme, qu’il faut être fou pour s’attaquer à la religion d’autrui, attendu que chaque peuple juge la sienne excellente ; mais c’était bien le zèle religieux, avec ses dédains et ses brutalités, qui, chez un homme de premier mouvement, devançait les réflexions du politique et du chef d’État. Heureusement, les statues et les temples de l’Égypte étaient de taille à faire hésiter même un Cambyse. Le fou furieux ne régna pas longtemps, et son successeur Darius savait comme on gouverne un assemblage de nations hétérogènes. Le premier soin de Darius, quand il vint à Memphis punir l’orgueilleux satrape Aryandès, fut de faire montre d’une grande révérence pour la religion du lieu. Les Égyptiens portant alors le deuil d’un Apis décédé, Darius promit de donner 100 talents d’or à qui lui amènerait la nouvelle incarnation du dieu. Il ne pouvait trouver meilleure occasion de réprouver et de réparer les actes d’intolérance commis naguère sous ses yeux par Cambyse. Darius s’abstint de molester et de pressurer l’Égypte. Le tribut qu’elle lui payait, et dont Hérodote nous donne-le chiffre exact, était raisonnable. Mais quand on sut en Égypte que les Perses avaient été battus à Marathon, le satrape Mentuhotep se révolta. Il fallut que Xerxès soumît à nouveau l’Égypte. Xerxès eut soin d’enrôler les milices égyptiennes dans les équipages de sa flotte, de manière que l’Égypte désarmée ne put profiter des défaites subies coup sur coup par les Perses à Salamine, à Artémision, à Platée, à Mycale, aux bouches de l’Eurymédon, à Cypre. Enfin, les troubles prolongés qui marquèrent le début du règne d’Artaxerxés Longue-main offrirent à l’Égypte une nouvelle occasion de s’affranchir du joug des Perses. Un descendant des Psammétik, le prince libyen Inaros, se mit à la tête du mouvement. Connaissant la lâcheté des Égyptiens, il fit aussitôt appel aux vainqueurs du jour, aux Athéniens, qui étaient alors à la tête d’une vaste confédération maritime (463). Ici l’histoire de l’Égypte se mêle intimement à l’histoire de la Grèce, qu’elle côtoie depuis si longtemps. Il était dans la destinée de ce pays d’être servi, défendu, protégé, exploité aussi, en attendant qu’il fût dominé et gouverné, par les races plus intelligentes du nord. L’amiral athénien Charitimidès conduisit de Cypre en Égypte une flotte de 200 trirèmes. Le satrape Achæménès, frère de Xerxès, disposait d’une armée que Diodore évalue à plus de 300.000 hommes ; mais les Athéniens portaient partout la victoire avec eux. Achæménès fut battu et tué à Paprémis, et les débris de son armée furent longtemps bloqués par les coalisés dans la citadelle de Memphis (462). Mais ce siège donna le temps à une nouvelle armée perse de reprendre l’offensive : la flotte athénienne, ancrée dans un bras du Nil, fut mise à sec par les ingénieurs de l’ennemi, et les Égyptiens épouvantés se soumirent. Les Athéniens se conduisirent en héros, parait-il : ils brûlèrent leurs vaisseaux et se tirèrent, à force de courage, de ce mauvais pas ; mais la cause qu’ils défendaient était perdue. Inaros fut pris et empalé, et son auxiliaire Amyrtée se réfugia dans les marais de la côte. Pour comble de malheur, une petite escadre athénienne, qui allait sans méfiance relever l’autre, fut surprise et coulée par la flotte et l’armée des Perses (455). Quelques années plus tard (450), les Athéniens détachèrent soixante trirèmes de leur flotte de Cypre pour seconder Amyrtée, mais ils n’osèrent plus s’aventurer dans l’intérieur du Delta et revinrent sans avoir rien fait. Ils purent au moins guérir la blessure faite à leur amour-propre en imposant au roi de Perse lui-même la paix dite de Cimon (449). L’Égypte parut tout à fait résignée durant les quarante années qui suivirent. Mais, à la mort de Darius le Bâtard (405), pendant qu’Artaxerxés Mnémon et Cyrus se préparaient à une lutte fratricide, le petit-fils d’Amyrtée chassa les Perses au moins d’une partie de l’Égypte et reprit le titre oublié de Pharaon. Son successeur Néphoritès (399) acheva la délivrance. Le premier souci du nouveau roi d’Égypte, comme aussi de ses successeurs, fut de se créer des alliances en Grèce, d’y recruter des soldats et au besoin des généraux. C’était le temps où l’Hellade, appauvrie par un siècle entier de discordes sanglantes, fournissait des bandes de mercenaires, enrôlées par des condottieri sans scrupules, à tous les entrepreneurs de guerres. Chabrias d’Athènes, après avoir aidé Évagoras de Cypre à se débarrasser des Perses, entra au service de Nectanébo ou d’Acoris ; puis ce fut le vieil Agésilas qui, impatient du repos, se fit le conseiller du roi Takho et le général du second Nectanébo ; puis, sous le même pharaon, Diophantos d’Athènes et Lamios de Sparte qui battirent, en 351, les troupes d’Artaxerxés III Ochos. Mais les Grecs servaient indifféremment toutes les causes. Il y en avait de part et d’autre dans les deux armées qui se heurtèrent six ans plus tard à Péluse. Nectanébo s’enfuit sans attendre la bataille (345), et l’Égypte retomba définitivement sous le joug de l’étranger. Cette fois ; ce n’était plus seulement la vassalité, c’était la servitude. Ochos se conduisit comme Cambyse ; il ravagea le pays, profana les temples, égorgea et mangea un Apis qu’il remplaça par un âne, et rapporta à Babylone les dépouilles des vaincus. L’heure était proche où l’empire des Perses lui-même allait passer aux mains d’Alexandre. Le jeune conquérant apparut aux Égyptiens opprimés et impuissants comme un libérateur. Vers le mois de décembre 332, — date mémorable dans l’histoire, — Alexandre entra à Memphis, et, comme il avait présenté son offrande à Jéhovah dans le temple de Jérusalem, il sacrifia à Apis dans le temple de Phtah. Quelques jours après, ne voulant pas verser le vin nouveau dans les vieilles outres, il jetait les fondements d’Alexandrie, la future capitale de l’Égypte hellénisée. Enfin, reconnu par Ammon-Râ pour son fils et devenu ainsi le légitime pharaon des Égyptiens, il partit pour suivre jusqu’au fond de l’Orient sa glorieuse destinée, laissant le gouvernement de l’Égypte au stratège Peucestas et à l’intendant Cléomène de Naucratis. Moins de dix ans plus tard (323), Alexandre n’était déjà plus, et Ptolémée, fils de Lagus, nommé satrape d’Égypte par le conseil des généraux, prenait possession .du pays dont il allait refaire un royaume. Ici, Messieurs, commence l’histoire des Lagides, au seuil de laquelle j’ai voulu vous amener et que nous aborderons dans notre prochaine leçon. II Maintenant que nous avons passé la revue des faits extérieurs, disséminés sur le parcours d’environ cinq siècles, il nous faut revenir en arrière et surprendre, si faire se peut, le travail parallèle qui se fait dans les esprits, signaler l’influence et la réaction qu’ont pu exercer l’une sur l’autre les deux races ainsi mises en présence. Éliminons tout de suite la moitié du problème, et ne cherchons pas à retrouver trace d’hellénisme à cette date dans les idées de l’Égypte. L’Égypte, immobilisée dans la routine et l’orgueil d’une vieille civilisation, n’a que dédain pour les Barbares du nord ; dans le commerce intellectuel, auquel d’ailleurs elle se prête d’assez mauvaise grâce, elle donné, mais ne reçoit point. Peut-être trouverons-nous plus tard que trois siècles de domination gréco-macédonienne n’ont rien changé à des traditions- immuables et que le rayonnement même du foyer alexandrin s’est réverbéré sur la Méditerranée sans pénétrer l’ombre qu’allongent derrière elles les Pyramides. A plus forte raison, le petit nombre de Grecs, pour la plupart peu, cultivés, coureurs d’affaires ou d’aventures, qui ont circulé dans la vallée du Nil ont-ils dû passer sans rien laisser derrière eux. En revanche, au figuré comme au propre, ils rapportaient chez eux un butin varié, où leur œil inexpérimenté ne savait pas toujours distinguer l’or du clinquant. Le sentiment qui émerge tout d’abord de leurs impressions multiples et confuses, c’est une admiration et comme une révérence sans bornes pour l’antiquité, l’opulence, la science du peuple qu’ils avaient visité. Hantés par la vision des monuments gigantesques, éblouis par la perspective de siècles sans nombre qui s’enfonçaient dans le passé comme une allée de sphinx, les Grecs s’imaginèrent que cette race antique entre toutes avait pénétré tous les secrets de la nature et du monde surnaturel. L’Égypte était pour eux la terre classique des magiciens tout-puissants, des médecins, devins et astrologues infaillibles. Homère sait qu’en Égypte chaque médecin excelle par-dessus tous les hommes ; c’est de là qu’Hélène a rapporté le baume qui apaise la colère, chasse les soucis et fait oublier tous les maux. Ce népenthès est à classer à côté du lotus, qui faisait oublier à l’étranger jusqu’à sa patrie et lui enlevait le désir du retour. Les Grecs n’étaient pas précisément modestes ; mais ils n’avaient pas, comme les Égyptiens, ce genre de vanité qui consiste à ne vouloir rien apprendre des autres. Ils assurent, sans en paraître autrement humiliés, que leurs fameux Sages, leurs premiers philosophes, sont allés chercher en Égypte les éléments des sciences mathématiques et astronomiques que personne n’avait encore cultivées en Grèce. Thalès de Milet apprit, dit-on, l’arithmétique en Phénicie et la géométrie en Égypte, où les débordements du Nil, en effaçant chaque année les limites des propriétés, faisaient de l’arpentage un art de première nécessité. A plus forte raison reconnaissait-on dans le mystique Pythagore un élève des prêtres égyptiens. On prétend que, recommandé par Polycrate à Amasis et par Amasis aux prêtres, il s’abreuva de science sacerdotale et en épuisa tous les secrets. Il resta ainsi vingt-deux ans en Égypte, jusqu’à l’expédition de Cambyse, qui troubla ses chères études et le décida à aller les continuer à Babylone. Lé fait est que Pythagore, avec ses allures solennelles, sa symbolique prétentieuse, sa préoccupation des choses d’outre-tombe, ses pratiques rituelles oit entrent pêle-mêle l’usage des habits de lin, l’abstinence des fèves, la circoncision et des règles de vie claustrale, est devenu, dans sa biographie légendaire, une manière de prêtre égyptien. Mais la légende n’est pas de l’histoire, et il n’en faut retenir que l’idée générale, au fond de laquelle gît probablement une parcelle de vérité. On cite également parmi les philosophes qui allèrent étudier en Égypte Solon, Lycurgue, Xénophane de Colophon ; Démocrite et Anaxagore ; mais je n’ai qu’une médiocre confiance dans ces renseignements qui se répètent avec une monotonie suspecte. Démocrite et Anaxagore étaient de véritables savants, qui auraient sans doute fait peu de cas des vieilles recettes sacerdotales. On rapporte de Démocrite en particulier qu’il se vantait de démontrer les théorèmes de géométrie mieux que les mathématiciens de l’Égypte. J’ai hâte d’arriver à ces touristes naïfs qui venaient en Égypte non pas pour se mettre à l’école, mais pour la voir et la décrire ; pour satisfaire leur curiosité et celle de leurs compatriotes. Hécatée de Milet écrivit un Tour du Monde (Περίοδος γής) dans lequel le chapitre consacré à l’Égypte attirait particulièrement l’attention. Il dut visiter l’Égypte vers le milieu du règne de Darius Ier. Les rares fragments qui nous restent de son couvre ne nous permettent pas de nous en faire une idée exacte ; mais on louait généralement sa bonne foi et la sûreté de ses informations. Le livre dut avoir du succès, car Hérodote est visiblement jaloux de son devancier, et il saisit avec empressement toute occasion de le contredire. Je croirais volontiers qu’Hécatée rapporta de son voyage une haute opinion du savoir des prêtres égyptiens. Ceux-ci durent prendre avec lui le ton nonchalant et protecteur qui leur réussit si bien avec Hérodote pour lui persuader que les Grecs n’étaient que des enfants et même des enfants ingrats, qui ne se souvenaient plus d’avoir emprunté leur civilisation à l’Égypte. Il disait en commençant ses Généalogies : J’écris ici ce qui me paraît vrai, car les Grecs font circuler une foule de récits que je trouve, pour mon compte, ridicules. On sent l’homme qui revient d’Égypte et qui connaît les dessous de l’histoire mythique. Il sait, par exemple, qu’il existe dans le Nil des îles qui s’appellent Éphèse, Chios, Lesbos, Cypre, Samos, et ainsi de suite. Il ne devait pas lui être difficile de démontrer par là que les héros œkistes de ces îles venaient d’Égypte. Avec Hérodote, le respect de l’Égypte et la foi en l’infaillibilité sacerdotale devient de l’enthousiasme. Je laisse de côté les très précieuses parties de son récit où il nous renseigne sur l’histoire de l’Égypte. Il a fidèlement rapporté ce que lui ont dit les prêtres, et c’est ce qu’il avait de mieux à faire. Il savait voir aussi, et on peut se fier à son témoignage. Les découvertes les plus récentes n’ont fait que rehausser la valeur de son livre, et nos, savants le traitent avec la plus grande déférence. Mais Hérodote, dans sa ferveur de néophyte, s’est avisé aussi de questionner les prêtres égyptiens sur l’histoire primitive de la Grèce, et il a cru pouvoir trier d’après leurs indications ce qu’il y avait de vrai et de faux dans les légendes helléniques. Il se persuada ainsi que. les Grecs avaient emprunté aux Égyptiens leurs divinités olympiques et jusqu’aux noms de ces dieux. Il arrive très facilement à cette bizarre conclusion — qui paraît prouver surtout son ignorance de la langue égyptienne — en donnant aux dieux de l’Égypte des noms grecs. Ce que les Grecs, en fait de traditions religieuses, n’avaient pas reçu directement de l’Égypte, ils le tenaient, suivant lui, des Pélasges, qui avaient, eux aussi, accepté docilement les leçons des théologiens d’Égypte. L’oracle de Dodone a été fondé aux temps préhistoriques par des colombes, c’est-à-dire par des femmes venues de Thèbes d’Égypte. Le culte hellénique aussi est une imitation des rites égyptiens. Hérodote expédie en deux lignes sa démonstration. Voici pour moi, dit-il, la preuve de ce fait : en Égypte, il est visible que ces cérémonies sont très anciennes ; en Grèce, qu’elles sont récemment établies. On démontrerait aussi bien, à ce compte, que les peuples jeunes ont emprunté aux anciens l’usage de boire, de manger et de dormir. Si les dieux grecs viennent d’Égypte, à plus forte raison les héros, les fondateurs de villes, les propagateurs de la civilisation. Les parents d’Héraklès, Amphitryon et Alcmène, étaient originaires de l’Égypte. Égyptien aussi ou disciple des Égyptiens Mélampus, instituteur de l’art divinatoire et du culte de Dionysos en Grèce. Danaos, l’ancêtre des Argiens, était de Chemnis, dans le nome de Thèbes, ainsi que son petit-fils Persée, qui fut l’éponyme de la nation des Perses. Hérodote demanda aux prêtres égyptiens de lui commenter Homère et de lui dire « si, au sujet des événements d’Ilion, les Grecs faisaient ou non un récit digne de foi ». Les prêtres n’ont peut-être lu ni l’Iliade, ni l’Odyssée ; mais ils ont des renseignements autrement précis, qu’ils tiennent de Ménélas lui-même ! Hérodote apprend ainsi que, tandis qu’on se battait autour de Troie pour Hélène, la belle était tranquillement à Memphis sous la protection du vertueux roi Protée, qui l’avait sauvée des mains de son ravisseur et attendait le moment de la rendre à son légitime époux. Hérodote est tout à fait convaincu ; il comprend maintenant pourquoi les Troyens n’ont pas rendu Hélène, au lieu de s’opiniâtrer dans une folle résistance ; c’est qu’ils ne l’avaient pas ! En y réfléchissant bien, il croit deviner qu’Homère connaissait aussi la vérité vraie, mais qu’il lui a préféré une version mieux adaptée aux exigences de l’épopée. Bientôt on racontera que Stésichore avait été frappé de cécité pour avoir répété les vieilles calomnies sur la vertu d’Hélène, et guéri après avoir fait amende honorable en écrivant une Palinodie. Enfin, un jour viendra où Homère lui-même passera pour être né à Thèbes, en Égypte. Notre voyageur, qui sait si bien, de temps à autre, démêler les motifs qui portent ses guides à altérer la vérité, est ici séduit par le plaisir d’apprendre -des choses que tout le monde ignore en Grèce et de pouvoir faire la leçon aux archéologues de son pays. On peut faire dater d’Hérodote l’espèce d’égyptomanie qui hanta longtemps l’esprit des Hellènes et qui se trahit par plus d’un indice. C’est depuis lors surtout que l’on se mit à admirer de confiance la haute sagesse, la philosophie mystérieuse tâchée dans les symboles de l’Égypte, à croire que le silence des Sphinx était plein de sous-entendus et que le voile d’Isis couvrait tous les secrets de la nature. C’est surtout dans le siècle immédiatement antérieur à Alexandre que s’infiltrent de toutes parts dans la mythologie grecque des légendes et des contes nés sur les bords du Nil ; que les mystères orphiques et bachiques préparent leurs initiés aux voyages d’outre-tombe en les armant, à la mode égyptienne, de formules et d’amulettes ; enfin, que se prépare la diffusion prochaine des cultes égyptiens, destinés à une si belle fortune dans le monde gréco-romain. Je n’ai pas l’intention d’analyses : en détail les causes ou les effets de cet engouement persistant qui mit en honneur à peu près tous les Barbares, y compris les philosophes scythes Toxaris et Anacharsis, et qui fut en Grèce, dans un pays surmené et déjà épuisé, aine sorte de maladie sénile. Je me bornerai à un exemple marquant entre tous et qui montre comment, par une trouée soudainement ouverte, les idées de l’Égypte ont pu se déverser largement sur notre Occident. Je consens à récuser, comme le fait E. Zeller, le savant historien de la philosophie grecque, tous les témoignages anciens qui affirment que Platon séjourna longtemps en Égypte auprès des prêtres d’Héliopolis ; j’admets volontiers que, s’il y est allé, il n’y a pas trouvé sa philosophie toute faite et qu’il y put apprendre tout au plus un peu d’astronomie, ou plutôt, comme son ami et condisciple Eudoxe, de connaissances pratiques tirées de l’astronomie. J’ai lu, tout comme un autre, dans la République, le passage où Platon oppose l’esprit curieux et avide de science des Hellènes à l’esprit d’intérêt, qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens, et je me souviens que, dans le Phèdre, Socrate fait assez peu de cas de tous les arts inventés par le dieu Thot, à commencer — avec Socrate il faut toujours faire la part du paradoxe — à commencer, dis je, par l’écriture, qui matérialise la pensée et en fait une chose morte. Enfin, si l’on y tient, j’admettrai que Platon, qui pourtant ne trouvait rien à son goût en Grèce et qui chassait Homère de sa République, n’a ni voulu ni cru emprunter quoi que ce soit à la sagesse des Barbares. Il n’en est pas moins vrai que les Barbares ont, à ses yeux, sur les Hellènes la supériorité de n’être point démocrates et individualistes ; que, dans le Timée, il s’étend avec complaisance sur les belles choses que Solon avait apprises jadis des prêtres de Saïs, et il ne manque pas de faire dire à ces prêtres que les Grecs sont des enfants vivant au jour le jour, tandis que tout ce qui s’est passé de remarquable dans le monde est consigné dans les archives des temples égyptiens. De même, l’étranger qui, dans le Politique, donne des leçons au jeune Socrate et lui fait sentir les beautés du régime monarchique, le seul qu’approuve la raison, paraît bien connaître l’Égypte, et il y pense certainement, car il mentionne à deux reprises des usages de ce pays. Mais, laissant de côté les aperçus ondoyants et contradictoires dont le grand artiste s’est plu à tisser la trame multicolore de ses Dialogues, je constate qu’au-dessus du labyrinthe de ses doctrines émergent cieux points fixes auxquels on reconnaît de loin le platonisme : une conception particulière de la société ou de la destinée de l’homme en ce monde ; une préoccupation et comme une claire vue de l’autre vie. La société selon l’idéal platonicien, nous ne la connaissons que trop, car il ne manque pas de socialistes et communistes contemporains qui sont platoniciens sans le savoir. Le système est fort simple : il consiste à annihiler toute initiative individuelle au profit de l’État, qui se charge de faire le bonheur de tout le monde en mettant chacun à sa vraie place et l’empêchant d’en sortir. Au haut de l’échelle sociale, formée de castes superposées, se trouve une providence humaine. Celle-ci serait représentée excellemment par un roi sage ; mais, faute de cet introuvable phénix, elle l’est par un concile de vieux et infaillibles philosophes, qui sont la loi vivante et, les yeux fixés sur le modèle divin, conduisent dans les sentiers de la vertu un, troupeau obéissant. L’autre trait caractéristique du platonisme, c’est l’affirmation de la vie future, réclamée au nom de la justice et comme raison d’être de la vie présente. Préexistence, incarnation et réincarnations successives des âmes, qui s’acheminent par des pérégrinations et des épreuves multipliées vers le repos final, composent les perspectives ouvertes par le platonisme devant l’œil inquiet des Hellènes. Jusque-là, ceux-ci s’étaient contentés des idées assez obscures de leurs ancêtres et ne paraissaient pas très préoccupés d’en apprendre davantage. La question n’avait pas fait un pas — en dehors des Mystères, bien entendu — depuis la Νεκυΐα de l’Odyssée. Les Grecs à qui suffisait le vieux fonds des idées courantes n’attendaient rien de bon de la mort, et ils étaient loin de penser que la grande affaire de la vie, fût de se préparer à bien mourir. L’immortalité, celle à laquelle ils sacrifiaient parfois allègrement leur vie, c’était pour eux le souvenir reconnaissant de leurs proches, de leurs concitoyens ; pour quelques privilégiés, la gloire. Ce n’était guère ; mais ils se disaient que les hommes ne pouvaient pas être des dieux, et que les dieux seuls étaient exempts de la mort. Pythagore avait bien parlé en son temps de la métempsycose : mais on s’était quelque peu moqué de lui, et sa secte, qui exigeait un noviciat pénible, avait à peu prés disparu. Platon venait en un temps où les Grecs, à la veille de devenir les vassaux du roi de Perse ou du roi de Macédoine, se sentaient las, mécontents, mal satisfaits de la vie et, par conséquent, disposés à regarder au delà. Plus d’un, sans doute, ne trouva pas son compte à l’immortalité laborieuse promise par Platon et s’écria, comme plus tard Pline l’Ancien : Quelle est cette folie de vouloir recommencer la vie dans la mort ? Les êtres une fois engendrés n’auraient donc jamais de repos ?... Cette gâterie et cette crédulité fait perdre le principal bien de la nature, la mort, et double la douleur du mourant par le souci des choses à venir. En tant que secte philosophique, l’Académie resta assez délaissée, et elle passa vite de la foi au scepticisme. Je ne viens donc pas dire que Platon a produit dans les esprits un brusque revirement et déplacé tout d’un coup le but de la vie. Il n’en a pas moins enfoncé au plus profond de l’âme humaine un aiguillon qui ne lui permettra plus de se contenter, comme autrefois, du bonheur mélangé et de la justice approximative dont Zeus composait la destinée des mortels. Il a le premier, et pour toujours peut-être, obligé la philosophie à se compléter par la foi, en faisant reposer l’obligation et la sanction morale, que l’on voudrait pouvoir démontrer, sur l’immortalité de l’âme, qui est indémontrable. Eh bien, revenons maintenant à la question qui nous préoccupe. Après avoir bien constaté que le platonisme domine de haut les conceptions puériles de l’Égypte, est-il pourtant téméraire de supposer que Platon. Subissait, consciemment ou non, directement ou par l’intermédiaire du pythagorisme, l’influence de l’Orient et principalement de l’Égypte, alors en contact journalier avec les Hellènes et considérée par eux comme une aïeule vénérable, dépositaire des plus antiques souvenirs de la race humaine ? L’Égypte n’était-elle pas, par excellence, le pays des castes et de la centralisation monarchique si chère à Platon, le pays surtout où, comme le dit Diodore, les habitants regardaient la vie actuelle comme peu de chose... appelant leurs habitations hôtelleries, vu le peu de temps qu’on y séjourne, tandis qu’ils nomment les tombeaux demeures éternelles... et s’occupant bien moins de la construction de leurs maisons que de celle de leurs tombeaux ? Peut-être même, quand, au lieu de crier au scandale dès que l’on rapproche Platon de l’Égypte, nos philosophes se mettront à examiner les découvertes des archéologues, s’apercevront-ils que la localisation des différentes parties de l’âme dans diverses parties du corps, suivant le système platonicien, pourrait bien procéder de quelque réminiscence et être conforme aux théories des prêtres et aux pratiques des embaumeurs égyptiens. Suivant Platon, en effet, la partie raisonnable de l’âme (λόγος), enfermée dans la tête, est associée à deux autres parties irrationnelles, le θυμός ou sentiment, qui habite la poitrine, et l’έπιθυμητικόν ou le désir, qui loge à l’étage inférieur, celle-ci mise en communication avec la raison au moyen d’une espèce de télégraphie optique, je veux dire, au moyen d’images projetées et réfléchies sur la surface brillante du foie. D’où viennent, où vont après la mort, ces parties inférieures de l’âme, Si adhérentes à la chair et qui n’ont rien à faire si on les sépare du corps ? Platon ne le dit pas, et ces idées sont en parfaite contradiction avec le spiritualisme dédaigneux qu’il professe. Les historiens de la philosophie sortiront peut-être un jour d’embarras en reconnaissant dans cette singulière théorie un fragment de croyances égyptiennes incrusté. dans la mosaïque que l’on appelle la philosophie et que l’on devrait appeler la théologie ou théosophie platonicienne. Mais qu’ai-je besoin d’accumuler des vraisemblances toutes discutables et discutées ? Il y a un fait certain et qui décèle bien, ce me semble, quelque affinité entre le platonisme et les habitudes d’esprit, je ne dirai plus de l’Égypte pharaonique, mais de l’Égypte hellénisée, ou, pour parler plus exactement encore, de l’hellénisme égyptien, de cette civilisation mixte qui va commencer avec la fondation d’Alexandrie et l’installation des Lagides. Ce fait, c’est que Alexandrie fut le terrain d’élection où se conserva, comme un ferment mystique, la philosophie de Platon entée sur celle de Pythagore ; qu’elle s’y mêla en toutes proportions, dès le temps des Lagides, avec les religions orientales et plus tard s’y infusa tout entière dans le christianisme ; enfin qu’elle y refleurit sous le nom de néoplatonisme, cultivée par des Égyptiens et des Syriens hellénisants. Si le proverbe qui se ressemble s’assemble vous parait trop trivial, disons que l’inspiration platonicienne, visiblement guidée dès le début par l’influence occulte des idées orientales, remontait. ici vers sa source. III Avec Platon, qui mourut en 347, treize ans à peine avant le commencement de l’expédition d’Alexandre, j’ai de nouveau rejoint l’époque des Lagides et préparé la voie où nous ne devons pas entrer aujourd’hui. Je ne vous promets pas que l’histoire des Lagides sera toujours et partout d’un intérêt palpitant. Il me faudra, guidé par des textes insuffisants, faire défiler devant vous une quinzaine de Ptolémées qui se ressemblent par trop, et se ressemblent surtout par leurs vices : mais je me propose de suivre parallèlement et de mettre au premier plan l’histoire des idées. Or celle-ci ne peut paraître indifférente qu’à ceux qui n’y ont jamais réfléchi. Il n’y a peut-être jamais eu d’usine intellectuelle plus active qu’Alexandrie. Comme dans un fourneau où s’opèrent à hante température les réactions chimiques les plus intenses, les circonstances y ont amené trois races antipathiques l’une à l’autre, les Gréco-Macédoniens, les Juifs, les Égyptiens, dont le tempérament s’aigrit et s’exalte dans une cohabitation forcée. L’ébullition se manifeste de temps à autre d’une façon matérielle par des émeutes terribles ; elle poursuit toujours son travail dans les esprits. Chacun étudie l’adversaire pour le mieux combattre, et il se produit ainsi dans les cerveaux un mélange d’idées de toutes provenances. Les Juifs, pour menacer ces Grecs qui les humilient, fabriquent des oracles sibyllins qui prédisent tantôt la conversion, tantôt et plus souvent l’extermination finale des Gentils. Après avoir traduit leur Bible en grec (traduction dite des Septante), ils la commentent, la rapprochent des plus anciens poèmes grecs et démontrent que Orphée, Linus, Homère, Hésiode, ne sont après tout que des disciples médiocres de Moïse. Au besoin, ils inventent de toutes pièces les passages ou même les ouvrages qu’ils citent. C’est ainsi qu’ils ont mis sur le compte d’un pseudo-Phocylide une série de sentences qu’on dirait extraites du Pentateuque. Ils philosophent aussi à la grecque : ils vont et viennent de Moïse à Platon et de Platon à Aristote ; c’est chez eux que s’élabore, pour expliquer la création du mondé par Jéhovah, la théorie du Verbe, du Λόγος destiné à remplacer le Démiurge de Platon et qui restera, pour l’histoire, le fils de la théologie alexandrine. Les Grecs laissent bourdonner autour d’eux cet essaim affairé, qui voudrait se glisser dans leur confidence. Ils sont les maîtres et regardent les autres de haut. Leurs savants, pourvus de grasses prébendes au Musée, où ils vivent en commun sous la direction d’un supérieur, prêtre des Muses, ont à leur disposition une incomparable bibliothèque, qu’ils accroissent sans cesse avec de bonnes éditions critiques faites par leurs soins. Ce sont pour la plupart des érudits, grammairiens et philologues, qui savent aussi tourner les vers et jouer le rôle de poètes de cour, des astronomes, des physiciens, des médecins. Peu ou point de philosophes. Transplantée sur le sol égyptien, la philosophie verse aussitôt dans la théologie, et nos savants ont mieux à faire. Entre deux races profondément empreintes de l’esprit religieux, ils gardent le dépôt de l’esprit scientifique. On peut dire, sans trop exagérer, que toute là science grecque, mathématique, astronomie, physique, médecine,-s’est faite à Alexandrie. Les Égyptiens donnent aussi leur note dans ce concert. Leurs prêtres n’osent plies déclarer l’étranger impur. Ptolémée a trouvé un terrain de conciliation en créant un culte commun aux Égyptiens et aux Hellènes, le culte de Sarapis ou Sérapis, dieu composite qui synthétise Osiris, Apis, Zeus, Pluton et Asklépios. Sérapis rend des oracles et guérit les malades. Aussi ses temples sont-ils fort achalandés, et nous trouverons des Grecs non seulement parmi les consultants, mais parmi les cénobites des deux sexes, précurseurs de nos moines, qui mènent la vie de reclus dans le Sérapeum de Memphis. L’Égypte ouvre elle-même aux étrangers ses archives. Le docte Manéthon, archiprêtre d’Héliopolis, rédige en grec une sorte d’encyclopédie des antiquités égyptiennes. La conclusion qui en ressortait d’elle-même, c’est que la vieille Égypte avait droit au respect des Hellènes et pouvait dédaigner les prétentions des Juifs, car Moïse n’était, en définitive, qu’un prêtre égyptien apostat et rebelle — de son vrai nom, Osarsiph — qui, vers la fin de la XIXe dynastie, avait implanté en d’autres lieux une contrefaçon de la religion égyptienne. Toute cette agitation intellectuelle a produit des conséquences dont l’action, centuplée par l’énergie propre au sentiment religieux, s’est fait sentir sur les siècles postérieurs et n’est pas encore épuisée aujourd’hui. L’histoire même des institutions politiques de l’Égypte hellénisée n’est pas sans prêter à des réflexions analogues. Je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’elle se prolonge dans l’histoire moderne ; mais il ne faudrait pas non plus affirmer à la légère que nous n’avons absolument rien à. démêler de ce côté avec les souvenirs d’Alexandrie. Laissons de côté les incidents et accidents que les amateurs de paradoxes aiment à substituer aux causes véritables. Ne disons pas avec Pascal : Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. Mais nul ne conteste que nos sociétés n’aient longtemps été sous la tutelle ou élevées dans l’admiration de l’empire romain et que les impressions d’enfance ne soient particulièrement tenaces. Le nom de César, maudit ou acclamé, a même fait assez de bruit dans notre siècle pour qu’on ne le traite pas comme une antiquaille. Or, on pourrait soutenir, sans excès de subtilité, que les fondateurs du césarisme ont pris des leçons à Alexandrie. L’Égypte sous la domination romaine était le domaine particulier de l’empereur, qui y prit la succession des Lagides, lesquels s’étaient eux-mêmes conduits en héritiers des pharaons, divinisés et adorés comme leurs devanciers. Les Césars ont conclu de l’exemple qu’ils avaient sous les yeux que le culte religieux adressé à la personne des rois était le seul fondement sur lequel pût reposer en sécurité un régime monarchique, et ils ont transplanté dans le reste de l’empire ce culte, auxquels les Romains eux-mêmes finirent par s’accoutumer. De là la religion impériale, qui considérait non pas la personne corporelle de l’empereur, mais son Génie — son double, pour parler le langage de la théologie égyptienne — comme un dieu descendu en terre et ramené au ciel par l’apothéose. Sous le Bas-Empire, les empereurs imitent de plus en plus les monarques orientaux et l’organisation sociale se rapproche du système des castes. Mais je m’arrête, Messieurs. Je ne veux pas entrer plus avant dans des spéculations un peu hasardeuses et qui flottent en dehors des réalités palpables. J’admets tout le premier que le despotisme a sa logique immanente, et que les Césars auraient peut-être trouvé tout seuls ce que l’exemple des Pharaons, des Lagides, et, en général, des souverains orientaux, les dispensa d’inventer. Nous n’abuserons pas de l’hypothèse, et nous éviterons les rapprochements superficiels. Même en nous tenant strictement dans le domaine des faits constatés, j’espère que nous ferons sortir de cette matière rebelle et dispersée des aperçus assez intéressants pour encourager et récompenser votre assiduité. |
[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (5 déc. 1890).
[2] Ce hasard est intervenu : l’abondante récolte des papyrus au Fayoum et des ostraka de toute provenance, publiés par les Wessely, Viereck, Krebs, Wilcken, Kenyon, Petrie, Grenfell, Hunt, Mahaffy, etc., ont fait mieux connaître les institutions de l’Égypte romaine et profité aussi, quoique dans une moindre mesure, à l’histoire de l’Égypte ptolémaïque. La plupart de ces publications sont postérieures à 1890.