MESSIEURS, L’histoire d’un peuple n’est pas un assemblage de biographies particulières alignées suivant l’ordre chronologique, une série de scènes qui se recommencent sans se continuer et cachent sous les détours sinueux de la spontanéité individuelle la loi qui mène l’ensemble. Un peuple est aussi, à sa manière, un individu, une personnalité compacte et agissante, dont les qualités et les défauts sont le produit de toutes les énergies particulières. Il a un caractère propre dont l’histoire démontre l’étonnante persistance, et ce caractère, comme on le soupçonne tout d’abord en raison de sa stabilité même ; n’est que le développement d’une faculté maîtresse et d’une idée dominante. Le sujet sur lequel je me propose d’attirer et de retenir votre attention durant tout le cours de ce semestre n’embrasse qu’une période limitée de la vie d’une cité qui n’est elle-même qu’une fraction du peuple hellénique. Je ne crois pas cependant qu’il y ait un terrain plus favorable aux observations spéculatives vers lesquelles s’achemine toujours, qu’elle le veuille ou non, la science des faits. Je ne pense pas qu’il y ait dans toute l’étendue de l’Hellade un coin de terré, et dans toute la durée de son existence politique un moment où il soit plus aisé de démêler les traits saillants du génie national pleinement épanoui, à l’abri non pas de toute influence, mais de toute contrainte. Je voudrais donc aujourd’hui, avant d’aborder le détail des faits, vous mettre à même de les grouper autour de quelques idées générales qui en contiennent le sens, et ramener celles-ci, autant que possible, à une idée unique de qui elles dérivent. L’objet de cette leçon est de vous montrer dans le développement des institutions démocratiques d’Athènes l’action incessante, la poussée opiniâtre d’une idée que les Hellènes ont invoquée les premiers comme un principe de gouvernement, dont ils ont essayé sur eux-mêmes la valeur avec une foi indomptable dans le succès final de leurs expériences et qu’ils nous ont transmise, à nous, héritiers de leur civilisation, avec l’aiguillon attaché à notre intelligence par le souvenir de leurs exemples et par l’enseignement de leurs écrits. Cette idée, Messieurs, c’est la croyance à une loi harmonique universelle qui règle le monde physique et le monde moral et qui introduit l’ordre dans le tout par la dépendance réciproque des parties. Au point de vue des Grecs, cette loi n’a rien de surnaturel ; elle est la Nature elle-même. Dans le monde physique, elle réalise l’ordre au moyen de forces inconscientes ; dans le monde moral, par une sage direction imprimée à des facultés conscientes et douées de spontanéité. L’harmonie ainsi obtenue dans le monde moral s’appelle la Justice (Δίκη-δικαιοσύνη). Jusqu’à Socrate, les Grecs se sont peu préoccupés d’analyser l’âme humaine et d’y découvrir des éléments divers dont la justice doit régler l’association ; toute leur attention s’est portée sur les groupes humains, depuis la famille, qui est indispensable à la vie matérielle de l’humanité, jusqu’à l’État, qui est nécessaire à .sa vie intellectuelle et morale. De tous ces groupes, l’État est le plus vaste, le plus complexe, et conséquemment le plus difficile à régler ; mais c’est aussi celui qui seul peut développer les plus hautes aptitudes de l’homme et assigner à sa vie un but digne de sa nature supérieure. Réaliser dans l’État, par un effort commun, au moyen d’une répartition équitable des droits et des devoirs entre les citoyens, l’idée de la Justice, telle est la tâche que se sont imposée, d’une manière générale, toutes les cités grecques et qu’a poursuivie, avec une noble obstination, la démocratie athénienne. L’idéal vers lequel elle lève les yeux, ou, si vous l’aimez mieux, la foi qui l’anime, ne change pas, mais la façon dont elle le conçoit se modifie avec le temps : le choix des moyens à employer pour atteindre le but varie en conséquence, et les institutions se développent ainsi, sous l’influence latente d’une force morale que je m’efforcerai de dégager dés faits extérieurs. Je me contenterai, pour aujourd’hui, de suivre cette étude jusqu’à la réforme de Clisthène. Là commencera, à la prochaine leçon, le cours proprement dit, sur lequel vous voudrez bien compter pour continuer et achever ma démonstration. I Et d’abord, ce principe de la justice, auquel ;l’antiquité grecque a fait si souvent appel et qui peut seul donner une notion exacte de l’État chez les anciens, il est bon de l’examiner de plus près, et, si faire se peut, de le définir. J’ai pu vous surprendre en disant que les Grecs l’avaient conçu les premiers sous la l’orme de loi naturelle, obligatoire parce qu’elle est la condition de l’ordre naturel. Il vous semble, Messieurs, que la distinction du juste de l’injuste, sans laquelle on ne conçoit guère de morale, est une de ces notions dont les sociétés n’ont pu se passer en aucun temps. Mais il faut savoir ce qu’on entendait par justice dans le monde avant que le génie grec n’eût refait la morale à son image. Or, si peu que nous connaissions les mœurs des peuples qui vivaient en vastes agglomérations dés bords du Nil il ceux du Gange, il nous semble voir que partout la règle, l’essence de la justice, est prise en dehors de la nature, à plus forte raison en dehors de la nature humaine, de la conscience de l’espèce. La nature n’est qu’une création, où une émanation, ou une fabrication qui suppose toujours le travail d’un ou de plusieurs êtres supérieurs placés en dehors d’elle. Ces êtres supérieurs commandent et la justice consiste à leur obéir. Leur volonté, qui ne peut, sans renier son origine supérieure, accepter le contrôle de l’équité naturelle, crée de toutes pièces le droit : elle assigne à la vertu sa forme valable et il n’y a qu’une manière d’être juste, c’est d’être, suivant une expression biblique, Juste devant le Seigneur. De là, ces sociétés divisées en castes pourvues d’une investiture divine ; de là, ces monarchies où le despotisme se fonde sur l’omnipotence d’en haut et où les rois, images ou incarnations visibles (les dieux, adorent eux-mêmes de leur vivant, par un raffinement bizarre, leur propre divinité. Telle a été, et je pourrais dire, telle est encore la tendance constante de l’esprit oriental. Tout autre a été, dès l’origine, la direction suivie par le génie hellénique. Si haut que nous remontions, à l’aide des traditions religieuses, dans l’histoire de la pensée grecque, nous trouvons toujours au premier plan, placée bien en vue, la notion de la justice naturelle. Je ne prétends pas, Messieurs, que cette notion ait été, dès le principe, dégagée de toute enveloppe mystique et aussi indépendante des dogmes religieux qu’elle le fut plus tard. Vous seriez en droit de me rappeler que l’ordre social est symbolisé par Thémis, que les criminels ont été dénoncés par Diké et poursuivis par les Érinyes, que les principes de la morale ont été souvent donnés pour des arrêts de Zeus et que les constitutions les plus remarquables ont été mises par leurs auteurs sous la garantie d’une recommandation divine. Mais examinez avec attention ces traditions religieuses qui semblent conférer à toute règle morale un caractère surnaturel et vous verrez qu’elles contiennent déjà le rationalisme futur, qu’elles témoignent déjà dû besoin d’exclure du domaine de l’intelligence tout élément variable, arbitraire, et par conséquent inintelligible. Au temps d’Homère, la religion grecque, faite, un peu au hasard, de cultes locaux, avait groupé tous ses dieux sous le sceptre de Zeus, qui peut être considéré comme le dieu suprême : Or, ce dieu suprême, père et modèle des rois de l’âge héroïque, n’est pas le législateur, il n’est que le surveillant et le justicier de son empire. Il se soumet tout le premier, par un acte parfois douloureux de volonté raisonnable, à une loi supérieure qui existe par elle-même et qui s’applique également aux dieux, aux hommes et aux choses. Cette loi, c’est ce que les Grecs appelleront plus tard la Nature et qu’ils appellent, en attendant, la Μοΐρα où destinée, la part d’être, de substance, de qualités, et, par suite, de droits, faite à chaque individu ; c’est la condition de l’harmonie générale, et, comme telle, elle est la justice. Lés dieux grecs, comme vous pouvez en juger par l’exemple du plus puissant de tous, sont soumis à la justice naturelle et ne peuvent l’enfreindre sans crime. C’est qu’en effet, Messieurs, rien ne ressemble moins aux dieux orientaux que les divinités auxquelles les cités grecques portent leurs hommages. Les dieux de la Grèce ne sont ni les créateurs ni même les ordonnateurs du monde : ils sont simplement les aînés de l’espèce humaine, et le privilège incontesté de leur race — privilège qui est d’ailleurs communicable de l’homme dans une certaine mesure par voie de génération — tient moins à une différence essentielle de nature qu’à la supériorité de leur intelligence, de leur force et de leur vitalité. Ils sont sortis des entrailles fécondes de la Terre en un temps où l’effervescence qui les amenait à la lumière était assez puissante pour leur donner une vie sans fin : les hommes, venus plus tard, n’ont reçu d’une mère épuisée qu’une existence éphémère ; mais les privilégiés et les déshérités n’en sont pas moins frères et n’en dépendent pas moins d’une loi commune, antérieure et supérieure à’ chacun d’eux. Une est la race des hommes, une est la race des dieux, disait le plus religieux des poètes grecs, Pindare, et c’est d’une même mère que les uns et les autres nous tenons notre souffle. La société des dieux et des hommes est une sorte de cité aristocratique comme on en rencontre sur le sol de la Grèce, un État où l’influence prépondérante est aux mains des plus dignes, mais où, grâce à la Loi qui plane au-dessus de tous, personne n’est sans droits et personne sans devoirs. Les dieux ont aussi leurs devoirs, et des devoirs qu’ils ne peuvent enfreindre sans encourir une sanction. En voyant Apollon banni de l’Olympe, réduit à garder les troupeaux d’Admète, ou la vénérable Héra suspendue entre ciel et terre, deux enclumes aux pieds et les mains attachées, on devine ce qu’il adviendrait des divinités inférieures si elles se révoltaient contre la loi. Zeus n’épargne pas à ses subordonnés les avertissements sévères et, comme le dit naïvement Homère, les dieux célestes gémissent dans le palais de Zeus. Avais-je raison de dire, Messieurs, que la théologie grecque est déjà, dès le temps d’Homère, toute pénétrée d’esprit rationaliste ? Ne m’est-il pas permis d’affirmer qu’en aucun temps, à notre connaissance, la Grèce n’a conçu le droit, le devoir, la justice, en un mot, comme dérivant d’une volonté personnelle dont la raison humaine, réduite à une obéissance passive, doit renoncer à comprendre le secret ? Si vous entendez parler en Grèce d’ordres émanés des dieux, et si l’on vous fait remarquer la docilité avec laquelle on s’y soumettait à la décision des oracles, ne soyez pas dupes des apparences. Le Grec le plus dévot ne croyait point que tel arrêt était juste parce qu’il venait de Zeus ou d’Apollon ; mais il pensait, en bonne logique, que les dieux étaient des mieux placés pour savoir ce qui était conforme ou contraire à la loi naturelle. Il n’y a rien là de mystique, rien qui transporte la raison en dehors de son domaine propre pour la livrer à l’arbitraire des volontés surnaturelles. Je ne crois pas perdre de vue mon sujet en traversant ces régions théologiques où je cherche l’origine et les premières manifestations de l’idée nationale. Veuillez remarquer en passant les assises que préparent au droit social futur les conceptions religieuses. L’autocratie (παμβασιλεία) n’y a point de modèle elle sera toujours déclarée injuste sans discussion et rejetée, avec une répulsion irrésistible, par les cités helléniques. La monarchie sera légitime là où le monarque aura, comme Zeus, uniquement souci de la loi et conservera sur ses sujets une supériorité naturelle ; l’aristocratie jouira en paix de ses privilèges là où ses membres seront comme des dieux vis-à-vis des hommes, d’une origine plus respectée, plus"riches, plus intelligents et plus braves ; enfin, la démocratie apparaît déjà en germe dans l’égalité de tous les membres de l’aristocratie, qui ne tonnait point de rangs hiérarchiques. Ainsi, Messieurs, la croyance à une justice naturelle ; indépendante de toute volonté personnelle, dominant même l’initiative des êtres supérieurs et ayant droit, à plus forte raison, de s’imposer à l’activité humaine, se trouve, dès le principe, affirmée, garantie par la religion elle-même et s’empare avec une énergie singulière de la conscience hellénique. Cette justice, c’est l’honneur de l’intelligence humaine de la comprendre, de la faire passer clans la vie des êtres libres et surtout d’en appliquer les lois à la société, qui est précisément une institution née d’une attraction harmonique de l’homme vers son semblable. Car la justice, selon les Grecs, doit être réalisée en ce monde, dans la société vivante, et non point dans un monde problématique dont le tombeau serait l’entrée. Vous savez assez, Messieurs, que la religion grecque, épuisée de bonne heure par le développement précoce des facultés dialectiques, n’avait à peu près rien à dire sur les secrets d’outre-tombe. Il est facile de dresser sommairement l’état des croyances vulgaires concernant la vie future. On croyait que le mort conservait dans le tombeau, ou dans le grand réceptacle des ombres, une sorte de sensibilité oisive et mélancolique, sans espérances et sans désirs. La justice n’était point la loi du sombre royaume, car les plus coupables, convenablement ensevelis, y trouvaient le repos, et l’homme le plus vertueux pouvait être privé par la négligence des vivants de cet unique bien de l’existence souterraine. Le système des initiations mystérieuses, orphiques ou autres, comportant des instructions et garanties pour le grand voyage d’outre-tombe, fit briller aux yeux de quelques adeptes des perspectives plus riantes, mais il n’eut guère qu’un succès de curiosité. Le bon sens populaire estimait,qu’une doctrine secrète devait être une duperie, ou que les conditions auxquelles s’achetaient les jouissances de l’autre vie ne mettaient pas ce bonheur à la portée de tout le monde, ce qui était déjà une injustice. La philosophie vint assez tard instituer sur ce point un débat contradictoire, qui, comme il arrive toujours quand l’objet du débat dépasse nos moyens d’observation, fit prédominer les solutions négatives. En somme, les Grecs, pris en masse, se sont refusés à concevoir d’aussi vastes espérances et à attendre d’une autre vie le redressement des injustices de celle-ci. Leur passion pour la justice visible n’en était que plus ardente et leur impatience de la réaliser plus vive. Avant d’être découragés par le malheur, ils n’ont cessé de croire que leur idéal de justice était emprunté à la nature et, comme tel, réalisable de tout point par des moyens naturels. Ce n’est qu’aux époques troublées et dans des défaillances passagères qu’ils se sont pris à douter de la justice naturelle et à se demander si l’homme vertueux n’a pas à compter, lui aussi, avec la malveillance des dieux ou la malice secrète des choses, avec la Némésis, dont le bras jaloux l’arrête dans son élan vers la perfection. Cette confiance dans l’efficacité immédiate de l’idée de justice était, Messieurs, une foi virile, une force concentrée, et comme une chaleur d’autant plus facile à transformer en énergie active que le rayonnement ne l’emportait point vers les espaces infinis. Cette foi, qui a dominé toute l’antiquité classique, fait sourire, un peu plus peut-être que de raison, les dialecticiens modernes. On n’a pas de peine à faire remarquer que, soumis à l’analyse, ce principe de la justice se résout en idées plus simples, dont chacune prise à part manque de démonstration suffisante, et qui. s’assemblent par des liens inexpliqués. Que l’on écarte du problème tout ce qui l’étend et le complique : qu’il s’agisse seulement de la justice sociale, sur laquelle les Grecs avaient les yeux obstinément fixés. La misé en œuvre de cette justice suppose trois choses : une règle, une liberté qui seule peut engendrer la responsabilité, et une sanction qui ramène à l’ordre la liberté dévoyée. Or, il faudrait d’abord démontrer qu’il y a dans la Nature, en dehors de l’esprit humain, une règle applicable aux actes libres : si on la trouvait, il faudrait démontrer qu’elle est obligatoire pour la volonté comme pour la raison ; et, une fois là, il resterait à trouver un rapport exact entre les actes libres et la sanction, peine ou récompense, qui les suit. Mais, quoi de moins mesurable que la valeur d’un acte libre, et qui peut se flatter de la convertir en un équivalent aussi hétérogène que les sanctions dont dispose la société ? La Justice a une balance à la main, et nous avons la prétention de mettre cette balance en équilibre en chargeant les deux plateaux de poids qui ne sont pas comparables et dont, au surplus, nous ignorons la valeur ! J’avoue, Messieurs, qu’il y a en ce monde une heureuse nécessité : c’est celle qui nous oblige à mettre en toutes choses la pratique avant les théories, à vivre avant de connaître les lois de la vie et à escompter la solution de problèmes que la logique pure est souvent impuissante à résoudre. Si l’analyse des idées morales avait dû devancer leur application, la société serait restée dans une barbarie bestiale et ceux qui se montrent capables de ces efforts de dialectique ne seraient jamais nés. Je n’ai pas qualité pour décider entre le collectivisme ancien et l’individualisme moderne, et je crois même qu’on n’a pas besoin d’opter entre les cieux ; mais je constate que l’un entend la justice d’une façon toute différente de l’autre. Les partisans de l’une et de l’autre doctrine s’accusent réciproquement de conduire à des conceptions absurdes et violentes de la société. C’est sans doute bien à tort, car tout système pris à part conduit naturellement a des conséquences opposées, comme une pente est à la l’ois montée et descente. Les Anciens posaient en principe une règle objective, plus haute et plus noble que la liberté individuelle, et leur système conduit ou bien à l’oppression de l’individu par l’État, ce qui peut être l’oppression de l’intelligence par le nombre, ou bien, au contraire, à l’oppression du grand nombre par les hommes supérieurs, seuls aptes à comprendre les lois générales. Les modernes, traitant de chimérique cette règle collective, qui ne peut être qu’une catégorie de l’entendement, posent en principe qu’il n’existe en réalité que des individus et des volontés individuelles, et, fort embarrassés de fonder là-dessus une obligation quelconque, ils aboutissent également ou à la coalition du nombre ou à la domination des grandes individualités, à qui il faut de l’espace pour développer à l’aise leurs aptitudes exceptionnelles. Le système ancien a été mis à l’épreuve, et les individualistes déclarent qu’ils n’auraient pas voulu vivre dans une cité antique : pour eux, leur système n’a pas encore subi le contrôle de l’expérience et ils demandent qu’on leur fasse crédit de l’avenir. Quoi qu’il en soit, la raison grecque a eu foi dans la justice entendue comme une règle de nature, obligatoire potin tous les êtres raisonnables, et Aristote a dit d’avance ce qu’il pensait de la liberté individualiste, l’a liberté de se déterminer salis règle extérieure et sans autre but que d’affirmer sa liberté même. Dans une maison, dit-il, les hommes libres n’ont pas du tout le droit de faire n’importe quoi ; mais tous leurs actes ou la plupart de leurs actes sont réglés, tandis que les esclaves et les animaux n’ont pas souci de ce qui va au bien commun et font la plupart du temps ce qui leur passe par la tête. Aristote a marqué là le trait saillant de sa race, race de politiques, de philosophes et d’artistes. Nous allons voir comment la cité athénienne, c’est-à-dire le peuple le plus intelligent et le plus jaloux de sa liberté qui fut jamais, s’est façonné lui-même à une harmonie progressive, aimée, désirée de tous, et dont le type, vaguement entrevu par le grand nombre, est de temps à autre plus nettement aperçu par le génie des législateurs. II Dans la pensée des Athéniens, l’Attique avait, entre toutes les régions de l’Hellade, le privilège d’avoir été, dès l’origine, une sorte de table rase où les expériences politiques n’étaient troublées par aucune énergie perturbatrice préexistante. Les Athéniens avaient écarté de leur berceau toute trace d’injustice originelle. La terre qu’ils possédaient, ils croyaient- ne l’avoir prise à personne. Elle n’était pas seulement le domicile élu des générations présentes ; elle était ; au sens propre du mot, la mère de leurs ancêtres. Ils étaient fiers d’être autochtones et de n’avoir jamais quitté le sol qui les avait engendrés. C’est un éloge qu’ils se décernaient volontiers à eux-mêmes et que les censeurs les plus sévères de la vanité nationale, Thucydide et Platon, n’osaient pas leur refuser. Au fond de ce naïf orgueil se trouve déjà une satisfaction de conscience, et c’est surtout de n’avoir point commis d’injustice que se vantent les Athéniens. Tout le monde convient, dit Isocrate, que notre cité est la plus ancienne et la plus grande et la plus renommée entre les hommes ; mais, si beaux que soient ces titres, nous en avons de plus grands encore au respect. En effet, celte terre que nous habitons, nous n’en avons pas expulsé les autres. Seuls de tous les Hellènes, nous pouvons l’appeler tout à la lois notre nourrice, notre patrie et notre mère. Ces paroles réchauffaient, le cœur clos Athéniens humiliés par les désastres de la guerre du Péloponnèse, et elles allaient frapper d’une allusion vengeresse leurs vainqueurs, ces Doriens de Sparte toujours campés en armes dans la vallée de l’Eurotas qui n’était ni leur mère, ni leur patrie, mais leur esclave. Le dogme de l’autochtonie athénienne, qui grandit avec le progrès du sentiment national, mérite d’être noté en passant. C’est un indice précieux des idées qui dirigeaient dans son évolution la société athénienne. Il contient, sous une forme concrète, la justification de l’égalité démocratique. Entre fils d’une même mère, il ne pouvait y avoir de distinctions fondées sur la naissance. Quand on a à faire l’éloge d’autres hommes, dit Hypéride dans son oraison funèbre des soldats morts pour la patrie, de ceux qui, venus de divers côtés dans une même ville, y ont apporté avec eux leurs traditions particulières, il faut passer en revue la généalogie de chacun ; mais ici, comme je parle à des Athéniens qui ont une origine commune et qui, en leur qualité d’autochtones, ont une noblesse hors ligne, j’estime superflu de faire l’éloge des familles en particulier. Ce n’était pas là de l’histoire savante, à coup sûr, mais c’était une illusion généreuse. L’origine de la cité, suivant la tradition locale, n’était pas moins édifiante. Elle avait été constituée, sous les auspices du héros Thésée, par la libre association de douze bourgades, composées elles-mêmes de gentes et de phratries éparses sur le sol de l’Attique, qui convinrent de fixer sur l’Acropole leur centre religieux et politique. Cette création s’était faite par la vertu de Peitho, de la Persuasion, à laquelle la cité éleva plus tard un autel, et elle n’avait pas coûté une goutte de sang. Les Athéniens en fêtaient tous les ans l’anniversaire, et il n’y avait pas sur cette solennité patriotique l’ombre d’un remords. Le régime de la cité primitive était monarchique : mais rien de plus juste que l’autorité des rois de ce temps-là. Les rois étaient les rejetons des dieux, qui de temps à autre régénéraient par une nouvelle infusion de sang divin la dynastie, élevée, en vertu d’une supériorité de nature, au-dessus du niveau commun de l’humanité. Thésée, par exemple, n’appartenait pas seulement à une famille héroïque ; il était le propre fils de Poseidon. C’est bien là une royauté de droit divin, mais ce droit divin n’est pas distinct du droit naturel. L’investiture qu’il donne n’est pas un privilège arbitrairement conféré et visible seulement aux yeux de la foi ; c’est une prééminence réelle, qui s’affirme par des facultés exceptionnelles et héréditaires. On se représentait volontiers plus tard Thésée sous les traits d’un prince vaillant et sage, grand redresseur de torts, qui s’était servi un instant de sa puissance pour donner à ses sujets une constitution habilement tempérée et s’était ensuite renfermé, avec une abnégation touchante, dans son rôle de défenseur armé de l’État. On n’était pas loin de faire de lai le fondateur de la démocratie. Pourtant, on reconnaissait bien que l’égalité avait fait des progrès depuis lors ; car Thésée était censé avoir divisé la population de l’Attique en trois classes, la classe des nobles ou Eupatrides, celle des laboureurs ou Géomores, et celle des artisans ou Démiurges. C’est pour simplifier l’histoire et suppléer à des recherches laborieuses que l’on supposait ainsi la distinction des classes opérée par un roi. En effet, après avoir posé en principe que la race était autochtone, il devenait impossible de trouver à l’aristocratie de naissance une raison suffisante. Le peuple athénien n’aurait pas voulu accepter l’explication pourtant la plus probable, à savoir que les Eupatrides avaient été les véritables autochtones, les premiers occupants et légitimes propriétaires du sol, tandis que les classes inférieures se composaient des descendants de réfugiés, d’esclaves affranchis, d’indigènes soumis par la conquête, ou — en supposant écartée l’hypothèse d’une conquête — de familles déchues et appauvries. L’aristocratie, ainsi comprise, est le produit légitime des lois qui régissaient la famille. Les Eupatrides étaient les fils des maîtres de la maison ; les autres, les descendants des serviteurs ; et, à moins d’imputer aux premiers un crime originel, une prise de possession violente, ce que n’ont jamais fait les démocrates athéniens, il n’y avait rien à objecter à leurs droits héréditaires. En admettant, au contraire, que tous les Athéniens étaient issus d’une origine commune, on enlevait à cette aristocratie sa justification historique et naturelle : Il va sans dire que tous ces raisonnements sont postérieurs à là destruction effective des privilèges aristocratiques, et que ce n’est point pour des raisons de théorie pure que tombèrent successivement et là royauté et l’oligarchie des Eupatrides. La royauté disparut la première, renversée par la coalition des familles aristocratiques. Remarquez, Messieurs, que — sauf une exception, apparente peut-être, dont la France à été le théâtre — les choses ne se passent jamais autrement. Le monde gréco-romain a été un vaste champ d’expériences, et l’expérience sur ce point a été concluante. Dans toutes les cités qui ont suivi leur développement normal, la royauté, qui a été partout le premier régime ‘de l’État modelé sur la famille, a toujours été supprimée par l’effort des intérêts aristocratiques, et souvent sans secousse, par une sorte de paralysie progressive. C’est la foi populaire qui crée et soutient les monarchies : ce sont les classes supérieures qui se lassent le plus vite d’obéir. Aussi, une royauté qui vit de compromis avec l’aristocratie est malade ; celle que l’affection du peuple a abandonnée est morte. La royauté athénienne mourut doucement, sans révolution, laissant derrière elle le souvenir des services rendus, confié à la mémoire d’un peuple reconnaissant. Aucune voix ne s’éleva jamais pour la maudire. On parlait d’elle, aux plus beaux jours de la démocratie, comme on parle de ces morts illustres qui sont venus à leur heure et auxquels on ne fait pas un crime d’avoir eu les idées de leur temps. Rome avait juré ‘à la royauté une haine éternelle : Athènes n’embarrassa jamais d’un serment pareil la liberté de son jugement. L’histoire locale racontait comme il suit — abstraction faite des variantes — la chute définitive de la royauté. Une première attaque contre la dynastie légitime avait été faite, du vivant même de Thésée, par un descendant d’Érechthée, Ménesthée. Thésée mourut en exil, mais l’usurpateur fut tué devant Troie, et le fils de Thésée remonta sur le trône de son père. Le droit héréditaire triomphait, mais — symptôme grave — sans que le peuple paraisse avoir rien fait pour le défendre. On trouve même çà et là le peuple taxé d’ingratitude à l’égard de Thésée, et cette idée finit par prendre une forme précise. Un scoliaste d’Aristophane dit que Thésée fut frappé d’ostracisme. Je ne veux pas trop prendre au sérieux un débat établi sur des données aussi légendaires, mais je ne crois pas le peuple athénien si coupable. D’après les généalogistes, Ménesthée était l’arrière-petit-fils d’Érechthée, tandis que Thésée ne descendait d’Érechthée qu’à la quatrième génération. Si j’avais à l’aire ici office d’avocat, je soutiendrais que les Athéniens ont cru ce jour-là se décider pour la cause la plus juste. Mais peu importe. Ce qui est plus sérieux, c’est qu’Athènes a changé de dynastie une seconde fois, et non seulement sans répugnance, mais par libre choix. Un descendant de Thésée ayant laissé faire par un autre son office de défenseur du pays, les Athéniens donnèrent le sceptre à qui savait porter l’épée, bien que ce vaillant fit un étranger et presque un inconnu. Il y a là, Messieurs, une rectification remarquable de la coutume, produite par le sentiment de la justice : c’est la déchéance d’une dynastie, prononcée, à la façon d’un verdict de jury, par la cité. On sent naître l’idée de la souveraineté populaire. Pour le moment, cette souveraineté embryonnaire n’a pas encore une conscience nette de ses droits : elle se, borne à transférer l’exercice des prérogatives royales d’un descendant des héros à un autre descendant des héros, de la famille de Thésée à celle de Nestor. L’origine semi-divine, le privilège de nature, est encore indispensable à la possession légitime du pouvoir, mais on est bien Près d’analyser ce privilège et de le réduire en éléments plus simples. On en viendra bientôt à penser que la filiation héroïque n’est qu’un simple mode de transmission des qualités exceptionnelles empruntées à une race mieux douée ; qu’elle n’est pas respectable en elle-même, mais pour ses effets, et que, si elle manque à produire ces effets, elle cesse par là même de créer un droit supérieur au droit commun. La fin de la royauté est proche. Elle est abolie à la génération suivante. On ne vit jamais de révolution plus pacifique et à laquelle on ait trouvé, après coup, des raisons plus ingénieuses. A la mort de Codrus, qui s’était dévoué pour son pays, ses fils se disputèrent le trône, c’est-à-dire l’ébranlèrent de leurs propres mains. L’aristocratie athénienne trancha le litige en faveur de celui qui consentit à être le chef de l’État sans être le roi et à se reconnaître responsable de sa gestion vis-à-vis des citoyens. La royauté fut transformée en principat ou archontat à vie, qui était héréditaire en ce sens qu’il ne devait pas sortir de la famille des Codrides, mais qui, ayant reçu à u suffrage ou, si l’on veut, du pacte initial une nouvelle investiture, ne pouvait manquer d’être ou de devenir à bref délai électif. On ne dit pas que le premier archonte viager, Médon, ait été le fils aîné de Codrus : la tradition insinue même le contraire, car elle rapporte que Nélée, outré de la préférence accordée à Médon, s’en alla avec ses frères en Asie. Nélée devait être l’aîné, celui qui, suivant le droit strict, était l’héritier de la dignité paternelle. Voilà donc la cité athénienne pourvue d’une constitution en rapport avec les progrès de la logique. Le pouvoir est encore d’origine divine ; il n’est pas la résultante des volontés mises en commun ; mais celui qui l’exerce est choisi par les gouvernés, et il ne l’exerce légitimement qu’à condition d’être responsable de ses actes. On donna plus tard à cette révolution un tour bien spirituel. On prétendit que Codrus avait porté par son dévouement la royauté à une hauteur d’où elle ne pouvait plus que descendre. Les Athéniens avaient voulu ensevelir la royauté dans ‘sa gloire et dresser sur son tombeau le type idéal du roi patriote. L’archontat à vie, reposant à la fois sur l’hérédité et l’élection, dura, suivant la chronologie courante, un peu plus de trois siècles ; au bout de ce temps, on sentit le besoin d’user plus souvent du droit d’élection et de rendre plus facile le droit de contrôle. La responsabilité n’est guère effective dans les magistratures viagères : la seule sanction efficace à opposer aux abus de pouvoir est la destitution ; et il est probable que les Athéniens eussent été fort en peine de l’appliquer. Ils n’auraient pu le faire que par des moyens violents et illégaux, qui répugnaient à leur tempérament. En remplaçant de temps à autre l’archonte, on parait à bien des inconvénients ; on pouvait utiliser un plus grand nombre de talents et prévenir les jalousies au sein de l’ancienne famille royale ; de plus, la responsabilité devenait réelle, car il était facile, sans rien déranger au mécanisme politique, de demander compte au magistrat, rentré dans la vie privée, des actes de sa vie publique. Tout le monde y trouvait son compte, et c’était une nouvelle satisfaction accordée au sentiment de la justice. Mais une réforme en appelle une autre. Le droit héréditaire était déjà singulièrement diminué, car on a fait de bonne heure, à Athènes, une remarque qui n’est pas encore familière à tous nos contemporains ; c’est qu’il est injuste d’assimiler un pouvoir qui s’exerce sur les autres à une propriété que l’on possède à part soi. Celle-ci est transmissible, parce que personne n’a sur elle un droit égal au droit de celui qui en hérite ; tandis que le pouvoir exercé sur les autres suppose une aliénation au moins partielle de leur liberté, et que cette aliénation nous paraît inique, si elle est imposée par la force. Pendant longtemps, la logique avait été arrêtée sur cette pente par l’idée que les rois étaient de race supérieure : cette idée une fois ébranlée, et elle l’était depuis longtemps, rien n’empêchait plus les Athéniens de raisonner sur ce point comme nous. La conclusion fut qu’en 713, quarante ans après l’institution de l’archontat décennal, le privilège des Médontides fut supprimé et l’accès de l’archontat ouvert à tous les citoyens de plein droit. Cette fois, toute trace de droit divin a disparu : le gouvernement repose sur un fondement rationnel, pur de tout alliage théologique. Il n’y avait plus rien à modifier dans le caractère de l’autorité, qui était non seulement élective, mais issue du suffrage et régulièrement responsable. On ne croyait pas toutefois avoir atteint la perfection. On trouvait, d’une part, que l’archontat décennal avait l’inconvénient d’habituer celui qui en était investi à la jouissance du pouvoir et lui en laissait le regret ; de l’autre, qu’un seul homme ne pouvait suffire à une tâche multiple qui grandissait avec la cité elle-même. Il fut donc procédé à une réforme nouvelle (683), qu’on nous donne comme s’étant opérée d’un seul coup[2]. L’archontat, de décennal, devint annuel et fut confié à un collège de neuf membres qui s’en partagèrent les attributions. La logique athénienne n’a point connu l’organisation singulière des collèges de magistrats à Rome, où l’autorité se multipliait en quelque’ sorte sans se diviser. Dans le collège des consuls, par exemple, chaque consul possédait tout entière, dans toute l’étendue et tous les aspects de sa compétence, la puissance consulaire. De là peut-être une garantie pour la liberté, en ce sens que ces deux volontés pouvaient se faire équilibre et au besoin s’annuler l’une par l’autre, mais de là aussi des conflits et des questions contentieuses qui eussent bien vite lassé la patience des Athéniens. Les archontes avaient chacun leur office distinct. L’archonte éponyme avait l’administration et la juridiction civile ; le polémarque, le département de la guerre avec la juridiction y afférente ; l’archonte-roi, le soin du culte et une juridiction en rapport avec sa charge ; les six autres, appelés thesmothètes, avaient une juridiction indivise et fixaient en conseil la jurisprudence applicable à tous les cas qui ne ressortissaient point à la compétence des trois premiers. En même temps, l’ancien Conseil royal, dont il n’est jamais question dans les souvenirs de cette époque, mais dont les archontes pouvaient encore moins se passer que les rois, devait prendre peu à peu l’ascendant que les assemblées permanentes né manquent jamais de conquérir en face de magistrats souvent renouvelés. III La constitution aristocratique d’Athènes était achevée. Je dis aristocratique, pour me placer au point de vue de l’âge suivant et au nôtre. En réalité, Athènes était déjà une république démocratique, au sein de laquelle les vrais citoyens étaient égaux devant la loi, électeurs et éligibles. Elle a déjà réalisé la conception antique de la démocratie et ne saurait la dépasser. Seulement, avec le temps, et presque à l’insu des politiques, la composition de la société et les conditions économiques dans lesquelles elle se développait avaient singulièrement changé. Le commerce, sollicité par l’attraction de la mer, avait amené en Attique une population mêlée de négociants, d’artisans, de matelots, qui faisaient partie de la société sans faire partie de la cité, et d’esclaves qui faisaient partie des familles sans faire partie dé la société : En même temps, la classe des journaliers et bergers, qui descendaient probablement d’anciens esclaves et étaient chargés comme eux des basses œuvres de l’agriculture, se développait d’un mouvement parallèle, pendant que le groupe des propriétaires, des vrais citoyens fils de la terre, suivait une progression inverse. Il y a là une loi de nature dans laquelle il entre un peu de volonté humaine et qui n’en est pas moins fatale pour cela. La pauvreté et la richesse mobilière ne craignent guère les partages : le souci de conserver la propriété foncière, qui n’est pas indéfiniment extensible, tend à limiter la fécondité des familles qui en sont préoccupées, et, par suite, à les anéantir. Il était arrivé ainsi que les Eupatrides, qui occupaient réellement le pays et peuplaient la cité, étaient devenus une minorité, et une minorité tellement affaiblie qu’elle n’avait pas pu se réserver partout la propriété du sol. Ces Géomores que Thésée, dit-on, plaça immédiatement au-dessous des Eupatrides sont bien, ce semble, des possesseurs d’une portion du sol, des possesseurs que la coutume, le droit indigène, ne veut pas encore reconnaître pour des propriétaires, mais dont la possession se convertira nécessairement en propriété. Parmi ceux qui ne possédaient pas de terre et qu’on appelait artisans, il y avait de riches commerçants qui allaient faire sentir aux Eupatrides la puissance de l’argent et qu’il n’était pas possible de maintenir longtemps dans une condition inférieure. En somme, la cité était devenue trop petite. Comme il arriva plus tard à Rome, la population campée tout autour voulait en forcer les portes, en abolissant le vieux droit qui les leur fermait et qui cessait de répondre, en de telles conjonctures, à l’idée de justice. Les Eupatrides avaient le choix entre deux partis résister ou céder. Ils ne se résignèrent au dernier qu’après avoir essayé du premier. La résistance ne fut pas une lutte hasardeuse, passionnée, mêlée de concessions illogiques, de contrats tortueux, et terminée par une défaite sans gloire, comme celle des patriciens de Rome contre la plèbe. Les patriciens d’Athènes proclamèrent d’abord le droit tel qu’on l’avait toujours entendu jusque-là : pour le faire respecter, ils chargèrent un des leurs, Dracon, de formuler un ensemble de lois pénales, écrites, portées à la connaissance de tous ; et, pour appliquer ces lois, qui seraient peut-être restées impuissantes dans la main trop faible des archontes, ils instituèrent des jurys d’État, composés de citoyens choisis parmi les plus probes et âgés d’au moins cinquante ans. Ce n’était pas là une bonne manière, sans doute, — l’expérience le prouva, — c’était pourtant une grande manière, de résister à ce que les Eupatrides considéraient comme des tentatives d’usurpation sur les droits acquis. Ce n’est pas seulement à l’appareil, mais au sentiment de la justice qu’ils font appel, et, comme ils ont foi dans l’identité de la justice et de la coutume, que personne autour d’eux ne distingue encore entre ce qui est juste et ce qui est légal, ils se persuadent qu’il suffit d’armer la loi pour assurer le triomphe de la justice. Ils ne savaient pas — et leurs adversaires ne le savaient guère mieux — que la distinction entre la justice et la loi, entre la nature invariable qui est le fondement de l’une et les conventions sociales qui donnent à l’autre sa forme, se glissait inaperçue dans la conscience publique. Il suffit que la loi change pour perdre son empire absolu sur le for intime : dès qu’elle se modifie, même pour s’améliorer, elle s’avoue perfectible et ne peut plus être confondue avec l’idéal de perfection qui plane au-dessus d’elle. Cela ne veut pas dire qu’elle soit du même coup méprisée ; elle peut même être considérée comme ce qu’il y a actuellement de plus parfait ; mais elle ne peut plus avoir l’absurde prétention de se refuser à tout progrès ultérieur. La tâche des législateurs est précisément de mettre les lois en harmonie avec l’idée qu’on se fait de la justice idéale, de façon que la copie ne cesse pas de ressembler au modèle. Les lois de Dracon avaient le tort d’imposer l’immobilité à une société quine pouvait plus rester en place. Tout le monde les trouva justes, car le nom de Dracon resta à Athènes entouré du même respect que celui de Solon ; mais, sans avoir d’objections théoriques à l’aire, on resta inquiet et mal satisfait. Le résultat ne se fit pas attendre. Moins de dix ans après, en s’éveillant un matin, la cité apprit que l’Acropole était occupée par un riche Eupatride, gendre du tyran de Mégare, avec une troupe d’hommes armés, et que ce personnage allait en descendre, quand il aurait rallié à lui assez de mécontents, pour imposer à Athènes le régime sous lequel gémissait la bourgeoisie de Mégare. Cylon s’était trop pressé. Il s’était donné le double tort de violer les lois au profit de son ambition personnelle et de l’avoir fait avec l’aide des séides étrangers que lui avait prêtés son beau-père. Il fut bloqué dans l’Acropole, et ceux de ses complices qui ne réussirent pas, comme lui, à s’enfuir furent exécutés par les Eupatrides. Rien de plus juste, et les autres classes, si elles n’aidèrent pas les défenseurs de la loi, les laissèrent au moins libres d’agir. Mais on apprit bientôt que les Eupatrides avaient apporté dans la répression une animosité qui leur avait fait violer la justice naturelle et même les privilèges des dieux. Comme les coupables s’étaient réfugiés au pied des autels, où ils étaient inviolables, on les avait attirés au dehors en leur promettant la vie sauve et égorgés ensuite : on disait même que leur sang avait souillé le temple. Les vengeurs d’une loi dont la justice commençait à ne plus être évidente pour tout le monde avaient donc foulé au pied des axiomes de morale, le respect de la parole donnée et le respect des dieux. On s’attendait à un châtiment divin, sans savoir s’il frapperait seulement les sacrilèges, ce qui est de la justice individuelle, ou si, par une application légitime du principe de la solidarité, il frapperait la cité entière, coupable de ne pas les punir elle-même. On fut bientôt édifié : le tyran de Mégare mit en mer une flotte qui s’empara de Salamine et vint bloquer le port d’Athènes ; des maladies étranges s’abattirent sur la ville ; les imaginations surexcitées s’abandonnèrent à des peurs fantastiques et l’on assurait que des revenants se promenaient par les rues en plein jour. Ce fut une clameur générale contre les sacrilèges, de qui venait tout le mal. Le peuple, livré à lui-même, n’eût peut-être su que faire ; mais déjà Solon l’Eupatride se préparait à sa tâche de réformateur. Il commença par persuader aux Athéniens de se garantir eux-mêmes contre les dangers matériels : puis, Salamine reprise, les Mégariens rentrés chez eux, il proposa de nommer un jury pour juger les auteurs du sacrilège, qui étaient presque tons- de la famille ou de la clientèle des Alcméonides. Les Alcméonides se soumirent sans résistance au verdict rendu par un tribunal de trois cents Eupatrides et quittèrent l’Attique, emportant avec eux les cendres de leurs ancêtres. La cité ayant ainsi expulsé de son sein les criminels, il ne lui restait plus qu’à faire sa paix avec les dieux. Pour cela, il fallait une purification en règle, opérée par une sorte de mandataire des puissances célestes. Solon indiqua pour cet office le prophète Épiménide, confident de Zeus et d’Apollon, de la sainteté duquel on disait des merveilles. Épiménide vint et comprit ce que Solon attendait de lui. Il fit ce que nul législateur alors n’eût pu faire, ce que Rome, faute d’un révélateur inspiré, ne put jamais obtenir : après avoir purifié la ville par des cérémonies solennelles, il élargit d’un seul coup, par l’ordre exprès des dieux, la communauté religieuse qui servait de base à la cité. Il fit entrer dans les génies, dans les phratries, dans ces groupes jusque-là fermés aux nouveaux venus, tous les hommes libres ; il leur permit, que dis-je ? il leur ordonna d’invoquer à leur tour les dieux des Eupatrides, Zeus Herkeios qui protégeait leur foyer, Apollon Patrôos qui garantissait la légitimité de leur descendance, et Athéna qui veillait sur la cité entière. Puis il s’en alla, laissant à Solon, auquel il avait communiqué quelque chose de son prestige mystique, le soin de poursuivre la tâche commencée. La réforme religieuse rendait indispensable et justifiait par avance la réforme politique. Jusque-là, la société civile s’était exactement superposée à la communauté religieuse et avait les mêmes limites. A moins d’établir entre l’État et ses dieux nationaux une scission qui eût été absurde, puisque ces dieux étaient en quelque sorte des citoyens, intéressés à défendre la cité contre les dieux étrangers, il fallait que la société civile et politique suivit le mouvement qui avait élargi l’association religieuse. Solon n’eut donc pas à lutter pour faire entrer dans les esprits une idée qui y était déjà, à savoir que tous les hommes libres de l’Attique devaient être dés concitoyens : il s’agissait seulement de décider si les nouveaux ‘citoyens devaient être en toutes choses assimilés aux premiers. C’est pour résoudre cette grave question qu’il fut, en 594, nommé seul archonte et muni de pleins pouvoirs. Sa constitution témoigne d’un grand sens politique et de son respect pour la justice. Distinguer entre les anciens et les nouveaux citoyens et conserver aux premiers leur prééminence, c’était relever les barrières renversées par Épiménide et revenir à l’état de choses d’où on voulait sortir. Il n’y avait plus de privilège de naissance, puisque tous les hommes libres étaient et que leurs descendants allaient naître citoyens. D’un autre côté, proclamer l’égalité absolue sans tenir compte des inégalités naturelles, — naturelles ou acquises, — c’était aller contre la justice et renoncer à atteindre cet ordre idéal qui met chacun à sa véritable place. Solon, en quête d’un principe ordonnateur, comprit bien vite que si l’on veut mesurer les droits et devoirs de chacun à sa valeur intrinsèque, ce qui serait la justice absolue, on tombe dans la pure utopie. Il n’y a pas d’instrument qui permette de peser ainsi les hommes, et, s’il y en avait un, on s’apercevrait que, tous ayant des valeurs inégales, il faudrait faire des lois et une morale pour chaque individu. Il chercha donc un caractère extérieur, apparent et mesurable ; qui fût une présomption suffisante, et en tout cas indiscutée, de la valeur des individus. Ce caractère, il crut le trouver dans la richesse. La richesse, en effet, engendre le loisir ; le loisir rend possible la culture intellectuelle, et celle-ci ajoute à la supériorité matérielle que donne la richesse la supériorité morale qui rend l’homme digne de gouverner les autres. Solon, qui était un poète et un philosophe en même temps qu’un homme d’action, ne crut pas renoncer de la sorte à réaliser, autant que le permettaient les circonstances, l’idée de la justice distributive : il espéra, au contraire, avoir trouvé, en attendant mieux, un moyen d’estimer approximativement la valeur des hommes. Mais ici, il faut préciser. Solon faisait entrer pour beaucoup dans la valeur du citoyen l’attachement au sol natal, le désir et le courage de le défendre, et il lui sembla que la richesse mobilière, laquelle n’a point de patrie, ne garantissait pas assez la possession de ces vertus civiques. Il établit donc la distinction des concitoyens en classes sur l’évaluation de la propriété foncière, à l’exclusion de toute autre. Voici comment il crut devoir graduer, d’après cette échelle censitaire, la répartition des droits et — ne l’oublions pas — des devoirs. Tous les citoyens étaient électeurs, parce qu’il serait injuste de remettre les intérêts de tous à des fonctionnaires qui n’auraient pas été choisis par le suffrage de tous. Mais tous ne sont pas éligibles aux fonctions publiques, qui supposent la capacité et le loisir. Ceux qui ne possèdent pas de terre ou n’en possèdent pas assez pour être dispensés du travail salarié, restent exclus de tous les emplois, saut’ des fonctions de jurés : les trois autres classes ensemble fournissent chaque année les quatre cents conseillers (βουλευταί) qui gèrent les finances de l’État et élaborent les projets de loi reconnus opportuns. La première classe seule était en possession de l’archontat et, par l’archontat, de l’Aréopage, sénat composé des anciens archontes, tribunal singulier, de compétence élastique, auquel aboutissaient toutes les questions contentieuses. Cette éligibilité graduée des trois premières classes était d’ailleurs un droit dont on ne jouissait qu’à partir d’un certain âge, et qu’on perdait facilement, ainsi que le droit de suffrage, par la moindre condamnation judiciaire. En regard des droits, Solon n’avait pas oublié les devoirs, ceux-ci grandissant avec ceux-là. L’État ne demandait à ceux qui ne possédaient pas de terres ni leur sang, ni leur argent : les autres lui devaient, au prorata de leur fortune, l’impôt et le service militaire, lequel était plus ou moins onéreux, dans un pays où l’on s’équipait à ses frais, suivant que l’on servait à cheval ou à pied, avec la cuirasse et le casque ou armé à la légère. C’était un régime censitaire, sans doute, timocratique, comme disaient les Grecs ; mais combien différent de ceux que nous avons connus depuis ! Vit-on alors, comme chez nous, le droit de suffrage réservé à une intime minorité et les privilégiés de la fortune prétendre à l’honneur de gouverner le pays en imposant au prolétaire sans droits politiques le devoir de le défendre ? Aussi, tandis que cette manifestation d’un égoïsme mesquin et hors de saison a laissé au cœur du peuple français comme une vague rancune, le régime inauguré par Solon a été considéré plus tard par le peuple athénien comme l’essai honnête d’un principe nouveau, qui devait bientôt s’effacer devant ses conséquences prochaines, mais qui visait déjà le but atteint en d’autres temps par d’autres moyens. J’ai donné au peuple, dit Solon lui-même clans une de ses élégies, le pouvoir qui suffisait, sans rien retrancher à sa mesure, sans y rien mettre de trop. Pour les autres, les grands du pays et les riches, j’ai eu soin qu’aucune injure ne les atteignît. Je me suis tenu avec un invincible bouclier entre les deux partis, les protégeant tous deux, empêchant que l’un n’opprime l’autre. Le bouclier de Solon n’était pas tout à fait assez large pour parer tous les coups. Le doua législateur n’avait voulu intimider personne : il comptait sur le temps pour faire passer ses lois dans les mœurs, mais sa modération même compromit un instant le succès de son œuvre. L’ancienne aristocratie se prit à regretter ses privilèges héréditaires et parla de réaction. Les nouveaux citoyens, effrayés, se jetèrent dans les bras de Pisistrate, un riche Eupatride, à condition qu’il défendrait contre les oligarques les lois de Solon, et l’on vit ce spectacle original, qui surprit Solon lui-même, d’un tyran respectueux de la constitution où il n’introduisait d’illégal que son propre pouvoir. La chute des Pisistratides, discrédités par un scandale fâcheux, fut une époque critique pour la démocratie athénienne. Les Alcméonides, les bannis d’autrefois, venaient de rentrer de haute lutte dans la cité, avec l’appui des Spartiates, qui étaient les ennemis nés des institutions démocratiques, et les encouragements des prêtres de Delphes, qui se servaient à leur gré de l’épée des Spartiates. Le peuple, qui n’avait guère usé encore de ses droits soies le régime exceptionnel inauguré par les Pisistratides, paraissait résigné d’avance à subir une réaction aristocratique. Heureusement, les partisans de l’oligarchie se divisèrent entre eux, et l’Alcméonide Clisthène, par une conversion imprévue, se retourna vers le peuple. C’est la main ferme de cet ambitieux, petit-fils par sa mère du tyran de Sicyone, qui acheva ou plutôt refit l’œuvre de Solon. Il savait où frapper pour détruire à jamais l’aristocratie. Il ne resta plus après lui de traces de l’ancien régime. IV C’est donc par l’étude de ses réformes que j’aborderai, dans ma prochaine leçon, l’histoire du développement des institutions démocratiques. La tâche que je me suis imposée est laborieuse. La démocratie athénienne n’a pas vécu longtemps, mais elle a vécu vite, toujours poussée en avant par l’activité de sa pensée, menant de front -la théorie et la pratique, toujours occupée, trop occupée peut-être de perfectionner sans -cesse sa constitution par des retouches de détail — comme le sculpteur dont l’œil va sans cesse de son marbre à son modèle — et trouvant encore le temps d’assurer à Athènes, pour un moment, l’hégémonie militaire de la Grèce, pour toujours la première place dans le monde des arts, des lettres et des sciences. Je voudrais suivre, étape par étape, cette merveilleuse expression du génie de la cité et la suivre, non pas seulement en colligeant les faits, — mais en tenant compte du travail intellectuel qu’ils supposent. Ce travail intellectuel, nous le connaissons surtout par les maximes que le peuple applaudit au théâtre, par les moyens de persuasion qu’emploient les orateurs : nous le connaissons mieux encore par la réaction hostile qu’il développe au sein des écoles philosophiques. Il y a eu, dans l’antiquité et surtout dans la cité athénienne, un malentendu persistant entre la démocratie et la philosophie. Ce n’est pas qu’il y eût opposition entre leurs principes. Le peuple grec, si rebelle à l’unité politique, a atteint de bonne heure, au contraire, une remarquable unité morale. Chez les Hellènes, tous les théoriciens qui essaient de réduire en système la science politique, d’où qu’ils viennent, partent de l’idée fondamentale que l’homme est fait pour la société, qu’il doit y trouver la pleine expression de ses facultés et par suite le bonheur, pourvu que la société soit elle-même ordonnée, comme l’Univers, d’après les affinités naturelles de ses éléments et que chacun y soit à sa place. Il faut donc que les meilleurs aient une influence prépondérante et qu’au-dessous d’eux la subordination, l’obéissance, qui supplée à la faculté de discerner par soi-même, aille en croissant jusqu’aux esclaves, réduits, eux, à l’obéissance passive. La démocratie accepte le principe et même les conséquences, mais le désaccord se produit entre elle et la philosophie sur le choix des moyens propres à atteindre le but. Quels sont, dans une société, les meilleurs ? Au gré des peuples enfants, ce sont les plus forts, puis les plus nobles, puis les plus riches. On avait déjà dépassé ce point de vue au temps de Solon ; car, nous l’avons vu, le législateur n’a nullement le culte de la richesse pour elle-même. Il refuse de tenir compte des fortunes mobilières, de l’argent, et il accepte comme base de la hiérarchie sociale la seule espèce de fortune qui lui paraisse être une garantie de vertus civiques. La démocratie se serait accommodée provisoirement de ce système, mais la spéculation philosophique se montra plus impatiente. La philosophie grecque a toujours refusé de mesurer la valeur des hommes à leur fortune. Bias n’avait pas attendu Diogène pour dire que le Sage porte toit avec lui, et on raconte que Crésus fut stupéfait de voir que Solon lui refusait le titre d’heureux. Les philosophes avaient raison, sans doute ; mais, au lieu de chercher d’autres solutions pratiques, ils poursuivirent leur marche rectiligne. Les meilleurs étaient les plus vertueux, c’est-à-dire les plus éclairés, les plus capables de comprendre les lois générales du monde et d’y conformer leur conduite. Soit ! mais nous voilà en pleine utopie. Si les gens vertueux veulent se conduire eux-mêmes d’après leurs lumières supérieures, il est déjà possible que les lois existantes s’y opposent ; s’ils veulent conduire les autres, — et, d’après la théorie, ils en ont le droit ou même le devoir, — ils ont encore bien plus besoin de disposer en maîtres du pouvoir. Il leur faut l’autorité, parce qu’ils ont la supériorité intellectuelle ; mais comment faire reconnaître par les autres cette supériorité ? Ce ne peut être affaire de discussion, car ils ne peuvent admettre que leurs inférieurs soient à même de les juger : il faut donc qu’ils s’imposent par la foi ou par la force. Voilà où aboutit la logique que la démocratie n’a pas voulu suivre jusqu’au bout. On en vit les effets dans la Grande-Grèce, où Pythagore avait profité de son prestige de savant pour établir le régime philosophique. Au bout de quelques années de ce régime, il y eut une épouvantable explosion de haine. Les Pythagoriciens furent mis hors de loi, traqués comme des bêtes fauves et mis à mort partout où on put les atteindre. A coup sûr, ce n’était pas pour s’être consacrés au culte de la vertu et des sciences dans leurs instituts quasi monastiques qu’ils avaient déchaîné sur eux cet orage ; c’était pour avoir voulu contraindre les autres à leur obéir, sous prétexte qu’ils étaient les plus sages. L’expérience faite par les Pythagoriciens ne convertit pas les raisonneurs. Ils restèrent persuadés que leur théorie était applicable en soi ; mais, comme ils n’espéraient plus ni l’imposer par la force, ni obtenir par la persuasion qu’on en fit l’essai, ils passèrent à l’état d’opposants, railleurs ou chagrins suivant leur tempérament, mais incapables de juger sainement les efforts de la démocratie qui luttait sous leurs yeux pour arriver, elle aussi, par uni autre chemin, au règne de la justice. Telle fût l’altitude de Socrate, de Xénophon et surtout de Platon, l’héritier direct des conceptions pythagoriciennes. Socrate, tout en évitant les allures dogmatiques, laissa derrière lui un petit nombre d’idées précises dont on se fit, dont on se fait encore des armes contre la démocratie. Il habitua les esprits à distinguer entre ce qui est légal et ce qui est juste suivant la nature. Pour déterminer ce qui est juste suivant la nature, il faut beaucoup de réflexion, de liberté à l’égard des préjugés, en un mot, de science. Il y a donc peu de chance que les lois, faites sur la place, publique par une foule ignorante et pleine d’idées préconçues, soient d’accord avec la justice. Le même raisonnement menaçait le culte établi. La conclusion obligée est que le gouvernement de la société doit être enlevé aux masses et remis aux philosophes. A ceux qui objectaient que les savants pourraient mal user du pouvoir pour satisfaire leur égoïsme individuel, il répondait — et c’est là la clef de voûte de toute sa philosophie — que la science et la vertu sont une seule et même chose, et qu’on ne sait rien quand on n’a pas reconnu que l’intérêt véritable de l’individu trouve, sa satisfaction dans le bien général. Le peuple athénien, dans un moment d’impatienté qu’il regretta aussitôt, envoya à Socrate le poison. La sentence était injuste, puisque Socrate, tout en rêvant des lois meilleures, prêchait d’exemple le respect de la légalité mais on comprend que ses accusateurs aient pu présenter au jury sa condamnation comme une mesure de défense sociale. Xénophon, son disciple, ne comprit de la théorie du maure que les conclusions les plus prochaines : il renia, il combattit même sa patrie ; il fit élever ses enfants à Sparte, où il trouvait le gouvernement de son choix, et vécut trente ans dans une sorte de fief que lui avaient donné les Lacédémoniens. Platon, qui, lui aussi, voulait fuir Athènes et qui y revenait toujours, se consola en esquissant des plans de république où les sages infaillibles sont toujours en haut, pesant les mérites de chacun et ordonnant la société suivant des règles mathématiques, sans être gênés ni par la famille ; ni par la propriété, qu’ils ont eu soin de supprimer préalablement. Enfin, Aristote vint faire entendre le langage de la raison pratique, et c’est pour vous mettre en face de ce témoignage rendu à la démocratie par celui que je considère comme le plus puissant esprit de l’antiquité que j’ai poursuivi jusqu’à lui ce rapide aperçu. Athènes n’était pas le lieu de naissance d’Aristote, mais elle était son domicile élu, sa demeure préférée, la patrie de son intelligence. Disciple de Platon, précepteur d’Alexandre, ami d’un petit potentat asiatique, Hermias d’Atarnée, suspecté d’attaches macédoniennes et molesté un instant par le patriotisme aigri des Athéniens, il avait plus de motifs que personne de décrier la démocratie égalitaire, qui, du reste, il le dit lui-même, n’est pas, en théorie, le gouvernement le plus parfait. Et pourtant, cette grande et sereine intelligence, après avoir longtemps observé et, comparé, vint couvrir de son autorité le régime vilipendé par l’orgueilleuse présomption des sages. Au début de sa Politique, il montre que Platon assimile à tort l’État à une grande famille pour lui appliquer le régime despotique de la famille. Le but de la famille est de propager et d’entretenir la vie physique ; le but de l’État est d’élever le niveau de la moralité publique et privée. Toutes les formes de gouvernement sont légitimes qui se proposent cette fin, et la meilleure forme est, en pratique, celle qui, s’adaptant le mieux aux circonstances, conserve assez de souplesse pour, se modifier avec le temps. Étudiant le régime démocratique, il se heurte à cette objection que l’avis d’un petit nombre d’hommes éclairés vaut mieux que l’opinion du grand nombre ; que la minorité peut avoir raison contre la majorité ; et voici ce qu’il répond : Ce n’est pas là une objection péremptoire, car il est bien possible que le grand nombre, encore que chaque individu pris à part ne soit pas un homme de valeur, arrive en se réunissant à valoir plus que les hommes d’élite, non en tant qu’individus, mais en tant que collectivité ; comme les pique-niques où chacun apporte sa part peuvent être mieux servis que des dîners payés par un seul. Car le nombre est fait d’individus dont chacun a sa part de vertu et de réflexion, et, en se réunissant, la masse devient comme un seul homme disposant d’une multitude de pieds, de mains et de sens, et gagnant ainsi, non seulement en force matérielle, mais aussi en moralité et en perspicacité. En face de la minorité, dit-il ailleurs, la majorité a un droit légitime ; car, par cela même qu’elle est le nombre, elle est plus forte, plus riche et plus capable que la minorité. Quand Aristote écrivait ces lignes, il avait sous les yeux une démocratie égalitaire telle qu’on n’en verra peut-être plus de semblable ; une démocratie où le peuple ne se bornait pas à choisir ses mandataires, mais faisait lui-même les lois et les appliquait ensuite clans ses tribunaux ; où tout, en un mot, se décidait par le suffrage non seulement universel, mais direct. Les démocraties modernes peuvent vivre avec des concessions moins larges de la théorie. Elles ont pour sauvegarde et pour garantie de durée une règle dont les philosophes épris de la logique ont fait fi, que la démocratie athénienne a parfois oubliée, et qu’Aristote a misé dans tout son jour : à savoir, qu’il ne suffit pas qu’une chose soit conforme à l’idée de la justice pour être actuellement juste et par conséquent utile ; qu’elle doit être de plus opportune ; que cette opportunité gît dans les circonstances ; que ces circonstances se reflètent nécessairement dans l’opinion publique, et que la réflexion la plus exercée ne pourrait les découvrir et les révéler aussi bien que le suffrage de tous, lequel est comme une enquête qui se l’ait toute seule. Si la société devait s’approcher par un mouvement rectiligne d’un idéal de justice placé à l’infini, les purs logiciens seraient ses meilleurs guides. Mais, en établissant, à la façon des Grecs, un rapport harmonique entre les lois du monde et celles de la politique, je dirai que, comme les corps célestes, les groupes humains, sollicités par deux impulsions contraires, les exigences de la théorie et celles de la pratique, doivent à chaque instant dévier de la ligne droite qui les emporterait sans retour dans les profondeurs glacées de l’espace et se contenter de tourner, autour d’un foyer en quelque sorte matériel, d’une justice approchée et relative, qui n’est pas un idéal métaphysique, mais qui éclaire pourtant et surtout réchauffe tous les hommes de bonne volonté. |