LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

I — DU FONDS COMMUN DES RELIGIONS ANTIQUES[1].

 

 

MESSIEURS,

L’histoire des religions est en train de devenir une branche spéciale des sciences historiques, et on peut prévoir le temps où elle sera trop encombrée d’inventaires, de classifications, de mots techniques, de comparaisons, de systèmes, trop surchargée de dissertations et de gros livres pour que l’accès en reste ouvert aux profanes. Mais ce temps n’est pas encore venu, et peut-être aussi suis-je un peu plus qu’un simple curieux. En choisissant pour sujet du cours de cette année l’histoire du culte officiel à Athènes, je suis assuré de ne pas sortir du vaste domaine attribué à cette chaire, qui a, hélas ! plus de provinces qu’elle n’en peut explorer ; et je ne crois pas avoir sacrifié à la mode courante en revenant à des études auxquelles j’ai consacré jusqu’ici le meilleur de mon temps.

Avant d’entrer dans l’examen détaillé des pratiques religieuses propres à la cité athénienne, j’ai besoin de faire à ce cours une sorte de préface, où se trouvent réunis un certain nombre d’idées générales et d’aperçus qui, nécessaires à l’intelligence des faits particuliers, ne peuvent être cependant disséminés dans les petites monographies prévues par le programme du cours. Si j’entrais brusquement au cœur du sujet, si je commençais aujourd’hui, par exemple, à vous parler des cultes groupés autour de la légende d’Érechthée, je serais obligé ensuite de revenir sur mes pas et de vous montrer comment le culte tient à la légende, la légende au mythe, le mythe à des conceptions qui sont communes à toutes les religions primitives. J’aime mieux, au risque de paraître commencer d’un peu loin notre voyage d’Athènes, éclaircir d’abord toutes ces notions essentielles. Je compte partager cette étude préparatoire en deux parties. Nous examinerons aujourd’hui les éléments premiers de la religion en général et les origines des conceptions religieuses qu’on peut considérer comme les plus anciennes. Nous verrons dans une deuxième leçon comment ces conceptions primitives ont pris la forme mythique, qui peut seule expliquer le symbolisme du culte.

 

I

 

Les mots qui expriment des idées familières à tout le monde ne sont pas les plus aisés à définir. Le sens en paraît si clair qu’on ne songe pas à l’analyser ; on oublie même qu’une idée nette n’est pas nécessairement une idée simple, et l’on se trouve pris au dépourvu quand on veut faire l’inventaire des notions condensées dans tel mot que l’on est habitué à faire circuler sans commentaire. On ne contestera pas, je crois, qu’il en soit ainsi pour le mot religion.

Qu’est-ce qu’une religion ? Autrefois la question ainsi posée est semblé impertinente, ou tout au moins suspecte. Il faut, en effet, pour y répondre, isoler les traits communs à toutes les religions positives. Dans le nombre, il en est de vivantes, et celles-ci se révoltaient à l’idée que la science historique, avec sa sérénité indifférente, osât comparer la vérité dont chacune d’elles a le dépôt avec l’erreur que les autres représentent. Mais il y a longtemps déjà que la lutte de plus en plus vive engagée entre l’esprit critique et l’esprit religieux a produit spontanément le groupement que la science voulait instituer : elle a fait sentir aux religions leur solidarité. Au cours des guerres acharnées qu’elles se sont faites, elles ont détruit elles-mêmes bien des constructions théologiques où des peuples entiers avaient, des siècles durant, abrité leurs richesses intellectuelles et morales. Toutes les religions du passé ont été attaquées, insultées, abattues par celles qui ont pris leur place. Celles qui demeurent sont entre elles dans un état d’hostilité permanente ; leur honneur même est attaché à cette vaillante attitude, et nulle ne saurait pactiser avec une rivale sans trahir la vérité qu’elle a mission d’affirmer. Et, cependant, il s’est fait de l’une à l’autre, malgré elles et par la force dés choses ; une sorte de rapprochement, de ligue pour la défense d’intérêts communs en face d’ennemis qui les menacent toutes ensemble, et ce souci de la défense commune va si loin qu’elles s’inquiètent même des expériences posthumes tentées sur les religions à la ruine desquelles elles ont travaillé et applaudi. Tout le monde a compris que, sous les formes diverses appelées du nom de religions ; il y a un fonds qui les supporte toutes, un besoin de l’esprit, un élan du sentiment qui les a toutes’ engendrées. Cette faculté psychique, on l’appelle, suivant l’idée qu’on s’en fait, instinct ou sentiment religieux, sens du surnaturel, perception du divin, aspiration à l’idéal. Quel que soit le nom qu’on lui donne, elle est considérée par tous ceux qui adhèrent à une religion positive, et même par la majorité de ceux qui se contentent de philosopher, comme le propre de l’homme, son vrai titre de noblesse, la preuve qu’il vient d’un monde suprasensible et aspire à y retourner. Il n’est pas, je crois, de sujet qui ait inspiré à la poésie de plus sublimes accents, à l’éloquence des mouvements plus émus et plus vibrants. Dans cet enthousiasme, Pindare et Lamartine se rencontrent, et M. Renan trouve pour célébrer l’idéal divin, placé au sommet le plus lointain des perspectives humaines, des paroles attendries que l’on pourrait prêter sans scandale aux plus éloquents des Pères de l’Église.

A peine entend-on çà et là quelques voix discordantes, celles des disciples attardés d’Épicure ou plutôt de. Lucrèce, qui se représentent toujours la Religion comme un colosse pesant de tout son poids sur l’humanité terrifiée ou abêtie et la foulant aux pieds. Encore ces esprits ardents sont-ils dupes d’une singulière illusion ; le sentiment qui les entraîné et les passionne est, sous un autre nom, le sentiment religieux lui-même ; leur zèle n’est ni moins agressif ni plus désintéressé que celui des hommes de foi ;’ils ont fait de ce qu’ils appellent la libre pensée une foi qui leur donne d’ores, et déjà la certitude et le repos dans la certitude, c’est-à-dire tout ce que ne possèdent ni ne désirent peut-être les vrais sages.

Ainsi donc, il y a, de l’aveu de tous, un fonds commun à toutes les religions passées, présentes et futures, une même force vitale qui les a suscitées. Nous sommes en présence de la manifestation générale et continue d’un besoin de l’humanité considérée dans son ensemble, et nous devons aborder avec respect l’étude, si sommaire qu’elle soit, de cette faculté éminente que nous désignerons, pour ne rien préjuger, du nom vague et commode de religiosité au sens religieux.

Je renouvelle donc la question posée plus haut. Qu’est-ce que la religion réduite à son principe, à l’aptitude ou habitude psychologique qui est sa raison d’être, au sens religieux ?

L’examen le plus superficiel des diverses religions positives montre tout d’abord qu’elles sont toutes composées de deux parties distinctes : les croyances, qui prennent, quand elles sont fixées, le nom de dogmes, et le culte. Ces deux parties ne sont pas toujours en correspondance parfaite, parce qu’elles ont pu se développer d’une façon inégale ; mais nous verrons que cette corrélation intime a dû exister à l’origine, et que le culte représente toujours l’application pratique des croyances. Au point de vue logique, les croyances préexistent au culte, et c’est à les définir qu’il faut s’attacher tout d’abord.

 

II

 

Ici — il est de mon devoir de vous en prévenir — nous nous résignons à quitter pour un instant le terrain de l’histoire proprement dite. Les cultes laissent partout leurs traces dans des faits matériels, pratiques individuelles, usages nationaux, que l’historien peut recueillir et comparer. Les croyances sont des forces psychologiques qu’il faut deviner sous les faits dont elles rendent raison. Il ne suffit pas de les deviner : il faut les comprendre, et pour cela retrouver l’état d’esprit des âges lointains où plongent les premières racines des religions positives, éprouver, si c’est possible, des sentiments dont une longue culture nous a déshabitués, repenser des idées qui ne nous sont plus familières. Il entre nécessairement dans ces recherches une forte part de conjectures, et c’est une des raisons pour lesquelles on est loin d’être d’accord sur le caractère propre de la religiosité, mélange fort complexe d’opérations intellectuelles et de sentiments.

Supposons l’homme primitif en présence de la Nature et essayons de repasser par les impressions qu’il a éprouvées. Cette Nature ne lui est pas clémente ; il ne vit qu’au prix d’un effort continuel, et, si cet effort affine ses sens et éveille son industrie, il ne lui laisse guère le temps de la réflexion. Cependant, il est, donc il pense. A quoi ? Ne croyez pas qu’il se replie sur lui-même, qu’il s’écoute vivre, qu’il se demande de quoi il est fait, s’il n’y a pas en lui quelque chose qui n’est pas toujours satisfait quand les appétits physiques sont assouvis et qui tire d’autre part les motifs de ses joies et de ses douleurs. L’homme ne songe à s’étudier lui-même que quand son activité n’est plus suffisamment occupée au dehors. On ne voit apparaître les psychologues qu’au déclin des civilisations, et ce qu’ils tirent de leurs méditations, ce sont des théories philosophiques ondes conseils moraux, non pas des religions. Il faut être à la fois raffiné et naïf pour s’imaginer que l’homme a cherché en dehors et au-dessus du monde sensible la patrie idéale de son Mme, parce qu’il avait conscience de ne pas appartenir tout entier au milieu dans lequel s’écoule sa vie terrestre. C’est là le point d’arrivée des religions, et encore devrais-je dire des religions d’élite, de celles qui ont accepté la collaboration de la philosophie ; ce n’est pas leur point de départ.

Cela ne veut pas dire que l’homme n’ait pas eu dès le principe comme une notion confuse des deux formes de son activité, la volonté et l’action, et l’idée que ces deux modes pouvaient correspondre à des substances ou réalités distinctes, associées, mais non inséparables. L’homme est pour lui-même, selon l’énergique expression de Protagoras, la mesure de toutes choses ; il ne comprend le inonde extérieur qu’en le façonnant pour ainsi dire à son image, et nous allons voir que la religion la plus infime suppose la faculté de dédoubler les apparences en réalités palpables et forces ou volontés invisibles. L’homme s’est donc fait tout d’abord de sa propre nature une idée analogue : il a pris en lui-même la distinction non pas encore de la matière’ et de l’esprit, mais de ce qui tombe sous les sens et de ce qui leur échappe. Seulement, il n’est pas besoin pour cela d’une réflexion attentive et consciente ; l’habitude de la vie quotidienne y suffit.

Je n’aurais pas insisté sur ce point si je ne tenais pas à éliminer tout d’abord — sauf à en tirer plus tard quelque utilité — une théorie couramment acceptée aujourd’hui et rajeunie tout récemment par M. Herbert Spencer, théorie qui trouve le germe de toutes les religions dans la croyance à l’âme distincte du corps, indépendante de lui durant le sommeil, séparée de lui après la mort. Dans ce système, l’évolution de l’idée religieuse est des plus simples. Le rêve permet de constater par un fait d’expérience l’existence de l’âme ; la mort, assimilée à un sommeil sans fin, mettant en — liberté une foule d’âmes désormais sans domicile, les survivants supposent que ces âmes errent autour d’eux et leur apparaissent, tantôt spontanément dans le rêve, l’hallucination, l’extase, tantôt par l’effet de conjurations magiques, qui les appellent et les fixent dans divers objets. Ils se préoccupent de mériter leur bienveillance en leur offrant des aliments et une demeure agréable ; le tombeau devient un autel et bientôt un temple. Voilà le monde invisible peuplé et le culte constitué. Avec le temps, on se fait des aptitudes et du pouvoir de ces esprits ou génies une idée de plus en plus haute ; ils deviennent des dieux répandus dans toute la Nature et occupés à en mouvoir les ressorts. Pour Spencer comme pour Évhémère, les dieux sont, en fin de compte, des hommes divinisés.

Il y a au fond de cette théorie, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, une erreur de raisonnement que les logiciens appellent un cercle vicieux. Pour diviniser l’homme, il faut avoir déjà la notion du divin, c’est-à-dire de quelque chose de supérieur et d’antérieur à l’homme ; or l’histoire démontre que, jusqu’au jour où le spiritualisme philosophique se plut à agrandir les perspectives d’outre-tombe, — je pourrais dire, en Grèce, jusqu’au temps de Platon, — la mort n’a jamais été considérée comme une crise salutaire ayant pour effet d’épurer et de perfectionner la nature humaine. Au temps d’Homère, les morts sont encore des têtes sans force, des fantômes hébétés qui reprennent un instant conscience d’eux-mêmes en buvant le sang des victimes et ne se souviennent alors de leur vie passée que pour la regretter.

Non ! l’idée du divin, élément premier de toute religion, est née au contact de la Nature extérieure. La Nature seule a donné au Barbare qui s’essayait à penser l’idée d’une grandeur, d’une puissance, d’une .immortalité que l’homme ne possède pas. Toutes les religions anciennes sont naturalistes ou naturistes, comme on dit clans le jargon des savants modernes. De ce côté, la genèse du sentiment religieux est aisée à suivre. Il n’a pas fallu beaucoup de temps à nos ancêtres des premiers âges pour comprendre que l’univers se mouvait et vivait sans leur concours. Qui pousse à la roue de l’énorme machine ? Qui dirige les astres, dont le cours régulièrement variable ramène l’alternance des saisons ? Qui lance la foudre du haut des nuées ou y trace tout d’un coup l’arc illuminé de radieuses couleurs ? Il est inutile de multiplier ici ces questions, qui se présentent d’elles-mêmes et à chaque instant à l’esprit le plus inculte. Si ce n’est pas une force humaine qui opère ces merveilles, il faut bien que ce soit une force surhumaine. Voilà le divin tout trouvé. On le voit à l’œuvre ; partout, jusque dans le ]poindre brin d’herbe, on reconnaît les preuves de son infatigable activité, activité qui apparaît du premier coup comme supérieure, en étendue et en puissance aux forces bornées de l’homme. L’idée religieuse pénètre ainsi dans l’intelligence humaine par une voie infiniment plus courte et plus sûre que celle des spéculations plus ou moins vagues sur l’âme et son exil ou ses labeurs d’outre-tombe. Une preuve entre autres que c’est bien là le point précis où s’enracine dans l’entendement la religiosité, c’est que, aujourd’hui encore, après des siècles de disputes et de controverses, elle y revient d’elle-même et s’y repose sur les seuls arguments que la dialectique n’ait point ébranlés.

L’univers se meut, et d’une façon harmonique ; à cela, il n’y a pour l’homme primitif qu’une explication possible : c’est que le mouvement lui est imprimé par des forces vivantes, douées de volonté et de discernement. Je dis à dessein des forces, et non plus, comme tout à l’heure, une activité indéterminée. Nous faisons un pas de plus ; nous fractionnons l’idée générale du divin en dieux personnels, dont chacun est occupé à une tâche distincte. Le polythéisme est la forme nécessaire de toutes les religions naturalistes. Le fait n’a pas besoin pour ainsi dire d’être démontré, tant on en voit clairement la raison. Croyez-vous que l’homme inculte puisse mener à bien une opération intellectuelle. dont le vulgaire sera de tout temps incapable et dont on entrevoit seulement la possibilité du haut des sommets de la science contemporaine, je veux dire, ramener à l’unité la cause de tous les phénomènes naturels et reléguer tout le mystère des choses dans cette cause première ? Il n’y a pas si longtemps que nos physiciens et nos chimistes s’habituent à considérer la chaleur, la lumière, l’électricité, comme des formes diverses du mouvement et ce mouvement comme l’effet de l’attraction ou gravitation universelle. Les religions ont suivi la même marche que leur sœur cadette la science ; elles ont conçu d’abord chaque espèce de phénomènes comme l’œuvre d’une volonté ou intelligence spéciale ; puis elles ont réparti ces êtres divins en groupes et ont fini par soumettre ces groupes à la domination d’un Lare suprême dont les divinités inférieures exécutent les volontés. Ce qu’on appelle communément le monothéisme n’est autre chose qu’un polythéisme hiérarchisé, dans lequel les esprits subordonnés ont échangé la qualité de dieux contre celle de serviteurs du Tout-Puissant. Aucune religion n’a poussé plus loin la concentration des attributs divins ; aucune n’a voulu entrer dans les froides régions où trône le Dieu métaphysique, figé dans ses perfections, dans ses éternelles et immuables volontés, être si absolu et si désespérément inintelligible qu’il décourage l’adoration. La métaphysique est le poison dont meurent les religions ; c’est assez dire qu’elles ne commencent pas par la stérile et glaciale contemplation de l’absolu. Il leur faut, pour exalter l’imagination et le sentiment, pour créer enfin des croyances et des habitudes religieuses, des dieux plus voisins de l’homme, ayant comme lui des passions et jusqu’à des besoins, tels enfin qu’il puisse s’établir entre eux et l’espèce humaine des relations intéressées.

Le polythéisme est donc, l’histoire le démontre et le raisonnement l’explique, la forme première des religions. On ne raffine pas au début sur l’idée du divin. On appelle divinité toute énergie spontanée qui est reconnue distincte de la volonté humaine. Il y a des dieux partout ; le vent ne souffle, la source ne coule, la plante ne végète que par l’effort et sous la surveillance d’une ou de plusieurs divinités, incorporées pour toujours ou momentanément attachées à l’objet de leur sollicitude. Comment incorporées, par quel lien attachées, par quel moyen actives ? Il importe peu : personne n’en a jamais rien su, et les sceptiques seuls, posèrent plus tard ces questions. Le fait est que cette théorie naïve suffisait provisoirement à expliquer la Nature. Dans cet état d’esprit, la réflexion même aboutissait à multiplier le nombre des êtres divins ; à mesure qu’on analysait les phases successives d’un phénomène naturel, on était amené à y supposer une plus grande diversité d’influences concourantes. C’est ainsi que les pontifes de l’ancienne Rome occupaient quelques douzaines de divinités autour d’un embryon humain ou d’un grain de blé déposé dans le sillon.

 

III

 

Nous voici donc en présence d’un premier fonds de croyances simples, qui paraissent assises sur l’expérience quotidienne et s’épanouissent librement, sans souci des objections futures. Il suffit de les adapter aux besoins de la vie pour créer le culte et constituer une religion positive. Le culte est, en effet, la partie maîtresse des religions, une partie tellement indispensable qu’elle peut à la rigueur survivre aux croyances qui l’ont engendrée et mériter encore le nom de religion. C’est qu’en effet le culte représente à lui seul toute l’utilité pratique des croyances. L’homme n’est pas un observateur désintéressé de la Nature. S’il ressent quelque plaisir à la comprendre, il éprouve, à un bien plus haut degré encore, le besoin de tirer parti du peu qu’il en sait. Sa vie est constamment à la merci des forces naturelles, c’est-à-dire des divinités qui l’entourent. Ces divinités sont-elles bonnes ou mauvaises ? L’un et l’autre, sans doute, suivant les circonstances. Il n’est pas prudent de se reposer sur la bienveillance des meilleures ou de ne rien faire pour se garantir du caprice des autres. Il faut à tout pris entrer en pourparlers avec elles et acheter au prix de négociations perpétuelles le droit de vivre. C’est là tout le culte. Si l’on dépouille les pratiques religieuses de la pompe des cérémonies et des mots, on en touche aussitôt du doigt le vrai caractère : Elles ne sont pas plus un hommage désintéressé, arraché par l’admiration ou la reconnaissance, que les croyances ne procèdent d’une vue supérieure de l’idéal. Il faut, ici encore, nous défaire des habitudes d’esprit que nous devons à une civilisation plus avancée, et aussi, pourquoi ne pas le dire ? à une rhétorique édifiante dont les plus sceptiques d’entre nous ont subi le charme. Sans doute, le culte s’est épuré, et je veux croire qu’il donne satisfaction aux plus nobles instincts de l’âme ; mais il garde, sous toutes ses formes, quelque trace de ses humbles origines, et je ne m’occupe ici que de ses premiers essais.

Comme je le disais tout à l’heure, l’homme avait à se demander tout d’abord si les divinités avec lesquelles il cherchait à nouer des relations étaient bienveillantes ou hostiles. Cette question, qui scandalisait déjà les philosophés de l’antiquité, se posait d’elle-même à nos premiers ancêtres, et je dois dire qu’elle n’était pas résolue, en général, dans le sens philosophique. Les dieux ouvriers de la Nature n’étaient pour la plupart ni bons, ni généreux, mais plutôt irascibles, vindicatifs, perfides, sanguinaires, étrangers pour mieux dire à la distinction du bien et du mal, qui ne tient guère plus de place dans les religions naturalistes que, clans nos traités de physique et de météorologie. N’était-ce pas chose commune que de voir la tempête surprendre et couler la barque confiée à une mer calme, le fleuve débordé ravager les plaines les plus fertiles, le feu du ciel frapper souvent les têtes les plus innocentes, les épidémies moissonner la jeunesse en sa fleur ? Il fallait inventer des moyens d’apaiser et surtout de prévenir lès fureurs inexpliquées des dieux auteurs de ces maux. Le plus sûr était en somme de leur accorder par avance le genre de satisfactions qu’ils paraissaient rechercher, moins amples sans doute, mais présentées avec une déférence qui pût les déterminer à ne pas exiger davantage. De là la nécessité du sacrifice, qui est l’acte essentiel et fondamental du culte : Le croyant sacrifiera une part des produits de son labeur pour jouir en paix du reste ; une société se croira le droit et le devoir de sacrifier quelqu’un de ses membres pour racheter la vie du plus grand nombre. Le sacrifice de la vie humaine, qui parait aux esprits superficiels une aberration monstrueuse, une déviation du sentiment religieux ; est au contraire la conclusion forcée du raisonnement le plus élémentaire. Tous les cultes ont commencé par là ; et il a fallu des siècles d’ingénieuse patience pour arriver à rayer du nombre des victimes les plus précieuses de toutes, les victimes humaines. Les théologies d’autrefois, et même celles d’aujourd’hui, n’y ont réussi qu’au moyen de substitutions, substitutions qui ont dû paraître hasardeuses au début et ont eu besoin, pour entrer dans la pratique courante, d’être agréées ou même suggérées par les dieux, c’est-à-dire par leurs prêtres. Est-il besoin de vous rappeler que les Romains et les Grecs eux-mêmes n’ont jamais expressément renoncé à ce moyen suprême de désarmer les colères divines ? Qu’ils y ont eu recours aux époques les plus brillantes de leur civilisation ? On nous raconte qu’au moment d’engager la bataille de Salamine, Thémistocle, sur l’ordre d’un devin, se résigna à offrir en sacrifice à Dionysos Omestès trois jeunes prisonniers, parents de Xerxès. Le Zeus adoré sur le Lycée d’Arcadie conserva toujours les mêmes goûts que ce Dionysos, et le type le plus achevé dés divinités helléniques, Apollon, sentait se réveiller de temps à autre ses appétits sanguinaires. A Rome, où Numa avait proscrit, dit-on, jusqu’aux sacrifices d’animaux, on crut devoir enterrer vivant un couple de Gaulois. Les polémistes chrétiens se servirent plus tard de ces odieux souvenirs pour démontrer que les religions païennes étaient des inventions du. démon ; mais ils oubliaient que le dieu d’Israël avait paru exiger d’Abraham un sacrifice analogue, qu’il avait accepté le vœu de Jephté, et que plus tard il avait fallu, pour payer la dette du genre humain, le sang du Christ : Que l’on cherche à concilier avec les attributs que la philosophie impose, bon gré, mal gré, à l’Être parfait les pratiques d’un culte quelconque, on n’y parviendra jamais les théologiens les plus intrépides n’ont pu jusqu’ici que dissimuler leur embarras sous une phraséologie sonore et vide où revient à chaque instant le mot de, mystère.

Le culte — et j’entends par là n’importe quel culte — ne s’explique que par une conception plus naïve et plus humaine de la divinité. Le sacrifice, même réduit à une modeste offrande de valeur toute morale, à un grain d’encens, que dis-je ? la prière seule, qui est avec le sacrifice l’élément fondamental du culte, suppose que la divinité peut s’apaiser, se laisser fléchir, c’est-à-dire changer de sentiment, donner à ses desseins un autre cours, en raison des satisfactions qui lui sont offertes. La prière ne s’adresse évidemment pas à un litre immuable et absolu, dont aucun effort ne peut faire dévier les volontés éternelles. Ce n’est pas ce Dieu solitaire, absorbé dans la contemplation de sa propre essence, qui peut prendre plaisir à voir un peuple lever vers le lieu où il est censé être des mains suppliantes ; la fumée odorante monter autour de l’autel, les processions déployer au grand jour la pompe des emblèmes mystiques et le luxe des draperies étincelantes. Que dire des dévotions particulières, des images qui portent en elles une vertu secrète, des sources miraculeuses, enfin, des pieuses ruses du croyant qui, intimidé par la sereine majesté du Très-Haut, préfère appeler à son secours des êtres moins puissants et moins bons, mais qui lui paraissent être plus à portée de l’entendre ? Tout cela, c’est le vieux fonds des croyances primitives, qui sont indissolublement liées aux pratiques du culte et se régénèrent par le culte lui-même. En somme, le culte est dans les religions ce qui change le moins, parce qu’il est destiné en tout temps à satisfaire les mêmes besoins. Indifférent — ou peu s’en faut — aux vicissitudes du dogme, il garde sa logique propre, et il nous permet de remonter, par une interprétation rationnelle de ses coutumes, aux âges lointains où il était en parfaite harmonie avec l’idée que l’homme se faisait de la divinité.

 

IV

 

Il ressort de l’étude sommaire à laquelle nous nous sommes livrés que la notion du divin s’offre à l’esprit à la suite du raisonnement le plus simple que l’homme puisse faire en présence de la Nature ; que les religions primitives sont toutes naturalistes, et par conséquent polythéistes ; l’infinie diversité des forces naturelles ne se laissant ramener à l’unité que par un effort dont elles sont incapables ; enfin, que le culte, expression spontanée des croyances antiques, garde en tout temps, même au prix d’inconséquences bizarres, la marque de ses premières origines.

J’ai éliminé jusqu’ici du débat, par souci de la clarté, une observation accessoire dont nous pouvons maintenant apprécier la portée : c’est que le culte primitif comporte partout des rites magiques, c’est-à-dire des procédés au moyen desquels l’homme peut s’emparer de certaines forces de la Nature et en user à son gré, mettre la main sur certains êtres divins et leur donner des ordres au lieu d’en recevoir d’eux. On a écrit sur la magie de gros livres : c’est assez dire qu’on a fait d’une question assez simple en soi une énigme indéchiffrable. Les uns voient dans la magie la perversion du sentiment religieux, et comme une caricature impie de la religion ; les autres y découvrent une sagesse profonde, un trésor d’expériences, le pressentiment et l’ébauche de la science moderne.

Je ne crois pas, pour ma part, — j’aurai vingt occasions de le redire, — à la sagesse profonde des âges reculés oit nous avons cherché l’origine des religions. C’est là une hypothèse qui a entravé depuis des siècles l’histoire des mythologies et dont il faut enfin se défaire. Sous le masque d’érudition dont elle se couvre, elle n’est autre chose qu’une assertion gratuite, suggérée par la concordance du récit biblique et des traditions de l’âge d’or ; qui placent la perfection de notre espèce à son point de départ. Mais je ne trouve pas davantage que la magie soit une perversion du sentiment religieux : c’est tout simplement une façon de comprendre, dans des cas déterminés et sans sortir des règles applicables au culte en général, les rapports de l’homme avec les divinités de la Nature. Rappelons-nous ce qu’étaient ces dieux et quelle idée on se faisait de leur caractère. Dans le nombre, il en est de puissants et aussi d’infimes, de bienfaisants et de destructeurs ; cette diversité de tempérament les met en conflit les uns avec les autres ; ce que les raisonneurs appelleront plus tard la lumière, les ténèbres, le froid, le chaud, le sec, l’humide, se combattent et se pourchassent réciproquement. L’homme, spectateur et victime de leurs luttes, eut d’instinct l’idée de s’appuyer, sur les uns pour se garantir des autres. Convenablement invoqué, un, dieu .supérieur, pouvait paralyser l’action d’un dieu inférieur ; il pouvait aussi révéler à l’homme les moyens d’attirer, de captiver et enfin d’utiliser à son profit les esprits dont il était entouré. La recette, plusieurs fois essayée, passait pour infaillible, pourvu que rien ne fût changé aux conditions de l’expérience. Entre le culte proprement dit et les opérations magiques, il n’y a pas de différence essentielle, mais une nuance : c’est que, dans le culte, l’homme propose aux dieux une’ transaction ; par la magie, il les oblige à l’accepter. Encore cette nuance devient-elle indécise là où il se trouve une caste sacerdotale pour confisquer à~ son profit et convertir en arcanes les pratiques du culte. Il faut tenir grand compte, dans l’histoire des religions, de l’intervention du prêtre. Son action discipline ou arrête le libre élan de la foi populaire ; il tend à faire de la religion son bien propre et se constitue auprès des dieux l’homme d’affaires, l’intermédiaire obligé de la communauté. Aucune religion n’a été inventée par les prêtres, comme on s’est plu de tout temps à le répéter ; mais aucune n’a échappé à leur influence. Là où le prêtre a réussi à faire du culte, du sacrifice et de la prière, une série d’opérations délicates qui, impossibles sans lui, réussissent infailliblement avec lui, on petit dire que le culte est tout entier magique. C’est ainsi qu’à Rome ; toutes les formules de prières employées dans le culte public étaient des carmina, des incantations dont les prêtres connaissaient seuls la teneur exacte.

Du reste, le nom de magie n’est autre que le nom du plus puissant sacerdoce de l’Orient. Si les mages de l’Iran n’avaient été pour les Grecs et les Romains des étrangers, le mot magie fût devenu pour eux — et peut-être pour nous — synonyme de science sacerdotale ; cachée au vulgaire. Mais quand les rêveries et jongleries orientales firent irruption en Occident, les Grecs, oubliant que les poèmes d’Homère sont pleins. de prodiges magiques, crurent la chose aussi nouvelle que le nom. La magie leur parut, et elle était réellement alors, ennemie de la religion telle qu’ils l’entendaient : les Romains en firent un crime d’État, et la magie, bien qu’issue directement des principes communs à toutes les religions naturalistes, se perpétua comme une force hostile à la religion, avec la mauvaise renommée et aussi le prestige des proscrits.

Je n’ai pas à rechercher si la magie, obstinément cultivée par les prêtres orientaux et les sorciers sans caractère sacerdotal, n’a pas fini par s’éloigner, en effet, de son point de départ ; si, au cours de leurs bizarres expériences, les magiciens n’ont pas fait çà et là quelques découvertes dont la physique et la chimie ont donné depuis la démonstration. Ceci est en dehors de mon sujet. Il me suffit de montrer que l’élément magique du culte n’y est point un élément hétérogène, qu’il n’y est point entré du dehors pour en modifier le, caractère, mais qu’il en est plutôt sorti pour vivre de sa vie propre, de la vie aventureuse et mal famée à laquelle se condamnent toutes les doctrines soustraites au grand jour et châtiées par la réprobation de la conscience populaire.

 

V

 

Il nous a suffi, pour expliquer la genèse des religions, pour retrouver le sens des plus vieilles croyances et le but des pratiques communes à tous les cultes, de placer l’homme en face de la Nature. Il manque encore un trait au tableau, le culte des morts. J’ai refusé tout à l’heure, en rejetant une théorie fort en crédit aujourd’hui, de considérer la tombe comme le berceau de l’idée religieuse, d’en faire sortir la notion de l’immatériel, de l’invisible, en un mot, du divin ; je reconnais seulement que le culte des morts s’est soudé d’une façon plus ou moins intime à toutes les religions, qu’il s’est organisé à côté d’elles en vertu des mêmes principes, de telle sorte que, à n’y pas regarder de trop près, il semble en être non pas une annexe, mais une partie essentielle. Avant de concevoir Indra ou Zeus, dit M. Fustel de Coulanges, — de qui je ne me sépare pas sans regret, — l’homme adora les morts ; il eut peur d’eux, il leur adressa des prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. C’est peut-être à la vue de la mort que l’homme a eu pour la première fois l’idée du surnaturel et qu’il a voulu espérer au delà de ce qu’il voyait. La mort fut le premier mystère ; elle mit l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel, de l’humain au divin. Je sais bien que le savant auteur de la Cité antique n’entend parler ici que de la race aryenne, et plus particulièrement des Grecs et des Romains. Mais, en matière de religion surtout, rien ne ressemble à un homme comme un autre homme, et, si cette conjecture était établie pour les Aryas, elle serait bien près d’être démontrée pour les autres races. La mort inspire à tous les hommes le même effroi, et ce sentiment universel a dû provoquer partout des réflexions et des pratiques analogues.

Il faut aborder le problème avec précaution, et d’abord le dégager des équivoques qui l’encombrent. On dit communément le culte des morts, et on en conclut tout de suite que les morts étaient adorés comme des dieux. Mais le culte des morts, entendu dans le sens de respect de la dépouille humaine et de la tombe où elle est déposée, subsiste encore aujourd’hui, accepté par des religions monothéistes qui ne souffriraient aucune assimilation des âmes avec la divinité. Il y a plus ; ce respect des morts semble grandir à mesure que s’affaiblit la foi religieuse ; il n’est aucunement atteint par les doctrines qui révoquent en doute l’immortalité de l’âme, car celles-ci font valoir la solidarité intime des générations qui, selon la belle expression du poète, semblables aux coureurs du cirque, se sont transmis de l’une à l’autre le flambeau de la vie. Les positivistes contemporains se chargeraient au besoin de faire avec le culte des morts, ou, comme ils disent, de l’Humanité, une religion nouvelle.

Le culte des morts est donc séparable des religions proprement dites ; il peut subsister sans elles, et, de même, elles pourraient vivre sans lui. Il est, dans les religions monothéistes, une superfétation, j’allais dire un embarras. Le christianisme ne l’a pas accepté sans défiance, car il craignait de voir le polythéisme rentrer par cette porte. Les plus habiles parmi les polémistes chrétiens ont affecté, en effet, de tenir pour démontrée la doctrine d’Évhémère, à savoir que les dieux du paganisme étaient des morts divinisés, et ils ont tourné en ridicule une dévotion assez absurde pour attacher à la pourriture et au néant les attributs de la divinité. Une fois victorieux, le christianisme a transigé. Les âmes des morts ne sont pas des êtres divins ; il en est même de déchues et de malheureuses ; on ne les prie pas, on prie pour elles : mais : il y en a aussi qui jouissent d’une béatitude éternelle ; celles-là sont saintes, il est utile de les invoquer et juste d’entourer d’une pieuse vénération les reliques du corps qu’elles ont habité. Le culte des morts, gradué pour ainsi dire et éclairé par une distinction expresse, s’est ainsi raccordé avec les principes de la théologie monothéiste ; la soudure est habilement faite, mais on la voit.

Essayons maintenant de découvrir si ce culte est une partie essentielle ou un complément des religions naturalistes. Là, il faut nous attendre à trouver la pénétration plus intime et la cohésion plus grande. En effet, si la hiérarchie des êtres divins a son sommet bien au-dessus de la terre, elle s’y appuie par la base, et, dans les rangs inférieurs, on trouve des divinités dont la condition est à certains égards au-dessous de celle de l’homme. Il en est qui s’ennuient dans la solitude des bois et regrettent d’être immortelles ; il en est même, les nymphes, par exemple, qui souffrent ou meurent lorsqu’un accident tarit la source qu’elles alimentent ou déracine l’arbre qui les porte. Les âmes des morts peuvent être comparées à ces esprits subalternes, et la ligne de démarcation est difficile à tracer entre des êtres si semblables. Il ne faut pas compter, pour l’établir, sur le vocabulaire religieux. Les Grecs ont donné indifféremment aux âmes des trépassés les noms de démons ou génies, de héros et même de dieux : les Romains les appelaient les dieux Mânes. En Italie comme en Grèce, — on pourrait dire comme partout, — les âmes ou génies des morts sont associés aux dieux domestiques ; chaque famille à les siens, qu’elle est tenue d’honorer. La négligence en pareille matière serait non seulement de l’ingratitude ; mais de l’imprudence ; les Mânes délaissés peuvent devenir redoutables. Telle est du moins la foi qui sert de base à la religion privée aux époques que nous connaissons par dés témoignages précis, et telle elle était sans doute à l’origine. Cela suffit-il à démontrer que les morts sont assimilés aux êtres divins ?

Gardons-nous d’abord d’être dupes des mots. Le titre de dieu n’a pas eu tout d’abord le sens et l’énergie qu’il à pris depuis. II désigne à l’origine tout agent surnaturel. Les morts étaient donc des dieux, si l’on veut, mais quelle idée se faisait-6n .de leur condition ? Les tombeaux, de l’Égypte nous ont initiés à des croyances qui remontent bien au delà des origines de l’histoire gréco-romaine. Nôii9 : savons pourquoi les Égyptiens attachaient tant de prisa-là conservation du cadavre : c’est que l’âme, décalque ou double du corps, ne cessait pas de s’en servir ; elle y rentrait pour se nourrir des aliments mis à sa portée. Abritée dans sa tombe bien close, elle poursuivait dans une sorte de rêve une existence à laquelle la destruction du corps eût mis fin. Les Grecs et les Romains n’étaient pas si exigeants en ce qui concerne la conservation du corps ; il leur suffisait qu’il fût enseveli suivant certains rites. Mais ils concevaient aussi les âmes comme avides de nourriture et occupées à reproduire, dans une agitation sans but, les actes de leur vie passée. Elles ont besoin du souvenir et de la protection des vivants, sans quoi elles mourraient d’une seconde mort, ou tout au moins s’engourdiraient dans une impuissance sans remède.

Nous voilà déjà assez loin du type éternellement vivant et agissant des divinités de la Nature. Mais, dans le dédale des croyances populaires, il ne faut pas regarder aux contradictions : il se pourrait que ces êtres somnolents et mornes aient eu quelque empire sur les vivants. Tout ce que je puis dire, c’est que cette conception est absente des poèmes homériques. On y trouve même formellement exprimée l’opinion contraire. L’ombre d’Agamemnon ne s’est point vengée de l’infidèle épouse qui l’a traîtreusement égorgé comme un bœuf à l’étable : l’ombre d’Achille se désole de ne pouvoir protéger son jeune fils. Toutes ces âmes dolentes, sont d’ailleurs reléguées loin du monde habité, dont les sépare l’infranchissable Océan. Elles y ont été amenées et y sont gardées par des dieux. Si elles ont été lésées par des vivants, ce sont les dieux encore qui se chargent de les venger. Ainsi, Oreste est poursuivi par les Érinyes, qui mettent leur redoutable ministère au service non pas d’une rancune particulière, mais de la morale outragée. Chez les Romains, incomparablement plus fidèles que. leurs voisins aux vieilles traditions, il est souvent question de larves, de lémures, c’est-à-dire de revenants, d’âmes perverses ou délaissées qui errent dans les ténèbres. Ovide rapporte même que, privées des hommages accoutumés au cours d’une longue guerre, les âmes des morts vinrent par bandes innombrables se lamenter dans les rues de Rome. Mais c’étaient là des explications justifiées par des raisons particulières ; en règle générale, les esprits des morts dûment ensevelis ont franchi les portes de l’Orcus et s’y tiennent en repos. A Rome aussi, les morts sont des êtres impuissants et déchus, qui peuvent tout au plus effrayer les vivants ; on n’a rien à leur demander, et les égards qu’on leur témoigne ont surtout pour but de les tenir à distance.

Il y a donc entre le dieu le plus obscur et le mort le plus illustre une différence essentielle. Ne s’agît-il que de l’humble dieu du fumier (Sterculus-Sterculius), celui-là est un ouvrier immortel qui a son rôle marqué dans la Nature ; le laboureur l’invoque et lui sait gré de l’aider à féconder ses champs : les âmes des morts, au contraire, ne sont jamais que des débris d’hommes, de vaines ombres qui n’ont plus rien à faire. Le monde vit et marche sans eux ; leur existence est indifférente à tous ceux qui ne sont pas de leur famille. C’est dans leur famille seulement qu’ils ont droit à des hommages ; c’est là, et non pas ailleurs, qu’ils peuvent recevoir d’une piété reconnaissante le titre honorifique de dieux.

En présence de tous ces faits, je ne crois pas qu’on puisse conjecturer avec M. Fustel de Coulanges ou affirmer avec Herbert Spencer que le culte des morts a été la première ébauche des religions. J’irai même plus loin. Je me permets de penser que la religion domestique elle-même ne doit pas être identifiée avec le culte des morts. L’autel domestique n’est pas un tombeau, mais un foyer, le foyer sur lequel brûle la flamme vivante appelée Hestia ou Vesta. Près du foyer étaient les images des dieux de la famille que les Grecs appelaient πατρώοι, έφέστιοι, les Romains, Pénates et Lares. Nous connaissons mal les dieux du foyer grec ; mais nous savons que le principal était Zeus Herkeios, lequel ne saurait être assimilé à un ancêtre défunt. A Rome, nous rencontrons les Pénales jumeaux, ayant au milieu d’eux le Lare familier. Le Lare — demandez-le à celui qui débite le prologue de l’Aululaire — n’est certainement pas le premier père de la famille : c’est la divinité qui la rend féconde, le Genius Natalis qui l’aide à se perpétuer. Les Pénates sont, au sens propre, du mot, les dieux qui pourvoient au garde-manger (penus), les intendants qui alimentent et enrichissent la petite communauté. On a affirmé sans preuves que Pénates et Lares étaient des âmes d’ancêtres, sous prétexte que ce sont des Génies et que les mânes sont aussi dans la classe des Génies. Encore une identification fondée sur la communauté d’un titre banal. Mais, clans cette hypothèse, pourquoi deux Pénates seulement ? Pourquoi le nombre des mânes promus au rang de Pénates ne s’accroît-il pas à mesure que la mort multiplie les apothéoses au sein de la ramille et que de nouvelles âmes pourraient prétendre aux honneurs du foyer ? Pourquoi celles-ci sont-elles forcées de se contenter des hommages plus rares qu’on leur rend, à certains jours de l’année, sur leurs tombeaux ? Pourquoi les expulse-t-on de la maison, si l’on suppose qu’elles y veulent rentrer, comme on le faisait à Rome dans les nuits du 11 et du 13 mai ?

Non, Messieurs, le culte des morts ne s’est jamais confondu, que je sache, avec le culte des dieux ; il s’y est associé, précisément parce que la religion proprement dite, ne pouvant ni le supprimer ni l’absorber, a mieux aimé lui faire sa part. A Rome, où tout prend une l’orme arrêtée, nous savons quelles étaient les conditions de l’accord passé entre les cultes domestiques et la religion de la société. Ces cultes (sacra privata), ont une existence légale ; l’État s’engage à en favoriser de toutes manières la perpétuité, en attachant, par exemple, le devoir d’y vaquer au droit de succession : son respect va jusqu’à dispenser momentanément du service militaire lès citoyens dont la présence à la maison est réclamée par des funérailles ou des anniversaires ; les tombeaux sont déclarés lieux religieux, et le collège pontifical est chargé de veiller sur les droits des Mânes. En revanche, les cultes privés sons : rigoureusement enfermés dans leur domaine propre ; leur contact avec le culte public est considéré comme une profanation de celui-ci ; la vue d’un cadavre souille le regard des prêtres ; la rencontre d’un convoi funèbre vicie les auspices d’un magistrat ; aucun lieu public ne peut être affecté aux sépultures, et l’État, sous prétexte que le sol de la ville tout entière est un temple inauguré, a prohibé l’ancienne coutume d’inhumer les morts autour ou même — s’il en faut croire Servius — dans l’intérieur des maisons.

Vous le voyez, la confusion n’est pas possible entre les dévotions particulières et la religion de tous. Ces deux modes d’expression du sentiment religieux ont-elles été à l’origine aussi distinctes qu’elles l’étaient à l’époque historique ? Je le pense et je crois l’avoir démontré, dans la mesure où les analyses psychologiques comportent la démonstration. D’autre part, on ne saurait trop le répéter, si elles sont distinctes, on les trouve toujours associées, et j’ajoute que cette association a grandement profité à la morale.

 

VI

 

La morale ! Ne vous étonnez-vous pas, Messieurs, que je puisse terminer une leçon comme celle-ci, où j’ai voulu esquisser les traits essentiels des religions primitives, que je puisse la terminer, dis-je, sans parler de la morale autrement que par une allusion incidente ? Toutes les religions n’ont-elles pas une morale, et la morale n’est-elle pas en elles ce qui change et vieillit le moins, ce qui se conserve le mieux et est le plus digne d’être conservé ? Messieurs, si l’on entend par morale une pratique quelconque accommodée aux croyances, la religion engendre nécessairement une morale, qui est contenue à peu près tout entière dans le culte. Mais il s’agit ici de la conformité des actes avec la notion du bien, dans ce qu’elle a de plus universel et de plus humain. Eh bien, je ne nie pas que la morale, une fois mise en harmonie avec les croyances religieuses, ne trouve en elles son plus ferme appui ; mais j’estime cependant que l’histoire des idées morales, depuis le principe de la distinction du bien et du mal jusqu’aux codes religieux et civils, se déroule parallèlement à celle des idées religieuses, non pas sans assistance réciproque, mais d’une marche à certains égards indépendante. Les religions naturalistes, les plus simples de toutes par le fond, sinon par la forme, n’ont pas, à vrai dire, de morale. Une voix éloquente, que l’on entend à la Sorbonne plus souvent encore qu’à l’Académie française, le disait avec autorité il y a quelques jours : la Nature est indifférente aux individus et comme étrangère à la morale ;... elle ne montre par aucun, signe qu’elle soit sensible à un acte héroïque et à une souffrance imméritée. Si donc on prétend fonder une morale sur cette fatalité régulatrice de la vie et de la mort, que pourra être cette morale et quelles seront ses règles, sinon le sacrifice inévitable des faibles, le triomphe des êtres les mieux doués, en un mot, l’adoration de la force ?[2] A la place de la Nature, être abstrait, entité philosophique, mettez les dieux de la Nature, et vous aurez une juste appréciation de la valeur morale des religions naturalistes à leur début. Ces dieux-là n’ont nul souci du bien et du mal ; ils n’ont d’égards que pour qui les flatte et les rassasie. Leur culte n’est pas autre chose que l’art de les séduire, et, le cas échéant, de les tromper. Qui ne connaît cette légende, conservée par Hésiode, où l’on voit le grand Zeus dupé par la prévoyance humaine (Prométhée) et inconsolable d’avoir choisi une fois pour toutes les os des victimes, au lieu des chairs succulentes qui restent au sacrificateur ? L’homme, en butte dès le berceau aux caprices des divinités, trouve-t-il au moins par delà le tombeau des dieux plus équitables ? L’idée de la rémunération est absente des régions souterraines où errent pêle-mêle les ombres : Les morts les moins à plaindre sont ceux qui ont laissé sur terre des enfants reconnaissants et riches. Les idées morales s’élaborent dans le commerce des hommes entre eux ; elles ne s’appliquent pas encore à leurs rapports avec les dieux. J’imagine que les premiers moralistes ont dît être médiocrement pieux, ou, ce qui revient au même, n’entendaient pas la piété comme tout le monde ; en tout cas, leurs successeurs se sont trouvés à chaque instant en conflit avec les croyances populaires. Peu à peu cependant, la conciliation s’est faite entre la religion et la morale ; les dieux se sont assagis ; ils ont puni le méchant et récompensé le juste. Maison sent bien que ces améliorations sont toutes de surface et qu’en tout cas elles sont dues à une influence du dehors.

Ne vous étonnez donc point si nous n’en trouvons pas trace dans le culte de la cité athénienne. La morale a pu, avec le temps, épurer les croyances ; elle n’a pas cherché à réformer le culte. Celui-ci, immobilisé par l’habitude, est resté ce qu’il était aux époques antérieures. Il a. cessé ainsi de correspondre aux doctrines dont il aurait dû être l’expression : il demeurait, au milieu d’une civilisation déjà raffinée, le contemporain des âges où l’univers était rempli d’esprits invisibles et où, avec quelque savoir-faire, on pouvait attirer quelqu’un de ces esprits dans le premier fétiche venu. On répète souvent que les religions de la Grèce et de Rome étaient un ensemble de pratiques pour ainsi dire machinales, sans rapport avec les idées religieuses ou philosophiques entrées dans la circulation. Cela est vrai, en ce sens que les doctrines n’avaient plus de cohésion avec le culte et que le peuple, attaché : au culte, était devenu indifférent aux doctrines. Il n’en faudrait pas conclure pourtant qu’un culte suffise à constituer une religion. Le culte n’a de raison d’être que comme conséquence des doctrines ; quand il s’en est par trop éloigné, de raisonnable qu’il était, il devient inintelligible, et la religion dont il est la forme extérieure est condamnée à disparaître.

Il n’est pas non plus tout à fait exact de dire — et c’est par cette réflexion que je termine — que les religions gréco-romaines aient laissé une liberté absolue, inconditionnelle, à la pensée scientifique. Cette indifférence est contraire à la nature même des religions, qui sont des œuvres collectives et ne peuvent vivre que par l’adhésion de la collectivité. Les cités antiques, dont .chacune s’était fait une religion à son usage en puisant les doctrines dans le fonds commun de la race et créant sur place les cultes locaux, ne pouvaient avoir l’intolérance agressive des religions qui aspirent à dominer l’humanité entière ; mais elles défendaient leur bien à l’occasion. Athènes, où l’on comprit plus vite qu’ailleurs l’incompatibilité de l’esprit scientifique avec l’esprit religieux, eut, par accès seulement, des velléités d’intolérance, et elle en eût montré davantage encore si la plupart des philosophes qu’elle hébergeait dans ses écoles n’avaient été des étrangers. Protagoras, Anaxagore, Diagoras, Socrate, Aristote lui-même, apprirent à leurs dépens qu’il n’était pas prudent de substituer la physique ou la métaphysique à la mythologie. Les Athéniens ne s’offensaient aucunement de voir les dieux tournés en caricature sur la scène comique ; mais ils dressaient l’oreille à certains vers d’Euripide, et ils étaient tout à fait irréconciliables avec les athées. Ils avaient leur Vierge, leurs processions, des cérémonies bizarres dont le sens s’était perdu, et ils sentaient que le ridicule attaché à l’observance inintelligente de rites qu’on ne comprenait plus retombait non plus sur les dieux, mais sur eux-mêmes.

Nous adapterons à l’étude de la religion des Athéniens les compartiments du cadre général que je me contente d’esquisser aujourd’hui. Nous y rencontrerons des croyances et un culte, ou plutôt des cultes juxtaposés. Ces cultes, j’ai tout un semestre pour les étudier ; l’exposé préalable des croyances fera l’objet de ma prochaine leçon, où je m’efforcerai de caractériser brièvement ce qu’on appelle la mythologie grecque, avec l’intention d’aborder ensuite les mythes attachés au sol de l’Attique. Nous partons pour le pays des légendes ; mais nous n’oublierons pas de reprendre pied, et bientôt, sur le terrain de l’histoire.

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (3 déc. 1886).

[2] Rapport sur les prix de vertu, par M. E. Caro (25 nov. 1886).