HISTOIRE DES LAGIDES

TOME PREMIER — LES CINQ PREMIERS PTOLÉMÉES (323-181 avant J.-C.)

 

CHAPITRE IX. — PTOLÉMÉE V ÉPIPHANE (204-181).

 

 

§ I. — LE GOUVERNEMENT DES RÉGENTS.

L’enfant sur qui reposait tout l’avenir de la dynastie avait alors entre quatre et cinq ans. Agathocle, rassuré par la résignation apparente de la grande ville et investi par la mort de Sosibios d’une sorte de dictature, pouvait se promettre de longues années de règne. Le susdit, lorsqu’il eut déposé les urnes dans les sépultures royales et ordonné de quitter le deuil, distribua d’abord aux troupes la solde de deux mois, persuadé que chez le grand nombre le sens pratique émousserait la haine. Ensuite, il leur dicta la formule du serment qu’ils avaient accoutumé de prêter lors de la proclamation des nouveaux rois. Il éloigna Philammon, qui avait présidé au meurtre d’Arsinoé[1], le nommant Libyarque des régions du côté de Cyrène : quant au petit roi, il le confia à Œnanthé et Agathoclia. Après cela, il envoya en Asie, près du roi Antiochos, Pélops fils de Pélops, pour l’inviter à garder l’attitude d’un ami et à ne pas transgresser les conventions passées avec le père de l’enfant. Ptolémée, fils de Sosibios, fut dépêché à Philippe pour régler l’affaire du mariage[2] et demander au roi son secours, dans le cas où Antiochos attaquerait sérieusement ses voisins au mépris des traités. Le régent chargea aussi Ptolémée, fils d’Agésarchos, d’une ambassade auprès des Romains, dans l’idée qu’il ne se presserait pas d’accomplir sa mission, mais qu’une fois arrivé en Grèce et rencontrant là parents et amis, il y resterait. Agathocle cherchait, en effet, à se débarrasser de tous les hommes marquants, par défiance. Il envoya aussi l’Étolien Scopas[3] en Grèce pour recruter des mercenaires, avec quantité d’or pour les arrhes. Il avait pris cette résolution pour deux raisons : l’une, c’est qu’il comptait se servir de ses nouvelles recrues dans la guerre contre Antiochos ; l’autre, c’est qu’il voulait envoyer les anciens mercenaires, ceux qu’il avait sous la main, dans les postes de l’intérieur et des colonies, tandis qu’avec les nouveaux venus il compléterait et renouvellerait le service et la garde du palais, ou même la garnison du reste de la ville. Il s’imaginait que des hommes recrutés et payés par lui, qui ne seraient au courant d’aucun des faits passés et par conséquent ne s’en préoccuperaient pas, des gens qui mettraient en lui leurs espérances, seraient pour lui des auxiliaires dociles, tout prêts à le couvrir, à remettre l’ordre, à exécuter ce qu’il leur commanderait[4].

Agathocle avait d’excellentes raisons pour se défier et des hommes importants et des petites gens, c’est-à-dire de tout le monde. Aussi sa police avait-elle l’oreille fine. Un certain Dinon, qui, comme on l’a vu plus haut, avait pris part au meurtre d’Arsinoé au lieu de la sauver, allait maintenant faire à tout venant des confidences larmoyantes. Agathocle le fit mettre à mort, et l’on trouva que de toutes ses injustices, celle-là était la plus juste[5]. Malheureusement pour lui, il ne se contentait pas de frapper ses complices. L’habitude qu’il avait de braver l’opinion lui fit oublier toute prudence. Il n’était bruit que de ses orgies, de femmes mariées, de fiancées, de vierges, souillées par sa luxure, de l’orgueil dont il était bouffi et qui rendait ses excès plus intolérables encore. Le peuple se taisait cependant, attendant un homme qui osât enfin parler et agir[6]. On était prêt à acclamer n’importe quel sauveur. Les rhéteurs qui, plus tard, prenaient comme matière de discours Hannibal rappelé à Carthage, se demandant s’il devait obéir ou rester en Italie, ou s’il n’irait pas plutôt en Égypte s’emparer d’Alexandrie[7], se faisaient une idée assez juste de l’état des esprits exaspérés par l’insolente tyrannie d’un parvenu et d’un scélérat.

Un homme ainsi attendu arrive toujours. Ce fut, dans l’occurrence présente, le stratège Tlépolème. Ce personnage était resté à l’écart, du vivant de Philopator. Il avait dû exercer quelque part un commandement militaire et encourir une disgrâce qui le fit rentrer dans la vie privée[8]. Il n’en fut que plus populaire après la mort du roi. Comme on s’attendait à être attaqué du côté de la Syrie, il devint l’homme nécessaire à la défense du pays, et sans doute Agathocle s’empressa de l’envoyer à Péluse surveiller la frontière, avec l’espoir qu’il s’occuperait plus de la Syrie que d’Alexandrie. Dangereux près de la cour, Tlépolème le fut encore à Péluse. Il faisait de l’opposition et travaillait à embaucher ses officiers. Il les invitait à sa table et portait en leur présence des toasts facétieux au décorateur des banquettes, à la harpiste et à la tondeuse, ou encore, au mignon qui, au temps où tout jeunet il versait le vin au roi, se prêtait à tout après boire[9]. Agathocle, informé de ces menées, essaya de prendre les devants. Il répandit le bruit que Tlépolème se préparait à trahir le roi et à livrer à Antiochos le gouvernement de l’Égypte ; mais l’inquiétude d’Agathocle ne fit qu’accroître la popularité de l’heureux général. Le régent voulut s’assurer au moins, en cas d’émeute, l’obéissance de la garnison. Il fit appel au patriotisme des Macédoniens[10], à leur dévouement pour l’enfant royal, qu’il leur montrait en pleurant. Cette scène d’attendrissement, jouée par Agathocle et Agathoclia, la prétendue nourrice du petit roi, manqua son effet : les comédiens furent sifflés. Agathocle reçut le même accueil des autres corps de troupes, qu’il avait soin de convoquer séparément. En outre, des provinces supérieures, où il avait relégué les mercenaires de l’ancienne garnison, revenaient beaucoup de soldats, qui excitaient leurs amis et leurs parents à remédier aux malheurs de l’Égypte et à ne pas se laisser insulter davantage par des gens si indignes. Enfin, Tlépolème était en mesure d’affamer la ville, ou du moins on le disait pour hâter le soulèvement qui se préparait[11].

Agathocle le hâta lui-même par des mesures de rigueur. Il voulut sans doute avoir sous la main des otages et fit arrêter Danaé, la belle-mère de Tlépolème. Il dressait des listes de proscription. Le somatophylaque Mœragène, soupçonné de correspondre secrètement avec Tlépolème et de conspirer avec son parent Adæos, gouverneur de Bubaste, fut arrêté également, et Agathocle ordonna de le mettre à la torture pour lui arracher des aveux. Ce fut le signal de la révolution. Mœragène, au moment d’être passé par les verges, profita d’un premier moment de trouble et s’enfuit tout nu près des soldats macédoniens, dont les tentes étaient placées à courte distance du palais. Ceux-ci, indignés, appelèrent leurs camarades aux armes. En un instant, toutes les troupes furent en pleine révolte ; la population suivit leur exemple et la grande ville s’ébranla tout entière.

Polybe décrit avec une sorte de complaisance les excès auxquels se livra la populace et la soldatesque dans la sanglante journée du lendemain. Durant la nuit, Agathocle, qui avait intercepté une proclamation adressée aux troupes par Tlépolème et avait cherché à noyer son souci dans le vin, se décida enfin à sortir de sa torpeur. Suivi de tous les parents, — c’est-à-dire des hauts fonctionnaires de la cour, — à l’exception de Philammon, il se rendit près du roi et l’emmena dans une galerie qui faisait communiquer le palais avec le théâtre, comptant ou fuir par cette issue ou s’y barricader derrière les trois grosses portes établies dans l’axe du couloir. Fuir n’était plus possible. Le palais était comme une île battue par les flots irrités d’une multitude qui couvrait jusqu’aux perrons et aux toits des maisons. Au lever du jour, le roi, que la foule appelait, ne paraissant pas, les Macédoniens envahirent la grande salle du Conseil. Informés bientôt de l’endroit où était le roi, ils firent sauter les premières portes de la galerie, et, lorsqu’ils furent arrivés à la seconde, ils demandèrent le roi à grands cris. Agathocle, qui prévoyait son sort, demanda aux somatophylaques enfermés avec lui d’aller trouver les Macédoniens, de leur dire de sa part qu’il était prêt à quitter la tutelle du roi, le pouvoir, ses honneurs, ses richesses, tout ce qu’il possédait enfin, et de les prier de lui laisser la vie sauve avec le strict nécessaire, de manière que, rentré dans le peuple, il ne pût, même s’il le voulait, faire de mal à personne[12].

Après quelque hésitation, un somatophylaque, l’Acarnanien Aristomène, se décida à jouer le rôle de parlementaire. Il faillit être massacré par les assaillants, qui lui intimèrent l’ordre de revenir accompagné du roi ou de ne pas reparaître. Les Macédoniens, après l’avoir congédié, foncèrent sur la deuxième porte et la renversèrent. Alors Agathocle, voyant l’exaspération des Macédoniens, en vint à tendre vers eux, à travers les barreaux, ses mains suppliantes. Agathoclia montrait ses mamelles qui, disait-elle, avaient allaité le roi ; il n’est pas de prières auxquelles ils n’eussent recours pour obtenir seulement la vie. A la fin, voyant que leurs gémissements n’amélioraient pas leur situation, ils se décidèrent à envoyer l’enfant avec les somatophylaques. Les Macédoniens, s’emparant aussitôt du roi, le hissèrent sur un cheval et le conduisirent au Stade. A son aspect, des cris et des applaudissements éclatèrent de toutes parts ; on fit descendre l’enfant de cheval et on le fit asseoir sur le siège royal. Dans la foule régnaient à la fois la joie et la tristesse : la joie, parce qu’elle avait recouvré son roi ; la tristesse, parce qu’elle n’avait pas les coupables entre les mains et ne leur avait pas infligé le châtiment qu’ils méritaient. Aussi criait-on sans cesse qu’il fallait amener et exposer aux regards du peuple les auteurs de tant de maux. Cependant, la journée s’avançait, et, le peuple n’ayant pas d’objet sur qui il pût passer sa colère, Sosibios fils de Sosibios, qui était alors somatophylaque, prit une résolution aussi utile au prince qu’au royaume. Voyant que rien ne pouvait apaiser l’effervescence de la foule et le petit enfant tout décontenancé par tout cet entourage inaccoutumé et le brouhaha de la multitude, il demanda au roi s’il consentait à livrer à la vindicte populaire ceux qui l’avaient desservi, lui et sa mère. Celui-ci ayant répondu par un signe affirmatif, Sosibios dit à quelques somatophylaques d’annoncer la volonté du roi ; puis, se levant, il conduisit l’enfant, pour réparer ses forces, dans sa maison à lui qui était tout près. Sitôt que l’ordre du roi fut connu, ce ne fut partout qu’applaudissements et que cris. Agathocle et Agathoclia s’étaient, dans l’intervalle, séparés et retirés dans leurs logements respectifs : mais bientôt des soldats, les uns spontanément, les autres pressés par la foule, se mirent à leur recherche.

Un hasard malheureux donna le signal du carnage. Un des familiers et des flatteurs d’Agathocle, nommé Philon, parut sur le Stade en état d’ivresse : à la vue de la foule en émoi, il s’écria que, si Agathocle se tirait d’affaire, on aurait, comme dernièrement, à se repentir de cette équipée. A ces mots, les uns l’injurièrent, les autres le poussèrent violemment ; et, comme il faisait mine de résister, on lui déchira aussitôt sa chlamyde et on le perça à coups de lance. Le peuple l’eut à peine vu traîner encore palpitant sur là place au milieu des invectives et pris un avant-goût du meurtre, qu’il attendit avec impatience l’arrivée des autres victimes. Bientôt parut en tête Agathocle enchaîné. Dès son entrée, des individus se précipitèrent sur lui et le transpercèrent immédiatement. Ceux-là, au lieu de faire l’office d’ennemis, lui rendirent service ; grâce à eux, il n’eut pas la fin qu’il méritait. Après lui fut amené Nicon,un amiral, parent d’Agathocle, — ensuite, Agathoclia nue, avec ses sœurs et toute sa famille. Enfin, des gens qui avaient arraché Œnanthé du Thesmophorion l’amenèrent toute nue sur un cheval. Tous ces malheureux furent abandonnés ensemble à la multitude. Les uns les mordaient, les autres les perçaient de dards, d’autres leur arrachaient les yeux : à mesure qu’une victime tombait, on l’écartelait. Toutes furent déchirées de cette manière, car la cruauté des Égyptiens en colère est terrible. Sur ces entrefaites, des femmes qui avaient été les intimes d’Arsinoé apprirent que Philammon était arrivé de Cyrène à Alexandrie depuis trois jours, Philammon, celui qui avait présidé au meurtre de la reine. Elles se ruèrent sur sa maison, l’envahirent et le tuèrent à coups de pierres et de bâton ; elles étranglèrent son fils, qui sortait à peine de l’enfance ; enfin, elles traînèrent la femme de Philammon toute nue sur la place publique et l’égorgèrent. Telle fut la fin d’Agathocle, d’Agathoclia et de toute leur parenté[13] (202).

La fureur populaire avait balayé d’un seul coup, sans s’attarder à faire le triage des responsabilités, les immondices accumulées autour du trône sous le règne précédent[14] ; mais elle avait respecté la royauté. La fonction de régent et tuteur du jeune Ptolémée fut dévolue à Tlépolème, qui marchait alors sur Alexandrie et y dut arriver à temps pour recueillir l’héritage d’Agathocle.

Le nouveau régent était un homme à la fleur de l’âge, qui avait grand air, un renom de bravoure et une certaine réputation de tacticien. Les talents qu’il n’avait pas, on les lui prêtait et on voulait ignorer ses défauts. C’est plus tard seulement qu’on s’aperçut qu’il était vaniteux, insolent, ami du jeu et de la bonne chère ; de plus, administrateur incapable et imprévoyant, qui prit de lui-même l’habitude de puiser à pleines mains dans le Trésor pour contenter ses amis, ses flatteurs, les généraux, les comédiens. Tlépolème ne prit pas toute licence au début. Il confia la garde de l’anneau royal et de la personne du roi au jeune Sosibios, qui s’acquitta de ces hautes fonctions avec beaucoup de prudence et de dignité. Mais, au bout de peu de temps, les rapports s’aigrirent entre le régent et les courtisans qui n’avaient pas voulu s’enrôler dans la bande de ses adulateurs. Tandis que Tlépolème passait son temps à jouer à la paume, à faire de l’escrime et à banqueter avec de joyeux compagnons, les mécontents affectaient des allures austères ; ils opposaient à la frivolité et aux gaspillages de Tlépolème l’attitude correcte et digne de Sosibios.

Sur ces entrefaites revint de Macédoine, où Agathocle l’avait envoyé en ambassade, le frère de Sosibios, Ptolémée, dont la sotte jactance provoqua un petit coup d’État de la part du régent. Ptolémée, on le vit bien par la suite, n’avait su obtenir de Philippe aucun engagement, aucune promesse ; mais il avait fréquenté les jeunes gens de la cour de Pella et pris les belles manières. Déjà très satisfait de lui-même avant de partir, et tirant vanité de la situation qu’il devait à son père, il lui semblait qu’il était devenu un homme depuis qu’il avait voyagé et frayé avec des Macédoniens authentiques, et que ceux d’Alexandrie étaient restés des esclaves et des imbéciles[15]. Tlépolème ne supporta pas longtemps les airs arrogants du nouveau venu et les mauvais propos de la coterie adverse. Après avoir essayé du dédain, apprenant que dans un conciliabule ses ennemis avaient osé, lui absent, lui reprocher ouvertement de mal gérer les affaires du royaume, alors, piqué du procédé, il convoqua le Conseil et déclara que, si ses adversaires le calomniaient sous main et entre eux, il avait, lui, l’intention de les accuser publiquement et en face. Après sa harangue, il reprit le sceau à Sosibios, et, le gardant à sa disposition, il géra depuis lors toutes les affaires à sa guise[16].

Devenu dictateur, un peu malgré lui, Tlépolème eut bientôt vu le déclin et la fin de cette popularité dont il était si fier. On trouva sans doute que le vaillant général ne cherchait guère les occasions de déployer sa bravoure et prenait trop aisément son parti des mécomptes subis par la politique égyptienne. Les événements se précipitaient au dehors, des événements qu’il était facile de prévoir et qui prirent l’insouciant Tlépolème au dépourvu.

Le vaniteux ambassadeur qui revenait de Macédoine n’avait probablement rien su deviner de ce qui se tramait entre Philippe V et Antiochos III. Agathocle s’attendait bien à être attaqué en Cœlé-Syrie par Antiochos ; mais il avait caressé l’espoir chimérique d’avoir le roi de Macédoine pour allié contre le roi de Syrie. Pendant ce temps, les deux monarques, aussi ambitieux l’un que l’autre, considéraient l’Égypte comme une proie qu’ils allaient se partager tout entière[17]. Polybe s’étonne que des rois, qui par un sentiment naturel de solidarité auraient dû respecter la royauté légitime, aient eu l’idée de dépouiller et détrôner un, des leurs, et cela sans vergogne, avec une avidité bestiale, à l’instar des poissons, chez qui, dans la même espèce, les gros mangent les petits[18]. Le grave historien n’exagère peut-être pas l’appétit des deux alliés ; mais, en fait, il leur eût été difficile de s’entendre pour partager l’Égypte elle-même. Ce qu’ils voulaient, au fond, et ce qui put faire l’objet d’un pacte réel, c’était s’adjuger les possessions des Lagides hors de l’Égypte, chacun prenant ce qui était à sa portée[19]. Philippe aurait la Thrace, dont il avait probablement déjà commencé la conquête[20], l’Archipel, la Carie et Samos, à charge pour lui de s’accommoder ou de se battre avec les Rhodiens : Antiochos prendrait la Cœlé-Syrie et la Phénicie[21]. On dit aussi que les deux rois s’étaient engagés réciproquement à faire campagne, Philippe avec Antiochos contre l’Égypte et Cypre, et Antiochos avec Philippe contre Cyrène, les îles Cyclades et l’Ionie[22]. C’était du moins le plan qu’on leur prêtait. Le leur était moins compliqué ; ils n’avaient pas besoin, pour s’entraider, de joindre leurs forces ; il leur suffisait de marcher en même temps, ce que, du reste, ils ne firent pas davantage, chacun agissant à son heure et à sa guise.

Philippe, qui était toujours sous les armes et à l’affût de toutes les occasions, fut le premier prêt. Dès 202, sans déclaration de guerre, il se rua sur la Thrace, pendant que les corsaires à sa solde, menés par l’Étolien Dicéarque, mettaient à feu et à sang les Cyclades et les villes riveraines de l’Hellespont[23]. Les clients de l’Égypte, abandonnés par elle, invoquèrent la protection de la Ligue étolienne. Lysimachia, Chalcédoine, Cios, confièrent leur défense à des généraux étoliens[24]. L’ingérence de ses éternels ennemis ne put qu’exciter l’ardeur de Philippe. Lysimachia tomba en son pouvoir, puis Sestos, puis Périnthe, puis Chalcédoine. Son beau-frère Prusias l’aida à prendre Cios, où il fit le vide complet, et au retour, il mit encore la main sur Thasos, au mépris de la parole donnée[25], se montrant partout de mauvaise foi et aussi cruel que perfide.

L’année suivante (201), il équipa une grande flotte, qui, pour son coup d’essai, prit Samos, la plus importante des possessions égyptiennes sur la côte d’Asie. Samos paraît avoir été occupée sans résistance. De là, il attaqua brusquement Chios. Il comptait sans doute s’emparer de la ville par surprise ; mais celle-ci se défendit et fut secourue. Les secours ne lui vinrent pas d’Égypte, où les intrigues de cour absorbaient l’attention des gouvernants. Les Rhodiens, après avoir vainement protesté contre le forban sans foi ni loi qui pillait, vendait ou exterminait les vaincus, s’étaient enfin décidés à défendre par les armes leurs intérêts et la morale internationale[26]. Ils avaient entraîné dans leur alliance Chios, Cyzique, Byzance, et enfin Attale de Pergame. Les flottes de Rhodes et de Pergame vinrent débloquer Chios. Comme il cherchait à regagner Samos, Philippe fut assailli par Attale et l’amiral rhodien Théophiliscos dans le détroit que forme, entre Chios et la côte d’Asie, le promontoire Argennon. La flotte macédonienne fut battue et ses équipages subirent des pertes énormes ; mais, Attale s’étant trouvé coupé du reste de son escadre et obligé de se réfugier à Erythræ, d’autre part, l’amiral rhodien étant blessé à mort, Philippe s’attribua la victoire et parut rester maître du champ de bataille. Du reste, il prit bientôt sa revanche à Ladé, devant Milet. Attale et les Rhodiens avaient sans doute commis la faute de se séparer, et ce doit être la flotte rhodienne seule qui soutint le choc à Ladé[27]. Cette fois, Philippe remporta la victoire, et les Milésiens effrayés s’empressèrent d’ouvrir leurs portes au vainqueur[28], qui se contenta de leurs hommages et ne mit point chez eux de garnison. Le triomphe du Macédonien parut dès lors si décisif, que, dit Polybe, après la bataille de Ladé et la retraite des Rhodiens, Attale ne s’en mêlant plus, Philippe pouvait évidemment faire la traversée d’Alexandrie : et c’est un des faits qui montrent le mieux que Philippe se conduisait comme un fou[29].

Heureusement pour l’Égypte, le fou se jeta comme un furieux sur le territoire de Pergame, brûlant, saccageant tout ; puis, ne pouvant ni prendre la ville, ni décider Attale à en sortir, ni attendre parce qu’il manquait d’approvisionnements, il revint sur ses pas et alla promener la dévastation en Carie, pillant à la fois pour détruire et pour nourrir son armée famélique, menant, comme le dit Polybe, une vie de loup. Il s’avança ainsi jusque dans la Pérée ou Chersonèse rhodienne[30]. Sauf Éphèse, l’Égypte avait, pour le moment, perdu à peu près tout ce qu’elle possédait en Asie-Mineure. Mais Philippe n’était pas le plus dangereux de ses ennemis. Comme il attaquait tout le monde à la fois, une clameur d’indignation s’éleva de tous côtés, une clameur dont l’écho parvint bien vite à Rome. Attale avait dû songer tout d’abord à faire appel aux Romains, dont il était l’allié depuis dix ans. C’est à regret qu’il avait consenti à faire cause commune avec les Rhodiens[31], qui, eux, tenaient beaucoup moins à provoquer l’ingérence de la République romaine dans leurs affaires[32]. Maintenant, les députés de Rhodes se joignirent aux siens pour aller dénoncer au Sénat romain les entreprises de Philippe contre les villes d’Asie. Ils se rencontrèrent à Rome avec les députés athéniens et étoliens, qui apportaient de leur côté leurs doléances[33]. Le moment était bien choisi. Vainqueurs de Carthage, les Romains s’apprêtaient à demander compte au Macédonien de ses accointances avec Hannibal, et ils n’étaient pas fâchés de le faire sous d’autres prétextes, qui leur permettraient de prendre des airs plus désintéressés. Des deux rois coalisés contre l’Égypte, le plus brutal n’était pas pour elle le plus inquiétant. Le gouvernement alexandrin, se sentant protégé par l’orage qui s’amassait sur la tête de Philippe, n’eut de ce côté qu’à laisser faire.

Mais, ce qui donne une idée de l’incroyable désarroi qui régnait à Alexandrie et de l’incapacité des gouvernants, c’est qu’on avait laissé faire aussi Antiochos, qui, pendant que son allié était aux prises avec les Rhodiens, envahissait la Cœlé-Syrie (201). Cette première campagne semble avoir été pour l’agresseur une promenade militaire. Antiochos ne rencontra de résistance sérieuse qu’à Gaza. La cité philistine, qui tenait, dit Polybe, à garder sa foi à Ptolémée[34], c’est-à-dire à ne pas échanger le protectorat égyptien contre la domination moins accommodante des Séleucides, soutint vaillamment un long siège, qui, aucun secours ne venant d’Égypte, finit par une capitulation. Ainsi, le roi de Syrie était à portée de la frontière de l’Égypte, et, si Philippe n’avait pas été l’écervelé dont Polybe prend en pitié l’aveuglement, on aurait pu voir apparaître soudain à Alexandrie ou à Cyrène la flotte du Macédonien !

Pour le coup, c’en était trop. L’inertie du gouvernement alexandrin inquiéta les Romains eux-mêmes. Il y avait là quelque chose d’étrange, de nature à faire soupçonner quelque trahison en haut lieu[35]. Le Sénat résolut de savoir ce qui se passait à Alexandrie, et il saisit pour cela le premier prétexte venu. Une ambassade, composée de C. Claudius Nero, M. Æmilius Lepidus et P. Sempronius Tuditanus, partit pour Alexandrie vers la fin de 201, avec mission d’annoncer au roi la défaite d’Hannibal et des Carthaginois ; de remercier le roi d’être resté fidèle en des conjonctures douteuses, alors que les Romains se voyaient abandonnés même de leurs proches voisins, ajoutant que si, poussés à bout par Philippe, ils lui déclaraient la guerre, ils demandaient au roi de conserver au peuple romain son amitié d’autrefois[36]. Justin assure que les envoyés du Sénat — ceux-ci ou d’autres — allèrent trouver Antiochos en Phénicie et lui signifier qu’il eût à s’abstenir de toucher au royaume de l’enfant confié par les dernières volontés de son père à la protection du Sénat[37]. Il n’est plus guère possible de contrôler les dires de Justin, qui parait placer cette démarche un peu plus tôt[38] ; mais on peut être assuré que les diplomates romains évitèrent de prendre avec Antiochos un ton d’autorité. Décidés à abattre d’abord Philippe de Macédoine, les Romains ne tenaient pas à avoir deux ennemis à la fois : ils affectèrent de considérer Antiochos comme un ami, presque comme un allié, jusqu’au jour où ils furent prêts à lui déclarer la guerre. Aussi, à supposer qu’il ait reçu alors un avis officieux[39], le roi de Syrie comprit que la défense de toucher aux possessions égyptiennes lui était signifiée pour la forme, et il n’en tint aucun compte.

Le peuple alexandrin, humilié dans son patriotisme par les succès faciles des rois coalisés, ne put qu’être froissé encore en se sentant surveillé de si près par les Romains. Il trouva sans doute qu’il avait fait assez longtemps crédit à son ancien favori Tlépolème, le fainéant installé à la place d’Agathocle. Les adversaires du régent surent exploiter le mécontentement public, et Tlépolème fut remplacé par une sorte de duumvirat, composé du somatophylaque acarnanien Aristomène et du condottiere étolien Scopas. Sans doute, on savait qu’Aristomène s’était poussé aux honneurs en faisant sa cour à Agathocle[40] et on était édifié depuis longtemps sur la rapacité et l’insolence de Scopas[41] ; mais l’État avait besoin d’un administrateur habile et d’un général énergique, et les nouveaux gouvernants remplaçaient avantageusement Tlépolème, qui n’était ni l’un ni l’autre.

Scopas était homme à faire partager aux autres la confiance qu’il avait en lui-même. Il s’empressa de justifier l’attente du peuple en faisant des préparatifs sérieux pour reconquérir la Cœlé-Syrie, sans s’attarder aux combinaisons diplomatiques et surtout sans laisser croire aux Romains que leur soi-disant pupille avait besoin de leur secours. Son caractère audacieux et quelque peu fanfaron rend assez bien compte de la façon singulière dont le gouvernement égyptien fit échange de politesses avec les Romains. Ceux-ci devenaient décidément indiscrets, et il était bon de leur faire sentir que le roi d’Égypte n’était pas, comme on affectait peut-être déjà de le dire, sous leur tutelle[42]. Il paraît que les Athéniens, habitués de longue date à trouver bon accueil à Alexandrie, avaient fait appel à Ptolémée quand ils se virent menacés par Philippe, avant de s’adresser aux Romains. Il n’y avait pas apparence que l’Égypte, incapable de défendre ses propres possessions, pût porter secours à ses amis. Pourtant, au début de l’an 200, une ambassade égyptienne vint à Rome annoncer que les Athéniens avaient demandé au roi du secours contre Philippe. Bien que ceux-ci fussent des alliés communs, le roi n’enverrait ni flotte, ni armée pour défendre ou attaquer qui que ce soit en Grèce sans l’agrément du peuple romain. Ou bien il resterait tranquille en son royaume, s’il plaisait au peuple romain de défendre lui-même ses alliés, ou bien il laisserait les Romains en repos, s’ils le préféraient, et enverrait alors des secours qui protégeraient aisément Athènes contre Philippe[43]. Quand on songe que l’Égypte n’avait alors ni flotte, ni armée, ce message a bien l’air d’une fanfaronnade de Scopas, retouchée par la plume diplomatique d’Aristomène. Sous l’obséquiosité apparente des termes, on sent la prétention de traiter d’égal à égal et de ne pas être confondu avec les faibles qui ont besoin de protection. Le Sénat répondit, sur le même ton aimable, qu’il se chargeait de protéger ses alliés, et fit des cadeaux aux ambassadeurs.

Pendant que le roi Ptolémée prenait ces airs avantageux, Scopas s’occupait activement de réunir des forces suffisantes pour frapper le coup qu’il méditait. Nous ne savons pas s’il s’était réellement acquitté de la mission dont l’avait chargé trois ans auparavant Agathocle. Il était, au dire de Polybe, d’une avarice insatiable, ne respirant que pour l’or, et, par conséquent fort capable de s’être approprié les sommes destinées au recrutement des mercenaires, quand il vit qu’Agathocle n’était plus là pour lui demander des comptes. Cette fois, il avait intérêt à prendre sa tâche au sérieux. Envoyé d’Alexandrie par le roi Ptolémée avec une grosse masse d’or, il alla dans son pays, en Étolie, d’où il ramena en Égypte six mille fantassins et cinq cents cavaliers engagés comme mercenaires. Il eût fait le vide dans la contrée, si le stratège Damocritos n’eût retenu de force une partie des jeunes gens alléchés par la prime[44]. Ses préparatifs prirent du temps, probablement toute l’année 200. Mais ce retard même lui avait été favorable. Antiochos, présomptueux et imprévoyant comme toujours, croyait sa conquête assurée ; il ne songeait plus qu’à en faire d’autres en Asie-Mineure. Il suivait en spectateur impatient, perplexe et hanté d’arrière-pensées, les hostilités engagées entre Philippe d’une part, les Romains, Attale, les Rhodiens, les Byzantins et même les Athéniens[45], d’autre part. Attale, guerroyant en Grèce, avait laissé son royaume dégarni de troupes. La tentation était forte pour Antiochos, qui trouvait là une occasion lucrative d’aider son allié sans le secourir. Pendant qu’il se saisissait d’une proie que les Romains devaient bientôt lui faire lâcher[46], Scopas lui enlevait la Cœlé-Syrie. Habituées à changer de maître, les villes syriennes se résignaient aisément à subir la loi du plus fort. Les Juifs eux-mêmes, qui vantèrent par la suite leur fidélité à Antiochos, ne paraissent pas avoir opposé de résistance sérieuse à Scopas. Jérusalem reçut une garnison égyptienne[47]. Cependant le général égyptien avait été mieux servi par les circonstances que par ses talents ; car il est question d’un certain siège mené avec une nonchalance dont sa réputation eut à souffrir, et il n’arriva en Judée que en saison d’hiver[48]. Il avait probablement essayé de prendre quelques villes de Phénicie, faciles à défendre contre un assiégeant dépourvu de flotte (199/8).

Les nouvelles de Cœlé-Syrie décidèrent Antiochos à repasser le Taurus et à marcher droit à l’ennemi (198). Il rencontra l’armée de Scopas à Panion, à l’endroit où le Jourdain sort de la croupe méridionale de l’Anti-Liban. La bataille fut sanglante. Le jeune Antiochos, l’aîné des fils du roi, se signala à la tète de la cavalerie cuirassée, et les éléphants qui précédaient la phalange firent dans l’armée égyptienne une trouée formidable[49]. Scopas débordé se réfugia avec les débris de son armée à Sidon, où un corps de dix mille hommes vint bientôt l’assiéger. Une armée de secours envoyée d’Égypte et commandée par les meilleurs chefs, Aéropos, Ménoclès, Damoxénos, ne put rompre le blocus. Scopas, vaincu par la famine, se rendit, et on le laissa sortir sans armes (nudus) avec ses compagnons[50]. Polybe nous donne un aperçu des opérations qui se poursuivirent durant le siège de Sidon. Scopas, une fois vaincu par Antiochos, celui-ci prit la Batanée, Samarie, Abila et Gadara : peu de temps après, ceux des Juifs qui habitent autour du temple appelé Hiérosolyma se rendirent également à lui[51]. Il n’y eut plus qu’à réduire, avec l’aide des Juifs eux-mêmes, la petite garnison laissée par Scopas dans la citadelle[52]. La Cœlé-Syrie, la Phénicie et la Palestine étaient de nouveau perdues pour l’Égypte, et cette fois pour toujours. On peut supposer, sur des indices dont la valeur sera discutée plus loin, mais non affirmer, qu’il y eut alors entre les cours d’Antioche et d’Alexandrie un accommodement provisoire qui aboutit plus tard à une alliance dynastique. Quoi qu’il en soit, avec ou sans précautions diplomatiques, Antiochos était libre maintenant d’incorporer à son empire tout ce qui avait appartenu aux Lagides en Asie-Mineure, et même en Thrace, sans distinguer entre ce qu’avait pris ou laissé à prendre son allié de Macédoine. Depuis la fin de 198, Philippe, cerné par ses ennemis, demandait grâce à la meute acharnée qui allait enfin faire la curée à Cynocéphales (printemps 197)[53].

Scopas, qui aimait la gloire et le butin, dut rentrer exaspéré à Alexandrie. Il est probable qu’il se répandit en récriminations et prit dès lors une attitude hostile au régent Aristomène. Aigri par son impuissance, il se mit à conspirer, à rêver quelque coup de main analogue à celui qu’avait tenté jadis le roi Cléomène. Il avait, lui aussi, des compatriotes à sa dévotion. Il fit si bien qu’Aristomène se décida à se débarrasser, par une justice sommaire, de ce brouillon dangereux. Un jour que Scopas avait réuni chez lui les meneurs de sa coterie, la maison fut cernée par un piquet de soldats avec des éléphants, et Ptolémée fils d’Eumène entra pour lui intimer l’ordre de le suivre au palais. Scopas, pris au piège, songea d’abord à résister, puis céda à la force. Amené devant le Conseil, en présence du roi, il fut confondu par les dépositions de témoins qu’Aristomène avait convoqués à l’avance : Polycrate, gouverneur de Cypre, des Hellènes de distinction, des ambassadeurs étoliens, parmi lesquels Dorimachos, un ancien stratège de la Ligue étolienne. Scopas essaya de se défendre, mais la cause était entendue. En sortant de l’audience, il fut conduit à la prison avec ses amis. La nuit suivante, Aristomène le fit périr par le poison, ainsi que ses proches et tous ses amis[54]. Parmi ces complices, il y en eut un, Dicéarque, que l’on fit fouetter et torturer avant de le mettre à mort, afin, dit Polybe, de lui infliger un châtiment convenable au nom de tous les Hellènes. Ce Dicéarque avait été au service de Philippe, et c’est lui qui, à la tête d’une flotte, avait été chargé d’enlever par surprise et trahison les Cyclades et les villes de l’Hellespont. Il s’était acquitté de sa mission d’une façon telle que, depuis lors, l’exécration des Grecs pesait sur lui et que sa mort fut considérée comme un acte de justice divine et humaine. Ces exécutions faites, Aristomène renvoya chez eux ou laissa partir les mercenaires étoliens sur lesquels avait compté Scopas, et le calme rentra dans Alexandrie. L’inventaire des richesses accumulées par Scopas acheva de démontrer que le défunt n’était pas seulement un conspirateur, mais un voleur, qui, de concert avec son auxiliaire, le brutal et ivrogne Charimortos, avait dévalisé à fond le royaume[55].

Après une crise semblable, Aristomène jugea qu’il était plus sûr pour lui de hâter quelque peu la majorité du roi et de se démettre ostensiblement de cette tutelle que les Romains semblaient vouloir exercer de compte à demi avec lui. Polycrate ne fut pas des derniers à conseiller cette mesure, car lui aussi avait ses vues, qui n’étaient pas précisément celles du premier ministre. Il songeait à s’insinuer dans la familiarité du jeune roi, et à s’en faire à son tour un pupille volontaire. La proclamation de la majorité, à la mode hellénique, fut faite (à Alexandrie) avec un éclat digne du prestige de la royauté[56], et le couronnement ou sacre du roi, à la mode égyptienne, qui eut lieu à Memphis sans doute aussitôt après, assura au jeune monarque les sympathies de la population indigène.

La dynastie, qui jusque-là avait pris à tâche de maintenir le clergé dans un état de dépendance et entendait régner par droit de conquête, sentait maintenant le besoin de s’appuyer sur ceux qui représentaient réellement et tenaient par toutes ses fibres la conscience nationale. Les circonstances étaient critiques, en effet. L’Égypte avait perdu ses possessions au dehors, et elle était encore travaillée au dedans par des révoltes qui mettaient en conflit le patriotisme égyptien avec la dynastie étrangère. Cette agitation, qui avait commencé sous Philopator, tendait à devenir un mal chronique. L’an Ier d’Épiphane (204), des troupes avaient été envoyées de Thèbes à Ombos dans les régions supérieures, lors des troubles survenus sous le dieu Épiphane[57]. Les rebelles de la Haute-Égypte s’étaient donné des rois indigènes[58], qui avaient probablement des accointances secrètes avec la puissante corporation des prêtres de Thèbes, jaloux de la primauté reconnue à leurs confrères de Memphis. Les rebelles du Delta, mieux protégés par la configuration du pays, étaient plus dangereux encore. Il fallut un siège en règle pour les déloger de Lycopolis, leur quartier général ; on n’en vint même à bout qu’en entourant ville d’une digue pour arrêter l’inondation du Nil, qui eût sauvé les assiégés. Effrayés de cette ténacité, les dynastes des Égyptiens se livrèrent à la merci du roi. Il les traita fort mal et encourut par là bien des dangers[59]. La pierre de Rosette nous apprend en quoi consistèrent ces mauvais traitements. Le menu fretin fut passé au fil de l’épée, et les chefs furent exécutés à Memphis. Le vainqueur, exaspéré par une longue défense, se montra cruel, et les survivants, n’espérant plus de clémence, puisèrent dans leur désespoir une énergie nouvelle. De là, l’observation de Polybe, qui, en politique, apprécie toujours les actes par leurs conséquences.

L’exécution des chefs rebelles dut être la préface ou le complément de l’imposante cérémonie du sacre et comme l’affirmation de la puissance royale enfin puisée à sa source, dans les purifications, aspersions, consécrations et investitures symboliques de toute sorte savamment graduées par les prêtres de Phtah, et dans les embrassements du dieu lui-même accueillant son fils, son hypostase vivante, en colloque secret au fond de son temple. C’était un hommage rendu, et fort à propos dans la circonstance, à la religion nationale ; un acte significatif, presque une amende honorable, de la part d’une dynastie qui avait tenu jusque-là à garder son caractère exotique et à n’accepter l’investiture religieuse que sous forme de fiction légale. Maintenant, le clergé, auquel elle ne reconnaissait que des devoirs, rentrait en possession d’un droit. On vit revivre les anciens usages et les minutieuses formalités du rituel pharaonique s’accomplir à la lettre. Le décret sacerdotal de l’année suivante a soin de mentionner que le monarque a pris le Pschent suivant les rites lorsqu’il est entré dans le temple de Memphis pour y accomplir les cérémonies prescrites pour la prise de la couronne[60]. En dehors des traditions pharaoniques, que nos égyptologues retrouvent dans les vieux textes et que l’on suppose applicables de tout point à l’époque ptolémaïque, nous n’avons pour nous renseigner qu’une élucubration bizarre d’un scoliaste de basse époque. Si suspecte que soit la compétence de ce grammairien inconnu, il se pourrait qu’il nous ait conservé une addition faite aux formules antiques et faite précisément pour annuler à tout jamais la réforme du calendrier, que Ptolémée Évergète avait voulu imposer aux théologiens au nom de la science en 238. La cérémonie s’accomplissait, dit le scoliaste, dans le temple de Memphis en Égypte où la coutume était d’octroyer le trône royal aux rois qui commencent à régner. C’est là qu’ils sont initiés aux rites sacrés. D’abord, dit-on, le récipiendaire vêtu d’une tunique doit porter avec révérence un joug au taureau que les Égyptiens appellent Apis et considèrent comme le plus grand dieu ; et on le conduit dans chaque rue, pour montrer que les princes savent travailler, ce qui est la condition humaine, et ne doivent pas abuser avec cruauté de ceux qui sont au-dessous d’eux. Ils sont conduits par le prêtre d’Isis en un lieu qui est appelé άδυτος et s’obligent par serment à n’intercaler ni mois, ni jour, et à ne pas changer un jour de fête, mais à achever les 365 jours, comme il a été établi par les anciens. Ensuite, on leur impose un autre serment : c’est de conserver et acquérir de la semence par terre et par eau. Alors enfin, le diadème est posé sur leur tête et ils sont maîtres du royaume des Égyptiens[61].

Nous ne nous attarderons pas à l’exégèse de ce morceau informe et anonyme, de langue barbare et d’érudition naïve. Il nous suffit d’y relever, dans le serment concernant le calendrier, l’attestation de la victoire du clergé, exigeant de la royauté le respect des traditions nationales. On en trouve bien d’autres preuves dans le document célèbre que nous allons citer, la pierre de Rosette, pierre angulaire et fondement longtemps unique de l’égyptologie moderne[62].

Le sacre du roi, quelque peu hâté par les nécessités du moment, n’avait pas eu peut-être tout l’éclat et le retentissement qu’il eût fallu donner à cet acte mémorable. Mais les anciens usages, ainsi remis en vigueur, permettaient et même ordonnaient de renouveler de temps à autre l’investiture religieuse octroyée au Pharaon et la provision d’énergie divine qu’elle lui conférait. Le clergé avait intérêt à manifester solennellement sa reconnaissance pour le fait accompli, c’est-à-dire à en souligner l’importance ; et le gouvernement alexandrin, qui avait recherché son alliance, y trouvait aussi son compte. Donc, le 27 mars 196, les prêtres délégués par tout le clergé égyptien, assemblés en panégyrie non plus, comme autrefois, à Canope, près de la résidence du maître, mais à Memphis, dans le temple de Phtah, après avoir renouvelé les rites du couronnement en la forme usitée pour ces sortes de commémorations[63], rédigèrent le décret suivant :

1 Sous le règne du Jeune et successeur immédiat de son père[64] ; maître des couronnes ; couvert de gloire ; ayant établi 2 l’ordre en Égypte ; pieux | envers les dieux ; supérieur à ses adversaires ; ayant amélioré la vie des hommes[65] ; maître des triacontaétérides, comme Héphœstos, le Grand[66] ; roi comme le Soleil | grand roi des régions supérieures et inférieures ; né 3 des dieux Philopators ; éprouvé par Héphœstos ; à qui le Soleil a donné la victoire ; image vivante de Zeus ; fils du Soleil, Ptolémée | toujours vivant, chéri de Phtha ; la IXe année ; 4 Aétès fils d’Aétès étant prêtre d’Alexandre et des dieux Soters et des dieux Adelphes et des dieux Évergètes et des dieux Philopators et | du dieu Épiphane, Euchariste[67] ; étant athlophore 5 de Bérénice Évergète Pyrrha, fille de Philinos ; étant canéphore d’Arsinoé Philadelphe Aria, fille de Diogène ; | étant prê-6tresse d’Arsinoé Philopator Irène, fille de Ptolémée ; du mois Xandicos le IV, et du mois des Égyptiens Méchir le XVIII ;

DÉCRET

Les grands prêtres et prophètes, et ceux qui pénètrent dans le sanctuaire pour l’habillement des | dieux, et ptérophores et 7 hiérogrammates, et tous les autres prêtres qui, des temples du pays, s’étant rendus à Memphis au devant du roi, pour la panégyrie de la réception de la | couronne de Ptolémée toujours 8 vivant, chéri de Phtha, dieu Épiphane, Euchariste, laquelle il a reçue immédiatement de son père, réunis dans le temple de Memphis, ce même jour, ont dit : | Considérant que le roi 9 Ptolémée toujours vivant, chéri de Phtha, dieu Épiphane, Euchariste, issu du roi Ptolémée et de la reine Arsinoé, dieux Philopators, a comblé de bienfaits les temples et | ceux qui y 10 demeurent, et tous ceux qui sont rangés sous sa domination ; qu’étant dieu, né d’un dieu et d’une déesse, comme Horos, le fils d’Isis et d’Osiris, qui a vengé son père Osiris ; envers les dieux | plein d’une piété généreuse, il a consacré aux temples 11 des revenus en argent et en vivres, et supporté de grandes dépenses pour amener la sérénité en Égypte, et pour établir 12 l’ordre en tout ce qui concerne le culte ; | il a manifesté de toutes ses forces ses sentiments d’humanité ; d’entre les revenus publics et impôts perçus en Egypte, il a supprimé définitivement quelques-uns et allégé d’autres, afin que le peuple et 13 tous les autres | fussent dans l’abondance sous son règne ; les sommes que redevaient au Trésor les habitants de l’Égypte et ceux du reste de son royaume, lesquelles étaient considérables, il en a fait une remise généra» ; quant à ceux qui 14 avaient été | emprisonnés et ceux à qui l’on avait intenté procès depuis très longtemps, il les a délivrés de toute réclamation : il a ordonné en outre que les revenus des temples, et les contributions qui leur étaient accordées chaque année, tant en 15 vivres qu’en argent, ainsi que les parts équitables assignées aux dieux sur les vignobles, les jardins et sur les autres terrains qui appartenaient aux dieux sous le règne de son père |, 16 resteraient sur le même pied[68] ; relativement aux prêtres, il a ordonné encore qu’ils ne payent rien de plus à la caisse télestique[69] que ce à quoi ils étaient imposés jusqu’à la première année sous son père ; il a de plus affranchi ceux d’entre les | 17 tribus sacrées de la descente annuelle à Alexandrie ; il a ordonné également de ne plus lever la contribution pour la marine ; des toiles de byssus livrées dans les temples au Tré-18sor royal |, il a remis les deux tiers ; et tout ce qui était précédemment négligé, il l’a rétabli dans l’état convenable, veillant à ce que tout ce qu’il était d’usage de faire pour les dieux 19 fût exécuté comme | il convient ; en même temps il a distribué à tous la justice, comme Hermès deux fois grand ; il a ordonné, en outre, que les émigrés revenus, gens de guerre et tous 20 autres qui | auraient manifesté des intentions hostiles dans le temps des troubles, conservent les biens en la possession desquels ils sont rentrés ; il a pourvu à ce que des corps de cavalerie et d’infanterie et des vaisseaux fussent envoyés contre 21 ceux qui se seraient avancés | contre l’Égypte, tant par terre que par mer[70], supportant de grandes dépenses en argent et en vivres, afin que les temples et tous les habitants de l’Égypte fussent en sûreté ; | s’étant rendu à Lycopolis, celle du nome 22 Busirite, ville dont on s’était emparé et qu’on avait fortifiée contre un siège par de grands dépôts d’armes et toute autre sorte de munitions, l’esprit de révolte s’y étant affermi depuis très long I temps parmi les impies qui, rassemblés dans cette 23 ville, avaient fait beaucoup de mal aux temples et aux habitants de l’Égypte ; et ayant formé le siège de | cette place, il 24 l’a environnée de retranchements, de fossés et de murs solides ; le Nil ayant fait une grande crue dans la Vile année et, comme il est accoutumé de le faire, inondant les | plaines, 25 le roi l’a contenu en beaucoup de lieux en fortifiant l’embouchure des fleuves, pour lesquels travaux il a dépensé des sommes non petites ; après avoir établi des troupes, tant de cavalerie que d’infanterie pour la garde | de ces fleuves[71], il a 26 pris en peu de temps la ville de vive force et détruit tous les impies qui s’y trouvaient, comme Hermès et Horos, fils d’Isis et Osiris, s’étaient rendus maîtres dans ces mêmes | lieux de 27 gens révoltés auparavant ; quant à ceux qui s’étaient mis à la tête des rebelles sous son père et qui avaient vexé le pays sans respecter les temples, s’étant rendu à Memphis, pour venger | son père et sa propre couronne, il les a punis comme ils le 28 méritaient, à l’époque où il vint pour célébrer les cérémonies prescrites pour la réception de la couronne ; de plus, il a remis ce qui dans | les temples était dé au Trésor royal jusqu’à la 29 VIIIe année, montant, tant en vivres qu’en argent, à une quantité non petite ; pareillement, il a remis la valeur des toiles de byssus qui n’avaient point été fournies au Trésor royal | ainsi 30 que les frais de vérification pour celles qui l’avaient été, jusqu’à la même époque ; il a affranchi les temples du droit d’artabe par aroure de terre sacrée ; de même, | quant au kéra-31mion par aroure de vignoble[72] ; il a fait beaucoup de donations à l’Apis, au Mnévis, et aux autres animaux sacrés en Égypte, prenant beaucoup plus de soin que les rois ses prédécesseurs 32 de ce qui concerne | ces animaux, en toute circonstance ; et ce qui était nécessaire à leur sépulture, il l’a donné largement et noblement, ainsi que les sommes accordées pour leur culte particulier, y compris les sacrifices, panégyries et autres céré-33monies prescrites ; | les privilèges des temples et de l’Égypte, il les a maintenus sur le même pied, conformément aux lois ; il a embelli l’Apiéum de magnifiques ouvrages, ayant dépensé 34 pour ce temple, d’or, d’argent | et de pierres précieuses, une quantité non petite ; il a fondé des temples, des naos, des autels ; il a restauré, à son tour, ceux qui avaient besoin de 35 réparations ; ayant, pour tout ce qui concerne | la divinité, le zèle d’un dieu bienfaisant ; après nouvelle information, il a réparé les plus honorés des temples sous son règne, comme il convient ; en récompense de quoi, les dieux lui ont donné 36 santé, victoire, force et tous les autres biens, | la couronne devant demeurer à lui et à ses enfants, dans toute la durée du temps ;

A LA BONNE FORTUNE

Il a paru convenable aux prêtres de tous les temples du pays 37 que tous les honneurs rendus | au toujours vivant roi Ptolémée, chéri de Phtha, dieu Épiphane, Euchariste, de même que ceux de ses parents, dieux Philopators, et ceux de ses aïeux, dieux 38 Évergètes, et ceux | des dieux Adelphes, et ceux des dieux Soters, soient de nouveau augmentés grandement ; qu’on élève au toujours vivant roi Ptolémée, dieu Épiphane, Euchariste, une image en chaque temple, dans le lieu le plus apparent, | 39 lequel portera le nom de Ptolémée, celui qui a vengé l’Égypte ; qu’auprès soit placé debout le dieu principal du temple, lui présentant une arme de victoire, le tout disposé à la manière 40 égyptienne[73] ; | que les prêtres fassent trois fois par jour le service religieux auprès des images et leur mettent un ornement sacré, et exécutent les autres cérémonies prescrites, comme pour les autres dieux, dans les panégyries qui se célèbrent en Égypte ; | qu’ils élèvent au roi Ptolémée Epiphane, Euchariste, 41 né du roi Ptolémée et de la reine Arsinoé, dieux Philopators, une statue de bois et un édicule doré, dans chacun des | tem-42ples ; qu’ils les placent dans les sanctuaires avec les autres édicules, et que, lors des grandes panégyries où se fait la sortie des édicules, celui du dieu Épiphane, Euchariste, | sorte en 43 même temps ; afin que son édicule soit distingué des autres, maintenant et dans la suite des temps, qu’il soit surmonté des dix coiffures d’or du roi, devant lesquelles sera placé un aspic, comme à toutes les coiffures | aspidoïdes sur les autres édi-44cules ; qu’au milieu d’elles on mette la coiffure appelée Pschent, dont le roi s’était couvert lorsqu’il est entré dans le temple de Memphis pour y | accomplir les cérémonies prescrites dans la 45 prise de possession du trône ; qu’an mette sur le tétragone des coiffures, au susdit ornement royal, dix phylactères d’or, sur lesquels on écrira | que c’est celui du roi qui a rendu illustre 45 le pays haut et le pays bas ; et puisque le XXX de Mesori, dans lequel on célèbre la naissance du roi, ainsi que [le XVII de Paophi[74]] | dans lequel il a pris la couronne de son père, les 47 prêtres les ont reconnus comme éponymes dans les temples, lesquels jours sont, en effet, pour tous, cause de beaucoup de biens ; qu’ils les célèbrent, par une fête en son honneur et une panégyrie, dans les temples | d’Égypte, chaque mois ; qu’ils y 48 accomplissent des libations et toutes les autres choses d’usage, comme dans les autres panégyries, ainsi que les [lacune] | dans les temples ; qu’ils célèbrent une fête et une panégyrie 49 pour le toujours vivant et chéri de Phtha roi Ptolémée, dieu Épiphane, Euchariste, chaque année dans tous les temples du 50 | pays, depuis le premier de Thoyth, pendant cinq jours, dans lesquels ils porteront aussi des couronnes, accomplissant les sacrifices et les libations et tout ce qui convient ; que les prê-51tres des autres dieux reçoivent le nom de | prêtres du dieu Épiphane, Euchariste, outre les autres noms des dieux dont ils sont prêtres, et qu’ils consignent dans tous les arrêtés et dans 52 les déclarations qui seront écrites par eux le | sacerdoce du roi ; qu’il soit permis à tout particulier de célébrer la fête, d’élever l’édicule susdit, et de l’avoir chez lui, accomplissant toutes les cérémonies prescrites dans les fêtes tant mensuelles 53 | qu’annuelles, afin qu’il soit connu que les Égyptiens élèvent et honorent le dieu Épiphane, Euchariste, comme il est légal de le faire ; enfin, que ce décret soit gravé sur une stèle de 54 pierre dure, en caractères sacrés, locaux et grecs, et placé dans chaque temple des premier, second et troisième ordres, près de l’image du roi toujours vivant.

La découverte du décret de Canope a quelque peu déprécié à nos yeux la valeur des honneurs décernés à Épiphane par le clergé égyptien, en montrant qu’ils n’étaient pas nouveaux et que l’adulation sacerdotale s’était faite aussi empressée auprès d’Évergète. Mais, d’autre part, la comparaison des deux textes fait aussi ressortir des différences notables, d’où l’on peut inférer que les rapports de la royauté avec le clergé s’étaient modifiés à l’avantage de celui-ci. Le roi étranger devient de plus semblable aux Pharaons d’autrefois. Il consent, comme paraît l’avoir fait déjà son père, à s’affubler officiellement de titres qui avaient probablement paru ridicules à ses ancêtres. Le clergé a été exempté de bon nombre des redevances qui lui avaient été précédemment imposées, et ses délégués ne sont plus obligés, comme par le passé, de descendre tous les ans à Alexandrie pour renouveler leur hommage au roi à l’occasion de son jour de naissance. Le synode se tient désormais à Memphis, qui redevient ainsi véritablement la capitale du royaume. Cet acte de condescendance inaugure, pour ainsi dire, une politique nouvelle à l’intérieur. L’étreinte du gouvernement macédonien se relâche et tient plus de compte des susceptibilités d’un patriotisme si longtemps exploité par les rebelles. Il va sans dire qu’un roi si pieux, qui avait tant dépensé pour les temples et ménagé la bourse des prêtres, ne pouvait être que victorieux de tous ses ennemis. Le document officiel sauve la face : en deux lignes, dont la brièveté trahit pourtant quelque embarras, il donne un tour avantageux à un fait réel, à savoir que l’Égypte — l’Égypte proprement dite — n’avait pas été envahie.

 

§ II. — LE GOUVERNEMENT DU ROI.

Pendant ce temps, l’Égypte perdait l’une après l’autre ses possessions riveraines de la mer Égée. Philippe de Macédoine, battu à Cynocéphales (197) par T. Quinctius Flamininus, le libérateur de la Grèce, était réduit à l’impuissance ; mais Antiochos III promenait sa flotte le long des côtes de l’Asie-Mineure, recevant la soumission des villes de Cilicie, Mallos, Zéphyrion, Soles, Aphrodisias, Corycos, Sélinonte ; puis des villes lyciennes, Limyra, Patara, Xanthos[75]. Évitant la Carie, sur laquelle veillaient de trop près les Rhodiens[76], il était ainsi arrivé à Éphèse, et il avait fait son quartier général de cette ville qui, depuis le temps d’Évergète, avait été, avec Samos, la station principale des troupes et des flottes de l’Égypte (197). Il y avait passé l’hiver[77]. De là, il était allé prendre possession de la côte de Thrace, qui avait été longtemps, elle aussi, soumise au protectorat égyptien (196). Mais il avait compté sans les Romains, qui faisaient maintenant la loi en Orient et y appliquaient la règle de leur politique traditionnelle, consistant, selon leur poète national, à épargner les humbles et abattre les superbes[78].

Déjà, à Coracésion, sur la côte de Pamphylie, une députation rhodienne l’avait averti, sur un ton à échauffer la bile d’un roi, que passer outre, c’était se brouiller avec les Rhodiens et les Romains. Antiochos avait répondu, avec une modération étudiée, qu’il espérait, au contraire, gagner l’amitié des Rhodiens et conserver celle des Romains. Du côté des Romains, il avait cru prendre ses précautions en envoyant à Rome, probablement de son quartier général d’Éphèse, une ambassade qui avait été poliment accueillie par le Sénat, comme l’exigeait la circonstance, l’issue de la guerre contre Philippe étant encore incertaine[79]. Mais, après Cynocéphales, les Romains n’avaient plus besoin de dissimuler. Ils entendaient maintenant protéger les faibles, l’Égypte surtout, et faire de son roi, qu’il le voulût ou non[80], leur pupille. A Lysimachia, le roi de Syrie fut rejoint par une ambassade romaine, envoyée par le Sénat pour mettre fin aux différends entre les rois Antiochos et Ptolémée, ambassade composée de L. Cornelius (Lentulus ?), P. Cornelius Lentulus Caudinus, P. Villius et L. Terentius[81].

Les négociateurs romains avaient un système fort simple pour accommoder le différend. Ils invitèrent Antiochos à restituer tout ce qu’il avait pris, soit à Ptolémée, soit à Philippe : à Ptolémée, parce que le jeune roi était le pupille de la République ; à Philippe, parce qu’il serait ridicule que le roi de Syrie exploitât à son profit la victoire des Romains. A quoi le roi répondait qu’il ne faisait que reprendre l’héritage de son ancêtre Séleucos Nicator, lequel avait loyalement conquis sur Lysimaque et possédé toutes ces régions, y compris la Chersonèse de Thrace, où l’on se trouvait présentement. Il comptait faire de Lysimachia la résidence de son fils Séleucos. Les pourparlers tournèrent bien vite à l’aigre. Les Romains demandaient à Antiochos pourquoi il leur avait soigneusement caché sa tournée d’Asie-Mineure, et ce qu’il venait faire en Europe avec toutes ses forces de terre et de mer. La présence de délégués des villes d’Asie-Mineure, qui venaient d’assister à la proclamation de la liberté des Hellènes aux jeux Isthmiques, contribua à envenimer la discussion. Antiochos répondit à leurs doléances qu’il prenait pour arbitres entre eux et lui non pas les Romains, mais les Rhodiens. Les Romains, au nom de leur philhellénisme, lui défendirent de toucher aux villes libres, qui toutes, ou à peu près toutes, avaient invoqué la protection romaine[82]. Le roi exaspéré répliqua qu’il ne s’était pas mêlé de leurs affaires en Italie, et qu’ils devraient bien, de leur côté, ne pas s’immiscer dans les affaires de l’Asie. Il donnerait la liberté aux villes qui y avaient droit, mais de sa propre grâce et non sur injonction des Romains. Il lui échappa, au cours de la discussion, un aveu imprudent. Il déclara aux Romains qu’ils n’avaient pas à prendre souci de Ptolémée, avec lequel il s’arrangerait à merveille, attendu que Ptolémée était son ami et qu’il songeait à fortifier cette amitié par une alliance de famille. L’argument était excellent ; mais les Romains apprirent ainsi que les deux grandes puissances de l’Orient s’entendaient sous main entre elles, c’est-à-dire contre eux[83]. Ils n’oublièrent pas qu’ils avaient été joués, et, à partir de ce moment, on les voit surveiller de plus près les affaires d’Égypte, en même temps que les faits et gestes d’Antiochos.

Ces conférences orageuses furent interrompues par un faux bruit dont nous ne pouvons plus expliquer l’origine. On disait que le jeune roi d’Égypte, celui qu’on venait de proclamer majeur et de couronner, était mort. Avec lui disparaissait la dynastie des Lagides. Cette rumeur, parvenant à Lysimachia, mit les diplomates, qui y ajoutaient foi tout en évitant d’en parler, dans un embarras comique. En effet, chacune des deux parties dissimulait à l’autre qu’elle avait appris la nouvelle. L. Cornélius, qui était chargé d’une mission auprès des deux rois Antiochus et Ptolémée, demandait un petit délai pour aller trouver Ptolémée, afin d’arriver en Égypte avant qu’on ne touchât à quoi que ce soit dans le royaume à pourvoir d’un nouveau possesseur ; et Antiochus pensait que l’Égypte lui appartiendrait, s’il l’avait déjà occupée à ce moment [84]. Le Syrien et le Romain étaient aussi pressés l’un que l’autre de courir à Alexandrie. Antiochos, laissant son second fils Séleucos avec les troupes de terre pour garder la Thrace, reprit aussitôt la mer avec sa flotte, bien résolu à ne pas laisser les Romains disposer à leur gré de l’héritage des Ptolémées. Arrivé à Patara en Lycie, il apprit qu’il avait été dupe d’une fausse nouvelle. Il n’abandonna pas cependant d’un seul coup tous ses projets et voulut se saisir de Cypre. Mais l’imprévu se mit encore en travers de ses desseins. Ses équipages se révoltèrent sur la côte de Pamphylie ; un peu plus loin, à l’embouchure du Saros, une tempête acheva de désorganiser sa flotte, et il rentra à Antioche avec ce qu’il avait pu sauver du naufrage, humilié et déconfit[85].

L’année suivante (195), rassuré par l’entente qu’il avait sans doute réalisée avec l’Égypte durant l’hiver, il pansa les blessures faites à son orgueil en montrant qu’il n’était pas homme à reculer devant un geste impérieux des Romains. À la tête d’une armée et d’une flotte plus considérables encore que l’année précédente, il se dirigea de nouveau vers l’Hellespont. A Éphèse, il fut rejoint par Hannibal, qui, venant de Tyr, l’avait manqué de quelques jours à Antioche. Il fit fête à son hôte, l’homme que poursuivait en tous lieux et qui portait avec lui la haine de Rome[86]. De là, ayant abordé en Chersonèse, il fit et défit beaucoup de choses en Thrace. Il affranchit ceux des Hellènes qui étaient sujets des Thraces, et fit beaucoup de gracieusetés aux Byzantins, à cause de la situation de leur ville à l’entrée du détroit. Il détermina, par présents et par intimidation, les Galates à s’allier avec lui, dans l’idée qu’ils feraient de bons soldats, vu la grandeur de leur stature[87]. En somme, il fit tout ce qu’il fallait pour provoquer les Romains, sans rien ajouter à sa propre puissance. Au retour (194), il envoya d’Éphèse à Rome une ambassade[88] qui allait sans doute constater l’effet d’intimidation produit sur le Sénat, discuter les exigences et reproduire les objections formulées à Lysimachia, en tout cas, traîner les négociations en longueur, pendant qu’Antiochos achèverait ses préparatifs.

Il s’agissait pour lui de se procurer des alliances, et surtout de s’emparer sinon de l’Égypte, au moins de son gouvernement, de façon à enlever aux Romains un point d’appui de leur politique en Orient. Le moyen le plus commode, le plus banal pour ainsi dire à l’époque hellénistique, de contracter des alliances entre souverains, Antiochos l’avait sous la main. Ses quatre filles lui fournissaient la matière d’autant de combinaisons matrimoniales. Il avait assuré sa propre succession en mariant son fils aîné, déjà associé au trône[89], avec sa fille Laodice (196/5) ; mais il lui en restait trois disponibles, et il y avait aux environs trois jeunes monarques à pourvoir. Le plan auquel il s’arrêta définitivement fut de proposer sa fille Cléopâtre à Ptolémée Épiphane, qui, n’ayant pas de sœur à épouser, ne pouvait suivre l’usage traditionnel des Lagides. La suivante, Antiochis, fut destinée à Ariarathe de Cappadoce, et la dernière, dont nous ne connaissons pas le nom, à Eumène II de Pergame, qui venait de succéder (197) à son père Attale Ier Soter. Cette dernière combinaison n’aboutit pas, car Eumène refusa prudemment l’honneur d’être le gendre d’un adversaire des Romains[90]. Mais les deux autres furent réalisées, et, en premier lieu, la plus importante, celle que toute la diplomatie du Sénat, averti par une indiscrétion d’Antiochos lui-même au congrès de Lysimachia, ne put faire échouer.

Il fut donc convenu que Ptolémée épouserait Cléopâtre, laquelle aurait pour dot la Cœlé-Syrie, la Phénicie, Samarie et la Judée[91]. C’était la paix assurée entre les deux dynasties ; elles échapperaient ainsi l’une et l’autre à la fastidieuse ingérence de tous ces arbitres et courtiers, gens d’intrigue et de procédure, qui venaient à tout moment gêner les rois dans le libre exercice de leur souveraineté avec des notes et protocoles rédigés sur les bords du Tibre. Ce plan avait mûri peu à peu. Il est évident qu’Antiochos y songeait avant de s’être heurté directement aux Romains et qu’il avait dû sonder les dispositions de la cour d’Alexandrie. Ses propositions avaient dû y être accueillies avec joie, car on y était plus las qu’on n’osait le dire de la bienveillante tutelle dont les Romains s’obstinaient à faire étalage. Que les pourparlers aient abouti dès 198, au lendemain de la bataille de Panion[92], lorsque l’Égypte était encore toute meurtrie. et Antiochos plein de confiance en l’avenir, au moment où Philippe, avec qui il avait signé un pacte contre l’Égypte, tenait encore en échec les Romains et leurs alliés, la chose est en soi bien invraisemblable. S. Jérôme l’affirme et cite même le nom du négociateur, Euclès de Rhodes, qui conclut l’affaire des fiançailles la septième année (du règne) de l’adolescent : mais la tradition qu’il a recueillie prend une allure romanesque qui met en défiance même contre sa chronologie[93]. Antiochos nourrit contre l’Égypte et sa dynastie les plus noirs desseins. S’il veut marier sa fille à Épiphane, c’est sans doute pour le faire périr, avec la complicité de Cléopâtre, éteindre la race des Ptolémées et s’emparer du trône de l’Égypte, dévolu en ce cas à sa fille. De pareils projets frappent d’autant plus l’imagination qu’ils sont conçus plus longtemps d’avance, et il y a d’autant plus de plaisir à voir échouer, contre la loyauté de la nouvelle épouse, une trahison si patiemment ourdie[94].

La dot de Cléopâtre était évidemment, beaucoup plus que l’alliance politique, l’appât qui avait décidé la cour d’Alexandrie à entrer dans les vues d’Antiochos. Mais, s’il n’y eut pas alors, il y eut certainement plus tard un malentendu sur les clauses du contrat. Ces clauses ne nous sont connues que par des récriminations rétrospectives, et les historiens qui en parlent ne paraissent pas en avoir eux-mêmes une idée très nette. Ce qui ressort du débat, c’est que l’arrangement imaginé par Antiochos ne devait pas être, et en tout cas ne fut pas, une cession pure et simple des provinces ci-dessus désignées. Josèphe dit bien qu’Antiochos céda à son gendre la Cœlé-Syrie, Samarie, la Judée et la Phénicie, à titre de dot ; mais il ajoute que les revenus de ces provinces étaient partagés entre les deux rois[95]. Comme nous savons, d’autre part, sur l’affirmation expresse de Polybe[96], que depuis la bataille de Panion jusqu’aux contestations survenues en 172, tous les lieux susdits avaient toujours appartenu aux rois de Syrie, on est amené à conclure de là que la dot de Cléopâtre consistait en une sorte d’usufruit, lequel laissait aux Séleucides la possession légale des territoires grevés de cette espèce d’hypothèque. Cette solution, simple à première vue et aisément acceptable pour un contrat entre particuliers, ne l’est plus quand on l’examine de près et qu’on essaye de se représenter la condition des provinces ainsi mises en gage. Aussi les historiens, transformés en notaires, ont-ils retourné en tous sens le problème. Ou bien les provinces cédées devaient faire retour aux Séleucides à la mort de Cléopâtre ; ou bien, au contraire, elles ne devaient lui appartenir, comme part d’héritage, qu’à la mort de son père ; ou, plus simplement encore, Antiochos avait bien promis la Cœlé-Syrie à son gendre, mais avait ensuite refusé de s’en dessaisir et substitué à la cession territoriale le partage des revenus. Un examen plus attentif du texte de Josèphe a même rendu très problématique le postulat sur lequel reposent les solutions précitées, à savoir, le partage des tributs entre les rois de Syrie et d’Égypte. On s’est aperçu que Josèphe suppose les provinces dotales cédées complètement à l’Égypte, laquelle y a ses fonctionnaires et ses soldats ; que, dans son récit, d’ailleurs saturé d’invraisemblances chronologiques et autres, il n’est aucunement question d’une co-propriété des deux rois, tandis que le héros de l’histoire, le fermier général Joseph, traite avec Ptolémée et Cléopâtre, intéressés, chacun pour sa part, dans l’adjudication de la ferme des impôts ; d’où il résulte apparemment que les revenus de la Syrie, dans la pensée de l’auteur, étaient partagés non pas entre les rois de Syrie et d’Égypte, mais entre les rois, autrement dit, le couple royal, d’Égypte. La longue digression de Josèphe n’est plus que la reproduction d’un de ces panégyriques de la race dont les faussaires juifs ont infesté l’histoire de l’époque hellénistique, encouragés par leur ignorance et comptant sur celle de leurs lecteurs[97].

Ce hors-d’œuvre écarté, il nous reste les textes de Polybe et d’Appien, qui parlent de la Cœlé-Syrie donnée ou réclamée comme dot de Cléopâtre, et le fait indubitable qu’elle n’a pas été réellement cédée à l’Égypte[98]. Il est vraisemblable, si l’on tient à avoir une hypothèse de plus, que la cession de la Syrie était liée, dans le plan d’Antiochos, à des conditions qui ne se sont pas réalisées et qu’elle fut remplacée, provisoirement, par le versement annuel d’une allocation pécuniaire. Antiochos comptait, avec l’appui de l’Égypte, récupérer en Asie-Mineure, aux dépens des protégés de Rome, plus que l’équivalent de la dot promise ; mais cet appui lui fit défaut au moment critique, qui approchait à grands pas. En attendant, le mariage de Ptolémée Épiphane avec Cléopâtre fut célébré durant l’hiver de 193/2 à Raphia, un lieu qu’on dirait choisi par Antiochos pour effacer par le triomphe de sa diplomatie le souvenir de l’échec subi par ses armes un quart de siècle auparavant[99].

Si Antiochos avait cru enchaîner l’Égypte à sa politique et l’entraîner dans une guerre contre les Romains, il s’était trompé. La cour d’Alexandrie ne voulait que des alliances pacifiques, et elle entendait ne tirer de l’accord récemment conclu que des avantages. Au surplus, elle ne voyait pas d’intérêt à soutenir les Séleucides, qui avaient toujours été des rivaux, contre les Romains, avec qui elle était en rapports courtois depuis près d’un siècle. La solidarité des dynasties hellénistiques en face de l’envahissante République était un fait encore latent, dont les gouvernants alexandrins n’avaient cure. A défaut de ces vues à longue portée, ils auraient pu au moins montrer un peu plus de dignité à l’égard des Romains et de loyauté envers leur allié, au cours de la crise qui réduisit à une impuissance désormais chronique la monarchie des Séleucides. Ptolémée Épiphane laissa Antiochos courir à sa perte ; durant la guerre (192-190), il ne sortit de son attitude passive que pour offrir des subsides aux Romains et les engager à ne pas lâcher prise.

Ce que Polybe et Diodore nous disent du caractère d’Aristomène, qui une fois maître du pouvoir, dirigeait le roi et le royaume en perfection et avec beaucoup de dignité[100], nous autorise à penser qu’Aristomène n’était plus là pour rappeler le roi à la pudeur, et même à considérer sa chute comme le premier effet de la politique nouvelle. Aristomène, qui avait pris l’initiative du couronnement et négocié le mariage du roi, conseillait sans doute à Ptolémée de ne pas se désintéresser des affaires de son beau-père et de montrer un peu plus d’indépendance à l’égard des Romains. Dans les commencements, dit Diodore, Ptolémée aimait comme un père Aristomène, son tuteur, qui administrait sagement le royaume, et il ne faisait rien sans le consulter. Plus tard, corrompu par des adulateurs, il prit en aversion Aristomène, qui lui parlait avec trop de franchise, et finalement il le força à terminer ses jours en buvant la ciguë[101]. Plutarque connaît l’incident qui acheva d’exaspérer le roi. Un jour, Aristomène, le directeur de Ptolémée, voyant le roi s’assoupir en présence d’une ambassade, le toucha pour le réveiller. Il donna prise par là aux flatteurs, qui prirent des airs indignés et dirent au roi : Si, à la suite de tant de fatigues et de veilles, vous vous laissiez aller, nous devons vous avertir en particulier, mais non pas porter les mains sur vous devant une si grande assistance. Le roi envoya une coupe de poison au ministre, avec ordre de la boire[102].

Aristomène eut pour successeur Polycrate d’Argos, fils de Mnasiadas, un ambitieux qui ne le valait pas et qui avait sans doute travaillé à sa perte, après l’avoir aidé à se défaire de Scopas. Ce Polycrate avait joué un rôle brillant à la bataille de Raphia, et il avait longtemps occupé le poste de gouverneur ou vice-roi de Cypre, un poste qu’il avait cédé au Mégalopolitain Ptolémée fils d’Agésarchos, pour être à même de se pousser plus avant dans la faveur royale. Il fut pour beaucoup, au dire de Polybe, dans la décision qui fit avancer l’émancipation légale et le couronnement du roi. Il avait intérêt à ce que le roi se sentit hors de tutelle. Aristomène dut l’accepter pour collaborateur, un collaborateur en qui l’on pouvait deviner un émule, susceptible de se transformer en ennemi.

Polycrate, débarrassé d’Aristomène, prit le contre-pied de la politique de son prédécesseur. Il fut pour le jeune roi un conseiller des plus complaisants. Au lieu de gourmander son indolence, la paresse d’esprit qui s’alliait chez Ptolémée avec un goût assez vif pour les exercices du corps, il l’engageait à se laisser servir et à jouir de la vie. Aussi, après la mort d’Aristomène, le roi devint de jour en jour plus brutal, si bien que, aimant à exercer ses caprices tyranniques au lieu d’une autorité royale, il fut détesté des Égyptiens et risqua de perdre sa couronne[103]. Polycrate, du reste, prêchait d’exemple. Polybe remarque que, une fois parvenu aux honneurs et à l’opulence, avec le progrès de l’âge, il se laissa aller complètement à la débauche et à une vie ignoble[104]. Au dehors, Polycrate substitua à la politique de résistance discrète et d’indépendance respectueuse, qui avait été celle d’Aristomène, la soumission obséquieuse aux volontés des Romains.

C’est Polycrate, à n’en pas douter, qui dirigeait la diplomatie égyptienne durant la guerre à laquelle, après bien des hésitations, des pourparlers, des velléités abandonnées et reprises, Antiochos s’était enfin décidé. Comme toujours, le roi avait été dupe de sa vanité, caressée par les flagorneries des Étoliens et rassurée par leurs rodomontades. Il croyait n’avoir qu’à mettre le pied en Grèce pour voir les Hellènes se lever contre les Romains et Philippe de Macédoine saisir l’occasion qu’il lui offrait de prendre sa revanche. Aussi crut-il n’avoir pas besoin de faire de grands préparatifs. C’est avec ces illusions et une armée tout à fait insuffisante[105] qu’il avait débarqué sur la côte de Thessalie pendant l’hiver de 492/1. Il ne fut pas détrompé tout de suite. Il ne l’était pas encore quand il s’oubliait à Chalcis dans des amours de quinquagénaire, couronnés par un mariage. Mais, le printemps venu (191), les mécomptes se précipitent. Avant qu’il n’eût croisé le fer avec les Romains, ses alliés en expectative, les rois de Macédoine et d’Égypte, avaient envoyé à Rome pour offrir au Sénat leur concours. Vers le même temps (mai 191), des ambassadeurs venant de la part de Philippe et de Ptolémée arrivèrent à Rome. Philippe promettait pour la guerre des secours, de l’argent et du blé. Ptolémée envoyait jusqu’à mille livres d’or et vingt mille livres d’argent. On n’accepta rien ; des remerciements furent adressés aux rois. Comme l’un et l’autre promettaient de conduire toutes leurs troupes en Étolie et de prendre part à la guerre, on en dispensa Ptolémée. Quant à Philippe, on répondit à ses envoyés que le Sénat et le peuple romain lui sauraient gré de prêter assistance au consul M’. Acilius[106]. Philippe se vengeait à sa façon de l’allié qui l’avait sottement abandonné naguère ; mais la cour d’Alexandrie, qui pouvait an m’oins rester neutre, avait cherché l’occasion de commettre une véritable trahison. C’est à se demander si elle n’avait pas aussi quelque injure de plus fraîche date à venger ; si Antiochos, qui, même avec Hannibal pour conseiller, accumulait les imprudences, n’avait pas répondu par quelque rebuffade aux Égyptiens insistant sur l’exécution de l’énigmatique contrat de mariage. L’année suivante (190), lorsque Antiochos, battu aux Thermopyles, eut mis entre les Romains et lui la largeur de la mer Égée, s’imaginant que ses ennemis n’oseraient le poursuivre en Asie[107], la cour d’Alexandrie envoie à Rome ses félicitations et renouvelle ses offres. Des ambassadeurs vinrent de la part de Ptolémée et Cléopâtre, rois d’Égypte, félicitant le Sénat de ce que le consul M’. Acilius avait chassé de la Grèce le roi Antiochos et l’exhortant à faire passer l’armée en Asie ; disant que la terreur régnait partout, non pas en Asie seulement, mais en Syrie ; que les rois d’Égypte étaient prêts à tout ce qu’il plairait au Sénat. Des remerciements furent votés aux rois, et ordre fut donné de compter quatre mille as à chacun des envoyés[108].

Le Sénat, devant cet empressement et cette insistance, comprenait le but poursuivi par les profonds politiques d’Alexandrie. Ceux-ci espéraient que leur zèle paraîtrait méritoire et comptaient avoir part à la curée. Ils recouvreraient ainsi tout ce que Antiochos avait enlevé à l’Égypte, et il ne leur était pas défendu d’espérer davantage. Mais le Sénat se gardait d’accepter quoi que ce soit de leur part : après avoir refusé les cadeaux, il payait maintenant aux ambassadeurs leurs frais de voyage, une façon de leur faire entendre que le voyage était inutile.

Ptolémée en eut bientôt la preuve. Lorsque Antiochos, affolé, poussé d’un côté par Hannibal, épouvanté de l’autre par la défaite de sa flotte à Corycos (191), à Myonnésos (190), et par l’approche des légions romaines, armant tout ce qu’il trouvait sous la main, y compris les Cappadociens que lui envoyait son gendre Ariarathe et des mercenaires galates, ravageant le territoire de Pergame et offrant en même temps la paix, acculé enfin à la bataille décisive et complètement défait à Magnésie du Sipyle (fin 190), lorsque Antiochos, dis-je, se fut résigné à laisser dépecer son empire, le Sénat ne se crut pas obligé de comprendre le roi d’Égypte parmi ceux à qui il distribuait les dépouilles du Séleucide. Le traité que le Sénat retoucha à loisir pendant près de deux ans de délibérations, et que dut signer à Apamée le vaincu de Magnésie[109], en adjugeait la plus grande partie à Eumène, le reste aux Rhodiens. Les Romains étant les libérateurs des Hellènes, les villes qui avaient embrassé la bonne cause furent exceptées du partage. La Chersonèse de Thrace, les deux Phrygies, la Lycaonie, la Mysie, la Lydie et l’Ionie, avec Éphèse et Tralles en Carie, la Milyade avec Telmessos, furent incorporées au royaume de Pergame ; les Rhodiens eurent la Lycie et la Carie jusqu’au Méandre, sauf Telmessos, qui formait enclave dans les possessions rhodiennes[110]. Le Sénat, qui réclamait naguère à Antiochos les territoires enlevés à Ptolémée, pupille du peuple romain, ne se chargeait plus de restituer à l’Égypte ce qu’elle avait laissé prendre. Quant à la Cœlé-Syrie, puisque les arrangements consentis par les rois lors du mariage de Cléopâtre en avaient réglé la condition, le Sénat n’avait pas à se mêler de ce qui s’était fait sans lui. Au fond, il jugeait utile qu’Antiochos gardât cette province, la plus riche de son royaume. La lui enlever eût été le mettre hors d’état de payer l’énorme indemnité de guerre stipulée par les Romains pour eux et le roi de Pergame. Il y eut bien un Ptolémée pour lequel le Sénat se montra gracieux, peut-être avec la prétention de respecter en lui la descendance des Lagides, mais ce n’était pas le roi d’Égypte. Du territoire de Telmessos en Lycie fut distrait, comme propriété particulière, le domaine qui avait appartenu à Ptolémée de Telmesse : celui-là fut indépendant et d’Eumène et des Rhodiens[111]. Il est douteux que cette attention ait été très goûtée à Alexandrie. En tout cas, on n’y put être jaloux de Philippe de Macédoine, qui eût trouvé la Chersonèse de Thrace fort à sa convenance, et qui, après avoir rivalisé d’obséquiosité avec Ptolémée, se vit récompensé de la même manière[112].

C’est ainsi que l’Égypte perdit définitivement et sans espoir de retour toutes ses possessions extérieures, sauf Cypre, sans que Ptolémée osât se plaindre. Désormais, rois et peuples se le tenaient pour dit : toutes les affaires internationales aboutissaient maintenant à Rome, et le Sénat voyait de mauvais œil toute démarche qu’il n’avait pas suggérée. Polycrate n’essaya qu’une négociation d’apparence inoffensive, et encore n’y réussit-il pas. Reprenant une vieille tradition de la politique des Lagides, il voulut renouveler l’alliance de l’Égypte avec les Achéens, alors et depuis longtemps alliés — plus alliés qu’amis — des Romains. Il expédia à cet effet en Grèce l’Athénien Démétrios. La Ligue achéenne, dont Philopœmen était cette année-là le stratège, répondit à cette démarche en envoyant à Alexandrie Lycortas, le père de Polybe, accompagné de deux Sicyoniens, Théodoridas et Sositélès, pour qu’ils allassent prêter serment au nom des Achéens et recevoir celui du roi (186). Mais il se trouva des gens méticuleux, qui étaient surtout des gens admirant ou craignant les Romains, pour blâmer cet échange de bonnes paroles. Les Achéens, se voyant comblés de prévenances et de promesses à la fois par les rois de Pergame, de Syrie et d’Égypte, devinrent méfiants et eurent peur de s’engager. Quand les députés achéens revinrent d’Alexandrie, accompagnés d’un ambassadeur de Ptolémée, et que Lycortas, devant la Diète de Mégalopolis, parla des serments échangés, de l’amitié et du dévouement du roi pour la Ligue, ajoutant qu’il apportait, comme présent fait à la communauté six mille armures de peltastes en airain et deux cents talents en monnaie de cuivre, le nouveau stratège Aristænos se récria et demanda quel était, parmi les nombreux traités d’alliance signés auparavant entre la Ligue et les Ptolémées, celui qu’il s’agissait de renouveler. Philopœmen fut embarrassé ; Lycortas se trouva court, et Aristænos, qui se fit ce jour-là une réputation d’homme habile à leurs dépens, remit à plus tard la solution d’une affaire si mal étudiée (185). Mais on n’alla pas jusqu’à renvoyer les armes et l’argent[113].

C’est probablement l’année suivante que Polycrate réussit à écraser définitivement les rebelles du parti national, qui survivait toujours à ses nombreuses défaites. Le caractère brutal et tyrannique du roi n’avait pu que les exaspérer, ceux du nord comme ceux du midi. La reprise des travaux du T. d’Edfou en l’an XIX d’Épiphane (187/6) suppose que la Haute-Égypte était en voie de pacification. C’est en l’an XX que prend fin, d’après les papyrus démotiques, la domination des chefs indigènes cantonnés dans la Thébaïde[114]. L’année suivante, le roi, avec la reine Cléopâtre et le fils dont la naissance venait d’assurer enfin, après sept ans de mariage, l’avenir de la dynastie, faisait ses dévotions à Philæ, au T. d’Asklépios, dédié par lui au dieu médecin qui pouvait bien avoir aidé par sa grâce à l’heureux événement[115]. Il fit graver sur ses murs deux décrets, l’un instituant une fête commémorative (?) de la soumission et punition des rebelles ; l’autre, en l’honneur de la reine Cléopâtre[116]. Il est difficile de décider si les rebelles dont il est fait mention dans l’inscription de Philæ étaient les bandes de la Haute-Égypte ou celles que Polycrate pourchassait dans le Delta. On avait fait cette fois un effort sérieux. Le belliqueux eunuque Aristonicos, ami d’enfance du roi, était allé recruter en Grèce des mercenaires pour renforcer l’armée, qui s’était mise en campagne sous les ordres du roi lui-même. Terrifiés par ces apprêts, ou, pour parler comme Polybe, cédant à la force des choses, les dynastes qui étaient encore saufs, Athinis, Pausiras, Chesouphos et Irobastos, se rendirent à Saïs, se livrant à la discrétion du roi. Mais Ptolémée, sans respect pour les garanties convenues, les fit enchaîner et traîner tout nus derrière des chars, après quoi il acheva sa vengeance en les mettant à mort. Il se rendit ensuite avec son armée à Naucratis, où il trouva Aristonicos et les mercenaires qu’il amenait de Grèce, incorpora ceux-ci à ses troupes et rentra par mer à Alexandrie[117]. C’était la première fois, au rapport de Polybe, que le roi, âgé alors de vingt-cinq ans, quittait la chasse pour la guerre. Encore semble-t-il que Polycrate ait mené les opérations militaires et invité le roi seulement comme justicier, pour l’exécution finale.

Il se pourrait que l’armée renforcée par les soins d’Aristonicos dût servir à d’autres desseins. Polybe n’insisterait pas tant sur l’humeur belliqueuse de l’eunuque, si elle ne s’était communiquée dans une certaine mesure au roi, que Polycrate cherchait, au contraire, à tenir éloigné des soldats. Antiochos était mort misérablement (186) de la mort d’un malfaiteur, en cherchant, dit-on, à piller un temple en Élymaïde pour payer ses échéances aux procurateurs romains. Son successeur, Séleucos IV Philopator (186-475), chargé du poids de ses fautes, ne put que végéter sur le trône[118]. A ce royaume affaibli, l’Égypte avait chance de reprendre de vive force, si les Romains ne s’y opposaient pas, la Cœlé-Syrie, qui lui appartenait en droit. En attendant un prétexte valable, la cour d’Alexandrie commençait à regarder de temps à autre au-delà des frontières du royaume. On a vu plus haut la tentative faite pour renouer des relations avec les Achéens. Une inscription, dans laquelle la commune des Lyciens vante le dévouement d’un certain Ptolémée, grand-veneur du roi, à l’égard de Ptolémée Épiphane, de sa sœur épouse Cléopâtre et de leurs enfants, et de la commune des Lyciens[119], permet de conjecturer que l’Égypte soutint les Lyciens dans leur lutte contre les Rhodiens et Attale (186-177). Il s’agissait pour eux de déchirer l’article du traité d’Apamée qui les avait faits, comme les Cariens, vassaux des Rhodiens. Les Lyciens regrettaient le temps où le protectorat égyptien, qui avait laissé se constituer leur fédération[120], pesait si peu sur leur liberté. Leur prêter appui, c’était aller contre la volonté du Sénat : du moins, on devait le présumer, et Ptolémée borna sans doute son assistance à des subsides discrètement acheminés[121]. On s’aperçut plus tard que l’audace n’était pas si grande, et que le Sénat n’était pas fâché d’affaiblir la république rhodienne en reconnaissant l’autonomie des Lyciens et des Cariens ; mais Ptolémée crut sans doute faire acte d’indépendance et s’essayer à agir sans prendre le mot d’ordre à Rome. C’est vers ce moment aussi qu’il revint à son projet d’alliance avec la Ligue achéenne, alliance qui rouvrirait la Grèce à l’influence égyptienne, comme au temps où Aratos, le fondateur de la Ligue, était l’ami et le client des Ptolémées. Il y avait, dans le sein de la Ligue, une lutte sourde entre le parti national, maintenant affaibli par la mort de Philopœmen (183)[122], et ceux qui provoquaient à tout moment l’ingérence de Rome dans les affaires helléniques. Les patriotes achéens espéraient trouver au dehors, dans des relations cordiales et bien constatées avec l’Égypte, un contrepoids à l’influence romaine, le point d’appui qui, dans cette Grèce pulvérisée par une sorte de désagrégation générale des opinions et des intérêts, se dérobait sous eux. La tentative précédemment avortée fut reprise, sans doute après une entente préalable qui en assurait le succès. Le roi Ptolémée, dit Polybe, voulant s’associer étroitement au groupe des Achéens, envoya un ambassadeur, annonçant qu’il donnerait une dizaine de galères à cinquante rameurs tout équipées. Les Achéens, jugeant que le cadeau était digne de reconnaissance, accueillirent favorablement le message. En effet, la dépense ne devait pas être beaucoup au-dessous de dix talents. Délibération prise, ils déléguèrent en ambassade Lycortas, Polybe, et avec eux Aratos, fils d’Aratos de Sicyone, chargés à la fois de remercier le roi pour les armes et l’argent qu’il avait envoyés précédemment, et en même temps, de prendre livraison des navires et d’aviser aux moyens de les amener. Polybe justifie le choix des délégués, et particulièrement l’honneur précoce qu’il devait à la gloire paternelle ; mais son récit se termine brusquement par ces mots : Toutefois, il arriva que cette ambassade ne dépassa pas la frontière, car Ptolémée mourut sur ces entrefaites[123].

La mort soudaine de ce roi de vingt-neuf ans ne parut pas naturelle à tout le monde. Polybe, autant du moins qu’on en peut juger par ses fragments, s’abstient sur ce point de tout commentaire[124] ; mais des écrivains postérieurs parlent de poison, qui aurait été administré au roi par ses généraux, au moment où il se préparait à attaquer son beau-frère Séleucos IV, roi de Syrie. Ces bons amis, sur lesquels comptait le roi, auraient compris que le monarque se proposait de faire appel à leur bourse, et, menacés d’être dépouillés du fruit de leurs rapines au profit de la caisse militaire, ils se seraient ainsi dispensés de contribuer malgré eux aux frais de la guerre projetée[125].

Il n’y a pas apparence qu’il ait été beaucoup regretté. Il était, malgré son gracieux surnom d’Euchariste, d’humeur peu accommodante, et la persistance des révoltes à l’intérieur montre assez qu’il ne fut jamais populaire. Il bâtit et répara des temples[126], comme ses prédécesseurs, et le décret de Memphis témoigne de la satisfaction des prêtres en termes où il semble qu’un peu de sincérité, garantie par l’allègement des taxes, se mêle à l’adulation officielle. Mais c’étaient là des dons de joyeux avènement. Bientôt, n’ayant plus, pour subvenir aux grandes dépenses dont on le loue, les revenus des possessions extérieures, le déficit dut l’obliger à revenir sur les concessions octroyées[127]. C’est, on l’a vu, à des embarras financiers que la tradition attribue les projets d’emprunt forcé qui furent la cause de sa mort[128]. Tout cela suppose des prodigalités intempestives, du désordre, une mauvaise gestion financière dont cette mesure violente eût été le digne couronnement. Diodore l’accuse de s’être conduit en tyran plutôt qu’en roi : en Égypte, pays accoutumé au despotisme, la tyrannie signifie le plus souvent habitude des extorsions fiscales.

La violence parait d’ailleurs avoir été un des traits de son caractère. Il y avait, dans ce fils d’un père usé par la débauche, un fonds d’énergie physique qui, faute de mieux, se dépensait en chevauchées, à la chasse, à la salle d’armes. C’étaient là les fatigues qui, au jugement des courtisans, l’excusaient de dormir aux audiences officielles. Il aimait à entendre vanter ses exploits cynégétiques, et c’était le thème ordinaire des éloges que lui décernaient ses flatteurs. Polybe raconte que Philopœmen ayant reçu à sa table un ambassadeur de Ptolémée, celui-ci fit un long et magnifique panégyrique de Ptolémée, où il cita quelques preuves de son habileté et de son audace à la chasse, de son savoir et de son expérience dans l’équitation et l’escrime. Enfin, pour établir sur un fait l’autorité de ses paroles, il raconta que le roi avait, étant à cheval, tué un taureau d’un coup de javelot[129]. C’est par là seulement que Ptolémée Épiphane ressemblait aux grands Pharaons d’autrefois. Il s’intéressait aussi aux exercices athlétiques. Il envoya un jour à Olympie son champion, l’athlète Aristonicos, pour y provoquer l’athlète Clitomaque, réputé invincible. La lutte fut passionnée, car les deux lutteurs, comme de nos jours les chevaux, se transformèrent aux yeux de l’assemblée en champions de deux nationalités[130]. Avec cette dose d’amour-propre appliquée à des sujets plus sérieux, Épiphane eût été belliqueux, si Polycrate, par intérêt personnel et par peur des Romains, le lui avait permis[131]. Il le devenait même, en dépit de tous, lorsque les amis de la paix à outrance prirent le plus sûr moyen de prévenir une guerre jugée par eux inopportune. II n’y a plus de place en Égypte pour des rois indépendants. La dynastie est désormais en tutelle : les Lagides futurs pourront encore être les tyrans de leurs sujets, mais à la condition de se faire les vassaux des Romains.

Quelque crédit que l’on accorde aux allégations concernant la mort d’Épiphane, rapprochées des projets criminels que l’on prêtait, une quinzaine d’années auparavant, à Antiochos, aucun soupçon ne doit effleurer la veuve, la première des Cléopâtres historiques, qui allait gouverner le royaume au nom de ses enfants. Elle n’eût pas vu sans doute d’un bon œil une guerre éclater entre son mari et son frère ; mais rien ne nous autorise à penser qu’elle ait collaboré ou acquiescé à un crime.

 

FIN DU TOME PREMIER.

 

 

 



[1] Cette expression énigmatique — τόν έπιστάντα τώ τής Άρσινόης φόνω (Polybe, XV, 25 a, 9). — est répétée textuellement plus loin (XV, 33, 1). Philammon est l’assassin principal ; mais il avait eu des collaborateurs.

[2] Τά περί τάς [τής ?] έπιγαμίας συθησόμενον (Polybe, XV, 25, 10). La leçon τάς rend le passage inintelligible. On ne voit pas à quel propos une question juridique de connubium aurait pu être soulevée. Avec la correction τής, on ne peut que conjecturer un projet de mariage (auquel cas έπιγαμία est impropre) entre le roi et une fille de Philippe (cf. Niese, II, p. 514, 1). Mais on ne connaît pas de fille à Philippe ; Épiphane était encore un enfant, et l’emploi de l’article suppose que l’affaire avait déjà été engagée. Le passage reste énigmatique.

[3] Scopas était un ex-stratège de la Ligue étolienne, qui était venu chercher fortune à Alexandrie à la fin du règne de Philopator, et avait été largement appointé par le roi (Polybe, XIII, 2). D’après une conjecture quelque peu aventurée, ce [Σκόπα]ς Κράτωνος aurait joué un rôle à la bataille de Raphia (Clermont-Ganneau, ci-dessus, p. 311, 1).

[4] Polybe, XV, 25 a, 8-11.

[5] Polybe, XV, 25 b.

[6] Polybe, XV, 25 a, 12-18.

[7] [Cicéron] Rhet. ad Herenn., III, 2. C’est précisément alors, en 203, qu’Hannibal est rappelé en Afrique.

[8] Polybe dit que Tlépolème avait l’habitude de la vie militaire et des manœuvres (XVI, 21), et ailleurs (XV, 25 a, 19), que, après la mort de Philopator, il redevint général. La langue de Polybe est telle qu’on n’ose presser le sens des mots.

[9] Polybe, XV, 25 a, 24.

[10] Polybe, loc. cit. Les Macédoniens étaient les prétoriens d’Alexandrie.

[11] Le rôle de Tlépolème en matière d’approvisionnements n’est pas clair. On a fait de lui une sorte de préfet de l’annone alexandrin, sans autre texte que celui-ci : διά τό πάντων τών παρακομιζομένων είς τήν Άλεξάνδρειαν κρατεΐν τούς περί Τληπόλεμον (Polybe, XV, 26, 11). Mais Tlépolème était alors à Péluse, ou en marche de Péluse sur Alexandrie. S’il peut affamer la ville, c’est parce qu’il occupe les routes et que peut-être la flotte, commandée naguère par Nicon (Polybe, XV, 25 a, 28), un ami d’Agathocle, avait fait défection. Dans le passage mutilé de Polybe, l’exposé des causes du soulèvement commence par Nicon (phrase interrompue qui termine le fr. de l’Escurial).

[12] Il est bon d’avertir que, dans tout ce passage (Polybe, XV, 31, 2-4), les verbes sont au pluriel, Agathocle étant remplacé par οί περί τόν Άγαθοκλέα. Évidemment, c’est lui, et lui seul, qui parle d’abandonner la tutelle du roi. On connaît cette manie caractéristique de l’écrivain.

[13] Polybe, XV, 31-33. Polybe s’indigne modérément, et pas contre la foule. Réfléchissant sur cette punition, à laquelle tant d’autres avaient échappé, il trouve qu’Agathocle se l’est attirée διά τήν ίδίαν άνανδρίαν καί ραθυμίαν (XV, 34, 6), c’est-à-dire qu’avec plus d’énergie, il aurait paré le coup.

[14] Morte regis (sc. Philopatoris), supplicia meretricum velut expiata regni infamia (Justin, XXX, 2, 8). L’expiation fut achevée par l’institution d’un culte spécial d’Arsinoé Philopator, culte dont la prêtresse est mentionnée dans la pierre de Rosette. E. Beurlier (p. 75) a été singulièrement distrait en le notant comme institué en l’an 23 de Philopator, qui n’a régné que 17 ans.

[15] Polybe, XV, 22, 4-5.

[16] Polybe, XV, 22, 8-11. La harangue est perdue, l’excerpteur l’ayant découpée et reportée dans une autre partie des morceaux choisis, ainsi qu’il en avertit en note.

[17] Jean d’Antioche (FHG., IV, p. 558) parle d’une coalition entre ό τε τής Συφίας βασιλεύς Σέλευκος (sic) et Philippe, lesquels sont arrêtés dans leur entreprise par les Romains, qui apaisent un soulèvement national en Égypte et proclament Ptolémée Épiphane souverain du pays. C’est un amas de bévues où surnage l’idée, fausse également, que Ptolémée Épiphane était le pupille des Romains.

[18] Polybe, XV, 20.

[19] D’après S. Jérôme (In Dan., XI), le pacte portait (ut) dimicarent sub hac conditione ut proximas civitates regno suo singuli de regno Ptolemæi jungerent. Tite-Live semble croire au projet de démembrement total : fœdus ictum cum Antiocho Syriæ rege divisæque jam cum eo Ægypti opes (XXXI, 14), et de même Justin (XXX, 2, 8).

[20] La Thrace ne figure pas dans le sommaire de Polybe (III, 2, 8) ; mais à la fin du XIIIe livre, où il racontait les événements de l’an 204, on retrouve dans des fragments des noms de villes de Thrace, comme Adrane, Areion Pedion, Kabyle, la tribu thrace des Digères. Il est beaucoup question dans ce livre des agissements de Philippe en Crète et contre les Rhodiens, et Philippe est à peu près le seul qui ait pu avoir affaire en Thrace.

[21] Polybe, loc. cit.

[22] Appien, Maced., 4. Seulement, Appien met le pacte au début du règne de Philopator, méprise qui peut passer pour grossière.

[23] Dans l’Archipel, Philippe possédait déjà Péparèthe, et probablement Scyros, Andros et Amorgos, Lemnos et Imbros. Ses corsaires, plus soucieux de piller que de conquérir, paraissent avoir occupé Paros et Cythnos (Niese, II, p. 580-581).

[24] Polybe, XVIII, 3, 11 sqq. XV, 23, 8 sqq.

[25] Il avait promis indépendance complète aux Thasiens (Polybe, XV, 24). Nous ne savons s’il respecta mieux la charte qu’il octroya, l’année suivante, à Nisyros (Dittenberger, 195 = Michel, 43 = CIGIns., III, 91).

[26] Sur les événements de 204 à 191, en ce qui concerne les hostilités entre les Crétois d’une part, les Rhodiens et Insulaires (Cos, Kalymna, Karpathos, etc.), d’autre part guerre fomentée par Philippe, patron des Crétois depuis 219, voyez H. Herzog, Κρητικός πόλεμος (in Beitr. z. alten Gesch., II, 2 [1902], p. 316-333). Cf. Niese, III, p. 80.

[27] L’ordonnance des faits donne lieu à une mêlée d’opinions. Les uns suivent Appien (Maced., 4), qui met le ravage du territoire de Pergame après la bataille ou même la prise de Chios. Les autres suivent Polybe ; mais les extraits de son texte ne forment pas un récit continu et peuvent être placés dans un ordre arbitraire. Aussi, bon nombre d’érudits (Schneiderwirth, Peter, Dindorf) mettent la bataille de Ladé (Polybe, XVI, 1 a et 15 Dindon) avant celle de Chios (Polybe, XVI, 2-10) ; le plus grand nombre (Flathe, Rospatt, Mommsen, Nissen, Holm, van Gelder, Niese, etc.) gardent l’ancien système, qui est, du reste, plus intelligible. C’est celui que j’ai suivi, sauf en un point. Il m’a semblé que Philippe n’a dévasté le territoire de Pergame, comme la Pérée rhodienne, qu’a titre de représailles. Mahaffy (Empire, p. 295) est d’avis qu’il n’y eut qu’une bataille sérieuse, celle de Chios. Comme il n’y avait pas de navires égyptiens à Chios, Niebuhr a corrigé la leçon Αίγυπτίων en ύπεναντίων (Polybe, XVI, 7, 6).

[28] Polybe, XVI, 15, 6. Cf. Haussoullier, Milet, pp. 140, 149.

[29] Polybe, XVI, 1a Dindorf. D’après Tite-Live (XXXI, 14), Philippe n’avait pas à se louer du résultat des deux batailles (neutro feliciter prælio).

[30] Polybe, XVI, 24, 4.

[31] Polybe, XVI, 9, 4.

[32] Niese (II, p. 584) pense, comme bien d’autres, que les Rhodiens envoyèrent leurs ambassadeurs à Rome avant de se battre. Ce dut être l’avis d’Attale, mais non pas de Théophiliscos.

[33] Les Athéniens s’étaient attiré une invasion des Acarnaniens, par un acte d’intolérance stupide. Lors de la célébration des Grands Mystères (sept. 201 ?), ils avaient mis à mort deux jeunes Acarnaniens, qui, ne connaissant pas les règlements, avaient pénétré dans le temple d’Éleusis sans être initiés. Les Acarnaniens avaient demandé à Philippe de les aider à venger leurs compatriotes (Tite-Live, XXXI, 14).

[34] Polybe, XVI, 40, 6. Cf. XVI, 18, 2. XXIX, 6 a, 5. Stark, Gaza, p. 400 sqq. Les monnaies ptolémaïques de Phénicie, frappées sous Épiphane, ont pu être émises entre 203 et 201, et ne prouvent pas que l’Égypte ait gardé une partie de la Phénicie (cf. contra Niese, II, p. 578, 4). Svoronos (Περιγραφή, p. 214, n. 1291) cite une monnaie de Joppé, à l’effigie d’Épiphane, datée de l’an V (200). La ville a peut-être résisté longtemps, comme Gaza.

[35] Ce qui devait surtout étonner les Romains, c’est que la cour d’Alexandrie ne demandait pas leur appui. Justin (XXX, 2, 8) prétend qu’aussitôt après la mort d’Agathocle, les Alexandrins avaient prié les Romains de se faire les tuteurs et défenseurs du jeune roi. Dans Tite-Live — pourtant acquis à la tradition romaine de la tutelle — il n’y a pas trace de cette ambassade, ni de celle qu’Agathocle avait fait mine d’envoyer à Rome.

[36] Tite-Live, XXXI, 2.

[37] Justin, XXXI, 1, 2.

[38] Justin ordonne ainsi les faits : Mittuntur itaque legati, qui Philippo et Antiocho denuntient, regno Ægypti abstineant. Mittitur et M. Lepidus in Ægyptum, qui tutorio nomine regnum pupilli administret. Dum hæc aguntur, interim legationes Attali regis et Rhodiorum injurias Philippi querentes Romam venerunt (XXX, 3, 3-5). On sait que la tradition représentée par Justin (cf. Tite-Live, XLV, 41), Valère Maxime (VI, 6, 1), Tacite (Ann., II, 67), propagée ou créée par l’orgueil nobiliaire des Lepidi, qui firent frapper en 54 a. Chr. une monnaie ancestrale avec la légende TVTOR REGis (Mommsen, R. p. 633-634), s’obstine à faire de ce Lepidus le tuteur légal d’un Ptolémée. On a longuement et de divers côtés discuté la question de savoir s’il s’agissait de Ptolémée V Épiphane ou de Ptolémée VI Philométor. Nous reviendrons plus loin sur ce débat ; mais en rejetant dés à présent, comme inadmissible a priori, la tutelle, au sens juridique du mot.

[39] L’ambassade visée par Justin doit être celle qui se rencontra l’année suivante (200) à Athènes avec Attale, et qui partit de là (Polybe, XVI, 25-27).

[40] Polybe, XV, 31, 7-8. Mais Polybe loue sa conduite, quand il fut devenu κύριος τών όλων πραγμάτων.

[41] Polybe, XIII, 2. XVIII, 38 (55 Dindorf).

[42] C’est à ce moment que l’on peut placer une manifestation de loyalisme de la part d’officiers de la garde, ίλάρχαι καί ήγεμόνες τών περί τήν αύλήν έπιλέκτων μαχίμων, envers le roi Ptolémée Épiphane (Botti, Bull. de la Soc. archéol. d’Alexandrie, IV [1902], p. 94. Strack, in Archiv f. Papf, II, 4 [1903], p. 5481. Ces μάχιμοι choisis ont été introduits dans la garde royale, comme plus tard, à Rome, les légionnaires dans la garde prétorienne.

[43] Tite-Live, XXXI, 9. On a supposé que les Alexandrins faisaient cette offre sérieusement, pour éviter l’ingérence romaine (Mommsen) ; ou, au contraire, qu’ils voulaient faire marcher les Romains à leur place (Bandelin) ; ou que cette very submissive embassy était une façon indirecte de demander du secours à Rome contre Antiochos (Mahaffy). Niese (II, p. 580) nie le fait et s’en prend à Tite-Live, qui aurait falsifié et remanié à son gré les informations puisées dans Polybe. Je ne puis me ranger à aucun de ces avis.

[44] Tite-Live, XXXI, 44. Tite-Live (magno cum pondere auri) reproduit l’expression de Polybe (πλήθος χρυσίου) parlant de la première mission de Scopas (XV, 25 a, 11) : mais la date (200/199) est ici assurée par la stratégie de Damocritos de Calydon (Cf. Haussoullier in BCH., V [1881], p. 409. M. Dubois, Les Ligues étolienne et achéenne [Paris, 1884), p. 199), qui commence à l’équinoxe d’automne (Polybe, IV, 37, 2) de l’an 200. Damocritos intervient à la fin de la campagne de recrutement.

[45] Cf. les décrets athéniens (CIA., II, 413-414).

[46] Tite-Live, XXXII, 8, 27.

[47] Joseph., A. Jud., XII, 3, 3. Si Jérusalem avait soutenu un siège, Josèphe n’eût pas manqué de le dire, attendu qu’il fait valoir l’empressement avec lequel les Juifs accueillirent ensuite Antiochos. Comme on rencontre à Athribis une colonie juive fondée (?) sous ce règne (BCH., XIII [1889], p. 118 sqq.), il se peut que les Égyptiens aient profité de l’occasion pour déporter un certain nombre de colons de cette race habituée à subir des saignées périodiques et qui ne s’en portait que mieux. Josèphe assure que, l’année suivante, Antiochos installa en Lydie et en Phrygie deux mille familles juives tirées de Mésopotamie et de Babylonie, et que les Juifs lui furent reconnaissants de cette marque de confiance.

[48] Polybe, XVI, 39, 1 ap. Joseph., loc. cit. Cet hiver est pour nous celui de 199/8. Il est à peine besoin d’avertir que toute la chronologie, de 203 à 198, est sujette à caution. Niese (II, p. 578 sqq.) la bouleverse en avançant de deux ans la campagne de Scopas en Cœlé-Syrie (hiver 201/200) et la bataille de Panion (200). Il récuse les témoignages précis de Tite-Live (XXXIII, 19) et d’Eusèbe, lequel met la bataille de Panion en 197/6, parce que — au dire de Josèphe, qui n’a pu se tromper — Polybe racontait ces faits dans son XVIe livre, lequel ne pouvait absolument pas dépasser l’année 201/0 (?). L’argument est faible. Niese est obligé quand même de concéder qu’il put y avoir un reliquat de guerre traînant jusqu’en 198, car il ne conteste pas que Scopas — Scopas vaincu, selon lui — ait fait des recrues en Étolie en 199. D’autre part, la tradition courante laissait un intervalle difficile à expliquer entre l’invasion de Scopas (200) et la revanche d’Antiochos à Panion (198).

[49] Polybe, XVI, 18-19.

[50] Hieronym., In Dan., XI, 15-16.

[51] Polybe, XVI, 39, 3-4.

[52] S. Jérôme (loc. cit.) explique comme quoi Antiochus præsidium Scopæ in arce Jerosolymorum, annitentibus Judæis, multo tempore oppugnarit, et ceperit alias urbes, quæ prius a Ptolemæi partibus tenebantur, Syriæ et Ciliciæ et Lyciæ. Eo enim tempore captæ sunt Aphrodisias et Solœ et Zephyrion et Mallos et Anemurium et Selinus et Coracesium et Corycus et Andriace et Limyra et Patara et Xanthus et ad extremum Ephesus.

[53] Antiochus, cum priore æstate (198) omnibus quæ in Cœle Syria sunt civitatibus ex Ptolemæi dicione in suam potestatem redactis in hiberna Antiocheam concessisset, nihilo quietiora ea ipsis æstivis habuit. Il équipe flotte et armée, simul per omnem oram Ciliciæ Lyciæque et Cariæ temptaturus urbes quæ in dicione Ptolemæi essent, simul Philippumnecdum enim debellatum eratexercitu navibusque adjuturus (Tite-Live, XXXIII, 19). C’est peut-être à ce moment (comme le pense M. Holleaux, in BCH., XVII [1893], p. 52 sqq.), que les généraux de Ptolémée vendirent aux Rhodiens, pour 200 talents, Caunos, qu’ils ne se souciaient plus de défendre. C’est un fait passé que les ambassadeurs rhodiens rappellent au Sénat romain, en 164, pour démontrer que Caunos avait été acquise par eux légitimement, et qu’elle leur est injustement enlevée (Polybe, XXXI, 7, 6). Scopas était homme à faire argent de tout, même de sa défaite. H. van Gelder (Gesch. d. alten Rhodier, Haag, 1900, p. 199-204) discute longuement les opinions émises avant lui sur cette question et se décide pour une date approchant de 240, sans se dissimuler que ses motifs, pour être préférables aux arguments de Holleaux, ne sont pas non plus très forts. J’ai à peine le temps de prendre une connaissance superficielle du tout récent et substantiel article de J. Beloch, Die auswärligen Besitzungen der Ptolemäer (in Archiv f. Papf., II, 2-3 [1903], pp. 229-256), qui, faisant l’historique complet des acquisitions et pertes faites par les Lagides depuis l’installation de Ptolémée Soter en Égypte, revient sur quantité de problèmes agités précédemment. Il est trop tard pour indiquer ici, à plus forte raison pour discuter, celles de ses solutions qui diffèrent de celles que nous avons adoptées. En ce qui concerne Caunos, M. Beloch se rallie à l’opinion de Holleaux.

[54] Polybe, XVIII, 31-38 (54-55 Dindorf). Polycrate est l’ex-condottiere et général de Ptolémée IV, Polycrate d’Argos, fils de l’athlète Mnasiadas (Polybe, V, 64, 5-6).

[55] Polybe, XVIII, 37-38 (54-55 Dindorf). Charimortos est sans doute celui qui figure, comme chasseur d’éléphants, dans une inscription visée plus haut, datant de la fin du règne de Philopator.

[56] Polybe, XVIII, 38 (55 D.). Il ne devrait pas y avoir de doute sur le sens d’άνακλητήρια, que Polybe explique ailleurs, à propos de la majorité de Ptolémée Évergète II (XXVIII, 10, 8). L’ήλικία (quatorze ans ?) avait été avancée pour Épiphane, qui, s’il est né en octobre 209, avait à peine 12 ans en 197. Il n’y a pas de raison pour confondre les άνακλητήρια, qui, comme le dit Mahaffy (History, p. 151), ont dû être une cérémonie alexandrine, avec l’ένθρονισμός, ou prise du pschent à Memphis, cérémonie qui était obligatoire (Diodore, XXXIII, 13). Il est probable que Ptolémée Épiphane fut le premier des Lagides qui consentit à laisser légitimer son autorité par le sacre sacerdotal.

[57] Pap. Taurin., I, p. 5, 27 Peyron.

[58] Anchmachis et Hermachis, d’après Révillout (Rev. Egyptol., III [1883], p. 5), noms lus d’abord Anχtu et Hor-sat (Brugsch, Z. f. Æg. Spr., 1878, p. 43-46). C’est une exagération que de parler alors de Thébaïde indépendante. Ces roitelets étaient des chefs de bande qui pouvaient inquiéter, mais non dominer la Haute-Égypte. Ou bien encore, c’étaient des rois éthiopiens empiétant sur la frontière égyptienne (J. Krall, Stud. z. Gesch. d. alt. Æg., II, 3 [SB. d. Wien. Akad., 1884], p. 369, 2).

[59] Polybe, XXIII, 16,1 = XXI, 19 Dindorf. Niese (II, p. 405) soude à ce passage ce qui suit (le supplice des chefs capturés par Polycrate en 186) et met le tout sous Philopator. C’est sans doute une simple inadvertance. [Je m’aperçois qu’elle est maintenant rectifiée dans le tome III, p. 86. Polycrate y est signalé comme l’auteur de la répression de 197, et l’auteur ajoute : Polybios erzählt davon unter 186/5 v. Chr. bei Gelegenheit des späteren Aufstandes]. Toutefois, le contexte semble indiquer que cette rigueur imprudente fut aussi l’œuvre de Polycrate. Polybe, qui la blâme, ne trouve rien à reprendre dans le gouvernement d’Aristomène. Le détail concernant l’inondation permet de placer la prise de Lycopolis vers le mois de septembre 197.

[60] Pierre de Rosette, lig. 44. C’est la partie finale de la cérémonie, celle qui portait le nom de royale montée (Bes souton) ; tandis que la prise des couronnes, celle qui a eu lieu une première fois, sans doute par fiction légale, le 17 Paophi (lors de l’association au trône) et est censée se renouveler à chaque anniversaire, est la cérémonie initiale, le lever royal (souton Khâ). Dans le décret de Canope (lig. 4), les prêtres, fidèles à leurs invariables théories, ont aussi présupposé le lever royal au 25 Dios, comme ils ont maintenu la qualité de sœur à l’épouse d’Évergète. J’emprunte tout ce que j’ai appris de ces arcanes à l’ouvrage récent de M. Alexandre Moret, Du caractère religieux de la Royauté pharaonique, complété par Le Rituel du culte divin journalier en Égypte (Annales du Musée Guimet, Paris, 1902), et aux obligeantes communications du même auteur. Le chapitre III (pp. 75-113) est consacré spécialement au couronnement de Pharaon par les dieux. Voyez, dans les dissertations de Letronne, les débats sur la prétendue fixation du sacre des rois à l’équinoxe de printemps, conjecture suggérée par la date du décret de Memphis.

[61] Schol. German., p. 408-409 Eyssenhardt. Je traduis librement le jargon du scoliaste, en accommodant par la leçon abutantur le passage inintelligible : ut humanæ necessitatis, crudelius quæ sub eis sunt amputantur.

[62] Inscription trilingue (hiéroglyphique, démotique, grecque), sur basalte noir, trouvée à Rosette (ancienne Bolbitine) en 1799 par le capitaine Bouchard, officier de Bonaparte, abandonnée aux Anglais en 1801, actuellement au British Museum. C’est elle qui a révélé à Champollion (dit le Jeune, pour le distinguer de son frère aîné Champollion-Figeac) la valeur des caractères hiéroglyphiques et lui permit d’interpréter l’égyptien par le copte (1824). Depuis, les trois textes ont été plusieurs fois reproduits et traduits : le grec par Ameilhon, Heyne, Letronne, Lenormant ; l’hiératique par H. Brugsch (Inscr. Rosett. hieroglyphica, Berlin, 1851), le démotique par E. Révillout (Chrestom. démot., pp. 1-61 : cf. 117-209. Paris, 1880). Le grec est reproduit en dernier lieu par Mahaffy (Empire, p. 316-327) et Strack (p. 240-244), d’après Letronne (FHG., I, Suppl. = Recueil, I, p. 241-332 = Œuvres choisies, I, 2, p. 255-360, texte, traduction et commentaire), dont nous donnons ci-après la traduction française. La découverte du décret de Canope a permis de constater une différence notable entre les deux documents et de présumer que le texte grec, probablement l’original dans le décret de Canope, n’est plus qu’une traduction du démotique dans le décret de Memphis.

[63] Sur l’objet de la réunion de ce synode, un débat s’est engagé qui dure encore, mais qui approche de sa solution. Letronne avait longtemps soutenu que le synode avait été convoqué pour procéder au couronnement du roi, lequel avait eu lieu la veille de la date du décret, le 17 Méchir. Il ne doutait pas (et n’a jamais douté) que la leçon à restituer à la lig. 46 du décret fût τήν τοΰ Μεχείρ έπτακαιδεκάτην, déclarant insoutenable l’opinion qui faisait valoir la date du 17 Paophi, donnée par les textes égyptiens. Mais, plus tard (Recueil, II [1848], p. 535-547), il se ravisa. Il s’aperçut que l’an IX d’Épiphane n’était pas celui de son intronisation. Il était sur la bonne voie, mais il en sortait aussitôt en se jetant dans un autre excès. Il affirmait qu’il n’y a pas un seul mot dans l’inscription qui soit relatif au couronnement — ni actuel, ce qui est vrai ; ni passé, ce qui est faux, — et que la panégyrie de l’an IX était un simple anniversaire de l’avènement d’Épiphane. C’est que Letronne a persisté à admettre deux postulats dont l’un — sa date du 17 Méchir — est certainement erroné, et l’autre — l’idée que la παράληψις τής βασιλείας παρά τοΰ πατρός date de la mort du père — a chance de l’être. Letronne ne songe qu’à l’héritage, à la succession après décès, rejetant la thèse de l’association, proposée par Saint-Martin et Lenormant. Il veut enfin que la fête soit anniversaire, — au sens exact du mot, — et que, par conséquent, la date de l’avènement d’Épiphane ou de la mort de Philopator soit le 17 Méchir, celle du 17 Paophi étant évidemment impossible. C’est pour lui une question de bon sens. Enfin, combinant sa théorie de l’anniversaire avec l’état de minorité du roi (qualifié νέος dans le décret) et considérant qu’Épiphane a dû être déclaré majeur pour être couronné, il arrive à une conclusion bien inattendue, à savoir que la déclaration de majorité et le couronnement (les άνακλητήρια) n’ont eu lieu que l’année suivante (195), toujours au 17 Méchir. Mais la paléographie a eu raison du « bon sens » de Letronne et renversé son échafaudage de conjectures. Les textes hiéroglyphique et démotique portent bien, à l’endroit indiqué, le 17 Paophi, et la découverte (en 1884) de la stèle de Damanhour (publiée avec traduction par U. Bouriant, La stèle 5576 du Musée de Boulaq et l’inscription de Rosette, dans le Recueil de travaux relatifs à la philol. et arch. égypt. etc., VI [1885], p. 1-20), qui est une reproduction abrégée du décret de l’an IX, ordonnée en l’an XXIV (183/2 a. Chr.) par un autre synode de Memphis, a ruiné définitivement le système de Letronne ; d’abord en reproduisant la date du 17 Paophi dans le corps du décret, ensuite en datant le nouveau synode du 24 Gorpiaios = 24 Pharmouthi (juin). Il résulte de là que ni en 196, ni en 182, les panégyries célébrées à Memphis n’étaient des anniversaires du couronnement, qui, pour Letronne, devait être lui-même anniversaire de l’avènement. Ces dates ne coïncident pas avec les anniversaires qu’inscrivent au calendrier les prêtres eux-mêmes, ceux de la nativité (30 Mesori) et de la παράληψις τής βασιλείας ou intronisation (17 Paophi). Enfin, le grand argument de Letronne, la difficulté de trouver d’autres motifs à la panégyrie de l’an IX, est écarté par les nouvelles recherches portant sur les coutumes pharaoniques. On sait aujourd’hui (voyez Al. Moret, op. cit., p. 238-281) que les rites du couronnement étaient renouvelés à intervalles irréguliers, qui peuvent varier de 2 à 30 ou 31 ans, de préférence lors de la dédicace d’un nouveau temple, et donnaient lieu à des fêtes solennelles dites du bandeau royal (sed), célébrées devant les délégués de toutes les villes d’Égypte (op. cit., p. 255). Ces fêtes commémoratives non pas de l’avènement, mais du couronnement, n’étaient pas plus anniversaires qu’elles n’étaient régulières. C’est ainsi que celle de 196 fut célébrée en Méchir, après un intervalle très court, et celle de 182 dans une autre saison, après un intervalle de quatorze ans. D’après ces renseignements — conséquence désastreuse pour les historiens — on ne peut plus considérer les quantièmes assignés par les décrets sacerdotaux à la παράληψις τής βασιλείας (le 25 Dios dans le décret de Canope, le 17 Paophi dans celui de Memphis) comme datant la mort du roi prédécesseur et l’avènement réel du successeur. Les prêtres ne veulent connaître que la transmission du pouvoir παρά τοΰ πατρός, c’est-à-dire, conformément à l’usage antique, l’association au trône. Dans la fabuleuse allégorie de Synecius (Ægypt., I, 5-8), l’auteur se représente une élection de roi à Thèbes, en présence du roi actuel (Ré), qui initie son successeur (Osiris) aux fonctions de la royauté.

[64] Traduction impropre, dans l’hypothèse discutée plus haut, de παρλαβόντος τήν βασιλείαν παρά τοΰ πατρός. Letronne, réfutant Saint-Martin, affirme comme chose certaine que d’après tous les exemples, παραλαβεΐν τήν άρχήν παρά τινος n’a pas au fond d’autre sens que διαδέχεσθαι ou έκδέχεσθαι τήν άρχήν παρά τινος. De même, aux lignes 8 et 47.

[65] Cf. les observations relatives à l’idée analogue exprimée dans le décret de Canope.

[66] L’expression énigmatique κύριος τριακονταετρίδων a suggéré des conjectures diverses. On a vu là une période astronomique (de Sacy, Letronne, Lepsius) ; un jubilé après trente ans de règne (Brugsch, Sethe) ; une façon de désigner approximativement la durée d’une génération (Lauth, Naville). D’après Al. Moret (op. cit., p. 260), il s’agit encore de la fête sed et de la durée approximative de son influence, influence dont le bénéficiaire est le maure ou possesseur. M. Ed. Naville songe maintenant (communication verbale) à une période fiscale, analogue à l’Indiction.

[67] Le titre, d’ailleurs très peu mérité, d’Εύχέριστος n’est pas resté dans l’usage courant ; mais il se retrouve sur plusieurs inscriptions (Strack, nn. 71, 73-77, 79, 89, 93). D’après Gutschmid, le surnom d’Épiphane (en égyptien p’ nuir pr, le dieu qui surgit) indique un avènement providentiel, qui sauve la dynastie prête à s’éteindre.

[68] Ce texte parait viser la taxe de l’άπομοΐρα établie par Philadelphe, qui aurait été restituée aux dieux par Philopator, rétablie depuis, et ici de nouveau supprimée (Cf. Mahaffy, Empire, p. 319).

[69] Le τελεστικόν était un droit payé pour l’ordination ou investiture sacerdotale.

[70] Le texte τούς έπελθόντας έπί τήν Λΐγυπτον ne parait pas nécessiter ce conditionnel. Letronne songe aux Syriens, qui ne sont pas entrés en Égypte après leur victoire à Panion ; Mahaffy (Empire, p. 321), à des raids de Nubiens et autres sur les frontières du S. et côtes du S.-E.

[71] Πρός τή φυλακή αύτών. Il vaudrait mieux traduire, comme le propose Mahaffy (Empire, p. 322) pour bloquer les insurgés. Les ποταμοί sont ici des canaux.

[72] Ce sont des libéralités et privilèges octroyés l’année précédente, lors du couronnement. Les arriérés dont il est fait remise indiquent bien que les troubles intérieurs avaient gêné le recouvrement des impôts et obligé le fisc à des ménagements.

[73] Dans les fêtes sed, aux rites secrets du pa douaït succédait la proclamation publique et éclatante de la divinité du roi, comme au jour de l’intronisation. Comme témoins de cette divinité, le roi laissait des statues qui restaient visibles dans les temples. Ces statues n’étaient plus la représentation de l’âme du roi, de son double ; mais elles figuraient la personne vivante, divinisée certes, mais cependant humaine (Al. Moret, op. cit., p. 255).

[74] C’est la date longtemps contestée par Letronne que j’insère dans sa traduction. Elle correspondait en 209 (association au trône) au 29 novembre ; en 197 au 26 novembre. Il se peut que les prêtres aient choisi pour le sacre le jour anniversaire de l’association au trône (?).

[75] Hieronym., loc. cit. C’est ici, et avec raison, ce semble, que G. Radet place l’inscription de Ptolémée, fils de Thraséas.

[76] Les Rhodiens, une fois informés de la défaite de Philippe, curam non omiserunt tuendæ libertatis civitatum sociarum Ptolomæi causa que libertatis fuerunt Cauniis, Myndiis, Halicarnassensibus Samiisque (Tite-Live, XXXIII, 20).

[77] Tite-Live, XXXIII, 38. C’est là sans doute qu’il faut placer (si la leçon Άντιόχου τοΰ τρίτου est assurée) le trait de continence cité par Plutarque (Apophth. Reg.) : Antiochos quittant Éphèse pour fuir les charmes de la prêtresse d’Artémis.

[78] Parcere subjectis et debellare superbos (Virgile, Ænéide, VI, 853).

[79] Tite-Live, XXXIII, 20.

[80] Appien (Syr., 3) dit que l’ambassade romaine avait été provoquée par une plainte portée à Rome par Ptolémée Philopator, accusant Antiochos de lui avoir enlevé la Syrie et la Cilicie. Il est seul à parler de cette démarche, et la méprise qu’il commet sur le nom du Ptolémée diminue encore la valeur de son témoignage. Tout indique, non pas que Antiochos et Ptolémée fussent déjà d’accord, mais que ni l’un ni l’autre ne voulaient de l’intervention romaine. Le gouvernement égyptien n’acceptait pas la tutelle que les Romains prétendaient lui imposer.

[81] Le récit de l’entrevue dans Polybe, XVIII, 33-35 (50-52 Dindorf). Tite-Live, XXXIII. 39-40. Appien., Syr., 3. Cf. Diodore, XXVIII, 15 Dindorf. Le chef de l’ambassade, L. Cornelius (Γναΐος dans Appien), doit être L. Cornelius Lentulus, cos. 199 (Pauly-W., R.-E., IV, p. 1368).

[82] C’est aussitôt après, en 195, que les Smyrniotes, représentés à la conférence de Lysimachia (Polybe, XVIII, 35 [52], 3), élèvent, les premiers de tous les Grecs, un temple à la Déesse Rome (Tacite, Ann., IV, 56).

[83] L’événement prouva qu’Antiochos disait la vérité. Mais conclure de là que tout ce qui se passa par la suite était convenu et ratifié par traité secret dès 198, aussitôt après la bataille de Panion, traité qui aurait abandonné à Antiochos toutes les possessions extérieures de l’Égypte contre promesse de mariage entre sa fille Cléopâtre et Ptolémée, c’est faire beaucoup de crédit à saint Jérôme, dont l’affirmation peut être, après tout, une conjecture personnelle. C’est cependant l’opinion commune, et Holm (Gr. Gesch., IV, p. 472) en conclut, à son tour, que les ministres égyptiens s’étaient laissés corrompre par l’or syrien. Je crois qu’Antiochos comptait bien s’arranger avec l’Égypte, mais qu’il anticipait en disant que Ptolémée était déjà son ami et son gendre en expectative. La tentation qu’il eut de prendre Cypre, même après avoir été détrompé (Appien, Syr., 4), s’accorde mal avec l’hypothèse d’un traité déjà conclu.

[84] Tite-Live, XXXIII, 41. Cf. Appien, Syr., 4 (qui parle toujours de Πτολεμαΐος ό Φιλοπάτωρ). — vana spes, ex vaniore rumore orta, Ægypti invadendæ (Tite-Live, XXXIII, 44).

[85] Tite-Live, XXXIII, 41. Appien, Syr., 4.

[86] Tite-Live, XXXIII, 49. Appien met la rencontre à l’année précédente. Hannibal put juger par lui-même de la sottise de tous ces Grecs en écoutant une leçon sur l’art de la guerre, à lui faite par le péripatéticien Phormion (Cicéron, De Orat., II, 18).

[87] Appien, Syr., 6.

[88] Appien, Syr., 6.

[89] Au moins depuis 208, d’après les documents cunéiformes (Zeitschr. f. Assyriol., VIII [1893], p. 108-113). C’est l’Antiochos mentionné dans l’inscription sacerdotale de Séleucie (CIG., 4458) et sur lequel on a tant discuté depuis Niebuhr. Personne ne doute plus aujourd’hui (cf. la rétractation de Niese, II, pp. 679, 3 et 711), après la découverte des documents babyloniens et magnésiens, que cet Antiochos ait été, non pas un neveu (Niebuhr), neveu et prédécesseur (Droysen, Babelon, Holm, etc.), d’Antiochos III, mais son fils aîné, mort en 193 (Gutschmid, Wilcken, Kern, Bevan).

[90] Appien, qui est en pleine anarchie chronologique et se croit sous le règne de Philopator, met tous ces mariages en même temps que celui du jeune Antiochos et Laodice en 196/5, avant la seconde expédition d’Antiochos en Thrace. En fait, le mariage d’Antiochis, cette célèbre rouée (Diodore, XXXI, 19, 7), qui, longtemps stérile, eut recours à la supposition d’enfants, parait avoir eu lieu en 192 (Th. Reinach, Trois royaumes etc., p. 15).

[91] Joseph., A. Jud., XII, 4, 4. Chron. Pasch., p. 255 : cf. FHG., III, p. 720. Appien, Syr. 5. Ces auteurs reproduisent l’affirmation des diplomates égyptiens (Polybe, XXVIII, 17, 9). On peut révoquer en doute la sincérité des diplomates, mais non pas le caractère très net de leurs revendications et le sens précis des textes dont nous disposons.

[92] C’est un peu pour esquiver cette objection que Niese avance de deux ans la date de la bataille, sauf à concéder (II, p. 674, 1) que le mariage, proposé en 198, ne fut réellement décidé que vers 195.

[93] Hieron., In Dan., XI, 11. On ne conteste guère qu’il s’agisse des années de règne, et non pas de l’âge du roi. On obtient ainsi la date de 199/8 pour les fiançailles, et 193/2 pour le mariage. Mais le Chron. Paschale met l’an VII d’Épiphane et les fiançailles, avec constitution de la dot, en 196 (consulat de Purpureo et Marcellus), dissidence qui s’explique par le fait que le chronographe compte les années d’un point de départ différent. Ce qui est commun aux deux traditions, c’est l’an VII, qui, dans le comput rectifié, correspond à l’an 199/8. L’an 196 du Chron. Paschale est précisément l’année où Antiochos a révélé son projet. Le chronographe a dû conclure qu’il l’avait aussitôt réalisé, et se confirmer par là dans l’opinion que l’an I d’Épiphane correspondait bien à l’an 203/2. En tout cas, lui non plus, comme Appien, ne croit pas que l’accord entre Ptolémée et Antiochos ait suivi de si près la bataille de Panion. Là-dessus, partage des opinions sur la date des fiançailles, que Nissen place en 196, Strack en 198, et Niese en 195. La date de l’hiver 196/5 me parait, somme toute, la plus probable.

[94] Neque enim oblinere poluit Ægyptum, quia Ptolemæus Epiphanes et duces ejus, sentientes dolum, cautius se egerunt, et Cleopatra magis viri partes quam parentis fovit. L’idée de ce complot a pu être suggérée par un autre récit, peut-être aussi légendaire, qui attribuait à Antiochos un coup du même genre, perpétré quinze ans plus tôt (Jean d’Antioche, fr. 53 = FHG., IV, p. 557). Il se serait servi de sa sœur Antiochis (Polybe, VIII, 25) pour faire disparaître son beau-frère.

[95] Joseph., A. Jud., XII, 4, 1. C’est le texte sur lequel se concentre la discussion.

[96] Polybe, XXVIII, 1, 3. Il n’y a aucun doute sur ce point. Épiphane fut si peu maître de la Cœlé-Syrie qu’il songeait à la conquérir quand il mourut.

[97] Voyez M. Hamm, Sur un passage de Flavius Josèphe (Rev. des Études Juives, XXXIX [1899], p. 161-176). Il est inutile de recenser les tortures et perplexités infligées aux érudits par ce texte malencontreux. L’histoire du Tobiade Joseph est placée vers la lin du règne de Ptolémée V et de Cléopâtre (ou même sous Philométor), au temps où régnait en Syrie Séleucos IV Philopator (186-175). Quelque interpolateur, s’avisant que la Syrie n’appartenait plus alors à l’Égypte, a reporté la date plus haut et appelé le roi βασιλέα Πτολεμαΐον Εύεργέτην, ός ήν πατήρ τοΰ Φιλοπάτορος. Mais il tombait de Charybde en Scylla ; car la reine s’appelait Bérénice sous Évergète, Arsinoé sous Philopator. On peut lui chercher des excuses dans Tite-Live, qui appelle Arsinoé Philopator Cléopâtre, ou dans Justin, pour qui la même Arsinoé devient Eurydice ; mais il est évident que cette histoire, utilisable seulement pour l’étude de l’administration financière, flotte en dehors de toute chronologie. En tout cas, l’idée d’un partage de revenus entre le roi et la reine n’a pu venir qu’à un écrivain postérieur au règne de Philométor et de Cléopâtre II, au temps où la reine est l’égale du roi.

[98] S. Jérôme (In Dan., XI, 21) dit qu’Antiochos Syriam fraude occupaverat, parce qu’il suppose qu’Antiochos avait promis de la céder.

[99] Tite-Live, XXXV, 13.

[100] Polybe, XV, 31, 7. Diodore, XXVIII, 14. Polybe s’étonne qu’un tel homme ait pu être autrefois l’adulateur d’Agathocle. Il est bon de remarquer que ce vil flatteur eut seul le courage de parlementer pour sauver Agathocle et que son crédit ne fit qu’augmenter après la mort de son protecteur.

[101] Diodore, loc. cit. Sur un fragment d’Agatharchide (Geogr. Gr. min., I, p. 111 sqq. C. Müller), où il est question d’un Ptolémée (Épiphane ?) qu’un conseiller (Aristomène ?) exhorte à entreprendre une expédition en Éthiopie, sans doute pour mettre fin aux troubles de la Haute-Égypte, cf. Krall, Studien, II, 45. Mahaffy, Empire, p. 311, 1.

[102] Plutarque, De adul., 46.

[103] Diodore, XXVIII, 14.

[104] Polybe, XVIII, 38 (55 Dindorf). 7. Polybe ajoute que le successeur de Polycrate à Cypre, Ptolémée fils d’Agésarchos, s’acquit à peu près la même réputation en vieillissant. C’est ce Ptolémée qui écrivit l’histoire du règne de Philopator.

[105] Decem milia peditum fuere et quingenti equites, sex elephanti, vix ad Græciam nudam occupandam satis copiarum (Tite-Live, XXXV, 43). Il n’y a que de la rhétorique dans l’anecdote qui suppose Antiochos montrant à Hannibal sa nombreuse armée, superbement équipée, et Hannibal disant avec mépris : plane satis esse credo Romanis hæc, et si avarissimi sunt (Macrobe, Sat., II, 2, 13).

[106] Tite-Live, XXXVI, 4.

[107] Tite-Live, XXXVI, 41.

[108] Tite-Live, XXXVII, 3.

[109] Voyez les clauses dans Polybe (XXII, 7), Tite-Live (XXXVII, 55-56. XXXVIII, 37-39), Diodore (XXIX, 10), Appien (Syr., 44. Mithrid., 62), etc.

[110] Tite-Live, XXXVII, 56. Cf. Strabon, XIV, p. 665. Il n’était pas mauvais que les rois de Pergame eussent un port situé de façon à surveiller et gêner les Rhodiens. La Lycie fut, du reste, pour les Rhodiens un tracas perpétuel et finalement cause de leur ruine. Ils auraient voulu avoir aussi la Cilicie, qui resta à Antiochos.

[111] Tite-Live XXXVII, 56. On discutera longtemps encore sur l’identité du personnage en question. Le passé fuisses permettrait de douter qu’il y eût encore un principicule de ce nom : mais il s’agit sans doute de lui restituer ce qui lui avait été enlevé (par Antiochos ?). Comme on connaît un Ptolémée de Telmessos, dont l’identité et l’origine n’est pas moins problématique, lequel gouvernait Telmessos pour le compte de Ptolémée Évergète vers 240, on peut supposer que le propriétaire actuel du domaine était son fils (Cf. M. Holleaux, in BCH., XIII [1889], p. 528. XIV [1890], p. 162-167. Rev. de Philol., 1894, p. 119-425), héritier d’un père (fils du roi Lysimaque ?) qui aurait été successivement au service des Lagides, puis des Séleucides, et enfin indépendant.

[112] C’est au cours des négociations, sous l’archontat de Symmachos (190/89), que les Athéniens décernent des honneurs à un Άλεξανδρος τιμώμενος ύπό τοϋ βασιλέως Πτολεμαίου (Ath. Mitth., V [1880], p. 329). Les Athéniens intercédaient alors pour les Étoliens (Tite-Live, XXVIII, 10). Cet officieux n’aurait-il pas cherché à intéresser les Athéniens à la cause de Ptolémée ?

[113] Polybe, XXIII, 1, 5-6 ; 7, 1-2 ; 9, 1-13. XXV, 7. La Diète avait refusé les 120 talents d’Eumène, odieux comme acheteur d’Égine ; et elle refuse ensuite les dix longs navires offerts par Séleucos IV, — le nouveau roi de Syrie, fils et successeur d’Antiochos III, — mais en renouvelant amitié avec lui.

[114] Cf. Révillout, Rev. Égyptol., III [1883], p. 5. La répression dut accélérer la décadence de Thèbes. Un siècle plus tard, sous Ptolémée Soter II Lathyros, une nouvelle rébellion acheva sa ruine.

[115] Cf. CIGr., 4894 = Letronne, Rec., I, p. 7 = Strack, 70. Ce fils, Ptolémée Philométor, doit être né la même année, et peut-être le même jour, qu’un Apis né le 19 janvier 186 ; car il est appelé jumeau d’Apis, vivant dans leur berceau, dans un document sacerdotal. On sait maintenant que sa sœur Cléopâtre était plus jeune que lui (chose encore douteuse pour Strack, p. 191, 19). Une inscription relate des hommages à Ptolémée et Cléopâtre sœur et femme, dieux Épiphanes et Eucharistes, et à leur fils Ptolémée, sans mention de la jeune Cléopâtre (Botti, Bull. de la Soc. arch. d’Alex., I [1898], p. 41. Strack, in Archiv f. Papf., II, 4 [1903], p. 547).

[116] Voyez Bædeker, Ober-Ægypten, p. 422. A Philæ, le T. périptère, à gauche, a été dédié à Hathor et consacré à la délivrance d’Isis, mère de Horus, allusion à la délivrance de Cléopâtre, épouse d’Épiphane. Ce T. a été commencé par ce prince, sans doute pour rappeler la naissance de ses deux fils (Letronne, Recueil, II, p. 9). On sait, par les fouilles faites en 1896 par le capitaine Lyons aux temples d’Arhesnefr et Imhotep à Philæ, que Ptolémée Épiphane y fit mutiler les cartouches d’Ergamène. Mahaffy (History, p. 160) en conclut, un peu hâtivement, that he reconquered Philæ from the Nubian power.

[117] Polybe XXIII, 16-17. [XXI, 19. 22 Dindorf]. Ce traitement des rebelles rappelle tout à fait, pour la cruauté et le manque de foi, ce qui s’était passé en 197.

[118] Antiochos le Grand avait associé au trône ce second fils, après la mort de l’aîné, au moins à la fin de son règne. Mention d’Antiochos et Séleucos rois en l’an 125 Sel. = 187 a. C., dans les documents babyloniens (Zeitschr. f. Assyriol., XII [1892], p. 201-204). Sur la mort d’Antiochos, voyez Diodore, XXVIII, 3. XXIX, 15. Strabon, XVI, p. 744. Justin, XXXII, 2, 1-2. Eusèbe Arm., I, p. 253 Schœne.

[119] CIGr., 4677 = Strack, 77. Ce Ptolémée était un haut fonctionnaire égyptien. Son fils, en l’honneur duquel est faite la dédicace, est lui-même άρχισωματοφύλαξ καί άρχικύνηγος. Les services rendus par le père, discrètement indiqués par l’addition καί είς τό κοινόν τών Λυκίων, datent de la fin du règne, car le couple royal a plusieurs enfants. H. van Gelder (Rhodier, p. 143, 2) veut que ce Ptolémée soit celui de Telmesse, et ne voit là aucun rapport avec la guerre.

[120] Cf. G. Fougères, De Lyciorum communi [Paris, 1898], p. 15.

[121] Voyez ci-après la façon dont il soutenait les Achéens.

[122] Sur Philopœmen ennemi des Romains, voyez Plutarque, Philop., 21.

[123] Polybe, XXV, 7. L’envoi de Lycortas à Alexandrie tombe dans l’année qui sépare ses deux stratégies (181/0) ; mais il était encore stratège quand le renouvellement d’alliance fut proposé par Ptolémée. Malheureusement, on n’est pas fixé sur le début de l’année stratégique à l’époque. Si, comme il est probable, Lycortas était préalablement d’accord avec Ptolémée, il dut hâter les délibérations et se proposer de partir aussitôt après son abdication. Par conséquent, la mort de Ptolémée peut être placée vers la fin de 181. D’après la règle, l’an Ier de Philométor, qui a commencé le 7 octobre 181, contient la fin du règne de son prédécesseur (cf. Strack, p. 183). La place de l’an Ier est assurée par l’éclipse de lune du 1er mai 174, survenue l’an VII de Philométor (Almageste, VI, 5).

[124] Il semble que l’auteur des Exc. de legat. (p. 111) n’aurait pas omis un mot caractérisant le genre de mort du roi.

[125] On en disait à peu près autant de Séleucos IV, assassiné en 175. Porro Porphyrius non vult hunc (le roi méprisable de Daniel) esse Seleucum ; sed Ptolemæum Epiphanem, qui Seleuco sit molitus insidias, et adversum eum exercitum præpararit, et idcirco veneno sit interfectus a ducibus suis. Quod cum unua ab illo quæreret, tantas res moliens ubi haberet pecuniam, respondit sibi amicos esse divitias. Quod cum divulgatum esset in populis, timuerunt duces ne auferret eorum subatantiam, et idcirco eum maleficis artibus occiderunt (Hieron., In Dan., XI, 20). Il ne faut pas oublier que les historiens à court d’explications abusent du poison, et que ces sortes d’allégations sont généralement invérifiables.

[126] Le temple d’Ombos, à Aroéris-Apollon, fut commencé sous Épiphane (Letronne, Recueil, I, p. 46).

[127] L’άπομοΐρα reparaît dans un papyrus daté de l’an XVIII du règne, 188 a. Chr. (Par. Papyr., II, 46), d’où Mahaffy (Empire, p. 311) conclut que the great revenue of the temples had been again absorbed by the crown.

[128] La conjecture originale de Healy-Mahaffy (Empire, p. 214, 2 : History, p. 161), à savoir qu’Épiphane eut l’idée de battre monnaie avec des titres honorifiques, créés tout exprès, est bien aventurée. En tout cas, Épiphane n’aurait pu que les multiplier, non les inventer. On rencontre des φίλοι nommés par Philippe, père d’Alexandre (Diodore, XVI, 54) : Alexandre classe son médecin είς τούς εύνουστάτους τών φίλων (XVII, 31) : Sostrate se qualifie φίλος τών βασιλέων dans l’inscription du Phare (Strabon, XVII, p. 791). Philopator, en 217, retourne à Alexandrie μετά τής άδελφής καί τών φίλων (Polybe, V, 87, 6), etc. Cf. M. Strack, Griech. Titel im Ptolemäerreich (Rh. Mus., LV [1900], p. 161-190).

[129] Polybe, XXIII, 1, 8-9.

[130] Polybe, XXVII, 8 b.

[131] Polybe dit expressément de lui : τών μέν τοΰ πολεμου πράξεων ούδεμιάς κεκοινωνηκώς διά τήν Πολυκράτους άδικοδοξίαν (XXIII, 16 [XXI, 19, 7. D].