Ptolémée Philadelphe est, de tous les Lagides, celui qui représente le mieux le caractère, les tendances et comme le génie propre de la dynastie. Celle-ci arrive avec lui à l’apogée de sa fortune. Sans être un guerrier, il fit par ses généraux des guerres heureuses et laissa le royaume plus grand qu’il ne l’avait reçu. Indolent et voluptueux par nature, il avait pourtant une certaine force de volonté et le désir de faire avec dignité son métier de roi. Il ne voulait pas qu’en le comparant à son père on pût dire qu’il avait dégénéré. Théocrite a soin d’appeler le maître le belliqueux Ptolémée, fils d’un père belliqueux, et de le rapprocher de Diomède et d’Achille[1]. De même, Callimaque vante l’énergie de Ptolémée et la rapidité de ses décisions. Le soir même, il accomplit ce qu’il a médité le matin : le soir, les plus grandes choses ; les moindres, aussitôt qu’il les a conçues. D’autres, au contraire, mettent un an et plus à réaliser leurs projets ; il en est, enfin, dont tu as [ô Zeus] complètement arrêté l’essor et brisé la volonté[2]. Si l’on peut suspecter le témoignage de ces courtisans, on doit croire tout au moins qu’ils savaient leur métier et qu’ils choisissaient, pour les décerner au monarque, les éloges qui lui plaisaient le mieux. Le mariage de Philadelphe avec sa sœur Arsinoé dut faire passer le pouvoir réel aux mains de cette reine, qui n’avait pas supplanté une rivale et bravé l’opinion pour se ménager une arrière-saison d’amours. L’hypothèse, devenue certitude, qui la fait disparaître en 270, réhabilite sa mémoire. Nous ne sommes plus obligés de croire que, satisfaite de régner, elle vit d’un œil indulgent et encouragea, par sa complaisance, les plaisirs de son frère-époux. Les maîtresses de Philadelphe ne furent pas toutes modestes : il est telle d’entre elles qui affecta des allures de reine et qui aurait porté ombrage à l’ambition vigilante de l’épouse légitime[3]. Toutes eurent des palais et des statues ; quelques-unes durent donner au maître des enfants, des bâtards, qui pouvaient, à un moment donné, susciter de graves embarras. De son vivant, Arsinoé sut, sans aucun doute, fermer les yeux sur des fantaisies passagères ; mais c’est quand elle ne fut plus là que les maîtresses royales purent afficher leur luxe et leurs prétentions. Si, par hasard, la grande piété posthume de Philadelphe envers sa mémoire n’était qu’une attitude préméditée, on pourrait dire que l’astucieuse et criminelle Arsinoé Philadelphe ne fut regrettée de personne. Libre aux imaginations romanesques d’aller plus loin et de soupçonner que sa fin fut hâtée par quelque intrigue obscure, où le poison libérateur aurait joué un rôle. § I. — LA CULTURE LITTÉRAIRE. La postérité oublie volontiers les faiblesses royales pour s’occuper des institutions qui font la gloire du règne, le Musée et la Bibliothèque d’Alexandrie[4]. On a vu plus haut que l’initiative de ces créations si vantées appartient très probablement à Démétrios de Phalère et au premier Ptolémée[5]. Philadelphe n’eut qu’à suivre ou agrandir les projets primitifs. Ce que nous savons du Musée se réduit, en somme, à peu de chose. Les palais royaux, dit Strabon, comprennent aussi le Musée, lequel renferme une promenade, une exèdre et une grande salle dans laquelle a lieu le repas en commun des philologues appartenant au Musée. Il y a aussi pour l’entretien de ce collège des fonds communs et un prêtre préposé au Musée autrefois par les rois et maintenant par César[6]. Les érudits discutent encore sur l’emplacement probable de la construction décrite par Strabon. Il est possible même que cet emplacement ne se retrouve plus sur le sol actuel d’Alexandrie, amoindri par les empiètements de la mer. Le prêtre (ίερεύς) ou président (έπιστάτης)[7] du Musée était-il en même temps, comme on l’a supposé, prêtre de Sérapis et chef de tout le clergé alexandrin (άρχιερεύς Άλεξανδρείας) ; les pensionnaires recevaient-ils tous du Trésor royal un traitement ajouté aux revenus du fonds commun ; étaient-ils partagés en groupes ou confréries distinctes, suivant la nature de leurs occupations[8] ; ces membres du Musée étaient-ils des savants libres de toute fonction obligatoire ou des professeurs officiels ; avaient-ils un certain droit de cooptation, comme celui de présenter des candidats à la nomination royale ; ce sont là autant de questions litigieuses sur lesquelles, faute de textes précis, les débats s’éternisent. On a trop cédé, ce semble, à la tentation de faire du Musée alexandrin un grand établissement scolaire, prototype des Universités occidentales. La fondation royale assurait aux savants le vivre et le couvert, ainsi que des instruments de travail ; ceux qui voulaient enseigner pouvaient ouvrir des cours au dehors, dans des écoles privées. Ce qui est certain, c’est que l’institution survécut même à la dynastie des Lagides, et que les Romains, peu curieux d’érudition pure, ne l’auraient pas conservée si elle n’avait justifié, par ses services, les prévisions de ses fondateurs. Cela ne veut pas dire qu’elle fût admirable de tout point. Il ne suffit pas aux savants d’être libérés des soucis de la vie matérielle ; il faut encore qu’ils soient indépendants. Ceux-ci étaient trop près de la cour et sentaient trop sur eux l’/il du maître. On cite des anecdotes qui, authentiques ou non, montrent assez que les souverains ne savaient pas toujours être délicats avec leurs protégés. Philadelphe humilia un jour le vieux grammairien Sosibios, qui aimait trop les subtilités, en lui prouvant qu’avec des subtilités analogues on pourrait lui retenir son traitement et soutenir qu’on l’avait payé[9]. Quand Zoïle lut à Philadelphe son Anti-Homère, il fut tancé par le roi, qui lui refusa ensuite des secours en disant que, puisque Homère faisait vivre tant de gens depuis l’antiquité, Zoïle devait bien pouvoir se nourrir lui-même[10]. On trouva la leçon méritée, sans aucun doute ; mais le propre de l’intolérance est précisément de se croire toujours au service de la bonne cause. Si Philadelphe avait eu le goût de Zoïle, il eût proscrit Homère. Il est vrai qu’il était généreux à l’occasion. Il avait donné quatre-vingts talents au philosophe Straton, qui avait dirigé son éducation et qui était resté en correspondance avec Arsinoé[11]. Mais ses libéralités mêmes étaient intéressées ; il fallait les mériter, et, l’exemple de Théocrite le prouve, il fermait sa bourse à qui ne savait pas, ou ne savait pas être toujours un parfait courtisan. On risquait même davantage à lui déplaire. Personne sans doute n’oubliait autour de lui qu’il avait frappé Démétrios de Phalère, sans égard pour ses longs services, et fait noyer Sotade[12]. Comme le dit Théocrite, il savait qui l’aimait, et mieux encore qui ne l’aimait pas[13]. Il ne fallait donc pas d’oiseau trop criard, et surtout d’oiseau moqueur, dans la volière des Muses[14]. En fait de sciences, Philadelphe semble n’avoir eu de goût que pour les curiosités zoologiques. Diodore raconte qu’il se plaisait à montrer aux étrangers un serpent monstrueux capturé à son intention. Le goût profita à la science, car les libéralités du roi encourageaient les chasseurs qui, s’enfonçant dans le centre de l’Afrique, exploraient ainsi des régions inconnues[15]. Le roi, qui aimait beaucoup la chasse aux éléphants, récompensait par de grands présents ceux qui allaient à la chasse des animaux les plus forts. Ainsi, ayant dépensé beaucoup d’argent à ce caprice, il rassembla un grand nombre d’éléphants propres à la guerre, et il fit connaître aux Grecs des animaux extraordinaires qu’on n’avait pas encore vus[16]. La pompe décrite par Callixène et dont nous avons parlé plus haut fut une véritable exposition de ces sortes de curiosités. La protection royale n’allait sans doute pas indifféremment à toutes les sciences, mais de préférence à celles qui profitaient des caprices du monarque. Mais l’érudition et la science de la Nature peuvent s’accommoder d’un certain degré de dépendance. Tous les caprices des Ptolémées ne sauraient entrer en balance avec l’avantage que procura aux savants l’immense collection de livres amassée par eux à grands frais. On assure, de source suspecte, il est vrai, qu’à la fin du règne de Ptolémée Soter, Démétrios de Phalère avait déjà réuni 200.000 volumes[17]. Ce premier fonds s’enrichit d’une façon continue, sous les règnes suivants, et par les achats et par l’apport des Alexandrins eux-mêmes, auteurs féconds et polygraphes infatigables. Philadelphe acheta tout d’abord la bibliothèque d’Aristote, qui devait être considérable et qu’il transporta à Alexandrie, avec des livres venus les uns d’Athènes, les autres de Rhodes[18]. A la fin de son règne, il y avait, dit-on, dans la Bibliothèque du Brucheion (Musée) 400.000 volumes mêlés, c’est-à-dire y compris les doubles, ou 90.000, défalcation faite de ceux-ci. De plus, 42.800 volumes moins indispensables — des doubles probablement — avaient été déposés dans le Sérapeum, où s’organisait une seconde Bibliothèque[19]. On sait que Ptolémée Évergète continua avec une sorte de passion la chasse aux livres, surtout aux livres rares[20], et que, l’émulation s’en mêlant, Lagides et Attalides firent de l’accroissement de leurs bibliothèques leur principal souci. C’est ainsi que, en 48 avant J.-C., quand la Bibliothèque du Musée fut brûlée ou endommagée, on veut qu’il y ait eu, tant au Musée qu’au Sérapeum, 700.000 volumes[21]. Il y avait à coup sûr des apocryphes dans le nombre, car le zèle des collectionneurs suscite infailliblement l’industrie des faussaires. Ce zèle aurait dû se tourner aussi du côté des productions intellectuelles des peuples barbares, à commencer par l’Égypte et à continuer par la Phénicie, la Chaldée, l’Iran et l’Inde[22]. Mais la seule traduction d’une langue étrangère en grec dont on entende parler est la célèbre version de la Bible hébraïque par les Septante. On peut tenir pour démontré aujourd’hui que tout ce que la tradition juive[23] racontait du respectueux empressement de Philadelphe et du miraculeux accord des soixante-douze traducteurs travaillant isolément est pure légende[24]. Philadelphe n’y figure que parce que, pour le vulgaire, il était le type du roi bibliophile et savant[25]. Il est probable que la traduction de la Bible ne fut faite ni par ses ordres, ni même de son temps, ni pour la Bibliothèque, mais qu’elle fut l’œuvre spontanée de Juifs alexandrins travaillant pour le grand nombre de leurs coreligionnaires qui ne savaient pas l’hébreu. En ce qui concerne l’Égypte, si les archives de l’époque pharaonique ne furent pas colligées et transcrites, elles durent être interrogées par Manéthon de Sébennytos qui en tira toute une encyclopédie d’antiquités égyptiennes, à peu près au moment où Bérose dévoilait, de son côté, à l’instigation d’Antiochos Ier, les arcanes de la civilisation et de l’histoire chaldéennes. C’est dans l’ombre discrète de la Bibliothèque attenant au Musée que naquit l’érudition proprement dite, la science du passé, sans laquelle les œuvres même du génie périraient inutiles, délaissées et oubliées, comme une flamme qui ne trouve plus d’aliment. Inventaire et critique des textes ; élimination des interpolations et surcharges ; commentaire des passages difficiles ou de sens contesté ; classement des auteurs par genres littéraires ; voilà à quoi ont employé leurs loisirs des générations de bibliothécaires, dont quelques-uns ont légué leur nom à la postérité[26]. La Bibliothèque du Musée était placée sous la direction d’un bibliothécaire en chef, nommé par le roi, qui gardait ses fonctions jusqu’à sa mort. Le premier qui fut investi de cet office parait avoir été Zénodote d’Éphèse, disciple de Philétas et précepteur soit de Philadelphe, soit plutôt des enfants de Philadelphe. Zénodote consacra sa vie à une édition critique des œuvres d’Homère, travail difficile qu’il ne put mener du premier coup à sa perfection et qui fut repris après lui par les plus illustres des philologues alexandrins, Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace. Du chaos des manuscrits, remplis de variantes, de répétitions, de formules soudées à des morceaux détachés, la diorthose de Zénodote fit sortir un Homère classique. A côté de lui, d’autres lettrés entreprenaient des tâches non moins laborieuses. Dès les premières années de son règne, Philadelphe avait fait venir à Alexandrie le poète Alexandre d’Étolie, qui s’était fait une réputation avec ses tragédies, et l’avait chargé de classer dans la Bibliothèque tous les ouvrages appartenant au genre tragique et au genre satyrique. Pour des raisons qui nous échappent, l’Étolien quitta plus tard Alexandrie et alla retrouver Aratos de Soles à la cour d’Antigone Gonatas. Lycophron de Chalcis mit en ordre le département des auteurs comiques et écrivit à ce propos une sorte d’histoire de la comédie. Le successeur de Zénodote dans la fonction de bibliothécaire en chef, Callimaque de Cyrène, dressa un catalogue général en CXX livres de tous les auteurs, classés par genre et sans doute par ordre de mérite. La bibliographie ainsi entendue confine à la critique littéraire proprement dite. Les hommes qui tenaient entre leurs mains la destinée des livres voulurent faire un choix, réserver la meilleure part de leur temps et de leurs soins à une élite d’auteurs mis hors de pair. Ils en vinrent de cette manière à dresser des Canons ou listes fermées dans lesquels prenaient place, à l’exclusion de tous autres, les noms des écrivains les plus distingués en chaque genre. Les travaux de ces savants excitaient partout une émulation féconde. C’est ainsi qu’Aratos de Soles fit pour Antigone Gonatas une recension de l’Odyssée, et que plus tard Euphorion de Chalcis fut préposé par Antiochos III le Grand à la bibliothèque d’Antioche. Nous verrons, dans la série des Ptolémées, des rois cultiver eux-mêmes la philologie, et démontrer par leur exemple que la culture de l’esprit peut très bien s’allier avec une absence complète de sens moral. Entre savants l’émulation ne restait pas toujours pacifique : il y avait parfois rivalité pour la renommée et aussi pour les places. La querelle de Callimaque et d’Apollonios de Rhodes est, dans l’histoire de la littérature alexandrine, l’équivalent d’un chapitre de batailles. Mais le Musée et la Bibliothèque n’étaient, en fin de compte, que des dépendances des palais royaux. Il fallait que les hommes de lettres trouvassent le temps d’être hommes de cour, d’une cour galante, où les femmes donnaient le ton et, des œuvres des Muses, ne voulaient connaître que les histoires d’amour. Comme Philétas au temps de Ptolémée Soter, tous ces grammairiens et philologues s’ingénièrent à tirer des livres, des vieilles légendes compilées par les logographes, de quoi suppléer aux passions qu’ils n’éprouvaient guère. C’est ce jeu laborieux qui a produit la littérature alexandrine, élégie, comédie, tragédie, épopée même[27] ; littérature reconnaissable, jusque dans les imitations faites à Rome, à son caractère artificiel, mélange de joli et de pédantesque, où les noms mythologiques s’incrustent à profusion dans les vers, égarant la pensée dans un dédale d’allusions et de comparaisons sans fin, où l’on trouve prodigués les soupirs, les larmes, les flèches d’amour, enfin, tout l’attirail dont on a fait depuis un si fâcheux abus. L’érotomanie se déchaîne à travers la littérature. Les poètes ne sont occupés qu’à chercher aux amants des modèles poétiques, soit parmi les dieux, soit parmi les amants célèbres, sans compter leurs propres amours, vrais ou fictifs. Encore est-il à regretter que les Muses alexandrines ne se soient pas contentées de se dévêtir. Elles ont prêté leur langage aux aberrations de l’instinct fourvoyé hors nature et épanchant sa sève malsaine dans les Παιδικά. On ne saurait trop flétrir la porrographie alexandrine, qui a pris plaisir à souiller les plus belles légendes nationales. Il n’y eut plus un héros qui n’eût été amoureux de quelque mignon, plus une héroïne qui n’eût été volage et complaisante. La chaste Pénélope elle-même, dont la vertu assiégée par les prétendants était un si bel exemple de fidélité conjugale, devient, sous la plume des Alexandrins, une épouse adultère, qu’Ulysse chasse à son retour ou qui conçoit Pan de ses amours avec tous les prétendants. Il s’est trouvé quelque pédant libidineux pour tourner l’étymologie en obscénité. C’est à Alexandrie surtout que la mythologie grecque a pris cet air de chronique scandaleuse qui a hâté la décrépitude du paganisme et lui a valu, la polémique chrétienne aidant, une si triste renommée[28]. La biographie des grands hommes a été traitée comme la mythologie, et avec plus grand dommage, car il nous est bien difficile aujourd’hui de distinguer la vérité de la fiction. Parmi les poètes alexandrins, il faut mettre à part un homme qui n’eut probablement ni prébende au Musée, ni occupation à la Bibliothèque, et qui, sans être plus naïf qu’il ne convenait à un poète de cour, garda la faculté de sentir et de comprendre la nature. Né vers 315 à Syracuse et élevé à Cos, Théocrite était déjà arrivé à l’âge mûr quand il vint à Alexandrie, vers 273. On ignore à quoi il avait employé sa jeunesse, et on ne sait pas davantage s’il fut appelé en Égypte par Philadelphe ou s’il y alla de lui-même chercher fortune[29]. Peut-être y fut-il attiré par des compatriotes, car il semble bien qu’il y ait eu comme une colonie syracusaine à Alexandrie. Ce sont des Syracusaines, reconnaissables à leur parler dorien, que Théocrite nous montre se hâtant par les rues d’Alexandrie pour voir passer le cortège d’Adonis, et on nous dit que Callimaque avait épousé la fille du Syracusain Euphrate. Quoi qu’il en soit, Théocrite apportait dans le concert poétique mené par les Muses alexandrines une note nouvelle. Il est le créateur du genre bucolique, et, à la différence des élégiaques alexandrins, il n’a pas été surpassé par ses imitateurs. Ses bergers et ses bergères ont fait les délices d’une cour raffinée et parfumée, repue de jouissances, qui, sous des lambris dorés, aimait à rêver de vertes campagnes et de déjeuners rustiques. Mais l’aimable poète ne pouvait pas non plus se dispenser de payer à la majesté royale son tribut de flatteries. Il composa en l’honneur de la reine mère Bérénice une pièce que nous n’avons plus[30]. Nous avons cité plus haut son Éloge de Ptolémée, où il célèbre l’apothéose des parents du souverain et vante ce qu’il y a précisément de moins louable dans la vie de Philadelphe, son mariage avec la seconde Arsinoé, non sans insérer des allusions désobligeantes aux disgraciés. Dans l’idylle intitulée l’Amour de Cynisca[31], Théocrite engage un amoureux froissé et qui veut s’expatrier à prendre du service dans l’armée de Ptolémée, le roi à la main large, le seul maître que puisse servir un homme libre. Les allusions politiques éparses dans ses œuvres en font une mine de renseignements que la critique exploite avec ardeur, faute de filons plus riches. Mais on n’en tire guère que des conjectures instables, et les chercheurs, fouillant au hasard, se contrecarrant à tout propos, s’y livrent à une sorte de guerre souterraine dont l’histoire tire, en somme, peu de profit[32]. En ce qui concerne sa propre personne, Théocrite a été d’une discrétion telle que, comme nous l’avons dit, il est impossible de reconstituer sa biographie. A la façon dont il vante l’opulence du maître et, avec un accent un peu moins convaincu, sa générosité, on voit bien qu’il lui reconnaît la principale vertu d’un protecteur des lettres. Il avait frappé dans sa jeunesse à d’autres portes et éprouvé des mécomptes. C’est probablement avant de quitter pour toujours Syracuse qu’il avait adressé à Hiéron, stratège et futur roi, un placet où il avait mis toute la dose de fierté compatible avec le métier de solliciteur[33]. Il tend la main, mais une main pleine de palmes qu’il décernera à qui saura le comprendre. Ils sont rares, ceux qui en apprécient la valeur. Les Grâces de Théocrite ont frappé pour lui à la porte des riches : elles reviennent à la maison les pieds nus et les mains vides. Qui se soucie encore de la poésie, et surtout des poètes ? Homère suffit à tout le monde, et le meilleur chanteur est celui qui ne coûte rien. Et pourtant ni l’opulence ni la vaillance même ne peuvent rien contre la mort et l’oubli. Les Muses seules décernent l’immortalité. Des souverains comme les Scopades et les Aleuades l’ont compris : ne se trouvera-t-il plus personne pour héberger la muse du poète prêt à payer l’hospitalité d’un si haut prix ? Il serait heureux de mener le chœur des aèdes qui porteraient la gloire d’Hiéron au delà de la mer Scythique et jusqu’aux lieux où la reine Sémiramis a cimenté avec de l’asphalte un large rempart. Cependant le fier solliciteur ne veut plus s’exposer aux affronts : non appelé, je resterai où je suis ; mais j’irai confiant avec mes Muses chez ceux qui m’appelleraient. Mais Hiéron avait d’autres soucis en tête ; les Grâces et les Muses en furent pour leurs sourires. Il lui arriva plus tard de donner mille boisseaux de froment à Archimélos pour une épigramme admirative ; il eut peut-être gratis les compliments de Théocrite, qui s’abstint désormais de prononcer son nom. Théocrite, qui avait son franc parler à certains moments, trouva-t-il toujours légère la chaîne plus ou moins dorée qui l’attachait à la cour d’Alexandrie ? On en peut douter. Il est probable, en tout cas, qu’il évita, en fixant sa résidence habituelle à Cos, un contact trop immédiat et trop prolongé avec son fantasque et trop adulé protecteur. Le poète officiel de la cour d’Alexandrie, sous Philadelphe et Évergète Ier, fut le bibliothécaire Callimaque de Cyrène. C’est à lui que le monarque commandait les hymnes ou cantates destinées à embellir les fêtes religieuses célébrées soit à Alexandrie en l’honneur de Zeus, à l’Éleusis alexandrine en l’honneur de Déméter, à Délos et à Cyrène en l’honneur d’Apollon, à Éphèse en l’honneur d’Artémis[34]. L’industrieux versificateur fournissait même des chants religieux à des villes qui se faisaient tributaires de sa muse : c’est ainsi que, des six hymnes qui nous restent de lui, le cinquième, de mètre élégiaque et de dialecte dorien, le Bain de Pallas, a été composé pour une fête d’Argos. En chantant les dieux, Callimaque n’oublie pas son roi, en qui il retrouve la haute intelligence et la volonté souveraine de Zeus ; il célèbre le nouvel Apollon, fondateur de cités, qui, lui aussi, est né dans une île de l’archipel et a frappé les hordes insolentes des Galates. Mais ce que nous possédons de Callimaque ne nous permet plus de l’apprécier comme poète de cour, au temps de Philadelphe. Le morceau qui caractérise le mieux son talent de flatteur ne nous est connu que par l’imitation ou traduction libre de Catulle et appartient au règne suivant[35]. Sa muse, comme celle de Théocrite, était de courte haleine, et il n’aimait pas ceux qui, comme Apollonios de Rhodes, se croyaient assez de souffle pour emplir une épopée. Il avait horreur des gros livres[36], ce qui ne laisse pas d’étonner chez un bibliothécaire. Les noms de Théocrite et de Callimaque suffisent à marquer les plus hauts sommets de la culture littéraire de l’époque. Nous pouvons laisser dans les ténèbres où elle se complaît la muse sibylline de Lycophron et ne citer que pour applaudir aux succès de découvertes paléographiques récentes le nom d’Hérondas de Cos, qui se trouvait dans le cercle d’attraction de la cour d’Alexandrie[37]. Il nous faut laisser de côté aussi ce qui concerne les arts et l’influence exercée sur eux par la littérature, dont ils sont l’expression plastique. Les artistes deviennent, eux aussi, plus savants et plus maniérés : les sculpteurs rivalisent avec les peintres et, par d’habiles dégradations du relief, font des tableaux sur le marbre[38]. Tout cela ne s’est pas fait en un jour, et le peu que nous savons sur les achats d’œuvres d’art faits par Philadelphe ne nous permet de déterminer ni ses goûts, ni ses rapports avec les artistes. § II. — LA RELIGION. Nous retrouvons des traces très visibles, mais pourtant difficiles à interpréter, de l’activité du monarque dans le domaine de la religion. Nous devons le considérer comme le fondateur du culte dynastique, rattaché par d’habiles soudures aux cultes nationaux. C’est encore un de ces sujets que, faute de renseignements précis, l’érudition a encombré d’hypothèses branlantes et enchevêtrées au point de suggérer l’envie de les balayer toutes à la fois. On entrevoit divers ordres de faits que l’on a peine à maintenir distincts et qui se ramènent à deux catégories : les cultes dynastiques égyptiens et les cultes dynastiques de rite grec[39]. Comme successeurs des Pharaons, les Lagides devaient être acceptés d’emblée comme incarnations des dieux et associés dans chaque temple à la divinité principale. Cette apothéose, qui reconnaissait le roi pour un dieu vivant, lui était décernée par les prêtres, lors de la cérémonie religieuse du sacre, et, même à défaut de cette formalité, elle faisait partie intégrante des titres royaux[40]. Nous ne savons pas si les premiers Lagides ont demandé aux prêtres de Memphis cette investiture et reçu le pschent de leurs mains. Il n’est même pas probable qu’ils l’aient fait[41]. Ils ont dû hésiter avant d’échanger leur droit de conquête contre la reconnaissance de leur filiation divine, proclamée par le clergé national, un clergé dont ils avaient quelque raison de se défier. Il n’est question de proclamation solennelle (άνακλητήρια) et de prise du pschent à Memphis que dans la pierre de Rosette (196), c’est-à-dire, à propos du cinquième Ptolémée. Les rapports de Philadelphe avec le clergé égyptien, ceux du moins que nous connaissons par les documents sacerdotaux, ont eu presque exclusivement pour objet la déification de sa sœur-épouse Arsinoé, sous le vocable de déesse Philadelphe. Nous avons vu précédemment que, en 270 à Mendès, et l’année suivante à Pithom, il avait fait procéder à l’apothéose locale d’Arsinoé. Il avait payé ce service par des subventions et réglé la perception des revenus des temples. La stèle de Mendès parle d’une exemption de la contribution du pain et d’une notable réduction des taxes à acquitter par le nome. Un document hiéroglyphique du Louvre, daté de l’an XX de Philadelphe (266/5), fait mention d’un concile tenu à Saïs, où figuraient les épistates gouverneurs de temples, les prophètes, les pères divins de l’Égypte du nord et de l’Égypte du sud. La vénérable assemblée parait s’être occupée, elle aussi, de la divinité d’Arsinoé et avoir obtenu du Trésor une allocation annuelle de 750,000 outen d’argent[42]. Le système adopté était d’associer partout la déesse Philadelphe aux divinités locales. C’est ainsi qu’elle était la compagne du Bélier sacré à Mendès, de Toum à Héroopolis (Pithom), de Nit à Saïs, de Mout à Thèbes, de Sobkhou à Crocodilopolis (Arsinoé), d’Isis à Philæ, etc. Enfin, la grande dévotion du roi au culte de sa sceur-épouse servit de prétexte à une mesure qui mit la nouvelle divinité hors de pair. En l’an XXII de son règne (264/3), le monarque décida qu’un prélèvement (άπομοΐρα) d’un sixième (έκτη) serait fait sur les revenus que les temples tiraient du produit des vignobles et vergers, et perçu par les fonctionnaires royaux pour être — théoriquement tout au moins — affecté aux frais du culte d’Arsinoé. Les biens du clergé (ίερά γή) étaient exempts de cette taxe ; mais, précisément pour cette raison, les prêtres étaient invités à dresser un inventaire écrit des propriétés dont ils tiraient un revenu à part, indiquant combien de vin ou d’argent ils percevaient annuellement. Les basilicogrammates inventoriaient de même les propriétés particulières soumises à la dîme[43]. De cette façon, le gouvernement mettait la main sur la gestion financière des revenus sacerdotaux, et la soumettait à son contrôle[44]. Il y eut désormais une sorte de budget des cultes, composé des revenus de la terre sacrée, de dîmes fortement entamées par le prélèvement de l’έκτη, et de subventions variables qui mettaient les corporations sacerdotales sous la dépendance du Trésor royal. C’est encore l’apothéose d’Arsinoé. Philadelphe que nous retrouvons sous forme de culte de rite grec institué à Alexandrie. Le scoliaste de Théocrite dit vaguement que Philadelphe éleva un très grand temple à ses parents et à ses sœurs Arsinoé et Philotéra[45]. Pline sait que le temple d’Arsinoé contenait une chapelle dorée où trônait une statue d’Arsinoé en topaze, haute de quatre coudées[46], et que Philadelphe avait fait ériger dans l’enceinte un obélisque de 80 coudées, amené à grands frais des carrières où il avait été taillé au temps de Nectanébo[47]. Il est encore question d’une statue en fer qui devait rester suspendue dans le temple d’Arsinoé entre le sol et une voûte en pierre d’aimant, voûte que l’architecte Timocharès avait commencé à construire, lorsque sa mort et celle de Philadelphe firent abandonner ce projet[48]. Ce qui se dégage de ces légendes, c’est qu’Arsinoé eut un sanctuaire à Alexandrie même, et nous savons par ailleurs qu’un sacerdoce y fut institué pour desservir son culte. Le nom des canéphores d’Arsinoé apparaît accolé à celui des prêtres d’Alexandre dans la datation des contrats : les canéphores, à partir de 267/6 ; les prêtres d’Alexandre, à partir de 265/4[49]. L’institution des canéphores ne peut en tout cas remonter au-delà de la mort d’Arsinoé. La correspondance approximative des dates précitées donne à penser que les deux sacerdoces éponymes furent institués en même temps, en un temps où Philadelphe était tout occupé à organiser le culte dynastique. Il semble n’avoir pas accompli sans tâtonnements cette tâche délicate. Le culte d’Arsinoé Philadelphe rentrait encore dans la catégorie de l’héroïsation ou apothéose posthume, qui n’était elle-même qu’une amplification des honneurs décernés aux morts. On peut supposer qu’après l’avoir établi isolément, à titre de dévotion spéciale, il jugea le moment opportun pour faire passer dans les habitudes grecques la théorie indigène de la divinité des rois vivants. S’associant à sa divine épouse, il se mit avec elle au rang des dieux, comme θεοί Άδελφοί[50]. Il avait osé enfin suivre l’exemple d’Alexandre et l’avait même dépassé, en divinisant non plus seulement la personne du roi, mais le couple royal. A partir de ce moment, la dynastie se perpétue par séries de couples divins, que l’histoire distingue par leurs noms de dieux. La logique exigeait que la série fût complétée rétrospectivement par le couple des dieux Soters. Mais Philadelphe ne paraît pas s’être soucié à ce point de la symétrie. Il ne crut sans doute pas utile ou même possible de faire remonter, par fiction légale, au règne précédent le régime que, au su de tout le monde, il venait d’inaugurer pour les dieux Adelphes[51]. Il se contenta pour son père de l’héroïsation posthume, commémorée par des jeux et par un culte d’œkiste éponyme à Ptolémaïs, laissant à ses successeurs le soin de combler la lacune dans le culte alexandrin, ce qui eut lieu, en effet, sous le règne de Ptolémée IV Philopator. Quant au culte spécial de la déesse Philadelphe, le roi avait d’autres raisons encore que son inconsolable douleur et le fait accompli pour le laisser subsister à part. C’était, nous l’avons vu, au nom, en l’honneur et pour l’éternelle satisfaction de la Philadelphe que le Trésor royal percevait un prélèvement d’un sixième sur les revenus du clergé. Le culte d’Arsinoé se propagea dans toutes les possessions égyptiennes[52], et même en dehors, partout où les Lagides avaient des protégés ou des adulateurs[53]. § III. — LES FINANCES ET LES TRAVAUX PUBLICS. Le règlement des affaires religieuses laisse apercevoir çà et là des préoccupations et des mesures intéressant les finances. L’administration financière dut être le principal souci d’un roi qui tenait à sa réputation de prince opulent entre tous et en tirait bon parti. La découverte d’un document officiel provenant du Fayoum, qui est probablement un exemplaire d’instructions adressées à tous les gouverneurs de provinces, nous met maintenant sous les yeux le mécanisme compliqué de la perception des taxes, avec toutes les précautions prises, dans l’intérêt du fisc et des contribuables, contre les fermiers de l’impôt, la gérance des monopoles, la distinction entre les perceptions en nature et en argent, etc., tout cela réglé jusque dans l’infime détail et surveillé par une série de contrôles superposés[54]. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser ce chef-d’œuvre de la bureaucratie égyptienne, dont la portée dépasse le règne de Philadelphe, car il a dû rester en vigueur par la suite. Il nous a suffi pour le moment d’en noter le trait caractéristique, le prélèvement de l’έκτη en l’honneur de la Philadelphe. L’opulence de Ptolémée Philadelphe étant devenue proverbiale, il était inévitable que la légende se chargeât de grossir l’estimation de ses revenus et du capital accumulé dans son Trésor[55]. Si l’on prenait pour or et argent massif ou même plaqué toutes les dorures étalées dans la procession décrite par Callixène, on arriverait — même en supposant un certain nombre de ces objets prêtés par des particuliers — à des conclusions insoutenables. Appien, après avoir fait, en chiffres précis et formidables, le dénombrement des forces militaires, armée et marine, de l’Égypte au temps des Ptolémées, ajoute que Ptolémée II, roi ingénieux à prendre et généreux à dépenser, n’en a pas moins laissé une épargne de 740.000 talents[56]. Appien écrivait près de quatre siècles après Philadelphe ; mais il était d’Alexandrie, et il prétend avoir consulté les registres royaux. Seulement, il a oublié de dire de quelle façon il a obtenu ce total, et surtout de quels talents il entend parler. C’est là dessus que roule le débat engagé entre ceux qui tiennent pour lé talent d’argent et les partisans du talent de cuivre. La différence entre les deux estimations est énorme, soit que l’on considère le talent de cuivre comme un talent de compte, valant 1/60 du talent d’argent, soit que l’on considère la valeur respective des deux métaux, rapport difficile à fixer et qui, suivant les systèmes, double ou diminue de moitié la valeur précitée du talent d’argent[57]. Sans déprécier les louables efforts de l’érudition, on peut souhaiter qu’elle professe une foi moins aveugle en l’authenticité de cet inventaire. Il importe peu de savoir si l’exagération vient de l’orgueil patriotique de l’Alexandrin Appien, ou si les scribes royaux avaient aligné sur le papier des chiffres de fantaisie. On sent l’hyperbole partout, depuis les 200.000 fantassins et 40.000 cavaliers jusqu’aux 800 thalamèges à la proue et la poupe dorée sur lesquelles s’embarquaient les rois en personne. On s’habitue peu à peu à faire la part de la rhétorique et du progrès réel en suivant les statistiques qui font monter le nombre des villes habitées (πόλεις) à 20.000 sous Amasis[58], plus de 30.000 sous Ptolémée Soter[59], et au chiffre cabalistique de 33.333 sous Philadelphe[60]. Ce qui demeure avéré, à quelque solution que l’on s’arrête, c’est que le règne de Philadelphe marque pour la tradition historique le point culminant de la prospérité et de la puissance de l’Égypte ptolémaïque. Les temps n’étaient pas encore venus où l’argent soutiré au fellah par la machine fiscale irait se perdre au dehors, pour suppléer, dans les négociations diplomatiques, à l’absence de dignité et de courage. Philadelphe refusa, au cours de la première guerre punique, de se faire le banquier des Carthaginois, et n’offrit que ses bons offices pour réconcilier les belligérants, qui, dit-il, étaient également ses amis[61]. C’était faire acte de politique à la fois prudent et économe. Il dut cependant accorder de larges subventions aux villes qui, hors d’Égypte, entraient dans sa clientèle à un titre quelconque, surtout en prenant le nom de sa très chère Arsinoé[62] et il avait soin d’envoyer tous les ans à Délos des cadeaux qui le maintenaient en bonne réputation au centre religieux de son protectorat des Cyclades[63]. A part ces libéralités intéressées, tout ce qui n’était pas absorbé par le luxe de la cour et les dépenses militaires était reversé sur le pays par diverses voies. En fait de travaux publics, Philadelphe, qui n’avait que fort peu de révérence pour la religion nationale et son clergé, fit assez petite la part des constructions et restaurations de temples égyptiens. Ses économies sur ce chapitre contrastent avec les prodigalités de ses successeurs. On ne cite guère de lui que le naos du temple d’Isis à Philæ, la déesse du lieu ayant droit à sa dévotion comme assimilée à Arsinoé[64]. Il occupait ses architectes à la construction du célèbre Phare d’Alexandrie, qui fut classé parmi les merveilles du monde, de l’Arsinoéum et — on peut le supposer, du moins — du Sérapeum d’Alexandrie. Il fit aussi restaurer la clôture de l’Hellénion de Naucratis, et probablement le sanctuaire d’Aphrodite, qui y était inclus[65]. Nous savions par Diodore que Ptolémée II acheva le canal commencé par Nécho, continué par Darius, pour mettre le Nil en communication avec la mer Rouge[66]. La stèle de Pithom nous a appris qu’il s’occupait de cette entreprise dès les premières années de son règne. Une ville du nom d’Arsinoé fut fondée au point où le canal, pourvu d’une écluse de marée, débouchait dans le golfe d’Héroopolis, c’est-à-dire là où sont aujourd’hui les Lacs Amers. Philadelphe se préoccupa aussi d’établir une communication directe, par voie de terre, entre le Nil et la Mer Rouge. Cette voie commerciale, destinée au transit des marchandises de l’Arabie et de l’Inde, traversait le désert entre Koptos sur le Nil et Bérénice sur la mer. Pour parer au manque d’eau, dit Strabon, on y disposa de distance en distance des stations pourvues d’aiguades pour les voyageurs et d’écuries pour les chameaux[67]. Il ajoute que l’idée était éminemment pratique et que Koptos était devenue l’entrepôt général des marchandises expédiées de l’Orient. Les travaux furent exécutés par les troupes, et non par le système traditionnel de la corvée. Mais l’œuvre la plus remarquable, ou en tout cas la plus remarquée, du règne de Philadelphe fut la création d’une nouvelle province, peuplée de colons de race gréco-macédonienne ou hellénisée, des vétérans pour la plupart, dans la dépression occupée de temps immémorial par le lac Mœris et par un petit nombre de villages égyptiens, dont le principal était la ville de Crocodilopolis[68]. Des travaux de dessèchement rendirent disponibles des terres extrêmement fertiles, où les nouveaux habitants implantèrent la culture de la vigne et de l’olivier. Cette province (le Fayoum actuel), sorte d’oasis grecque en terre égyptienne, ne paraît pas avoir porté tout d’abord le nom de nome Arsinoïte[69], qui devint plus tard son nom usuel. Elle se remplit de bourgades portant des noms dynastiques, Lagis, Bérénikis, Ptolémaïs, Philadelphie, Philotéris. Le nom de Samarie trahit l’origine juive des habitants du lieu. Crocodilopolis est souvent désignée, comme centre du nome Arsinoïte, par le nom d’Arsinoé. Arsinoé ! Ce nom plane comme une obsession sur tout le règne, si bien que la personnalité du roi finit par s’absorber en quelque sorte dans celle de sa sœur, et que l’histoire, en lui imposant le nom de Philadelphe, interprété à contresens, a fait de lui la doublure de sa divine moitié. Ce fut la dernière usurpation — usurpation posthume — de cette altière et antipathique reine, que le successeur de Philadelphe continua à appeler officiellement sa mère. |
[1] Théocrite, XVII, 53-57 : έπιστάμενος δόρυ πάλλειν (v. 103) — πατρί έοικώς (v. 63), etc. Horos, l’adolescent vaillant, dans le protocole égyptien.
[2] Callimaque, In Jov., 87 sqq.
[3] Sur Bilistiché ou Bélestiché, voyez ci-dessus, chapitre précédent. Athénée mentionne, en outre, d’après Πτολεμαΐος ό τοΰ Άγησάρχου (X, p. 425 e), ό εύεργέτης Πτολεμαΐος (XIII, p. 576 e), et Polybe (ibid. f.), plusieurs favorites : Didyme, une jolie Égyptienne ; Agathocléia ; Stratonice, qui eut un superbe mausolée à Éleusis près Alexandrie ; Myrtion, mime de bas étage ; Mnésis, joueuse de flûte, ainsi que Potheine ; Kleino, l’Hébé du harem, dont les statues μονοχίτωνες portaient la corne d’abondance ; καί άλλας δέ πλείστας, Philadelphe étant έπιρρεπέστερος πρός άφροδίσια. On citait, comme les plus belles maisons d’Alexandrie, celles de Myrtion, de Mnésis et de Potheine. On a retrouvé à Délos mention de χοΐδια άργυρά δύο consacrés par Kleino (BCH., VI [1882], p. 117).
[4] On a beaucoup écrit sur ces sujets, c’est-à-dire entassé beaucoup d’hypothèses pour suppléer à l’absence de renseignements précis. Io. Fr. Gronovii, De Museo Alexandrine Exercitt. Acad. (Thes. A. Gr., VIII, p. 2741-2760). L. Neocori [Küster], De Museo Alexandrine diatribe (ibid., p. 2767-2718). G. Parthey, Das Alexandrinische Museum, Berlin, 1838. A. J. Letronne, recension du libre de Parthey (Journ. d. Savants, 1838 = Œuvres choisies, I, p. 365-377). G. H. Klippel, Ueber das Alexandrinische Museum, Gœttingen, 1838. Beckmann, Primordia Musei Alexandrini, Helsingf., 1840. Weniger, Das Alexandrinische Museum, Berlin, 1875. A. Couat, Le Musée d’Alexandrie sous les premiers Ptolémées (Ann. Fac. Bordeaux, I [1879], pp. 16-28). Sur la Bibliothèque : Bonamy, dans les Mém. de l’Acad. d. Inscr., IX [1731], p. 397-415. D. Beck, Specimen historiæ bibliothecarum Alexandrinarum, Lips., 1779. G. Dedel, Historia critica bibliothecæ Alexandrinæ, Lugd. Batav., 1823. Fr. Ritschl, Die Alexandrinischen Bibliotheken unter den ersten Ptolemäern, Breslau, 1838. Coroll. dies. de Bibl. Alex., Bonn, 1840 (= Opusc. Philol., I, p. 1 sqq.). E. Chastel, Les destinées de la Bibliothèque d’Alexandrie (Rev. Histor., I [1876], p. 484-496). V. Nourrisson, La Bibliothèque des Ptolémées (Rivist. Egiziana), Alexandrie, 1893. Sans compter tout ce qui vise le sujet dans les histoires de la littérature alexandrine et les études sur les bibliothécaires, comme celles de Seemann, De primix sex Bibliothecæ Alexandrinæ custodibus, Progr. Essen, 1859. W. Busch, De bibliothecariis Alexandrinis qui feruntur, Rostock, 1884. Voyez l’article récent (1897) de C. Dziatzko, Bibliotheken, dans la R.-E. de Pauly-Wissowa, III, p. 405-424.
[5] Dans les documents apocryphes de Pseudo-Aristeas (ap. Eusèbe, Præp. Ev., VIII, 2-5), c’est toujours Démétrios de Phalère qui crée la Bibliothèque, mais sous Philadelphe.
[6] Strabon, XVII, p. 793. Cf. Vitruve, VI, 3.
[7] CIG., 5900. Dittenberger, 169 = Michel, 1154.
[8] Photius (cod. 190) parle d’un classement par lettres de l’alphabet, dont chacune représentait ce que nous appellerions un fauteuil académique. Ainsi, Ératosthène était classé à l’A, et Apollonios de Perge à l’E. On a cru aussi qu’il n’y avait que six membres émargeant au budget, parce que, dans l’anecdote rapportée par Athénée (XI, p. 494 a), Philadelphe se fait présenter une liste sur laquelle figurent six noms.
[9] Athénée, loc. cit.
[10] Vitruve, VII, Præf., 8. Cf. le mot que Théocrite prête aux riches inhospitaliers pour les poètes : άλις πάντεσσιν Όμηρος (XVI, 20).
[11] Diogène Laërte, V, §§ 58-60.
[12] En général, les princes (sauf Ptolémée Soter), vengeaient cruellement leurs propres injures. Magas faillit mettre à mort Philémon. Daphidas fut, dit-on, mis en croix pour avoir rappelé l’origine obscure des rois de Pergame (Strabon, XIV, p. 647). Philippe V de Macédoine fit empoisonner à sa table le comique Épicrate et le tragique Callias (Anthol. Palat., XI, 12), et il se promettait de pendre le poète Alcée de Messène qui s’était moqué de lui après Cynocéphales (Plutarque, Flamininus, 9. Cf. Anthol. Pal., VII, 247).
[13] Théocrite, XIV, 61 sqq.
[14] Timon le Sillographe, contemporain de Philadelphe, se moquait des savants du Musée, qu’il comparait à des oiseaux de parade mie en cage. On nourrit en la populeuse Égypte quantité de gratte-papiers qui se chamaillent sans fin dans la volière des Muses (Athénée, I, p. 22 d).
[15] Explorateurs sous Philadelphe : Satyros, chasseur d’éléphants et fondateur de Philotéra sur la mer Rouge (Strabon, XVI, p. 769) ; Eumède, autre chasseur, fondateur de Ptolémaïs Épithéras (ibid., p. 770) ; l’amiral Timosthène de Rhodes, auteur d’ouvrages sur les ports et les îles (Strabon, II, p. 92) ; peut-être Dalion, primus ultra Meroen subvectus (Pline, VI, § 183) ; Pythagore, Ptolemæi regia præfectus (Pline, XXXVII, § 24) ; Dionysios, a Philadelphus missus, qui rapporta d’une ambassade dans l’Inde des renseignements sur la population (Pline, VI, § 58) ; Ariston, envoyé pour explorer les côtes d’Arabie (Diodore, III, 42).
[16] Diodore, III, 35-36. C’est peut-être à lui, et non à Ptolémée Soter, comme le dit Lucien (Prometh., 4), qu’il faut rapporter l’exhibition du chameau et de l’homme au visage noir et blanc. Cf. l’éléphant apprivoisé et très vieux (Ælien, H. Anim., IX, 58). On ne sait s’il s’intéressait aux mathématiques ; mais c’est sur ses monnaies, vers 266, qu’apparaît pour la première fois la numération alphabétique décimale, destinée à supplanter les autres modes (P. Tannery, in Rev. Archéol., XX [1892], p. 59. Cf. J. N. Svoronos, Rev. Belge de Num., 1901, p. 406-407. Περιγραφή τών νομισμάτων τών Πτολεμαίων [Athènes, 1903], p. 97).
[17] Joseph., A. J., XII, 2,1. Aristeas ap. Eusèbe, Pr. Ev., VIII, 2. Zonaras, IV, 16.
[18] Athénée, I, p. 3 b. Une autre tradition (Strabon, XIII, p. 609. Diogène Laërte, V, § 32) veut, au contraire, que la bibliothèque d’Aristote — accrue de celle de Théophraste — soit restée en la possession des descendants de Néleus, qui l’auraient cachée pour la soustraire aux recherches des rois de Pergame et finalement vendue à Apellikon de Téos, qui la laissa comme butin aux mains de Sylla, lequel l’apporta à Rome. Le moyen de tout concilier, si l’on y tient, c’est d’admettre que Philadelphe fit faire des copies.
[19] Schol. Plaute ap. Ritschl et Parthey (op. cit.). Tite-Live (ap. Sénèque, Trang. an., 9) parlait de 400.000 volumes, non au temps de Philadelphe ou d’Évergète, mais en 48 (quadringenta millia librorum Alexandriæ arserunt).
[20] Cf. l’exemplaire des tragiques acheté 15 talents (Galen., t. V, p. 111 Basil.).
[21] Gell., VII [VI], 17. Ammien Marc., XXII, i6, 13. Voir ci-après, au chapitre XV (tome II), les doutes sérieux qu’inspire la tradition, en ce qui concerne l’incendie de la Bibliothèque durant la « guerre alexandrine s. On a contesté, à ce propos (Bonamy, Letronne), que la grande Bibliothèque, dite du Brucheion, fût dans le Musée ou attenant au Musée. Les chiffres sont encore plus sujets à caution, et je les trouve, pour ma part, invraisemblables. Hyperbole ou lapsus calami, il est si facile de transformer quadraginta en quadringenta, et septuaginta en septingenta ; en langage moderne, d’ajouter un zéro !
[22] Le Ps.-Aristeas (ap. Eusèbe, loc. cit.) prête à Philadelphe le désir de rassembler tous les livres qui sont dans l’univers.
[23] Voyez la correspondance fabriquée par le Ps.-Aristeas (Eusèbe, VIII, 2-5. Joseph., A. Jud., XII, 2).
[24] Voltaire (Dict. Phil., s. v. Aristée) n’avait pas attendu les travaux de la critique moderne pour traiter comme il convient ces fables ineptes, que Renan (Hist. du peuple d’Israël, IV, p. 221-237) appelle une niaise histoire.
[25] On finit par s’imaginer que Philadelphe lui-même avait beaucoup écrit : Philadelphus litteralissimus, qui plurimos græcos libros scripsit (Ampelius, Lib. mem., 25). Ampelius l’a probablement confondu avec Philopator et Évergète II. Je ne crois pas qu’on puisse attribuer à Philadelphe une épigramme Πτολεμαίου où il est question des mérites comparés d’Aratos, Hégésianax et Hermippos (Anthol. Palat., Append., 70).
[26] Von Willamowitz (Die Textgeschichte der griechischen Lyriker, in Abh. d. Gœtting. Akad., IV, 3, Phil.-Histor. Classe [1900], pp. 1-121) ne loue pas sans réserves les éditions alexandrines des lyriques. Il leur reproche notamment (p. 41) d’en avoir supprimé la notation musicale. Pour tout ce qui concerne la littérature alexandrine, je renvoie le lecteur aux ouvrages indiqués ci-après.
[27] Cf. A. Couat, La poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, Paris, 1882. L’ouvrage de Fr. Susemihl, Gesch. der griech. Litteratur in der Alexandrinerzeit, 2 vol. Leipzig, 1891-1892, est devenu classique. Depuis a paru la 3e édition (1898) de la Gesch. d. gr. Litt. de W. Christ (Alexandrinische Zeitalter, pp. 491-613), et, dans l’Hist. de la Litt. grecque par A. et M. Croiset, la Période alexandrine, par Alfred Croiset (tome V [Paris, 1899], pp. 1-314).
[28] La mode s’attaque même aux déesses vierges. Les Alexandrins sont fort capables d’avoir inventé, pour plaire à Philadelphe, la légende que répétaient plus tard les chrétiens : quod Apollo sororem suam Dianam ante aram in Delo violaverit (Ruinart, Acta sincera, p. 357). Les chrétiens ont continué leur œuvre. Lactance (Inst. Div., I, 17) déploie une habileté de procureur pour démontrer que Minerve a été rendue mère par Vulcain, et que Diane avait pour amant Virbius. Ne illæ quidem virgines illibatam castitatem servare potuerunt. S. Ambroise (De Virginib., III, 2) assure que Diane est venatrix non ferarum, sed libidinum. Plus de virginité dans le paganisme ! La théologie égyptienne, avec ses incestes symboliques allant jusqu’à la bestialité, fournissait d’excellents modèles, et les cultes asiatiques ajoutaient à la matière exploitable. Un sujet traité avec prédilection, c’est l’histoire d’Attis mutilé, excitant délicieusement la pitié des deux sexes et fournissant à la poésie un mètre nouveau, le galliambe. La poésie et l’art s’exerçaient aussi sur les hermaphrodites. Tirésias, changeant sept fois de sexe (Eustathe, Ad Odyss., p. 1665), était évidemment un sujet exquis ; mais le préféré était Adonis (Ptolem. Chenn., p. 33 Roulez). Le contact de la religion zoolatrique de l’Égypte dut contribuer à susciter aussi la fastidieuse littérature des Άλλοιώσεις et Μεταμορφώσεις, à laquelle appartient déjà la Chevelure de Bérénice, amorce d’une infinité de Καταστερισμοί.
[29] La biographie de Théocrite était déjà assez mal connue dans l’antiquité. Le scoliaste (ad Idyll. XVII) signale l’anachronisme commis par un certain Munatius (?), qui faisait de Théocrite le contemporain de Ptolémée IV Philopator. En revanche, un autre assure qu’il fleurit au temps de Ptolémée fils de Lagos (Prolegg. I Dübner).
[30] Athénée, VII, p. 284 a. A moins que ce ne soit de Bérénice fille de Philadelphe (Gercke), ou de Bérénice fille de Magas (Legrand).
[31] Théocrite, Idyll. XIV.
[32] En tout cas, le profit est hors de proportion avec la fatigue et la perte de temps qu’impose la lecture de tant de dissertations qui se réfutent mutuellement. L’hypothèse confirmée de la mort d’Arsinoé II en 271/0 rend caduques toutes les combinaisons fondées sur de prétendues allusions à Arsinoé vivante après cette date. Le livre de Ph.-E. Legrand, Étude sur Théocrite, Paris, t898, où sont discutées toutes les thèses édifiées sur les divers postulats, me dispense d’insérer ici l’encombrante bibliographie du sujet, et même celle, non moins abondante (voyez Ehrlich), des études historiques fondées sur l’exégèse de Callimaque. De ces deux jumeaux littéraires, l’un est toujours invoqué à propos de l’autre.
[33] Théocrite, Idyll. XVI. La pièce est intitulée Χάριτες ή Ίέρων.
[34] Ces cantates devaient être exécutées par des théores égyptiens. Quant aux lieux indiqués, il va sans dire qu’ils sont problématiques. Voyez la discussion de ces hypothèses et de bien d’autres, dans B. Ehrlich, De Callimachi hymnis (op. supra cit., p. 160, 4).
[35] Il a encore vanté Bérénice comme quatrième Grâce, sans laquelle les Charites elles-mêmes ne seraient plus les Charites (Anthol. Palat., V, 146).
[36] Callimaque, fr. 359.
[37] L’édition princeps des Mimiambes d’Hérondas ou Hérodas, par F.-G. Kenyon, est de 1891. Hérondas appartient au règne d’Évergète ; son βασιλεύς χοηστός est du temps où existe un θεών άδελφών τέμενος (I, 30).
[38] Cf. M. Collignon, Le bas-relief pittoresque dans l’art alexandrin (C.-R. Acad. Inscr., 25 oct. 1894). E. Courbaud, Le bas-relief romain, Paris, 1899.
[39] Lepsius, Ueber einige Ergebnisse der ægyptischen Denkmäler far die Kenntniss der Ptolemäergeschichte (Abhandl. d. Berlin. Akad., 1852, p. 455-506), distingue quatre cultes dynastiques sous les Ptolémées, fondés dans l’ordre suivant : 1° le culte d’Alexandrie, datant d’Alexandre le Grand ; 2° le culte de Ptolémaïs, en l’honneur de Ptolémée Soter ; 3° le culte de Thèbes, en l’honneur des Adelphes associés à Amonrasonther ; 4° le culte de Memphis, qui commence aux Évergètes associés à Phtah. Cf. A. Bouché-Leclercq, Le culte dynastique en Égypte sous les Lagides (Leçons d’Hist. grecque, Paris, 1900, p. 319-352).
[40] Dans le décret de 311, le jeune Alexandre IV, qui ne mit jamais le pied en Égypte, n’en est pas moins affublé de tous les titres du protocole, la joie du cœur d’Amon, choisi par Râ, fils de Râ, etc.
[41] Cela me parait moins vraisemblable qu’à M. L. Strack. En tout cas, les Ptolémées aimaient à se dire Macédoniens en Grèce (Pausanias, X, 7, 8. Cf. VI, 3, 1). Ils avaient comme honte de leur royauté accoutrée et divinisée à l’égyptienne, et ils faisaient courir aux Jeux panhelléniques pour affirmer leur qualité d’Hellènes.
[42] E. Révillout, Notes historiques sur les Ptolémées (Revue Égyptol., I, [1880], p. 183-187). Le budget des cultes sous Ptolémée Philadelphe (ibid., III [1883], p. 105-114). Les prêtres de Saïs dirent devant Sa Majesté : Le roi notre maître a fait resplendir l’image de la reine, germe des deux pays, Arsinoé sa sœur. Ce document a été cité plus haut. La subvention est enregistrée en l’an XXI dans la stèle de Pithom (lig. 27).
[43] B. P. Grenfell et J. P. Mahaffy, The Revenue Laws of Ptolemy Philadelphus (Oxford, 1896), col. 37. La έκτη ou άπομοΐρα Φιλαδελφω est visée en cinq ou six passages. Voyez la bibliographie des documents antérieurement connus concernant l’άπομοΐρα, dressée par Grenfell (ibid., p. 119-121). Immunité de la ίερά γή (col. 36) ; cf. Genèse, 47, 26 (in universa terra Ægypti regibus quinta pars solvitur, absque terra sacerdotali, quæ libera ab hac conditione fuit).
[44] C’était là un régime restauré plutôt que nouveau. La biographie d’un gouverneur de Thèbes (Ph. Virey, Le Tombeau de Rekhmara, Paris, 1889. P. E. Newberry, The Life of Rekhmara, Westminster, 1900), montre que les fonctionnaires royaux surveillaient la gestion des biens sacerdotaux sous les Pharaons. Il se pourrait que l’exemple de Philadelphe dit encouragé son vassal Ergamène, roi de Méroé, à secouer le joug de son clergé, dont l’intolérance est connue par la Stèle de l’excommunication, retrouvée à Napata par Mariette. Cf. F. Lenormant, Hist. anc. de l’Orient, II [1882], p. 397.
[45] Schol. Théocrite, XVII, 121. C’est du temple d’Arsinoé Aphrodite que parle la Gyllis d’Hérondas (I, 26). Autres Άρσινόεια : de Callicrate à Arsinoé-Aphrodite ou Cypris ou Zéphyritis (Catulle, LXVI, 54-57), sur le promontoire Zéphyrion (Strabon, XVII, p. 800. Posidipp. ap. Athénée, VII, p. 318 d. Cf. XI, p. 497 d. Steph. Byz., s. v. Ζεφύριον) ; à Memphis (Brugsch, Thes. inscr. æg., V, p. 892 sqq.), et ailleurs.
[46] Pline, XXXVII, § 108.
[47] Pline, XXXVI, § 68.
[48] Pline, XXXIV, § 148. Ausone, Mosell., 312-315. Timochares, var. Timocrates, Dinochares, Dinocrates. Les bons contes se répètent : celui-ci a eu plusieurs éditions (Rufin., H. Eccl., II, 23. Ampelius, Memor., 8. Claudien, Idyll., V, 23-39. Cassiodore, Var., I, 45, 10. Tollius ad Ausone, loc. cit.) en divers lieux, avant de s’attacher au tombeau de Mahomet.
[49] Voyez les références et les listes sacerdotales dans E. Beurlier, De divinis honoribus quos acceperunt Alexander et successores ejus, Paris, 1890. Cf. J. Kærst, Die Begründung des Alexander- und Ptolemäerkultes in Ægypten (Rh. Mus., XXVI [1897], p. 42-68).
[50] On sait depuis peu, par la Stèle de Pithom, lig. 21, que le titre de θεοί Άδελφοί apparaît dès 270/69. On le rencontre encore, dix ans plus tard, dans les Revenue Laws, où on lit : (όμνύω) βασιλέα Πτολεμαΐον καί βασιλισσαν Άρσινόην, θεούς άδελφούς (lig. 187). Cf. les Petrie Papyri (I, LXIII, 2), à la date de 237.
[51] Il y a peu de questions aussi embrouillées que celle-ci par des inductions hâtives, tirées de ce que le nom de Soter n’apparaît pas sur les monnaies avant l’an 261/0. Là-dessus, on suppose que, à cette date, la divinité du Σωτήρ fut officiellement reconnue et décrétée, sur l’initiative de Philadelphe en l’an XXV du règne, par quelque synode du clergé égyptien. On ne voit pas trop ce que vient faire ici le clergé égyptien (cf. Strack, p. 128). Le titre de Soter, d’origine grecque, est bien antérieur, et les Grecs l’employaient comme un équivalent atténué de θεός, non sous la forme θεός Σωτήρ. C’est bien Philadelphe qui a divinisé ses parents, mais dès leur mort, par héroïsation à la mode grecque, sans en faire les θεοί Σωτήρες ; qu’ils seront plus tard, sous Philopator, par restitution rétrospective de la qualité de dieux reconnus tels de leur vivant. C’est lui aussi, sans intervention du clergé égyptien, qui associe au culte d’Alexandre celui des dieux Adelphes. Nous n’avons pas le décret inaugural, mais nous savons comment s’y prit son imitateur Antiochos II, qui importa ce système quelques années plus tard en Syrie.
[52] En Égypte, temple Βερενίκης καί Άφροδίτης Άρσινόης au Fayoum (Fl. Petrie, Papyri, I, XXI, 7). Le nome Arsinoïte (Fayoum) était pour ainsi dire voué tout entier au culte d’Arsinoé. Dédicaces à Arsinoé Philadelphe provenant d’Alexandrie (Strack, nn. 24. 27), de la Thébaïde (n. 26), sur un vase égyptien (n. 25). A Cypre (Amathonte), Άρσινόης Φιλαδέλφου (Strack, n. 22) ; à Kition, canéphore éponyme d’Arsinoé Philadelphe (CISemit., I, 93). La restitution θεών Φιλαδέλων dans des inscriptions cypriotes (Strack, nn. 46-47) est plus que suspecte. De même, à Cyrène (Strack, n. 28), la restitution θεά[ν Φιλάδελφον] est possible, mais [θεών Σωτήρων] impossible sous Philadelphe.
[53] Cf. les dédicaces épigraphiques, réunies par Strack (nn. 20. 22 a. 23), en l’honneur Άρσινόης Φιλαδέλφου ou θεάς Φιλαδέλφου (Amorgos, Théra, Méthymne). Les dédicaces de Callicrate à Olympie (Strack, n. 17), qui ne portent pas trace d’apothéose, sont antérieures à 270.
[54] C’est le document connu sous le nom de Revenue Laws, un rouleau de papyrus de 13 m. 40 de longueur, comprenant 107 colonnes de texte grec, acheté au Caire par Fl. Petrie en 1894, complété par quelques fragments acquis par Grenfell en 1895, traduit et commenté par Grenfell, avec une Introduction (p. XVII-LV) de Mahaffy. Ce règlement est de l’an XXVII de Philadelphe (259/8 a. C.).
[55] Sujet traité par Niebuhr, Böckh, Letronne, G. Lumbroso, et en dernier lieu par F. Rühl, Der Schatz des Plolemaios II Philadelphos (Jahrbb. f. kl. Philol., CXIX [1879], p. 621-628), et J. G. Droysen, Zum Finanzwesen der Ptolemäer (SB. d. Berlin. Akad., 1882 = Kl. Schriflen, II, p. 275-305). Le débat portant sur la valeur des unités monétaires données par les textes, il faut aussi renvoyer aux nombreux articles de E. Révillout, cités par son contradicteur P. Grenfell dans les Revenue Laws (Append. III, The silver and copper coinage of the Ptolemies, p. 193-240), et les Tebtunis Papyri (Append. II, The ratio of silver and copper under the Ptolemies, pp. 580-603).
[56] Appien, Proœm., 10.
[57] Böckh supposait qu’Appien avait additionné les recettes des trente-huit années de Philadelphe sans tenir compte des dépenses, les recettes étant évaluées, d’après saint Jérôme (In Dan., XI, 5), à 14.800 talents d’argents et 1.500.000 artabes de blé. Böckh estimait le blé à 500 talents et ajoutait 4.170 talents pour le produit des dépendances de l’Égypte. Appien a voulu dire que ces sommes avaient passé par les caisses du Trésor. Droysen pense qu’Appien a simplement compté les revenus en argent de 301 à 247, en multipliant par 50 le chiffre qui se retrouve dans saint Jérôme. Mais il est évident qu’Appien parle de l’argent accumulé dans le Trésor, et il est impossible d’admettre qu’une masse métallique d’environ trois milliards de francs ait été ainsi retirée de la circulation. Il ne reste plus, si l’on ne veut récuser Appien, qu’à évaluer en talents de cuivre, qui donnent la somme modeste de 12.333 talents d’argent, au rapport de 1:60 entre la valeur de l’argent et celle du cuivre. C’est l’opinion de Letronne, adoptée par Lumbroso, Hultsch, Rühl, et celle qui me parait la plus raisonnable. Avoir en caisse une avance de près d’une année de revenu est une situation que nos budgets modernes ne connaissent plus. Le rapport de 1:120, préconisé par E. Révillout, donnerait une somme d’argent moitié moindre ; et le rapport 1:20 ½ ou 35, constaté au siècle suivant par P. Grenfell, une somme de deux à trois fois plus forte.
[58] Hérodote, II, 117. Hérodote ne garantit pas cet on-dit (λέγεται).
[59] Diodore, I, 31.
[60] Théocrite, XVII, 82. Les scoliastes se contentent d’embrouiller le compte.
[61] Appien, Syr., 1.
[62] Il est impossible de dater la fondation des villes portant le nom d’Arsinoé. Cf. les quinze numéros de l’art. Arsinoe dans la R.-E. de Pauly-Wissowa. Strabon donne comme fondées par Philadelphe Arsinoé (Conopa) en Étolie (X, p. 460), et Arsinoé (Patara) en Lycie (XIV, p. 666). Arsinoé fut encore éponyme d’Éphèse (XIV, p. 640. Steph. Byz., s. v. Έφεσος), mais au temps où elle était femme de Lysimaque. L’Arsinoé έν Πελοπονήσω (IGIns., III, 466), probablement Méthane, n’est connue que sous Philopator, vers 209, et peut avoir eu pour éponyme Arsinoé Philopator. Les hommages rendus à Arsinoé Philadelphe correspondent à des sollicitations ou des remerciements. A l’Amphiaraeion d’Oropos, statues associées du couple royal έπί τής βάσεως τών είκόν[ων τοΰ βα]σιλέως Πτολεμαίου καί τής βασιλ[ίσσης Άρσινόης], et décret des Oropiens en l’honneur de Phormion de Byzance, φίλος τοΰ βασιλέως Πτολεμαίου (IGSept., I, 297-298). Les Athéniens, qui érigèrent devant l’Odéon les statues des rois d’Égypte (Pausanias, I, 8, 6) et introduisirent chez eux le culte de Sérapis (I, 18, 4), ne furent sans doute pas oubliés ; mais je crois qu’il faut ajourner au temps où Athènes libre n’avait plus à compter avec les Macédoniens la construction du Ptolémæon. Statue d’Arsinoé sur l’Hélicon (Pausanias, IX, 31, 1).
[63] Sur ses dons et les phiales φιλαδελφειοι, cf. Homolle, in BCH., VI [1882], p. 159.
[64] On lui attribue aussi la construction d’un Iseum à Habt, dans le Delta, non loin de Sebennytos. Ce temple était béti en granit de Syène.
[65] Cf. Fl. Petrie, Naukratis, I, p. 26 sqq.
[66] Diodore, I, 33. On croyait déjà à la surélévation des eaux de la mer Rouge. Strabon (XVII, p. 804) dit que Darius n’osa pas achever le canal, de peur d’amener la submersion de l’Égypte. Pline (VI, § 166) estime que le sol de l’Égypte est à trois coudées au-dessous du niveau de la mer. Le canal s’appelait ποταμός Πτολεμαϊκός (Diodore, loc. cit.) — amnem qui Arsinœn præfluit Ptolemæum appellavit (Pline, VI, § 167).
[67] Strabon, XVII, p. 815.
[68] Flinders Petrie a découvert en 1888 à Hawara le cimetière des crocodiles sacrés, incarnation du dieu Sobk, et c’est des momies de crocodiles qu’ont été extraits The Tebtunis Papyri, Part. I, éd. by B. P. Grenfell, A. S. Hunt und J. G. Smyly, London, 1902, XIX-674 pp., 8°.
[69] Strabon, XVII, p. 789 sqq. On s’est ingénié jusqu’ici à expliquer comme quoi, les reines d’Égypte étant propriétaires des pêcheries du lac Mœris (Diodore, I, 52), Arsinoé avait dû faire abandon de ce revenu et être considérée comme l’œkiste éponyme des nouveaux établissements. Mais la colonisation parait avoir été réalisée à la fin du règne, longtemps après la mort d’Arsinoé, et les documents officiels du temps de Philadelphe désignent le nome par son ancien nom : le nome du Lac (Λίμνη in Revenue Papyrus, col. 31. 69. 71. 12). C’est principalement sous Évergète que le nome se peupla de colons de toute origine, à la suite de l’expédition d’Orient. Dès le temps de Philadelphe, on y rencontre une dédicace à l’Agdistis phrygienne (BCH., XX [1896], p. 398). Villages du nom de Ptolémaïs Évergétis et de Philopator, mentionnés dans des papyrus récemment publiés (Archiv f. Papyrusforschung, II, 1 [1902], p. 81 et 146).