HISTOIRE DES LAGIDES

TOME PREMIER — LES CINQ PREMIERS PTOLÉMÉES (323-181 avant J.-C.)

 

CHAPITRE IV. — LE GOUVERNEMENT DE PTOLÉMÉE Ier SOTER.

 

 

L’histoire, qui juge les hommes par leurs œuvres[1] et se montre assez dédaigneuse pour les intentions non réalisées, doit classer le fondateur de la dynastie des Lagides parmi les hommes les mieux doués de sa génération. Il ne sut pas seulement commander ; il sut gouverner et accommoder son régime politique aux habitudes des peuples, ou plutôt des races groupées sous son sceptre. Il n’a pas cherché à imposer au peuple égyptien les habitudes d’esprit ou les coutumes grecques. Ce peuple avait pris, au cours des siècles, son assiette naturelle et son allure définitive. Ptolémée jugea que le mieux était de le laisser vivre comme par le passé. Ce fut la règle constante observée par la dynastie, qui, sur ce point tout au moins, conserva fidèlement l’esprit large et tolérant de son fondateur.

 

§ I. LA POLITIQUE RELIGIEUSE DE PTOLÉMÉE.

Les Égyptiens, comme les Juifs, n’ayant d’idées que sons forme de croyances religieuses, c’est du côté des cultes nationaux et des prêtres que Ptolémée dut tourner tout d’abord son attention[2]. La tolérance n’était pas difficile à un Hellène ou Macédonien ; elle l’était moins que jamais au temps d’Alexandre. Le conquérant avait lui-même indiqué à ses successeurs la politique à suivre en recherchant l’investiture religieuse à laquelle les divers peuples attachaient la souveraineté légitime.

Mais il ne suffit pas d’offrir la paix aux religions ; il faut encore qu’elles l’acceptent, et l’entente ne va pas sans difficulté quand elles sont représentées par des corporations ou des castes sacerdotales. Se montrer prévenant pour les prêtres égyptiens était le meilleur moyen de perdre à leurs yeux ce caractère impur qu’ils attribuaient à tous les étrangers, et surtout aux Hellènes[3]. Ptolémée n’avait pas besoin de posséder à fond l’histoire de l’Égypte pharaonique pour savoir que l’inimitié des prêtres avait toujours été fatale même aux rois de race indigène. A plus forte raison, un maître étranger était-il tenu de s’accommoder à tout prix avec ces pasteurs du peuple. Il faut dire que cette conquête morale était singulièrement facilitée par les souvenirs récents de la domination des Perses. Les prêtres s’estimaient heureux de n’avoir plus à redouter les fureurs d’un Cambyze ou les vengeances d’un Ochos. Ptolémée s’était hâté de leur donner des preuves de ses bonnes intentions. Diodore raconte qu’au moment où il prit possession de l’Égypte comme satrape, il prêta cinquante talents pour subvenir aux frais des funérailles d’un Apis[4]. Il eut sans doute le bon goût de ne pas se faire rembourser, et d’inaugurer par là ses relations avec le clergé. Une inscription hiéroglyphique trouvée au Caire en 1871 nous édifie sur les moyens employés par le satrape pour gagner la confiance des prêtres[5] Elle est gravée sur une stèle de granit noir, au-dessous d’une scène où l’on voit un roi présentant des offrandes, d’une part à Horos, seigneur de la ville de Pe, de l’autre à Bouto, dame des villes de Pe et de Tep. Le texte est daté de l’an VII du roi Alexandre toujours vivant, au moment où commence la crue du Nil, c’est-à-dire du mois de juin 341, et la stèle a dû être gravée plus tard, à une époque où le toujours vivant n’était probablement plus en vie[6]. Entre un roi défunt et un satrape qui n’osait pas encore se proclamer roi, le régime provisoire était difficile à définir ; aussi les deux cartouches royaux que porte la stèle sont-ils restés vides.

En l’an VII, au début de l’inondation, sous le gouvernement du roi Alexandre, toujours vivant[7], l’ami des divinités des villes de Pe et de Tep. Il advint que Sa Sainteté, qui régnait aussi sur les pays étrangers, était dans l’intérieur de l’Asie, ce pourquoi il y avait en Égypte un gouverneur du nom de Ptolémée. C’était un homme dans la fleur de la jeunesse, au bras vigoureux, à l’esprit sage, puissant entre tous, au cœur ferme, au pied solide, repoussant les plus furieux sans tourner le dos, frappant le visage de ses adversaires au milieu de leur assaut. Quand il avait saisi son arc, il ne lançait pas de trait sur l’agresseur ; c’est avec son épée qu’il soutenait le combat. Au milieu de la bataille, nul ne tenait devant lui. Il avait le bras puissant, et nul n’était en état de détourner sa main. Ce que sa bouche avait prononcé était irrévocable. Personne ne l’égalait parmi tous les étrangers. Il avait rapporté les images des divinités qui avaient été trouvées en Asie, ainsi que tout l’attirail et tous les livres qui étaient la propriété des temples de l’Égypte, et il les remit à leur ancienne place[8]. Pour sa résidence, il choisit la forteresse du roi Alexandre, ainsi nommée, au bord de la Mer Ionienne, lieu qui s’appelait auparavant Rhakotis.

Il avait rassemblé un grand nombre d’Ioniens avec leurs chevaux et quantité de navires avec leurs équipages lorsqu’il partit avec son armée pour le pays des Syriens, qui étaient entrés en guerre avec lui. Il fondit sur eux d’un élan puissant et valeureux, comme le vautour sur les petits oiseaux. Quand il les eut saisis tous ensemble, il emmena en Égypte leurs princes, leurs chevaux, leur flotte et toutes les œuvres d’art[9]. Ensuite, lorsqu’il fit irruption dans le pays des habitants de Mermerti[10], il les étreignit d’un seul coup et emmena leur population, hommes et femmes, y compris leurs chevaux, comme revanche de ce qu’ils avaient fait à l’Égypte. Lorsqu’il fut rentré en Égypte, il eut le cœur joyeux et se donna du bon temps. Et ce grand satrape se répandit en bienfaits envers les dieux de l’Égypte Haute et Basse.

Alors un de ses compagnons, avec les anciens de la Basse-Égypte, lui parla ainsi : Le domaine bordant le lac[11], qu’on appelle Patanout, le roi Khabbash[12] en a fait don aux divinités des villes de Pe et de Tep, lorsque Sa Sainteté se rendit dans les villes de Pe et de Tep pour visiter la région bordant le lac, qui se trouvait comprise dans son domaine, pour pénétrer dans les marécages[13] et apprendre à connaître tous les bras du Nil qui débouchent dans la mer, afin que la flotte asiatique fût tenue à l’écart de l’Égypte. Alors Sa Sainteté (Ptolémée) dit à son compagnon : Qu’on me fasse connaître ce domaine bordant le lac. Et ils parlèrent ainsi devant Sa Sainteté : Le domaine bordant le lac, qu’on appelle Patanout, était de temps immémorial la propriété des divinités de Pe et de Tep. Mais l’ennemi héréditaire Xerxès changea l’état des choses, car il n’en laissa rien aux divinités de Pe et de Tep. Alors Sa Sainteté dit : Que l’on m’amène les prêtres et les magistrats de Pe et de Tep. Et on les lui présenta en toute diligence.

Alors Sa Sainteté dit : Je veux savoir quelle importance ont les divinités de Pe et de Tep, et ce qu’elles ont fait à l’ennemi héréditaire, en retour de l’attentat qu’il avait commis contre elles, car on dit que l’ennemi Xerxès avait fait tort à Pe et Tep et leur avait enlevé leur possession. Ils répondirent à Sa Sainteté : Le roi notre maître, Horos ; le fils d’Isis et d’Osiris, le maître des maîtres, le roi des rois d’Égypte, le vengeur de son père, le seigneur de Pe, le commencement et la fin des dieux, après lequel il n’y aura plus de roi, il a expulsé le sacrilège Xerxès de son palais avec son fils aîné, attendu qu’en ce jour-là il se rendit visible à Saïs, ville de Neith, à côté de sa sainte mère. Alors Sa Majesté dit : Ce dieu puissant entre les dieux, après lequel il n’y aura plus de roi, il sera la voie et la règle de ma Sainteté ; cela, je le jure ! Alors les prêtres et magistrats de Pe et de Tep dirent : En ce cas, plaise à ta Sainteté ordonner que le domaine bordant le lac, qu’on appelle Patanout, soit rendu aux divinités de Pe et de Tep, avec tous ses revenus. Que la donation renouvelée aux divinités de Pe et de Tep soit enregistrée une seconde fois sous ton nom, en récompense do ton généreux procédé. Alors ce gouverneur dit : Un décret sera rédigé par écrit dans le bureau du scribe royal des finances en la forme suivante :

Moi, Ptolémée, le satrape, je restitue le territoire de Patanout « au dieu Horos vengeur de son père, seigneur de Pe, et à Bouto, dame de Pe et de Tep, à partir de ce jour et à perpétuité, avec tous ses villages, toutes ses villes, tous ses habitants, tous ses champs, toutes ses eaux, tous ses quadrupèdes, tous ses oiseaux, tous ses troupeaux de bétail, et tout ce qui y est engendré et produit, tel qu’il était jadis et avec tout ce qui y avait été ajouté par la donation du roi Khabbash. Que sa limite au sud soit le territoire de la ville de Bouto et la ville d’Hermopolis en Basse-Égypte jusqu’au lieu dit Na-à-ui-n-hap ; au nord, la dune longeant le rivage de la mer ; à l’ouest, les sinuosités du fleuve navigable jusqu’à la dune ; à l’est, le nome de Sebennys. Ses veaux appartiendront aux grands éperviers ; ses taureaux à la face de la déesse Nebtaui ; ses bœufs aux éperviers vivants ; son lait au glorieux nourrisson ; sa volaille à celui qui est dans le Sha-t et qui [puise en lui-même sa] propre vie[14] ; et tout ce qui croit sur son sol sera pour la table d’autel de Horos lui-même, le seigneur de Pe, et de Bouto, la tête de Râ-Harmachis, à perpétuité.

Tout cela ensemble, qu’avait donné le roi Khabbash, le gouverneur d’Égypte Ptolémée en a renouvelé la donation aux dieux de Pe et de Tep, à perpétuité. En récompense de ce qu’il a fait, que lui soit donnée victoire et force au contentement de son cœur, de manière que tremblent devant lui les peuples étrangers qui existent aujourd’hui. En ce qui concerne le domaine de Patanout, celui qui se laisserait aller à en enlever quoi que ce soit sera sous la vindicte des dieux de Pe et sous la malédiction de ceux de Tep. Que la déesse Aptaui, au jour où elle répand l’épouvante, le consume avec son haleine de flamme, et que ni son fils ni sa fille ne lui offrent de l’eau.

Les souvenirs que rappelle ce document étaient habilement choisis parmi ceux qui pouvaient le mieux recommander le nouveau régime, comparé à celui des Perses. Le roi Khabbash, dont Ptolémée honore ainsi la mémoire, avait été le chef d’un soulèvement national contre Darius en 486. Ptolémée se faisait ainsi le représentant du patriotisme égyptien et du même coup rappelait indirectement les services rendus à l’Égypte par les Grecs ; car c’était la défaite des Perses à Marathon qui avait provoqué la rébellion de l’Égypte. On savait, du reste, que tous les prétendants de race égyptienne avaient été soutenus, au cours du Ve siècle, par des renforts venus de la Grèce. Quant à la donation faite jadis par le roi Khabbash, il importait peu à la politique de Ptolémée qu’elle fût ou non authentique[15] : elle était invoquée à propos pour rattacher le présent au passé. Enfin, d’autres documents nous apprennent que Ptolémée s’occupa aussi, dès son arrivée en Égypte, de réparer ou rebâtir les temples dégradés par les iconoclastes. C’est ainsi que des travaux furent exécutés par ordre du satrape, au nom des rois Philippe (Arrhidée) et Alexandre, à Karnak, Louqsor et autres lieux[16]. On oublie souvent qu’une bonne partie des « pierres éternelles » encore debout sur le sol de l’Égypte ont été dressées par les Lagides et que le fondateur de la dynastie, en cela comme en tout le reste, a donné l’exemple à ses successeurs.

Il ne faudrait pas toutefois prétendre asseoir sur quelques faits isolés un jugement d’ensemble sur la politique suivie par Ptolémée à l’égard du clergé égyptien. Celle de ses successeurs, que nous connaissons un peu mieux, n’a pas été faite uniquement de condescendance, et il est à croire qu’ils ont suivi la ligne de conduite tracée par le sage ancêtre. Il y avait eu de tout temps, même sous les derniers rois indigènes, des aliénations de biens de mainmorte (neter-hotep), des prélèvements ou emprunts forcés sur les revenus des temples. On avait vu jadis Amasis, pour payer ses mercenaires étrangers, mettre à contribution les richesses des temples de Bubaste, Héliopolis et Memphis[17]. Plus récemment encore, le roi Takhos, pour les besoins de la défense nationale et sur le conseil de Chabrias, avait ordonné aux prêtres de réduire au dixième les dépenses du culte et de lui prêter le reste jusqu’à la fin de la guerre contre les Perses[18]. Ptolémée se garda sans doute d’opérer des restitutions par mesure générale : celles qu’il fit à titre de faveur spéciale n’en eurent que plus de prix. Il eut besoin de terres à distribuer à ses vétérans, et il dut établir une bonne partie des nouveaux colons sur des terres appartenant ou ayant appartenu aux temples. Le régime concordataire que nous trouvons plus tard établi sous Philadelphe, c’est-à-dire protection accordée au clergé et budget des cultes, contre redevances imposées aux biens sacerdotaux, peut remonter à une époque antérieure et même ne différer que par des nuances du régime pharaonique.

Quoi qu’il en soit, Ptolémée a voulu inaugurer un système de conciliation par des procédés qui réussissent d’ordinaire avec tous les clergés du monde. Mais il fallait aussi songer au peuple, et particulièrement aux besoins de ce peuple mixte qui commençait à se former sur le littoral du Delta par association de trois éléments disparates, Égyptiens, Juifs, Helléno-Macédoniens. Jusque-là, les immigrants étrangers avaient formé en Égypte des groupes séparés du reste de la population. Du temps d’Hérodote, il y avait à Memphis un quartier phénicien appelé le Camp des Tyriens[19], et une factorerie samienne à la Grande-Oasis[20]. Naucratis était une ville toute grecque, où les colons milésiens avaient importé leurs cultes nationaux, notamment ceux de l’Apollon des Branchides et d’Aphrodite. Leur Hellénion était le centre d’une espèce de fédération hellénique ; mais son nom même indique que les Naucratites ne songeaient pas à abaisser les barrières qui les isolaient de la population environnante. Ptolémée, lui aussi, suivit ce système, imposé par l’orgueil de race, — un orgueil égal des deux côtés, — lorsqu’il fonda dans la Haute-Égypte Ptolémaïs, une ville pourvue d’un organisme grec qui le révéra, à la mode grecque, comme son œkiste ou héros éponyme. On peut même dire, d’une manière générale, que les Lagides n’ont pas cherché à favoriser la fusion des races en Égypte. Le royaume fût devenu moins facile à gouverner si les Égyptiens avaient pris, au contact des Grecs, des habitudes incompatibles avec le despotisme traditionnel de leurs rois. Mais Alexandrie n’était pas une colonie exclusivement gréco-macédonienne. Elle avait été fondée sur un emplacement déjà occupé en partie par une petite ville égyptienne du nom de Rhakotis[21], et ce premier fonds de population indigène avait été grossi par le transfert des habitants de Canope[22]. Le commerce devait attirer dans cet emporium cosmopolite des gens de tous pays, créant ainsi une mixture hétérogène qui ne pouvait former une cité si quelques idées communes, résumées dans le culte d’une même divinité poliade, ne venaient donner à cette masse un certain degré de cohésion[23]. La religion a été, à l’origine, le lien à peu près unique des sociétés, et elle tient encore une grande place dans les civilisations plus avancées. Si la fusion morale des races pouvait et devait s’accomplir à Alexandrie, c’était à la condition que l’obstacle provenant de l’antagonisme des religions fût levé ou tout au moins atténué. En ce qui concerne les Juifs, Ptolémée n’eut peut-être pas ce souci[24]. Josèphe fait entendre que les Lagides avaient tenu compte dans leurs calculs de l’opiniâtreté juive, et que, isolés des autres peuples par les observances de la Loi, les Juifs jouaient un peu, dans les villes où la prévoyance du gouvernement les avait dispersés, le rôle de garnisaires. Ptolémée fils de Lagos, dit-il, eut des Juifs habitant Alexandrie la même opinion qu’Alexandre. Il leur confia, en effet, les places fortes de l’Égypte, persuadé qu’ils les garderaient avec autant de fidélité que de bravoure ; et, quand il voulut consolider son autorité sur Cyrène et les autres villes de Libye, il envoya une partie des Juifs y installer leur domicile[25]. Des privilèges, qui passaient pour avoir été octroyés par Alexandre lui-même et confirmés par Ptolémée, assuraient aux Juifs alexandrins le droit de constituer une communauté à part dans la grande cité. C’est au milieu de leur quartier que le roi avait édifié son palais. Mais, si l’isolement des Juifs convenait à la politique des Lagides, ils ne pouvaient que souhaiter un rapprochement entre la race conquérante et le peuple conquis. C’est dans ce but que fut institué le culte hellénisé d’Osiris-Apis ou Sérapis[26].

Évidemment, il fallait faire choix d’un culte égyptien susceptible d’être hellénisé, et non pas d’un culte grec qu’aucune contrainte n’aurait pu imposer aux Égyptiens[27]. Autant les Grecs, las de leur mythologie et doutant de la puissance de leurs dieux, montraient de goût pour les religions exotiques, autant les Égyptiens se raidissaient dans leur orgueil théologique et leurs habitudes séculaires. Ils avaient persuadé à Hérodote que les cultes grecs n’étaient que des travestissements de leur religion nationale, et ils les jugeaient avec raison à la fois plus récents et plus décrépits que les leurs. On peut dire que, en matière de révélation, de théologie, de science absconse, les Grecs, fascinés par l’antiquité de la civilisation égyptienne, étaient tout disposés à reconnaître la supériorité des prêtres dépositaires de traditions prétendues immuables. D’autre part, le culte qu’il s’agissait de revêtir d’une forme acceptable aux Hellènes devait s’adresser, non pas à une divinité de notoriété restreinte ou de fonction obscure, mais à un être divin qui pût tenir une grande place dans les préoccupations humaines et qui fût connu de tous. Or, il n’était pas de type divin, dans tout le panthéon égyptien, qui remplit mieux toutes ces conditions que Osiris. Tous les Égyptiens invoquaient la protection du dieu mort et ressuscité qui protégeait les morts au cours de leur voyage souterrain et leur faisait part de son immortalité. De leur côté, les Grecs devaient être persuadés — Hérodote le répète à satiété — que leur Dionysos mystique, le Zagreus des Orphiques, mis à mort par les Titans et ressuscité par Zeus, n’était qu’un décalque d’Osiris[28]. La religion dionysiaque, plus jeune que les cultes apolliniens, était précisément alors en plein crédit, et les Macédoniens ou Thraces avaient des raisons de croire que le prophète de Dionysos-Osiris, Orphée, était leur compatriote[29]. C’était donc le type d’Osiris qui se prêtait le mieux à la création d’une divinité syncrétique, laquelle serait Osiris pour les Égyptiens, Dionysos pour les Grecs, et participerait de l’un et de l’autre sous un nom nouveau.

Mais ce nom même, qui fait la personnalité, ne devait pas être tout à fait nouveau. Un dieu ne s’improvise pas : on ne peut que le distinguer entre d’autres et ajouter à sa notoriété antérieure. Il fallait donc emprunter encore le vocable du culte alexandrin à l’onomastique égyptienne. La théorie commode des incarnations et métempsycoses divines laissait sur ce point toute latitude. Osiris, qui avait été à l’origine une personnification du Nil, desséché ou tué annuellement par Set-Typhon et sans cesse renaissant, était devenu une divinité cosmopolite, sans attache locale, une âme divine, prête à toutes les incarnations, et par là même susceptible d’entrer en combinaison avec les mythes fixés dans les lieux les plus divers. Là où le dieu des vivants était le Soleil vivant, Râ, le dieu des morts, l’Osiris, était le Soleil éteint, poursuivant sa course sous terre et renaissant en Horos. A Memphis, le grand dieu Phtah s’étant incorporé la personnalité de Hapi (Apis) ou Nil tauriforme, considéré comme son œuvre et son hypostase, l’Osiris était l’Apis mort, le Hesiri-Hapi ou Asar-Hapi, Osar-hapi (Όσορόαπις, Όσίραπις, ό Σόραπις, Σόραπις, Σέραπις, Σάραπις, Serapis, Sirapis)[30]. Au temps d’Alexandre, Memphis était redevenue, depuis des siècles, la capitale de l’Égypte, et les cultes memphites gagnaient en vogue ce que perdaient les cultes solaires de Thèbes, alors en pleine décadence. Si l’on voulait suivre les préférences populaires et greffer la pousse nouvelle sur la souche la plus vigoureuse, c’est à la capitale égyptienne que la capitale alexandrine devait emprunter sa divinité poliade.

Comment Ptolémée réalisa-t-il ce dessein et réussit-il à pratiquer entre les conceptions religieuses de deux races une soudure, cachée à nos yeux par une végétation de légendes délayées dans les conjectures aventureuses des antiquaires, c’est une question qu’il serait trop long de débattre ici. Nous ne pouvons que mentionner les données du problème et indiquer, parmi les diverses solutions, celle qui nous paraît la plus probable.

Les textes anciens, d’ailleurs assez rares, dont nous disposons confondent l’institution du culte avec l’importation de la statue qui en était le symbole visible. Ils ne font aucune allusion aux spéculations théologiques qui ont dû précéder et motiver l’institution du culte. De ces textes, les plus anciens, conservés sous forme de citations écourtées, ne remontent pas au-delà du temps d’Auguste. Athénodore de Tarse pensait que la statue de Sérapis avait été fabriquée en Égypte et peut-être érigée à Rhakotis même, sur l’emplacement du Sérapeum alexandrin, au temps de Sésostris, par un artiste grec du nom de Bryaxis, homonyme du sculpteur qui fut au ive siècle avant notre ère le collaborateur de Scopas. C’est un anachronisme contre lequel protestait déjà Clément d’Alexandrie. Isidore de Charax croyait savoir que la statue avait été importée de Séleucie près d’Antioche, par un Ptolémée qui doit être Ptolémée III Évergète[31]. Enfin, au temps de Plutarque et de Tacite, apparaît une version nouvelle. Ces auteurs racontent, avec détails circonstanciés, comment Ptolémée Soter, averti en songe par le dieu lui-même, fit venir sa statue de Sinope sur le Pont[32]. D’autres, par la suite, trouvèrent que cet épisode convenait mieux au règne de Ptolémée II Philadelphe[33]. Suivant le système auquel ils se rallient, les chronographes placent l’importation de la statue à des dates qui varient entre 288 et 278 avant notre ère.

L’autorité de Plutarque et de Tacite a fait prévaloir la tradition romanesque qui les a séduits et s’est substituée par eux à toutes les autres dans l’opinion courante. Les critiques modernes se sont contentés pour la plupart d’en ôter le merveilleux et de remplacer la révélation divine, le songe de Ptolémée et la consultation de l’oracle de Delphes, par des combinaisons rationnelles établissant un rapport intelligible entre un culte de Zeus-Hadès à Sinope et le culte alexandrin de Sérapis. En fait de combinaisons hypothétiques, on n’en a pas trouvé jusqu’ici de plus satisfaisante que celle qui, d’après des témoignages empruntés aux Éphémérides ou journal officiel d’Alexandre le Grand[34], suppose le culte de Sérapis — c’est-à-dire d’un dieu chaldéen analogue à Sérapis — installé à Babylone de temps immémorial, implanté et hellénisé à Sinope, colonie assyro-hellénique, et finalement transporté avec son symbole plastique de Sinope à Alexandrie par Ptolémée Soter, lequel connaissait le Sérapis chaldéen pour l’avoir consulté à Babylone sur la destinée d’Alexandre agonisant. Ce laborieux détour aboutit à nier l’origine égyptienne du culte de Sérapis et méconnaît absolument la nature du problème qu’avait à résoudre le fondateur du culte alexandrin. Le seul but que l’on puisse raisonnablement attribuer à l’organisateur de la nouvelle cité était, répétons-le, de trouver un culte égyptien, déjà accepté par les Égyptiens, et susceptible de prendre une forme grecque. On peut et on doit considérer comme un fait acquis, implicitement reconnu même par les tenants de l’origine hellénique, que le culte de Sérapis est celui de l’Osiris-Apis memphite, implanté artificiellement à Alexandrie et adapté aux habitudes grecques par une transaction voulue entre deux théologies ; celles-ci représentées dans les récits de Plutarque et de Tacite par Manéthon le Sébennyte et par Timothée l’Eumolpide. Les textes ne diffèrent là-dessus qu’en un point, selon qu’ils considèrent Sérapis comme un dieu égyptien hellénisé ou comme un dieu grec assimilé à un type égyptien.

Cette thèse n’est pas incompatible avec l’origine sinopienne de la statue, qui était incontestablement de facture grecque et attribuée, comme le prouve la tradition défigurée par Athénodore, au sculpteur Bryaxis. Le lieu d’où est venu le corps destiné à héberger l’âme du dieu memphite importe peu, et rien ne nous oblige à récuser l’indication topographique fournie par Plutarque et Tacite. Rien, si ce n’est, d’une part, la difficulté de trouver des motifs plausibles à ce commerce religieux entre Sinope et Alexandrie, et, d’autre part, la possibilité d’expliquer comment ce nom de Sinope, auquel n’avaient pas songé les contemporains d’Auguste et de Tibère, y compris Strabon, est intervenu plus tard dans le débat. Un extrait de quelque compilation géographique, recueilli par un commentateur byzantin, nous apprend qu’on appelait mont de Sinope (Σινώπιον όρος) le monticule de sable sur lequel s’élevait le Sérapeum de Memphis ou tombeau des Apis défunts ; et, d’après une conjecture des plus vraisemblables, ce nom n’est qu’une déformation de l’égyptien Sen-Hapi, demeure d’Apis. Dès lors, il y a lieu de penser qu’à une époque où l’origine de la statue, peut-être soigneusement cachée dès le début, était objet de discussion entre érudits, un improvisateur de solutions inédites, tel que fut au temps de Tibère le grammairien alexandrin Apion, a pu imaginer ce rapport énigmatique entre Memphis, d’où est venu réellement le culte de Sérapis, et la Sinope pontique dont le Sinopion memphite était censé conserver le souvenir[35]. Nous pouvons laisser sans solution précise le problème archéologique concernant l’origine de la statue[36]. Les fondateurs du culte alexandrin, qui ne fut sans doute pas constitué en un jour, ont dû entourer de mystère l’opération délicate qui aboutit à faire considérer l’image du dieu comme miraculeusement prédestinée à recevoir les hommages de la nouvelle cité ; et l’on peut dire que notre ignorance à ce sujet témoigne encore aujourd’hui de leur habileté.

Le succès dépassa leur attente. Sérapis, associé à Isis, attesta sa puissance par les preuves que réclame la logique populaire : il fit des miracles, et des miracles utiles. Son temple devint un oracle médical, où les cures se multiplièrent[37]. Il sut trouver dès le début des clients illustres, qui vantèrent sa gloire et sa bonté. On rapporte que le conseiller intime du premier Ptolémée, Démétrios de Phalère, devenu aveugle, recouvra la vue par la grâce de Sérapis et composa en l’honneur du dieu des péans qui, ajoute Diogène Laërce, se chantent encore[38]. Les poètes de la cour se chargèrent, comme on le voit, d’approvisionner d’hymnes liturgiques le culte de Sérapis, de lui composer un Office digne de la beauté plastique qu’il devait au ciseau du sculpteur.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si le Sérapis hellénisé fut aussi bien accepté dans la vieille Égypte, et si la juxtaposition d’un Sérapeum hellénisant aux temples de Memphis témoigne plutôt d’une conciliation que d’un antagonisme entre le culte d’Hésiri-Hapi et celui de Sérapis. Macrobe assure que le culte à la mode des Alexandrins fut imposé aux Égyptiens par la tyrannie de Ptolémée[39], et il se pourrait qu’il y ait eu des résistances de la part du sacerdoce indigène, protestant contre l’intrusion d’une religion faite pour les Alexandrins. Mais, au temps de Ptolémée Soter, il n’était pas question de propagande, ni en pays égyptien, ni au dehors. Ce fut l’œuvre des siècles suivants. Le but immédiatement visé parait avoir été atteint à Alexandrie. Hellènes et Égyptiens purent vénérer la même divinité poliade, dont la personnalité complexe s’accommodait de toutes les théologies. Les Grecs le considérèrent toujours comme un Dionysos, et les Égyptiens comme un Osiris ; mais ces deux aspects se rejoignaient dans une essence dont l’énergie se trouvait ainsi doublée. La vogue vint avec le temps. Nul ne pouvait prévoir alors l’incroyable vitalité de ce culte syncrétique, qui, créé pour satisfaire aux besoins religieux d’une cité, envahit plus tard le monde gréco-romain et prit rang parmi les religions cosmopolites[40] A ce point de vue, la fondation du culte de Sérapis est un événement de première importance, et il était bon de s’y arrêter un instant.

 

§ II. — LA CIVILISATION ALEXANDRINE.

Si heureux qu’ait été l’effort fait par Ptolémée pour utiliser au profit de l’hellénisme le sentiment religieux, la postérité lui sait surtout gré de la sollicitude avec laquelle il se préoccupa de transplanter à Alexandrie tous les éléments de civilisation élaborés par le génie grec. Là encore, on devine un plan suivi, une attention toujours en éveil au service d’un jugement sain. En groupant autour de lui des hommes de lettres et des savants, attirés par son intelligente munificence, ce n’était pas une satisfaction d’amour-propre que cherchait Ptolémée. Ce n’était pas un Achille en quête d’un Homère et soucieux de faire bonne figure devant la postérité. Ce qu’il voulait qu’on sût et qu’on crût de lui, il l’avait écrit lui-même dans des Mémoires dont Arrien vante à la fois la modestie et l’exactitude. Son but, et celui-là aussi a été atteint, était de faire d’Alexandrie non seulement l’entrepôt du commerce international, mais un foyer de civilisation dont l’éclat devait contribuer sans doute à la gloire des Lagides, mais plus encore aux progrès de l’esprit humain. La Grèce, fatiguée et appauvrie, ne pouvait plus soutenir sa vieille renommée. Ptolémée agit avec elle comme il avait fait avec la Syrie : ne pouvant la posséder, il s’appliqua à lui emprunter tout ce qui était susceptible d’être transporté sous un autre ciel, les idées, les livres, les hommes. A cette œuvre s’est attaché surtout le nom de son successeur ; mais la gloire de Philadelphe, exaltée par l’adulation, ne doit pas nous faire oublier que le rôle plus difficile d’initiateur appartient à son père.

Les relations de Ptolémée avec les poètes, grammairiens, savants de toute école, se nouèrent un peu au hasard des circonstances. Il est probable que, durant ses années de satrapie et même dans la première moitié de son règne, les soucis de la politique ne lui laissèrent pas le loisir de préparer la grandeur littéraire et scientifique d’Alexandrie. Il employait le temps et l’argent à pousser les travaux de construction, qui, commencés sous Alexandre par l’ingénieur Dinocrate de Rhodes[41], étaient dirigés alors par Sostrate de Cnide, le constructeur du fameux Phare alexandrin[42] La nouvelle capitale fut édifiée méthodiquement, suivant le plan tracé par Dinocrate, qui s’était inspiré des idées systématiques appliquées, au temps de Périclès, à Rhodes, au Pirée, à Thurii, par l’architecte philosophe Hippodamos de Milet. La forme générale était celle d’une chlamyde macédonienne, c’est-à-dire d’un parallélogramme écourté aux quatre coins. Dans cet espace rectangulaire, les rues se croisaient toutes à angle droit, et deux voies centrales, larges de plus d’un plèthre (34 mètres environ), perpendiculaires l’une à l’autre, partageaient la ville en quatre régions aussi égales que l’avait permis la conformation du terrain[43]. Les égouts et les conduites d’eau suivaient la direction des rues principales. Un canal, qui contournait la ville au S., fournissait l’eau potable et mettait le lac Maréotis, alimenté par la branche Canopique du Nil, en communication avec la mer. La rade, abritée au nord par l’île de Pharos[44] avait été divisée en deux ports par une digue de plus d’un kilomètre (l’Heptastadion) menée du rivage à l’île. Le port principal, celui de l’E., avait son ouverture rétrécie et protégée par des môles qui prolongeaient, d’un côté, l’île de Pharos, de l’autre, la presqu’île de Lochias. C’était le port dans lequel était inclus le port de guerre avec ses arsenaux[45]. L’autre port, l’Eunostos, qui devait ce nom de bon augure à un des gendres de Ptolémée, était moins profond et largement ouvert aux vents d’ouest. C’était le port marchand. Deux ouvertures pratiquées dans la digue de séparation permettaient aux navires de passer d’un port dans l’autre.

Si activement qu’ils fussent menés, les travaux se continuèrent sous les règnes suivants, et il n’est pas facile de préciser la part qui revient à Ptolémée Soter. Il dut commencer sur bien des points, pour assurer l’exécution du plan d’ensemble, ce que ses successeurs ont achevé. L’aménagement du port, centre de la vie alexandrine, était de première nécessité. L’origine que l’on attribue au nom d’Eunostos est une indication chronologique et suppose la construction de l’Heptastadion[46]. Le célèbre Phare, classé parmi les merveilles du monde, ne fut dédié que sous Philadelphe, mais il le fut aux dieux Soters, à qui revenait l’honneur de l’avoir fondé sur un îlot rocheux attenant à l’île de Pharos. L’enceinte fortifiée de la ville, le palais royal, qui se prolongeait en forme de citadelle dans la presqu’île de Lochias, le théâtre, datent très probablement du règne de Ptolémée Soter. L’intérêt que le roi attachait à la possession de la dépouille d’Alexandre et l’obligation, officiellement imposée pour ainsi dire à un souverain d’Égypte, de se préparer une sépulture royale, ont dû l’engager à ne pas ajourner la construction du Séma (σήμα Άλεξάνδρου) destiné à être le tombeau et l’héroon d’Alexandre, le lieu de sépulture des membres de la dynastie et le centre du culte monarchique organisé plus tard[47] Enfin, ce qui a été dit plus haut de l’institution du culte de Sérapis, et ce que nous dirons plus loin de la création du Musée, ne permet guère de douter que les édifices consacrés à Sérapis et aux Muses aient été tout au moins projetés et commencés sous le règne de Ptolémée Soter.

Ptolémée, en effet, avait la noble ambition de faire de sa capitale autre chose qu’un rendez-vous de marchands. Dès 309, lors du séjour qu’il fit à Cos, il dut entrer en relations avec les médecins et autres notabilités du pays. C’est de là que vint à Alexandrie, vers 294, le poète Philétas de Cos, appelé pour faire l’éducation de Philadelphe, et sans doute aussi le médecin Hérophile de Chalcédoine, qui avait étudié son art auprès de Praxagoras de Cos. En 307, Ptolémée assiégeait et prenait Mégare. La ville était alors le centre d’une école de philosophie socratique, fondée par Euclide de Mégare. Cette école passait pour avoir porté à sa perfection l’art de discuter ou éristique, et elle était alors représentée par deux maîtres en cette escrime de la pensée, Diodore surnommé Kronos et Stilpon de Mégare. Les philosophes n’étaient pas gens à faire mauvaise mine au vainqueur : c’est sans doute à la table de Ptolémée que les deux rivaux engagèrent un tournoi d’esprit où Diodore fut, dit-on, battu. La légende ajoute que le dialecticien déconfit mourut de chagrin, ni plus ni moins que les Calchas, les Mopsos, les Hésiode d’autrefois[48]

Le robuste bon sens du Lagide dut être passablement choqué de la futilité des exercices auxquels ces graves personnages passaient leur temps. Les débats sur les rapports du possible et du réel, thème préféré de Diodore Kronos, le laissaient indifférent, et il tenait sans doute pour charlatans des gens qui prétendaient démontrer l’impossibilité du mouvement. On dit pourtant qu’il invita Stilpon à le suivre en Égypte, mais que le philosophe, tout en acceptant l’argent du satrape, sut se dispenser du voyage[49]. Ptolémée ne fut guère plus heureux avec une autre école philosophique dont la réputation l’intéressait davantage, attendu qu’elle avait son siège à Cyrène, dans ses propres États. Nous ignorons pourquoi il fit choix du cyrénaïque Théodore, dit l’Athée, pour négocier en son nom avec Lysimaque. C’était une sorte de fanatique de la libre-pensée, qui se plaisait à scandaliser par ses propos les âmes naïves. Poursuivi pour crime d’impiété devant les tribunaux athéniens, il n’avait dû son salut qu’à l’intervention du tout-puissant Démétrios de Phalère[50]. A la cour de Lysimaque, il ne sut pas davantage tenir sa langue. On raconte que Lysimaque, exaspéré, le menaça de la potence et finit par le chasser en lui défendant de jamais reparaître en sa présence[51]. S’il est vrai que Lysimaque expulsa de son royaume tous les philosophes[52], ils le durent probablement aux inconvenances de leur pétulant confrère. Il est à croire que Ptolémée ne fut plus tenté de confier de pareilles missives à ce singulier ambassadeur. Théodore finit par trouver un asile dans sa ville natale, d’où une révolution l’avait expulsé jadis, et il y vécut tranquille sous la protection de Magas, qui était très cyrénaïque à sa façon. Le Lagide n’eut pas plus à se louer d’un autre tenant de la même école, mais de tempérament opposé, Hégésias, dit Peisithanatos. Celui-ci professait à Alexandrie un cours de pessimisme tellement persuasif que, les suicides se multipliant parmi ses auditeurs, Ptolémée dut l’obliger à interrompre ses leçons[53]. Le roi d’Égypte, qui n’était pas sans avoir rencontré des cyniques et des pyrrhoniens, dut se persuader que la philosophie à la mode de Socrate n’était, au fond, que de la déraison prétentieuse, et qu’il n’était guère souhaitable de voir se multiplier tous ces théoriciens de la vertu.

Il est pourtant une école philosophique qui fut appréciée à Alexandrie et dont l’esprit tout au moins présida à l’organisation des établissements scientifiques d’Alexandrie : c’est l’école péripatéticienne. Celle-là était, pour ainsi dire, apparentée aux Macédoniens et associée au souvenir d’Alexandre, qui avait été l’élève du Stagirite : elle avait fait entrer dans son programme les sciences naturelles, pour lesquelles Socrate affichait une si méprisante indifférence ; enfin, elle eut pour représentant et pour avocat auprès de Ptolémée un homme qui avait su se rendre indispensable au roi d’Égypte, Démétrios de Phalère, ancien élève de Théophraste.

Démétrios de Phalère avait eu jusque-là une vie agitée. Il avait commencé par se faire une popularité à Athènes, grâce à la souplesse de son caractère et à la séduction de son talent oratoire ; puis il avait accepté de gouverner ses concitoyens non plus seulement par la persuasion, mais en vertu d’une autorité à lui déléguée par Cassandre de Macédoine. Il avait ainsi tenu Athènes en tutelle dix années durant (317-307), années de prospérité matérielle et de déchéance morale pour les Athéniens, de vie princière et — s’il en faut croire de malveillants chroniqueurs[54] — dévergondée pour Démétrios. Expulsé par son homonyme le Poliorcète, il se retira à Thèbes, pendant que les Athéniens renversaient ses statues pour en élever d’autres à leur Sauveur. A partir de ce moment, l’histoire le perd de vue pendant une douzaine d’années. Il est probable qu’il resta en Grèce tant que vécut Cassandre, et qu’après la mort de ce prince (297), il se chercha un nouveau protecteur. Les troubles qui mirent aux prises les fils de Cassandre, Démétrios Poliorcète, Antigone Gonatas, Pyrrhos, Lysimaque, firent de lui un proscrit[55]. Nous le retrouvons enfin à Alexandrie, investi de la confiance de Ptolémée, qui semble s’être reposé sur lui du soin d’appeler dans la nouvelle capitale les hommes les plus capables d’y implanter la culture des lettres et des sciences.

Démétrios était un esprit éminemment organisateur, et, s’il est douteux que Ptolémée l’ait jamais chargé de réviser  la législation de son royaume[56], c’est à lui qu’il est juste d’attribuer le premier projet des mémorables institutions qui prirent leur forme officielle et définitive sous le règne de Philadelphe, le Musée et la Bibliothèque. L’idée de grouper des savants et de mettre à leur disposition une bibliothèque, Démétrios la trouva dans ses propres souvenirs. Il y avait longtemps que le culte des Muses était le symbole de l’esprit scientifique[57]. Déjà les Pythagoriciens avaient l’habitude d’élever au centre de leurs couvents philosophiques un autel des Muses. Leurs écoles étaient des Musées (Μουσεΐα). Les philosophes socratiques, même les moins mystiques de tous, les péripatéticiens, étaient restés fidèles à cette religion du bon goût, qui pouvait édifier le peuple tout en restant pour les libres esprits une allégorie transparente. Démétrios de Phalère avait collaboré lui-même, au temps de sa puissance, à l’organisation de l’école de Théophraste, prototype du Musée alexandrin. Il avait aidé le scolarque à faire l’acquisition d’un jardin entouré de portiques et de promenades, où se trouvait un Μουσεΐον ou salle de cours, avec de petites habitations ou cellules destinées à héberger des professeurs ou des élèves de l’école[58]. Là aussi, sans aucun doute, se conservait la bibliothèque d’Aristote, la plus considérable qui eût été réunie encore, accrue par les soins de Théophraste lui-même. Démétrios n’avait qu’à élargir ce plan, à lui donner des proportions en harmonie avec la munificence royale[59], pour concevoir le Musée et la Bibliothèque d’Alexandrie. Il n’est même pas certain qu’il n’ait pas commencé lui-même l’exécution de ce magnifique projet, dont on est trop habitué à laisser tout l’honneur au second Ptolémée[60].

Cependant, si le Musée eut pour modèle les écoles philosophiques, et pour premier auteur un disciple des péripatéticiens, ce n’est pas dans les rangs des philosophes que devaient se recruter les plus illustres de ses hôtes. Le voisinage des cours n’est pas favorable aux méditations philosophiques. L’incompatibilité d’humeur est visible entre ceux qui gouvernent les hommes et ceux qui aspirent à régir les intelligences. C’est ce qu’on appellera plus tard la rivalité du temporel et du spirituel. Les philosophes ne comprenaient pas encore cet antagonisme latent. Au contraire, ennemis dès l’origine de la force irrationnelle que représentait à leurs yeux la démocratie, ils voyaient dans la royauté un levier puissant dont il leur suffirait de s’emparer pour conduire les peuples dans la voie de l’ordre et de la vertu. Les mécomptes éprouvés naguère par Platon ne les avaient pas découragés : ils rêvaient toujours de former des rois philosophes, et peut-être Straton de Lampsaque, futur successeur de Théophraste au scolarchat péripatétique, crut-il toucher au but quand Ptolémée l’appela à Alexandrie pour achever l’éducation de Philadelphe[61]. Ce qui le ferait croire, c’est que l’on rencontre parmi les titres de ses œuvres deux traités concernant les devoirs des rois, l’un Περί βασιλείας, l’autre Περί βασιλέως φιλοσόφου. C’était évidemment Démétrios de Phalère qui avait suggéré le choix de ce précepteur. Le vieux roi n’était plus d’âge à se mettre à l’école, mais Démétrios lui conseillait d’acheter et de lire les ouvrages traitant de la royauté et du souverain pouvoir ; car, disait-il, les conseils que les amis n’osent pas donner aux rois se trouvent écrits dans les livres[62]. De ces livres, Démétrios en avait écrit lui-même, et peut-être n’y avait-il pas là d’Athénien pour lui dire qu’il eût mieux fait de prêcher d’exemple. Les stoïciens nourriront plus tard les mêmes illusions, partagées un instant, il faut le dire, par certains rois prompts à l’enthousiasme. On sait qu’Antigone Gonatas demanda au vieux Zénon de venir en Macédoine pour instruire en la personne du roi le peuple tout entier[63], et qu’il accueillit dans son intimité les délégués du chef de l’école stoïcienne, Persée et Philonide. De même nous rencontrerons par la suite, à la cour d’Alexandrie, le stoïcien Sphœros, qui devint le conseiller et le compagnon d’infortune du roi réformateur Cléomène III de Sparte[64].

Toutes ces expériences aboutirent à des froissements. Leur curiosité une fois satisfaite, les rois s’effrayaient de l’audace de ces incommodes commensaux, qui mettaient en question le droit divin et ne reconnaissaient d’autorité légitime que celle qui acceptait d’abord le joug de l’idéal philosophique. La rupture se consomma enfin : les rois tinrent à distance les philosophes, et ceux-ci se consolèrent en mettant au-dessus de toutes les dignités la vertu solitaire et méconnue du Sage.

En revanche, sous l’impulsion même de l’esprit péripatétique, le gouvernement alexandrin fit la part belle aux sciences proprement dites, qui n’avaient été nulle part cultivées avec méthode. C’est par là surtout que les Lagides ont bien mérité de la postérité. On peut dire sans exagération que la science grecque, celle qui a sondé avant nous les arcanes de la Nature, s’est faite à Alexandrie. Jusque-là, il n’y avait eu que des efforts isolés, incohérents, aboutissant à des généralisations hâtives, à une mêlée de systèmes dont aucun ne pouvait se réclamer d’une longue et patiente expérience. Il allait être enfin possible aux savants de se partager la tâche et même de compter sur des successeurs pour la poursuivre. Collections, laboratoires, observatoire, livres et archives, en un mot, l’outillage dispendieux de la recherche scientifique, le roi d’Égypte se proposait de mettre tout cela à la disposition de ceux qui répondraient à son appel. La grandeur des préparatifs attestait qu’il ne s’agissait pas là d’un caprice éphémère, mais d’un dessein suivi, qui allait devenir une tradition dynastique.

C’est de l’école péripatéticienne que sortaient les premiers représentants des sciences naturelles à Alexandrie. On dit du moins que Théophraste avait compté parmi ses disciples le médecin Érasistrate, esprit curieux qui avait promené à travers diverses écoles son éclectisme intelligent et s’était acquis renommée et fortune par la pratique de son art. Il avait gagné, dit-on, cent talents à la cure du jeune Antiochos, fils de Séleucos Nicator, sans avoir fait autre chose que deviner l’amour du jeune prince pour sa belle-mère Stratonice, et, ce qui fut peut-être plus difficile, décider Séleucos à satisfaire la passion de son fils. Il vint fonder à Alexandrie l’école de médecine qui se perpétua depuis sous son nom, stimulée et tenue en haleine par la concurrence de l’école rivale, celle des empiriques, groupés autour du non moins célèbre Hérophile, également praticien, professeur, et écrivain fécond. Hérophile passait pour le plus habile anatomiste du temps ; il fut, assure-t-on, le premier qui, bravant les préjugés religieux, osa disséquer des cadavres humains. Il put être guidé, dans ses premières recherches, par les traditions des embaumeurs égyptiens : il fut certainement encouragé par la faveur royale et défendu contre les protestations de l’opinion publique, qui l’accusait même de pratiquer des vivisections sur des criminels[65]. C’étaient les exécuteurs des hautes œuvres qui fournissaient des sujets au scalpel du savant.

A côté de ces rénovateurs de la médecine, qui suivaient à leur façon le mot d’ordre donné par Socrate, et, cherchant dans le cerveau l’attache de l’âme, se promettaient de connaître enfin l’homme tout entier, d’autres marchaient à la conquête de ces vastes espaces célestes vers lesquels la nouvelle philosophie ne voulait plus lever les yeux[66]. Nous ne connaissons guère d’Aristyllos et de Timocharès que leurs noms : nous savons pourtant que leurs observations sur les positions des étoiles et des planètes furent utilisées par Hipparque, qui leur dut sa découverte de la précession des équinoxes. Celles de Timocharès embrassaient une période allant de 293 à 272 avant notre ère. Elles avaient donc commencé sous le règne de Ptolémée Soter. Peut-être le vieux roi a-t-il été aussi témoin des premiers débuts de l’illustre Aristarque de Samos, le Copernic de l’antiquité. La plus ancienne observation que l’on cite de cet astronome est de l’an 280 avant J.-C.[67], postérieure, par conséquent, de trois ans à la mort de Soter ; mais il est permis de penser que ce n’était pas là le coup d’essai du jeune savant. En tout cas, Ptolémée put jouir de la gloire du géomètre Euclide, qu’il avait attiré à Alexandrie et dont il goûtait la naïve franchise. On raconte que Ptolémée, curieux de s’initier sur le tard aux mathématiques, ayant demandé s’il n’y avait pas une méthode plus facile que le long enchaînement des théorèmes, Euclide lui répondit : Il n’y a pas de sentier de traverse pour conduire les rois à la géométrie[68].

Ptolémée se sentait moins incompétent au milieu des lettrés. Son éducation de soldat ne l’avait guère façonné sans doute aux raffinements qui devaient être comme la marque de fabrique de la littérature alexandrine, et il est certain que son successeur prit plus de goût que lui à ces jeux laborieux de la Muse. C’est lui cependant qui transplanta sur le sol alexandrin la fleur capiteuse de l’élégie érotique. Il le fit sans y songer peut-être ; car, en invitant Philétas de Cos à venir diriger l’éducation de Philadelphe, c’est au professeur, au grammairien, qu’il s’adressait, et non à l’auteur de poésies galantes. Mais ce petit homme, chétif et valétudinaire, dont la maigreur était proverbiale, sut utiliser tous ses talents. Tout en instruisant son élève, il dut plaire aux princesses de la cour, qui supportaient les savants, mais leur préféraient sans aucun doute les chantres d’amour. L’amant en cheveux gris de la belle Battis leur apprit que l’amour pouvait mener les femmes à l’immortalité, et le succès de ces poésies de salon fit dès lors pressentir que Philétas ne manquerait pas de successeurs.

Une ville grecque ne pouvait guère se passer de théâtre. Nous ignorons si celui d’Alexandrie fut bâti par Ptolémée Soter ou par son successeur. C’est sous Philadelphe seulement qu’on entend parler de concours dramatiques accompagnant la célébration de grandes Dionysies et de la Pléiade tragique qui fournissait les pièces nouvelles. La comédie était plus difficile à acclimater que le drame héroïque. Il paraît que Ptolémée Soter fit des démarches pour attirer à sa cour des poètes comiques et qu’il n’y réussit pas. Ménandre déclina une invitation officielle[69] ; Philémon alla peut-être à Alexandrie, mais il rentra à Athènes après avoir constaté, s’il faut en croire une anecdote recueillie par Plutarque[70], que les rois supportent mal la plaisanterie. La comédie alexandrine n’a guère de nom à citer à côté de celui de Machon de Corinthe, qui, du reste, eut plus de succès en compilant des anecdotes scandaleuses pour les amateurs de morale facile. La littérature alexandrine a excellé dans la pornographie, et l’on peut juger par là des goûts de la cour. Ptolémée Soter y a sa part de responsabilité, car il n’était pas beaucoup plus scrupuleux, en fait de morale, que Démétrios Poliorcète.

Il s’intéressait cependant aussi à la littérature qui servait ses desseins politiques. Il avait écrit lui-même l’histoire d’Alexandre et la sienne dans des Mémoires dont la substance nous a été conservée par les emprunts d’Arrien. Il y a donc, dans l’histoire de la fin du IVe siècle avant notre ère, une foule de détails que nous voyons encore par ses yeux et qui nous sont garantis par sa parole royale[71]. Les auteurs de Mémoires sont généralement suspects de complaisance pour eux-mêmes ; mais Arrien accorde pleine confiance à Ptolémée, parce que, dit-il naïvement, étant roi, il lui eût été plus honteux qu’à un autre de mentir[72]. Le motif n’est pas de nature à convaincre tout le monde : mais nous n’avons pas de raisons positives pour récuser le jugement d’Arrien. On doit croire que le prudent Lagide, attentif à tirer parti de tout, se préoccupait de discipliner l’histoire, et que sa faveur allait de préférence à ceux qui pouvaient l’y aider. La manière — ou peut-être le caractère — de Théopompe lui plaisait peu sans doute[73], car on dit que l’historien, expulsé pour la seconde fois de Chios, fut assez mal accueilli à Alexandrie et jugea prudent de s’esquiver[74]. Nous ignorons si Lycos de Rhégion, qui fut en butte à la malveillance de Démétrios de Phalère[75], n’a pas été peut-être un favori du maître, dont l’Athénien aurait été jaloux. On ne saurait même affirmer que l’ouvrage de Lycos Περί Άλεξάνδρου fût l’histoire du conquérant macédonien plutôt que celle d’Alexandre d’Épire. Mais il semble bien que Hécatée d’Abdère écrivit à Alexandrie, ou tout au moins à l’instigation de Ptolémée, son Histoire d’Égypte (Αίγυπτιακά) et peut-être une Histoire des Juifs (Περί Ίουδαίων)[76]. La tâche à laquelle Ptolémée rapportait toutes ses pensées était de grouper sous sa main et de faire vivre en bonne intelligence trois races hétérogènes. Il était utile, à ce point de vue, de les faire connaître l’une à l’autre, et autant que possible par les traits les plus sympathiques de leur caractère ; de leur chercher des points de contact dans le passé ; de leur persuader qu’elles étaient faites pour s’entendre et se compléter réciproquement. Les Grecs étaient depuis longtemps disposés, sur la foi d’Hécatée de Milet et d’Hérodote, à se considérer comme les fils cadets de la civilisation égyptienne. On s’attendait à voir sortir des archives sacerdotales bien des secrets ignorés et de vives lumières sur les siècles dont la tradition hellénique n’avait nul souvenir. En attendant que le prêtre égyptien Manéthon se décidât à dévoiler ces arcanes[77], Ptolémée encourageait les chercheurs à étudier les antiquités du pays. Hécatée d’Abdère était un de ces nombreux Hellènes qui, sous Ptolémée fils de Lagos, partirent pour Thèbes et compilèrent des histoires égyptiennes[78]. Une partie importante de ses Αίγυπτιακά était consacrée à la philosophie des Égyptiens, c’est-à-dire à leur théologie, interprétée avec la compétence que pouvait apporter en ce genre d’études un Grec, ignorant la langue du pays et pyrrhonien par surcroît. En traitant des Juifs, Hécatée paraît avoir pris à tâche de justifier la politique suivie à leur égard par les Lagides. Quoique les fragments qui nous en restent proviennent d’une œuvre retravaillée et tournée au panégyrique par les Juifs alexandrins, il est à croire que les faussaires n’auraient pas prêté un tel langage au Pseudo-Hécatée, si l’ouvrage original n’avait déjà montré une bienveillance réelle de la part de l’auteur à l’endroit de la race juive. Le Pseudo-Hécatée vante, avec une indiscrétion qui éveilla de bonne heure le soupçon, l’indomptable fidélité des Juifs à leur religion, une religion sans idoles et sans superstitions ; leur loyauté, reconnue par Alexandre et assurée aux princes qui respectent leur attachement aux coutumes de leurs ancêtres ; enfin, l’énergie et la puissance prolifique de la race. C’est bien ainsi, comme on le voit par des citations empruntées aux Αίγυπτιακά[79], que le véritable Hécatée appréciait les Juifs. Il constatait, mais excusait par les souvenirs de l’Exode le trait le plus saillant et le plus antipathique du caractère juif, à savoir l’exclusivisme opiniâtre qui rendait cette race rebelle à toute fusion avec les Gentils. Enfin, si réellement Hécatée d’Abdère voulut entrer dans les vues de Ptolémée, on doit trouver ingénieux un système historique d’après lequel Égyptiens, Hellènes, Juifs, se trouvaient être non pas précisément de même race, mais du même pays. Hécatée racontait que jadis les Égyptiens, éprouvés par des fléaux qu’ils attribuaient à l’aversion de leurs dieux pour les étrangers, avaient expulsé ces étrangers. De ces exilés, les plus distingués et les plus vaillants étaient allés peupler la Grèce sous la conduite de Cadmos et de Danaos ; les autres, les plus nombreux, s’étaient installés avec Moïse dans le pays désert qui fut depuis la Judée. Il restait de ce récit l’impression que le présent ne faisait que renouer la chaîne des traditions passées, et que l’association autrefois rompue par un accès passager d’intolérance pouvait, grâce à la tolérance, se rétablir pour le plus grand profit de tous.

On voit que Ptolémée s’entendait à tirer parti des forces intellectuelles associées à son œuvre de prédilection. Qu’il ait compris aussi, ne fût-ce qu’à la réflexion, le prestige des arts plastiques[80], on n’en saurait douter quand on songe qu’il voulait faire d’Alexandrie la plus belle ville du monde et qu’il avait pour conseiller Démétrios de Phalère. Mais là encore, la préoccupation de l’utile primait toutes les autres. Les architectes et ingénieurs devaient être plus avant dans sa faveur que les artistes dont le talent n’allait qu’à procurer à un petit nombre de délicats de coûteuses jouissances. On dit pourtant qu’il offrit 60 talents au peintre Nicias pour un tableau de la Nekyia, et que l’artiste ne voulut pas le céder à ce prix[81]. L’anecdote prouve aussi que Ptolémée, en fait de surenchère, savait s’arrêter à temps. Il se fit peindre en costume de chasse, à moins de frais assurément, par Antiphile, qui avait à ses yeux au moins deux qualités : à savoir, d’être né en Égypte et d’avoir été, même à la cour de Macédoine, au temps de Philippe et d’Alexandre, le rival d’Apelle[82]. On dit que Ptolémée avait conçu une sorte d’antipathie pour Apelle. Il trouvait sans doute bien encombrant et bien vaniteux le personnage qui, avec une insolence tranquille, engageait Alexandre en visite à son atelier à se taire pour ne pas faire rire à ses dépens les garçons qui broyaient les couleurs[83]. Il se crut insulté lui-même lorsque, un beau jour, Apelle se présenta à sa table sans être invité. Informations prises, Apelle, jeté par la tempête à Alexandrie, avait été l’objet d’une mystification de la part de ses rivaux, qui l’avaient fait inviter par un bouffon de cour[84].

S’il y a quelque chose à retenir des anecdotes concernant la vie privée de Ptolémée Soter, c’est qu’il était d’un abord facile, familier avec ses amis[85], de goûts simples, faisant son métier de roi sans faste et sans étiquette, sans l’étalage de magnificence et les allures de monarque oriental qui caractérisent la manière de son successeur. Il sentait encore le parvenu, mais dans le bon sens du mot ; c’est-à-dire qu’il n’avait pas l’orgueil majestueux des porphyrogénètes et n’acceptait d’être dieu que pour ses sujets égyptiens.

Il laissa le royaume prospère, pourvu de bonnes finances et sagement administré. Le moment n’est pas venu d’examiner dans le détail cette administration dont il eut la sagesse d’utiliser, sans les déranger, les habitudes séculaires, et nous ne dirons rien non plus ici de la constitution alexandrine, qui dut être, ainsi que celle de Ptolémaïs, son œuvre personnelle. En toutes choses, il a été l’initiateur, et il est resté pour ses descendants le grand ancêtre, celui dont ils ont tous porté le nom et reproduit la figure sur leurs monnaies. Il a préparé le règne suivant, qui marque l’apogée rapidement atteint et annonce déjà la décadence prochaine de la puissance des Lagides.

 

 

 



[1] Je m’abstiens des inductions psychologiques tirées de l’iconographie. L’application de la physiognomonie à l’histoire m’a toujours paru un procédé suspect, et les astrologues m’en ont tout à fait dégoûté. Les monnaies des Lagides reproduisent le plus souvent le type de Ptolémée Soter (Bérénice et Arsinoé II sur les monnaies ancestrales) : les autres n’y figurent que par exception.

[2] Cf. Schreiber, Die Götterwelt Alexandriens (Philologenversammlung in Görlitz, 1889, pp. 307-312). Die neuesten Fortschritte der alexandrinischen Forschung (Philologenversammlung in Bremen, 1899, pp. 34-38). A. Bouché-Leclercq, La politique religieuse de Ptolémée Soter et le culte de Sérapis (Rev. de l’Hist. des Relig., XLVI [1902], pp. 1-30), article reproduit ici en substance.

[3] Sur le souci de la pureté matérielle chez les Égyptiens, surtout chez les prêtres, voyez Hérodote (II, 37). De là l’antipathie pour les étrangers qui faisaient fi de ces minutieuses observances : aussi pas un Égyptien ni une Égyptienne ne baiserait un Hellène sur la bouche et ne se servirait soit du couteau, soit de la broche ou de la marmite d’un Hellène (II, 41). Il n’y a que l’Hellène pour acheter la viande des victimes expiatoires, chargées d’imprécations (II, 39). Il y avait là le germe d’intolérance qui s’est pleinement développé dans le judaïsme. Dans l’ethnographie astrologique de Cl. Ptolémée (Tetrab., II, 3), les Égyptiens sont encore signalés comme φιλόθεοι καί δεισιδαίμονες καί θεοπρόσπλοκοι.

[4] Diodore, I, 84. Les anecdotes les plus vraisemblables n’inspirent qu’une confiance médiocre. Polyen (VII, II, 7) croit savoir que Darius en avait fait autant et plus. Il avait promis cent talents d’or à qui trouverait le remplaçant d’un Apis défunt. Alexandre avait fait ses dévotions aux autres dieux et à Apis (Arrien, III, 1).

[5] H. Brugsch, Ein Decret Ptolemaios des Sohnes Lagi des Satrapen (Zeitschr. f. Æg. Sprache, IX [1871], p. 1-13). La traduction courante, allégée des longues formules protocolaires, que Brugsch donne à la suite de sa traduction littérale, est reproduite et commentée par C. Wachsmuth, Ein Dekret des ägyptischen Satrapen Ptolemaios I (Rhein. Mus., XXVI [1871], p. 463-472). C’est celle que nous retraduisons ci-après, sauf le mois de Thoth.

[6] La mort d’Alexandre IV, point de départ des ères diverses après Alexandre, doit être antérieure à octobre 311. J’ignore absolument pourquoi Brugsch interprète tep sha-t, début de l’inondation, par mois de Thoth, dans sa traduction courante ; attendu que le 1er Thoth correspondait alors au 9 novembre, c’est-à-dire au plein de la crue.

[7] La formule toujours vivant est de protocole et s’applique, dans le décret, même au roi Khabbash. Le titre Hon, signifiant celui qui ordonne (trad. Amélineau), est rendu indifféremment par Majesté ou Sainteté.

[8] C’est un véritable cliché, qui reparaît sur la stèle de Pithom pour Philadelphe, sur celle d’Adulis et de Canope pour Évergète.

[9] Allusion à l’expédition de 312, qui eut, en réalité, une issue moins glorieuse. Quant aux exploits de la flotte, on peut les identifier avec la victoire remportée en 315 par Polyclitos à Aphrodisias, sur la côte de Cilicie.

[10] Ce pays de Mermerti (leçon incertaine) doit être la Marmarique, la région qui sépare l’Égypte de la Cyrénaïque.

[11] Ce lac était la Βουτική λίμνη de Strabon (XVII, p. 802).

[12] Khabbash (Khabbtsha) avait été élu roi par les Égyptiens révoltés contre Darius en 486 (cf. Wiedemann, Ægyptische Geschichte [Gotha, 1884], p. 685. Maspero, Hist. anc. des peuples de l’Orient, III [1892], p. 713-715).

[13] Ce fut encore plus tard le refuge d’Amyrtæos (Thucydide, I, 110).

[14] Il y a ici dans le texte quelques lacunes, que je comble, au juger, avec une restitution peut-être hérétique. M. Amélineau veut bien lever mes scrupules sur ce point. Le Sha-t est Inondation, et celui qui est dans le Sha-t est le dieu ou élément divin qui possède et communique la fécondité.

[15] Les prêtres fabriquaient parfois des actes de donation apocryphes au nom des Pharaons, pour pouvoir proposer aux Ptolémées les exemples des anciens rois. Telle l’inscription trouvée dans l’îlot de Sahel par M. de Morgan, document attribué par les prêtres de Khnoumou au Pharaon Zosiri, de la troisième dynastie (C.-R. de l’Acad. des Inscr., 19 mai 1893, p. 156). C’est un procédé qui rendit encore de bons services aux clercs du moyen âge.

[16] Cf. Rosellini, Monum. di Egitto, Mon. Stor., II, p. 290 sqq. IV, p. 259 sqq. Monum. di culto, p. 321. Inscription hiéroglyphique de Louqsor, relatant les dépenses faites pour le temple par les rois Philippe et Alexandre (Athenæum, n° 3305 [1891], p. 288). Travaux exécutés, au nom du roi Philippe, à Louqsor (G. Bénédite, Égypte [Guides Joanne, Paris, 1900], p. 469) et à Karnak (p. 484) ; au nom du roi Alexandre, à Beni-Hassan (p. 403), à Louqsor (p. 470) et à Karnak (p. 485).

[17] E. Révillout, Revue Égyptol., I, 49 sqq. 145 sqq. II,1 sqq. 52 sqq. Cf. D. Mallet, Les premiers établissements des Grecs en Égypte (Mém. de la miss. arch. du Caire, XII, 1, Paris, 1893), p. 130-131. Les imprécations fulminées contre les usurpateurs des biens du clergé et n’empêchaient pas toujours les barons ou le roi de porter la main sur les revenus des temples : sinon l’Égypte serait promptement devenue terre sacerdotale d’une frontière à l’autre. Même réduit par des usurpations périodiques, le domaine des dieux couvrait en tout temps un tiers environ du territoire (G. Maspero, Hist. ancienne des peuples de l’Orient classique, I [1895], p. 303).

[18] Ps. Aristote, Oecon., 2, 25-53. Cf. G. Maspero, op. cit., III [1899], p. 759. En revanche, son successeur Nectanébo II octroya à la déesse Nit, de Saïs, une dîme gagée sur les recettes des douanes de Honnit (Branche Canopique) et de Krati (Naucratis). Sur cette stèle de Nectanébo, voyez Maspero in C.-R. de l’Acad. d. Inscr., 29 déc. 1899, p. 793-795. A. Erman et U. Wilcken, in Zeitschr. f. Ægypt. Sprache, XXXVIII [1900), p. 127-135.

[19] Hérodote, II, 112. Il y avait aussi à Memphis, au moins depuis le temps d’Amasis, des Έλληνομεμφϊται et des Καρομεμφϊται, qui s’alliaient par mariage à la population indigène (Steph. Byz., s. v. Έλληνικός et Καρικός). Les Έλληνομεμφϊται sont nommés dans un papyrus du 1er siècle (?) avant J.-C. (Brit. Mus. Pap., I, p. 49).

[20] Hérodote, III, 26.

[21] Strabon XVII, p. 792. Dans l’inscription de 311, le satrape Ptolémée est dit installé au bord de la mer Ionienne dans la forteresse du roi Alexandre, qui s’appelait autrefois Rhakotis.

[22] Ps. Aristote, Oecon., 2, 33. Le nom égyptien de Canope parait avoir été Kâh-n-noub. La ville, qui a donné son nom à la Bouche Canopique, est mentionnée par Eschyle (Suppl., 311) et par Hérodote (II, 97).

[23] Sur la population d’Alexandrie, voyez Polybe, XXXIV, 14. Polybe, qui ne considère pas les Juifs comme des citoyens, distingue trois éléments ou races (γένη) : les indigènes égyptiens, les mercenaires, et les Alexandrins proprement dits, de race hellénique.

[24] Sur les Juifs alexandrins, le travail le plus récent est l’article Alexandria (de E. Schürer et Eli Hazan) dans The Jewish Encyclopedia de New-York, I [1901], p. 361-368.

[25] Joseph., C. Apion., II, 4. Les assertions de Josèphe ont été révisées et fortement émondées par la critique moderne.

[26] Sur le culte de Sérapis ou Sarapis (orthographe grecque, sur laquelle a prévalu dans l’usage l’orthographe latine), seul ou associé à Isis, il y a tout une littérature. Voyez P. E. Jablonski, Pantheon Ægyptiorum., Francof. ad Viadrum, 3 vol. 1750-1752. T. I, cap. 5. II, cap. 3. Fr. Creuzer, Dionysus : IV. De Sarapide et Baccho Pelasgio, p. 173-308. J. Guigniaut, Sérapis et son origine (inséré au t. V du Tacite de Burnouf, Paris, 1828, p. 531-558). W. Th. Streuber, Sinope, Basel, 1855. E. Plew, De Sarapide, Regiomont., 1868. Ueber den Ursprung des Sarapis (Jahrbb. f. kl. Philol., CIX [1874], p. 93-96, recension et réfutation de Lumbroso). G. Lumbroso, Ricerche alessandrine (Mem. d. Accad. di Torino, XXVII [1811], p. 189 sqq.). L’Egitto al tempo dei Greci e dei Romani, Roma, 1882, cap. XVI (2e édit. 1895). J. Krall, Tacitus und der Orient. I Theil, Die Herkunft des Sarapis, Wien, 1880. A. Bouché-Leclercq, Hist. de la Divination, III [1880], p. 377-394. Les reclus du Sérapeum de Memphis (Mél. Perrot, 1903). G. Lafaye, Histoire du culte des divinités d’Alexandrie, Sérapis, Isis, Harpocrate et Anubis, hors de l’Égypte, Paris, 1883. W. Drexler, Der Isis- und Sarapiscultus in Kleinasien (Num. Zeitschr., XXI, p. 1-234), Wien, 1889. Der Kultus der ägyptischen Mythologie in den Donauländern (Mythol. Beitr., I. Wien, 1890). A. Dieterich, Ueber den Ursprung des Serapis, in Verhandl. d. Philologenversamml. in Dresden. Leipzig, 1891, p. 31-33. E. Preuschen, Mänchtum und Sarapiskult. Gymn. Progr. Darmstadt, 1899.

[27] Il y avait déjà un culte égyptien hellénisé, celui d’Ammon-Râ dans l’Oasis. Ptolémée lui éleva un autel commémoratif dans son temple (Pausanias, IX, 16, 1), mais ne crut pas devoir essayer de déplacer le centre de son culte, qui serait nécessairement resté plus thébain et cyrénaïque qu’alexandrin.

[28] Sur l’assimilation de Sérapis à Dionysos et d’Isis à Déméter, voyez M. Wellmann, Ægyptisches (Hennes, XXXI [1896], p. 221-253), p. 221-228. Cf. Maron, de Maronée en Thrace, petit-fils de Dionysos et compagnon d’Osiris (Diodore, I, 18 et 20), éponyme d’un dème alexandrin.

[29] Orphée était très connu en Grèce depuis la publication de ses œuvres, colligées et, disait-on, falsifiées ou fabriquées par Onomacrite, au temps des Pisistratides. Les Pythagoriciens et les Orphéotélestes avaient fait pénétrer les idées orphiques, les uns dans les spéculations savantes, les autres dans les croyances populaires. Enfin, les mystères, et notamment ceux d’Éleusis, paraissent bien avoir exploité un fonds d’idées tout à fait analogue ou identique, qu’on peut croire emprunté directement à l’Égypte (cf. P. Foucart, Rech. sur l’origine et la nature des mystères d’Éleusis, Paris, 1895). Orphée passait pour avoir vécu en Thrace et avoir frayé avec les Boréades. On retrouve, dans cette figure légendaire, revendiquée par deux religions rivales, des traits empruntés au type d’Apollon et le caractère le plus saillant du Dionysos osiriaque, la mort violente et la dispersion des membres, recueillis ensuite par Athéna ou par les Muses, comme ceux d’Osiris l’avaient été par Isis. La descente aux enfers, la résurrection espérée pour Eurydice, tout cela suggère des rapprochements sur lesquels il est inutile d’insister. Hérodote (II, 81) estimait déjà que les rites appelés orphiques et bachiques étaient en réalité égyptiens et pythagoriens. Cf. l’article Orpheus (de O. Gruppe) dans le Roschers Lexicon, V [1901], p. 1058-1207.

[30] Athenod. ap. Clément Alex., Protrept., p. 14 Sylb. = FHG., III, p. 488. L’Apis vivant appelé 0a6poritt ; dans un papyrus du Sérapeum de Memphis (Br. Mus. Pap., I, p. 28 Kenyon). Cf. Nymphod. ap. Clément, Strom., I, p. 139 = FHG., II, p. 380. Plutarque, Is. et Osir., 29. Σάραπις = σορός + Άπις, dans Augustin, C. Dei, XVIII, 5, et Suidas (s. v.). Jablonski a tiré du copte une étymologie étrange, Sar-Api, signifiant colonne de numération ou Nilomètre (Suidas, s. v. Σάραπις). De là, son système des deux Sérapis ; le Memphitique ou Serapis Niloticus, et l’Alexandrin ou Serapis cælestis ou Sol inferus.

[31] Athénodore et Isidore, cités par Clément Alex., Protrept., p. 14 Sylb. = FHG., III, p. 487. Evergète nommé par Tacite : Seleucia urbe Suriæ accitum regnante Plolemæo quem tertia actas tulit (Tacite, Hist., IV, 84).

[32] Plutarque, Is. et Osir., 29. Soll. anim., 36. Tacite, Hist., IV, 83-84. Cf. Eustathe ad Dion. Perieg., 235 = Steph. Byz., p. 571 Meineke.

[33] Clément Alex., loc. cit.

[34] Plutarque, Alexandre, 16, Arrien, Anabase, VII, 26.

[35] Explication suggérée, sinon adoptée, par Jablonski et Guigniaut, reprise par letronne et, après que Brugsch eut établi la corrélation Σινώπιον = Senhapi, par G. Lumbroso. Elle est, ce me semble, complétée d’une façon satisfaisante si l’on admet pour auteur de ce quiproquo étymologique le grammairien Apion. Je renvoie, pour la discussion du sujet, à La politique religieuse de Ptolémée Soter et le culte de Sérapis.

[36] J’ai proposé, dans l’article précité, d’identifier le Sérapis alexandrin avec un Asklépios que Pline (XXXIV, § 73) mentionne comme œuvre de Bryaxis. Pline n’a parlé nulle part du Sérapis grec d’Alexandrie, et il ne serait pas étonnant qu’un compilateur de sa force n’ait pas reconnu la transformation.

[37] Au temps de Strabon (XVII, p. 801), les consultations avaient lieu dans le Sérapeum de Canope.

[38] Diogène Laërte, V, § 76. Cf. Artémidore, Onirocr., II, 44. Le type de Sérapis n’apparaît que tard sur les monnaies alexandrines ; mais on a une dédicace alexandrine du temps de Ptolémée Soter (Strack, n. 4).

[39] L’assertion de Macrobe (I, 7, 14-15) est fondée sur une théorie pythagoricienne, la prétendue horreur des Égyptiens pour les sacrifices sanglants. La théorie étant fausse, l’assertion pourrait bien l’être aussi. Elle est cependant plausible. Les prêtres de Memphis et de Thèbes ne purent voir d’un bon œil l’élément étranger s’infiltrer partout, propageant le culte qui symbolisait la fusion des races. Il est question (Lucien, Hippias, 2) d’une rébellion à Memphis, que Sostrate conseille de dompter en détournant le cours du Nil : mais, avec Lucien, on peut toujours soupçonner un anachronisme. Au temps d’Ælius Aristide (In Serap., I, p. 96 Dind.), Sérapis avait quarante-deux temples en Égypte (onze énumérés par G. Parthey, Plutarque über Isis u. Osiris [Berlin, 1830], p. 216-7) et un bien plus grand nombre dans le reste de l’empire romain.

[40] Nous n’avons pas à suivre le prodigieux travail d’assimilation qui permit à chaque peuple, et pour ainsi dire à chaque individu, de reconnaître son idéal divin ou son dieu préféré dans Sérapis. Le dieu alexandrin fut à volonté Zeus, Pluton, Dionysos, Asklépios pour les Grecs, Baal, Mén, etc. pour les Asiatiques, et finalement Pantheus. Les évhéméristes découvrirent que Sérapis était le roi argien Apis mis au tombeau (dans le σορός). Sérapis n’était plus seulement hellénisé, mais Hellène. Les Juifs eux-mêmes et les chrétiens se décidèrent sur le tard à l’incorporer à leurs traditions par le procédé évhémériste. Sarapis devint le descendant de Sara, c’est-à-dire Joseph, qui, sous les Pharaons, avait été préposé aux subsistances, comme l’indiquait le boisseau placé sur sa tête (Tertullien, Ad. nat., II, 8. Firmic. Mat., De err. prof. relig., 13. Suidas, s v. Σάραπις). Sur l’expansion du culte, voyez les travaux précités de G. Lafaye et W. Drexler.

[41] Vitruve, II, præf. 4 : Dinochares dans Pline (V, § 62. VII, § 125) et Ausone (Mosell., 312). Les éditeurs de Strabon (XIV, p. 641) corrigent Χειροκράτους en Δεινοκράτους. Ce Dinocrate passait pour avoir construit le T. d’Artémis à Éphèse (Strabon, ibid.). Sur la description et l’historiographie d’Alexandrie s’accumulent quantité de travaux et de plans qu’on trouvera indiqués dans l’article Alexandreia de la R.-E. de Pauly-Wissowa (I [1894], p. 1376-1388) par Puchstein. Ajouter le plan dressé en 1898 par G. Botti, dans Mahaffy, History of Egypt (London, 1899). G. Lumbroso a résumé ses nombreuses Ricerche alessandrine dans la 2e édition de son Egitto al tempo dei Greci e dei Romani, Roma, 1895.

[42] Strabon, XVII, p. 791. Pline, XXXVI, § 83. Lucien, Quom. hist. conscrib., 62. Cf. Lumbroso, op. cit., ch. XIII. P. Perdrizet, Sostrate de Cnide, architecte du Phare (Rev. des Ét. anciennes, I [1899], p. 261-273). Restauration architecturale du Phare par F. Adler, Der Pharos von Alexandria, fol. Berlin, 1901. Les légendes arabes (cf. M. van Berchem in C.-R. de l’Acad. d. Inscr., 1898, p. 339-345) se sont superposées aux légendes antérieures, qui attribuaient la construction de cette merveille tantôt à Alexandre (Ps. Callisth.), tantôt à Cléopâtre (Ammien Marc., XXII, 16, 9). On discute encore sur le conte rapporté par Lucien et pris au sérieux par Letronne (Recueil, II, p. 529-533), d’après lequel l’architecte avait éludé la défense de mettre son nom sur le monument en cachant sa dédicace personnelle (Σώστρατος Δεξιφάνους Κνίδιος θεοΐς Σωτήρσιν) sous une couche caduque de plâtre. G. Lumbroso l’explique — trop ingénieusement — par un calembour gréco-latin sur Σώστρατος (substratum) mis au jour (δεξιφάνης). La mention θεοΐς Σωτήρσιν ne peut dater au plus tôt que du règne de Philadelphe.

[43] Il est permis de croire qu’Hippodamos et Dinocrate (de Macédoine, Vitruve, II, p. I, ou de Rhodes, Jul. Valer., I, 25) avaient entendu parler de la théorie étrusco-italique du temple, appliquée à la fondation des cités.

[44] Φάρος est aussi le nom d’une île illyrienne, colonie homonyme de Paros.

[45] Il y eut par la suite un autre bassin pour les navires de guerre, le Kibotos, dans le port de l’Ouest. Nous reviendrons sur ces détails à propos de la Guerre alexandrine de J. César.

[46] La légende s’obstinait à placer la construction de la digue (donnée comme τετραστάδιον) par Dexiphane, père de Sostratos, au temps de Cléopâtre (Chron. Pasch., p. 363, Bonn. Tzetz., Hist., II, 26. IV, 503. VI, 293).

[47] Strabon, XVII, p. 194. Strabon, qui suppose le corps d’Alexandre amené directement de Babylone au lieu όπου νΰν έτι κεΐται, pense évidemment que le Séma fut bâti par Ptolémée Soter. Mais un renseignement égaré dans les collections byzantines de Proverbes (Zenob., Cent., III, 94 in Paroemiogr. gr., I, p. 81) affirme que le Séma fut édifié par Ptolémée IV Philopator. Ce doit être une méprise, explicable par le fait que Philopator (voyez ci-après, chap. VIII, § 3) réorganisa et compléta le culte dynastique.

[48] D’après Diogène de Laërte (II, § 111), c’est Ptolémée lui-même qui aurait donné à Diodore, par moquerie, le sobriquet de Κρόνος, allusion au vieil invalide divin, ou même, pour les amateurs de jeux de mots, à l’âne (όνος). Cf. E. Zeller, Philos. d. Gr., II2, p. 210, 6.

[49] Diogène Laërte, II, § 115.

[50] Diogène Laërte, II, § 101.

[51] Cicéron, Tusculanes, I, 43. Cf. Plutarque, De amor. prol., 5. Diogène Laërte, VI, § 97. Lysimaque supportait mieux, parait-il, les plaisanteries sur son avarice (Athénée, VI, p. 246 e).

[52] Caryst. Pergam. ap. Athénée, XIII, p. 610 e = FHG., IV, p. 358. Il parait qu’un Antiochos (VII Sidetes) en fit autant plus tard (Athénée, XII, p. 547).

[53] Cicéron, Tusculanes, I, 34. Valère Maxime, VIII, 9, 3. Doctrine des Ήγησιακοί (Diogène Laërte, II, § 93-95).

[54] On ne saurait trop se méfier des bavardages malveillants de Douris de Samos (ap. Athénée, XII, p. 542 c). Nous n’avons plus, pour le contrôler, le Περί τής δεκαετίας de Démétrios, apologie de ses actes durant son décennat.

[55] D’après Polyen (III, 15), il échappa à la police de Lysimaque en se cachant dans une voiture de foin et se sauva en Épire. Suivant Herinippos (ap. Diogène Laërte, V, § 78), il se réfugia auprès de Ptolémée, par crainte d’Antigone (Gonatas). C’est sans doute par distraction que Mahaffy (Empire, p. 92, 1) suppose qu’il a pu s’embarquer, dès 307, à bord de la flotte égyptienne.

[56] Ælien, Var. Hist., III, 17.

[57] Cf. W. Weinberger, Ueber das Wort Μουσεΐον und das Alexandrinische Museum (Jahrbb. f. Phil., CXLV [1892], p. 268-272). Μουσεΐον à Tarente (Polybe, VIII, 27, 11) ; à Stagire (Theophr., H. Plant., IV, 16, 3. Pline, XVI, § 133).

[58] Diogène Laërte, V, §§ 39. 51 sqq.

[59] Le premier potentat qui ait eu l’idée de se faire une bibliothèque fut le tyran d’Héraclée, Cléarque, disciple d’Isocrate et de Platon (FHG., III, p. 527). Les Athéniens ne songèrent pas, même au temps de Périclès, à reconstituer la bibliothèque fondée par les Pisistratides et enlevée par Xerxès. Elle leur fut rendue par Séleucos Nicator (Gell., VII [VI], 17).

[60] La tradition qui attribue la fondation de la Bibliothèque à Ptolémée II n’a pour garant que la lettre d’Aristéas, c’est-à-dire un apocryphe. Comme cette même tradition attribue un rôle actif à Démétrios de Phalère, qui est tombé en disgrâce au début du règne de Philadelphe, cet indice autorise à remonter au règne de Soter.

[61] Cf. G. Rodier, La physique de Straton de Lampsaque, Paris, 1891. L’auteur suppose que Straton fut appelé à Alexandrie vers 300, et remplacé en 294 par Philétas. Les raisons alléguées, v. g. la correspondance de Straton avec Arsinoé (Diogène Laërte, V, § 60), sont peu probantes.

[62] Plutarque, Apophth. Dem. Phal. Il n’est guère de philosophe marquant, à l’époque, — sauf les Épicuriens — qui n’ait écrit un Περί βασιλείας. On en cite d’Aristote, de Théophraste, de Cléanthe, Sphæros, Persteos, etc. Démétrios de Phalère figure dans la liste pour un traité intitulé Πτολεμαΐος ά (Diogène Laërte, V, 81), qui pourrait être sur le sujet à la mode. Le pli était si bien pris que, des siècles plus tard, la vogue étant revenue aux directeurs de conscience, Dion Chrysostome écrivit encore pour Trajan quatre discours περί βασιλείας, et Plutarque quantité de dissertations analogues.

[63] Diogène Laërte, VII, § 7-10. Il va sans dire que l’authenticité de cette lettre d’Antigone n’est pas à l’abri de tout soupçon.

[64] Diogène Laërte, VII, § 177-185.

[65] Cels., Præfat. Tertullien, De anima, 10.

[66] Xénophon, Mémorables, IV, 7, etc. Cf. Bouché-Leclercq, L’Astrologie grecque, [Paris, 1899], p. 17-19.

[67] Ptolem., Almag., III, 2.

[68] Procl. ad Euclid., Il. Anecdote sans garantie : d’autres prêtaient le mot au géomètre Ménæchme, qui aurait fait cette réponse à Alexandre (Exc. ex Joann. Damasc. in Stob., vol. IV, p. 205 Meineke).

[69] Pline, VII, § 111. Alciphr., Epist., II, 3-4. Ménandre étant mort en 290, l’invitation venait bien de Ptolémée Soter.

[70] Plutarque, De virtut. moral., 10. De cohib. ira, 9. Cf. Alciphr., loc. cit. D’après Plutarque, Philémon avait ridiculisé Magas en plein théâtre, en disant qu’il ne savait pas lire les messages envoyés par le roi. C’était une allusion politique, qui n’avait de sel que pour un public alexandrin, au temps où Magas était brouillé avec Philadelphe. Philémon mourut presque centenaire en 262. Il a très bien pu aller en Égypte au temps de Soter. Mais tout est ici conjecture. On dit que Philémon ayant été jeté par une tempête sur la côte cyrénaïque, Magas le fit saisir, et, se vengeant par une plaisanterie féroce, fit mine de lui couper le cou ; après quoi, il le congédia en lui donnant des joujoux (De cohib. ira, 9).

[71] U. Wilcken, Ύπομνηματισμοί (Philol., LIII [1894], p. 112-126), concluait de ού πόρρω κτλ. dans Arrien (VII, 26, 3) que les Mémoires de Ptolémée (Scr. rer. Al. M., p. 86-93 Didot) n’allaient pas au-delà de la mort d’Alexandre. Thèse réfutée par J. Kærst, Ptolemaios und die Ephemeriden Alexanders des Grossen (Philol., LVI [1897], p. 334-339), qui traduit ού πόρρω par haud secus.

[72] Arrien, Anabase, Proœm. 2.

[73] Ce maledicentissimus scriptor (Cornelius Nepos, Alcibiade, 11) avait signalé tout ce qu’il avait pu trouver αίσχρών καί δεινών (Polybe, VIII, 13) dans la vie de Philippe de Macédoine, et notamment les conséquences fâcheuses, au point de vue dynastique, de sa passion pour les femmes (VIII, 11). Ptolémée, imitateur, sinon fils, de Philippe (Pausanias, I, 6, 8), pouvait prendre sa part de la leçon et n’en savoir aucun gré à l’auteur.

[74] Photius, Bibl., cod. 186, p. 120 Bekker. C. Müller (FHG., I, p. LXVIII) substitue par distraction Philadelphe à son père, tout en constatant que Théopompe, né vers 380, n’a pas dû vivre beaucoup au-delà de 306.

[75] Suidas, s. v. Λύκος. Cf. FHG., II, p. 370.

[76] Sur Hécatée d’Abdère ou de Téos (FHG., II, p. 384-396) comme source de Diodore, cf. E. Schwartz, Hekatæos von Teos (Rhein. Mus., XL [1885], p. 223-262) ; Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au Judaïsme (Paris, 1895), p. 14-20 ; et, en dernier lieu, M. Willrich, Judaica (Göttingen, 1900), p. 86-130. Hécatée avait confectionné une histoire à la mode d’Évhémère, rattachée à l’histoire grecque. C’est lui probablement qui avait imaginé un Macédon, fils d’Osiris, fait roi de Macédoine par Osiris (Diodore, I, 20). Quant au Περί Ίουδαίων, exploité par Josèphe (C. Apion., I, 22 = FHG., II, 384396), on n’en peut rien dire, sinon que, en règle générale, tout ce qui touche aux Juifs — surtout aux Juifs alexandrins — est suspect d’interpolation ou tout à fait apocryphe.

[77] En ce qui concerne Manéthon (FHG., II, p. 511-616), il est impossible de faire le triage des parties apocryphes, et de dater les étapes de sa carrière, qui s’étend sur deux règnes. La dédicace Βασιλεΐ μεγάλω Πτολεμαίω Φιλαδελφω σεβαστώ κτλ (ap. Syncell.) est apocryphe pour trois raisons au moins : Ptolémée II ne s’appelait pas de son vivant Philadelphe ; il n’était pas σεβαστός, et la formule έρρωσο eût été une inconvenance.

[78] Diodore, I, 46.

[79] Diodore, XI., 3. Hécatée, qui avait écrit même une histoire des fabuleux Hyperboréens, était de ces Hellènes admirateurs des Barbares, et surtout égyptomanes, si nombreux depuis Hérodote et Platon (cf. L’Astrologie grecque, p. 35, 1). Il ne connaissait évidemment pas les textes bibliques, qui n’étaient pas encore traduits, car l’histoire des Juifs commence pour lui à Moïse. Willrich (op. cit.) discute longuement la question controversée de l’âge du Pseudo-Hécatée.

[80] Rappelons ici, sans insister sur l’hypothèse discutée plus haut, la statue de Sérapis.

[81] Plutarque, Non posse suav. viv., 11.

[82] Cet Antiphile avait un talent dangereux pour la caricature : un certain Gryllos en fut, dit-on, victime. On voit apparaître, à l’époque, la diffamation par le pinceau, s’attaquant non seulement aux types mythologiques, mais aux rois et, qui pis est, aux reines. Cf. l’histoire, assez invraisemblable d’ailleurs, de Ctésiclès exposant à Éphèse un portrait de la reine Stratonice aux bras d’un amant de la basse classe (Pline, XXXV, § 140).

[83] Pline, XXX, § 86-89.

[84] Lucien (De calumn., 2-5) a bâti là-dessus un roman plein d’anachronismes. Apelle est accusé par Antiphile auprès de Ptolémée d’avoir trempé dans un complot tramé à Tyr par l’Étolien Théodote. Son innocence est reconnue, et Antiphile livré à sa merci ; mais Apelle se contente, pour toute vengeance, de peindre le tableau de la Délation. Or, la trahison de Théodote est de 219, sous le règne de Ptolémée IV Philopator, d’une époque où Apelle et Antiphile étaient morts depuis longtemps. Les historiens de l’art qui se croient obligés de supposer un second Apelle et un autre Antiphile font plus d’honneur à Lucien qu’à leur sens critique.

[85] Plutarque (Apophth. reg.) raconte qu’il soupait et couchait souvent chez ses amis et, pour recevoir chez lui, leur empruntait leur vaisselle, ne possédant lui-même rien au-delà du nécessaire, mais trouvant plus royal d’enrichir les autres que d’être riche. C’est encore de la légende, le charme et la plaie de l’histoire.