HISTOIRE DES LAGIDES

TOME PREMIER — LES CINQ PREMIERS PTOLÉMÉES (323-181 avant J.-C.)

 

CHAPITRE II. — PTOLÉMÉE SATRAPE D’ÉGYPTE (323-305).

 

 

Depuis dix ans qu’elle était incorporée à l’empire d’Alexandre, l’Égypte vivait sous un régime provisoire que le conquérant avait institué à la hâte et n’avait surveillé que de très loin. Accueilli par les Égyptiens en libérateur et assuré de l’appui du clergé, qui l’avait reconnu pour fils d’Ammon et lui avait conféré l’investiture religieuse, Alexandre n’avait pas cru devoir prendre de précautions contre les indigènes. Il s’était plutôt préoccupé de prévenir les excès de pouvoir ou les défections possibles des dépositaires de son autorité. Il avait fait de cette autorité deux parts, dont chacune était confiée à plusieurs mandataires. Les pouvoirs militaires étaient exercés par deux stratèges et un navarque ; les pouvoirs civils par deux nomarques égyptiens, Doloaspis et Petisis, avec mission d’appliquer les coutumes du pays. Enfin, la perception des taxes dans le pays tout entier était aux mains d’une sorte de surintendant des finances, Cléomène de Naucratis[1]. Mais cet ingénieux système s’était rapidement détraqué au profit du fonctionnaire qui, par les finances, tenait le grand levier du gouvernement. Au bout de deux ou trois ans, Cléomène était considéré comme le gouverneur de l’Égypte et commandait en maître. C’est lui, nous l’avons dit, qui était chargé de poursuivre la grande œuvre du règne, la construction d’Alexandrie[2], et l’on comprend que la direction de pareils travaux l’ait mis hors de pair. Mais avec sa puissance grandit l’impopularité qui s’attache toujours aux mesures fiscales. Il est probable qu’au lieu de se borner à pressurer le fellah, habitué à souffrir sans se plaindre, il s’était attaqué au clergé[3], et surtout aux marchands et spéculateurs grecs qui s’étaient abattus sur l’Égypte à la suite des conquérants. Cléomène passait pour avoir commis d’effroyables exactions et amassé ainsi d’immenses richesses. On l’accusait, à Athènes notamment, de spéculer sur les blés par des intermédiaires et de provoquer ainsi des hausses artificielles sur les marchés[4]. Des plaintes étaient parvenues à Alexandre, qui depuis l’affaire d’Harpale, n’était plus aussi confiant qu’autrefois en la loyauté de ses serviteurs : mais Alexandre, tout en admettant comme possible la culpabilité de Cléomène, tint celui-ci pour absous présentement, et même à l’avenir, à condition qu’il élèverait des monuments en l’honneur d’Héphestion à Alexandrie et dans l’île de Pharos. Arrien, qui considère Cléomène comme un méchant homme, coupable de nombre d’iniquités commises en Égypte, blâme avec raison l’indulgence capricieuse du maître, aux yeux duquel une flagornerie effaçait tous les péchés[5].

 

§ I. — PTOLÉMÉE SOUS PERDICCAS (323-321).

Arrien ne fait ici que répéter ce qui se disait autour de Ptolémée quand le nouveau satrape mit le pied sur la terre d’Égypte. Ptolémée dut prêter à ces propos une oreille complaisante. Il lui fallait avant tout assurer son indépendance en se débarrassant du contrôle de l’agent de Perdiccas, et il ne put qu’être charmé de rencontrer tant de gens intéressés comme lui à la perte de Cléomène. Son parti fut bientôt pris. Il condamna à mort un homme qu’il savait attaché à Perdiccas et par cela même peu sûr pour lui[6]. Avec l’argent confisqué, il enrôla des mercenaires, et il eut bientôt autour de lui des officiers dévoués et capables, car sa douceur fit accourir auprès de lui un grand nombre d’amis[7]. Pourvu de troupes grecques qui étaient bien à lui, déjà populaire parmi les Égyptiens, dont il respectait les coutumes[8] et assurait le repos, il pouvait attendre les événements.

Les circonstances, qui semblent toujours travailler pour les hommes d’avenir, le servirent à souhait. Il n’eut pas à prendre part à la guerre Lamiaque (323-322), qui devait laisser au cœur des Hellènes des souvenirs si amers, et il en tira plus d’un avantage comme ami des deux parties belligérantes. Au commencement de 322, alors qu’Antipater, à peine échappé de Lamia, était inquiet de la tournure que prenaient les événements et redoutait l’ingérence de Perdiccas dans les affaires d’Europe, Ptolémée le fit sonder par des hommes de confiance et conclut avec lui une alliance éventuelle contre Perdiccas[9]. D’autre part, la défaite des Hellènes coalisés et la sévérité d’Antipater victorieux provoqua en Grèce un exode de proscrits et d’aventuriers en disponibilité, dont bon nombre durent chercher un asile en Égypte, étant assurés de trouver dans le doux Ptolémée un protecteur et, au besoin, un intercesseur auprès d’Antipater. C’étaient autant de forces vives mises sous la main de Ptolémée.

Le satrape d’Égypte, qui n’armait que contre Perdiccas, eut l’occasion d’essayer la valeur de ses nouvelles troupes dans une entreprise où il s’engagea en auxiliaire et, victorieux, garda pour lui l’enjeu de la partie. Vers la fin de 323, le condottiere spartiate Thibron, qui, l’année précédente, avait assassiné Harpale pour lui prendre ses trésors et ses mercenaires[10], avait été appelé à Cyrène par un parti de Cyrénéens et Barcéens proscrits. Il y avait réintégré ses clients et s’était payé de ses services en levant sur la riche cité une énorme contribution de guerre. Au partage du butin, les aventuriers s’étaient brouillés entre eux. Le Crétois Mnasiclès offrit aux Cyrénéens de les débarrasser des exigences de Thibron, et même de lui reprendre ce qu’il avait déjà emporté et emmagasiné à Apollonie. Battu d’abord, Thibron avait fait de nouvelles recrues sur le grand marché d’embauchage installé au Ténare : avec ces renforts, il avait taillé en pièces l’armée cyrénéenne et mis le siège devant la ville (322). Les souffrances de la cité affamée y réveillèrent les factions ; la populace en expulsa les riches, que Mnasiclès accusait probablement de pactiser avec l’ennemi. De cet essaim de proscrits, les uns passèrent au camp de Thibron, les autres allèrent supplier le satrape d’Égypte de les ramener dans leur patrie[11]. Ptolémée ne pouvait souhaiter occasion plus propice. Il allait intervenir au moment où l’épuisement des deux parties belligérantes promettait au troisième larron un prompt et facile succès. Vers le milieu de l’année 322, il envoya en Cyrénaïque un de ses compagnons d’armes, l’Olynthien Ophellas, avec une forte armée et une flotte. La résistance fut plus vive peut-être qu’on ne s’y serait attendu. Les démocrates cyrénéens, redoutant les vengeances des proscrits ramenés par Ophellas, firent leur paix avec Thibron et s’allièrent avec lui contre les Égyptiens. Mais Thibron, battu devant Cyrène par Ophellas, fut pris à Taucheira et mis en croix à Apollonie[12]. Cyrène, étroitement bloquée, se rendit enfin à Ptolémée, qui vint en personne, avec des renforts, pour briser sa résistance. L’orgueilleuse cité, qui avait jadis bravé les convoitises des Pharaons et battu l’armée d’Ouhabra, fut incorporée à la satrapie d’Égypte[13] et provisoirement administrée par Ophellas. Il y avait environ cent dix ans que Cyrène, débarrassée de ses Battiades, vivait en république. L’heureux Ptolémée revint de là plus puissant, acclamé par l’amour-propre national des Égyptiens et illustré de tout le bruit que fit dans le monde grec la chute de Cyrène (fin 322). Il devait s’apercevoir par la suite que les Cyrénéens n’oubliaient pas leur passé. Leur indomptable amour de l’indépendance servit de point d’appui à toutes les compétitions dynastiques où ils crurent trouver une occasion de se détacher de l’Égypte.

Mais Ptolémée ne se laissait pas distraire de sa préoccupation principale. Il sentait sur lui l’œil de Perdiccas et savait que le régent, bravé dès le début par l’exécution de Cléomène, ne lui pardonnerait pas ses succès. Puisque le conflit était inévitable, Ptolémée trouvait avantage à ne pas louvoyer : les nombreux ennemis de Perdiccas étaient persuadés qu’ils pouvaient compter, le cas échéant, sur le satrape d’Égypte. De son côté, Perdiccas, aveuglé par l’ambition, poussait les choses au pire et calculait mal les chances de ses adversaires. Antipater et Cratère, régents des possessions d’Europe, qu’il avait cru diviser en donnant, dans les limites du même gouvernement, à l’un le titre de stratège, à l’autre, celui de prostate ou gouverneur civil, s’étaient arrangés à l’amiable et avaient contracté une alliance de famille. Cratère s’était séparé d’Amastris pour épouser Phila, fille d’Antipater[14]. Le satrape de Phrygie, Lycie et Pamphylie, Antigone le Borgne, dépouillé et traqué par Perdiccas, s’était réfugié auprès d’Antipater et de Cratère. Grâce au despotisme du vicaire général de l’empire, qui allait mettre le comble à ses imprudences en répudiant une fille d’Antipater, Nicæa, pour épouser une sœur d’Alexandre et mettre dans son jeu les rancunes d’Olympias[15], la coalition se formait d’elle-même. C’est ce moment que choisit Ptolémée pour montrer publiquement le cas qu’il faisait des ordres et des prétentions du régent.

Il avait été décidé à Babylone, lors des funérailles d’Alexandre, que le corps du roi serait transporté, pour y reposer définitivement, dans le temple de Zeus Ammon, du dieu qui était officiellement le père du héros. Il eût été sans doute plus naturel, et plus conforme aux vœux des Macédoniens, de le déposer auprès de ses ancêtres dans les caveaux d’Ægæ, et peut-être s’était-on arrêté tout d’abord à ce parti[16]. Mais, comme la foi populaire attachait déjà à cette glorieuse dépouille la vertu d’un talisman[17] et qu’aucun des généraux d’Alexandre ne voulait laisser à un collègue un tel gage de prospérité, il est probable que le conseil avait tourné la difficulté en reléguant le corps d’Alexandre, sous un pieux prétexte, dans l’oasis d’Ammon, en dehors du monde habité. Qui avait suggéré cette idée ? On l’ignore ; mais il se pourrait que ce fût celui qui fit tourner à son avantage ce bizarre projet[18].

Le convoi funèbre devait être une procession triomphale. L’officier chargé d’organiser les préparatifs, Arrhidæos ou Arrhabæos, y avait employé près de deux ans ; et, en effet, le fastueux catafalque roulant que décrit Diodore[19] avait dû occuper longtemps une légion d’artistes. Enfin, vers la fin de 322, le magnifique cortège partit de Babylone sous la conduite d’Arrhidæos, s’acheminant vers l’Égypte par la route de Damas. Ptolémée vint au devant du convoi jusqu’en Syrie avec son armée, y reçut le corps avec le plus grand respect et le conduisit à Memphis, en attendant qu’Alexandrie pût le recevoir dans un tombeau digne du grand Alexandre, œkiste divinisé et génie protecteur de la nouvelle cité[20]. Il y a, au fond de cette aventure, une intrigue dont le détail nous échappe et que Diodore ne parait même pas avoir remarquée. On croit deviner, à travers l’obscurité des textes, que Arrhidæos, sans doute de connivence avec Ptolémée, partit de Babylone à l’improviste, sans attendre les ordres de Perdiccas[21]. Celui-ci était alors en Asie-Mineure, tout occupé de ses intrigues, et il se proposait vraisemblablement de conduire lui-même le convoi funèbre à Ægæ, à la tête d’une armée dont Antipater connaîtrait bientôt la destination[22]. Il avait dû envoyer à Babylone des hommes de confiance, Polémon et Attale, pour signifier sa volonté à Arrhidæos et, au besoin, lui barrer le chemin par la force[23] : mais Ptolémée avait tout prévu ; son complice avait brusqué le départ, et, en Syrie, son escorte était de taille à faire reculer les gendarmes de Perdiccas. Ptolémée réussit de cette façon à mettre la main sur le corps d’Alexandre, qui pouvait, en Égypte surtout, devenir une relique précieuse, et il rendit à son allié Antipater[24], alors en guerre avec les Étoliens, le service d’attirer sur sa propre tète les premiers coups de Perdiccas.

Que l’incident ait ou non contribué à hâter la rupture ouverte — rupture depuis longtemps prévue — entre Perdiccas et Ptolémée[25], il est certain que le régent, après avoir hésité entre la Macédoine et l’Égypte, se décida à faire d’abord un exemple sur le Lagide. Celui-ci abattu, viendrait le tour d’Antipater et Cratère, ses complices. Perdiccas avait pris ses précautions. L’Asie-Mineure serait gardée, en son absence, par son fidèle lieutenant, Eumène. Avec l’appui de Néoptolème, satrape d’Arménie, et d’Alcétas, frère du régent, Eumène serait en mesure de barrer le chemin aux troupes avec lesquelles Cratère, Antipater et Antigone pourraient tenter des diversions convenues avec leur allié. Une flotte, commandée par Clitos, surveillait les côtes. En même temps, Perdiccas avait signé un traité avec les Étoliens, qui s’étaient engagés à attaquer Antipater. En outre, pour ne pas laisser de traîtres sur ses derrières, il destitua, chemin faisant, le satrape de Cilicie, Philotas, ami de Cratère, qu’il remplaça par Philoxenos, et le satrape de Babylone, Archon, probablement soupçonné d’avoir favorisé l’enlèvement du corps d’Alexandre. Docimos fut chargé d’expulser et de remplacer Archon[26]. Puis, apprenant que les roitelets de Cypre, Nicocréon de Salamine, Pasicrate de Soles, Nicoclès de Paphos, Androclès d’Amathonte, faisaient cause commune avec Ptolémée et assiégeaient la ville de Marion, restée fidèle à l’empire, il envoya au secours de Marion une flotte phénicienne, commandée par Aristonous de Pella, ancien garde du corps d’Alexandre, et Sosigène de Rhodes[27].

Lorsque, au printemps de 321, il s’achemina par la Syrie vers la frontière d’Égypte, convoyé par la flotte d’Attale, il dut se flatter d’avoir éventé et prévenu les desseins de ses adversaires. Il ne se rendait pas compte de son irrémédiable impopularité. A peine avait-il tourné le dos que Cratère et Antipater passaient l’Hellespont, et qu’Antigone, débarqué à Éphèse, poussait une pointe hardie sur Sardes, où il faillit surprendre Eumène[28]. L’amiral Clitos n’avait pas seulement laissé passer les assaillants, il s’était rangé de leur côté. Ainsi avaient fait les satrapes de Lydie et de Carie, Ménandre et Asandros. Néoptolème, qui devait seconder Eumène, alla rejoindre Antipater et Cratère.

Perdiccas était de ceux qui se soucient peu d’être aimés pourvu qu’ils soient obéis. Il est à croire cependant que l’attitude do ses propres soldats lui donna quelques inquiétudes, car, arrivé à la frontière d’Égypte, il jugea à propos de donner à l’expédition le caractère d’une exécution légale, ordonnée par le verdict de l’armée elle-même. Il cita Ptolémée à comparaître devant ces assises militaires, dont il dicterait la sentence. Défaillant, Ptolémée serait déclaré rebelle et contumace : le procédé lui avait déjà réussi, l’automne précédent, avec Antigone. Si Ptolémée avait la naïveté de se présenter, il pourrait être appréhendé au corps, et prompte justice serait faite du satrape indocile qui, au mépris de tout droit, avait subjugué les Grecs de Cyrénaïque et s’était approprié, par un vol sacrilège, la dépouille d’Alexandre. Mais Ptolémée n’était point naïf : au lieu d’opposer à la citation un refus d’obéissance, il fit présenter sa justification par des mandataires et fut absous[29]. C’était, pour Perdiccas, le moment des réflexions utiles ; mais il ne sentit que la blessure faite à son orgueil et s’obstina dans son entreprise. Il comptait sur la force de la discipline, maintenue au besoin par des exécutions militaires, et sur le prestige de la victoire pour assouplir l’instrument qui frémissait dans sa main. Mais il fallait pour cela être victorieux, et Perdiccas fit preuve d’une rare incapacité[30]. Il ne sut même pas choisir sur la branche pélusiaque du Nil un endroit où il pût passer le fleuve sans être inquiété. C’est en face d’une forteresse gardée par Ptolémée, le Mur du Chameau, qu’il tenta une première fois l’opération. Il commença par draguer un ancien canal hors d’usage pour y déverser l’eau du fleuve qui lui faisait obstacle. Il traversa ainsi le bras du Nil ; mais, pendant qu’il donnait l’assaut à la forteresse, un assaut qui lui conta inutilement beaucoup de monde, l’eau se déversa dans le canal de décharge avec une telle violence que son camp fut inondé. Perdiccas crut à une trahison et sévit contre ses propres troupes, qui commençaient déjà à déserter. Remontant alors dans la direction de Memphis, il fit une nouvelle tentative un peu au-dessous de Bubaste, en un endroit où une Ile partageait le courant et devait faciliter le passage. Mal calculée, l’entreprise se termina par un désastre. Perdiccas y perdit plus de deux mille hommes, morts sans avoir combattu, noyés ou dévorés par les crocodiles[31]. Pour le coup, ce fut dans l’armée un concert d’imprécations contre l’impéritie du général en chef. Les officiers supérieurs signifièrent à Perdiccas qu’ils ne lui obéiraient plus ; d’autres, parmi lesquels se trouvait, dit-on, Séleucos, le futur roi de Syrie, appliquant à Perdiccas les procédés sommaires dont il était lui-même coutumier, le considérèrent comme condamné par la réprobation de l’armée et l’égorgèrent dans sa tente (juillet 321)[32].

Le lendemain, l’armée étant réunie en assemblée, Ptolémée y parut, saluant affectueusement les Macédoniens ; il fit ensuite l’apologie de sa conduite, et, comme les vivres manquaient, il fit distribuer aux troupes du blé en abondance et pourvut le camp de toutes sortes de provisions. Cette conduite lui fit beaucoup d’honneur et lui acquit l’affection de l’armée[33]. Séance tenante, on offrit à Ptolémée la place de Perdiccas. Mais le prévoyant Lagide se garda d’accepter un honneur qui aurait pu exciter la jalousie de ses anciens compagnons d’armes, ou, en mettant les choses au mieux, l’eût tout d’abord dépossédé de son bien et lancé dans les aventures. Du reste, il était plus que jamais de l’avis exprimé par lui à Babylone. Il comprenait que, même avec ces rois que Perdiccas traînait partout avec lui, l’unité de l’empire ne pouvait être maintenue ; et, pour tout dire, il était satisfait de son lot. Il fit déférer provisoirement la tutelle des rois à Pithon et Arrhidæos, et, afin de rétablir la concorde, il obtint une sorte d’amnistie pour tout ce qui restait encore d’amis de Perdiccas dans les rangs de l’armée. C’est alors seulement, deux jours après la mort de Perdiccas, que l’on fut informé des événements d’Asie. On apprit que Cratère avait été battu par Eumène en Cappadoce et qu’il avait succombé dans la mêlée (vers mai 324) ; qu’Antipater, parvenu en Cilicie, se trouvait dans une position critique, coupé de ses communications avec la Macédoine et peut-être mal secondé par la flotte qui, sous les ordres d’Antigone et de Clitos, donnait la chasse dans les mers de Cypre au navarque de Perdiccas[34]. Venues plus tôt, ces nouvelles auraient pu compromettre la cause de Ptolémée, solidaire de ses alliés. A ce moment, elles ne firent que détourner sur Eumène, le misérable scribe de Cardia, suppôt de Perdiccas, la colère de l’armée. Eumène fut condamné à mort par contumace, avec quinze autres stratèges absents de Perdiccas. On ne dit pas que Ptolémée se soit opposé à ces fureurs, qui entraînèrent la mise à mort immédiate d’Atalante, sœur de Perdiccas et femme de son navarque Attale. Cette fois, elles servaient sa politique, car elles visaient ceux qui travaillaient à empêcher le démembrement de l’empire. Du coup, Attale, qui stationnait à Péluse, se réfugia à Tyr, dont le gouverneur Archélaos lui ouvrit les portes et où vinrent le rejoindre les amis de Perdiccas échappés du camp de Memphis.

Des messagers furent aussitôt expédiés à Antipater et à Antigone, les convoquant à une réunion plénière qui se tiendrait à Triparadisos en Syrie[35]. L’armée d’Égypte, emmenant avec elle les rois et les régents provisoires, s’achemina vers le lieu du rendez-vous. Ptolémée, toujours prudent, ne paraît pas l’y avoir accompagnée. Ayant posé des limites à son ambition, il jugea que le plus sûr moyen de rester en possession de l’Égypte était de n’en pas sortir. Il se défiait avec raison des fantaisies d’une soldatesque démoralisée par la révolte et la défaite. La réunion de Triparadisos (automne 321) fut, en effet, assez tumultueuse. Antipater en sortit vicaire général de l’empire ; mais, grâce aux intrigues d’Eurydice, femme de Philippe Arrhidée, il avait failli être lapidé et n’avait dû son salut qu’à la présence d’esprit d’Antigone et de Séleucos.

Le partage de Triparadisos[36] confirma Ptolémée dans la possession de l’Égypte, comme d’une propriété conquise à la pointe de la lance[37]. Du reste, remarque Diodore, il eût été impossible de l’en déloger. A l’Égypte proprement dite étaient adjointes l’Arabie, la Libye avec Cyrène, qui étaient déjà au pouvoir de Ptolémée et les conquêtes que pourrait faire le satrape d’Égypte du côté de l’ouest, c’est-à-dire probablement sur le domaine de Carthage. Pour consolider cet arrangement, Antipater donnait sa fille Eurydice au Lagide. Veuf ou séparé d’Artacama, Ptolémée vivait alors en union libre avec la courtisane athénienne Thaïs, que lui avait pour ainsi dire léguée Alexandre[38] ; mais il suivait la mode du temps et ne craignait pas de cumuler les mariages politiques avec les choix de son cœur. En fait de mariage politique, il ne se préoccupait que du présent. Il ne songea pas, alors ni plus tard, à fonder une dynastie pharaonique ; sans quoi il eût cherché en Égypte une femme de race royale, s’il en restait encore, qui eût servi de soudure entre les Pharaons et les Lagides. Le procédé était de tradition en Égypte. Alexandre l’avait appliqué en Asie, le jour où il avait épousé Statira, la fille de Darius, et c’est aussi pour se ménager des droits à la succession d’Alexandre que Perdiccas avait voulu épouser en dernier lieu la sœur germaine du conquérant.

Ptolémée dut se louer de sa prudence : tout allait pour lui à souhait, et la tentative de Perdiccas n’avait fait que transformer son investiture révocable en droit de conquête définitif. Cependant le traité de Triparadisos dut lui laisser une inquiétude : Perdiccas était abattu et remplacé par un vieillard qui aspirait au repos ; mais, précisément afin de jouir en paix de ses possessions d’Europe, Antipater s’était déchargé sur Antigone du soin de réduire à merci le parti de Perdiccas. Ce parti avait pour chef Eumène, qui venait d’affirmer aux dépens des coalisés ses hautes aptitudes militaires, et, pour abattre un tel adversaire, Antigone avait besoin de pouvoirs proportionnés à sa tâche. A ses provinces de Grande-Phrygie, Lycie, Lycaonie et Pamphylie, Antigone joignit désormais le titre de stratège autocrate, surveillant de l’Asie entière, et le commandement en chef des troupes de l’empire. Or Antigone, quoique ayant dépassé alors la soixantaine, était actif, ambitieux, dépourvu de scrupules et tout prêt à reprendre pour son compte la suite des plans de Perdiccas. Il y avait là pour l’avenir un danger qui pouvait atteindre quelque jour Ptolémée lui-même et lui faire regretter peut-être de s’être désintéressé trop tôt des destinées de l’empire d’Alexandre, ou de n’avoir pas franchement demandé, à Triparadisos, la Syrie, qu’il était décidé à prendre.

 

§ II. — PTOLÉMÉE SOUS ANTIPATER (321-319).

Pendant qu’Antipater ramenait en Macédoine la famille royale et qu’Antigone se lançait à la poursuite d’Eumène, Ptolémée se préparait à profiter des circonstances. L’Égypte ne pouvait devenir une puissance maritime sans la possession des ports de la côte phénicienne et des bois de construction du Liban. La Syrie avait été, des siècles durant, et devait rester la pomme de discorde entre les souverains de l’Égypte et ceux de l’Asie antérieure. Apparentée par la race et la langue à la grande famille araméenne[39], elle se rattachait par ses affinités naturelles aux empires asiatiques ; mais les Pharaons d’autrefois avaient, comme allait le faire leur successeur, saisi les occasions de mettre la main sur cette riche proie.

Sous les faibles successeurs du grand Saryoukin de Babylone, l’Égypte, débarrassée des Hik-Shous ou Bédouins qui l’avaient longtemps assujettie, franchit ses frontières avec Thotmès Ier (XVIIIe dynastie) et les poussa du côté du Nord. Les Syriens payèrent tribut, de gré ou de force, à Thotmès Ier et Thotmès II. Thotmès III (entre 1560 et 1530 av. J.-C.), le vainqueur de Megiddo et de Kadesh, passa sa vie à écraser des révoltes sans cesse renaissantes, et cet état violent persista sous ses successeurs, non moins belliqueux que lui, Amenhotep (Aménophis) II et Thotmès IV. Ces conquêtes, qui ne visaient qu’à exploiter les vaincus et non à les assimiler, n’étaient- jamais assises. La Syrie profitait des alternatives de vigueur et de lassitude pour échapper à ses maîtres : elle s’émancipa durant les guerres civiles déchaînées en Égypte par le schisme religieux de l’apostat Amenhotep IV (Khouen-Aten)[40]. Les Pharaons de la XIXe dynastie, les Séti et les Ramsès, occupèrent plus solidement que leurs prédécesseurs un domaine plus restreint, la Syrie méridionale, abandonnant le Nord aux indomptables Khétas[41]. Ramsès II, après une offensive qu’il dit avoir été victorieuse, signa un traité de paix avec Khitisar, le roi des Khétas (en 1314), et épousa sa fille. Sous ses successeurs, l’Égypte paraît avoir traversé une nouvelle période d’anarchie : elle est envahie à son tour par une coalition de bandes asiatiques, et on entend parler d’un Syrien rapace et impie, Arisou, qui aurait imposé un tribut au peuple égyptien.

C’est probablement durant cette époque troublée que les Israélites s’échappèrent de l’Égypte et plantèrent leurs tentes au milieu des tribus araméennes affranchies du joug pharaonique. L’Égypte se ressaisit pourtant : elle eut même sous Ramsès III (XXe dynastie) un brusque mouvement d’expansion qui porta les armées égyptiennes jusqu’à l’Euphrate et fit crouler l’Empire hittite. Après, c’est une nuit de six siècles, éclairée çà et là par les traditions juives qui vantent la puissance de David et de Salomon, ou parlent d’alliances et de conflits entre les rois de Juda ou d’Israël avec les Pharaons. On rencontre parmi les femmes de Salomon une fille d’un roi de Tanis (XXIe dynastie). Sheshonk Ier (XXIIe dynastie) fit la guerre au roi de Juda Roboam et prit Jérusalem ; mais on ne voit pas qu’il ait eu d’autre but que de faire main basse sur les trésors de Salomon. Redevenue indépendante et fractionnée en petits États, la Syrie excita les convoitises des Assyriens. Depuis le règne d’Assour-nazir-habal (IXe siècle), elle recommença contre les farouches souverains de Ninive la lutte qu’elle avait si longtemps menée contre les Pharaons. Les rois d’Égypte soutiennent parfois les Syriens contre leurs voisins de l’Est, mais avec l’arrière-pensée de reprendre possession du pays pour leur propre compte. Cette tactique leur réussit fort mal, tant qu’ils n’eurent à opposer aux Assyriens que des milices indigènes. Sabako (XXVe dynastie), battu à Raphia par Sargon, dut payer tribut au vainqueur. Sanherib, après avoir dévasté la Palestine, allait envahir l’Égypte lorsque son armée, comme plus tard celle de Perdiccas, hésita et se débanda devant Péluse. Enfin, Psammétik Ier (XXVIe dynastie) trouva dans les mercenaires grecs, cariens, lydiens, des soldats capables de tenir tête aux Assyriens. Non content d’enrôler des mercenaires grecs, ce roi philhellène attira les Grecs dans le Delta et entreprit, trois siècles avant Alexandre, de greffer sur la vieille souche égyptienne une civilisation mixte qui utiliserait les aptitudes spécifiques des deux races. Son fils Nécho voulut avoir une forte marine, sur la Mer Rouge et sur la Méditerranée, et reprit en conséquence les projets de conquête depuis longtemps abandonnés. En Syrie, il ne rencontra de résistance qu’à la frontière du royaume de Juda. Josias fut battu et tué à Megiddo (608)[42], et Nécho s’avança jusqu’à l’Euphrate ; mais il n’osa pas franchir le fleuve, bien que l’empire babylonien nouvellement restauré fût alors en conflit avec l’empire assyrien. Il expia pourtant cette bravade. Trois ans après, le roi de Babylone, Nabopolassar, enfin débarrassé de sa lutte contre Ninive, que les Mèdes de Cyaxare avaient ruinée de fond en comble, envoya son fils Neboukadnezar avec une armée formidable pour reprendre la Syrie et châtier l’Égyptien. Nécho, vaincu à Karkhemish (605), dut battre en retraite, poursuivi par le vainqueur, qui, lui aussi, s’arrêta à Péluse, en recevant, dit-on, la nouvelle de la mort de son père. La Syrie était définitivement perdue pour l’Égypte, et, si l’Égypte elle-même ne fut pas incorporée, trente-sept ans plus tard (568), à l’empire chaldéen, c’est que le terrible Neboukadnezar se contenta alors de la dévaster et jugea la leçon suffisante. Les Perses furent d’un autre avis. Cambyse, après une bataille sanglante livrée à Péluse, força l’entrée de l’Égypte, prit d’assaut Memphis et fit de l’Égypte une province de son empire (525). Mais les Perses ne purent étouffer les haines patriotiques des vaincus, secondées par les haines non moins vivaces des Grecs. Il y eut encore des Pharaons (XXVIIIe-XXXe dynastie), que les Perses finirent par expulser ; mais l’Égypte fut, deux siècles durant, comme une plaie ouverte au flanc du grand empire oriental. Vingt ans après la fuite du dernier Pharaon, Nectanébo II (350), l’Égypte et l’empire perse tombaient aux mains d’Alexandre. L’avenir devait hériter du passé : nous verrons aussi Séleucides et Lagides s’affaiblir mutuellement par d’éternelles discordes, et leurs domaines s’absorber dans l’empire romain.

Ptolémée n’en était pas à philosopher sur les enseignements du passé. Ceux qui font l’histoire ne sont pas ceux qui en tirent des leçons, d’ailleurs inutiles. Il pensa que le meilleur moyen de posséder la Syrie — c’est-à-dire, pour le moment, la Cœlé-Syrie et la Phénicie — était de la prendre tout de suite, en un moment où elle ne pouvait songer à se rendre indépendante et où le choix d’un maître devait lui paraître indifférent. Justement, la Syrie était échue à un officier sans notoriété, Laomédon d’Amphipolis[43], que Ptolémée avait rencontré jadis parmi les amis du prince royal Alexandre. Quoique persécuté alors, comme Ptolémée, par le roi Philippe, Laomédon n’était pas sorti depuis des emplois subalternes. Il avait été promu à la dignité de satrape par Perdiccas, et, bien qu’on l’eût épargné à Triparadisos, personne parmi les alliés de Ptolémée ne s’intéressait à sa fortune. Ptolémée lui mit le marché à la main en lui offrant une indemnité pécuniaire[44] et lui faisant sans doute entendre qu’il était inutile de s’opposer à une entreprise concertée entre lui, Ptolémée, Antigone et Antipater. Sur le refus de Laomédon, une armée égyptienne, commandée par Nicanor, un des amis de Ptolémée, envahit la Syrie[45], pendant que lui-même, à la tête d’une flotte[46], longeait la côte et provoquait la soumission des villes phéniciennes. Il ne parait pas y avoir eu de résistance. Attale n’était plus là : il avait eu l’imprudence de s’attaquer aux Rhodiens, qui avaient détruit sa flotte et l’avaient contraint de se réfugier sur le continent[47]. Laomédon capturé réussit à s’enfuir auprès d’Alcétas et d’Attale, en Carie ; mais, séparés d’Eumène, — auquel, du reste, ils n’auraient pas voulu obéir, — pris entre Antigone et Ptolémée, ces Perdiccaniens dissidents ne pouvaient tenter un retour offensif. Ptolémée se trouva ainsi maître de la Cœlé-Syrie ou Syrie méridionale, de l’Anti-Liban à la côte[48]. Il mit des garnisons dans les villes et crut avoir assuré sa conquête, faite pour ainsi dire à l’amiable (320). Pour faire de l’Égypte une puissance maritime de premier ordre, il lui manquait encore Cypre. Celle-ci, occupée par des dynastes indigènes, n’était pas une proie qu’on pût saisir de vive force ; car ces dynastes étaient des amis pour les co-partageants de Triparadisos et une attaque contre eux eût fait scandale. Il fallait attendre, et compter sur l’avenir pour faire naître des occasions de transformer le protectorat en propriété ; mais le protectorat était moralement acquis à Ptolémée[49]

Au cours des années suivantes, nous voyons Ptolémée attentif aux événements que précipitaient la fougue vindicative d’Antigone et les louches intrigues de Cassandre, fils d’Antipater. Au printemps de 320, Antigone avait battu Eumène à Orcinia en Cappadoce, embauché son armée, et l’avait ensuite bloqué dans Nora, un nid d’aigle où le prudent Cardien avait su faire entrer à temps de quoi nourrir sa petite garnison. Durant le blocus, Antigone s’était retourné contre les Perdiccaniens qui n’avaient pas voulu soutenir Eumène, Alcétas et Attale. Passant à marches forcées de Cappadoce en Pisidie, il surprit (au printemps de 319) ses ennemis et les battit à Crétopolis. Attale et d’autres chefs tombèrent entre ses mains : leur armée fut incorporée à celle des vainqueurs. Alcétas, traqué dans Termesse, se donna la mort : Antigone ne put insulter que son cadavre. C’est en retournant vers la Phrygie qu’il apprit la mort d’Antipater[50].

 

§ III. — PTOLÉMÉE SOUS POLYPERCHON (319-311).

La mort d’un vieillard de soixante-dix-huit ans n’était pas un événement tout à fait imprévu, et l’ambitieux Antigone en avait sans doute escompté le bénéfice. Mais Antipater avait en mourant transmis sa charge de régent ou vicaire général de l’empire à son vieux compagnon d’armes, Polyperchon de Tymphæa[51]. Il avait cru servir ainsi l’intérêt de l’empire et ménager les chances ultérieures de son fils Cassandre, qui, aussi impopulaire en Macédoine que Polyperchon y était estimé, pourrait peut-être, en se tenant provisoirement au second rang comme chiliarque ou connétable, se rendre digne de monter au premier. Il se faisait illusion sur le compte de Cassandre et connaissait mal Antigone. Cassandre était las des rôles subalternes. Déjà, à Triparadisos, il avait été adjoint, avec le titre de chiliarque, à Antigone, qui, lui, n’aimait pas à avoir de lieutenant, et surtout d’espion, à ses côtés. Dès les premières étapes, l’impérieux stratège autocrate avait fait comprendre à son chiliarque qu’il ne tolérerait pas d’ingérence intempestive. Cassandre avait récriminé auprès de son père, par lettres d’abord ; puis, n’y tenant plus, il avait quitté l’armée pour aller rejoindre Antipater, alors dans la Phrygie d’Hellespont, et il avait fallu qu’Antigone vint se justifier des accusations portées contre lui par Cassandre. Antipater avait apaisé de son mieux ces dissentiments et laissé Cassandre en Asie, avec un corps de cavalerie indépendant de l’armée d’Antigone (321-320)[52]. Enfin, nous ne savons au juste à quel moment, il l’avait rappelé auprès de lui en Macédoine et l’avait associé au gouvernement[53]. En se substituant Polyperchon, un vieux brave novice en politique, Antipater avait évidemment voulu ménager les transitions et donner à son fils l’occasion de gouverner sous la responsabilité d’un chef nominal, qui couvrirait de sa bonne humeur, sympathique aux masses populaires, l’autorité du véritable régent. Mais Polyperchon, entouré de conseillers qui ne se souciaient pas d’obéir à Cassandre, se montra disposé à prendre son titre au sérieux. Le chiliarque bouda, s’enferma chez lui, et, mal surveillé sans doute, se prépara à la lutte en ourdissant un vaste réseau d’intrigues. Son ami Nicanor de Stagire, avant même que la mort d’Antipater ne fût connue en Grèce, était allé remplacer Ményllos comme gouverneur d’Athènes et commandant de la garnison. Dans les autres villes, ses émissaires prenaient des arrangements avec le parti oligarchique. D’autres affidés allaient sonder les dispositions des satrapes d’Asie, leur représentant que Polyperchon ne manquerait pas de s’allier avec Eumène et les partisans de Perdiccas pour les maintenir dans la dépendance du gouvernement central.

Un de ses messagers vint trouver Ptolémée[54]. Cassandre voulait renouer avec son beau-frère le satrape d’Égypte leurs anciennes relations d’amitié ; il l’engageait à le seconder et à envoyer sa flotte de Phénicie vers l’Hellespont, où il se préparait lui-même à rejoindre ses amis, dès qu’il pourrait échapper à la surveillance jalouse du régent. Il s’agissait d’associer, dans une action commune contre Polyperchon, Ptolémée, qui n’avait cessé de pousser au démembrement définitif de l’empire d’Alexandre, et Antigone, qui aspirait maintenant à s’emparer du gouvernement général et ne voulait abattre Polyperchon que pour le remplacer. Antigone n’avait pas attendu pour cela les propositions de Cassandre. Dès qu’il eut appris la mort d’Antipater, sa première idée avait été de s’entendre avec Eumène, qui était aussi pour l’unité de l’empire. De Célænæ, où il était alors, il avait engagé des pourparlers avec Eumène par l’intermédiaire d’un compatriote de celui-ci, Hiéronyme de Cardia, qui, venu de Nora, y était retourné avec des propositions de paix et d’alliance[55]. Puis, sans perdre de temps, il s’était mis en devoir d’expulser d’Asie-Mineure les satrapes qui montraient des velléités d’indépendance. Il avait envoyé un corps d’armée pour déloger Arrhidæos de la Phrygie d’Hellespont, pendant qu’il s’attaquait au satrape de Lydie, Clitos, et s’emparait d’Éphèse[56]. C’est durant ces opérations qu’il vit arriver à son camp Cassandre, échappé de Macédoine, qui lui apportait son plan de coalition, garanti, suivant l’usage du temps, par des conventions matrimoniales. La sœur de Cassandre, Phila, veuve de Cratère, serait mariée à Démétrios, fils d’Antigone, le futur Poliorcète[57] ; et il est possible que Cassandre eût aussi négocié le mariage d’une autre de ses sœurs, Nicæa, répudiée par Perdiccas, avec le satrape de Thrace, Lysimaque, qu’on retrouve un peu plus tard parmi les alliés d’Antigone contre Polyperchon. L’accession de Lysimaque à la ligue ouvrirait aux coalisés l’accès de la Macédoine, où Polyperchon, assailli du coté du nord par Antigone, du coté du midi par Cassandre, serait comme pris au piège. Dans ces calculs se glissa pourtant un grave mécompte. Eumène, le rusé Cardien, avait joué à Antigone un tour de sa façon. Il avait fait mine d’accepter le protocole que lui apportait Hiéronyme ; mais il y avait fait, avec l’approbation des assiégeants eux-mêmes, des modifications telles que, en prêtant serment, il n’avait juré fidélité qu’aux souverains légitimes. Quand Antigone s’aperçut qu’il était dupé, il était trop tard : ses troupes avaient levé le siège, et Eumène était en train de se refaire une armée en Cappadoce[58].

Il n’y avait pas à craindre de défection de la part du satrape d’Égypte. Ptolémée entendait bien avoir sa part de collaboration, ne fût-ce que pour se la faire payer au prix convenable ; il se proposait même de commander en personne la flotte promise à Cassandre, pour être à même de suivre de près les événements. Mais il voulait ne rien livrer au hasard, et sans doute il attendit, pour mettre sa flotte en mouvement, d’être bien renseigné sur les dispositions arrêtées par Antigone. Cette fois, le prudent Lagide avait trop attendu : il se trouva surpris par l’incroyable activité d’Eumène. A peine sorti de Nora, où il avait résisté plus d’un an, Eumène, investi de pouvoirs illimités par Polyperchon, avait levé une- nouvelle armée. Avec les trésors ramenés de Suse par les argyraspides et déposés sous leur garde au fort de Cyinda en Cilicie, — trésors qui lui furent livrés sur l’ordre de Polyperchon et des rois, — Eumène avait recruté des mercenaires jusque dans les domaines d’Antigone et de Ptolémée, en Syrie et en Phénicie. La haute paye exerçait sur tous les aventuriers en chômage une séduction irrésistible. Aussi, quand Ptolémée aborda avec sa flotte sur la côte de Cilicie, à Zéphyrion, et qu’il voulut s’aboucher avec les chefs des argyraspides, Antigène et Teutamas, il n’était plus temps. Ceux-ci avaient reconnu Eumène pour stratège, et ils résistèrent aux sollicitations qui leur venaient à la fois de Ptolémée et d’Antigone[59].

Ptolémée prit sans doute le parti de se replier, prudemment comme toujours, sur ses possessions de Phénicie, que menaçait l’infatigable Eumène, substitué à Antigone, par édit royal, comme stratège autocrate de l’Asie. Il n’était pas sans inquiétude, car les affaires des coalisés prenaient pour le moment une mauvaise tournure. Aussitôt que la fuite de Cassandre eut donné le signal de la rupture, Polyperchon avait riposté par un coup d’éclat, dont la conséquence devait être de mettre à néant d’un seul coup le fruit des intrigues nouées par Cassandre en Grèce et de soulever contre ses adversaires le patriotisme des villes grecques. Le régent, par un décret solennel rendu au nom des rois, avait restitué aux cités helléniques leur liberté et leur autonomie (319)[60]. Ce fut la première de ces proclamations, à la fois solennelles et mensongères, qui devinrent bientôt une arme diplomatique à l’usage de tous les ambitieux. A l’époque, cette arme n’était pas encore émoussée. La proclamation de Polyperchon déchaîna, à son profit, dans toute l’Hellade, une réaction démocratique qui coûta la vie à Phocion et à bien d’autres victimes moins illustres des fureurs populaires. Polyperchon, à la tète d’une armée qu’il conduisit jusque dans le Péloponnèse, encourageait ces vengeances et présidait lui-même aux exécutions. Enfin, comme pour faire savoir que son énergie ne faiblirait pas, il rappela de l’Épire, où l’avait reléguée Antipater, la mère d’Alexandre, la vieille Olympias, qui rongeait son frein depuis près de vingt ans et allait montrer ce dont elle était capable.

Tout cela n’intimida point Antigone ; mais Ptolémée prit le temps de réfléchir. Au commencement de l’année 318, Eumène, qui réservait à ses ennemis de nouvelles surprises, envahit la Syrie, et, poussant devant lui sans rencontrer de résistance, se trouva bientôt maître de tout le littoral, y compris les villes de Phénicie. Il songeait à transporter la lutte dans la mer Égée et à organiser une flotte, qui, avec celle dont disposait Polyperchon, rendrait impossible une attaque d’Antigone sur les possessions d’Europe. Ptolémée se contenta d’observer l’ennemi à distance. Au lieu d’aider Antigone, qui pendant ce temps battait à Byzance la flotte de Polyperchon, commandée par Clitos, et balayait l’Hellespont, la flotte égypto-phénicienne croisait entre Cypre et l’Égypte, prête à attaquer les navires qu’Eumène faisait construire en toute hôte dans les ports de Phénicie[61]

Heureusement pour le temporisateur, la fougue d’Antigone lui vint en aide. Celui-ci abandonna sans hésiter ses projets d’invasion en Europe. La flotte victorieuse à Byzance cingla à toutes voiles vers les parages de Cilicie, et son apparition suffit pour entraîner à la défection les équipages qui devaient monter la flotte d’Eumène. L’infortuné Gardien, dont la trahison défaisait partout le labeur, comprit qu’il allait être cerné entre les forces venues par mer et l’armée qu’Antigone amenait à marches forcées des bords de l’Hellespont. Il dut évacuer précipitamment la Syrie et aller chercher au delà de l’Euphrate des champs de bataille plus favorables. Nous ignorons de quelle façon Antigone apprécia l’attitude expectante de Ptolémée. Au fond, il ne lui déplaisait pas d’avoir porté à lui seul le poids de la lutte. Il saurait s’en prévaloir plus tard, quand il réglerait ses comptes avec son allié[62]. Pour le moment, les succès de Cassandre en Grèce le débarrassant de tout souci du côté de Polyperchon, il n’avait plus qu’à relancer Eumène dans son refuge et à l’écraser.

Rentré sans coup férir en possession de la Syrie et de la Phénicie, Ptolémée laissa marcher les événements, assistant de loin aux deux grands duels, féconds en péripéties, engagés l’un dans l’Extrême-Orient, entre Antigone et Eumène, l’autre, en Grèce et en Macédoine, entre Cassandre et Polyperchon. Pour lui, il se tenait correctement dans son rôle de satrape, inscrivant sur ses monnaies et dans ses dédicaces le nom du souverain officiel, Philippe (Arrhidée), puis, quand le pauvre monarque et sa femme Eurydice furent mis à mort par Olympias (oct.-nov. 317), le nom d’Alexandre IV, le fils de Roxane (316-311)[63]. Il s’occupait de bâtir ou réparer des temples, et surtout de développer les relations commerciales de l’Égypte, attentif à profiter d’une tranquillité dont elle avait alors, au milieu d’un monde troublé, l’heureux privilège. L’Égypte, habituée au trafic en nature, n’avait connu jusque là d’autre circulation monétaire que celles des monnaies étrangères. Le commerce intérieur se servait aussi de lingots acceptés au poids. Ptolémée voulut avoir sa monnaie. Les numismates remarquent que, en tâtonnant pour trouver le meilleur instrument d’échange, il essaya tour à tour de l’étalon attique, puis de l’étalon rhodien, puis de l’étalon phénicien, auquel il finit par se fixer. Sans mettre encore sur ses monnaies son effigie, emblème de l’apothéose royale réservée à Alexandre, il y grave le symbole qui deviendra la marque caractéristique de sa dynastie, l’aigle porte-foudre, d’abord perché sur la main de Zeus ou placé sous le bouclier d’Athèna Alkis, puis occupant seul, les ailes éployées, tout le champ du revers[64]. En même temps, il ne perdait pas de vue la grande 11e voisine de ses possessions de Syrie. Il y installait discrètement son protectorat, en nouant des alliances avec les dynastes de Cypre, notamment avec celui de Soles, — peut-être cet Eunostos qui devint plus tard son gendre, — avec les princes de Salamine et de Paphos. Il s’occupait aussi, et même trop au gré des moralistes, d’arranger à son goût ses affaires domestiques. Comme il n’avait plus à ménager ni Antipater, ni Cassandre, il obligea sa femme Eurydice à supporter la concurrence d’une rivale qu’elle avait elle-même amenée de Macédoine et qui devait un jour la supplanter. C’est ainsi, comme par une porte dérobée, qu’entra en tiers dans le ménage du satrape cette Bérénice qui devait être la mère de la dynastie des Lagides. Les poètes de cour vanteront plus tard sa beauté, le grand et fidèle amour qui unit les époux, sans épargner les allusions fâcheuses au caractère d’Eurydice, pour laquelle ces courtisans du succès se sont montrés sans pitié[65]. Que la favorite ait été aimée pour elle-même, on en peut d’autant moins douter que l’histoire hésite à prendre au sérieux sa généalogie officielle, celle qui fait d’elle une sœur consanguine de Ptolémée[66]. Même du côté maternel, sa filiation n’est pas à l’abri du soupçon. S’il est vrai qu’elle avait épousé en premières noces un homme du peuple, on peut s’étonner qu’une nièce d’Antipater ait été si modestement pourvue. Ce qui est certain, c’est que Bérénice était déjà veuve et que les enfants issus de son premier mariage furent comme adoptés par Ptolémée[67].

Le moment allait venir cependant où il lui faudrait prendre parti dans les querelles dont il était resté jusque-là simple spectateur. Vers le mois de juillet 316, il vit tout à coup arriver à Alexandrie, accompagné de quelques cavaliers, le satrape de Babylone, Séleucos, investi à Triparadisos et présentement dépossédé par Antigone[68]. Eumène, après avoir fait des prodiges d’habileté et de valeur, après avoir battu et lassé son ennemi, avait été livré par ses officiers à Antigone. Le vieux Borgne, exaspéré par ses défaites et étranger à tout sentiment généreux, avait mis sous les verrous et fait ou laissé étrangler cet odieux rival. Puis, se sentant enfin le maître, il avait exigé l’hommage des satrapes de la Haute-Asie, expulsé ou mis à mort — témoin l’exécution de Pithon, satrape de Médie — ceux qui paraissaient seulement hésiter à le reconnaître pour l’unique et omnipotent stratège de l’Asie. Maintenant, il revenait vers l’Occident, traînant avec lui tout ce qu’il avait pu trouver encore de richesses dans les résidences royales d’Ecbatane, de Suse, de Persépolis, de Babylone, et il fallait s’attendre à le voir arriver d’un moment à l’autre, on devinait avec quels desseins, sur le littoral de l’Asie-Mineure[69]

L’imminence du danger et les sollicitations de Séleucos décidèrent Ptolémée non pas à armer, mais à négocier. La diplomatie pourrait peut-être prévenir un conflit sanglant, et le moyen le plus sûr d’arrêter Antigone était de le mettre en présence d’une coalition toute prête à lui tenir tête. Une entente s’établit entre tous ceux que menaçait son ambition, Ptolémée, Séleucos, Cassandre, Lysimaque et le satrape de Carie, Asandros, qui avait naguère aidé Antigone contre Alcétas et Attale[70] Les négociateurs durent se croiser avec ceux qu’Antigone, installé en Cilicie pour y prendre ses quartiers d’hiver (316/5), dépêchait de son côté à ses collègues d’Occident, avec mission de prévenir une rupture, ou plutôt d’en rejeter la responsabilité sur les coalisés.

Antigone savait sans doute à quoi s’en tenir, et il ne fut pas autrement surpris quand, au printemps de 315, au moment où il mobilisait son armée avec l’intention de se saisir tout d’abord de la Syrie, il reçut à son quartier général l’ultimatum des alliés. Ceux-ci réclamaient la Syrie entière pour Ptolémée, la Phrygie d’Hellespont pour Lysimaque, la Babylonie pour Séleucos, la Lycie et la Cappadoce pour Asandros, et probablement la Macédoine pour Cassandre ; pour tous, un partage équitable de l’argent dont Antigone s’était emparé à titre de butin fait sur Eumène, leur ennemi commun. En retour, les alliés reconnaîtraient Antigone pour stratège des satrapies de la Haute-Asie et le laisseraient paisible possesseur de ce vaste domaine, qui égalait presque en étendue l’ancien empire des Perses. Si ces conditions étaient rejetées, c’était la guerre. Antigone répondit brusquement qu’il y était préparé et rompit les pourparlers.

Comprenant qu’il allait être assailli de divers côtés et que, contre tant d’adversaires, il lui fallait aussi sur divers points des alliés capables d’opérer des diversions opportunes, il envoya Agésilas à Cypre, Idoménée et Moschion à Rhodes, Aristodème dans le Péloponnèse avec une somme suffisante pour y lever une armée et tenir Cassandre en échec avec l’aide de Polyperchon. Puis, pendant que son neveu Polémée[71], avec un corps d’armée considérable, remontait au nord dans la direction de la Cappadoce, il envahit en personne la Syrie. Ptolémée, qui se savait particulièrement visé par les projets d’Antigone, paraît cependant n’avoir fait aucun effort pour défendre cette province. Il crut sans doute plus prudent de revenir à la tactique qui lui avait réussi trois ans plus tôt et d’attendre que, comme Eumène en 318, Antigone fût obligé d’abandonner la Syrie pour défendre sur un autre point son empire menacé. Dès le début des hostilités, il avait retiré des ports phéniciens et mis en croisière le long des côtes une flotte de cent voiles, commandée par Séleucos, qui devait empêcher Antigone de rassembler des vaisseaux et couper ses communications avec la Grèce. Il avait aussi débarqué trois mille hommes à Cypre, pour aider ses alliés, notamment Nicocréon de Salamine, contre les autres dynastes, ceux de Kition (Citium), d’Amathonte, de Lapéthos, de Marion et de Kérynia, enrôlés dans le parti d’Antigone[72]. Enfin, apprenant qu’Antigone avait adressé aux villes grecques, pour les soulever contre Cassandre, un décret qui renouvelait et confirmait l’édit d’affranchissement rendu en 319 par Polyperchon, Ptolémée écrivit de son côté pour faire savoir aux Hellènes qu’il était aussi partisan de leur autonomie qu’Antigone[73]. Athènes, alors gouvernée d’une main à la fois douce et ferme pour le compte de Cassandre, mit ce qui lui restait de navires au service de la coalition. Les Athéniens n’auraient sans doute pas pu refuser leur concours, et, au surplus, ils étaient peut-être flattés de compter encore pour quelque chose dans les combinaisons politiques.

Ptolémée, lui, se fiait trop aux combinaisons présentes et aux opportunités futures. Pendant qu’il ménageait ses efforts, Antigone déployait une activité fébrile. A l’exemple d’Eumène, il se fit construire, sous les yeux des croiseurs égyptiens, la flotte qui lui manquait. On travaillait à la fois dans les chantiers de Tripolis, de Byblos, de Sidon, de Cilicie et de Rhodes. Séleucos ne put empêcher ni la prise de Joppé et de Gaza, emportées d’assaut par Antigone en personne[74], ni le blocus de Tyr, la seule ville de Phénicie qui eût fermé ses portes à Antigone. Il ne réussit pas non plus à saisir au passage les vaisseaux que Thémison d’abord, Dioscoride ensuite, amenèrent de Rhodes et de l’Hellespont[75], et sa présence sur les côtes de Lydie, devant Erythræ, qu’il bloqua au cours de l’été de 315, ne parait pas avoir sérieusement inquiété Antigone. Celui-ci l’en fit déloger par son neveu Polémée, alors maître des rivages du Pont et de l’Hellespont. Le Lagide sentit enfin qu’il n’y avait plus à tergiverser. Il réunit à Cypre une flotte nombreuse, montée par dix mille hommes d’infanterie, que vint rallier l’escadre de Séleucos, rappelée d’Erythræ, et très probablement le contingent athénien[76]. La plus grande partie de ces forces fut conduite par l’Athénien Myrmidon en Carie, où Asandros allait être assailli par le stratège Polémée : une escadre de cinquante-trois navires, sous le commandement de Polyclitos, cingla vers le Péloponnèse, pour opérer avec Cassandre contre Polyperchon, qui, en fait, se trouvait être maintenant l’allié d’Antigone. Quant à Séleucos, qui s’était montré médiocre amiral, il resta à Cypre avec Ménélaos, frère du Lagide, pour intimider les dynastes du parti d’Antigone et empêcher les défections dans le parti égyptien. Les roitelets de Kérynia, Lapéthos, Amathonte, furent contraints de se soumettre, et celui de Kition, après une plus longue résistance, dut en faire autant[77]. Ptolémée ne crut pas pouvoir faire davantage. Il ne voulait pas laisser sans défense, ni quitter de sa personne, l’Égypte, où le nouveau Perdiccas, qu’on avait déjà vu pousser jusqu’à Joppé et Gaza, pouvait faire irruption d’un moment à l’autre.

Ptolémée fut encore mieux servi par la chance que par ses précautions. Son amiral Polyclitos n’eut pas besoin de batailler dans le Péloponnèse, qui venait d’être moitié conquis, moitié acheté par Cassandre[78] ; en revenant, Polyclitos eut la bonne fortune de surprendre sur la côte de Cilicie une partie de la flotte d’Antigone, et d’infliger à l’ennemi un échec des plus humiliants[79]. Antigone, qui ne pouvait briser la résistance de Tyr et n’osait quitter la Syrie en laissant cette porte ouverte derrière lui, eut un instant l’idée de traiter séparément avec le Lagide. Il y eut une entrevue des deux potentats sur la frontière de la Syrie et de l’Égypte, entrevue inutile d’ailleurs, car il s’agissait de prétentions inconciliables et Antigone n’était pas assez retors pour endormir la défiance de Ptolémée.

Au cours de l’année 314, la deuxième de la guerre contre Antigone, les succès furent très mélangés. Séleucos reprit la mer, et on le rencontre aux environs de Lemnos, où il est rejoint par vingt navires athéniens que lui expédia Cassandre[80] ; mais, pendant que la flotte égyptienne s’occupait ainsi d’intérêts secondaires, elle laissait succomber Tyr, le seul obstacle qui arrêtât le mouvement offensif des forces d’Antigone[81]. Une fois maître de la place, Antigone envoya sa flotte, commandée par Médios, croiser dans la mer Égée, où elle fit avec succès la chasse aux navires ennemis, et lui-même, laissant la Syrie à la garde de son fils Démétrios, alla prendre ses quartiers d’hiver (314/3) à Célænæ en Phrygie, tout prêt à fondre sur le satrape de Carie.

L’année suivante, en effet, Antigone s’emparait de tout le littoral de l’Asie-Mineure, et, maître de la mer, s’apprêtait à franchir l’Hellespont pour abattre Cassandre. La chance tournait du côté d’Antigone, et, comme il arrive en de telles conjonctures, les indécis trahissaient ceux que la fortune paraissait accabler. Sollicitée ou non par les émissaires d’Antigone, Cyrène se révolta, et les dynastes cypriotes prirent des allures équivoques. Ptolémée, justement inquiet, déploya, pour relever son prestige amoindri, toute l’énergie dont il était capable. Il envoya flotte et armée, sous la conduite d’Agis et Épænétos, pour réintégrer à Cyrène son gouverneur Ophellas, et, l’opération terminée, partit en personne pour Cypre, afin, dit Diodore, de châtier les rois qui lui avaient désobéi. Pygmalion, dynaste de Kition, qui avait entamé des négociations avec Antigone, fut mis à mort : les dynastes de Lapéthos (Praxippos), Marion (Stasiœcos), Kérynia, tous rebelles l’année précédente, relaps et impénitents, furent destitués et emprisonnés. La ville de Marion, qui avait sans doute reporté sur Antigone les sympathies mises jadis au service de Perdiccas, fut rasée et les habitants transportés à Paphos. Cela fait, il remit à Nicocréon le commandement militaire de Cypre et lui confia les villes et les revenus qui avaient appartenu aux rois déchus[82]. Ptolémée ménageait les transitions. Il lui suffisait pour le moment d’avoir à Cypre un allié qui lui devait tout et qui régnait sous son protectorat. De Cypre, Ptolémée alla piller les côtes de la Haute-Syrie et de la Cilicie, après quoi il rentra à Cypre avec son armée gorgée de butin et retourna en Égypte pour se préparer à envahir la Cœlé-Syrie.

Au printemps de 312, il était prêt, et la bouillante impatience de Séleucos le décida à ne plus balancer davantage. Antigone se préparait à passer l’Hellespont pour attaquer chez eux Lysimaque et Cassandre : la Syrie n’était plus gardée que par le fils d’Antigone, le jeune Démétrios, un général de vingt ans, qui probablement, vu l’insuffisance de ses forces, reculerait devant une armée bien supérieure en nombre. Mais Démétrios n’était pas de ceux qui reculent, et il comptait beaucoup sur ses quarante éléphants, un engin de guerre dont il savait l’ennemi dépourvu. L’armée égyptienne, commandée par Ptolémée et Séleucos, rencontra à Gaza celle de Démétrios. Le choc fut terrible et la défaite de Démétrios décisive. Ptolémée recouvra d’un seul coup la Phénicie, la Palestine et toute la Syrie méridionale[83]. Son associé, Séleucos, sans perdre de temps, courut à Babylone, où, suivant l’opinion communément adoptée, sa rentrée marque le début de l’ère des Séleucides (1er oct. 312)[84].

Toujours prudent, habile à profiter du présent et à préparer l’avenir, poli et presque chevaleresque envers son adversaire, auquel il envoya ses compliments courtois, Ptolémée traita les populations syriennes avec douceur, désarmant ainsi les villes qui auraient pu résister encore, comme Sidon et Tyr. Sidon l’accueillit spontanément, et les Tyriens lui ouvrirent leurs portes, en expulsant leur gouverneur, Andronicos, qui voulait résister. Il y eut cependant, autant qu’on en peut juger par des traditions dépourvues de chronologie et suspectes pour bien des raisons, il y eut un coin de la Palestine où Ptolémée dut achever sa conquête par la force. On entend parler d’un siège de Jérusalem, prise, comme toujours, grâce à l’observance juive du sabbat[85], de mesures de rigueur prises par Ptolémée, et notamment de déportation en masse d’Israélites, qui allèrent rejoindre en Égypte les huit mille prisonniers de guerre restés aux mains du vainqueur après la bataille de Gaza. Une version quelque peu différente considère la déportation des Juifs comme un exode volontaire de colons dirigés sur l’Égypte et conduits par le grand-prêtre Ézéchias. Il est probable que Ptolémée, en un moment où il n’était pas autrement sûr de garder sa conquête, voulut en tirer un avantage immédiat. Il transporta un grand nombre de Juifs dans la nouvelle capitale qu’il se construisait à Alexandrie. Il utilisait ainsi des forces vives qui, dangereuses à Jérusalem, fourniraient un appoint considérable à la population d’une ville destinée à devenir un emporium cosmopolite. Étant donné le caractère des Juifs, réfractaires à toute fusion avec les autres races, ils y joueraient le rôle d’élément pondérateur, incapable de coalition avec les autres composants et les tenant par son antagonisme à la discrétion du maître. Du même coup, il soulageait la Syrie d’une pléthore et d’une poussée qui exaspérait les Cananéens de la côte, habitués de longue date à détester le Juif, ou, si l’on veut, à lui rendre haine pour haine. Enfin, la solidarité qui unissait les membres dispersés de cette singulière race mettrait Alexandrie en relations avec toutes les juiveries éparses sur le continent asiatique, jusque sur les bords de l’Euphrate et du Tigre. Pour accomplir son dessein, il n’eut sans doute pas besoin, une fois maître de Jérusalem, d’employer la violence. Les Juifs avaient pris depuis longtemps l’habitude de se répandre parmi les Gentils, et l’appât de l’Égypte à exploiter dut suffire pour les attirer à Alexandrie. Ils y formèrent comme une colonie à part, ayant son sanhédrin et son ethnarque spécial, chargé d’appliquer, aussi bien au droit qu’à la morale, les préceptes de Moïse. Un certain nombre d’entre eux furent répartis dans des places fortes, où ils seraient, comme à Alexandrie et par la force des choses, les fidèles du gouverneur, protégés par lui contre l’animosité des autres groupes ethniques. Quant aux prisonniers qui avaient capitulé à Gaza, Ptolémée les répartit de préférence dans les nomes du Delta[86]. Ces mercenaires n’avaient point d’opinion et changeaient de patrie aussi facilement que de drapeau. De colons, ils pouvaient redevenir soldats, si besoin était, au service de leur nouveau maître.

Le coup frappé à Gaza avait rétabli les affaires de Ptolémée ; mais Antigone n’avait pas dit son dernier mot. Quelques mois après, Cillès, le général que Ptolémée avait envoyé sur l’Oronte pour se saisir de la Haute-Syrie, était surpris et battu par un retour offensif de Démétrios[87] ; Antigone, joignant son armée à celle de son fils, reprenait la Syrie méridionale, précipitamment évacuée par les garnisons égyptiennes[88], et Ptolémée, rejeté sur sa frontière, s’attendait à une irruption de son impétueux adversaire. On disait que Séleucos, surpris, lui aussi, par une brusque attaque de Démétrios, avait dû s’enfuir de Babylone, et on ne savait ce qu’il était devenu. Pour comble d’infortune, le gouverneur de Cyrène, Ophellas, fit défection (312)[89] ; c’était un ennemi de plus et l’Égypte exposée du côté de l’ouest. Toutes les espérances de Ptolémée étaient déçues et ses projets s’écroulaient. Le vainqueur de Gaza en était réduit à trembler pour la possession même de l’Égypte, que ni Lysimaque, ni Cassandre ne l’aideraient à défendre.

Opiniâtre quand il le fallait, Ptolémée savait aussi se résigner à propos, c’est-à-dire avant d’y être contraint. S’il eût été de tempérament plus aventureux, il aurait pu se rassurer en voyant Antigone s’engager dans des querelles inopportunes avec les Nabatéens. Peut-être ne sut-il pas quo Séleucos donnait beaucoup d’inquiétude à Antigone, qui fit faire par son fils Démétrios une pointe rapide, victorieuse mais inutile, sur Babylone ; mais il aurait dei tout au moins ne pas se désintéresser aussi complètement du sort de son allié. Quoi qu’il en soit, et de quelque côté que soit venue l’initiative des négociations, Ptolémée et Prépélaos, plénipotentiaire de Cassandre et Lysimaque, conclurent en 311 avec Antigone un traité de paix dont Diodore énumère ainsi les clauses. Cassandre garderait la stratégie d’Europe jusqu’à la majorité d’Alexandre, fils de Roxane ; Lysimaque était reconnu pour maître de la Thrace ; Ptolémée, de l’Égypte avec les villes limitrophes de la Libye et de l’Arabie. Antigone serait le stratège de l’Asie entière, et les Hellènes étaient déclarés autonomes[90]. Il est presque superflu d’ajouter que chacun des contractants espérait lier les autres en se réservant de déchirer le traité le jour où il y verrait avantage. Ptolémée renonçait à la Syrie qu’il ne possédait plus ; Cassandre était décidé à ne pas laisser arriver à sa majorité le fils de Roxane, qui fut aussitôt après assassiné par ses ordres, ainsi que sa mère ; et Antigone s’applaudissait de la facilité avec laquelle les alliés, trompés probablement sur le véritable état des choses en Extrême-Orient, avaient abandonné Séleucos[91]. Maintenant, il était libre de traquer ce dernier adversaire, dont il comptait avoir facilement raison. Séleucos était probablement rentré à Babylone aussitôt que Démétrios en était sorti, mais on ne supposait pas qu’il eût l’habileté et le courage déployés autrefois par Eumène.

En achevant par un crime l’extermination de la famille d’Alexandre[92], Cassandre avait brisé le seul lien qui rattachât encore officiellement les unes aux autres les diverses parties de l’empire. Maintenant, l’hégémonie de Polyperchon n’a même plus la valeur d’une fiction légale : les satrapes sont virtuellement rois dans leurs domaines respectifs, et nulle part plus qu’en Égypte, où le patriotisme et la tradition monarchique réclament également l’autonomie. Là, c’est bien une ère nouvelle, l’ère des Lagides, qui commence[93]. Mais les acteurs de l’histoire n’ont pas immédiatement conscience des conséquences, futures de leurs actes, et les systèmes minés par la logique ne s’effondrent pas tout d’un coup. Du reste, parmi les potentats de l’époque, il y en avait un qui, après avoir poussé au démembrement de l’empire, voulait maintenant en reconstituer l’unité à son profit. Antigone comptait bien ressaisir le sceptre d’Alexandre.

 

§ IV. — PTOLÉMÉE SATRAPE INDÉPENDANT (311-305).

Il est probable que l’expulsion de Séleucos fut le premier souci d’Antigone après la signature du traité, et qu’il partit aussitôt pour l’Orient ou y envoya de nouveau son fils Démétrios. Le silence des textes couvre d’un voile épais les opérations de cette campagne hypothétique. Ce qui parait certain, t’est que Ptolémée, alors mieux informé de ce qui s’était passé du côté de Babylone, s’empressa de se mettre en communication avec Séleucos. Arrien rapporte, sans dater le fait, que les gens envoyés par Ptolémée fils de Lagos à Babylone vers Séleucos Nicator à travers l’Arabie, après avoir mis huit jours à franchir un isthme, entrèrent dans un pays désert et sans eau, où ils firent route en toute hâte sur des chameaux, ne voyageant que de nuit, pour éviter la chaleur intolérable du jour, avec une provision d’eau portée par les chameaux[94]. On ne voit pas à quel autre moment Ptolémée put être obligé de prendre cette voie détournée pour communiquer avec Séleucos. Que cette mission clandestine ait été un renfort, ou simplement une députation portant à Séleucos le conseil de tenir bon pendant que ses alliés répareraient de leur mieux les erreurs du traité conclu[95], il est évident que Ptolémée entendait maintenant revenir sur les concessions faites à Antigone. Débarrassé des soucis les plus pressants, à l’extérieur, par le départ de l’armée d’Antigone, et, d’un autre côté, par une expédition heureuse contre les tribus libyennes de la Marmarique, peut-être aussi par un arrangement quelconque avec Ophellas à Cyrène ; à l’intérieur, par des libéralités faites à propos au clergé indigène[96], — Ptolémée jugea le moment venu de tirer parti des circonstances. Elles étaient redevenues soudain favorables, grâce à un de ces revirements qui, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, rompaient à tout propos l’équilibre branlant établi par les traités. Le stratège Polémée, chargé par Antigone de combattre Cassandre en Grèce, trahit la cause de son oncle et s’entendit avec Cassandre, comme l’avait fait, cinq ans auparavant, le fils de Polyperchon. Il associa à sa défection son lieutenant Phœnix, qui commandait pour lui dans la Phrygie d’Hellespont[97]. Une fois cette brèche ouverte dans la domination d’Antigone, le prudent Ptolémée crut ne pas trop risquer en essayant de l’agrandir. Il se mit à agiter les villes grecques, surtout celles du littoral de l’Asie-Mineure, en leur rappelant que le traité de 311 leur garantissait l’autonomie et l’indépendance. Sans doute, il s’offrait à soutenir leur juste cause, et, sous ce prétexte, son général Léonidas délogea des villes de la Cilicie Trachée les garnisons d’Antigone[98]. Pour qui possédait Cypre et convoitait la Syrie, la position était excellente.

Il n’en fallait pas moins pour ébranler l’obstination d’Antigone et arracher Séleucos à son étreinte[99]. Ne voulant pas encore lâcher prise, il envoya ses deux fils, Démétrios et Philippe, l’un en Cilicie, pour en chasser les troupes de Ptolémée, l’autre pour reprendre à Phœnix la Phrygie d’Hellespont. Serviteurs d’un maître hésitant, les lieutenants de Ptolémée lâchèrent pied devant Démétrios, qui, de la Cilicie, dut chercher à nouer des intelligences avec ce qui restait encore de dynastes à Cypre. L’effet de ces menées fut un drame terrible. Ptolémée, dit Diodore, averti que Nicoclès, roi des Paphiens, avait secrètement traité avec Antigone, envoya deux de ses amis, Argæos et Callicrate, avec mission de mettre à mort Nicoclès ; car il craignait que l’impunité des premiers rebelles n’encourageât d’autres chefs à la révolte. Les deux émissaires de Ptolémée abordèrent à Cypre, et, s’étant fait donner un détachement de soldats par le stratège Ménélaos, ils investirent la demeure de Nicoclès, lui communiquèrent les ordres reçus et lui commandèrent d’en finir avec la vie. Nicoclès chercha d’abord à se justifier des accusations ; mais, comme personne ne l’écoutait, il se tua. La femme de Nicoclès, Axiothéa, apprenant la mort de son époux, égorgea elle-même ses filles encore vierges, pour qu’elles ne tombassent point au pouvoir de l’ennemi. En même temps, elle persuada aux femmes des frères de Nicoclès de se donner la’ mort avec elle, bien que Ptolémée n’eût rien ordonné de pareil au sujet des femmes et leur eût, au contraire, garanti toute sécurité. Le palais étant rempli de meurtres et de catastrophes imprévues, les frères de Nicoclès fermèrent les portes, mirent le feu à la maison et se tuèrent eux-mêmes. C’est de la façon susdite et dans ces circonstances tragiques que fut exterminée la famille des rois de Paphos[100]. Ptolémée n’avait pas prévu ces horreurs, et il dut regretter un éclat qui risquait de lui valoir la réputation d’un Cassandre. Mais on conçoit ses alarmes et la promptitude de son intervention, si le traître était non pas un roitelet de Paphos, comme le veut Diodore, mais l’homme qu’il avait investi de sa confiance, Nicocréon, son lieutenant-général à Cypre. Nous ne saurons jamais jusqu’à quel point Ptolémée pouvait être informé, et si cette justice sommaire, qui fermait l’oreille aux apologies, ne frappait pas peut-être un innocent. Nous savons trop, en revanche, avec quelle facilité le soupçon se transforme en certitude, et comment celle-ci engendre ses preuves. En tout cas, il y eut, dans ce sombre drame, plus de victimes que de coupables.

Antigone, inquiet et désespérant de réduire, avec des forces diminuées, un adversaire qu’il n’avait pu terrasser quand il les avait toutes sous la main, se décida enfin à abandonner la partie, après un accommodement quelconque avec Séleucos. Il eût été imprudent de laisser derrière lui une guerre ouverte, et Séleucos n’aspirait qu’à jouir en paix de son lot. On ne sait au juste ni où, ni quand, ni comment, Antigone renonça ainsi à la Haute-Asie, dont Séleucos fut désormais le stratège ; mais on peut croire que, s’il sacrifiait une si grosse part du domaine à lui reconnu par le traité de 344, c’était pour sauver le reste.

Rentré en Asie-Mineure, Antigone prépara sa vengeance. Mais lui aussi savait dissimuler. Il ne fallait pas considérer comme ouvertement rompue la paix de 314, car la coalition avec laquelle il l’avait signée se fût aussitôt reformée. Sans doute, il pouvait demander compte à Cassandre de l’assassinat du roi Alexandre — un attentat dont, au fond, il lui : était reconnaissant — ainsi que des intrigues qui avaient poussé à la trahison le fils de Polyperchon, d’abord, et ensuite son neveu à lui Antigone ; mais les appuis qu’il s’était ménagés en Grèce s’effondraient l’un après l’autre. En ce moment même (309), par un chef-d’œuvre d’habileté et de ruse, Cassandre venait de gagner le vieux Polyperchon et de décider ce champion de la légitimité à supprimer sa raison d’être en assassinant le dernier rejeton d’Alexandre, Héraclès, fils de Barsine[101]. De son côté, Lysimaque, qui, au cas où Antigone franchirait l’Hellespont, se sentait le premier menacé, travaillait de son mieux à lui barrer le passage. Il était entré dans toutes les ligues formées contre Antigone, mais ne s’était occupé que de ses propres affaires. Durant les quatre dernières années, il avait imposé sa domination aux villes grecques riveraines de la Mer Noire, en dépit des Thraces, des Scythes, du prince du Bosphore Cimmérien et d’Antigone lui-même, qui avaient appuyé leur résistance. Pour le moment, il se construisait une capitale. Sur l’isthme qui rattache la Chersonèse de Thrace au continent, entre Cardia et Pactye, s’élevait une ville nouvelle, Lysimachia, que son éponyme pourvut d’habitants en dépeuplant le reste de la Chersonèse[102]. Antigone ne pouvait attaquer d’un côté sans courir le danger d’avoir à se défendre de l’autre. La défection de Polémée avait dû le laisser dépourvu de marine : il n’oubliait pas qu’entre l’Europe et lui il y avait la mer, et que, sur cette mer, le Lagide était aux aguets avec une flotte dont on entendait parler de temps à autre. Évincé de la Cilicie par Démétrios, Ptolémée profitait de sa supériorité sur mer pour s’attaquer à la Lycie et à la Carie, débarquant à l’improviste et multipliant les coups de main. Il avait pris de cette façon Phasélis, Xanthos, Caunos, Héraclion, Persicon, et il était maintenant installé à Cos, qui était, depuis quelques années déjà, un point de ralliement pour sa flotte[103]. C’est là que, sur son invitation, Polémée, l’infidèle stratège d’Antigone, vint le rejoindre de Chalcis. Rien ne nous autorise à soupçonner que cette invitation fût un piège[104] ; Ptolémée n’avait aucun intérêt à se défaire d’un homme qui ne pouvait plus être que l’ennemi irréconciliable d’Antigone. Mais le Lagide était vigilant et de prompte décision, on l’avait bien vu à Cypre, quand sa méfiance était excitée. Le stratège Polémée l’apprit à ses dépens. Il fut d’abord très bien accueilli par Ptolémée ; mais celui-ci ne tarda pas à s’apercevoir que son nouvel allié avait trop de prétentions et cherchait à s’attacher les chefs de l’armée par des discours et des présents. Il le prévint donc dans ses desseins, le fit arrêter et le força à boire la ciguë. Quant aux soldats qui l’avaient accompagné, Ptolémée les gagna par de magnifiques promesses et les incorpora dans les rangs de son armée[105]. Les traîtres peuvent s’attendre à tout quand ils oublient que même leurs obligés les craignent et les méprisent.

Le Lagide semble avoir prolongé son séjour dans l’île des Asclépiades, en compagnie de Bérénice, qui y mit au monde vers ce temps (309) le futur Ptolémée Philadelphe[106]. Peut-être le futur précepteur de l’enfant, Philétas de Cos, fut-il déjà à ce moment admis dans l’intimité du satrape d’Égypte. C’est en libérateur et non en maître que Ptolémée frayait avec les habitants de l’île. Il n’avait pas ou n’affichait pas l’intention de la garder pour lui : il s’y plaisait, et la place était commode pour observer de là les mouvements d’Antigone, sans cesser de surveiller l’Archipel.

On peut s’étonner qu’Antigone soit resté si longtemps inactif ou que l’histoire nous renseigne si mal sur ses faits et gestes durant deux ou trois ans (309-306), trois ans durant lesquels les signataires du traité de 311 n’étaient ni en guerre ni en paix, mais se tâtaient pour ainsi dire en multipliant les conflits de détail, sous prétexte de défendre les uns contre les autres les libertés des villes grecques. Il avait, pour le suppléer en Asie-Mineure, son fils Démétrios. Quant à lui, pour bien montrer au Lagide qu’il entendait garder la Syrie, il s’occupait à fonder une Antigonia aux bouches de l’Oronte[107], sans se douter que son œuvre inachevée serait déracinée au profit d’une Antioche future. C’était la troisième Antigonia qu’il implantait sur le sol de l’Asie ; il en avait déjà improvisé une en Troade, qu’il avait peuplée de Cébréniens et de Scepsiens, et une autre en Bithynie, villes qui devaient s’appeler plus tard Alexandrie Troas et Nicée. Il rebâtissait Smyrne et Téos, remuant partout la terre et les hommes, comme avait fait son maître Alexandre[108]. Nous n’avons pas besoin de savoir ce qui se passait dans les chantiers et arsenaux du littoral pour deviner à quoi Antigone les occupait. Il avait besoin d’une flotte, et il la voulait capable dé balayer la mer Égée. En attendant qu’elle fût prête, son fils faisait bonne garde sur le littoral de la Carie ; c’est peut-être, comme le veut Droysen, à la fin de 309 que Démétrios dégagea Halicarnasse assiégée par le Lagide[109]. Mais celui-ci n’en restait pas moins maître de Caunos, que son stratège Philoclès, le futur roi de Sidon, avait enlevée par surprise[110], et de Myndos. C’est de là qu’au printemps suivant (308), Ptolémée partit avec sa flotte pour le Péloponnèse. Il est difficile de pénétrer les motifs qui imprimaient aux actes de Ptolémée cette allure, assez capricieuse en apparence. Il semble qu’il restait à portée de la Carie pour inquiéter Antigone, et de Cypre pour prévenir quelque entreprise facile à tenter par un ennemi maître de la Cilicie et de la Syrie. Dès lors, on ne voit pas très bien pourquoi il sentit tout à coup le besoin d’aller délivrer Corinthe et Sicyone des mercenaires qui s’imposaient plutôt qu’ils n’obéissaient à Cratésipolis, la bru de Polyperchon, alors veuve d’Alexandre et acharnée à venger sur les Sicyoniens le meurtre de son mari[111]. Cependant, la suite des événements montre que Ptolémée ne se désintéressait pas tout à fait de ce qui se passait en Grèce. Là, l’anarchie était complète : les trahisons, les volte-face Changeaient à tout propos les forces respectives des partis. Ptolémée s’avisa sans doute que tous les potentats du moment y avaient leur parti, sauf lui, et que l’occasion était bonne pour s’en faire un en prenant l’étiquette commode de libérateur, libérateur tout au moins des villes qui n’appartenaient pas à son allié Cassandre. Rien ne serait compromis en son absence du côté de l’Asie, puisque, maître de la mer, il était libre d’y revenir au premier signal.

Il commença par délivrer, chemin faisant, l’île d’Andros[112], où Polémée avait dû laisser garnison, et il lui rendit le droit de battre monnaie, que lui avait enlevé jadis l’hégémonie athénienne. Ce fut le premier jalon planté sur la voie qui, patiemment suivie par la politique des Lagides, devait aboutir à la constitution d’une commune des Insulaires sous le protectorat égyptien. Ptolémée ne manqua pas de délivrer aussi le centre nécessaire de cette Ligue, Délos, qui était depuis près de deux siècles sous la dépendance des Athéniens. On peut rapporter à cette année 308 le don que fit Ptolémée au sanctuaire d’Artémis à Délos, un superbe vase avec l’inscription Πτολεμαΐος Λάγου Άφροδίτει[113]. Un décret des Insulaires, rendu une trentaine d’années plus tard, sous le règne de Philadelphe, rappelle que le père du roi actuel, le roi et sauveur Ptolémée, a été l’auteur de nombreux et grands bienfaits pour les Insulaires et pour les autres Hellènes, ayant affranchi les villes, restitué partout les lois et le gouvernement national et allégé les impôts. C’est pourquoi, les Insulaires ont été les premiers à rendre au sauveur Ptolémée des honneurs l’égalant aux dieux[114]. Les faits relatés dans cet éloge n’appartiennent pas tous au moment où nous sommes ; mais les Insulaires tiennent visiblement à constater que Ptolémée a été pour eux le Sauveur avant de l’être pour les Rhodiens.

L’affranchissement de Délos dut être un coup sensible à l’orgueil athénien, mais très bien supporté par les tuteurs d’Athènes, qui n’avaient pas intérêt à entretenir les illusions patriotiques de leurs protégés. On ne se tromperait guère en supposant que Ptolémée avait agi au su et avec la connivence de Démétrios de Phalère[115]. Certains indices donnent à penser que le Lagide était en rapports à ce moment avec Athènes, où se discutaient des questions intéressant ses propres affaires. Ophellas, dont depuis quatre ans Ptolémée avait dû laisser la trahison impunie, avait senti croître son ambition. La Cyrénaïque ne lui suffisait plus. Il avait accepté avec empressement les propositions d’Agathocle de Syracuse, qui, trop faible pour abattre Carthage à lui seul, promettait à Ophellas, pour prix d’une alliance, toutes les possessions carthaginoises d’Afrique[116]. Or, précisément en cette année 308, Ophellas envoya des ambassadeurs à Athènes pour inviter les Athéniens à se joindre à lui, qui était un peu leur parent par alliance, comme ayant épousé Euthydice, une descendante de Miltiade[117]. Nous savons, d’autre part, que les Athéniens donnèrent audience à des ambassadeurs carthaginois, Synalos et Iodmilcas (?)[118], et il est difficile d’imaginer à cette mission envoyée de Carthage un autre motif que le désir soit de prévenir les avances d’Ophellas, soit plus probablement d’en détruire l’effet. Les députés carthaginois ont dû, par conséquent, se trouver à Athènes au moment où la flotte de Ptolémée opérait dans les Cyclades et où Philoclès était à Délos par ordre de Ptolémée. Comme les inventaires de Délos mentionnent parmi les donateurs un certain Iomilcas[119], on peut sans invraisemblance supposer que cet Iomilcas est un des députés carthaginois et qu’il est allé à Délos avec l’intention d’y rencontrer soit Philoclès, soit Ptolémée lui-même, et de proposer au Lagide une alliance contre Ophellas. Il est inutile de pousser plus loin dans la voie des conjectures[120], car un revirement imprévu rendit ces projets inutiles. Lorsque Ptolémée eut débarqué à l’isthme, occupé Mégare[121], négocié avec Cratésipolis la reddition de Corinthe et de Sicyone[122], lancé un appel aux Hellènes et convoqué aux Jeux Isthmiques[123] une Diète qui probablement repoussa ses demandes de vivres et d’argent[124], il apprit qu’Ophellas avait péri aux environs de Carthage, par la trahison de son allié Agathocle[125]. C’était, pour reprendre Cyrène, une occasion qu’il ne fallait pas laisser échapper. Aussi, laissant là son rôle de libérateur, qui aurait fini par le brouiller avec Cassandre, il s’empressa de conclure un traité avec ce même Cassandre et de reprendre le chemin d’Alexandrie. Il gardait provisoirement Corinthe et Sicyone, confiées au stratège Cléonidas[126], et ne renonçait pas à je ne sais quelles obscures intrigues dans lesquelles entrait jusqu’à un mariage projeté entre lui, Ptolémée, et Cléopâtre sœur d’Alexandre le Grand. La main de cette princesse avait été briguée, paraît-il, par Perdiccas, par Cassandre, Lysimaque, Antigone ; et Ptolémée s’était mis sur les rangs, car chacun d’eux espérait, par cette alliance avec la maison royale, attirer de son côté les Macédoniens et s’approprier le gouvernement général[127]. Ce qui tendrait à prouver qu’une pareille alliance n’eût pas été sans conséquences politiques, c’est qu’Antigone, mis au courant du projet de mariage, empêcha la vieille princesse de quitter Sardes et ne put se laver du soupçon de l’avoir fait assassiner (308).

Rentré en Égypte, Ptolémée se hâta d’envoyer en Cyrénaïque son beau-fils Magas, fils de Bérénice, avec une armée. Cyrène paraît s’être soumise sans résistance. La malencontreuse expédition d’Ophellas avait épuisé ses forces[128], et elle était rassurée contre les représailles par le caractère et l’intérêt bien entendu du Lagide. Depuis lors, Magas resta préposé au gouvernement de la province, où la prospérité rentra avec l’ordre[129]. Il est probable que Ptolémée, pour remplir les vides et avoir dans la place des amis sûrs, favorisa l’immigration des Juifs, qui formaient plus tard environ le quart de la population de Cyrène.

Au printemps de 307, on sut enfin à quelle combinaison s’était arrêté Antigone. Son fils Démétrios partit d’Éphèse à la tête d’une superbe flotte de 250 voiles[130], bien pourvu d’hommes et d’argent, et cingla droit sur le promontoire de Sounion. Quelques jours après, il entrait au Pirée, et, après avoir expulsé la garnison macédonienne, il proclamait Athènes libre, annonçant qu’il était chargé par son père d’affranchir de la même façon toutes les villes de la Grèce. Antigone tenait les promesses qu’il avait faites en 345 aux Hellènes. Il allait refouler la Macédoine au nord des Thermopyles, et reconstituer une Grèce indépendante dans laquelle Athènes reprendrait son rang, le premier. Du coup, Cassandre était affaibli, Ptolémée discrédité. Tout à la joie d’être enfin débarrassés de ce Démétrios de Phalère, un compatriote renégat qui les gouvernait depuis dix ans au nom de Cassandre, les Athéniens firent à leur Sauveur un accueil où l’enthousiasme prit les allures de la folie. Aux noms de sauveur, de père, de dieu, dont ils comblèrent et accablèrent leurs idoles du moment, Démétrios et Antigone, ils mêlèrent un titre plus sérieux, l’objet des secrètes convoitises de leurs libérateurs, celui de roi[131]. Le peuple athénien n’était-il pas l’arbitre des renommées ? Antigone n’avait-il pas dit, en envoyant son fils à Athènes, qu’il ne voulait des Athéniens que leur affection, espérant voir rayonner au loin sa gloire du haut de ce fanal de l’univers ? En fait de flatteries, Antigone avait pris l’avance, et il en était récompensé. Les Athéniens lui offraient le diadème : il ne lui restait plus qu’à le prendre. En attendant, Démétrios continuait la série des mariages politiques en épousant l’Athénienne Euthydice[132]. C’était une flatterie de plus à l’adresse des Athéniens, et peut-être, Euthydice étant veuve d’Ophellas, une façon de jeter le gant à Ptolémée.

Ptolémée n’avait pas besoin qu’on le défiât pour se préparer à la lutte. Il sentait approcher le moment de la rupture ouverte et n’avait le choix qu’entre l’offensive et la défensive. Si la flotte qu’il armait à Alexandrie était destinée à attaquer la Syrie, Antigone, l’homme aux promptes décisions, ne lui laissa pas le temps de mûrir ses projets. Démétrios reçut à Athènes l’ordre d’amener en toute hâte sa flotte à Cypre. Il partit donc au commencement de 306, avec un renfort de trente tétrères athéniennes placées sous le commandement du navarque Médios[133]. Arrivé dans les eaux de la Carie, il essaya vainement d’entraîner les Rhodiens dans son parti ; puis, longeant la côte de Cilicie, où il fit de nombreuses recrues, il se dirigea sur Cypre. Ménélaos n’avait pour défendre Pile que des forces insuffisantes, et ses soixante vaisseaux ne pouvaient barrer le passage. Battu dans une première rencontre, il s’enferma dans Salamine, où Démétrios vint l’assiéger. Une fois de plus, le Lagide temporisateur s’était laissé surprendre. Cependant, la résistance de Salamine lui donna le temps d’accourir avec une flotte quelque peu inférieure en nombre à celle de l’ennemi. De Kition, où il avait abordé, il somma son adversaire d’évacuer l’île avant que toutes ses forces réunies ne vinssent l’écraser[134]. Démétrios riposta par une autre bravade, en lui offrant de le laisser se retirer s’il consentait à débarrasser de ses garnisaires Corinthe et Sicyone. Ptolémée s’avança en vue de Salamine, comptant la débloquer du coup et être soutenu dans la bataille par les navires de Ménélaos. Il se trompait. Démétrios accepta la bataille sans lever le blocus. Sous les yeux des assiégeants et des assiégés, il infligea au Lagide une défaite qui équivalait à un désastre. Ptolémée vit sa flotte presque anéantie[135] : lui-même s’échappa à grand’peine, avec huit navires, et se réfugia provisoirement à Kition, abandonnant au vainqueur tout ce qu’il avait amené sur ses bâtiments de transport, domestiques, amis, femmes, son argent, ses machines de guerre et huit mille hommes de troupes pris comme au filet. Du coup, Ménélaos se rendit à discrétion, et toutes les villes de l’Île en firent autant. Cypre échappait, pour dix ans au moins, à la domination égyptienne. Démétrios se conduisit en galant homme. Il garda pour lui la belle Lamia ; mais il renvoya à Ptolémée, qui avait regagné l’Égypte en toute hâte, son frère Ménélaos, son bâtard Léontiscos et, en général, les amis du vaincu[136]. Il relâcha de même les prisonniers qui ne s’enrôlèrent pas dans son armée[137].

Un pareil triomphe mettait les vainqueurs hors de pair. Le messager qui en porta la nouvelle à Antigonia salua le vieux Borgne du titre de βασιλεύς, et celui-ci partagea cet honneur suprême avec son fils, le roi Démétrios. Les acclamations enthousiastes de l’armée leur conférèrent la légitimité[138], suivant la vieille coutume macédonienne, qui voyait surtout dans les rois des chefs de guerre et n’avait rien à objecter au droit des victorieux. La victoire de Salamine, célébrée à l’égal de celle qui avait illustré l’Athènes de Thémistocle[139], venait enfin d’adjuger l’empire d’Alexandre au plus digne. Les nouveaux rois ne négligèrent pas les moyens pratiques de mettre en branle les voix de la renommée. Les Athéniens reçurent douze cents armures complètes prélevées sur le butin[140]. Des ex-voto furent placés dans les temples les plus fréquentés : la célèbre Victoire de Samothrace est probablement un de ces monuments, érigé dans le sanctuaire des Cabires[141].

Pour apprécier la portée de cette prise de possession de la royauté par des parvenus, il faut tenir compte de la magie des mots. Sans le titre de roi, on pouvait commander ; on n’avait pas le droit, un droit inhérent à la personne et inaliénable, d’exiger l’obéissance. Antigone allait être, au moins pour les Orientaux, le souverain légitime, en face duquel ses adversaires feraient désormais figure de rebelles. Ceux-ci le sentirent, et ils parèrent le coup en prenant, eux aussi, le diadème. Si l’on en croit les auteurs, c’est le Lagide qui, le premier, se raidissant contre sa défaite, prit aussi le diadème et se donna dans tous ses actes le titre de roi. Les autres potentats, imitant à l’envi cet exemple, se proclamèrent rois à leur tour. Ainsi firent Séleucos, qui venait de reprendre les satrapies supérieures, Lysimaque et Cassandre, qui conservaient les domaines à eux attribués dès l’origine[142]. Cependant, le Canon des Rois ne fait dater le règne de Ptolémée Soter que du 1er Thoth de l’an 443 de l’ère de Nabonassar (7 nov. 305), et il se pourrait que le Lagide eût hésité quelque temps avant de se parer officiellement d’un titre qui, au lendemain d’une défaite, risquait de paraître une revanche trop facile[143].

En tout cas, c’était bien le démembrement de l’empire d’Alexandre qui s’achevait. L’année des Rois supprime le simulacre de solidarité qui en rattachait encore les diverses parties. La royauté, envahie par tant d’intrus à la fois, en demeure comme abaissée et mise à la portée du premier venu. On dit qu’Agathocle de Syracuse, Denys d’Héraclée, probablement aussi les dynastes de Cappadoce, de Pont, d’Atropatène, se haussèrent vers cette époque, sans autre investiture que leur bon plaisir, jusqu’à la dignité royale.

 

 

 



[1] Arrien., III, 5. Curt., IV, 8, 33. Il y a des divergences de détail entre ces deux textes. Quinte-Curce ne connaît pas, ou exclut les fonctionnaires égyptiens.

[2] Cleomenes, qui Alexandriam ædificaverat (Justin., XIII, 4, 11).

[3] Dans le Ps.-Aristote (Oecon., 2, 33), il est question de taxes levées par Cléomène sur les animaux sacrés, etc.

[4] Dans un plaidoyer postérieur à la mort de Cléomène, Démosthène (In Dionysod., § 7-10) déclare que ce gouverneur de l’Égypte a fait beaucoup de mal à Athènes et à tous les Grecs.

[5] Arrien, VII, 23, 7-8.

[6] Pausanias, I, 6, 3.

[7] Diodore, XVIII, 14.

[8] Ægyptios insigni moderatione in favorem sui sollicitaverat (Justin, XIII, 6, 19). On reviendra plus loin sur la politique religieuse de Ptolémée, inaugurée par des libéralités pour les funérailles d’un Apis (Diodore, I, 84) et des restitutions de biens au clergé. Un érudit en veine de conjectures (Frankel) a même supposé que Ptolémée était devenu Σωτήρ dès le début, pour avoir délivré l’Égypte de Cléomène.

[9] Diodore, XVIII, 14.

[10] En Crète, suivant Diodore (XVII, 108. XVIII, 19) ; en Laconie, suivant Arrien (ap. Photius, p. 70 Bekker).

[11] Sur ces événements, Diodore, XVIII, 19-21. Cf. J. P. Thrige, Res Cyrenensium (édition posthume par N. J. Bloch). Hafniæ, 1828, p. 206-211. A. F. Gottschick, Gesch. der Gründung und Blüthe des hell. Staates in Kyrenaika, Leipzig, 1858 (insignifiant). A. Rainaud, De Cyrenaicæ Pentapolis natura et fructibus, Paris, 1893. Ophellas ou Ophélas, Opheltas dans Plutarque. Pour Thibron, Thrige hésitant adopte l’orthographe Thimbron.

[12] Arrien, ap. Photius p. 70 Bekker. Sur le v6p.czez et6pévstov (Photius), monnaie de mauvais aloi émise par un Thibron, soit le Lacédémonien du temps de Xénophon (Mommsen, Lenormant, Babelon, Willers), soit ce lieutenant d’Harpale (Th. Reinach), voyez en dernier lieu Th. Reinach, L’histoire par les monnaies (Paris, 1902), p. 257-260.

Dans un article de la Revue Critique (14 déc. 1903, pp. 468-7), mon savant confrère E. Babelon maintient que le νόμισμα Θιβρώνειον ne peut avoir été une monnaie émise par le Thibron dont il est ici question. La date de l'expédition d'Ophellas ou Ophélas à Cyrène est confirmée par les nouveaux marbres de Paros : Όφέλας Κυρήνην άποστλείς ύπή Πτολεμαίου, sous l'archontat de Philoclès (322/1 a. C.).

[13] Cf. Justin., XIII, 6, 20.

[14] Le bon Cratère s’occupa par la suite de trouver un mari à Amastris, qui épousa Denys, tyran d’Héraclée, et, après la mort de celui-ci († 306), en 302, Lysimaque, roi de Thrace (Strabon, XII, p. 544. Memnon in FHG., III, p. 529).

[15] Perdiccas, veuf d’une Cléopâtre, parait avoir mené de front deux intrigues, dont l’une suggérée par Olympias, qui lui offrit sa tille Cléopâtre, veuve du roi molosse Alexandre, au moment où il demandait la main de Nicæa, fille d’Antipater. Il aurait donc épousé provisoirement Nicæa, au printemps de 322, en se réservant de la répudier lorsqu’il jugerait à propos de rompre avec Antipater. Les mariages jouent un grand rôle dans la diplomatie de l’époque.

[16] Pausanias, I, 6, 3. Strabon, XVII, p. 794.

[17] Ælien, Var. Hist., XII, 64.

[18] Lucien fait dire à Alexandre, interrogé par Diogène (Dial. Mort., XIII, 3) : Voilà trois jours que je suis gisant à Babylone ; mais Ptolémée a promis de me faire porter en Égypte, pour y être enseveli et mis au rang des dieux égyptiens.

[19] Diodore, XVIII, 26-28. Droysen (II, pp. 12, 3. 645) propose de substituer Άρραβαΐος (Inscr. Thersipp., lig. 25) ou Άριβαΐος (Polyen, VII, 30) à la leçon Άρριδαΐος, qui a causé la méprise de Justin : jubetur Aridæus rex corpus Alexandri in Ammonis templum deducere (XIII, 4, 6). Mais il déclare qu’il n’ose pas abandonner la tradition des manuscrits. C’est, en effet, le parti le plus sûr : s’il y a corruption, elle date d’avant Justin.

Pour Arrhidæos (et non Arrhabæos), la tradition des mss. est confirmée par les nouveaux marbres de Paros. In titulo (Thersippi) igitur alius homo ceteroqui plane ignotus intelligendus est (Dittenberger, OGIS., I, p. 12).

[20] La majorité des témoignages, y compris Diodore et Strabon (XVII, p. 794), disent que le corps fut conduit à Alexandrie. De son côté, Pausanias assure qu’il fut déposé à Memphis par Ptolémée Soter (I, 6, 3) et amené à Alexandrie par Philadelphe (I, 7, 1). Il n’y a pas là de quoi rudoyer Pausanias, comme le fait encore Kærst (Die Begründung des Alexander- und Ptolemäerkultes in Ægypten, in Rh. Mus., XXVI [1897], p. 42-68). Memphis était bien sur le chemin de l’Oasis, et même d’Alexandrie, et Diodore a pu ne viser, par anticipation, que le fait accompli plus tard. Le dire de Pausanias a été confirmé depuis par un nouveau fragment des marbres de Paros (Athen. Miltheil., XXII [1897], p. 187), sous l’archontat d’Archippos (321/0).

Le convoi funèbre d'Alexandre a donné lieu tout récemment à des descriptions et discussions intéressantes ; voyez C. F. Müller, Der Leichenwagen Alexanders des Grossen, Leipzig, 1905. F. Reuss, Der Leichenwagen Alexanders des Grossen (Rhein. Mus., LXI [1906], pp. 408-413). B. Bulle, Der Leichenwagen Alexanders (Jahrbb. d. Deutsch. Archaol. Instit., XXI [1906], p. 52-73, mit 2 Abbild.). — Débat plus important, parce qu'il touche aux origines du culte d'Alexandre et du culte dynastique, sur les lieux de sépulture et transferts du corps d'Alexandre. Pour Pausanias, contre la thèse de Kærst [à rectifier la tomaison du Rh. Mus., en LII, et non XXVI] et celle de Kornemann (trois transferts), voyez F. Jacoby, Die Beisetzungen Alexanders des Grossen (Rhein. Mus., LVIII [1903], pp. 461-462). W. Otto, Priester und Tempel (Leipzig, 1905, pp. 138-143).

[21] Παρά γνώμην Περίκκου (Arrien ap. Photius, p. 70 Bekker).

[22] Pausanias (I, 6, 3) dit que Ptolémée se fit livrer le corps d’Alexandre par les Macédoniens chargés de la conduite à Ægæ ; Strabon (XVII, p. 794), confondant le cortège et l’expédition de Perdiccas en Égypte (ci-après), suppose que Perdiccas conduisait le corps — sans doute en Macédoine — et se détourna de son chemin pour attaquer Ptolémée. C’est comme trophée de victoire que le cercueil royal était resté aux mains du satrape d’Égypte. Arrien, au contraire (p. 24 Reizenstein), dit que Perdiccas voulait destituer Ptolémée et s’emparer du corps d’Alexandre. Arrhidæos pouvait être d’accord avec Ptolémée sans être dans sa confidence. Memphis était une étape sur la route de l’Oasis, et Arrhidæos ne savait peut-être pas en partant que sa mission serait écourtée. En tout cas, il fut récompensé : les vainqueurs de Perdiccas lui donnèrent en 321 la satrapie d’Hellespont.

[23] Arrien ap. Photius, p. 70 Bekker, et fol. 230, p. 23 Reizenstein.

[24] Il est possible que le mariage de Ptolémée avec Eurydice, fille d’Antipater, ait été conclu à ce moment (Niese, I, p. 218, 7). Droysen (II, p. 131, 1) préfère l’ajouter aux conventions passées à Triparadisos. Aucun texte ne donne d’indication chronologique. Il y a un moyen facile, et même trop facile, de concilier les opinions divergentes ; c’est de distinguer entre les fiançailles et le mariage.

[25] Il résulte des textes de Diodore et d’Arrien que l’expédition d’Égypte était déjà résolue quand Perdiccas apprit en Cilicie l’enlèvement du corps d’Alexandre.

[26] Docimos entra de force à Babylone, après un combat où Archon reçut une blessure mortelle (Arrien, p. 26 Reizenstein).

[27] Arrien, p. 27-28 Reizenstein.

[28] Le coup de filet avait été préparé par Antigone et Ménandre ; mais Eumène fut prévenu à temps par Cléopâtre, qui attendait à Éphèse le moment de convoler en justes noces avec Perdiccas (Arrien, p. 29 Reizenstein).

[29] En dépit des inductions que Droysen (II, p. 117), suivi par Niese (I, p. 222), tire d’un fragment d’Arrien (ap. Photius, p. 71), je ne puis pas plus me résoudre que Mahaffy (Empire, p. 30-31) à croire que Ptolémée, même renseigné sur les dispositions de l’armée de Perdiccas, commit l’imprudence de se présenter en personne. Perdiccas était homme à ne pas reculer devant un assassinat. Au surplus, on ne sait où eut lieu le débat, ni si Perdiccas était encore entouré de la famille royale, qu’il avait, dit-on (Diodore, XVIII, 29), emmenée avec lui et dont on n’entend plus parler. On pourrait supposer que la citation eut lieu en Syrie, où Perdiccas aurait utilisé la présence des rois et se serait cru assuré de condamner Ptolémée par défaut.

[30] On suit ici le récit, prolixe et confus, de Diodore (XVIII, 33-36). Voyez, pour le détail et les rectifications, Droysen, II, p. 117-123.

[31] Mahaffy se moque un peu des χιλίων θηριοβρότων de Diodore. Le fait est que c’est beaucoup de crocodiles mettant leur appétit au service de la patrie. Le stratagème mentionné par Polyen (IV, 19) et Frontin (IV, 7, 20) n’est guère moins puéril. A Bubaste, les Perdiccaniens auraient pris pour une grande armée en marche des troupeaux rassemblés par Ptolémée, se ruant sous le fouet, avec des fagots à la queue, et soulevant des nuages de poussière.

[32] Droysen justifie cette date, préférable au calcul de Champollion, qui (Ann., I, p. 290) tenait pour novembre.

[33] Diodore, XVIII, 36.

[34] L’Hécatonnésien Thersippos prit part à la guerre de Cypre avec Clitos (CIG., II, App. 2166 c. Texte rectifié dans Droysen, II, p. 643-645). Droysen (II, p. 126, 1) et Niese (I, p. 233, 4) placent ici la participation des Athéniens à la guerre de Cypre et la prise de l’amiral Hagnon de Téos par l’Athénien Thymocharès (CIA., II, 331 = Dittenberger, 102). Je trouve plus plausible l’emploi de ce document à la date de 316/5, assignée par Klüber et Dittenberger.

Dittenberger (op. cit., p. 10) préfère à la date de 321, pour la guerre de Cypre, celle de 320, donnée par Th. Lenschau, De rebus Prienensium, in Leipz. Studien, XII, [1890], p. 190.

[35] On ne sait pas très bien où était Triparadisos. Diodore (XVIII, 39) le place dans la Haute-Syrie ; Droysen, d’après Strabon (XVI, p. 756), près des sources de l’Oronte ; Niese (I, p. 223, 5) propose le Paradisos de Xénophon (Anabase, I, 4, 10). Entre les opinions de P. Perdrizet, Syriaca. I. Triparadisos (Rev. Arch., XXXII [1898], p. 34-39), qui tient pour Riblah sur l’Oronte, et de R. Dussaud, Triparadisos (ibid., XXXIII, p. 113-121), qui tient pour Djousiyeh (non pas D. el Khrab), à l’E. de l’Oronte, l’écart n’est que de quelques kilomètres.

[36] Diodore, XVIII, 39. Arrien ap. Photius, p. 71. Cf. Droysen, II, p. 132-137.

[37] Λΐγυπτος δορίκτητος dans Diodore (XVIII, 39, 43).

[38] Plutarque, Alex., 38. Athénée, XIII, p. 576 d-e. Letronne pense que Thaïs (= Ta-Isis) était de naissance égyptienne. Un ancien eût vu là un omen. Athénée appelle cette union un mariage. En tout cas, Ptolémée fut un bon père pour les enfants qu’il eut de Thaïs : deux fils, Léontiscos (cf. Justin., XV, 2, 7) et Lagos (ou un seul, si on corrige le texte d’Athénée en Λεοντίσκον <τόν> καί Λάγον), et une fille, Irène, qu’il maria au roi cypriote Eunostos de Soles (cf. Ælien, Var. Hist., XII, 16). Eunostos dut être un favori de son beau-père, car son nom — un nom de bon augure — fut donné au port occidental d’Alexandrie. Léontiscos, pris à la bataille de Salamine en 306 (ci-après), fut racheté par son père. On ignore de quelles femmes Ptolémée eut les bâtards (?) qui figurent dans les affaires de sa succession, Méléagre, Argæos et Philotera.

[39] Le nom de Syrie, qui n’est pas le nom indigène (Aram), est un souvenir de la domination assyrienne. Il s’appliquait aussi bien à la Cappadoce assyrienne (Leucosyriens) qu’à la Syrie noire (Strabon, XII, p. 544. XVI, p. 737), comprise entre le golfe d’Issos et Péluse.

[40] On a trouvé en 1887-1888, à Tell-el-Amarna, la correspondance officielle, en langue assyrienne, des fonctionnaires syriens avec Aménophis III et Aménophis IV. Cf. H. Winckler, Der Thontafelfund von El-Amarna, Berlin, 1889-1890. Die Thontafeln von Tell-el-Amarna, Berlin, 1896.

[41] On ne sait si c’est Horemheb (Harmhabi) ou Ramsès Ier (XVIIIe dynastie) qui abandonna la Syrie du N. au roi khéta Sapaloulou, cession confirmée par Séti Ier. La capitale des Khétas, Héthéens ou Hittites, était probablement Karkhemish sur l’Euphrate (cf. Maspero, De Carchemis oppidi situ, Paris, 1872) : leur empire s’étendait au S.-O. sur la Cilicie et le bassin de l’Oronte. On a découvert tout récemment, à Tell Ech Chihâb au S. de Damas, une stèle de Séti Ier, qui fait preuve de la domination égyptienne sur cette région (Clermont-Ganneau in C.-R. de l’Acad. des Inscr., 18 oct. 1901, p. 621). Cf. C. Fossey, Quid de Hethæis cuneatæ litteræ nobis tradiderint, Paris, 1902.

[42] Cette bataille de Megiddo (II Reg., 23, 29-30) doit être celle qu’Hérodote (II, 159) appelle bataille de Magdolos. Th. Reinach (C.-R. de l’Acad. des Inscr., 23 août 1895, p. 360-366) proteste contre cette identification. Suivant lui, la bataille de Magdolos est bien celle de 608 : seulement, elle a été gagnée non pas sur les Juifs, mais sur les Assyriens. Cf. la réfutation de J. Oppert (ibid., p. 368-375).

[43] Ό Μιτυληναΐος, d’après Dexippe (ap. Photius cod. 82. FHG., III, p. 668), έξ Άμφιπόλεως (Arrien., Ind., 18).

[44] Appien, Syr., 52.

[45] Diodore, XVIII, 43.

[46] Appien, Syr., 52.

[47] Arrien, fr. § 39 et 41 ap. Photius, p. 72 Bekker. Cf. Droysen, II, p. 139. C’est ici que Droysen (II, p. 155) place le siège de Jérusalem et la transplantation des Juifs à Alexandrie, événements douteux (cf. Niese, I, p. 230, 4, dont la réfutation me parait probante) et qui, en tout cas, seront examinés plus à propos à la date de 312.

[48] Comme le nom de Cœlé-Syrie reviendra perpétuellement au cours de cette histoire, il est bon d’avertir que nous l’emploierons au sens large, comprenant toute la Syrie méridionale, Phénicie et Palestine, par opposition à la Syrie du Nord.

[49] Je ne sais sur quoi se fondent Niese (I, p. 230) et Mahaffy (Empire, p. 34) pour dire que Ptolémée occupa d’abord Cypre, avant de s’attaquer à Laomédon. Si Ptolémée convoite la Syrie comme prolongement de l’Égypte et moyen d’attaque contre Cypre (Appien, Syr., 52), il ne s’ensuit ni qu’il fût, ni qu’il ne fût pas maître de Cypre. Appien vise plutôt son intention secrète, qui était de s’emparer de l’île.

[50] Diodore, XVIII, 44-47. Droysen place la mort d’Antipater au commencement de 319 : De Sanctis (in Studi di storia antica de Beloch, II [1893], p. 8, 1), avec plus de vraisemblance, vers le milieu de l’année.

[51] L’orthographe Πολυπέρχων, attestée par les inscriptions (CIA., II, 2, n° 723, et le décret en l’honneur de Thersippos) et suivie par tous les historiens latins, est décidément préférable à la leçon Πολυσπέρχων, qui domine dans les manuscrits grecs. Cf. Niese, I, p. 234, 1.

[52] Arrien ap. Photius, p. 72.

[53] Porphyre ap. FHG., III, p. 694.

[54] Diodore, XVIII, 49.

[55] Diodore, XVIII, 50.

[56] Diodore, XVIII, 51-52. Clitos se réfugia à la cour de Macédoine et, reprenant son ancien métier, devint l’amiral en chef de Polyperchon.

[57] Phila n’était plus jeune, surtout pour un mari de dix-sept ans. Aussi Démétrius eut à surmonter une certaine répugnance (Plutarque, Dem., 21. Cf. 14). Cette union fut cependant aussitôt féconde. Antigone Gonatas naquit en 318, en Thessalie, c’est-à-dire loin de son père. Phila fut épouse fidèle et délaissée.

[58] Diodore, XVIII, 53. Plutarque, Eumène, 12. Cornelius Nepos, Eumène, 5. C’est une occasion d’apprécier Justin, d’après lequel Eumène aurait été délivré par Antipater : a quo cum auxilia Eumeni missa Antigonos didicisset, ab obsidione recessit (XIV, 2, 4).

[59] Diodore, XVIII, 59-62.

[60] Le texte dans Diodore (XVIII, 56). La question est de savoir si cette proclamation visait tous les Grecs, comme celle de 315 (Diodore, XIX, 61), ou seulement les Grecs d’Europe, seuls mentionnés dans le texte de 319. Il est probable (cf. Holm, Gr. Gesch., IV, p. 73-74. Mahaffy, Empire, p. 35) que la liberté — à la condition d’une alliance avec les rois — était promise à tous les Hellènes, de sorte que les villes d’Asie étaient invitées à la réclamer contre Antigone, et celles de la Cyrénaïque contre Ptolémée.

[61] Diodore, XVIII, 72. Polyen, IV, 6. Droysen place la date de cette bataille au mois d’octobre 318. De Sanctis (dans les Studi di storia antica de Beloch, II [1893], p. 13, 1) propose le printemps de 317, sans raisons probantes.

[62] Ptolémée commit la même faute, mais plus grave, en 301. Il n’était pas à Ipsos, et cet excès de prudence lui coûta la Syrie.

[63] Olympias, que Roxane et Alexandre, menacés par les embûches de la reine Eurydice, avaient rejointe en Épire, fut rappelée par Polyperchon. Celui-ci, évincé par Cassandre et Eurydice, n’était plus là pour la recevoir quand elle se présenta à la frontière, barrée par ordre d’Eurydice. Mais, acclamée par les Macédoniens, elle entra de force et fit périr, avec des raffinements de cruauté, Philippe Arrhidée et Eurydice, vers oct. 317, d’après Diodore, XIX, 11, en été 316, d’après les calculs hypothétiques de G. F. Unger, Der Tod des Philippos Aridaios 316 v. Chr. (Philol., XLVIII [4889], p. 88-98). Cassandre, rentré en Macédoine, avait fait exécuter Olympias (Diodore, XIX, 51) en 316, et interné à Amphipolis Alexandre et sa mère Roxane, en attendant qu’il pût les faire disparaître à leur tour.

[64] Cf. J. G. Droysen, Zum Finanzwesen der Ptolemäer (SB. der Berl. Akad., XLVII [1882], p. 207-236 = Kl. Schriften, II, p. 275-305). E. Révillout, Lettres à M. Lenormant (Revue Égyptol., 1882-1883). R. S. Poole, Catalogue of greek coins. The Plolemies, Kings of Egypt, London, 1883. J. Krall, Zum Münzwesen der Ptolemäer (Zeitschr. f. Æg. Spr., 1884, p. 42 sqq.). P. Grenfell, Arch. gr. coins in Egypt (Num. Chron., 1890, p. 1 sqq.). The silver and copper coinage of the Ptolemies (dans les Revenue Laws, Oxford, 1896, App. III, p. 193-240), et les manuels de P. Hultsch et B. V. Head. Poids normal du tetradrachme attique, 17 gr. 464 ; rhodien, 14 gr. 60 ; phénicien et ptolémaïque, environ 14 gr. 50. L’étalon phénicien, combiné avec le système des multiples grecs (drachme-mine-talent), est adopté par Ptolémée roi, en 305 a. Chr., avec l’aigle au revers. Les monnaies antérieures à 305 sont à l’effigie d’Alexandre (qui ne l’avait jamais mise lui-même sur ses monnaies). L’aigle héraldique a donné lieu à la légende de Ptolémée, fils de Zeus et renié par Lagos, exposé sur un bouclier et nourri par un aigle, qui l’abreuvait de sang de cailles en guise de lait (Suidas, s. v. Λάγος).

[65] Cf. Théocrite, XVII, 34-52.

[66] Bérénice fille d’Antigone, celle-ci fille elle-même d’un Cassandre frère d’Antipater (Schol. Théocrite, XVII, 61, et non pas fils d’Antipater, comme le voulait Letronne, réfuté par Droysen, III, p. 238 en note), laquelle aurait épousé Lagos. Cette généalogie a dû être fabriquée pour faire remonter au fondateur de la dynastie la coutume, pratiquée depuis Philadelphe, des mariages entre frère et sœur.

[67] Elle avait eu d’un certain Philippe (Pausanias, I, 7, 1, que Droysen [III, p. 392, 1] prétend reconnaître dans Arrien [I, 14, 2]) un fils, Magas, qui fut vice-roi de Cyrène, et au moins deux filles, Antigone, que Ptolémée maria avec le roi Pyrrhos, et Théoxéna, qui épousa Agathocle de Syracuse. Arsinoé II, née de Bérénice et de Ptolémée, ayant épousé Lysimaque entre 300 et 298, doit être née au plus tard en 316.

[68] Libanius (Άντιοχικός, I, p. 298 Reiske) dit que Séleucos aurait été assassiné par Antigone, si Démétrios ne l’avait prévenu silencieusement en traçant un avis sur le sol avec le bout de sa lance. Antigone s’entendait à supprimer qui le gênait.

[69] D’après Diodore (XIX, 56), il avait extorqué en Orient 25.000 talents. Avec les 10.000 qu’il prit au Trésor de Cyinda et 12.000 levés sur ses domaines, il disposait de la somme énorme de 47.000 talents (environ 280 millions de francs).

[70] Les auteurs ont souvent confondu Κάσανδος et Άσανδρος (Cassander-Asander). Ici, la correction Άσάνδρω pour Κασάνδρω dans le texte de Diodore (XIX, 57-60) me parait aussi nécessaire qu’à Wesseling, Droysen et Kærst. Cassandre ό Άντιπάτρου figurait certainement parmi les coalisés (Appien, Syr., 53) ; mais c’est la Macédoine et la Grèce qu’il voulait, et il n’avait que faire de la Lycie et de la Cappadoce (cf., contre, Niese, I, p. 274, 3. 275, 2).

[71] Ce personnage était fils d’un Démétrios et neveu d’Antigone. Dittenberger, d’après les inscriptions (cf. Syll., 133), l’appelle Polémée, orthographe singulière, plus rare et moins vraisemblable que les fautes d’orthographe chez les lapicides. Nous adopterons cette variante, qui a l’avantage de distinguer le Ptolémée en question des trop nombreux homonymes de l’époque.

[72] Droysen (II, p. 313, 2) compte à Cypre neuf villes : celles du parti de Ptolémée étaient Soles, Salamine, Paphos et Chytri.

[73] Diodore, XIX, 61-62. Antigone avait joint à son édit la condamnation de Cassandre, votée par son armée.

[74] Diodore, XIX, 59.

[75] Diodore (XIX, 62) évalue la flotte d’Antigone à 240 vaisseaux de guerre, dont 120 sortaient des chantiers phéniciens.

[76] C’est ici, et non en 321, selon toute vraisemblance, qu’il faut placer les exploits de l’amiral athénien Thymocharès (CIA., II, 331 = Dittenb., 162). Par la suite, Thymocharès prend Cythnos et capture Glaucétas, croise dans l’Archipel et aide encore (en 313/2) Cassandre au siège d’Oréos, en Eubée.

[77] Diodore, XIX, 62.

[78] Alexandre, fils de Polyperchon, qui s’était abouché avec Antigone en Asie et était revenu dans le Péloponnèse avec 500 talents (Diodore, XIV, 61), trahit son parti et reçut de Cassandre le commandement du Péloponnèse (XIX, 64). Il fut bientôt après, en 314, assassiné par le Sicyonien Alexion (XIX, 67).

[79] C’est probablement ce fait d’armes que visent les prêtres de Pe et de Tep, dans l’inscription de 311 (ci-après, chap. IV, § 1), en parlant d’une expédition où figurent beaucoup de vaisseaux.

[80] Diodore, XIX, 64. Cf. CIA., II, 234 (document utilisé ici par Droysen), 268, et peut-être 284.

[81] Le siège de Tyr avait duré un an et trois mois : la garnison égyptienne, obligée par la famine à capituler, sortit avec armes et bagages (Diodore, XIX, 61).

[82] Diodore, XIX, 79. Clermont-Ganneau, L’ère autonome de Citium et le dernier roi phénicien Poumayyaton (Pygmalion), dans L’Instr. publ., 6 mars 1880, p. 150-151), identifie Pygmalion avec Poumayyaton. Mais, pour dater de là l’ère de Kition, il faut faire descendre la date de la crise jusqu’en 311, après la bataille de Gaza, ce à quoi s’oppose Diodore.

[83] Diodore, XIX, 80-86. Plutarque, Demêtrios, 4-5. Justin (XV, 1, 6) écrit Gamala pour Gaza. Cf. Stark, Gaza, p. 352. Appien (Syr., 56) raconte que Ptolémée interpréta en optimiste et en esprit fort un omen qui, sur la foi des devins, effrayait Séleucos. Le bon sens fut toujours la qualité maîtresse du Lagide. La victoire de Gaza est pompeusement célébrée dans l’inscription de 311 par les prêtres de Pe et de Tep (ci-après, ch. IV, § 1). Il ne faut pas chercher de chronologie dans ce fouillis d’hyperboles, et il se peut que l’expédition a en Marmarique », dite postérieure, soit celle faite antérieurement en Cyrénaïque. On s’est demandé à, quel propos le Cypriote Praxidémos élève un autel Άθηνά Σωτείρα καί [Νίκη ?] βασιλέων Πτολεμαίου avec inscription bilingue (Waddington, As. Min., III, 2778. CIS., I, 95). Les auteurs du CIS. songent à la date de 312 et au châtiment des rois cypriotes (que Diodore place en 313 et 310). Cette date conviendrait bien à la a victoire de Gaza ; mais elle est absolument conjecturale. La dédicace pourrait aussi bien commémorer la reprise de Cypre par Ptolémée en 295.

[84] Έτη άπό Σελεύκου (Joseph., A. Jud., XII, 9, 3), έξ χρόνου Σέλευκος ό Νικάτωρ έπικληθείς κατέσχε Συρίαν (XIII, 6, 6) — έτη τών Συρομακεδόνων (Chron. Pasch., p. 117), ère dite aussi ère d’Alexandre. L’année peut être celle du retour de Séleucos ; mais la date du 1er octobre n’a pu être adoptée qu’après la transformation de l’année lunisolaire syro-macédonienne en année solaire, époque (inconnue) où put être établie la correspondance du 1er Dios avec le 1er octobre julien.

[85] Agatharch. ap. Joseph., C. Apion., I, 22. A. Jud., XII, 1 = FHG., p. 196. Ce trait de caractère est trop souvent relevé, avec l’intention visible de railler la stupidité des Juifs, pour qu’on prenne au sérieux cette plaisanterie. La date du siège de Jérusalem — qu’on place généralement en 320/319 — et toute cette question des rapports entre Juifs et Lagides, est un sujet de discussions que l’insécurité des témoignages ne permet pas de trancher. Cf. Cless, De coloniis Judæorum in Ægyptum terrasque cum Ægypto conjunctas post Mosen deductis, pars I, Stuttgart, 1832. Friedlænder, De Judæorum colorniis, Progr. Königsb., 1876. Schürer, Gesch. d. jüd. Volkes im Zeitalter Jesu Christi, II (1886), p. 500 sqq. Tout est mélangé de légendes, qui ne sont pas toutes aussi invraisemblables que celle du transfert des reliques du prophète Jérémie à Alexandrie par ordre d’Alexandre le Macédonien (Chron. de Michel le Syrien, éd. J.-B. Chabot, I, p. 89. Paris, 1899). On dit qu’Alexandre avait déjà transporté en Thébaïde les huit mille Samaritains de Sanballat (Joseph., Ant. Jud., XI, 8, 6). D’autres juifs, en récompense des services rendus à Alexandre, auraient été faits citoyens d’Alexandrie, par lettres d’Alexandre, au même titre que les Macédoniens (Joseph., B. Jud., II, 18, 7. C. Apion., II, 4). Il est inutile de chercher à sauver une part de cette tradition en supposant qu’il s’agit d’Alexandre IV, au nom duquel Ptolémée aurait rédigé la charte. On sait pertinemment que les Juifs avaient leur ethnarque, et, vivant sous la loi mosaïque, ne pouvaient pas être assimilés aux citoyens d’Alexandrie. On voit aussi l’intérêt qu’avaient les Juifs alexandrins à propager ces légendes. D’autre part, il est probable que la colonie juive d’Alexandrie, ville nouvelle, y a été implantée par Ptolémée. Quant à choisir entre les dates de 320 et 312, il semble bien qu’en 320, Ptolémée n’avait pas dû songer encore à prendre des mesures aussi graves. En 312, il était moins sûr de garder la Syrie, et, en tout état de cause, il trouvait son compte à transporter chez lui une bonne part de ce peuple inassimilable, qui, nuisible en Syrie, serait utile en Égypte. E. Renan (Hist. du peuple d’Israël, IV [1893], p. 209) pense que Ptolémée assaillit Jérusalem dans le but de se procurer des prisonniers pour peupler Alexandrie, et cela, en 319. Tradition de l’exode avec Ézéchias après la bataille de Gaza, dans le Pseudo-Hécatée cité par Josèphe (C. Apion., I, 22 = FHG., II, p. 393).

[86] Wesseling corrige le texte de Diodore et écrit νομαρχίας au lieu de ναυαρχίας (XIX, 85). L’un et l’autre termes sont de grécité douteuse. Droysen approuve, Niese (I, p. 297, 5) hésite à accepter, et Mahaffy (Empire, p. 43) rejette la correction de Wesseling. Je pense, comme Mahaffy, que Ptolémée devait tenir à avoir ces mercenaires sous la main, près de la mer et de la frontière.

[87] Diodore dit à Myonte (XIX, 93) ; mais on ne peut songer à Myonte en Carie. Niese (p. 300, 2) propose une localité à chercher dans les environs d’Antioche, ou Marsyas dans la région du Liban (cf. Polybe, V, 45, 8).

[88] Ptolémée détruisit en se retirant Aké, Joppé, Samarie, Gaza (Diodore, l. c. Cf. Pausanias, I, 6, 5). On eût dit qu’il n’espérait plus rentrer en Syrie. Pour les prêtres de Pe et de Tep, Ptolémée, victorieux des Syriens, emmène en Égypte leurs princes, leurs chevaux, leur flotte et leurs œuvres d’art.

[89] Cette défection d’Ophellas est une hypothèse de Thrige (p. 214), fondée sur l’expression άπόστασις Κυρήνης dans Pausanias (I, 6, 8) et la conduite ultérieure du rex Cyrenarum Aphellas (sic), qui spe improba regnum totius Africæ amplexus societatem cum Agathocle per legatos junxerat (Justin., XXII, 7, 4. Cf. Orose, IV, 6, 29). Elle est généralement acceptée et ne me parait pas ébranlée par les objections de Gercke (Alexandrin. Studien, in Rhein. Mus., XLII [1887], p. 262 sqq.). Il est possible qu’Ophellas ait pris le titre de roi, ne fût-ce que pour complaire aux Cyrénéens, qui tenaient surtout à ne pas dépendre de l’Égypte.

[90] Diodore, XIX, 105. Antigone parait avoir attaché quelque importance à cette dernière clause, qui, loyalement observée, devait surtout gêner Cassandre. Voyez la circulaire adressée aux habitants de Scepsis (Munro, A letter from Antigonus to Scepsis, 311 B. C., in Journ. of Hell. Studies, XIX [1899], p. 330-340. Dittenberger, Zum Brief des Antigonos an die Skepsier, in Hermès, XXXVI [1901], p. 450). Kœhler in SB. der Berl. Akad., 1901, p. 1057 sqq.

[91] Niese (I, p. 304) trouve invraisemblable que les trois alliés aient abandonné Séleucos, mais il admet qu’Antigone refusa de reconnaître ses droits par stipulation écrite. Il y aurait eu pour Séleucos armistice sous-entendu, en attendant la majorité d’Alexandre IV. C’est une solution boiteuse, démentie par les faits.

[92] Il ne restait plus qu’un bâtard, Héraclès, fils de Barsine, qui fut assassiné, peu après, par Polyperchon.

[93] Depuis Eckhel (IV, 9. Cf. S. Poole, Plolemies, p. LXXIV sqq.), on appelle communément ère des Lagides une ère partant de la prise de possession de l’Égypte (323), donc identique à l’ère άπό τής Άλεξάνδρου τελευτής. Mais J. N. Svoronos (Les monnaies de Ptolémée II qui portent date, Rev. Num. Belge, 1901, p. 55) a constaté que Ptolémée III et Ptolémée IV ont frappé des monnaies d’après une ère commençant en 311/0, l’an I de Ptolémée successeur du jeune Alexandre IV. C’est là proprement l’ère des Lagides. D’autre part, étant donné : 1° que l’ère des Séleucides a porté aussi le nom d’ère après Alexandre (Alexandre IV, confondu plus tard avec Alexandre-le-Grand) ; 2° qu’elle a été rattachée, sous le nom d’ère κατά Χαλδαίους, à l’année 311 (au lieu de 312) ; 3° que le Chronicon Paschale (p. 171 Bonn) la fait partir du consulat de Rullus et Rutilius (310) ; on est amené à conclure que toutes ces ères — y compris l’ère de Citium — ont pour point de départ le même événement, à savoir, le morcellement de l’empire à la mort d’Alexandre IV. Ce sont des façons différentes de situer la date initiale, soit au début de l’année syromacédonienne dans laquelle l’événement s’est produit (ère des Séleucides, quelque peu antidatée pour la faire coïncider par surcroît avec le retour de Séleucos) ; soit au début de l’année suivante, syromacédonienne (ère chaldéenne), ou égyptienne (ère des Lagides), ou romaine (ère séleucide, d’après le Chron. Pasch.).

[94] Arrien, Indic., 43, 4.

[95] C’est l’hypothèse la plus probable, évidente pour Niese (I, p. 311, 7).

[96] C’est à cette date (nov. 311) que se place le décret du satrape Ptolémée, célébré en style pompeux par les prêtres de Pe et de Tep, qui rappellent la victoire de Gaza et les succès en Marmarique (ci-après, ch. IV, § I).

[97] Diodore, XX, 19. Déjà, en 312, le navarque Télesphore avait quitté le service d’Antigone en récriminant ; maintenant Polémée se trouvait mal récompensé. Je croirais assez qu’ils étaient tous jaloux de Démétrios et n’espéraient plus sortir des rôles subalternes avec un maître si bien pourvu de fils.

[98] Diodore, XX, 19.

[99] Nous ne savons pas du tout ce qui s’est passé en Orient, de 311 à 309, entre Séleucos et Antigone. On a accepté plus haut la conjecture de Droysen fondée sur le texte d’Arrien (Ind., 43) : celle qu’il tire d’un passage de Polyen (IV, 9, 1) est plus contestable. Comme le remarque Niese (I, p. 411, 7), cette bataille de deux jours, gagnée le second jour par Séleucos, pourrait bien être la bataille d’Ipsos (301).

[100] Diodore, XX, 21. Polyen (VIII, 48) détaille et paraphrase le dénouement. Il y a là un problème dont la solution a été longtemps discutée. On sait par les monnaies (E. Babelon, Les Perses Achéménides [Paris, 1893], p. CXLV, fig. 68) et par les nouveaux fragments d’Arrien (p. 27 Reizenstein), qu’il a réellement existé un Nicoclès de Paphos ; mais ce Nicoclès n’a pas d’histoire, et il est clair qu’une confusion entre des noms aussi semblables que Nicoclès et Nicocréon a pu se produire aisément. Dans une citation d’Athénée (VIII, p. 349 e), que la mesure du vers rend inattaquable, Axiothéa est appelée Νικοκρέοντος γυνή, et plus loin (p. 352 d), il est question d’un Νικοκλέους τοΰ Κυπρίων (et non Παφίων] βασιλέως, qui parait bien être le même que le mari d’Axiothéa. Aussi Wesseling restituait Νικοκρέων, au lieu de Νικοκλής, dans le texte de Diodore. Mais Droysen s’est refusé absolument à confondre Nicocréon, roi de Salamine d’après Plutarque (Alex., 29) et les monnaies, avec un roi de Paphos, et Niese (I, p. 306, 2) le suit encore. Le nouveau fragment de la chronique de Paros tranche enfin la question contre Diodore et ses partisans (Niese, II, p. 774, s’est rétracté). On y lit que, sous l’archontat de Simonide (311/0), Νικοκρέων έτελεύτησεν καί Πτολμαΐος κυριεύει τής νήσου (Ath. Milth., XXII [1897], p. 188). On s’explique ainsi très bien ce qui embarrassait fort Droysen et Niese, à savoir que Ménélaos reparte comme stratège général en 310 et qu’on ne trouvait nulle part mention de la mort de Nicocréon. Il est possible que l’exécution ait eu lieu à Paphos, Nicocréon ayant l’île entière à sa disposition (Macrobe, Sat., I, 29, 16, appelle aussi Nicocréon Cypriorum rex) ; mais il se peut aussi que Diodore l’ait placée à Paphos en vertu de la confusion faite entre Nicocréon et Nicoclès.

[101] Diodore, XX, 28.

[102] Mahaffy (Greek Life, p. 327) remarque que tous les potentats hellénistiques se bâtirent des capitales ou résidences nouvelles : Lysimaque à Lysimachia, Antigone à Antigonia sur l’Oronte, Séleucos à Antioche, Attale à Pergame, Prusias à Nicomédie. Pour Ptolémée, c’était chose faite ; il avait Alexandrie.

[103] Dès 314, on voit Séleucos ramener ses navires de Lemnos à Cos (Diodore, XIX, 68).

[104] Droysen (II, p. 382) me parait dénaturer le texte de Diodore en supprimant l’invitation de Ptolémée, et y ajouter une conjecture gratuite en supposant que le Lagide agit en cette occasion d’accord avec Cassandre.

[105] Diodore, XX, 27. Les garnisons laissées par Polémée en Grèce durent se débander ou se rallier au plus offrant. Le commandant du poste de Chalcis eut le bon esprit de laisser la ville s’affranchir (CIA., II, 266).

[106] La date de la naissance de Philadelphe a été maintes fois discutée. Niebuhr la plaçait en 301 ; Droysen, en 309 ; Strack, pour des raisons de théorie juridique (la légitimité bornée aux porphyrogénètes), en 304, le père étant roi. La question est maintenant tranchée par la découverte d’un fragment nouveau de la chronique de Paros, document contemporain de Philadelphe. Sur Cos, voyez les nouveaux textes épigraphiques dans R. Herzog, Keische Forechungen und Funde, Leipzig, 1899.

[107] Diodore, XX, 47. XXI, 1. Libanius, Orat., XI (I, p. 299-301 Reiske).

[108] Il va sans dire qu’on ne peut fixer exactement la date de toutes ces fondations. Cf. Strabon XII, p. 565. XIII, p. 593-597. XIV, p. 646. La longue inscription de Téos (126 lig.), contenant deux lettres d’Antigone relatives à la fusion entre Téos et Lébédos, dans Lebas-Wadd., As. Min., III, 86 = Dittenberger, 126 = Michel, 34.

[109] Plutarque, Demêtrios, 7. Cf. Droysen, II, p. 383, 1.

[110] C’est ici, et non vers 266, comme le voulait Droysen, que doit se placer l’exploit du στρατηγός Philoclès (Polyen, III, 16). Cf. Homolle (BCH., XV [1891], p. 137) et Holleaux (BCH., XVII [1893], p. 62 sqq.).

[111] Diodore, XIX, 67, à la date de 314. XX, 37. Polyen, VIII, 58.

[112] Diodore, XX, 37, 1.

[113] Inscription publiée par Homolle (BCH., VI [1882], p. 29 ; Archives, p. 40).

[114] Inscription de Nicourgia (Amorgos) publiée par Homolle (BCH., XVII [1893], p. 205 sqq.) et Delamarre (ibid., XX [1896], p. 103-115) = Michel, 373. Homolle (Archives, p. 40-45) plaçait ici, vers 308, un décret de Délos en l’honneur de Philoclès βασιλεύς Σιδωνίων (BCH., IV [1880], p. 327 = Dittenberger, 155 = Michel, 387). Malgré l’adhésion toute récente de von Schœffer (in Pauly-Wissowa’s R.-E., IV, p. 2482) à ce système, la qualité de βασιλεύς donnée à Philoclès fait descendre la date de ce décret vers 280/279, après la mort d’Eshmounazar II (voyez ci-après, ch. V, § 1).

[115] Ne pas oublier que Philoclès eut sa statue à Athènes (CIA., II, 4374 = Michel, 1261), et que Démétrios de Phalère finit ses jours à Alexandrie.

[116] Gercke estime qu’Ophellas ne se fût pas risqué de la sorte, s’il avait été en guerre avec Ptolémée. Mais il n’était pas en guerre, et les ambitieux ont une logique à eux.

[117] Euthydice dans Diodore (XX, 40 éd. Dindorf), Eurydice dans Plutarque (Demêtrios, 14). La leçon de Diodore nous permet d’éviter des confusions.

[118] CIA., II, 235. Nom douteux (le texte donne ...]οδμίλκας ou ...]οδμοάκας : Köhler propose Βοδμίλκας) et nationalité hypothétique. On connaît un Synalos carthaginois en 357 (Plutarque, Dio, 25, 26, 29).

[119] Homolle, op. cit., p. 36.

[120] Celle-ci n’est pas très sûre. L’Iomilcas de Délos a été identifié, par une hypothèse encore plus aventurée, avec un roi de Byblos, Jehawmelek (J. P. Six, in Num. Chron., VI, [1887], p. 97). Je ne garantirais pas davantage la suivante. Comme Agathocle épousa plus tard Théoxéna, une fille de Ptolémée, Mahaffy (Empire, p. 52-53) suppose que la trahison d’Agathocle avait été machinée par Ptolémée.

[121] Diogène Laërte, II, 115. Ptolémée a pu entrer à Mégare comme allié de Cassandre. Il n’est pas nécessaire de supposer, avec Droysen, que la ville fut prise et rendue plus tard à Cassandre. Elle faisait pour ainsi dire partie de l’Attique, où Ptolémée ne cherchait pas à s’introduire.

[122] Diodore, XX, 37. Polyen, VIII, 58.

[123] Suidas, s. v. Δημήτριος. Cf. Köhler, in SB. der Berlin. Akad., 1891, p. 207.

[124] Diodore, XX, 37.

[125] Diodore, XX, 42. Suidas, s. V. Δημήτριος.

[126] Je ne vois pas pourquoi le Cléonidas de Plutarque (Demêtrios, 15), Λεωνίδας dans Suidas (loc. cit.), ne serait pas le Léonidas de Diodore (XX, 19), le stratège que Démétrios avait chassé de la Cilicie. Il ne faut pas fabriquer des inconnus avec les variantes orthographiques des manuscrits.

[127] Diodore, XX, 37.

[128] Diodore (XX, 41) dit qu’Ophellas emmena de Cyrène plus de vingt mille hommes, dont beaucoup avec femmes et enfants, de façon que l’armée ressemblait à une colonie.

[129] Pausanias, I, 6, 8. Cf. Thrige, p. 217-219. Droysen, II, p. 392, 1. A. Gercke, Alexandrin. Studien, I. Ueber die Regierungszeit des Magas von Kyrene (Rh. Mus., XLII [1887], p. 262-275). On a édifié bien des conjectures sur un texte d’Agatharchide (ap. Athénée, XII, p. 550 b) où il est dit que Magas régna cinquante ans à Cyrène. Au lieu d’admettre qu’Agatharchide a compté en bloc toutes les années que Magas a passées à Cyrène, on veut que Magas ait été roi tout de suite, avant Ptolémée lui-même, ou que, fait roi plus tard (vers 300 suivant Gercke), il ait encore vécu cinquante ans de règne, auquel cas il aurait été trop jeune pour conduire une expédition en 308, etc. C’est avec cette exégèse pharisaïque qu’on a embrouillé pareillement, et pour le même motif, l’histoire d’Eumène Ier de Pergame, successivement dynaste et roi (cf. Bouché-Leclercq, Le règne de Séleucus II Callinicus, in Rev. des Univ. du Midi, III [1897], p. 56, 1).

[130] C’est le chiffre donné par Plutarque (Demêtrios, 8). Je ne me charge pas de discuter les évaluations de Diodore et de Plutarque à propos de la bataille de Salamine (ci-après). Les chiffres sont ce qu’il y a de plus suspect dans les auteurs, et ce n’est pas peu dire.

[131] Diodore, XX, 45-48. Plutarque, Demêtrios, 8-15. Cf. CIA., II, 238. Plutarque blâme les flatteries sacrilèges des Athéniens, et il y avait réellement de quoi. Cf. l’ithyphalle qui fut chanté (ap. Athénée, XV, p. 697) soit alors, soit plutôt en 302 (Droysen) ou en 290 (Niese), l’adulation enchérissant à chaque séjour de Démétrios. Les modernes jugent la conduite des Athéniens avec leurs préjugés. Droysen, hégélien anti-démocrate, la flétrit ; Holm l’excuse et compare les honneurs décernés à Démétrios aux décorations à titre étranger, qui ne sont que des politesses internationales.

[132] Plutarque, Demêtrios, 14. Cette veuve n’était peut-être pas plus jeune que l’autre épouse, Phila. Mais, pour Démétrios, un mariage de plus ou de moins ne tirait pas à conséquence. Plutarque (Demêtrios, 53) rapporte comme un on-dit qu’un fils nommé Corragos naquit de cette union.

[133] Diodore, XX, 50. Il est étonnant que Plutarque ne fasse aucune mention de ce contingent athénien, même à propos des 1.200 panoplies expédiées à Athènes par Démétrios (ci-après). Il aurait pu dire à ce propos que c’était la part de butin qui revenait aux Athéniens comme alliés.

[134] Plutarque, Demêtrios, 15. D’après les estimations éparses dans Diodore, Plutarque et Polyen (IV, 7, 7), Ptolémée aurait amené d’Égypte environ 150 navires de guerre ; avec les 60 restés à Salamine, il comptait avoir plus de 200 vaisseaux à mettre en ligne contre les 180 de Démétrios. De même, en fait de troupes de terre, il avait 10.000 hommes à joindre aux 13.100 (Plutarque, Demêtrios, 16) ou aux 8.000 qui restaient encore (cf. Diodore, XX, 47) à Ménélaos.

[135] Plutarque, Demêtrios, 46. Voir les péripéties de la bataille, le compte des vaisseaux pris avec leurs équipages ou coulés, etc., dans Diodore (XX, 49-53) et Plutarque (Demêtrios, 16). Lorsque, trois ans plus tard, Démétrios, au comble de la prospérité, prenait les allures d’un Roi des rois et que ses flatteurs s’amusaient à faire de ses rivaux les grands officiers de sa couronne, on destinait à Ptolémée l’emploi de grand amiral (Plutarque, Demêtrios, 25). La plaisanterie était d’une ironie assez transparente.

[136] Justin., XV, 2, 7 : pari provocatus munere. Ptolémée en avait fait autant après la bataille de Gaza.

[137] Plutarque, Demêtrios, 17. Il avait fait des funérailles magnifiques aux morts des ennemis (ibid.).

[138] Plutarque, Demêtrios, 18. Antigone ne cherchait pas à se créer une généalogie héroïque. On raconte que, le poète Hermodote l’ayant appelé fils du Soleil, il répondit : Ού ταύτά μοι σύνοιδεν ό λασανοφόρος (Plutarque, Apophth. reg.).

[139] On distingue par la suite la nouvelle Salamine, celle de Cypre (Horace, Od., I, 7, 29), de la vraie, la voisine d’Athènes (Senec., Troad., 844. Lucain, Phars., III, 183 [veram Sciri Salamina, corr. S. Reinach]. Manil., Astron., V, 50).

[140] Plutarque, Dem., 17. Allusion à l’Αντιγόνου νίκη dans un fragment d’Alexis (fr. 110 Meineke).

[141] Le type de la Victoire de Samothrace (aujourd’hui au Musée du Louvre) est reproduit sur les monnaies de Démétrios : au revers, Poseidon brandissant son trident.

[142] Diodore, XX, 53. Cf. Plutarque, Demêtrios, 18. Justin., XV, 2, 10-14. Appien, Syr., 54. Plutarque (Demêtrios, 18) dit que Cassandre ne prenait pas le titre de roi dans ses lettres ; mais ce titre ligure sur ses monnaies et dans les inscriptions (Cf. Dittenberger, Syll., I, 127). Lysimaque, lui, ne mit pas son effigie sur ses monnaies.

[143] Strack (p. 191, 7) suppose que Ptolémée a pris le titre de roi en 306, mais ne s’est fait couronner officiellement, peut-être à Memphis, que dans le courant de l’année 305/4. C’est une façon plausible de concilier les textes. On peut se demander aussi si Ptolémée n’était pas déjà roi en Égypte depuis la mort du roi Alexandre (311), et s’il ne l’était pas également à Cypre, comme suzerain des rois cypriotes. Il est appelé seigneur des rois (Adon Melakim) dans une inscription de Larnax Lapitbou que les auteurs du CISemit. (n° 95) ont cru pouvoir placer vers 312. Mais cette date est incertaine. Cf. Clermont-Ganneau, L’ère de l’Adon Melakim, L’ère des Séleucides et l’ère d’Alexandre (Études d’archéologie orientale, I [1880], p. 60-64).