LA MANŒUVRE D'IÉNA

ÉTUDE SUR LA STRATÉGIE DE NAPOLÉON ET SA PSYCHOLOGIE MILITAIRE

Du 5 septembre au 14 octobre 1806

 

CHAPITRE XI. — LA CAVALERIE LÉGÈRE PENDANT LA RÉUNION DE LA GRANDE ARMÉE.

 

 

Napoléon fit écrire au prince Murat, le 3 octobre, par le major général, la lettre suivante :

L'Empereur ordonne que Votre Altesse prescrive aux généraux Lasalle et Milhaud de tenir leurs brigades réunies ayant des piquets sur les communications de Coburg.

J'ordonne au maréchal Bernadotte de faire éclairer par sa cavalerie légère la communication de Leipzig.

Les généraux Lasalle et Milhaud devront tous les jours, d'après les instructions de l'Empereur, envoyer par duplicata au maréchal Bernadotte des rapports de ce qui se passera sur la frontière ; ils fatigueront le moins possible leurs chevaux et les tiendront en état de partir.

J'écris au maréchal Bernadotte d'envoyer à Votre Altesse les rapports de sa cavalerie légère.

La lettre qui précède fut remise au prince Murat au moment où il quittait Würzburg pour aller à Bamberg, après avoir vu l'Empereur arrivé la veille au soir, à Würzburg, venant de Mayence.

Il semble que l'Empereur, en dictant cette lettre, ait prévu la dissémination des brigades légères de la réserve dans les montagnes environnant Kronach et qu'il ait voulu réagir contre la tendance commune aux esprits ordinaires, qui consiste à donner une importance égale à toutes les directions dangereuses, en cherchant la sécurité plutôt dans la garde étroite de tous les débouchés par où l'ennemi peut venir, que dans le jeu des forces actives venant au secours du point menacé ou attaqué.

On va voir si Napoléon s'était trompé.

Après avoir passé, le 4, la revue des 3e et 4e divisions de dragons à Hallstadt et à Stallelbach, le prince Murat se rendit, le 5, à Kronach pour inspecter les brigades Lasalle et Milhaud, dépendant de la réserve de cavalerie.

Le 5 octobre, à minuit, une fois de retour à Bamberg, il écrivit un rapport à l'Empereur, débutant ainsi :

J'arrive à l'instant de Kronach.

On a été obligé de disséminer les troupes légères des généraux Lasalle et Milhaud en tant d'endroits différents que, malgré que l'ordre de les réunir eût été donné hier soir, elles n'auraient pu l'être que demain dans la journée.

J'ai donc dû revenir sans les voir.

La phrase : on a été obligé de disséminer etc., est très habilement tournée en vue de dégager les responsabilités, mais l'aveu n'est-il pas significatif ?

 

L'ordre de Napoléon contenu dans la lettre du 3 octobre adressée au prince Murat par le major général est parfaitement approprié à la situation.

Le 1er corps en avant-garde de la Grande Armée occupe des cantonnements serrés le long de la route de Leipzig, depuis Zettlitz jusqu'à Lichtenfels, sur une profondeur de 10 kilomètres. En avant et très près de lui, à Redwitz est sa brigade de cavalerie légère.

Mais, le 1er corps stationne au pied des montagnes du Franken-Wald et, en exécution d'ordres antérieurs, il a poussé la brigade Werlé, composée du 27e léger, à Steinwiesen, extrême frontière de la Saxe, près du pendant des eaux, sur la route de Sableiz.

A cette brigade d'infanterie sont rattachés des piquets de la cavalerie légère du 1er corps, pour étendre jusqu'à Nordhalhen les investigations du service de sûreté.

Les brigades Lasalle et Milhaud ont pour mission d'éclairer les flancs de la route de Leipzig dans la direction de Coburg, de Neustadt et de Grafenthal.

L'ennemi a des postes de cavalerie à Coburg, à Neustadt et à Nordhalhen ; aussi, les vedettes françaises sont-elles en contact, sur la frontière de Saxe, avec les vedettes prussiennes ou saxonnes.

Il convient de remarquer la prescription impériale imposant aux généraux : Lasalle et Milhaud l'obligation d'envoyer leurs rapports en duplicata au maréchal Bernadette, et à celui-ci, d'adresser, de même, les rapports de sa cavalerie légère au prince Murat.

Ainsi, à maréchal Bernadotte et le prince Murat, le premier comme commandant du corps d'avant-garde, le second à titre de chef de l'avant-garde générale, recevront, chacun, les rapports de la cavalerie d'avant-postes, sans distinction d'origine.

Lorsque, le 8 octobre, le 1er corps franchira la frontière, le prince Murat prendra le commandement immédiat de toute la cavalerie légère (3 brigades) d'avant-garde, la poussera rapidement au delà du débouché de Lobenstein, puis enverra occuper les nœuds de route situés au pied oriental des montagnes, d'une part, sur Grafenthal, d'autre part, sur Hof, pendant qu'un régiment ira aussi loin que possible sur la route de Leipzig.

Quelques auteurs, entre autres le général prince de Hohenlohe, reprochent à Napoléon de n'avoir pas lancé la majeure partie de sa cavalerie en exploration dans la vallée de la Saale et de l'Elster, plusieurs jours avant la mise en marche des corps d'armée.

A quoi cette chevauchée eut-elle servi ?

L'ennemi aurait éventé quelques jours plus tôt la manœuvre de la Grande Armée, et la cavalerie française se serait fatiguée en pure perte, outre qu'elle courait le risque de se faire battre par la cavalerie prussienne plus nombreuse qu'elle et réputée meilleure.

Ah ! si les Prussiens, marchant sans s'arrêter, fussent venus offrir la bataille vers Würzburg, dans la plaine du Main, alors ils eussent trouvé derrière le corps de couverture (5e) toute la réserve de cavalerie prête à entrer en action, mais encore une fois, il ne s'agissait plus, dans les premiers jours d'octobre, de subir l'initiative de l'ennemi.

Dès le 4, Napoléon acquit la certitude qu'il pouvait entreprendre la traversée du Franken-Wald sans presque coup férir. Dans ces conditions, trois brigades de cavalerie légère étaient plus que suffisantes à l'avant — garde principale (1er corps), précédant la colonne du centre, pour éclairer la marche et lier des communications avec les colonnes voisines.

On entend dire parfois : Le généralissime ne pourra former ses projets que lorsqu'il aura été renseigné sur l'ennemi par sa cavalerie.

L'erreur est manifeste, car, à ce compte-là, si les deux généraux opposés pensaient de même, chacun attendant que l'autre ait fait des mouvements pour prescrire les siens, les armées risqueraient fort de prendre racine.

Autre chose est la direction d'une ou de plusieurs armées et le commandement d'un détachement isolé.

Un chef de partisans basera, par exemple, la surprise d'un village occupé par l'ennemi sur les rapports que lui auront faits ses patrouilles ou ses espions, quelques heures avant qu'il ait pris la résolution de surprendre ce village, mais, quand il s'agit d'armées réparties sur de vastes espaces et séparées des masses ennemies par plusieurs journées de marche, les renseignements n'arriveraient jamais en temps utile.

Il faut donc que le général en chef, ayant à sa disposition un bon service d'espionnage, se fasse une idée aussi nette que possible des emplacements de l'ennemi, de ses mouvements, de ses projets puis qu'il se décide dans un sens déterminé.

Avant l'ouverture des hostilités, ou plutôt des opérations d'ensemble, la cavalerie ne peut servir qu'à étendre, à prolonger les investigations du service de sûreté des troupes de couverture ou d'avant-garde.

Quelques officiers audacieux pourront exécuter alors des pointes hardies jusqu'au cœur des positions ennemies, ou bien, s'efforceront de détruire avec l'aide de quelques cavaliers ou sapeurs certains ouvrages d'art importants ; mais de tels raids n'ont rien de commun avec l'action indépendante de grandes masses cavalières.

D'ailleurs, le terme de cavalerie indépendante est impropre.

Il n'y a et ne saurait y avoir de troupe indépendante dans le sens absolu du terme.

Les divisions de cavalerie, dites indépendantes, obéiront aux commandants d'armée ou au général en chef, et, si elles ne doivent pas s'attendre à recevoir tous les jours des ordres particuliers, elles agiront néanmoins en vertu d'instructions du haut commandement embrassant une période plus ou moins longue.

Nous verrons, à la Grande Armée, les divisions de cavalerie recevoir des missions très nettes et les remplir dans le sens d'un esprit cavalier très développé.

Le commandant d'une armée est donc appelé à jouer de sa cavalerie au même titre que de ses corps d'armée, mais d'une façon différente, en raison des propriétés spéciales de l'arme à cheval.

Des armées françaises qui se rassembleraient entre Épinal et Belfort enverraient-elles leurs divisions de cavalerie escadronner en Haute-Alsace ?

Outre que les troupes d'infanterie de la couverture allemande feraient une opposition très efficace à un tel projet, quel résultat amènerait-il, en supposant qu'il pût réussir ?

La force des choses dictera, demain comme en 1806, des mesures de protection appropriées aux lieux et aux circonstances, et certes, l'emploi de la cavalerie en grande masse ne sera guère opportun avant le début des opérations, sauf peut-être en dehors d'une aile du dispositif de réunion pour tromper l'ennemi ou éventer ses démonstrations.

Si nous nous reportons à l'emploi de la cavalerie légère du 5e corps, en couverture à Schweinfurth, nous constatons que cette cavalerie se repose tranquillement dans la boucle du Main, rive gauche, pendant que quelques piquets fournis par elle font le service de sûreté, conjointement avec de l'infanterie légère, sur les débouchés conduisant à Fulda et à Erfurt.

A l'aile droite du rassemblement, le 4e corps s'est fait précéder de sa cavalerie légère poussée, le 3 octobre y sur Thumbach et rejointe, le lendemain, par la division Legrand (3e) laquelle participe, en qualité d'avant-garde du corps, au service de sûreté.

Lorsqu'un parti de cavalerie doit être envoyé au loin, comme celui du 4e corps sur Kemnat, à 25 kilomètres de Thumbach, c'est le commandant du corps d'armée qui en donne l'ordre.

En résumé, nulle part, nous ne voyons, pendant la période de rassemblement et d'approche de la Grande Armée, la cavalerie légère agir pour son propre compte et d'elle-même.

Sans cesse elle reste liée à l'infanterie d'avant-postes, sauf lorsque, par exemple, des partis de 25 ou 30 chevaux sont dirigés par ordre supérieur sur tel ou tel point important à occuper en raison des communications qui s'y croisent.

Nous conclurons donc que, pour la cavalerie comme pour toute l'armée, la période de rassemblements et de marches, qui précède l'ouverture des opérations proprement dites, est une période de défense, d'expectative et de surveillance, qui réclame, de la part des fractions de cavalerie et d'infanterie détachées aux avant-postes, une action combinée, active et intelligente.

La caractéristique du service de sûreté, voire même de découverte, pendant le rassemblement de la Grande Armée, est, en effet, la combinaison intime de la cavalerie et de l'infanterie légères, aux avant-postes.

Le réseau est double.

Des postes d'infanterie, que soutiennent de s'compagnies et des bataillons établis aux carrefours principaux, servent de replis à des piquets de cavalerie poussés jusqu'à deux ou trois lieues en avant, et ces piquets sont éclairés par des vedettes doubles au contact à distance de pistolet des vedettes ennemies, sur la frontière même.

Les divisions de cavalerie étaient disposées, on s'en souvient, en arrière du corps de couverture (5e).

Si les opérations eussent été conduites dans le bassin du Main, il est vraisemblable que les divisions de cavalerie auraient précédé, accompagné et prolongé le 5e corps qui, de couverture, fût devenu l'avant-garde de la Grande Armée.

Le cas ne s'est pas présenté ; mais nous aurons l'occasion de montrer que, dès la prise de possession des débouchés en Saxe, Napoléon fit accélérer la marche de ses divisions de cavalerie, restées en arrière pendant la traversée du Franken-Wald, pour leur faire prendre la tête.

Les deux divisions (une division légère et une de dragons) qui marchèrent de concert avec le 1er corps y avant-garde de l'armée, pendant les journées du 11 et du 12 octobre, firent du service d'exploration sans avoir à redouter les conséquences désastreuses d'un échec, parce qu'elles étaient soutenues à moins d'une journée de marche.

Les Allemands de 1870, n'ayant pas su ou voulu disposer, à proximité de la frontière la plus menacée, une armée de couverture, n'ont pas eu davantage une armée d'avant-garde.

En fait, leurs armées n'ont présenté que des avant-gardes tactiques sur les routes de marche des corps d'armée.

Il résulte de là que les divisions de cavalerie allemande n'étant pas appuyées à courte distance et ne pouvant l'être, dépourvues qu'elles étaient d'un noyau de résistance sur lequel elles pussent se rallier en cas d'insuccès, ont été pusillanimes au début de la guerre et n'ont acquis un peu d'audace qu'à la suite des victoires de Spicheren et de Frœschwiller.

La cavalerie est la seule arme qui n'ait sensiblement pas changé depuis un siècle.

Cette simple constatation nous permet de dire : Nos cavaliers ne sauraient trouver de meilleurs modèles que Lasalle, Curely et de Brack pour les détails de conduite de la cavalerie légère ; et pour l'emploi stratégique de la cavalerie, Napoléon est le maître sans égal.

Nous montrerons plus tard, lorsque nous discuterons les opérations qui ont précédé et suivi les batailles d'Iéna-Auerstaedt, le génie souple et puissant de Napoléon faire varier les effets de la cavalerie par un jeu de répartition et d'objectifs, qui est le summum de l'art.

De telles combinaisons ne sauraient entrer dans un corps de doctrines, pas plus que le talent d'écrire une symphonie ne s'acquiert dans un traité d'harmonie, mais, de même que le musicien étudie les œuvres des grands maîtres et s'en inspire quand il écrit à son tour, de même aussi, l'officier passionné pour l'art militaire doit approfondir non seulement les actions des grands capitaines, mais encore les motifs qui les ont dictées, afin que, si le destin lui réserve un commandement élevé, il puisse édifier, lui aussi, une œuvre forte.