LA MANŒUVRE D'IÉNA

ÉTUDE SUR LA STRATÉGIE DE NAPOLÉON ET SA PSYCHOLOGIE MILITAIRE

Du 5 septembre au 14 octobre 1806

 

CHAPITRE IX. — PRISE DE COMMANDEMENT DE LA GRANDE ARMÉE PAR NAPOLÉON, LE 3 OCTOBRE.

 

 

Ordre du jour.

(Quartier général impérial, Würzburg, 3 octobre 1806.)

L'Empereur est arrivé au quartier général à Würzburg.

Sa Majesté a vu avec plaisir l'activité que les différents corps de la Grande Armée ont mise à se porter dans leurs positions (sous-entendu : de rassemblement).

L'Empereur ordonne les dispositions suivantes :

Chacun de MM. les maréchaux passera la revue de son corps d'armée et formera un dépôt des hommes convalescents ou fatigués ; il nommera un officier pour commander lesdits hommes de son corps d'armée, et il les dirigera pour se rétablir sur les places suivantes :

Ceux du

1er corps

 

à Kronach.

3e corps

 

4e corps

 

à Forchheim.

6e corps

 

5e corps

 

à Würzburg.

7e corps

 

de la division Dupont.

 

Tous les petits dépôts de cavalerie, c'est-à-dire ce qui est éclopé et ne peut pas suivre, seront cantonnés aux environs de Forchheim pour être renfermés dans cette place s'il y avait lieu. Le grand-duc de Berg (Murat) nommera un général pour les commander.

La phrase du début est d'allure noble comme il convient de la part d'un souverain venant prendre le commandement de son armée.

Pourquoi faut-il que l'Empereur entre ensuite dans des détails au-dessous de lui ?

En supposant que chacun fût prêt à faire son devoir en tout et pour tout, ne suffisait-il pas de dire :

Chacun de MM. les maréchaux formera sous les ordres d'un officier un dépôt des hommes hors d'état de marcher.

Les dépôts seront à, etc.

En ce qui concerne la cavalerie, mêmes observations.

L'idée de réunir les dépôts des divisions de la réserve à Forchheim était excellente, car cette place étant moins rapprochée que les deux autres des frontières ennemies, les chevaux malades pouvaient être répartis, sans danger, aux environs de la place.

 

Une fois l'armée en mouvement, tout ce qui arrivera de France ou des dépôts de Bavière rejoindra directement dans l'une des trois places où seront les petits dépôts de convalescents de leurs corps, et il est expressément défendu qu'aucun homme ne parte de ces places sans un ordre du major général, qui tracera et indiquera la route qu'on devra tenir. On en formera des détachements qui seront commandés par des officiers et des sous-officiers.

L'Empereur étant son propre directeur des étapes, et l'on peut dire aussi son propre major général, il est logique qu'il ait donné des instructions pour la formation des détachements de renfort ; mais nous ne saurions admirer l'ingérence de Napoléon dans les détails les plus infimes de son armée.

Son cerveau a pu suffire à tout pendant un temps. Ce n'est pas une raison pour admettre, avec quelques écrivains aveuglés par leur admiration sans bornes pour Napoléon, qu'un commandant d'armée n'a que faire d'un directeur des étapes.

Pour notre part, si nous nous inclinons humblement devant les conceptions napoléoniennes, aussi bien dans l'ordre stratégique et tactique que dans l'ordre administratif, nous faisons nos réserves quant aux procédés d'application.

 

Sa Majesté ordonne que tous les bagages qui ne sont pas de la plus stricte nécessité, tant des états-majors que des corps d'infanterie et de cavalerie ; que les femmes et toute espèce d'embarras soient dirigés sur les places désignées pour les petits dépôts des corps, de manière que l'armée soit mobile, légère et ait le moins d'embarras possible.

Quand il lança, le 20 septembre, son premier ordre de réunion, l'Empereur ignorait si la Prusse ne désarmerait pas, comme elle l'avait fait à la fin de 1805. On conçoit dès lors qu'il n'ait pas prescrit, dès ce moment, de renvoyer en Bavière ou en France les gros bagages et, en général, les impedimenta inutiles.

Mais, puisque chaque commandant de corps d'armée savait, le 3 octobre, comment devaient être constitués les équipages, ambulances et parcs, pourquoi ne s'être pas borné à dire :

On dirigera sur les places de dépôt tout ce qui excède les fixations réglementaires en matière de chevaux et d'équipages.

Il semble que Napoléon ait cru nécessaire de bien spécifier, comme s'il s'adressait à des hommes peu intelligents ou enclins à la désobéissance.

 

A mesure que nous avancerons dans le pays ennemi, on désignera à l'ordre de l'armée les nouvelles places fortes qui serviront de dépôt, et l'état-major général donnera l'ordre quand les dépôts de 1re ligne, qui sont les trois ci-dessus désignés, devront partir pour ceux de la nouvelle ligne.

Les généraux et commandants des corps observeront que les dépôts étant dans les places fortes, ce qu'ils y laissent ne court jamais aucune chance.

La citation qui précède est extrêmement importante. Elle résume le système de protection des services de l'arrière aux armées du premier Empire.

L'absence de nombreuses troupes d'étapes, la multiplicité des petites places dans l'intérieur de l'Allemagne, enfin le souvenir récent des procédés de guerre du XVIIIe siècle, basés sur le système des magasins échelonnés à cinq ou six jours de marche les uns des autres, toutes ces causes réunies firent admettre par Napoléon une organisation des derrières de son armée reposant sur des places échelonnées à cinq ou six jours de marche.

Mais entre les places-magasins de la guerre de Sept Ans et les places-dépôts de la Grande Armée, il n'y a pas de comparaison possible.

Les places-magasins furent chargées d'alimenter les convois de ravitaillement sur lesquels vécurent les armées de Louis XV, tandis que les places-dépôts de 1806 ne durent remplir qu'accidentellement le rôle de magasins, et seulement dans le cas où l'armée sur la défensive serait appelée à manœuvrer et à combattre dans leur voisinage.

Le rôle essentiel des places-dépôts organisées par Napoléon était autre. Il consistait à mettre à l'abri d'un coup de main les malades, les blessés, les ateliers de réparations et de fabrication, les munitions, les vivres de réserve, enfin les divers services de l'arrière sans lesquels une armée ne peut poursuivre longtemps ses opérations.

Aujourd'hui, sans méconnaître l'utilité de certaines places pouvant servir de dépôts et de magasins temporaires, leur rôle, comme points d'appui des services de l'arrière, est bien diminué, grâce à l'emploi, en grand, des troupes d'étapes, grâce, aussi et surtout, aux chemins de fer et aux télégraphes.

Déjà, en 1870-1871, les armées allemandes ont eu recours, pour garder leurs communications, à des formations de la landwehr, équivalant à plusieurs corps d'armée.

Les troupes allemandes d'étapes ont gardé, durant cette guerre, outre les chemins de fer, les routes doublant ceux-ci comme lignes de protection et de décharge pour le matériel encombrant, les détachements d'hommes valides, etc., et la protection des doubles communications de fer et de terre a été étendue au loin, en recourant au système des colonnes mobiles rayonnant autour d'un point fixe suivant l'expression de Napoléon.

De plus, l'organisation puissante des troupes d'étapes a permis aux Allemands de mettre en quelque sorte les régions envahies en coupe réglée, sous le rapport des réquisitions de toute nature venant affluer en des centres importants pour y constituer des magasins de réserve.

 

Les registres des régiments, les papiers, les magasins, tout autre objet de cette nature, et enfin tout ce que le soldat ne porte pas dans son sac et l'officier dans son porte-manteau, doit rester dans ces dépôts.

Un général d'armée doit pouvoir embrasser aussi bien les détails que l'ensemble, et rien dans son armée ne saurait lui être étranger ; mais ne dirait-on pas que Napoléon met une certaine coquetterie à montrer qu'il connaît tout et que rien ne lui échappe ?

A quoi bon détailler les objets que traînent à leur suite les corps de troupe en déplacement ordinaire quand il vient d'être dit que tous les bagages inutiles en campagne seront versés dans les dépôts ?

Les paragraphes de l'ordre du jour impérial du 3 octobre se suivent sans méthode. Ainsi, après le paragraphe que nous allons transcrire, sur la répartition des convalescents dans les trois places de dépôt, en viendra un autre où il sera question encore des impedimenta sous forme d'armes appartenant aux hommes hospitalisés.

 

Il est ordonné aux commandants des places et dépôts de Würzburg, Forchheim et Kronach, de désigner autant de dépôts séparés qu'il y a de corps d'armée dont les convalescents sont dans leur place.

L'ordre ayant été donné aux maréchaux de former un dépôt de malingres sous les ordres d'un officier, il suffisait d'un mot pour indiquer que ces dépôts ne seraient pas fusionnés en un seul dans chacune des trois places désignées.

Le paragraphe que nous analysons était donc inutile dans la forme qu'il revêt, mais la prescription en elle-même était très judicieuse, car il n'est pas bon de mélanger les hommes de corps d'armée différents.

 

Il y a des corps qui traînent à leur suite des armes provenant des hommes aux hôpitaux : il leur est ordonné de les laisser dans leurs dépôts de campagne.

Nous avons fait plus haut le procès des prescriptions détaillées lorsqu'elles émanent du chef suprême. Nous n'y reviendrons pas.

L'Empereur entend par dépôts de campagne les dépôts constitués dans les places choisies au début des opérations comme magasins et points d'appui. Le terme de petit dépôt avait la même signification.

Lorsque le 1er corps de l'armée du Rhin quitta Strasbourg, tout au commencement du mois d'août 1870, son chef donna l'ordre que chaque régiment formât un petit dépôt à Strasbourg.

Cette mesure était-elle raisonnée ?

Faisait-elle partie d'un ensemble ?

Non, évidemment.

On formait des petits dépôts à Strasbourg comme on en avait formé, en 1834, à Varna, en 1859, à Alexandrie et à Gênes, par tradition fonctionnelle.

La forme survit longtemps à l'idée.

Les paragraphes de l'ordre du jour impérial du 3 octobre qui suivent sont consacrés uniquement à des détails qui ressortissent normalement aux colonels, non aux généraux et, a fortiori, au commandant en chef ; nous perdrions notre temps à les transcrire.

Ces ordres minutieux révèlent un état d'esprit très dangereux, aussi bien chez les troupes et les états-majors que chez l'Empereur.

Le sentiment du devoir et l'honneur professionnel auraient dû dispenser l'Empereur d'intervenir dans des mesures qui ne concernaient que les corps de troupe ; et s'il l'a fait, c'est qu'il n'avait qu'une confiance très modérée en ses colonels et généralement en tous ceux qui occupaient des grades dans la Grande Armée.

Il faut absolument que la confiance remplace la défiance dans les rapports de chefs à subordonnés.

Pour arriver à ce résultat, une forte éducation à tous les degrés, est indispensable.