Du 5 septembre au 14 octobre 1806
Nous arrivons maintenant au document capital des quinze heures d'activité fébrile comprises entre l'arrivée des rapports Huart, Guilleminot (29 septembre, de 9 à 10 heures du soir) et le moment (30 septembre vers midi) où Napoléon fit remettre au capitaine de Turenne, un de ses officiers d'ordonnance, la note qui commence par ces mots : M. de Turenne partira
dans la journée pour porter une lettre au roi de Hollande ; il suivra la rive
gauche du Rhin. Cette dépêche est de la plus haute importance. Il la lui
remettra en mains propres et rapportera sa réponse. Après avoir annoncé l'arrivée de M. de Turenne, chargé de remettre au roi de Hollande la présente lettre qui contient le plan d'opérations pour la campagne prochaine, l'Empereur déclare que les hostilités commenceront probablement le 6 octobre. Le corps de la lettre comprend quatre notes qui, toutes, ont dû être dictées pendant la nuit du 29 au 30 septembre, mais à des heures diverses, car chacune d'elles répond à un ordre d'idées différent. § 1er. — Première note pour le roi de Hollande. Mon intention est de concentrer toutes mes forces sur l'extrémité de
ma droite, en laissant tout l'espace entre le Rhin et Bamberg entièrement
dégarni, de façon à avoir près de 200.000 hommes réunis sur le même champ de
bataille. L'Empereur envisage l'éventualité d'une avance de l'adversaire telle que les opérations ne puissent se dérouler ailleurs que dans la région comprise entre le Main supérieur et le Rhin moyen. Dans cet ordre d'idées, l'ennemi ne pouvant déboucher que sur Würzburg ou sur Francfort, à cause du réseau routier que limitent les forêts de Thuringe et de Westphalie, la Grande Armée, formée en une seule masse autour de Bamberg, sera prête à offrir la bataille où l'ennemi voudra, avec la certitude de vaincre parce qu'elle sera plus forte que l'adversaire par le nombre, par l'organisation et par le commandement. Nous nous sommes étendu trop longuement sur cette idée de l'Empereur, au sujet de l'ordre de réunion de la Grande Armée, pour que nous jugions nécessaire de la développer à nouveau. Si l'ennemi pousse
des partis entre Mayence et Bamberg, je m'en inquiéterai peu, parce que ma
ligne de communication sera établie sur Forchheim, qui est une petite place
forte, et de là sur Würzburg. La ligne de communication : Ulm-Ingolstadt-Nuremberg-Forchheim ne sera utilisée en grand que si la guerre se localise entre Main et Rhin. Par cette route, l'armée recevra ses munitions, ses rechanges et ses renforts et, dans ce cas, les envois de France pourront être dirigés de Strasbourg sur Ulm par Friburg. Il est à remarquer que Napoléon emploie ici le terme de ligne de communication pour désigner la route de l'armée conduisant de la région des ressources (suivant les anciens doctrinaires : base d'opérations), au point de départ des opérations. Donc, les partis ennemis pourront parcourir tout le pays entre Bamberg, Mayence et Mannheim sans rencontrer un homme ni un cheval appartenant à l'armée française. La nature des
événements qui peuvent avoir lieu est incalculable, parce que l'ennemi, qui
me suppose la gauche au Rhin et la droite en Bohême, et qui croit ma ligne
d'opérations parallèle à mon front de bataille, peut avoir un grand intérêt à
déborder ma gauche, et qu'en ce cas je puis le jeter sur le Rhin. En effet, grâce à la disposition primitive des 7e, 5e, 1er et 4e corps, dont les avant-postes couvraient les frontières de la Confédération du Rhin, depuis Cologne jusqu'à Passau, l'état-major prussien avait dû croire les Français déployés, ou plutôt dispersés, sur un front de 200 kilomètres, incliné sur le Rhin d'environ 45°. Pour l'état-major prussien, la ligne de communication de l'armée française, se dirigeait de Mayence sur Nuremberg, parallèlement au front : Francfort-Schweinfurth-Bamberg-Ratisbonne. Napoléon présume que si les Prussiens ont sur lui une avance suffisante, ils viendront déboucher vers Francfort pour déborder la gauche du dispositif français. En ce cas on pourra les acculer au Rhin. La Grande Armée, en cinq ou six journées, peut atteindre les environs de Francfort. Marchant en trois ou quatre colonnes parallèles, elle peut, grâce à la richesse du réseau routier de la vallée du Main, présenter quatre corps d'armée au sud-ouest de Francfort pour contenir l'ennemi, tandis que deux corps l'envelopperont en passant à l'est de cette ville. Le 10 ou le 12
octobre, il y aura à Mayence le 8e corps de La Grande Armée, fort de 18.000 à
20.000 hommes. Son instruction sera de ne pas se laisser couper du Rhin, de a
faire des incursions jusqu'à la hauteur de Francfort ; mais en cas de
nécessité, de se retirer derrière le Rhin et d'appuyer sa gauche à vos
troupes. Dans l'esprit de l'Empereur, la date du 10 ou du 12 octobre a une signification précise ; c'est le moment où, faute de la part des Prussiens de déboucher en temps utile dans la plaine du Rhin, ses opérations offensives pour envahir la Saxe seront démasquées, c'est-à-dire connues de l'ennemi. Dans la deuxième note, que nous allons examiner tout à l'heure, Napoléon dit, en effet : Tant que l'ennemi n'a
pas été jeté au delà de l'Elbe, je ne compte sur votre corps que comme un
moyen de diversion, et pour amuser l'ennemi jusqu'au 12 octobre, qui est l'époque
où mes opérations seront démasquées. Si l'on rapproche la date du 12 octobre de celle du 6 indiquée pour l'ouverture probable des hostilités, on voit que l'Empereur compte employer quatre jours (6, 7, 8, 9) à faire déboucher son armée en Saxe. L'ennemi en apprendra la nouvelle le 12, deux jours après que les avant-gardes françaises auront refoulé ses avant-postes de la haute Saale. Donc, tandis que la Grande Armée pénétrera en Saxe, le 8e corps, qui aura envoyé une avant-garde à Francfort, continuera le rôle d'appât, de diversion, commencé par le 7e corps d'armée bien avant la guerre. Le corps de Hollande agira de même, à Wesel, en sorte que l'état-major prussien ne saura vraiment où est le danger que lorsqu'il aura appris de la façon la plus positive que la masse principale des forces ennemies est entrée en Saxe et marche sur Berlin. On remarquera, incidemment, que l'Empereur emploie le mot concentrer pour définir la réunion de toutes ses forces sur nia même champ de bataille. Un terme aussi précis ne devrait jamais avoir une autre signification. § 2. — Deuxième note pour le roi de Hollande. Les observations de
ma première note, qui est ci-dessus, sont toutes de prévoyance. Autrement dit, avant d'attaquer, il faut être prêt à parer et à riposter. Napoléon a prévu la circonstance la plus défavorable, celle où l'ennemi, dépensant autant d'ardeur dans son offensive qu'il a mis de duplicité dans ses préparatifs, manœuvrera hardiment pour couper aux Français leurs communications avec le Rhin, les seules qu'on leur suppose. Si peu vraisemblable que soit une décision aussi ferme émanant de gens faibles et rusés comme l'étaient le roi de Prusse et son entourage, Napoléon a tout préparé, non seulement pour la faire avorter, mais encore pour la faire concourir aux succès de son armée. Cette concession à l'improbable une fois faite, l'Empereur tourne ses regards vers Berlin, et dit : Mes premières marches
menacent le cœur de la monarchie prussienne, et le déploiement de mes forces
sera si imposant et si rapide, qu'il est probable que toute l'armée de Westphalie
se ploiera sur Magdeburg, et que tout se mettra en marche à grandes journées
pour défendre la capitale. Cette prévision s'est réalisée. Les Prussiens de 1806, gens faibles et timorés, imbus en outre de la doctrine des positions et des points dits stratégiques, ne pouvaient comprendre qu'une armée défend sa capitale et avec elle tout le territoire national en combattant les forces organisées de l'ennemi, ici ou là, au mieux des circonstances du moment. Assurément la ligne de l'Elbe était la seule que l'état-major prussien eût dû choisir pour organiser une guerre défensive, en attendant le secours forcément tardif des armées russes ; mais ne l'ayant pas fait, il devait, ou bien, utiliser une autre barrière défensive telle que la Saale. ou bien, attaquer, toutes forces réunies, les colonnes françaises à leur débouché des montagnes. Une telle conception de la guerre était aussi étrangère aux dirigeants de l'armée prussienne en 1806, qu'elle devint familière aux généraux de la même nation qui nous firent une guerre acharnée en 1813, 1814 et 1815. Qu'importait au vieux Blücher, devenu en 1813 le chef des forces prussiennes de la coalition, que Berlin fût ou non menacé ? En moins de sept années, une évolution radicale s'était donc opérée dans les sentiments et les intelligences de la nation prussienne. Quelle leçon pour nous autres Français, témoins ou acteurs du drame de 1870 ! Quoi qu'il en fut, Napoléon a su apprécier exactement l'état moral et mental de ses adversaires en 1806 et il a fait ses combinaisons en conséquence. L'homme supérieur donne, en effet, aux divers éléments composant l'ensemble d'une situation leur valeur propre et se décide après avoir prévu les effets que doivent fatalement produire les causes profondes qu'il a su dissocier en les débarrassant de leur attirail de formes brillantes mais surannées. C'est alors, mais
alors seulement, qu'il faudra lancer une avant-garde pour prendre possession
du comté de la Marck, de Munster, d'Osnabrück et d'Ost-Frise, au moyen de colonnes mobiles qui se déploieraient, au besoin, sur un
point central. Les quelques lignes qui précèdent donnent la solution du problème qui consiste à dominer une vaste contrée avec peu de troupes, à la condition, bien entendu, que les forces organisées de l'ennemi aient évacué le pays, pour une cause ou pour une autre, et que les seules résistances à redouter proviennent de milices, de corps francs ou de faibles détachements. Le système du noyau central d'où rayonnent en tous sens des colonnes mobiles est le plus efficace qui soit, parce que le mouvement multiplie, aux yeux de la population, les effectifs disponibles. Les habitants d'une localité traversée aujourd'hui par une colonne, trois jours plus tard par une autre, sont tentés de croire le pays occupé par des forces imposantes, alors que des troupes en garnison fixe seraient promptement dénombrées à leur effectif exact. Les Allemands de 1870 ont eu recours en plusieurs circonstances au système du noyau central chargé d'alimenter des colonnes mobiles, particulièrement lorsque le général de Manteuffel vint occuper Amiens. L'histoire de la conquête de l'Algérie fourmille d'exemples de même nature. Enfin, la pacification de nos récentes conquêtes en Indochine, en Afrique et à Madagascar, repose sur un système mixte de postes et de colonnes mobiles. Pour la première
période de la guerre, vous n'êtes qu'un corps d'observation, c'est-à-dire que
tant que l'ennemi n'a pas été jeté au delà de l'Elbe, je ne compte sur votre corps
que comme un moyen de diversion et pour amuser l'ennemi jusqu'au 12 octobre,
qui est l'époque où mes opérations seront démasquées ; enfin, pour qu'en cas
d'un événement majeur et funeste, tel que pourrait l'être une grande bataille
perdue, vous puissiez, pendant que j'opérerais ma
retraite sur le Danube, défendre Wesel et Mayence avec votre armée
et le 8e corps de la Grande Armée, qui ne s'éloignera jamais de Mayence, etc. Voilà encore le rôle d'une armée d'observation bien défini. Opérer des diversions, amuser l'ennemi, sans jamais s'écarter d'une barrière naturelle telle que fleuve ou chaîne de montagnes r l'un ou l'autre renforcés de grandes places fortes, sur lesquelles on se retirera en cas d'événements funestes survenus aux armées principales. Que l'on agrandisse par la pensée les effectifs et les moyens de la fortification à la disposition de l'Empereur en 1806, et l'on se trouvera en présence des armées modernes, des camps retranchés et des zones fortifiées de la période actuelle. La stratégie renoncera-t-elle, comme beaucoup le proclament, aux armées d'observation et à l'utilisation de la fortification permanente ? La guerre reviendra-t-elle à se ruer les uns sur les autres, front contre front, comme au moyen âge, et les combinaisons de l'intelligence n'auront-elles plus l'occasion de se manifester avant, pendant et après les premières batailles ? Pour notre part, nous avons la ferme conviction que le vainqueur de l'avenir saura, ainsi que Napoléon en 1806, tromper son adversaire, l'inciter à de fausses manœuvres et finalement l'attaquer du fort au faible, suivant des prévisions fortement établies. Napoléon admet qu'il puisse être battu. Si invraisemblable que soit cet événement, il y songe et indique à son frère la conduite à tenir en pareil cas. J'opérerais ma retraite sur le Danube, écrit Napoléon. C'est donc sur une barrière fluviale que la retraite d'une grande armée doit s'opérer, autant que possible, parce qu'un tel obstacle est celui qui se prête le mieux aux mouvements de navettes, qui sont la forme par excellence de toute défensive active. § 3. — Troisième note pour le roi de Hollande. Cette note est conçue dans l'esprit de celle qui a pour objet la défense générale de l'empire pour l'archichancelier Cambacérès et qui fut expédiée le même jour dans la matinée. Le roi die Hollande devra correspondre fréquemment avec le maréchal Brune, commandant les troupes de Boulogne, afin de pouvoir lui porter secours en cas de débarquement des Anglais. Cette hypothèse est peu probable, et Napoléon pense que les tentatives de débarquements auront plutôt lieu en Hanovre. Si la chose a lieu, les 8.000 hommes de la garnison de Paris iront, en poste, renforcer l'armée de Hollande, et celle-ci, après avoir rappelé les troupes du camp de Zeist ainsi que tout ou partie du 8e corps de la Grande Armée, présentera une force de 40.000 hommes environ, qui occuperaient assez les Suédois et les Anglais pour que mon armée m'en fût point attaquée. En tout ceci, je vois aussi loin que la prévoyance humaine le puisse permettre. La phrase qui précède dépeint bien la hauteur de vues de celui qui l'a dictée. En effet, un plan d'opérations prévoyant des éventualités nombreuses et donnant, pour chacune d'elles, une solution ferme, enchaînerait la liberté d'esprit du commandant de l'armée de Hollande. L'instruction contenue dans la troisième note vise uniquement les cas principaux et se borne à indiquer comment pourra s'effectuer la réunion, ici ou là, des moyens dont peut disposer le lieutenant de l'Empereur chargé d'assurer l'intégrité du territoire national. La troisième note a dû être dictée par l'Empereur aussitôt qu'il eût expédié la note pour l'archichancelier, car elle en est le résumé fidèle. § 4. — Quatrième note pour le roi de Hollande. Cette note, la plus longue des quatre, développe les deuxième et troisième notes, en les commentant. Il semble que Napoléon n'ait pas eu grande confiance dans les talents de son frère Louis et qu'il ait cru nécessaire de mettre, selon l'expression vulgaire, les points sur les i. Cependant, il s'y trouve quelques idées nouvelles. Ainsi l'Empereur prévoit l'exécution de Hesse-Cassel. Une fois le premier
acte de la guerre fini, il sera possible que je vous charge de conquérir
Cassel, d'en chasser l'Electeur et de désarmer ses troupes. En attendant, le roi de Hollande doit redoubler d'attentions pour l'Électeur sans compromettre, cependant, son caractère, afin de le maintenir encore quelque temps dans sa neutralité. Quant à moi, j'aime fort à
voir à mon ennemi 10.000 ou 12.000 hommes de moins sur un champ de bataille
où ils pourraient être. La bataille, voilà l'alpha et l'oméga de la guerre. Tout doit converger vers l'idée de la bataille décisive, et c'est en cela surtout que Napoléon s'est montré si supérieur à ses ennemis. Mais, je le répète,
le premier résultat d'une grande victoire doit être de balayer de mes
derrières cet ennemi secret et dangereux. Guerre ou paix, ennemi ou ami, pas de moyen terme. Napoléon ne conçoit pas les neutres et surtout la neutralité armée. Marchez avec nous, sinon vous serez traité en ennemi. Une telle doctrine n'est pas à la portée des faibles ; elle est, au contraire, l'apanage des forts, et elle présente l'avantage de définir nettement les situations. Mais cette conduite louche qui visait aux bénéfices sans courir aucun risque, valut à la cour de Berlin le mépris universel et fut la cause première de la guerre de 1806. Aussi, Napoléon, ne voulant pas être dupe une seconde fois, résolut, avec raison, d'exécuter Hesse-Cassel dès qu'une première victoire en Saxe lui assurerait le pouvoir de tout faire en Allemagne. L'Empereur renouvelle ensuite ses recommandations relatives à la place de Wesel, fixe exactement le nombre et la qualité des troupes à y placer en garnison, réitère et développe ses ordres pour correspondre avec le maréchal Brune à Boulogne, le maréchal Kellermann à Mayence, l'archichancelier Cambacérès, le ministre Dejean, le général Junot. Le roi de Hollande aura des officiers d'état-major à Boulogne, et le maréchal Brune en aura à Wesel. Enfin Napoléon répète que l'armée de Hollande ne doit pas être exposée. Le moindre échec que
vous éprouveriez me donnerait de l'inquiétude ; mes mesures en pourraient
être déconcertées, et cet événement mettrait sans direction tout le nord de
mon empire. Quels que soient, au
contraire, les événements qui m'arriveront, si je vous sais derrière le Rhin,
j'agirai plus librement ; et même, s'il m'arrivait quelque grand malheur, je battrais
mes ennemis quand il ne me resterait que 50.000 hommes, parce que, libre de
manœuvrer, indépendant de toute ligne d'opérations et tranquille sur les
points les plus importants de mes Etats, j'aurais toujours des ressources et
des moyens. Lorsque Napoléon écrit : Mes mesures en pourraient être déconcertées, il fait un aveu sincère. Tout échec sur un théâtre d'opérations qui confine aux frontières de la France amènerait forcément des dispositions d'ensemble pour y parer. Au lieu de jouir de l'initiative des mouvements et de dicter la loi à l'ennemi, on devrait subir les conséquences d'une situation imposée, par conséquent subordonner ses projets aux agissements de l'adversaire. Ce serait le renversement des rôles au profit de l'ennemi, et il serait impossible de les modifier de longtemps, car avant de pouvoir transporter les forces principales sur le terrain d'opérations témoin des succès de l'ennemi, il faudrait bien des jours, durant lesquels les forces vives de la nation auraient pu être entamées. L'inviolabilité des frontières est l'objet essentiel quand les armées principales manœuvrent loin d'elles. C'est comme, en tactique, l'inviolabilité du front de combat. Que l'ennemi perce le front sur un point, toute manœuvre avec le gros des forces est du même coup interdite ou vouée à l'impuissance. Les fronts stratégiques doivent donc être organisés de telle sorte que, pendant le temps que dureront les manœuvres du gros des forces, l'ennemi ne puisse les violer. La conclusion est que les armées d'observation, destinées à former le front stratégique des opérations au début d'une guerre, ont à recourir largement aux fortifications afin d'immobiliser l'ennemi avec un minimum de moyens, pendant que la masse principale, aussi forte que possible, exécutera les manœuvres et livrera les batailles qui décideront du sort de la guerre. L'armée principale, c'est l'espoir du pays. Libre de manœuvrer, indépendante de toute ligne d'opérations, elle peut, sous un chef de premier ordre, réparer, par sa mobilité, sa bravoure, ses combinaisons, toutes les causes d'infériorité extérieures et, finalement, vaincre. Il s'en est fallu de peu, en 1814, que Napoléon réussît, avec moins de 50.000 hommes, à détruire des armées six fois plus nombreuses que la sienne, armées composées de vieux soldats, pourvues d'une nombreuse cavalerie, commandées enfin par des hommes passionnés et ardents à la lutte, tandis que les troupes françaises ne comprenaient guère que des conscrits. Une armée qui marche et qui manœuvre peut se passer pendant longtemps de ses convois de ravitaillement, à la condition d'être bien pourvue de munitions, parce qu'elle vit sur le pays. C'est ainsi qu'il faut interpréter l'indépendance de toute ligne d'opérations dont parle l'Empereur. Mais une telle situation est anormale et précaire. Si l'ennemi ne s'avoue pas vaincu à la suite de ses premiers échecs, il finira par triompher, en raison des ressources, du nombre et de l'organisation. Les alliés de 1814 auraient accepté une paix désastreuse après Montmirail, s'ils eussent été les hommes de 1805 et de 1806 ; or, durant huit années de servitude et de souffrances, les caractères allemands s'étaient retrempés et la volonté de vaincre, quand même, s'était affirmée. Les armées alliées de 1814 pouvaient abandonner la partie, mais seulement, faute de combattants. Fasse le destin que la France, si elle est de nouveau envahie, ne renonce pas à la lutte sous le coup de premières défaites ! En faisant durer la guerre, en évitant toute capitulation en rase campagne, chose facile, le pays reprendra sûrement l'avantage et finira par dicter ses conditions à l'adversaire épuisé.- Il est possible que
les événements actuels ne soient que le commencement d'une grande coalition
contre nous et dont les circonstances feront éclore
tout l'ensemble ; c'est pourquoi il est bon que vous songiez à
augmenter votre artillerie. Napoléon ne se fait pas d'illusions. La France n'a pas d'alliés sincères. Les gouvernements européens qui la détestent, parce qu'elle a fait la Révolution, saisiront la première occasion favorable pour fondre sur elle de toutes parts et la démembrer. Les circonstances qui feront éclore tout l'ensemble seraient des débuts fâcheux, une bataille perdue suivie de la retraite de la Grande Armée sur le Danube. Quand on voit un homme de guerre, tel que Napoléon, plus sûr de vaincre que ne l'a jamais été généralissime, envisager froidement l'éventualité d'une grande défaite, on se prend à songer à la modestie, cette vertu des forts et des vaillants. Les observations que nous avons faites sur les passages essentiels des quatre notes de Napoléon à son frère Louis de Hollande, qui développent le plan d'opérations pour la campagne prochaine, nous dispensent de revenir en détail sur l'ensemble de ce document. Les quatre notes se succèdent dans l'ordre des prévisions de l'Empereur. La première a trait aux mesures de prévoyance ; la seconde, au projet d'offensive en Saxe ; la troisième, au rôle de l'armée de Hollande et, en général, de toutes les troupes formant la couverture stratégique de la France ; la quatrième, enfin, aux dispositions à prendre, en cas de succès ou de revers, sur le théâtre principal des opérations. La première note annonce, pour le 10 ou le 12 octobre, la présence, à Mayence, d'un huitième corps de la Grande Armée. Napoléon n'avait pas indiqué cette formation dans sa note à l'archichancelier Cambacérès, et pourtant, le même jour, 30 septembre, la lettre adressée au maréchal Kellermann, à Mayence, la mentionnait, mais sans indiquer le nom de son chef. La lettre investissant le maréchal Mortier de son nouveau commandement ne sera écrite que le 1er octobre ; le major général ne sera informé de cette nomination que le 3 octobre, par la lettre du 2 ; enfin, le roi de Hollande ne l'apprendra, que par lettre en date du 3 octobre. Pourquoi ces retards à annoncer le choix du chef donné à un nouveau corps d'armée dont le rôle doit être analogue à celui du corps de Hollande ? Il semble que Napoléon ait été guidé, dans la circonstance, par une double préoccupation. Si son frère Louis apprend que le maréchal Mortier prend le commandement d'un corps d'armée pouvant lier ses opérations avec celles du corps de Hollande, sans compter les troupes commandées par le maréchal Kellermann, il peut être incité à entreprendre des opérations plus osées que s'il est livré à ses propres forces. En second lieu, l'Empereur entend que le corps Mortier soit le 8e corps de la Grande Armée et non un corps de couverture stratégique pour les frontières nationales. Dans une instruction qu'il enverra, le 1er octobre, au maréchal Mortier, Napoléon aura soin de définir le genre d'opérations auxquelles il destine le 8e corps, et ces opérations sont très distinctes de celles réservées aux troupes placées sous le commandement du roi de Hollande. Le 8e corps ne devra lier ses opérations avec celles de l'armée de Hollande que dans une circonstance unique : une bataille perdue par la Grande Armée, suivie de tentatives de l'ennemi pour passer le Rhin. Hormis ce cas, le maréchal Mortier obéira aux ordres particuliers qu'il recevra du major général, probablement jusqu'au 10 octobre, puis s'inspirera des circonstances dans le sens de l'instruction qui lui est envoyée. En cachant, le 30 septembre, à son frère Louis le nom du futur chef du 8e corps de la Grande Armée, Napoléon obéit à un sentiment de méfiance que nous signalons en passant, à titre de document psychologique. Encore une fois, Napoléon ne dévoile ses projets que sous la pression d'une impérieuse nécessité, comme si les événements les lui arrachaient de vive force. Un tel caractère ne répond pas à l'idéal que nous nous sommes fait du chef suprême des armées françaises. Confiance et franchise sont les qualités indispensables à celui qui veut obtenir de ses subordonnés initiative et dévouement. Mais les sous-ordres sauront-ils utiliser leur initiative dans le sens des intentions du haut commandement ? Oui, répondrons-nous, sinon leur éducation du temps de paix a été mal faite et démontre l'incapacité ou la paresse des organes dirigeants. On conçoit à la rigueur que Napoléon n'ait pas eu le temps, au cours de sa fiévreuse carrière, de travailler à l'éducation militaire de ses généraux. Son tempérament était d'ailleurs réfractaire à tout travail de démonstration et de pédagogie ; chez lui le sens intuitif et celui de l'action étaient développés à un point qui excluait tous retards et toute préoccupation de convaincre. Il ordonnait et c'était assez. Quand un tel homme préside aux destinées d'un grand pays comme la France, il accomplit de grandes choses, — une épopée, — mais il passe comme un météore et ne laisse derrière lui que d'épaisses ténèbres. |