— I —Nous venons d’étudier le grand travail poursuivi pendant prés de deux siècles par la philosophie et les caltes étrangers ; si nous voulons apprécier quelles en furent les conséquences, il nous faut essayer de connaître l’état religieux et moral de la société des Antonins. C’est une étude qui, de toute manière, sollicite notre attention ; n’oublions pas que cette société est celle où s’est implanté le Christianisme, et qu’il n’y a rien de plus important que de savoir sur quel fond il a germé et dans quel milieu il a grandi. Nous commencerons naturellement par les classes élevées : elles sont partout ce qui frappe d’abord les regards. Comme on a les yeux sur elles de tous les cotés, et que, même dans les rangs inférieurs, on cherche à imiter les exemples qu’elles donnent, elles finissent presque toujours par régler les mœurs publiques ; en sorte qu’on n’a pas tout à fait tort quand on juge d’après elles l’état moral d’un pays. Elles ont de plus cet avantage que, même de loin, il nous est plus facile de les connaître. Elles laissent de leur façon de vivre et de penser des témoignages qui leur survivent et qu’il est aisé de consulter. Les lettres s’adressant surtout aux lettrés, et lés lettrés n’étant guère nombreux que parmi les oisifs et les riches, il s’ensuit que la littérature est d’ordinaire le tableau des classes élevées, qu’elle en décrit les mœurs, qu’elle en reproduit les opinions, et qu’il est naturel qu’on veuille les juger d’après elle. Mais ici un grave embarras se présente : les écrivains contemporains ne s’accordent pas toujours sur la façon d’apprécier leur temps ; ils nous en tracent souvent des images très différentes : out l’un ne trouve qu’à blâmer, l’autre admire sans réserve, et il n’est pas facile de se prononcer entre ces affirmations contraires. C’est précisément ce qui nous arrive pour l’époque que nous allons étudier. La plupart des écrivains qui vivaient alors traitent leur temps avec bienveillance. Ce n’est pas seulement dans les harangues officielles, sur les monuments ou les médailles, qu’il est question du bonheur public — felicitas temporum — ; les historiens, les littérateurs de toute sorte ne parlent pas autrement : c’est le siècle des Antonins, et, quand fla songent aux empereurs qui ont précédé, ils se félicitent de vivre sous un Trajan ou sous un Marc-Aurèle. Ils ne sont guère contredits que par l’un d’entre eux ; mais celui-là, pour leur malheur, se trouve avoir une voix plus retentissante que toits les autres ; il est si violent, si emporté, il s’exprime avec tant de passion, qu’il finit par communiquer ses sentiments à ceux qui l’écoutent. L’embarras est grand quand on veut savoir à quoi s’en tenir : comment se décider entre tous ces écrivains qui parlent de leur époque comme d’un siècle fortuné[1], et Juvénal qui déclare qu’on est arrivé à l’apogée du vice et que la postérité n’y pourra rien ajouter ?[2] Commençons d’abord par reconnaître que cette contradiction
n’est pas tout à fait aussi surprenante qu’elle le parait. Pour comprendre
que Juvénal ait eu de son siècle une autre opinion que ses contemporains,
nous n’avons qu’à songer à la difficulté que nous éprouvons nous-mêmes à nous
mettre d’accord sur le nôtre. Chacun juge son temps à sa manière, d’après son
Age, ses relations où son humeur. Nous sommes naturellement portés à l’estimer
quand il nous estime, et nous lui devenons sévères sans le vouloir s’il ne
fait pas de nous le cas que nous croyons mériter. Écartons, si l’on veut,
toutes ces chances d’erreur ; supposons un homme comme il n’y en a pas, sans
parti pris et sans passion, résolu à chercher la vérité et à la dire ;
comment fera-t-il pour la trouver ? Il affirme que son siècle est vertueux ou
corrompu : qu’on peut-il savoir ? A quelle profondeur ont pénétré ses
recherches ? Sur quel espace se sont-elles étendues ? Et d’abord qu’appelle-t-il
son siècle ? Par ce mot, on entend d’ordinaire la réunion de quelques
personnes qui sont en possession d’attirer les yeux de la foule, qui posent
devant elle et qu l’amusent parles spectacles qu’elles lui donnent. Ce que
Mme de Sévigné appelait toute A la vérité, Juvénal est un moraliste ; et, si l’on est assez disposé à penser que le roman et le théâtre nous présentent trop souvent des images de fantaisie, les moralistes inspirent plus de confiance. Ce sont d’ordinaire des gens graves et consciencieux ; on suppose qu’ils doivent être exacts, qu’ils cherchent la vérité et qu’ils la disent ; aussi se fie-t-on volontiers à leur témoignage. Je ne les crois pas pourtant infaillibles. Leur bonne volonté ne les met pas à l’abri des erreurs, et malheureusement les plus honnêtes sont quelquefois ceux qui peuvent le pins nous tromper. Quand on veut faire la morale à son temps, il convient d’être rigoureux, et, pour être sûr que les coups portent, il n’est pas mauvais de frapper fort. Ne risquons-nous pas d’être injustes, si nous prenons tous ces reproches à la lettre ? Ce n’est pas toujours dans les siècles les plus mauvais que les moralistes sont le plus nombreux et paraissent le plus mécontents ; une société s’accuse souvent avec plus de sévérité quand elle est plus scrupuleuse et que le sentiment moral est plus exigeant chez elle. C’est quelque chose que dose gronder, même quand on ne se corrige pas, et le dernier degré de la corruption est de n’en avoir pas conscience. Il peut donc se faire que des époques qui se maltraitent beaucoup elles-mêmes, et dont nous avons une mauvaise opinion, parce que nous nous fions à leurs aveux, soient en réalité beaucoup plus honnêtes que celles qui ne voient pas leurs fautes ou qui n’en disent rien. De plus, les moralistes ont l’habitude d’apprécier leur temps plutôt d’après le mal que d’après le bien qui s’y trouve. Le bien passe ordinairement inaperçu : on ne songe pas à s’étonner d’un honnête homme ou d’un bon ménage qu’on rencontre, il n’y a rien là qui éveille la curiosité. Au contraire, un procès immoral, un crime éclatant, attirent les regards précisément parce qu’ils sont plus rares. Un seul scandale dont en parle longtemps n’a pas de peine à détruire l’effet de cent familles honnêtes et prosaïques dont on n’a jamais rien dit. C’est ainsi que, même quand le mal est l’exception, Il paraît la règle. Cette illusion, dont la plupart des moralistes sont victimes, a souvent trompé Juvénal. La manière dont il procède dans les tableaux qu’il trace de sou époque est toujours la même : il n’invente pas les types qu’il met sous nos yeux ; ses caractères sont des portraits ; il part d’une anecdote réelle, d’un fait précis et particulier, et les généralise. Eppia vient de quitter con mari, un sénateur, un consulaire : elle abandonne son pays et ses enfants pour suivre jusqu’en Égypte un gladiateur qu’elle aime : n’est-ce pas la preuve que toutes les femmes de Rome ont la passion des gens de théâtre ? L’épouse que tu prends, c’est le joueur de lyre Echion, c’est Glaphyrus ou Ambrosius, le joueur de flûte, qui la rendra mère[3]. Une femme du meilleur monde, Pontia, égarée par un amour insensé, tue ses deux fils pour enrichir son amant. L’affaire fait grand bruit, comme on pense, et pendant plusieurs semaines on ne parle pas d’autre chose à Rome. Juvénal en conclut que tous les enfants sont en danger d’être tués par leur mère. Veillez sur vos jours, leur dit-il, faites attention à ce que vous mangez : un poison peut se cacher dans ce mets exquis que vous présentent des mains maternelles. Faites goûter tous les morceaux qu’on vous apports, et que votre vieux serviteur fasse l’essai de vos coupes[4]. N’est-ce pas ainsi que raisonnent encore aujourd’hui d’honnêtes gens qui vivent loin du monde et n’ont de rapport avec lui que par ces scandales éclatants qui transpirent de temps à autre et occupent les curieux ? Ils ne connaissent que les fautes ou les crimes, c’est-à-dire l’extraordinaire et l’exception ; et ils se figurent de bonne foi que tout ressemble à ce qu’ils connaissent. Heureusement les exagérations de Juvénal se trahissent par leur excès même. En supposant qu’il ait toujours été sincère, et je ne vois pas de raison d’en douter, il avait des défauts qui ne lui permettaient guère de juger équitablement ses contemporains. La nature l’avait créé fougueux, emporté, incapable de mesure et de modération. Il est probable que les misères d’une vie obscure et déclassée, les mécomptes de l’ambition trompée, de cruelles blessures d’amour-propre, le sentiment profond de sa valeur et le spectacle amer de l’indifférence publique, concoururent à aigrir encore cette âme violente. Quand, vers le milieu de sa vie, il se fit satirique, la colère, les rancunes, les jalousies remplissaient son cœur ; tous ces sentiments, qu’il ne pouvait pas contenir, débordèrent ensemble. Puis-je vous peindre, nous dit-il, quelle fureur brûle mon foie desséché ?[5] Aussi tout lui sert-il de prétexte à s’emporter. A propos de tout il mêle le ciel et la terre[6] ; il lui est impossible de se maîtriser. Il ne se donne pas le loisir de rentrer chez lui, il faut qu’il écrive où il se trouve, sur la borne même du carrefour, et, sans plus attendre, il remplit ses larges tablettes[7]. Sa fureur, qui va du premier coup à l’extrême, ne connaît pas de degrés. Il n’a pas, comme le veut Horace, un fouet pour les vices, et seulement des verges pour les défauts[8] ; il se sert toujours du fouet et frappe en aveugle de tons les côtés. Il attaque du même ton un gourmand qui a payé un surmulet 200.000 sesterces, un vaniteux qui a la fantaisie de plaider en robe de soie, et des voleurs ou des assassins de profession. Il est tout aussi agacé quand il rencontre la litière neuve de l’obèse avocat Mathon, toute pleine de son importance, que lorsqu’il trouve sur son chemin quelqu’une de ces honnêtes femmes qui n’hésitent pas à se débarrasser d’un mari qui les gène en mêlant quelque drogue vénéneuse à son vin de Calés[9]. Aussi lui est-il arrivé, comme à tous ceux qui écrivent plus par tempérament que par raison et qui se laissent trop emporter à leurs premiers mouvements, de se contredire quelquefois[10] ; il n’est pas impossible de tirer de ses satires mêmes la preuve que son temps n’est pas aussi mauvais qu’il le prétend, et nous verrons qu’après l’avoir cruellement attaqué, il fournit des armes à ceux qui veulent le défendre. Une autre façon de convaincre Juvénal d’exagération, c’est, nous l’avons déjà vu, de l’opposer à ses contemporains. Les démentis qu’il reçoit des autres sont plus graves encore que ceux qu’il se donne à lui-même. On peut affirmer qu’aucun d’eux n’a jugé la société de cette époque aussi sévèrement que lui. Tacite ne passe pas pour un moraliste complaisant ; on l’a même souvent accusé de mettre trop d’amertume dans sa manière d’apprécier les événements et les hommes. Il a pourtant donné quelques éloges à son temps : Tout ne fut pas mieux autrefois, dit-il, notre siècle a produit aussi des vertus et des talents dignes d’être un jour proposés pour modèles[11]. Ce n’est pas l’avis de Juvénal. A l’entendre, il n’y a plus d’honnêtes gens dans le monde où il vit, ou du moins il en reste si peu, que ce n’est pas la peine d’en parler. Leur nombre ne dépasse pas celui des portes de Thèbes, ou même des bouches du Nil[12]. Tacite en connaît et en nomme bien davantage : même en parlant de l’époque de Domitien, qu’il n’a pas flattée, il fait la part des bons exemples et des nobles caractères[13]. Mais ce sont surtout les lettres de Pline qui contredisent à chaque instant les satires de Juvénal ; on a vraiment peine à croire que les deux écrivains aient vécu à la même époque, tant le tableau qu’ils tracent de leur siècle est différent. Je sais bien qu’on peut reprocher à Pline quelques excès de bienveillance ; on trouvait déjà de son temps qu’il louait trop ses amis : J’accepte le reproche, répondait-il d’une façon charmante, et je m’en fais honneur. En supposant qu’ils ne soient pas tout à fait tels que je la dis, je suis heureux de me les figurer comme je les représente. Je laisse à d’autres une clairvoyance importune : il ne manque pas de gens qui attaquent leurs amis, pour montrer qu’ils ne sent pas dupes. Quant à moi, on ne me persuadera jamais que j’aime trop ceux que j’aime[14]. Nous voilà bien avertis et il a pris soin lui-même de nous prévenir. Il voyait trop en bien ; il était peut-être un peu de ces gens dont Quintilien, son maître, s’est moqué, et qui appelaient savoir-vivre — humanitas — la sotte manie d’échanger entre eux à tout propos des compliments mutuels[15]. Il faut donc, pour savoir la vérité, retrancher quelque chose de cette bienveillance générale, atténuer ces éloges trop facilement accordés aux harangues qui se débitaient dans le sénat, aux petits vers qui se récitaient dans les salles de lecture ; mais, après avoir fait ces réserves, je n’hésite pas à dire que le siècle de Trajan se retrouve beaucoup plus dans les lettres de Pline que chez Juvénal. Juvénal est un satirique, c’est-à-dire un mécontent de profession, un de ces gens qui, s’étant fait pour ainsi dire une spécialité de gronder les fautes de leurs contemporains, sont amenés à trouver des fautes partout. Il ne leur est pas difficile d’en découvrir avec un peu de complaisance. Toutes les actions humaines étant mêlées de bien et de mal, ils ne montrent jamais que le mal ; ils nous mettent toujours sous les yeux les motifs douteux des bonnes actions et les petitesses des grands hommes. Pline, au contraire, n’a pas tenu à être un moraliste et ne l’a été que par occasion ; en publiant les lettres qu’il avait écrites à ses amis, il cédait à des motifs de vanité ; il ne songeait pas à nous dépeindre le monde au milieu duquel il a vécu. Sa bonté naturelle peut l’entraîner quelquefois à voir les choses du bon côté, mais il n’avait pas au moins de système préconçu. On peut être sûr, après tout, que les faits allégués par Pline sont vrais, que les hommes qu’il loue, quoiqu’il les ait loués peut-être avec excès, méritaient de l’être. Il ne se serait pas exposé à de fâcheux démentis, lui qui comptait publier ses lettres de son vivant ; il voulait au contraire se mettre d’accord avec l’opinion publique, et il ale plus souvent jugé comme elle pour obtenir son approbation, à laquelle il tenait tant. Remarquons de plus que l’impression que laissent les lettres de Pline est en général conforme à celle qu’on prend en lisant la correspondance de Fronton ; tous les deux nous donnent de leur temps la même opinion sans avoir prétendu le juger : or ce temps n’est séparé que par quelques années, c’est la même société que les deux écrivains nous dépeignent, à son début et à sa fin ; l’un vivait à l’aurore du siècle des Antonins, l’autre en a vu les dernières années. La ressemblance des tableaux qu’ils nous ont laissés achève de prouver que, pour le fond, les deux peintures sont exactes. Je crois donc qu’on peut se mettre sans scrupule à la suite de Pline pour visiter cette société qu’il a si bien connue et si spirituellement décrite. — II —Il me semble qu’on prend dans les lettres de Pline une idée très nette de son temps. Il ne serait pas vrai du dire qu’il en dissimule les défauts ; ils y sont visibles presque autant que les qualités. On y voit, par exemple, à quel point cette société avait perdu le goût des affaires publiques. Courbée depuis un siècle sous des maîtres détestables, elle ne put pas se relever quand les temps devinrent moins rigoureux. Elle avait pris l’invincible habitude d’obéir et de se laisser conduire ; elle n’était plus capable de se gouverner. Quelques années après la mort violente de Domitien, Tacite se plaignait de la torpeur des esprits, qui ne se réveillaient pas aussi vite qu’il l’aurait voulu ; il disait avec tristesse que, par la faiblesse de notre nature, les remèdes agissent moins vite que les maux, et que, comme les corps sont lents à croître et prompts à se détruire, de même il est plus facile d’étouffer l’activité des esprits que de la ranimer. On voit pourtant à ses paroles qu’il voulait espérer encore. Déjà, disait-il, le cœur commence à nous revenir[16]. Il se trompait : le cœur ne devait jamais revenir à cette génération épuisée, les lettres de Pline le prouvent. Son optimisme ordinaire ne lui forme pas les yeux sur cette apathie politique de ses contemporains. Il remarque que toutes les traditions ont été interrompues par une longue servitude, que le souvenir des anciennes coutumes, qui pouvait dans de certaines limites arrêter l’arbitraire du pouvoir, s’est perdu. Autrefois les jeunes gens apprenaient en regardant faire ; dans les camps, au forum, ils s’instruisaient des usages en les voyant pratiquer. Mais la jeunesse qui a grandi sous Domitien n’a pas connu cette salutaire éducation de l’exemple. Elle n’a eu sous les yeux qu’un sénat tremblant et muet, que l’on ne réunissait que pour se moquer de lui ou le rendre complice de quelque crime ; en sorte que toutes les âmes ont été affaiblies et brisées pour longtemps[17]. C’est ce qu’on aperçut bien quand l’empire passa en des mains plus honnêtes. Le sénat, habitué à servir, ne savait plus faire un bon usage de ce qu’on voulait bien lui laisser de pouvoir. Les élections étaient devenues de véritables scandales ; on faisait des brigues honteuses quand le scrutin était public, ou se permettait, des plaisanteries indécentes quand il était secret[18]. Tout le monde rivalisait de basses flatteries envers le maître. Quand il parlait, ses paroles étaient interrompues par des applaudissements frénétiques ; lorsqu’il avait fini, les sénateurs s’élançaient de leurs siéges, comme incapables de contenir leur enthousiasme, se précipitaient à ses genoux, criaient tous ensemble : Que nous sommes heureux ! ou bien : Puissent les dieux t’aimer comme tu nous aimes ![19] On n’a pas de peiné à croire que ces scènes déplaisaient à Trajan et qu’il était sincère quand il essayait de les empêcher. Ce vaillant soldat, cet esprit sensé aurait voulu rendre quelque énergie à ce peuple qu’il gouvernait, et il savait bien que la servilité n’est pas l’école du courage. Il exhortait les sénateurs, dit Pline à reprendre la liberté[20] ; mais ils ne répondaient guère à cet appel. Les magistrats qu’il faisait ou qu’il laissait faire ne se prenaient pas au sérieux. Il fallait avoir la naïveté de Pline pour se croire quelque chose quand on était tribun du peuple[21] ; les autres jugeaient à leur prix ces magistratures qu’on leur donnait ; ils les recherchaient avec ardeur comme des distinctions flatteuses, mais ils les exerçaient avec négligence, parce qu’elles ne conféraient aucun pouvoir réel. Il ne valait vraiment pas la peine de s’arracher pour si peu à la douceur de ces loisirs[22] dont on était charmé ; et tout retombait plus que jamais sur l’empereur[23]. C’est ainsi que vivait, sous le gouvernement paternel des Antonins, une société élégante et amollie, si bien habituée à se laisser conduire qu’elle avait perdu le goût de se diriger elle-même, heureuse d’obéir à de bons princes, mais résignée d’avance à en supporter de mauvais, et par sa patience à tout souffrir les encourageant à tout oser. Quand Commode remplaça Marc-Aurèle, ils n’en furent pas plus surpris que de voir la sécheresse ou l’inondation désoler la terre après des années heureuses[24], et ils se résignèrent à attendre le retour du beau temps. L’absence d’occupations sérieuses livrait la vie aux futilités. Dans ce monde de désœuvrés, les devoirs de société et de politesse avaient pris une importance ridicule. Pline s’en apercevait bien, malgré sa complaisance pour son siècle. C’est une chose étonnante, écrivait-il à l’un de ses amis, que de voir comme le temps se passe à Rome. Prenez chaque journée à part, il n’en est pas une qui ne soit ou ne paraisse remplie ; revoyez-les toutes ensemble, vous serez surpris de les trouver si vides. Si vous demandez à quelqu’un : Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? Il vous répondra : J’ai été chez un de mes amis qui donnait la robe virile à son fils ; j’ai assisté à des fiançailles ou à des noces ; on m’a prié de signer un testament, d’être témoin dans une affaire ou de venir donner mon avis dans quelque délibération. Chacune de ces choses, le jour qu’on l’a faite, a paru nécessaire. Quand on songe qu’elles recommencent sans cesse, on les trouve fort inutiles[25]. Ce qui valait mieux que de dépenser son temps à ces occupations frivoles, c’était d’étudier et d’écrire. Les lettres sont, au milieu des affaires, la distraction charmante des heures de loisir ; elles devinrent pour une société inoccupée la principale affaire de la vie. Pline les aimait avec passion ; elles le consolaient de tous ses mécomptes ; elles lui faisaient prendre en patience les maladies de sa femme et de ses serviteurs. Rien ne m’arrive d’heureux, disait-il, qui ne me soit plus heureux avec elles ; je n’éprouve rien de triste qui, grâce à elles, ne nie semble moins douloureux[26]. Il voulait faire partager à ses amis l’ardeur qu’il éprouvait pour elles. Laissez là, écrivait-il à l’un d’eux qu’il soupçonnait de se livrer trop complaisamment à ses affaires domestiques, laissez ces soins bas et grossiers, et livrez-vous tout entier aux lettres Qu’elles soient votre occupation et votre loisir, votre travail et votre repos ; consacrez-leur vos veilles, et même votre sommeil[27]. b Ces exhortations n’étaient vraiment pas nécessaires : jamais les lettres n’ont été plus cultivées à atome. Presque tous ceux dont il est parlé dans la correspondance de Pline s’en occupent. On y voit des hommes d’État, de vieux généraux, qui non seulement se piquent d’aimer la poésie, mais qui la pratiquent, Arrius Antoninus, le grand-père d’Antonin le Pieux, écrivait dés épigrammes grecques. Spurinna, après avoir été trois fois consul, composait des odes dans sa retraite, et Verginius Rufus, qui avait refusé d’être empereur, faisait de petits vers. Las auteurs étaient devenus si nombreux, et ils appelaient si fréquemment le public à écouter leurs ouvrages, qu’ils avaient lassé la complaisance des auditeurs et que les salles de lecture restaient souvent vides. Pline seul n’était jamais fatigué. Il trouvait toujours le temps d’aller entendre les œuvres nouvelles, il était toujours heureux qu’on lui offrit une occasion d’applaudir. Nous avons eu, cette saison, disait-il gaiement, une bonne récolte de poètes. Pendant tout le mois d’avril il ne s’est pas passé un jour sans qu’il y eût quelque lecture. Je suis heureux de voir que les études sont en faveur et que les écrivains cherchent à montrer leur talent[28]. On dit, d’ordinaire que les époques qui se désintéressent de la politique sont favorables à la littérature ; l’exemple de la société romaine du second siècle semble prouver le contraire. En perdant le goût des affaires, l’esprit public s’était abaissé ; il n’avait plus le sentiment des beautés sérieuses ; son admiration s’égarait souvent sur des jeux d’esprit futiles ; il applaudissait des poètes qui, pour mieux paraître imiter les anciens, avaient soin de glisser dans leurs ouvrages des formes vieillies et des vers décharnés[29]. On oubliait le fond pour la forme ; la rhétorique, qui ne doit être qu’une préparation à l’éloquence, remplaçait l’éloquence même. Au lieu de ne déclamer que dans sa jeunesse, pour apprendre à parler au forum ou an sénat, on ne sortait plus de l’école et l’on déclamait toute sa vie. Les hommes les plus graves encourageaient par leur présence ces exhibitions de parole[30], et Pline déclarait de la meilleure foi du monde qu’il n’y a rien de plus heureux que de faire encore dans sa vieillesse ce qu’on a fait dans ses premières années[31]. C’est le commencement de cette génération prétentieuse et pédante dont Fronton fut l’idole. On la voit naître dans les lettres de Pline ; elle arrive à sa maturité dans celles de Marc-Aurèle et de son maître. La correspondante de Pline nous montre encore combien on est alors religieux et à quels excès de crédulité la dévotion est capable, de se laisser entraîner. Malgré le goût que cette société professe pour la philosophie, elle ne résiste pas au courant de plus en plus fort des opinions populaires. Il faut qu’il soit bien difficile de leur échapper pour qu elles aient pris un tel empire sur un inonde si spirituel et si éclairé. On, ne revient pas de sa surprise quand on voit que c’est précisément à partir de l’époque où Cicéron a écrit son traité De la divination, que la croyance au merveilleux semble être devenue plus vive ; rien on vérité ne montre mieux l’impuissance des grands hommes quand ils prétendent s’opposer à leur siècle et en changer la direction. Horace aussi voulait que le sage se moquât des songes, des miracles, des devins et des magiciens[32] ; mais il ne fut guère écouté : après lui, les miracles et les songes obtiennent plus de crédit que damais, et les sages y ajoutent foi comme les autres. Il était mort à peine depuis quelques années, quand un homme qui avait par moments du génie, Manilius, écrivit ce poème étrange sur l’astrologie, si plein d’enthousiasme et de sincérité, et qui rappelle quelquefois l’ardente conviction de Lucrèce. Sous Tibère, les devins de tous les pays affluent à home ; on les poursuit, on les emprisonne, on les exile, un les bat de verges hors de l’enceinte, on les précipite du haut de la roche Tarpéienne[33], mais on n’arrive pas à les détruire. C’est une race d’hommes, dit Tacite, qui trahit toutes les puissances, qui trompe toutes les ambitions, et qui, toujours chassée de Rome, parvient à s’y maintenir toujours[34]. La persécution ne fit que les rendre plus importants. On rechercha de préférence ceux qui avaient été mis en prison. Si l’un d’eux avait manqué périr, s’il avait porté de lourdes chaînes, s’il revenait à moitié mort du rocher de Sériphe, il était sûr de faire plus de dupes et personne ne mettait en doute ses oracles[35]. C’était un crime capital de les consulter, mais on supportait avec tant d’impatience la domination du mettre, on était si las du présent, si avide et si curieux de l’avenir, que, pour l’apercevoir un moment, même en rêve, on risquait sa vie. Les devins deviennent alors si nécessaires à tout le monde, que le prince même, qui les déteste et les proscrit, a le sien qui ne le quitte pas, devant lequel il tremble et qu’il fait trembler à son tour[36]. Mais ce qui obtient plus de vogue encore que la divination, c’est la magie. Le talent du devin se borne à reconnaître à certains signes la volonté divine et les arrêts du destin ; il prévoit l’avenir et l’annonce, mais il ne change pas ce qui doit être. Le magicien possède des secrets qui obligent la nature et les dieux à lui obéir. Il arrête le cours des fleuves, il force la lune à se voiler, le soleil à suspendre ou à précipiter sa marelle ; surtout il ressuscite les morts et les consulte. Interroger un mort est le plus ardent de tous les désirs qui travaillent cette génération inquiète. Sous Tibère, on fit un crime à Scribonius Libo de l’avoir tenté[37]. Néron aussi l’essaya, et Pline fait remarquer qu’il était plus en mesure que personne d’y réussir : le roi d’Arménie, Tiridate, lui avait amené les magiciens les plus habiles de l’Orient, et il était aisé à un prince qui avait le monde à ses pieds de se procurer tout ce qui était nécessaire pour ces sacrifices[38]. Vers le même temps, Lucain, qui aimait à flatter le goût du publie, décrivit dans son poème une de ces évocations funèbres. On y trouve une magicienne qui se jette sur les mourants et les achève en feignant de leur donner le dernier baiser, qui murmure à leur oreille, pendant qu’ils expirent, les ordres qu’elle veut envoyer aux enfers, qui déterre les cadavres et fait sortir leurs yeux de leurs orbites glacés, qui avec les dents coupe la corde des pendus, qui arrache des lambeaux de chair aux crucifiés, et qui force les morts à lui répondre[39]. Ce sont déjà les mêmes fantaisies lugubres qui feront frissonner tout le moyen âge. L’imagination se complaisait à ces tableaux effrayants et merveilleux ; les romans que nous avons conservés de cette époque en sont remplis. Pétrone raconte avec grand plaisir des histoires de loup-garou[40]. Au début des Métamorphoses, Apulée amène son héros, qui est jeune et crédule, dans le pays des enchantements, en Thessalie. On lui fait des récite de prodiges qu’il écoute avidement ; on lui parle d’une magicienne qui a changé son amant en castor, un cabaretier en grenouille et un avocat en bélier. Ému de ce qu’il vient d’entendre, il jette sur tout ce qu’il voit des regards curieux et effrayés. Les arbres, les rochers, lui paraissent avoir des formes étranges ; il se demande si ce n’est pas du sang qui coule des fontaines ; il lui semble que les statues vont marcher et les murailles prendre la parole ; il écoute s’il ne descend pas des voix du ciel pour révéler l’avenir aux hommes[41]. Ces romans étaient faits pour la société la plus distinguée de ce temps ; le succès qu’ils y ont obtenu nous montre de quels fantômes les imaginations étaient obsédées. Ces dispositions sont alors celles de tout le monde ; Tacite lui-même n’y a pas tout à fait échappé. On a remarqué que, dans ses croyances religieuses, il flotte sans cesse entre les doctrines élevées des philosophes et les préjugés de la foule. Au moment même où il semble approuver les Juifs de ne reconnaître qu’un Dieu et de ne point lui élever de statues, il reproche comme un crime à ceux qui adoptaient ces opinions d’abandonner la religion de leur pays[42]. Il se contredit à chaque instant, et rien n’est plus difficile que de savoir vraiment ce qu’il pense. Ici il semble être un sceptique déterminé : il laisse entendre que les dieux ne s’occupent pas du monde et que le bien et le mal leur sont indifférents[43] ; ailleurs il parait être un croyant résolu, et n’est pas éloigné d’approuver ceux qui disent, au sujet des légendes sacrées, qu’il est plus respectueux de croire que de chercher à savoir[44]. Sur les devins et les magiciens, mêmes hésitations : tantôt l’astrologie est une superstition[45], et tantôt c’est un art[46]. Il hésite quelquefois à rapporter les prodiges qu’on raconte, il fait remarquer avec quelque malice que c’est quand on est le plus effrayé qu’on en observe le plus[47]. Dans le sac de Crémone, un seul temple, celui de Méphitis ; est resté debout : est-ce un miracle ? Tacite ne se prononce pas : Il dut son salut, nous dit-il, soit à sa situation, soit à la puissance de la déesse[48]. Entre les deux explications on est libre de choisir. Mais d’ordinaire il est plus complaisant pour la crédulité publique. Il veut bien reconnaître qu’il ne faut pas trop chercher le merveilleux dans un ouvrage grave ; mais il ajoute que quand des traditions sont accréditées et acceptées de tout le monde, il n’ose pas les traiter de fables[49]. Sous ce prétexte il ne nous fait plus grâce d’aucun prodige. Il nous raconte même très sérieusement que Vespasien a guéri un paralytique et un aveugle dans le temple de Sérapis : comment en douter ? Des témoins oculaires l’affirment, quand ils n’ont plus d’intérêt à mentir[50]. Si Tacite, un des fermes esprits de cette génération, témoigne tant de confiance dans ces histoires fabuleuses, il est aisé de comprendre à quels excès de crédulité se laissaient entraîner les autres. Pline écrit une longue lettre au savant Sura pour avoir son avis sur la croyance que méritent les apparitions. Quoiqu’il ait l’air d’hésiter, on voit bien qu’il est tout .à fait convaincu, et il raconte avec le plus grand sérieux des histoires de revenants qui lui semblent tout à fait certaines[51]. On a été très choqué du soin que prend Suétone de mentionner dans ses biographies tous les prodiges plus ou moins étranges qui annoncent les grands événements ; ce n’est pas, comme on pourrait je supposer, une simple curiosité d’érudit qui le pousse à les recueillir et à les rapporter, il y croit pour son compte. Il était au moins aussi superstitieux dans sa vie que dans ses ouvrages. Il écrivit un jour à Pline, qui était son avocat, d’obtenir un délai dans une affaire qu’il poursuivait devant les centumvirs, parce qu’un songe l’avait épouvanté sur le succès de l’entreprise[52]. Cette société était fort préoccupée des songes, les personnes les plus distinguées, les plus instruites n’hésitaient pas à les regarder comme des avis envoyés directement par les dieux[53]. Les moins honnêtes gens, et qui dans leur vie se mettaient au-dessus de tous les scrupules, ne se mettaient pas en dehors des croyances communes. Le délateur Regulus faisait fréquemment des sacrifices ; il avait des haruspices qu’il consultait sur l’issue des procès qu’il avait intentés[54], et il était aussi connu dans le monde par sa dévotion que redouté par son audace[55]. Assurément, le pédantisme littéraire, l’indifférence
politique et surtout la superstition sont de grands défauts. La
correspondance de Pline nous montre à quel point le grand monde de Rome en
était atteint ; mais n’oublions pas non plus que ces défauts ne sont souvent
que l’excès d’une qualité. Si cette société donne une importance ridicule aux
songes, si elle a le tort de consulter les astrologues et les magiciens, au
moins elle est religieuse. C’est ce qui ne peut être mis en doute[56] : Pline ne parle
jamais des dieux qu’avec le plus grand respect, et il tic parait pas qu’autour
de lui il y eût beaucoup d’incrédules[57]. Nous voyons que
les pratiques du culte étaient régulièrement accomplies par tout le monde.
Les personnes qui ont lu quelques épigrammes de Martial seront fort étonnées
d’apprendre qu’il faisait sa prière tous les matins[58]. Il est fâcheux
sans doute d’avoir trop de goût pour la rhétorique et les méchants vers, mais
il est bon d’aimer les lettres, et jamais peut-être on ne les a plus aimées.
Pline fait remarquer, à propos du rhéteur Isée, dont il fait tant d’éloges,
qu’en général il n’y a rien de plus sincère, de plus naïf, de plus honnête que
ces gens d’étude et d’école[59]. Quelque chose
de ces qualités se retrouve, à ce qu’il semble, dans cette société qui se
livrait avec tant d’ardeur à l’étude et se remettait si volontiers à l’école.
Elle était plus honnête, et surtout plus simple que celle qui l’avait
précédée. Tacite, qui le constate, donne ainsi les raisons de ce changement :
Autrefois, dit-il, les familles qui joignaient la richesse à la naissance ou
à l’illustration s’abandonnaient sans réserve au goût de la magnificence.
Riais quand des flots de sang coulèrent et qu’une brillante renommée fut un arrêt
de mort, le danger rendit les hommes plus sages. En outre, ces nouveaux
sénateurs, qu’on appelait tous les jours des municipes, des colonies et même
des provinces, apportèrent à Rome l’économie de leurs pays, et à quelque
opulence que le hasard ou le talent les fit arriver dans leur vieillesse, ils
conservaient toujours leurs anciennes habitudes[60]. La
correspondance de Pline peut servir de commentaire à ce passage de Tacite.
Ses lettres, comme celles de Cicéron, sont adressées aux plus grands
personnages de Rome ; mais, depuis Cicéron, la société romaine s’est tout à
fait renouvelée. Les grandes familles qui avaient dominé pendant tolite la
république ont à peu prés disparu ; les amis de Pline portent presque tous
des noms nouveaux. A la place de cette ancienne noblesse, que la jalousie des
Césars a moissonnée, une autre s’est élevée, qui vient en général des
provinces. Les personnages à qui Pline adresse ses lettres sont pour la
plupart originaires des municipes de l’Italie, de Il semble donc qu’en somme cette société, telle que Pline nous la dépeint, ait été simple, rangée, honnête ; on ne se douterait guère, en la parcourant avec lui, que c’est la même que Juvénal a si sévèrement traitée. Il y reste sans doute encore d’assez méchantes gens, quelques vieux délateurs, désolés de ne pouvoir plus nuire[65], des gouverneurs de province qui pillaient leurs administrés[66] ; mais en même temps que d’agréables portraits, que de nobles figures, que de gens du monde aimables et distingués, bons à leurs serviteurs, dévoués à leurs amis, fidèles à leurs opinions 1 J’ai parlé plus haut de cette boutade de Juvénal, qui prétend qu’il ne reste pas plus de gens honnêtes à Rome qu’il n’y a de portes à Thèbes, ou même de bouches au Nil. Évidemment il ne s’est pas donné la peine de bien chercher. Dans ce monde charmant que Pline nous fait connaître, et qui n’est pas la société romaine tout entière, il serait facile d’on trouver bien davantage. On pourrait en faire une liste nombreuse, en tète de laquelle on placerait les rares survivants de l’époque précédente, ce Spurinna, sage vieillard qui, retiré des affaires dans une retraite grave et studieuse, voulait, comme nos grands hommes du XVIIe siècle, mettre quelque intervalle entre la vie et la mort[67] ; ce Verginius Rufus, qui avait refusé l’empire après Néron, et que sa modestie exposa à plus de dangers que ne lui en aurait créé son ambition. On y placerait ensuite cette génération qui avait grandi sous Domitien et que sa cruauté avait atteinte ou menacée, ces contemporains, ces amis de Pline qui accueillirent avec tant de joie les temps plus doux des Antonins ; ce Julius Mauricus, le frère du noble Arulenus Rusticus, que Nerva rappela de l’exil pour en faire son commensal et son conseiller ; ce Corellins Rufus, personnage énergique au milieu d’un siècle amolli, qui, atteint d’une maladie terrible, supportait, disait-il, toutes les douleurs dans l’espoir de survivre à Domitien, et qui se tua quand il le vit mort[68] ; cet Erucius Claros, homme irréprochable, digne des anciens[69] » ; ce C. Septicius, le plus sincère, le plus droit, le plus fidèle des hommes[70] ; ce Pompeius Quintianus, si dévoué à ceux qu’il aimait[71] ; ce Titius Aristo, jurisconsulte célèbre, inépuisable érudit, qui, sans fréquenter les portiques et les gymnases, sans y dépenser sou temps et celui des autres en discussions oiseuses, n’en était pas moins au-dessus de tous les sages de profession par son intégrité, sa piété, son amour de la justice et sa force d’âme[72]. Il faudrait y mettre aussi toute cette jeunesse honnête et active dont Pline s’était fait le patron, qui plaidait devant les tribunaux, qui servait sous Trajan dans les légions du Danube, et qui trouvait le temps de composer des vers grecs ou latins entre deux campagnes. Nous voilà aussi éloignés que possible des sombres tableaux de Juvénal. Est-ce à dire que le poète nous trompe volontairement et qu’il ne nous ait offert que des peintures de fantaisie ? Je ne le crois pas ; les reproches qu’il fait à son siècle ne sont pas entièrement faux ; il n’a certainement pas inventé les exemples criminels qu’il cite et les noms des coupables. J’admets que tous les faits qu’il raconte se sont passés comme il le dit. Qu’en doit-on conclure ? Que dans cette société, comme dans les autres, le bien et le mal se mêlaient, et que le vice y côtoyait la vertu. C’est le sort de l’humanité, et il ne peut venir à l’esprit de personne que le IIe siècle ait échappé à cette loi commune. Quant à savoir ce qui l’emportait en somme dans cette société, et si les gens honnêtes ou les scélérats y étaient plus nombreux, c’est un calcul qu’il est bien difficile de faire exactement et que chacun fait à sa façon. Juvénal affirme énergiquement qu’il n’y a guère autour de lui que des scélérats, il dit en propres termes que son siècle est pire que l’âge de fer[73] ; mais Pline, au contraire, semble penser que le nombre des honnêtes gens est plus considérable, et nous avons vit qu’il y a des raisons de croire que son opinion est la plus vraie. — III —J’avoue pourtant qu’il peut rester des doutes à l’esprit : Pline n’a pas fait plus que Juvénal de dénombrement exact ; il juge d’après ses impressions, et ses impressions peuvent le tromper. Mais nous avons heureusement une autre manière, et, à mon avis, beaucoup plus sûre, d’apprécier ce qu’on peut appeler le tempérament moral d’une époque : c’est de passer résolument de la pratiqua à la théorie ; de chercher, non pas de quelle façon on vivait alors, ce qu’il est toujours très difficile de savoir, mais comment on croyait qu’il fallait vivre, quel idéal de vertu on se proposait d’atteindre, ce qu’on pensait des rapports des hommes entre eux et de leurs devoirs envers leurs subordonnés et leurs supérieurs, quelles qualités l’opinion publique exigeait d’un honnête homme et à quel prix elle accordait ce nom. Considéré de ce côté, le siècle des Antonins se relève. Ceux mêmes qui sont le plus disposés à croire aux médisances de Juvénal seront bien forcés de reconnaître qu’aucune société, dans ses théories morales, ne s’était encore autant approchée de la perfection. Aucune contestation n’est ici possible, et, si l’on voulait élever quelques doutes, Juvénal lui-même se chargerait de les réfuter. Sans le savoir, il nous a donné des armes pour le combattre, et quand il pense nuire à son temps, il nous permet de lui rendre justice. Ce satirique effronté se trouve être par moments le philosophe le plus rigoureux, le moraliste le plus délicat. Par exemple, il condamne sévèrement ceux qui sont cruels pour leurs esclaves, qui leur refusent une tunique quand il fait froid, qui les font enfermer ou battre pour la moindre faute, et pour qui le bruit des coups de fouet est une musique plus douce que le chant des sirènes[74]. Horace aussi défend de les maltraiter, mais c’est uniquement pour lui un devoir de société, une obligation qu’il impose aux gens du monde, au nom du savoir-vivre : s’ils veulent paraître bien élevés, il ne leur convient pas plus de s’emporter contre leurs serviteurs que de verser à leurs convives une eau malpropre dans des verres sales[75]. Pour Juvénal, c’est un devoir d’humanité ; il veut que dans l’esclave on respecte l’homme, car leur âme et la nôtre, dit-il, sont formées des mêmes principes[76]. Personne aussi ne s’est fait dans l’antiquité une idée plus élevée de la famille que Juvénal ; personne ne s’est occupé avec plus de tendresse de l’enfance, du respect qu’on lui doit, des bons exemples qu’il faut mettre sous ses yeux et des spectacles qu’il convient de lui épargner. Éloigne, dit-il, du seuil où ton enfant grandit tout ce qui peut blesser son oreille ou ses regards. Loin d’ici les femmes galantes ! Loin d’ici les chansons nocturnes des parasites ! On ne saurait trop respecter l’enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l’innocence de ton fils et qu’au moment de faillir, la pensée de ton enfant vienne te préserver[77]. Même envers les gens qui nous sont étrangers et ennemis, Juvénal trouve que nous avons des devoirs à remplir ; il ne veut pas qu’on réponde par le mal au mal qu’ils nous font, et il condamne la vengeance aussi rigoureusement que le ferait un chrétien. Les sots la regardent comme le bien le plus doux de la vie ; Juvénal l’appelle le plaisir d’une âme faible et médiocre[78]. En laissant le coupable à ses remords, en l’abandonnant à ce bourreau qu’il porte nuit et jour dans son âme[79], non n’est que trop vengé. Térence et Virgile avaient déjà célébré cette sympathie universelle qui, sans intérêt personnel, en dehors des liens du sang et de l’amitié, porte les hommes, parce qu’ils sont hommes, à souffrir des maux de leurs semblables et à se croire atteints dans leurs malheurs ; mais ce n’était chez eux qu’une réflexion touchante. Juvénal y insiste et la développe dans des vers admirables. L’homme est né pour la pitié, la nature elle-même le proclame. Elle lui a donné les larmes, c’est le plus beau titre de l’humanité. Oui, la nature le veut, il faut que l’homme pleure quand il voit paraître devant les juges son ami éperdu et les vêtements en désordre. Oui, la nature gémit en nous quand nous rencontrons le convoi d’une jeune fille, quand nous voyons mettre dans la terre un petit enfant. Où ‘est-il l’homme vraiment honnête qui croit que le malheur de ses semblables ne le touche pas ? C’est là ce qui nous distingue des bêtes : aux premiers jours du monde, Dieu, notre créateur, accorda aux animaux la vie seulement ; aux hommes, il donna une âme, pour qu’une mutuelle affection les portât à s’entraider[80]. Ces grandes idées venaient à Juvénal de la philosophie. C’est elle qui avait proclamé par la bouche de Chrysippe que la vengeance est coupable, qui avait dit avec Sénèque que l’esclave est un homme, qui répétait tous les jours, avec les stoïciens, que tous les hommes sont frères. Juvénal n’était pas un philosophe de profession ; il faut probablement le ranger parmi ceux dont il dit qu’ils n’ont jamais eu que les enseignements de la vie[81] ; mais personne alors, quels que fussent ses origines et son passé, n’échappait à la philosophie, comme aujourd’hui personne ne peut se soustraire au Christianisme, même en le combattant. Les satires de Juvénal nous montrent qu’à ce moment elle était sortie des écrits et des écoles des maîtres, qu’elle s’insinuait partout, qu’elle s’emparait de tous les esprits, qu’elle formait cette opinion commune dans laquelle les générations sont obligées de vivre et qu’elles respirent comme l’air. C’est beaucoup que les principes qu’elle proclamait soient entrés dans le monde, qu’ils aient été accueillis et répétés par des gens qui ne faisaient pas profession d’être des philosophes ; mais s’en est-on tenu là ? N’ont-ils jamais été qu’une sorte de parure dans leurs ouvrages, ou faut-il croire qu’ils ont produit à la longue quelques effets pratiques ? Ici encore les lettres de Pline nous répondront. Elles s’accordent cette fois avec les satires de Juvénal : au lieu de les contredire, elle les complètent ; elles nous montrent que ces nobles idées qui ont inspiré de si beaux vers au ponte sont passées des livres dans la vie. Il n’y a rien de plus aisé que de prouver, avec la correspondance de Pline, que cette société essayait de conformer sa conduite à ses opinions et que ces principes d’humanité qu’on accueillait avec tant d’applaudissements dans les écoles ou dans les ouvrages des littérateurs renommés ne sont pas restés toujours à l’état de préceptes et de théories. Je le montrerai plus tard pour les esclaves ; on verra combien leur sort s’adoucit à cette époque, et comment la loi elle-même, cédant à la pression de l’opinion publique, finit par reconnaître, avec Sénèque et Juvénal, qu’il n’y a pas de différence de nature entre l’esclave et l’homme libre. J’ai cité tout à l’heure ces beaux vers du satirique où l’on trouve un si tendre souci de l’enfance : la société tout entière s’en préoccupe comme lui. Sénèque et Tacite sont pleins de réflexions justes et profondes sur l’éducation ; c’était pour tous les sages d’alors un sujet d’études, et l’on discutait déjà dans les écoles les théories de l’Émile de Rousseau. Dans un discours plein d’émotion, le philosophe Favorinus conseillait aux mères de nourrir leurs enfants : N’est-ce pas outrager la nature, leur disait-il, n’est-ce pas être mère à moitié que de rejeter son enfant loin de soi au moment où l’on vient de lui donner le jour ? Convient-il de nourrir de son sang dans ses entrailles je ne sais quoi qu’on ne connaît pas, et de ne plus vouloir le nourrir de son lait quand on le voit vivant et que c’est un homme ?[82] Ces conseils ont été entendus, et nous voyons à la même époque des femmes se faire gloire dans leurs épitaphes d’avoir allaité leurs fils[83], et des fils rappeler sur la tombe de leur mère qu’elle a été aussi leur nourrice[84]. Cette tendresse pour l’enfance mérite d’autant plus d’être remarquée que c’était à peu près un sentiment nouveau. Cicéron dit brutalement, dans ses Tusculanes : Quand un enfant meurt jeune, on s’en console facilement ; s’il meurt au berceau, on ne s’en occupe même pas[85]. Et lui-même, parlant, dans ses lettres, d’un pauvre petit enfant de sa fille qui naquit à sept mois et ne vécut pas, s’exprime en des termes d’une froideur et d’une sécheresse qui révoltent[86]. Sénèque trouve de même très naturel et tout à fait raisonnable qu’on noie les enfants estropiés ou difformes[87]. L’opinion avait changé sous les Antonins et les mœurs s’étaient adoucies. Il suffit de voir, dans les lettres de Fronton, la tendre affection que Marc-Aurèle témoigne pour ses enfants. Si jeunes qu’ils soient, leurs maladies font son tourment. Il faut voir avec quelle tristesse il parle des angines de ses filles et de la toux obstinée dont souffre son cher petit Antonin[88]. Cette charmante petite couvée, comme il l’appelle[89], l’occupe 18$ LES CLASSES $LUSES. presque autant que l’empire ; on est sûr de lui plaire en lui en parlant, et Fronton ne manque pas, lorsqu’il lui écrit, d’envoyer le bonjour aux petites dames ; et de le prier d’embrasser pour lui leurs petits pieds gras et leurs mains mignonnes[90]. Ce souci qu’on témoigne pour l’enfant dès le berceau devient plus vif encore quand il a grandi. On lui cherche un précepteur ; c’est une affaire importante[91], dont tous les amis de la maison s’occupent. Pour en trouver un qui convienne à des gens qu’il aime, Pline s’adresse à Tacite et lui demande de le choisir parmi les savants personnages que sa renommée attire autour de lui[92] ; ou bien il va écouter les professeurs en renom, il se remet à l’école, il s’assied parmi les jeunes gens, joyeux de revenir à l’âge heureux où il était lui-même un écolier[93]. Il nous raconte avec de grands détails qu’ayant appris qu’il n’y avait pas de maîtres à Côme, son pays, et qu’on était obligé d’envoyer les enfants étudier à Milan, il persuada aux pères de famille de se réunir et de faire les frais nécessaires pour instituer chez eux des écoles publiques[94]. L’établissement des écoles devient à ce moment la préoccupation de tout le monde ; pour la première fois l’État comprend la nécessité de pourvoir à l’enseignement public. Il avait négligé de le faire jusque-là, et les gens sages, comme Polybe et Cicéron, s’en étonnaient[95]. L’empire répara cet oubli de la république. Vespasien donna le premier des émoluments aux rhéteurs grecs et latins[96]. Le biographe d’Hadrien nous dit que cet empereur honora et enrichit les professeurs de toute sorte, et que, lorsqu’il ne les trouvait pas capables de bien remplir leurs fonctions, il les éloignait de leurs chaires, après les avoir bien payés[97]. Il institua à home, dans le Capitole même, une sorte d’université ou d’académie qu’on appelait l’Athénée, où l’on venait entendre les orateurs ou les poètes en renom[98]. Antonin le Pieux accorda des distinctions et des salaires aux rhéteurs et aux philosophes dans toutes les provinces[99] ; enfin Marc-Aurèle établit et dota quatre chaires de philosophie dans Athènes : chacun des maîtres devait enseigner les principes d’une école différente et recevait 90.000 drachmes du trésor public[100]. N’est-il pas curieux de voir ce mouvement commencé dans les écrits des sages, dans les leçons des philosophes, dans les vers des postes, se communiquer par là aux gens du monde et finir par entraîner l’opinion ; d’en suivre les effets dans la vie privée, et d’en retrouver ensuite l’influence dans la législation de l’empire, en sorte que ce qui n’était d’abord qu’un souci plus tendre pour le bien-être et l’éducation de l’enfance a fini par devenir tout un système d’instruction publique qui s’est étendu au monde entier ? Nous allons voir le même spectacle dans nue question encore plus grave. On se souvient de ce passage admirable de Juvénal que je viens de citer, où il rappelle aux hommes qu’ils sont frères et leur fait un devoir de s’entraider. Ces sentiments étaient alors ceux de tons les honnêtes gens. Ce serait une grave erreur de croire que l’antiquité païenne n’a pas connu ou pratiqué la bienfaisance ; on a pensé de tout temps qu’elle est la vertu qui convient le mieux à la nature humaine[101], et que le riche s’honore quand il fait quelque part aux autres de sa fortune. Mais les motifs qui poussaient à être généreux n’ont pas été d’abord les mêmes qui chez nous inspirent la charité. A Rome, la bienfaisance fut regardée longtemps comme un devoir civil et politique. Dans cette société aristocratique les honneurs semblaient appartenir de droit à la noblesse. Il paraissait tout simple que ce fût presque toujours le descendant d’une grande maison qui fût édile ou consul ; mais on trouvait aussi qu’il était convenable que l’élu reconnût et payât de quelque façon les suffrages que la multitude lui donnait. Il lui fallait la nourrir et l’amuser, célébrer des jeux, construire des monuments, distribuer de l’argent ou des vivres. Il se devait à lui-même et à ses aïeux d’être magnifique, et le moindre soupçon de parcimonie l’aurait perdu sans retour aux yeux de ses égaux et de ses inférieurs[102]. Sa libéralité s’étendait souvent au peuple tout rentier. M. Seius, pendant une grande disette, trouva moyen de maintenir le prix du blé à un as le boisseau[103], ce qui lui fit grand honneur. Il était pourtant naturel que ceux qui vivaient plus près de ces grands personnages eussent une part piafs abondante dans leurs largesses. C’était un devoir pour eux de ne laisser manquer de rien leurs affranchis et leurs clients : la maison d’un riche ne devait pas avoir de pauvres ; l’aisance de ceux qui l’entouraient et formaient sa cour rendait témoignage à sa générosité ; leur misère aurait fait hante à son avarice. Tant que dura cette noblesse républicaine, elle se fit un point d’honneur d’être prodigue pour tous ceux qui l’approchaient. Un affranchi de M. Aurelius Cotta, qui vivait sous Auguste, nous dit, dans son inscription funèbre, que son patron lui a fait plusieurs fois des cadeaux de 400.000 sesterces (80.000 francs), qu’il l’a encouragé par ses libéralités à se marier et à se faire une famille, qu’il a protégé son fils et doté ses filles comme un père[104]. Tels étaient alors les devoirs d’un grand seigneur ; quand on les remplissait avec exactitude, on risquait beaucoup de se ruiner. C’est ce qui arriva précisément à Cotta et à beaucoup d’autres[105]. Vers la fin de la république on commence à se faire d’autres idées, et cette bienfaisance fastueuse et aristocratique ne paraît plus la meilleure. Cicéron, après avoir appelé des prodigues ceux qui s’épuisent à donner au peuple des festins et des spectacles, ajoute : L’homme vraiment libéral use de sa fortune pour racheter les captifs ; payer les dettes de ses amis, les aider à doter leurs filles, à amasser des biens ou à augmenter ceux qu’ils ont[106]. Sans doute en agissant ainsi, le riche croit encore remplir un devoir de citoyen, car, dit ailleurs Cicéron, racheter les captifs, enrichir les pauvres, c’est encore servir l’État[107]. Cependant la préférence donnée à ces libéralités modestes et désintéressées sur celles qui s’adressent au peuple entier et qui ne sont que le salaire des honneurs qu’on a reçus indique que la bienfaisance s’inspire d’un sentiment nouveau. C’est la philosophie qui conseille de payer la rançon des malheureux tombés aux mains des pirates, de défendre les orphelins et les veuves, d’ensevelir les étrangers et les pauvres[108]. Elle enseigne que les hommes sont frères, qu’avant d’être membres de la même cité ils sont habitants du même monde, qui est la cité universelle ; elle est donc amenée à imposer à tous l’obligation de secourir ceux qui sont misérables, non seulement comme citoyens, mais comme hommes. Dès lors l’humanité se joint à la politique pour recommander d’être généreux. On croit sans doute encore que les gens qui nous touchent de près, qui nous sont unis par des lions de famille ou de clientèle, ont des droits particuliers à nos bienfaits. Virgile ne place dans les enfers que ceux qui n’ont pas fait part de leur fortune à leurs proches[109]. Cependant on commence à dire que la bienfaisance doit s’étendre plus loin. Les préceptes que donnent les sages ont un tour général, et ils semblent exiger que, dans les générosités qu’on veut faire, on embrasse même les indifférents et les inconnus. Horace, s’adressant à un prodigue qui dépense sa fortune à de bons râpas, lui dit : Ne pourrais-tu pas en faire un meilleur usage ? Pourquoi, tandis que tu es riche, reste-t-il des malheureux qui ne méritent pas de l’être ?[110] Sénèque est plus explicite encore : Nous secourons, dit-il, des gens qui viennent de débarquer dans nos ports, et qui doivent en repartir demain ; nous fournissons une barque au naufragé pour qu’il s’en retourne chez lui. Il part, connaissant à peine le nom de son sauveur, sans espoir de le retrouver jamais ; il ne peut on partant que confier sa reconnaissance aux dieux et les prier de rendre en son nom le bienfait qu’il a reçu[111]. En agissant ainsi, l’homme généreux ne cherche pas à se faire des protégés et des clients ; il veut simplement remplir un devoir d’humanité : il donne comme un homme doit donner à un homme, ut homo homini[112]. Ces principes ne sont pas restés enfermés dans les livres des sages ; ils ont eu des conséquences pratiques qu’il importe de constater. A partir du IIe siècle, les libéralités de l’État elles-mêmes se ressentent du caractère nouveau qu’a pris la bienfaisance. Jusque-là, en donnant du pain à la populace de Reine, les empereurs n’avaient d’autre dessein que de la maintenir dans l’obéissance : ils achetaient leur sécurité par leurs largesses. Les Antonins semblent obéir à des sentiments plus élevés. C’est ce qu’on remarque surtout dans ce grand système de charité légale qu’un appelle les institutions alimentaires, et qui fut l’œuvre capitale de Nerva et de Trajan[113]. Il consistait en des distributions de secours qui se faisaient tous les mois aux enfants des familles pauvres de Rome et de l’Italie. A Homo, l’institution nouvelle ne fit que s’ajouter à colles qui existaient déjà ; le cadre était tracé depuis les Gracques, il y avait des précédents et des modèles, et l’on n’eut besoin de rien innover. Aux deux cent mille citoyens qui vivaient du blé de l’État, on se contenta d’adjoindre cinq mille’ enfants auxquels on accorda la même faveur. Ils étaient traités tout à fait comme les adultes ; ils recevaient une tessera ou contremarque, sur laquelle on avait inscrit quel jour et à quel endroit ils devaient se présenter pour qu’on leur donnât la mesure de blé qui leur revenait. Mais dans l’Italie, qui n’avait pas eu part encore aux libéralités impériales, tout était à faire. Voici de quelle façon on s’y prit pour assurer la perpétuité de ces secours et les rendre profitables au plus grand nombre. C’était l’empereur qui faisait les premières dépenses ; il accordait vies sommes quelquefois considérables aux villes dans lesquelles il voulait établir l’institution alimentaire : celle de Veleia reçut de Trajan en doux fois 1.116.000 sesterces, c’est-à-dire plus de 200.000 francs. Par nue combinaison ingénieuse, cet argent, dans chaque ville, était prêté, à des intérêts très modiques[114], aux principaux propriétaires du pays, et l’on prenait hypothèque sur leurs biens. C’était une façon de venir en aide à l’agriculture, en lui procurant les capitaux dont elle a besoin. Les intérêts servaient à fournir des aliments aux enfants pauvres. Les secours qu’on lotir donnait étaient payés tantôt en nature et tantôt en argent. A Veleia, les garçons recevaient 16 sesterces (3 fr. 20 c.), et les filles 12 sesterces (2 fr. 40 c.) par mois. Ces libéralités paraîtront peut-être assez modestes, mais il faut songer que les garçons y avaient droit depuis leur naissance jusqu’à dix-huit ans, et les filles jusqu’à quatorze. Telle était cette célèbre institution alimentaire, qui fut accueillie partout avec tant d’enthousiasme, et qui probablement a duré autant que l’empire. En réalité, c’est dans un intérêt politique qu’elle avait été établie. Trajan était effrayé, comme tous les esprits sages, de la dépopulation croissante des contrées qui environnaient Rome[115]. Pour y remédier, il cherchait à donner aux Italiens le goût du mariage et de la vie de famille ; il voulait ôter tout prétexte à ceux qui ne souhaitaient pas d’enfants pour n’avoir pas la charge de les nourrir. Il tenait à préparer des citoyens et surtout des soldats à l’empire[116]. Aussi la libéralité de l’État s’arrêtait-elle quand le jeune homme était d’âge à s’enrôler. Ces secours publics le conduisaient jusqu’au moment ont il pouvait toucher la solde[117], et l’on peut dire que toute sa vie, enfant, soldat ou vétéran, il ne vivait que du trésor du prince. Cette politique n’avait au fond rien de nouveau ; elle était conforme à celle des premiers empereurs, et Pline remarque avec raison que les institutions alimentaires ne font que compléter les lois d’Auguste sur le mariage[118]. Cependant on ne peut nier que les largesses de Trajan n’aient un air plus désintéressé, plus généreux que celles de ses devanciers. Elles ne sont plus le salaire exclusif de ces flatteries que la plèbe de Rome prodigue à tous les princes qui la nourrissent et qui l’amusent. Elles s’étendent à toute l’Italie, c’est-à-dire à des gens qui ne viendront jamais saluer l’empereur à son réveil ni l’applaudir quand il entre au théâtre ou au cirque. Sans doute elles sont avant tout utiles et commandées par l’intérêt de l’empire, mais il semble qu’il s’y joint aussi une pensée d’humanité. Lorsque Antonin perdit sa femme Faustine, qu’il aimait beaucoup, quoiqu’elle le méritât médiocrement, il ne crut pas pouvoir mieux honorer sa mémoire que par une fondation charitable : il donna de l’argent pour ajouter un certain nombre de jeunes filles à celles qui recevaient déjà les secours publics, et voulut qu’on les appelât puellæ Faustinianæ[119]. C’était se conduire comme le ferait aujourd’hui un prince chrétien. L’exemple donné par l’État fut suivi par les particuliers. Tous ceux qui approchaient l’empereur se firent un devoir de l’imiter, et il y eut dans les rangs élevés de cette société comme un élan de bienfaisance, dont la trace est restée dans la correspondance de Pline et dans les inscriptions du IIe siècle. Pline a fait de grandes largesses pendant sa vie à tous ceux qu’il aimait, et, comme il ne connaissait pas cette vertu chrétienne qui consiste à cacher ses bienfaits, il ne nous les a pas laissé ignorer. Il nous apprend qu’il a acheté à sa vieille nourrice un champ de 100.000 sesterces (20.000 francs)[120], qu’il a complété le cens équestre pour l’un de ses amis[121], qu’il a doté la fille d’un autre qui avait plus de qualités que de fortune[122]. Il donne surtout, et sans trop compter, à toutes les villes auxquelles il est uni par quelque lion de reconnaissance et d’affection ; il leur donne des bibliothèques plutôt que des spectacles de gladiateurs[123], car il professe, comme les Pères de l’Église, que les jeux publics sont nuisibles aux mœurs[124] ; il fonde chie elles des écoles ou des institutions de bienfaisance[125]. C’est ce que faisaient aussi beaucoup de riches comme lui. Dans tout l’empire, les villes et les particuliers semblent travailler de concert pour soulager toutes les misères : quelquefois les villes s’imposent elles-mêmes et lèvent des contributions sur les citoyens riches pour subvenir aux besoins des pauvres[126] ; le plus souvent ce sont des gens généreux qui, sans y être forcés, font les frais de ces fondations utiles. Un habitant d’Atina lègue à son municipe 400.000 sesterces (80.000 francs)[127] ; une grande dame, en mémoire de son fils, donne à Terracine un million de sesterces (20.0000 francs) pour aider à y établir l’institution alimentaire[128]. Ce sont là des libéralités importantes ; je suis pourtant plus touché de ce legs modeste d’un marchand de simples — aromatorius —, qui laisse à une petite ville d’Italie 300 pots de drogues et 60.000 sesterces (12.000 francs) pour qu’on puisse fournir gratuitement des remèdes aux pauvres gens de la ville[129]. Assurément la société où de tels exemples étaient donnés, où l’on se félicitait sur sa tombe d’avoir été miséricordieux et ami des pauvres[130], ne pouvait pas être aussi dépravée qu’on l’a prétendu : si elle ne pratiquait pas encore tout à fait la charité au sens où l’entend le Christianisme, on peut dire qu’elle était toute préparée à la comprendre. |
[1] Tacite, Agricola, 8.
[2] Juvénal, I, 147. Cette satire, comme presque toutes les autres, a été écrite sous Trajan ; c’est bien contre l’époque des Antonins que Juvénal fait entendre ces accusations passionnées, et non pas, comme on l’a dit, contre Domitien et son temps. (Voyez Borghesi, Œuvres, V, p. 508.)
[3] Juvénal, VI, 76.
[4] Juvénal, VI, 629.
[5] Juvénal, I, 45.
[6] Juvénal, II, 25.
[7] Juvénal, I, 63.
[8] Horace, Satires, I, 3, 119.
[9] Tous ces tableaux sont tirés de la première satire.
[10] Un des reproches les plus graves qu’il adresse aux femmes, dans sa sixième satire, c’est d’envahir les occupations des hommes ; il leur en veut beaucoup d’être fortes sur la procédure, de rédiger des mémoires et d’en remontrer au besoin au jurisconsulte Celsus (VI, 242). Ailleurs il parle d’une façon toute contraire ; il a introduit dans une autre satire (II, 51) une femme qui défend résolument son sexe contre les hommes : Est-ce que nous avons la rage des procès ? leur dit-elle. Est-ce que nous sommes ferrées sur la chicane ? Est-ce que nous venons faire vacarme dans vos tribunaux ? Où donc est la vérité ?
[11] Tacite, Annales, III, 55.
[12] Juvénal, XIII, 26.
[13] Tacite, Histoires, I, 3.
[14] Pline, Lettres, VII, 28.
[15] Quintilien, II, 2, 10.
[16] Tacite, Agricola, 8.
[17] Pline, Lettres, VIII, 14, 8.
[18] Lettres, III, 20.
[19] Panégyrique, 72 et 73.
[20] Panégyrique, 66.
[21] Lettres, I, 23.
[22] Inertiæ duelcedo. Tacite, Agricola, 8.
[23] Pline, Lettres, IV, 25.
[24] Tacite, Histoires, IV, 74. C’est le conseil que Cérialis donne aux Trévires.
[25] Lettres, I, 9. Voyez aussi Sénèque, De tranq. animi, 12.
[26] Lettres, VIII, 19.
[27] Lettres, I, 8.
[28] Lettres, I, 13.
[29] Lettres, I, 16, 5.
[30] Lettres, VI, 6.
[31] Lettres, III, 3, 6.
[32] Horace, Lettres, II, 2, 208.
[33] Tacite, Annales, II, 2.
[34] Histoires, I, 22.
[35] Juvénal, VI, 662.
[36] Tacite, Annales, VI, 21.
[37] Tacite, Annales, II, 28.
[38] Pline, Histoires naturelles, XXX, 1, 5.
[39] Pharsale, VI, 438 et sqq.
[40] Pétrone, Satiricon, 62.
[41] Apulée, Métamorphoses, II, 1.
[42] Histoires, V, 5.
[43] Annales, XVI, 33.
[44] Mœurs des Germains, 84.
[45] Histoires, II, 78.
[46] Annales, IV, 58.
[47] Histoires, I, 86.
[48] Histoires, III, 33.
[49] Histoires, II, 50.
[50] Histoires, IV, 81.
[51] Lettres, VII, 27.
[52] Lettres, I, 18.
[53] Lettres, III, 5 ; V, 5.
[54] Lettres, VI, 2.
[55] Martial, I, 112.
[56] Juvénal le nie pourtant ; mais ce qui infirme beaucoup son témoignage, c’est qu’il soutient que l’époque de Cicéron était bien plus religieuse que celle de Trajan et que personne alors n’osait mépriser les dieux ou sourire du vieux culte de Numa. (Satires, VI, 342.)
[57] Voyez ce que dit Pline au sujet du dieu Clitumnus (Lettres, VII, 8).
[58] Épigrammes, IV, 90. Je dois dire pourtant que cette épigramme est omise par Schneidewin, qui ne la croit pas authentique.
[59] Lettres, II, 3.
[60] Tacite, Annales, III, 55.
[61] Lettres, I, 14.
[62] Lettres, II, 13.
[63] Juvénal constate cette réforme des mœurs publiques quand il se plaint avec tant d’amertume que les riches soient devenus économes, quand il regrette le temps où un Pison et un Cette envoyaient tant de présente à leurs clients pauvres (V, 109), où un Mécène, un Fabius, un Lentulus, se faisaient un devoir de nourrir et de doter les poètes (VII, 04).
[64] Pline, Lettres, VI, 31.
[65] Lettres, I, 5.
[66] Lettres, III, 9.
[67] C’est ce que dit Pline à propos d’un autre grand personnage de ce temps, Pomponius Bassus, qui vieillissait comme Spurinna (Lettres, IV, 29.)
[68] I, 12.
[69] II, 9, 4.
[70] II, 9, 5.
[71] IX, 9.
[72] I, 22.
[73] Satires, XIII, 28.
[74] Satires, XIV, 19.
[75] Horace, Satires, II, 2, 66.
[76] Satires, XIV, 15.
[77] Satires, XIV, 44. Je me sers ici et ailleurs de l’excellente traduction de M. Despois, en la modifiant le moins possible.
[78] Satires, XIII, 190.
[79] Satires, XIII, 198.
[80] Satires, XV, 131.
[81] Satires, XIII, 20.
[82] Aulu-Gelle, XII, 1.
[83] Orelli, 2677.
[84] Mommsen, Inscr. Neap., 1092.
[85] Tusculanes, I, 39.
[86] Ad Atticum, X, 18, 1.
[87] De ira, I, 15. Le droit accordé au père de tuer ses enfants nouveau-nés paraît avoir été restreint ou supprimé, probablement à l’époque des Antonins ; mais Tertullien dit qu’il n’y avait pas de loi qu’on éludât plus impunément (Apologétique, 9, Ad nat., 15). Tacite s’étonne que cet abominable usage n’existe pas chez les Juifs et les Germains (Hist., V. 5 ; Germ., 19). Auguste n’hésita pas à faire tuer l’enfant de sa fille, qu’il soupçonnait d’être le fruit de l’adultère (Suétone, Auguste, 65). Cet usage ne fut définitivement aboli que sous les empereurs chrétiens.
[88] Ad Anton. imp., I (édit. Naber).
[89] Ad Anton. imp., I (édit. Naber).
[90] Ad Marc. Cæs., IV, 18.
[91] Pline, Lettres, II, 18, 4. Juvénal s’indigne contre un père à qui rien ne coûte moins cher que son fils (Satires, VII, 187).
[92] Lettres, IV, 13, 10.
[93] Lettres, II, 18.
[94] Lettres, IV, 13.
[95] Cicéron, De republ., IV, 2.
[96] Suétone, Vespasien, 18.
[97] Spartien, Hadrien, 16.
[98] Aurelius Victor, Césars, 14.
[99] Capitolin, Antonin, II.
[100] Philostrate, Vitæ sap., II, 2. Zeller, Philos. der Griechen, III, 608.
[101] Cicéron, De offic., I, 14.
[102] Tubéron qui, en sa qualité de stoïcien, aimait la simplicité, pour avoir traité trop simplement la peuple aux funérailles de son oncle, Scipion l’Africain, n’obtint pas la préture. Cicéron, Pro Murena, 86.
[103] Cicéron, De offic., II, 17.
[104] Annales de l’inst. arch., 1865, p. 1.
[105] Cotta se ruina par ses dépenses (Tacite, Ann., VI, 7), et son fils fut réduit à vivre d’une pension de Néron (Tacite, Ann., XIII, 34). C’est un de ceux dont Juvénal loue et regrette la générosité (V, 109 ; VII, 94).
[106] De offic., II, 16.
[107] De offic., II, 18.
[108] Lactance reconnaît que les philosophes avaient recommandé toutes ces libéralités (VI, 12).
[109] VI, 611 : nec partem posuere suis. On retrouve quelquefois dans les épitaphes les expressions suivantes : omnibus meis bene feci (Fabretti, p. 21 et 122).
[110] Horace, Satires, II, 2, 103.
[111] Sénèque, De beneficii, IV, II, 3.
[112] Sénèque, De clem., II, 6, 3.
[113] L’institution alimentaire est une de celles dont les écrivains nous parlent peu et que nous ne connaîtrions qu’imparfaitement sans l’épigraphie : elle nous est surtout connue par l’inscription des Ligures Bœbiani sur laquelle M. Henzen a écrit un important commentaire (Ann. de l’inst. arch., 1814), et par celle de Veleia qui a été étudiée par M. Desjardins (De fabulis alimentariis). J’ai résumé dans les quelques lignes qui suivent le travail de M. Henzen.
[114] A Veleia, l’intérêt est à 5 pour 100 ; chez les Bœbiani, à 2 ½. C’était peu de chose à une époque où l’intérêt à 12 pour 100 était assez ordinaire. Cependant nous savons par Pline que les propriétaires éprouvaient quelquefois une certaine répugnance à être débiteurs des villes (Lettres, X, 62), mais nous ignorons les motifs de cette répugnance.
[115] Voyez les plaintes éloquentes que cette dépopulation inspire à Lucain (Pharsale, I, 24).
[116] Pline, Panégyrique, 28.
[117] Pline, Panégyrique, 26.
[118] Panégyrique, 26. Quelques écrivains ont voulu voir une Influence chrétienne dans les institutions alimentaires, mais elles n’étaient pas tout à fait inconnus avant Trajan. On en trouve des traces à l’époque même d’Auguste (Orelli, 4365). Pline, à l’endroit du Panégyrique que nous venons de citer, semble même dire que l’institution avait ou un caractère officiel avant Trajan et que les prédécesseurs de ce prince avaient quelquefois accordé aux enfants des secours publics. Mais c’était une exception ; Trajan en fit la règle.
[119] Capitolin, Antonin, 8.
[120] Lettres, VI, 3.
[121] Lettres, I, 18.
[122] Lettres, VI, 32.
[123] Lettres, I, 8.
[124] Pline, Lettres, IV, 22.
[125] Pline, Lettres, I, 8 ; VII, 18.
[126] Pline, Lettres, X, 94. On voit, par cette lettre de Trajan, que dans les pays soumis au droit romain ces sortes de contributions étaient défendues.
[127] Mommsen, Inscr. Neap., 4546.
[128] Orelli, 6660.
[129] Orelli, 116.
[130] Corp. inscr. lat., I, 1021. C’est la tombe d’un joaillier de la voie sacrée. Voyez aussi Perrot, Galatie, p. 110.