La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE SEPTIÈME — LA THÉOLOGIE ROMAINE

 

 

Nous venons de voir la philosophie se rapprocher de plus en plus de la religion. Les stoïciens la définissaient déjà la science des choses divines et humaines, donnant ainsi un double but à ses travaux. A partir du IIe siècle, ce sont surtout les choses divines qui l’attirent. Ceux-là, disait-on, méritent seuls le nom de sages qui ont les yeux tournés vers le ciel[1]. On n’étudie plus l’homme et la nature que pour mieux connaître Dieu[2] ; on ne cherche plus Dieu, comme autrefois, dans la contemplation des grands spectacles du monde ou par un effort de la pensée ; on espère le découvrir plus sûrement par l’interprétation des légendes et des pratiques pieuses des divers cultes. Quelqu’un demandait à un personnage important de cette époque en quoi consistait la sagesse ; il répondit : C’est la science des prières et des sacrifices[3]. Arrivée à ce point, la philosophie change entièrement de caractère et les philosophes ne sont plus que des théologiens.

On ne commet pas un anachronisme, comme on pourrait le croire, quand on parle de théologiens et de théologie à propos des religions antiques : ce sont des mots que les écrivains anciens ont souvent employés. D’ordinaire ils entendaient par theologi les vieux auteurs, véritables ou fabuleux, comme Hésiode et Orphée, qui avaient composé des poèmes sur les dieux ou laissé des formules de prières[4]. Ils appelèrent aussi de ce nom ceux qui plus tard essayèrent de débrouiller les légendes sacrées et d’en tirer quelque récit vraisemblable. Ce travail fut accompli sans critique. En Grèce, dans ce pays des fables, les légendes avaient germé en abondance, elles s’étaient singulièrement modifiées et embellies en passant d’une ville à l’autre. Un auteur moderne les compare au bananier qui d’une seule racine pousse tout un labyrinthe d’arbres. Les théologiens anciens ne surent pas toujours retrouver cette racine unique d’où toutes les fables étaient sorties, et s’arrêtant à des diversités de détail qu’il fallait négliger, ils se crurent en présence de dieux distincts toutes les fois qu’on racontait taux des histoires différentes. C’est ainsi qu’ils comptaient trois Jupiters, quatre Apollons, cinq Vulcains, trois Dianes, cinq Bacchus et un nombre infini d’Hercules[5]. Comme ils étaient crédules et qu’ils accueillaient sans méfiance les récits les plus merveilleux, on les opposait ordinairement à ceux qui s’occupaient d’étudier le monde et ses lois et qu’on appelait physici : ceux-là cherchaient à tout expliquer par des moyens naturels. Quand les theologi se demandaient quels sont les dieux qui ont le droit de lancer la foudre, les physici se moquaient d’eux et leur répondaient que c’était le choc des nuages qui produisait le tonnerre[6]. Il arrivait plus souvent encore qu’on donnait au mot de théologie une signification plus étendue : il désignait d’une manière générale toutes les études qu’on faisait sur les dieux et sur leur culte[7]. En ce sens, on peut affirmer qu’il n’y a pas de nation au monde qui n’ait eu sa théologie, car il n’y en a pas qui n’ait éprouvé le besoin de se rendre compte de ses croyances et de mieux connaître ses dieux. Nous allons voir que les Romains n’y ont pas plus échappé que les autres.

 

— I —

Il semble d’abord que de tous les peuples anciens aucun ne devait être aussi mal disposé que les Romains pour la théologie. C’était leur opinion qu’il fallait obéir à la loi religieuse comme à la loi Civile, sans hésiter et sans discuter ; ils pensaient que les pratiques du culte doivent être exactement accomplies parce que les ancêtres l’ont voulu et qu’il n’est pas besoin d’en donner d’autre raison[8]. Pour des sens ainsi décidés à croire sans preuve et à prier par tradition, toutes les recherches théologiques sont inutiles ; elles peuvent même devenir dangereuses

il est à craindre qu’on regardant la religion de trop près, en l’examinant d’une façon trop curieuse, le respect qu’elle doit inspirer ne s’affaiblisse. La meilleure manière, pour qu’aucun doute ne s’élève sur l’efficacité de ces pratiques qu’on cet résolu à maintenir, c’est d’y songer la moins possible. L’esprit se trouble, la foi se perd quand on veut trop réfléchir à ces questions délicates. Avec vos belles explications, disait le pontife Cotta aux stoïciens, vous ne réussissez qu’à rendre douteuses les choses les plus certaines[9]. C’est ce que devaient penser les hommes d’État de Rome, et naturellement cette opinion les éloignait beaucoup de la théologie.

Il ne leur fut pas possible pourtant de s’y soustraire. La place que la religion tenait dans la vie publique et privée des Romains attirait forcément l’attention sur elle ; elle touchait à trop d’intérêts graves pour qu’on pût se dispenser de l’examiner de près. Les, prescriptions multipliées de la loi religieuse n’excitaient pas seulement des scrupules dans l’Ame des fidèles, elles pouvaient donner naissance à de nombreux procès ; il fallait donc les interpréter, les éclaircir : ce fut l’œuvre des jurisconsultes[10]. Les raisons ne leur manquaient pas pour pénétrer dans ce domaine qu’on voulait tenir secret et formé. Ils ne pouvaient pas étudier les conditions de la propriété sans savoir ce que les dieux se réservaient et ce qu’ils voulaient bien abandonner aux hommes. Il leur fallait d’abord exactement définir ce qu’on entendait par le sacré et le profane : c’était une des questions les plus controversées de la jurisprudence romaine. Quand un bien était transmis par héritage, il était important de connaître les obligations que la nécessité de maintenir les sacra privata faisait peser sur les héritiers. Cicéron nous apprend qu’à ce propos les jurisconsultes soulevaient des difficultés innombrables[11]. Ils s’étaient aussi fort occupés de la célébration des féries : comme la violation de la loi du repos n’était pas seulement une faute religieuse qui devait être expiée par des sacrifices, et qu’on la punissait aussi d’une amende[12], ils se croyaient le droit de chercher quelles étaient les occupations permises ou défendues les jours de Pète. La nomination d’un magistrat n’étant valable que si les auspices avaient été régulièrement consultés, ils en prirent occasion d’étudier les auspices. On savait enfin qu’un arrêt était nul s’il avait été rendu un jour où il était interdit de le faire ; de là des commentaires sans fin sur le calendrier pour distinguer les dies fasti, nefasti ou incercisi. Les jurisconsultes ne devaient pas s’en tenir là ; ces excursions qu’ils se permettaient sur le terrain de la théologie éveillaient leur curiosité, et en traitant ces questions où la religion est mêlée au droit, la tentation devait naturellement leur venir de l’étudier pour elle-même. Il est bien difficile que, dans ce grand ouvrage en neuf ou dix livres que Trebatius avait intitulé De religionibus, il ne se fat jamais demandé quelles étaient les attributions ou la nature de ces divinités dont il rencontrait sans cesse les noms dans les anciens rituels, et nous savons que Scævola, en partageant les dieux en trois classes, avait imaginé tout un système de théologie qui obtint à Rome un très grand succès.

Après les jurisconsultes, ce furent les grammairiens qui s’occupèrent le- plus de la religion romaine. C’était leur métier d’élucider les textes obscurs, et les livres pontificaux étaient remplis de passages auxquels on ne pouvait plus rien entendre. Les Romains, avec leur remarquable esprit de conservation, répétaient fidèlement des prières qu’ils ne comprenaient plus ; les grammairiens essayèrent de les leur rendre intelligibles. L’un des plus illustres, Ælius Stilo, composa un ouvrage sur le chant des Saliens ; mais il parait qu’on en avait tellement perdu le sens de son temps, qu’il ne lui fut pas possible de bien l’expliquer[13]. Pour arriver à se rendre compte de la valeur des mots, il est bon de connaître les usages qu’ils désignent. C’est ainsi que les grammairiens furent amenés par leurs travaux philologiques à s’occuper du culte et qu’ils finirent par embrasser la religion tout entière. Ils avaient à leur service non seulement les livres sacerdotaux de Rome, mais aussi deux de l’Étrurie. Ces livres, qui exercèrent une grande influence sur la religion romaine, furent traduits en latin et commentés par toute une école savante[14]. Ils se composaient surtout, comme ceux de Rome, de préceptes minutieux sur la façon de prier les dieux ; ils enseignaient quels jours, par quelles victimes, dans quels temples il fallait leur faire des sacrifices[15], et quels sont les signes qu’ils nous donnent de leur volonté dans les phénomènes naturels. Mais les fragments qui en restent nous montrent qu’à tout ce détail de pratiques pieuses il se joignait quelquefois des vues plus élevées. Les Étrusques avaient essayé de mettre dans leur vaste Panthéon une certaine hiérarchie : à côté du Dieu suprême ils établissaient un double conseil de divinités puissantes. Ce n’est, disaient-ils, qu’après avoir pris l’avis des Di superiores et involuti que Jupiter se permet de lancer sur la terre les foudres qui détruisent et qui tuent[16]. Ils avaient été frappés aussi de la difficulté d’accorder ensemble la puissance et la liberté des dieux avec la notion d’une destinée immuable et souveraine. S’il est vrai que le destin soit le maître de tout et que rien ne puisse changer ses ai.@ts, si tout ce qui arrive aux hommes est fixé d’avance par une loi fatale, les dieux ne peuvent leur accorder aucune faveur et il devient inutile de leur adresser des prières, ou de leur faire des sacrifices. Pour sortir de cet embarras et sauver autant qu’on la pouvait la puissance des dieux, les théologiens de l’Étrurie avaient admis qu’il est possible de différer de dix ans l’accomplissement des destinées[17] : c’est toujours un répit, et il n’est pas sans intérêt de prier les dieux pour obtenir dix ana de plus de prospérité ou de vie. Après les Étrusques, Rome connut les Grecs. Lee savants de la Grèce à qui ces études religieuses plaisaient beaucoup, et qui s’étaient déjà fort occupés des cultes de leur pays, s’exercèrent aussi sur celui des Romains[18]. La lecture de Denys d’Halicarnasse permet de soupçonner quel esprit ils durent apporter a ce travail. Il est probable qu’ils insistaient beaucoup sur les ressemblances réelles et qu’ils inventaient au besoin des ressemblances imaginaires entre les usages religieux des Romains et les leurs. Il plaisait à leur vanité de prendre ainsi une sorte de revanche de leur défaite, de faire croire que ce peuple qui les avait soumis leur devait tout et qu’il tenait d’eux sa religion aussi bien que sa littérature. On est surpris que les Romaine aient été si complaisants pour des opinions qui auraient dû blesser leur patriotisme. Ils apportaient dans ces travaux religieux une abnégation qu’il n’est pas aisé de comprendre. Jamais ils n’ont réclamé avec assez d’énergie en faveur de l’originalité de leur culte ; ballottée sans cesse entre les systèmes des Étrusques et ceux des Grecs, ils ne faisaient aucune difficulté de reconnaître que leurs croyances les plus anciennes n’étaient qu’un emprunt de l’étranger, et ils étaient toujours prêts à en dénaturer le caractère véritable pour les plier aux théories de ceux qu’ils regardaient comme leurs maîtres[19].

Si l’étude des théologies étrusques et grecques égara plus d’une fois les savants romains, il faut reconnaître aussi qu’elle donna une grande impulsion à leurs recherches. Il y avait à Rome, vers la fin de la république, toute une école de théologie savante dont Varron était la gloire. Le mouvement se continue sous l’empire dans la même direction. Le jurisconsulte Trebatius Testa, l’ami de Cicéron et de César, le grammairien Verrius Flacens, dans son livre sur Saturne, étudient les anciennes pratiques religieuses des Romains ; les deux illustres rivaux, Ateius Capito et Antistius Labeo, commentent avec ardeur le droit pontifical ; Hygin, le bibliothécaire d’Auguste ; et son disciple Julius Modestus, s’occupent des dieux et des féries ; Masurius Sabinus, sous Néron, écrit un ouvrage célèbre sur les fastes ; sous la dynastie des Sévères, Sammonius Serenus recueille encore pieusement, dans son traité des choses cachées — Rerum reconditarum libri —, les plus vieilles formules des rituels. C’est ainsi que la tradition de Varron et de son grand ouvrage des Antiquités sacrées s’est perpétuée jusqu’à la fin chez les jurisconsultes et les grammairiens de l’empire.

De toute cette école il ne nous reste presque rien, et c’est un grand dommage. Sans doute il lui est arrivé plus d’une fois de se tromper grossièrement ; mais Il faut avouer aussi qu’elle avait entrepris un travail très difficile. Cette antiquité religieuse qu’elle essayait d’éclaircir était pleine d’obscurités. Quand les vieilles divinités de Rome ne s’étaient pas précisées en se confondant avec quelque dieu grec, elles échappaient très souvent à toutes les prises de la critique. Qui pouvait dire au juste ce qu’était cette Dea Dia si fêtée par les Arvales ? On ne connaissait pas mieux la divinité en l’honneur de laquelle les Luperques accomplissaient tous les ans, au mois de février, leurs étranges cérémonies[20]. Reconnaissons que les savants romains firent de leur mieux pour se diriger au milieu de ces ténèbres. Lorsqu’ils ignoraient la nature véritable d’un de ces dieux antiques et qu’ils voulaient la savoir, ils cherchaient d’abord à découvrir l’étymologie du nom qu’on lui donnait ; ils ne négligeaient pas d’examiner le costume sous lequel l’antiquité l’avait représenté : l’arc ou l’épée qu’il tenait dans la main, la couronne qu’il portait sur la tête, leur fournissaient des renseignements utiles sur ses attributions. Si les rituels romains ne pouvaient rien leur apprendre, ils s’adressaient à ceux des pays voisins dont la religion avait la même origine que celle de Rome, ils consultaient les livres sacrés de Préneste ou de Tibur[21]. Il n’y avait véritablement pas autre chose à faire ; cette méthode est en somme la même dont la science se sert aujourd’hui et qui a produit de si beaux résultats. Malheureusement, si la méthode était juste, elle fut d’ordinaire mal appliquée : les étymologies étaient souvent ridicules, les recherches faites sans critique, des documents entassés au hasard. Mais les erreurs qu’a commises cette école de théologie savante ne doivent pas faire oublier les services qu’elle a rendus. Sa plus grande originalité est de s’être développée en dehors de tout esprit sacerdotal. Elle n’est ni dévote, ni même croyante. La seule passion qui l’anime, avec la curiosité, c’est le patriotisme. Elle croit servir la patrie en étudiant la religion nationale, mais cette religion lui est au fond assez indifférente. Je ne crois pas qu’on trouve ailleurs une théologie qui fasse aussi bon marché des croyances qu’elle entreprend d’expliquer et prenne moins les intérêts des divinités dont elle s’occupe. Les jurisconsultes ne séparent si soigneusement le sacré du profane que pour restreindre la part que les dieux s’étaient faite dans les biens de la terre. Ils emploient toutes les subtilités de leur art à rendre l’obligation du repos plus légère, à trouver des subterfuges qui permettent de jouir paisiblement d’un héritage sans accomplir les sacrifices que la loi religieuse imposait aux héritiers — hæreditas sine sacris —. Varron professe que la religion est une institution des politiques, et il ajoute que cette institution ne leur fait pas grand honneur. Il on voit les défauts et il les montre ; s’il la défend, ce n’est pas qu’il la trouve bonne, tuais elle est utile : en vrai Romain, il fait tout céder à cette considération[22]. La vérité a ses droits, sans doute, mais il ne convient pas toujours de la dire au peuple, et il n’est pas mauvais qu’il soit quelquefois trompé, expedit homines falli in religione[23]. Il faut avouer que les théologiens ne parlent pas ainsi d’ordinaire ; c’est ce qui explique comment cette école de théologie a pu fleurir et arriver à son plus, grand éclat dans un temps d’indifférence et d’incrédulité. Varron a trouvé ses contemporains sceptiques et ne les a pas rendus croyants. Ses ouvrages n’étaient pas de nature à les convertir ; s’ils inspiraient un grand respect pour les institutions du passé, ifs apprenaient à n’y être fidèle que pour la forme, à les examiner sans scrupule et à en parler librement quand on- se trouvait entre gens du monde. Ils ont eu, en somme, pour résultat d’éveiller chez les esprits curieux le goût des recherches religieuses ; ils ont formé une génération de gens habitués à discuter leurs croyances, et qui, ne voulant plus s’en tenir sur elles à ce que leur avaient dit leur père et leur mère[24], se trouvaient mieux disposés à écouter ce qu’en disaient les philosophes.

 

— II —

Quelque intéressante que soient pour nous les travaux entrepris par ces historiens, ces jurisconsultes, ces érudits de toute sorte, à Rome comme en Grèce, la véritable théologie ne dut sa naissance qu’aux philosophes. La philosophie s’était de boulin heure appliquée aux religions populaires ; qu’elle fût bien ou mal disposée pour elles, elle voulait les connaître, et, pour y arriver plus sûrement, elle chercha d’abord à résoudre le problème de leur origine. D’où venaient tous ces dieux qu’adorait la foule ? Qui les avait d’abord imaginés ? Où avait-on pris les éléments des récits qu’on faisait sur eux ? Questions délicates et obscures, auxquelles chaque école répondait à sa manière.

L’un des plus anciens systèmes inventés pour rendre compte de la naissance des dieux et de leurs légendes fut celui qu’on appela l’évhémérisme. Évhémère, qui lui donna son nom, n’en était pas véritablement le créateur, mais il l’avait répandu dans un ouvrage d’une lecture agréable et qui fut très populaire. C’était un roman où il racontait qu’ayant reçu de Cassandre, roi de Macédoine, une mission officielle, il s’était embarqué dans un port de l’Arabie Heureuse et que le vent l’avait poussé vers une île inconnue, d’une fertilité merveilleuse. Au milieu de file s’élevait le temple de Jupiter Triphylien, orné d’admirables sculptures e1 rempli d’offrandes entassées par la piété des fidèles. Ce qu’il renfermait de plus curieux, c’était une colonne d’or toute couverte d’inscriptions en caractères hiéroglyphiques comme ceux de l’Égypte. Évhémère, se les étant fait expliquer par les prêtres, fut très surpris de voir qu’elles contenaient l’histoire d’anciens rois du pays, et que ces-rois n’étaient, autres que les dieux qu’on adorait dans tout l’univers. Ce sont ces récits qu’Évhémère était censé transcrire dans son ouvrage. Il, prétendait y montrer que tous les dieux avaient commencé par être des hommes auxquels, de gré ou de force, on avait décerné l’apothéose. Jupiter est un conquérant qui, pour s’assurer de l’obéissance des peuples vaincus, s’en était fait adorer ; Saturne, un roi trop débonnaire, qui s’est laissé détrôner par ses enfants ; Uranus, un prince très savant en astronomie, qu’on a fini par confondre avec ce ciel qui était l’objet de ses études, etc. Toute la mythologie était ainsi expliquée ou travestie. Évhémère prenait plaisir à réduire les dieux de l’Olympe et les personnages des légendes aux proportions les plus vulgaires. Cadmus devenait un cuisinier du roi de Sidon, qui s’était sauvé avec une joueuse de flûte ; Vénus n’était plus qu’une prostituée ordinaire qui força les femmes de Cypre à trafiquer comme elle de leur beauté, pour qu’on ne pût pas dire qu’elle était seule impudique  et libertine[25].

L’évhémérisme, qui fit une grande fortune en. Grèce, obtint aussi beaucoup de succès chez les Romains. Il devait leur plaire par sa simplicité et cette apparence de précision historique qu’il recherche. Ce qu’il y a de prosaïque et de grossier n’était pas fait pour choquer des gens qui avaient si peu de goût naturel pour la poésie. Ils ne parurent même pas s’apercevoir des dangers qu’il faisait courir au sentiment religieux. Comme ils étaient tout à fait détachés des dogmes et peu soucieux des légendes, ce qu’on racontait des dieux leur était assez indifférent, pourvu que le cuite n’en reçût aucune atteinte. C’est sans doute sous l’influence de l’évhémérisme qu’on fit de Picus, de Faunus, de Saturne, de Janus, de toutes ces divinités obscures de l’Italie, des princes qui avaient régné sur le Latium, qu’on les unit entre eux par des liens de parenté ou d’affection, et qu’on leur créa toute une histoire. Ennius, qui fut en toute chose un grand initiateur, traduisit le roman d’Évhémère ; dès lors le système fut tout à fait connu des Romains et, à ce qu’il semble, accepté d’eux sens contestation. Caton, parlant à Acca Larentia, une de ces déesses dans lesquelles on avait personnifié la profondeur féconde de la terre qui reçoit les semences et les fait germer, nous raconte avec le plus grand sérieux que c’était une courtisane qui avait bien réussi dans son commerce, et qu’elle laissa son héritage au people romain[26]. Il sait de quels domaines se composait sa fortune et les énumère ; il ajoute qu’en reconnaissance on lui éleva un tombeau magnifique et qu’on l’honora par des fêtes qui se renouvelaient tous les ans. La même tendance évhémériste domina dans toute l’histoire primitive de Rome telle que l’imaginèrent les premiers chroniqueurs ; tout y prit un air incroyable de précision ; on ne parut pas distinguer les fables les plus merveilleuses des récits les plus certains, et l’histoire de Romulus et de ses successeurs y fut racontée du même ton que celle des guerres puniques[27]. Le grand savant Varron avait aussi accepté beaucoup de ces fables d’Évhémère, quoiqu’il inclinât plutôt vers d’autres explicitions. C’est ainsi que, pour rendre compte de l’apparition des géants après le déluge, il racontait que les hommes, effrayés par l’approche des eaux, s’étaient réfugiés sur les montagnes ; les plus pressés avaient pris les meilleures places. Comme ils s’étaient établis le plus haut, ils parurent les plus grands. Ils vainquirent les autres, grâce à leur position, et les vaincus les adorèrent[28].

Il n’était pourtant pas possible que ce succès de l’évhémérisme se soutint toujours. A mesure que la société se rapprochait de la religion, il lui devenait difficile de se contenter de cette façon de comprendre l’origine des dieux qui détruisait tout le charme de la mythologie et mettait à la place de ces fables poétiques qui avaient enchanté tant de générations un réalisme grossier. Les âmes religieuses se tournèrent alors vers un autre système qui pouvait mieux s’accorder avec la piété véritable e c’était celui qu’avaient imaginé les stoïciens.

On se fait quelquefois de la doctrine stoïcienne une opinion qui n’est pas tout à fait exacte. On la juge d’après la sévérité de ses principes, qui paraissent convenir à si peu de personnes, ou l’attitude hautaine de ses sages, et l’on suppose que c’était une philosophie aristocratique qui ne s’adressait qu’à l’élite de l’humanité ; en regardant de plus près, on trouve au contraire qu’elle a fait beaucoup d’efforts pour se répandre. Elle a été plus avide de popularité qu’on ne le croit ; elle n’a pas dédaigné la conquête des plus humbles et s’est mise à leur portée. Sa morale pouvait rebuter d’abord par son austérité : elle l’enseigne dans de petits livres remplis de fables et de récits dramatiques. Sa doctrine était souvent embrouillée, obscure : elle cherche à la rendre vivante par des allégories et des exemples, en choisissant ses héros parmi ces personnages légendaires que tout le monde connaît. Elle est animée surtout d’une ardeur singulière de prosélytisme. Ses sages, suivant une expression piquante de Cicéron, cherchent partout de l’ouvrage[29]. Ils ne prêchent plus seulement la vertu, comme autrefois, dans les maisons des riches ; ils parlent aux ignorants, ils vivent au milieu de la foule. Horace les dépeint courant les rues, se baignant avec les pauvres, forcés d’écarter avec leur bâton les enfants qui les poursuivent[30]. On les rencontre partout : un négociant ruiné qui va se jeter à l’eau en trouve un tout à point au bord du Tibre qui lui démontre qu’il a tort de se tuer[31]. Ils s’adressent à tout le monde : dans la maison de Crispinus, une des lumières de la secte, le portier lui-même est stoïcien, et il se charge d’endoctriner les esclaves du voisinage[32]. Mais ce qui montre plus encore que toutes ces plaisanteries d’Horace le désir qu’éprouvaient les stoïciens d’attirer à eux le peuple et les concessions qu’ils étaient prêts à lui faire dans l’espoir de le gagner, c’est la peine qu’ils se sont donnée pour accorder la philosophie avec les religions populaires.

On a fait remarquer avec raison que ce travail était rendu plus facile au stoïcisme par ses doctrines mêmes. Elles se résument, comme on sait, dans un panthéisme naturaliste[33] : Nos amis, disait Sénèque, pensent qu’il n’y a dans la nature que deux principes : la matière et la cause. La matière est de soi inerte et de peut rien produire sans recevoir du dehors une impulsion. La cause, c’est-à-dire la raison, donne une forme à la matière, la dirige comme elle veut, et tire d’elle les œuvres les plus variées[34]. Cette cause qui anime le monde et le rend fécond, pour les stoïciens, c’est Dieu. Ils se la figurent d’ordinaire comme un feu subtil, ou plutôt, selon leurs expressions, comme un feu artiste qui marche par une voie certaine à la production des choses[35]. Ce feu, qui est le Dieu unique, ne peut pas se séparer de la matière ni rien produire sans elle, mais avec elle il produit tout. Il s’insinue dans toutes ses parties et les pénètre ; il circule à travers toute la nature il comme le miel court dans les cellules d’un rayon n. Il est l’âme de l’univers, et de lui découle partout la vie. C’est cette diffusion de l’âme universelle à travers le monde qui permet aux stoïciens de redescendre sans trop de peine des hauteurs de loura spéculations aux religions du peuple, et de passer du monothéisme aux mille divinités de la fable. La première concession qu’ils font aux opinions communes est de donner à leur Dieu unique, à leur feu artiste, à leur âme du monde, le nom populaire de Jupiter. C’est donc Jupiter, c’est-à-dire, d’après une étymologie très forcée, lu principe de la vie[36], qui se répand dans tous les éléments pour les animer ; et ils ajoutent que la parcelle de Dieu que chacun d’eux contient donne naissance à un dieu différent. La partie divine, disent-ils, qui pénètre la terre, est adorée sous le nom de Cérès ; celle qui pénètre la mer, sous le nom de Neptune, etc.[37] Voilà la porte ouverte au polythéisme, et successivement tous les dieux de la mythologie y passent. Ce sont d’abord le soleil et les astres : est-il possible de nier que la divinité soit présente dans ces grands corps célestes qui accomplissent leurs évolutions avec une si admirable régularité ? On croit ensuite la retrouver dans ce qui sert aux besoins de l’homme, comme le vin et la blé, car tout ce qui est avantageux au genre humain révèle une bonté divine. Ce principe admis, il est naturel d’appeler dieux aussi les hommes qui passent pour avoir rendu d’importants services à leurs semblables, comme Castor, Pollux, Esculape ou Hercule. En réalité, leur âme était une émanation de l’âme universelle, et, comme ils dépassèrent tout le monde en courage ou en vertu, on peut penser qu’il y avait en eux plus de divin que chez les autres. Enfin il n’y a guère de raison de refuser les mômes honneurs à ces abstractions divinises, comme la Foi, la Liberté, la Concorde, la Victoire, dont les effets, disaient les stoïciens, sont si puissants, qu’on ne saurait les comprendre si l’on n’admettait qu’il y a quelque Dieu en elles[38]. C’est ainsi que, de complaisance en complaisance, ils arrivent à s’accommoder entièrement de toutes les croyances populaires.

Au fond, l’entente était loin d’être complète autre eux et le peuple. Sur un point très grave ils différaient tout à fait de lui. Ces dieux divers, créés ainsi par la diffusion de l’âme universelle à travers le monde, ils les regardaient comme inférieurs au Dieu des dieux, comme ses serviteurs et ses ministres[39]. Ils disaient qu’ils ont commencé d’exister et qu’ils doivent finir, qu’ils se perdront un jour dans Jupiter, qui seul est immortel. C’est ce qu’ils exprimaient d’une autre façon quand ils enseignaient qu’à des époques déterminées Dieu absorbe la matière qui lui sert de substance, pour la tirer encore de lui-même et la créer de nouveau[40]. N’était-ce pas reconnaître que toutes ces divinités qu’on avait imaginées par complaisance pour les opinions de la foule n’étaient en réalité que des divisions établies arbitrairement dans la divinité unique, qu’elles n’avaient ni existence distincte ni personnalité véritable ; que c’étaient, en un mot, comme dit Cicéron, des éléments de la nature, mais non des figures de dieux, rerum naturas esse, non figuras deorum ?[41] Ce n’est pas ainsi que se les représentait le peuple. Il arrivait donc que le sage et la foule, en employant les mêmes mots, n’entendaient pas les mêmes choses ; tandis que le dévot ordinaire, quand il priait Minerve ou Junon, croyait s’adresser à une personne divine ayant son existence propre et distincte, le stoïcien ne la regardait que comme une émanation de l’Annie universelle et rendait hommage au Dieu unique dans une de ses fonctions particulières. La différence était grande, et l’accord qu’on avait voulu établir entre les doctrines des philosophes et les opinions populaires ne reposait que sur un malentendu. Mais les stoïciens semblaient faire beaucoup d’efforts pour qu’on l’oubliât. Dans la pratique, ils approuvent tous les préjugés, toutes les superstitions de la foule. Ils trouvent sage qu’on prenne les auspices, ils conseillent de consulter les oracles, ils donnent toute sorte d’arguments philosophiques pour légitimer la divination. Ils expliquent les légendes les plus absurdes par des allégories physiques : la mutilation de Cœlus, les malheurs de Saturne, la guerre des géants, nia naissance de Minerve ou de Bacchus, toutes ces fables, qui affligeaient les esprits sérieux et faisaient sourire les incrédules, deviennent pleines de raison. Ils justifient tous les récits d’Homère qui indignaient Platon ; les querelles des dieux dans l’Olympe, les injures qu’ils se disent, les combats qu’ils se livrent, leur paraissent des allusions ingénieuses à la nature et à ses lois, et ils mettent tant de bonne volonté à rendre raison de tout, qu’ils finissent par découvrir un sens très profond jusque dans l’inégalité des pieds de Vulcain[42]. On, peut dire que rien ne les rebute et qu’ils sont prêts à tout accepter. Chrysippe, ayant aperçu à Samos une peinture peu décente qui représentait les amours de Jupiter et de Junon, loin d’en être scandalisé, prétendit y voir une allégorie de la matière qui reçoit en elle la raison séminale ou créatrice — λόγον σπερματικόν — pour devenir féconde[43]. Ces complaisances impatientaient ceux qui, comme Cicéron, trouvaient qu’on avait tort d’autoriser toutes les folies populaires, mais elles mettaient à l’aise beaucoup d’esprits modérés qui ne demandaient que d’avoir un prétexte pour conserver les croyances de leurs premières années.

Ce l’ut la raison qui donna partout tant de succès aux explications stoïciennes sur les dieux et leurs légendes ; mais on avait de plus, à Rome, tin motif particulier pour les bien accueillir. Il se trouvait que cos doctrines du stoïcisme et la religion primitive des Romains avaient des analogies singulières qui ont été fort remarquées par la critique moderne et n’avaient pas entièrement échappé aux savants de l’antiquité[44]. Nous avons dit de quelle façon les Romains des premiers temps se figuraient la divinité. Elle était restée pour eux une force vague et mystérieuse qu’ils croyaient entrevoir derrière tous les phénomènes de la nature. Ils l’adoraient isolément dans ses manifestations diverses, ce qui avait donné naissance à une multitude de dieux ; mais ils répugnèrent longtemps à représenter cas dieux avec une forme précise, sous des traits distincts, et il semble, par le nom qu’ils leur dorment — numina —, qu’ils n’ignoraient pas tout à fait que ce n’étalent que des actes différents d’une même volonté. Le Romain a un sentiment très vif de la présence dé la divinité dans le monde. Il ne peut traverser un bois touffu où de vieux chênes répandent fine mystérieuse obscurité sans se sentir saisi d’une terreur religieuse et se dire : Il y a quelque chose de divin ici, numen inest ![45] Il isole cette révélation particulière de la puissance divine qui remplit tout, et lui rend un culte ; mais, en l’adorant, il se garde bien de trop l’individualiser. S’il lui donne un nom, il l’appellera, pour ne pas se compromettre, Sive deus sive dea (que tu sois dieu ou déesse), ce qui ne préjuge rien, ou plus souvent le Génie, Genius loci. Le génie, c’est cette partie divine qui est en chaque chose, par laquelle elle existe — γένομαι —, et comme la vie circule partout dans le monde, il n’est rien qui n’ait son génie. Il y en a non seulement pour la nature animée, les bois, les prés, les fontaines, les sites agréables ou sombres, mais aussi pour les êtres abstraits qui n’ont qu’une existence de raison, comme les royaumes, les provinces, les villes : on rend un culte, dans une ville, au génie des divers quartiers et des différentes associations ; on adore, dans une armée, le génie de la légion, de la cohorte et de la centurie. L’homme aussi a son génie, pour lequel il est plein d’égards — indulgere genio —. Sous l’influence de certaines doctrines philosophiques, on out la pensée de faire du génie de chaque homme une sorte d’ange gardien qui le surveille et le dirige, et même on admit l’existence de deux de ces démons, l’un bon, l’autre mauvais, quand prévalut la croyance aux deux principes ; mais primitivement le génie d’un homme n’était pas un être en dehors de lui, c’était la partie spirituelle et divine de lui-même, son âme, selon Varron[46]. Horace prétend qu’il meurt avec nous[47] ; mais Horace est toujours resté un peu épicurien, malgré sa conversion. L’opinion générale croit que le génie, c’est-à-dire l’âme, survit au corps et que la mort en fait un dieu : ce qui supposa que ces vieilles religions avaient entrevu confusément que le corps est un principe de corruption, et que la parcelle divine qui est en nous, après s’en titre dégagée, reprend sa pureté et revient à son origine. Les dieux aussi ont leur génie, et nous voyons, dans des inscriptions, que les dévots implorent le génie de Jupiter, de Junon, de Mars, d’Apollon, etc.[48] C’est une croyance singulière, qu’on a expliquée de différentes manières et dont le sens paraît s’être perdu même dans l’antiquité ; ce qui me semble le plus naturel, c’est de supposer qu’à l’origine le génie devait avoir pour les dieux à peu près la même signification que pour l’homme. Peut-être les premiers Romains, qui ne tenaient pas autant que les Grecs à rapprocher d’eux la divinité, qui voulaient au contraire reculer le plus loin qu’ils le pouvaient de la terre et des hommes cette puissance mystérieuse qui était l’objet de leurs adorations, éprouvèrent-ils le besoin, après avoir imaginé des dieux, d’aller au delà, et de distinguer dans ces dieux qu’ils avaient faits une partie encore plus divine ana le reste[49]. Toutes ces idées sur la présence de la divinité dans le monde où elle se mêle à tout, sur l’existence des génies qui représentent la partie spirituelle et divine de chaque chose, idées que je viens de préciser pour les faire comprendre, mais qui existaient confusément au fond des plus vieilles croyances des Romains, se rapprochaient déjà beaucoup des doctrines stoïciennes. On fit un pas de plus lorsqu’à une époque inconnue les théologiens imaginèrent de créer une sorte de génie universel dans lequel réside toute la vie de la nature et dont émanent tous les génies particuliers qui animent les choses et les hommes[50]. La ressemblance était dès lors complète, et Varron pouvait prétendre avec raison que ce génie n’était autre que Pâme du monde, c’est-à-dire le Dieu même des stoïciens.

Il n’est donc pas surprenant que les Romaine aient fait un bon accueil à des doctrines qui s’accordaient si bien avec leurs plus anciennes croyances. Ce fut encore Tanins qui les leur fit connaître ; il traduisit en latin un ouvrage attribué à Épicharme, dans lequel elles étaient développées. Vers l’époque de Sylla, un savant italien, Q. Valerius de Sora, en fit l’objet d’un poème dont nous avons conservé deux fragments curieux. Dans le premier, le poète salue le Dieu suprême en ces termes : Tout-puissant Jupiter, père et mère de la nature, Dieu des dieux, toi qui es seul et qui es tout[51]. Dans l’autre, Jupiter s’adresse aux autres dieux et leur dit : Habitants du ciel, qui êtes mes membres et mes parties, vous qui devez la naissance aux fonctions diverses dans lesquelles ma puissance unique a été divisée[52]. Il était difficile de résumer en moins de mots toute la doctrine de l’école. Peu de temps après, Varron, dans le seizième livre de ses Antiquités divines, donna une exposition scientifique du système des stoïciens appliqué à la religion romaine. Il faisait voir, d’après eux et avec leurs arguments, que Dieu est l’âme du monde, c’est-à-dire le principe animé qui se mêle à la masse de l’univers, qui la gouverne par le mouvement et la raison, anima motu ac ration mundum gubernans[53]. L’éther est le siége du principe vital, il y réside dans toute sa pureté. Levez les yeux, dit un poète, vers les espaces brillants du ciel : c’est ce que tout le monde invoque sous le nom de Jupiter[54]. De là la vie se répand dans les divers éléments, les pénètre, les anime, et dans chacun d’eux la partie divine qu’ils contiennent a été appelée dieu. Prenant ensuite ces dieux l’un après l’autre, Varron cherchait à leur trouver une explication raisonnable en faisant voir qu’ils n’étaient que la personnification des phénomènes de la nature ou des divers éléments du monde. Il n’est pas douteux qu’à partir de ce moment et pendant toute la durée de l’empire, l’explication donnée par les stoïciens de la mythologie n’ait joui d’un grand crédit dans la société intelligente de Rome ; il suffit, pour en être certain, de voir avec quelle ardeur les Pères de l’Église l’ont combattue. Ils ne peuvent lui pardonner de jeter un voile décent sur toutes ces fables, et, à la faveur de ces prétendues explications naturelles, d’atténuer l’invincible répugnance qu’elles soulèvent dans l’âme humaine[55]. Ces reproches qu’ils lui adressent nous font connaître le genre de services qu’elle a pu rendre. Elle rassurait les consciences alarmées, et en trouvant quelque raison plausible d’accepter les vieilles légendes et les anciens dieux, elle rattachait à la religion populaire les classes éclairées, qui étaient toujours prêtes à s’en éloigner.

 

— III —

Le système stoïcien ne devait pas être le dernier terme de la théologie païenne. Il fallait qu’elle se mît tout à fait en rapport avec l’esprit qui animait la philosophie au Ite siècle. Quelques Concessions que le stoïcisme eût faites aux religions populaires, l’opinion publique ne s’en contentait pas. Elle demandait encore davantage, et c’est pour la satisfaire que prit naissance une école nouvelle de théologie qui se donnait pour platonicienne.

Cette école différait assez sensiblement de celles qui l’avaient précédée. Les stoïciens semblaient éprouver parfois quelque honte de leurs complaisances pour les opinions de la foule. Il leur arrivait de prononcer des jugements sévères sur ces légendes qu’ils essayaient d’expliquer. Tout en y trouvant au fond un sens assez raisonnable, ils les appelaient des fables impies[56] ; ils avouaient, quand on les pressait dans la discussion, que c’étaient des sottises de poètes[57] et des contes de vieilles femmes[58]. La nouvelle école n’avait pas ces scrupules. Plutarque, qui en est un des maîtres, est d’avis que toutes les légendes reproduisent la vérité comme l’arc-en-ciel réfléchit les couleurs du soleil, qu’on doit en rendre raison saintement et philosophiquement[59], et il tient encore plus, clans les explications qu’il en donne, à être saint qu’à être philosophe. Il prétend que les Égyptiens eux-mêmes, qui passent pour les plus superstitieux des hommes, n’ont rien introduit dans leurs cérémonies religieuses qui soit contraire au bon sens, rien de fabuleux, rien qui prenne sa source dans la superstition ; elles ont toutes des raison de morale ou d’utilité, ou bien elles rappellent des traits intéressants d’histoire, on enfin elles ont rapport à quelque phénomène de la nature[60]. Le culte même qu’ils rendent aux animaux n’est pas si ridicule qu’on le croit : le bœuf et l’ichneumon sont des bêtes fort utiles ; le chat, l’ibis, la crocodile, ont des ressemblances lointaines et obscures avec les dieux, et il est naturel qu’on adore en eux la divinité qu’ils représentent[61].

Une autre différence sépare les nouveaux théologiens de ceux de l’école stoïcienne. Ces derniers s’en tenaient généralement à l’interprétation des fables de l’ancien culte ; ils parlaient des récits d’Hésiode et d’Homère et ne s’en éloignaient pas volontiers. Les autres, venus en un temps où les religions étrangères s’étaient librement établies à Rome et dans la Grèce, témoignaient beaucoup de goût pour elles et s’en occupaient avec plus d’empressement encore que des vieilles mythologies nationales, dont le crédit était fort diminué. L’Égypte était pour eux une terre sainte et comme le temple du l’univers[62] ; ils avaient une grande vénération pour tous les cultes de l’extrême Orient : ils vantaient la sagesse des Chaldéens, ils s’appuyaient sur les opinions de Zoroastre, les gymnosophistes de l’Inde leur semblaient les gens les plus vertueux du monde[63], et ils ne pouvaient se lasser d’admirer les Brachmanes, qui ont obtenu du ciel la faveur de s’élever en l’air de deux coudées[64]. Pour être surs de mieux connaître ces religions lointaines, ils allaient les étudier dans les pays où elles florissaient. Paradis que les philosophes stoïciens voyageaient surtout dans les livres, eux couraient le monde, visitant les temples, assistant aux cérémonies sacrées et recueillant les fables que leur racontaient les prêtres. C’est ce que faisait Apulée dans sa vie errante. Cléombrote de Lacédémone avait parcouru l’Égypte et les bords de la mer Rouge, non pour faire le commerce, car il était riche, mais pour rassembler les éléments de ses études théologiques[65]. Les stoïciens, qui étaient des raisonneurs acharnés, ne demandaient leur science religieuse, comme toutes les autres connaissances, qu’à la réflexion et à la dialectique ; les platoniciens pensaient qu’on n’arrive pas à connaître la divinité sans le secours des dieux. Il faut donc les prier humblement de nous donner l’intelligence d’eux-mêmes[66]. Ils l’accordent surtout à ceux qui persévèrent dans une vie sobre, éloignée des plaisirs des sens, qui s’exercent dans les temples à ces pratiques sévères, à ces abstinences rigoureuses dont la fin est la connaissance du premier et souverain être que l’esprit seul peut comprendre. Ceux qui l’ont ainsi obtenue, Plutarque ne les appelle pas des philosophes ; il leur donne le nom qui leur convient le mieux : ce sont les initiés de la science divine[67].

Des gens qui apportaient des dispositions pareilles aux études religieuses ne pouvaient pas dire entièrement satisfaits des interprétations qu’on avait données jusque-là de la mythologie. L’évhémérisme les indignait ; ils ne tarissaient pas de colère contre ces philosophes qui essayent d’éteindre et d’arracher des esprits cette foi vive empreinte dans tous les hommes dès leur enfance et déclarent la guerre à toute l’antiquité[68]. Quoique le système imaginé par les stoïciens servit les religions populaires, ils ne l’acceptaient pas non plus sans réserve. A propos d’une de ces allégories singulières dans lesquelles se complaisait Chrysippe, Plutarque ne peut retenir sa mauvaise humeur. Vous voyez, dit-il, en quel abîme d’impiété nous tombons si nous faisons des dieux nos passions, nos facultés, nos vertus ![69] Ils en voulaient aux stoïciens de n’avoir pas créé des divinités assez personnelles, assez vivantes. Ils trouvaient sans doute que le dévot reste froid en présence de ces dieux qui ont commencé et qui doivent finir, qui ne sont qu’une émanation de l’âme universelle et ne paraissent pas avoir d’existence propre. Ce n’est pas ce qui arrive chez eux, et il faut avouer que la théologie de Platon, avec les changements qu’ils lui firent subir et l’importance qu’ils donnèrent aux êtres divins, intermédiaires entre l’homme et Dieu, était bien plus favorable à la dévotion.

Ce système fut popularisé chez les Romains par Apulée[70]. Voici en quelques mots de quelle façon il l’expose. Au-dessus de tout il place le Dieu suprême, celui du Timée de Platon, le Dieu unique et solitaire, qui est tout esprit, qui vit hors du monde, le père et l’architecte de ce divin univers[71]. Il est tellement au-dessus de nous qu’il nous est presque impossible de nous en faire une idée. La parole est impuissante à le décrire, l’intelligence ne peut arriver à le comprendre ; c’est à peine si les plus sages, ceux qui savent le mieux par un effort d’esprit se délivrer de leur corps, ont pu le saisir un instant, comme on aperçoit au passage un éclair rapide qui sillonne des nuages obscurs[72]. Au-dessous de lui sont les dieux inférieurs, ses ministres, ses serviteurs, ses satrapes. Apulée ne nous dit pas comment il accorde leur existence avec l’unité divine qu’il vient d’affirmer. Il les partage en deux catégories. D’abord le soleil et les astres, qui, étant visibles, sont adorés chez tous les peuples : Est-il quelqu’un, dit Apulée, parmi les Grecs et les Barbares, qui hésite à proclamer leur divinité ?[73] Ensuite les dieux de la mythologie, Jupiter, Junon, etc., qui échappent à nos regards et ne nous sont connus que par leurs bienfaits. Les uns et les autres sont de purs esprits, qui existent de toute éternité et doivent durer toujours. Comme ils jouissent du bonheur parfait, ils n’éprouvent le besoin de communiquer avec personne. Leur dignité même les éloigne de nous, et leur nature spirituelle leur rend difficile tout contact avec des corps mortels. Entre eux et l’homme il n’y a donc pas de rapport possible, et rien ne comble le vide qui sépare la terre du ciel. Cette pensée arrache au philosophe un véritable cri de désespoir. Ainsi, dit-il, se trouverait brisé le lien qui unit toute la nature ! D’un côté l’homme, de l’autre Dieu, et entre eux un abîme !... Que deviendront les hommes, si les dieux immortels les repoussent, s’ils les tiennent en exil dans cet enfer de la terre, s’ils leur refusent tout accès auprès d’eux ; si, moins heureux que les troupeaux de moutons, de chevaux on de bœufs qui ont leurs bergers et leurs chefs, nous n’avons pas un seul habitant de l’Olympe qui vienne nous visiter pour calmer les violents, guérir les malades, secourir les malheureux. C’en est donc fait ! il ne faut plus espérer qu’un dieu s’occupe des affaires humaines ! Et vers qui désormais s’élèveront mes prières ? A qui adresser mes voeux ? Pour qui sacrifier mes victimes ? Qui sera mon secours dans mes souffrances, mon confident dans mes prospérités ? Qui appellerai-je à mon aide dans mes infortunes ?[74] C’est donc le premier besoin d’une nature religieuse de trouver des intermédiaires entre elle et Dieu ; pour Apulée et son école, cet office important est rempli par les démons. Il y a des puissances divines, dit-il, qui résident entre l’éther et la terre et en occupent l’intervalle ; elles le traversent sans cesse, portant aux dieux nos supplications et nous rapportant leurs bienfaits. Ce sont des interprètes et des messagers par lesquels le ciel et la terre communiquent ensemble[75]. Ces démons, qui devaient leur naissance à l’imagination de Platon, la nouvelle école platonicienne prit plaisir à en augmenter le nombre et à en accroître l’importance ; ils devinrent à la fin le pivot sur lequel tout le système reposa. Plutarque, quand il parle d’eux, va bien plus loin que Platon, et Apulée ajoute encore à ce qu’avait dit Plutarque. Il accorde aux démons l’immortalité comme aux dieux[76] ; Plutarque, au contraire, croit qu’ils meurent, et l’on connaît le récit dramatique qu’il a fait de la mort du grand Pan. Apulée pense aussi qu’on peut les voir ; il raconte que les pythagoriciens s’étonnaient beaucoup quand quelqu’un leur disait qu’il n’avait jamais rencontré de démon[77]. Ce n’était pas l’opinion de Plutarque, qui affirme que Socrate n’a jamais vu le sien, et qu’il n’a fait que l’entendre[78] ; mais Apulée était en toute occasion bien plus crédule et bien plus dévot que ses devanciers.

Ce qui nous importe surtout, c’est de savoir comment Apulée et Plutarque se servaient des démons pour rendre raison des religions populaires. Les stoïciens dénaturaient les légendes en les interprétant ; les platoniciens les acceptaient sans p rien changer et la plupart du temps avec le sens que leur donnait le peuple. Voici le biais qu’ils prenaient pour conserver tous les récits fabuleux qu’on faisait des dieux sans trop porter atteinte à leur dignité. Il est certain, disaient-ils, que les dieux, étant au-dessus de la condition humaine, ne sont accessibles à aucune des passions qui troublent le coeur de l’homme. Ils ne connaissent ni la joie, ni la douleur, ni la colère, ni la pitié, ni la haine, ni l’amour ; toutes ces tempêtes sont bannies de leur paisible séjour[79]. On se trompe quand on vient nous dire qu’ils ont aimé ou haï quelqu’un ; ce n’est pas d’eux qu’on veut parler, on leur attribue des actions ou des sentiments qui appartiennent à leurs démons ; car chacun d’eux possède un démon particulier, qui lui est attaché et qui prend plaisir à porter son nom[80]. C’est ainsi que la théologie platonicienne n’hésite pas pour sauver l’honneur des dieux à sacrifier les démons. Comme ils tiennent de Dieu et de l’homme, on peut supposer chez eux une partie des imperfections qu’on remarque chez nous. Il y en a de meilleurs et de moins bons ; il s’en trouve même dans le nombre de tout à fait méchants. Ils sont susceptibles de se mettre en colère et de se calmer ; la négligence ou le mépris les irritent, on s’attire leur faveur par des prières et des offrandes. De là la nécessité des pratiques religieuses, qu’on ne saurait rendre trop fréquentes. Dans ces hommages qu’ils réclament, ils apportent les caprices les plus singuliers. Les uns veulent être honorés la nuit, les autres le jour ; ici ils demandent des fêtes gaies, là des cérémonies tristes. On honore les divinités de l’Égypte par des lamentations, celles de la Grèce par des danses, celles des barbares par le bruit des trompettes et des cymbales, et l’on a raison de le faire, si l’on est sûr par ce moyen de les contenter. D’où cette conclusion qu’il faut obéir aux prescriptions des divers cultes[81], et voilà toutes les religions autorisées par la théologie, comme elles étaient tolérées dans l’État. L’intervention des démons fournit encore aux platoniciens un moyen commode d’expliquer la Providence. Dieu n’est pas seulement le créateur du monde, il en est aussi le conservateur[82]. Mais comment s’y prend-il pour le conserver ? Il paraît plus juste et plus convenable aux platoniciens de penser que ce pouvoir souverain, enfermé dans les palais des cieux, ne s’abaisse pas à se mêler directement aux affaires de ce monde et à s’occuper des intérêts particuliers et mesquins de chaque homme. Il ne convient pas que celui qui a la puissance d’un maître remplisse l’office d’un serviteur[83]. Il s’en décharge sur les démons. C’est grâce à eux que l’action divine pénètre partout ; les plus petites choses comme les plus grandes s’accomplissent par leur intermédiaire. Chacun d’eux a ses fonctions : celui-ci envoie les songes, celui-là dirige le vol des oiseaux ou les coups de la foudre, un autre place dans le foie des victimes ces indices qui font prévoir l’avenir. Ils inspirent les devins, ils préparent les présages, ils font réussir les prodiges des magiciens[84]. Aussi Apulée, qui le sait, déclare-t-il qu’il ajoute foi à tous ces miracles. Il ne doute pas de la science infaillible des augures, il accepte les prédictions de la sibylle ; il fait profession de croire à toutes les fables qu’on raconte des temps passés, à la flamme qui brillait autour des cheveux de Servius sans les consumer, à l’aigle qui planait sur la tête de Tarquin l’ancien lorsqu’il est entré à atome, à l’augure Attus Nævius qui partagea un jour une pierre avec un rasoir, etc. Tous ces prodiges lui semblent aisés à croire et faciles  à expliquer, quand on se persuade qu’ils sont l’œuvre des démons.

Cette façon de personnifier la Providence dans une foule innombrable d’êtres divins qui entourent l’homme à tout moment, toujours prêts à venir à son aide, à lui dévoiler l’avenir, à s’enquérir de ses besoins et de ses désirs pour les porter à Dieu, était singulièrement propre à exciter la dévotion. Combien les prières devenaient plus ardentes quand on se savait écouté de plus près ! Quelle émotion causait à l’âme pieuse la pensée qu’elle communiquait sans cesse avec Dieu par des intermédiaires vivants ! Ajoutons que les platoniciens, pour rendre leur doctrine plus populaire à Rome, cherchèrent à l’approprier aux anciennes croyances du pays ; et il ne leur fut pas difficile d’y parvenir. Apulée se demande quelque part s’il n’est pas permis de donner aux démons le nom latin de génies[85] : il y avait en effet beaucoup de rapport entre tous ces petits dieux de la mythologie populaire de Rome, lares, génies, mânes, que Varron plaçait dans les airs, entre la sphère de la lune et la région des orages[86], et les êtres divins imaginés par Platon pour combler la distance entre le ciel et la terre. La nouvelle doctrine se trouva doue profiter du respect qu’inspirais la religion ancienne ; de son côté, l’ancienne religion n’a pas dû se mal trouver d’être ainsi rajeunie par la philosophie. Ce qui est star, c’est que la dévotion aux génies ou démons avait pris une grande importance à la fin de l’empire, et que ce fut une de celles que le Christianisme eut le plus de peine à déraciner. II fallut faire une loi tout exprès pour la défendre. Que personne, dit l’empereur Théodose, ne s’avise d’allumer des lampes en l’honneur des lares, d’offrir du vin aux génies, de l’encens aux pénates, ou de suspendre des couronnes à leurs autels[87]. Ce qui achève de prouver la popularité dont jouissait alors chez les païens la croyance aux démons, c’est qu’elle s’est imposée, même aux ennemis du paganisme. Les Pères de l’Église n’ont pas hésité à l’accepter ; ils n’y ont fait qu’une modification, très grave à la vérité : tandis que les disciples de Platon regardent les démons comme des êtres en général secourables et bons, ce sont toujours pour les Pères des esprits méchants auxquels Dieu permet de tromper les hommes. Mais cette réserve faite, ils ne songent pas à mettre en doute leur existence ou à contester leur pouvoir. Ils expliquent par eux toute la religion païenne, ainsi que le faisaient déjà les platoniciens. Il n’y a sur ce point aucune différence entre Tertullien et Apulée ; ils s’expriment tout à fait dans les mêmes termes. Tous les deux croient fermement à toutes les prédictions des devins et acceptent tous les miracles. Tertullien ne doute pas que la vestale Claudia n’ait porté de l’eau dans un crible[88], comme Apulée était convaincu que le rasoir de l’augure Nævius avait coupé une pierre en deux : ce sont les démons qui ont accompli ces tours de force. Ils se cachent, disait saint Cyprien, dans les statues et les images des dieux, ils inspirent les devins, ils animent les fibres des victimes, ils dirigent le vol des oiseaux, ils préparent les sorts, ils font parler les oracles, ils envoient les songes qui troublent nos nuits[89]. C’est tout à fait de la même façon que se les figurait Apulée[90].

Avec Apulée, la philosophie romaine est arrivée au dernier terme de l’évolution que nous avons voulut étudier. Partie d’une hostilité déclarée contre la religion, nous l’avons vue s’en rapprocher peu à peu jusqu’à se confondre tout à fait avec elle. Au IIe siècle, leur rôle est presque semblable. La philosophie devait produire à ce moment dans les classes élevées à peu prés les mêmes effets que les cultes orientaux chez le peuple : elle trouvait des raisons pour autoriser toutes les superstitions populaires ; par la façon dont elle se représentait la divinité, elle excitait le besoin de croire et de prier, elle enflammait la dévotion. Ainsi de tous les côtés les âmes recevaient les mêmes impulsions, et l’on dirait vraiment que les philosophes et les prêtres, si longtemps ennemis, s’étaient alors entendus pour préparer cette société sur laquelle ils avaient pris tant d’empire à bien accueillir un grand mouvement religieux.

 

 

 



[1] Macrobe, Somm. Scip., I, 8, 3.

[2] Plutarque, De defectu orac., 410.

[3] Philostrate, Vita Apollonius, IV, 40.

[4] Servius, Énéide, VI, 645. S. Augustin, De civ. Dei, XVIII, 14. Macrobe, Saturnales, I, 23, 21.

[5] Cicéron, De nat. deor., III, 21. Servius, Énéide, VIII, 564.

[6] Servius, Énéide, I, 42.

[7] Aristote emploie le mot θεολογεϊν dans le sens d’étudier la nature divine (De mundo, 1). Il avait comprend un ouvrage intitulé Θεολογούμενα, qui paraît avoir contenu une explication des religions populaires. — Macrobe, Saturnales, I, 18, 1.

[8] Cicéron, De nat. deor., III, 2.

[9] Cicéron, De nat. deor., III, 4. Voyez aussi le passage, qui nous a été conservé par Lactance (11, 8).

[10] Voyez, sur le droit pontifical et la façon dont il s’est sécularisé en passant des pontifes aux jurisconsultes, Bouché-Leclercq, les Pontifes, livre II.

[11] De leg., II, 10.

[12] Macrobe, Saturnales, I, 16, 10.

[13] Varron, De ling. lat., VII, 2.

[14] Servius (Énéide, I, 2) cite une phrase d’une de ces traductions. Parmi ceux qui les commentèrent on connaît Cœcina et Tarquitius Priscus, mentionnés par Macrobe, Julius Aquila et Umbricius Melior, qui sont citée par Pline.

[15] Tite-Live, I, 20.

[16] Sénèque, Quæst. nat., II, 41.

[17] Servius, Énéide, VII, 398.

[18] Quelques-uns de ces Grecs qui s’étaient occupés des légendes religieuses de l’huile sont cités par Plutarque (Quæst. rom., et Parall.).

[19] Voyez, par exemple, avec quelle facilité ils se sont laissé convaincre que les Pénates, les dieux les plus romains de tous, n’étaient pas différents des grands dieux de l’Étrurie qui forment le conseil de Jupiter, ou qu’il faut les confondre avec les Curètes de la Crète ou les Dactyles de Samothrace. Arnobe, III, 40 et 41. Macrobe, Saturnales, III, 4, 7. Servius, Énéide, III, 148.

[20] Servius, Énéide, VIII, 343.

[21] Les débris de ce travail théologique se retrouvent épars dans Servius et dans Macrobe ; c’est avec les citations qu’ils font des anciens grammairiens qu’on peut reconstituer la méthode dont ces grammairiens se servaient.

[22] Il est si rempli de cette préoccupation de l’utile, qu’il l’attribue aux anciens Romains eux-mêmes. Sait-on pourquoi ils ont construit des temples ? C’est, selon lui, pour empêcher les maisons d’être contiguës, ce qui favorise beaucoup les incendies. Servius, Énéide, II, 512.

[23] S. Augustin, De civ. Dei, IV, 27.

[24] Apulée, De magia, 80.

[25] Voyez, sur le roman d’Évhémère, Chassang, Histoire du roman, p. 160.

[26] Macrobe, Saturnales, I, 10, 10.

[27] Il semble que les livres pontificaux eux-mêmes ne se soient pas préservés tout à fait de cette influence. La légende rapportait que Pneus, un ancien dieu où un ancien roi du Latium, avait été aimé de Circé et qu’il l’avait dédaignés ; pour se venger, l’enchanteresse le changea en l’oiseau qui porte son nom et que les Italiens regardaient comme un oiseau prophétique. Les pontifes, qui voulaient rendre celte histoire plus vraisemblable, disaient que Picus était un augure qui avait chez lui un pic qui lui révélait l’avenir ; de là était venue la confusion. Servius, Énéide, VII, 9, 10.

[28] Servius, Énéide, III, 578.

[29] Tusculanes, III, 84.

[30] Horace, Satires, I, 3, 134.

[31] Horace, Satires, II, 3, 35.

[32] Horace, Satires, II, 7, 45.

[33] Voyez, sur ces doctrines des stoïciens, la travail de M. Ravaisson dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, nouvelle série, XXI (1857), et Zeller, Philas der Griechen, III, 1, 288 et sq.

[34] Sénèque, Lettres, 65, 2.

[35] Cicéron, De nat. deor., II, 22.

[36] Ils faisaient venir Ζεύς de ζήν.

[37] Cicéron, De nat. deor., II, 28.

[38] Voyez, sur toutes ces créations successives de dieux, Cicéron, De nat. deor., II, 16 et sq.

[39] Sénèque, Fragm. 26.

[40] Diogène Laërte, VII, 137. A propos de cette opinion, Plutarque se fâche contre les stoïciens qui croient que Jupiter est entretenu et nourri par la mort des autres dieux (Adversus stoicos, p. 1075).

[41] Cicéron, De nat. deor., III, 24.

[42] Il y en avait qui, voyaient dans les trois têtes de Cerbère une allusion aux trois parties dans lesquelles les stoïciens divisaient la philosophie. Voyez, sur ces allégories physiques, Zeller, Philos. der Griechen, III, 1, 800 et sq.

[43] Origène, Contra Celsum, IV, 48.

[44] Sénèque, Lettres, 110, 1.

[45] Ovide, Fastes, II, 205.

Ces mots, numen inest, paraissent avoir été une expression consacrée. On la retrouve chez Ovide (Fastes, v, 874) et dans Martial (De spect., I, 88).

[46] S. Augustin, De civ. Dei, VII, 13.

[47] Horace, Épîtres, II, 2, 187.

[48] Preller, Römische Myth., p. 74.

[49] Le génie des dieux étant ce qu’ils avaient de plus éthéré, de plus subtil, et par conséquent de plus mobile, on en vint à penser que c’est par le moyen de leurs génies qu’ils parcourent le monde, qu’ils visitent les sanctuaires où on les prie, pour accueillir les hommages de leurs adorateurs. Stace demande à Hercule de vouloir bien envoyer son génie dans un temple qu’en élève en son honneur : Huc ades et genium templis nascentibus affer. (Silves, III, 1, 18.)

[50] Varron définissait ainsi ce génie universel : Deus est qui propositus est ac vim habet omnium rerum gignendarum (S. Augustin, De civ. Dei, VII, 13). La croyance à ce génie ne parait pas être très ancienne. Tite-Live dit à la vérité : genio majores hostiæ cæsæ (XXI, 82) ; mais il s’agit très probablement ici du genius populi romani.

[51] S. Augustin, De civ. Dei, VII, 9.

[52] Servius, Énéide, IV, 638. Le nom de l’auteur de ces vers n’est pas cité dans Servius, mais c’est avec la plus grande vraisemblance qu’on peu attribue à Valerius.

[53] S. Augustin, De civ. Dei, VII, 6.

[54] Ennius, Thyestes, 7 (p. 18, édit. Ribbeck).

[55] S. Augustin, De civ. Dei, VII, 5. Ce serait un sujet d’étude fort intéressant que de chercher le profit qu’ont tiré les Pères de l’Église de ces interprétations de la mythologie ancienne. Naturellement ils se servent beaucoup du système d’Évhémère et sont fort heureux de prouver aux païens par le témoignage de leurs propres savants qu’ils n’adorent que des hommes. Quant à l’explication stoïcienne qu’ils ont beaucoup combattue, on a soupçonné qu’elle n’a pas été sans influence sur leur propre théologie. N’est-ce pas en partie de là que leur est venu ce goût, qui est si fréquent chez Origène et les pères grecs, de tout interpréter subtilement et de chercher dans tous les récits des livres saints un sens allégorique ? Il est curieux de remarquer que, dans les écoles chrétiennes et païennes du même siècle, on se livrait aux mêmes travaux et l’on étudiait l’antiquité dans le même esprit.

[56] Cicéron, De nat. deor., II, 24.

[57] Sénèque, Fragm. 28.

[58] Cicéron, De nat. deor., II, 28.

[59] Plutarque, De Iside, p. 855. Si cet ouvrage n’est pas de Plutarque même, comme on le croit, il est d’un de ses disciples, et contient les doctrines de l’école.

[60] Plutarque, De Iside, p 353.

[61] Plutarque, De Iside, p. 860.

[62] Apulée, Hermès, 24.

[63] Apulée, Florides, 1, 6.

[64] Philostrate, Vita Apollonius, III, 15.

[65] Plutarque, De defectu orac., p. 410.

[66] De Iside, p. 361.

[67] De Iside, p. 351.

[68] De Iside, p. 359.

[69] Amatorius, p. 757.

[70] Parmi les philosophes qui enseignèrent aux Romains cette doctrine, je crois qu’il faut ranger ce Cornelius Labeo, dont le temps est ignoré, mais qui paraît avoir été postérieur au christianisme. S. Augustin le place parmi les dœmonicolæ (De civ. Dei, IX, 19), et il dit que c’était un des théologiens les plus importants de Rome (II, 11).

[71] Apulée, De dogm. Plat., I, 11.

[72] De deo Socr., 3.

[73] De deo Socr., 2.

[74] De deo Socr., 5.

[75] De deo Socr., 6.

[76] De deo Socr., 13.

[77] De deo Socr., 20.

[78] Plutarque, De genio Socr., p. 588.

[79] De deo Socr., 12.

[80] Plutarque, De defectu orac., p. 421 : Chaque démon est attaché à un dieu, et comme il tient de lui son pouvoir, il aime à être appelé de son nom.

[81] De deo Socr., 14.

[82] De mundo, 24.

[83] De mundo, 25.

[84] Voyez tout le chapitre 6 du De deo Socratis.

[85] De deo Socr., 16. Cicéron fait déjà le même rapprochement (Timœus, II).

[86] S. Augustin, De civ. Dei, VII, 6.

[87] Code Théodosien, XVI, 10, 12.

[88] Tertullien, Apologétique, 22.

[89] S. Cyprien, De idol. vanitate, 7.

[90] Voyez De deo Socratis, 6. Cette opinion, exprimée par S. Cyprien et les autres Pères de l’Église, que les démons habitent dans les statues des dieux, se retrouve dans un ouvrage attribué à Apulée et certainement antérieur à S. Augustin (Hermès, 37).