Il est temps d’en venir à ce qui doit nous intéresser le plus dans Sénèque : il nous faut chercher ce qu’il pensait de la nature de Dieu, de ses rapports avec les hommes et du culte qu’on doit lui rendre. Cette étude est nécessaire pour la question que nous voulons en ce moment résoudre ; elle nous permettra de savoir ce qui peut venir de lui et de ses livres dans les idées religieuses de son temps. Mais ici nous rencontrons dès le premier pas une objection
grave : on nous dit, on veut nous prouver que nous avons tort de faire
honneur des opinions de Sénèque à la philosophie païenne et qu’il les tenait
du Christianisme. Pour l’établir, on reprend la vieille histoire de ses
rapports avec saint Paul. Il semble qu’après les longues polémiques que cette
histoire a soulevées, le débat devrait être vidé ; mais c’est le propre de
ces luttes auxquelles les croyances religieuses sont mêlées d’être éternelles
: on n’y remporte jamais de victoire définitive, et la bataille est toujours
à recommencer. C’est ainsi que la légende qui fait de Sénèque un disciple de
saint Paul, combattue au XVIe siècle par
des prêtres savants et éclairés, comme Baronius et Bellarmin, condamnée par
le silence de Bossuet et le dédain de Malebranche, et qu’on regardait comme
tout à fait déconsidérée, a refleuri de nos jours. De Maistre l’a soutenue
avec une extrême énergie. Je me tiens sûr, écrit-il, que Sénèque a connu saint Paul, comme je le suis que vous
m’écoutez en ce moment. Enfin, tout récemment, M. de Rossi, dans
ses explorations des catacombes, a cru trouver quelques raisons nouvelles
d’adopter cette ancienne tradition, et a essayé de — I —Les Pères de l’Église des trois premiers siècles n’ont jamais rien dit des rapports de Sénèque et de saint Paul, quoiqu’il leur fût très naturel d’en parler lorsqu’ils célébraient les grandes actions que l’apôtre et qu’ils énuméraient ses conquêtes. Sénèque est pour eux un philosophe comme un autre, et son nom, quand ils le citent, n’est pas entouré de plus de respect que celui de Cicéron on de Platon. Tertullien seul, en parlant de lui, emploie une expression qui peut d’abord sembler équivoque. Il est souvent des nôtres, dit-il, Seneca sœpe noster[2]. Mais ces paroles veulent simplement dire que par moments ses opinions se rapprochent du Christianisme, et, c’est dans le même sens que saint Justin appelle Héraclite et Socrate des chrétiens[3]. Il est pourtant probable que, dès cette époque, plus d’un fidèle, frappé, comme Tertullien, de l’élévation morale, des beaux élans d’humanité, de l’accent religieux de Sénèque, s’est pris à regretter qu’il n’ait pas connu l’Évangile. Avec quelle ardeur n’aurait-il pas embrassé le Christianisme, lui qui semblait l’avoir pressenti ! On ne doutait pas, avec Lactance, qu’il ne fut devenu l’adorateur du vrai Dieu, si on lui avait appris à l’être[4]. L’imagination se plaisait à compléter une conversion qui paraissait plus qu’à demi faite, et, comme on croyait voir chez lui. une sympathie secrète pour la nouvelle religion, on cherchait instinctivement quelque, moyen de le mettre en rapport avec elle. Il se trouvait’ précisément que l’apôtre des Gentils, celui qui s’adressa un jour à l’aréopage et annonça Jésus dans la cité des philosophes, avait vécu et prêché à Rome du vivant de Sénèque. Rien n’était plus facile que de supposer qu’ils s’étaient rencontrés, entretenus, et de mettre ainsi en présence, dans leurs plus nobles représentants, la sagesse antique et la foi nouvelle. Ce rapprochement était naturel ; il devait s’offrir de lui-même aux esprits éclairés qui, tout en devenant chrétiens, avaient conservé quelque goût pour l’ancienne philosophie ; mais si on l’a imaginé en ce moment, ce que nous ignorons, ce n’était encore qu’un roman et qu’un rêve. Au IVe siècle, on essaya d’en faire une réalité. Un grand changement venait alors de se produire dans
l’Église : de persécutée, elle était devenue triomphante ; Constantin et
Théodose en avaient fait la religion de l’empire, et cette situation lui
donnait de nouvelles préoccupations. Comme tous ceux qui arrivent à une fortune
subite, elle devait nécessairement éprouver le désir d’ennoblir un peu ses
origines. Quand elle était pauvre et proscrite, les sages du paganisme
étaient surpris de voir que ses docteurs s’adressaient à tout le monde, et
ils lui reprochaient comme un crime de chercher à faire des prosélytes parmi
les plus pauvres gens. Voulez-vous savoir comment
ils s’expriment ? disait Celse, un de ses plus grands ennemis, voici leurs paroles : Qu’aucun savant, aucun sage, aucun
homme instruit ne vienne à nous ; mais s’il y a quelque part un rustre, un
sot, un homme de rien, qu’il arrive avec confiance[5]. C’était donc de
la lie du peuple, des esclaves ignorants, des femmes crédules, des tisserands, des foulons, des cordonniers,
que se formait cette nation de ténèbres, ennemie
de la lumière et du jour[6]. Quel scandale
pour ces philosophes qui ne songeaient guère à gagner que les lettrés et les
riches, et qui avaient horreur de la foule ! Le Christianisme répondit
d’abord avec fierté à ces attaques. Loin de rougir de cet apostolat
populaire, il s’en faisait gloire. Il trouvait que les foulons et les
cordonniers méritaient qu’on s’occupât d’eux comme les autres, et Tertullien
allait jusqu’à proclamer qu’ils étaient les mieux disposés à recevoir Nous possédons encore ces lettres, et l’on s’étonne
beaucoup en les lisant qu’elles aient suffi à saint Jérôme pour placer
Sénèque dans la liste des saints.
Jamais plus maladroit faussaire n’a fait parler plus sottement d’aussi grands
esprits. Dans cette correspondance ridicule, le philosophe et l’apôtre ne
font guère qu’échanger des compliments, et, comme les gens qui n’ont rien à
se dire, ils sont empressés surtout à s’entretenir l’un l’autre de leur
santé. Il n’est pas une fois question entre eux de doctrines, et il ne leur
arrive jamais de s’occuper de ces graves problèmes que soulevait la foi
nouvelle. Cependant Sénèque est censé initié à tous les mystères du
Christianisme, il en reçoit et en comprend les livres sacrés, il le prêche à
Lucilius et à ses amis dans des conférences presque publiques, au milieu des
jardins de Salluste ; Il raconte même qu’il en a parlé à l’empereur, et que
Néron parait assez disposé à se convertir. Toutes ces belles choses sont
dites sèchement, dans des lettres de quelques lignes où le vide des idées
n’est égalé que par la barbarie de C’est pourtant sur la foi de cette correspondance que saint Jérôme admet les rapports de Sénèque et de saint Paul ; c’est elle seule qui a fait croire fermement à tout le moyen âge que l’apôtre avait connu et converti le philosophe. Aujourd’hui encore que la critique en a démontré la fausseté, que personne n’ose plus la tenir pour authentique, ceux qui acceptent toujours la légende voudraient bien, tout en condamnant les lettres, continuer à s’en servir et à s’appuyer sur elles d’une façon indirecte. Quelques-uns reconnaissent qu’à la vérité le recueil que nous possédons est apocryphe, mais ils prétendent qu’il a de remplacer un recueil antérieur et original, et que l’invention de lettres fausses suppose l’existence de lettres vraies. Ce raisonnement est vraiment trop étrange. Quel besoin aurait-on éprouvé de composer une correspondance imaginaire, si l’on avait possédé la véritable, et comment comprendre que ces lettres insipides, sans style et sans idées, eussent pu faire oublier celles qu’auraient échangées deux si grands esprits ? D’autres, moins audacieux, se contentent de prétendre que le faussaire a dd appuyer son invention sur une opinion reçue de son temps, et que le succès des lettres apocryphes suppose au moins qu’on croyait, à l’époque de Constantin, aux rapports de saint Paul et de Sénèque. Cette affirmation, il faut l’avouer, est plus vraisemblable, mais ce n’est encore qu’une hypothèse, et les faits lui sont plutôt contraires. Aucun témoignage, aucun indien ne nous montre que la légende ait précédé les lettres ; an contraire, la première fois que nous la rencontrons chez un écrivain, c’est sur les lettres qu’elle s’appuie, au lieu de leur servir de fondement. Rappelons-nous que saint Jérôme nous dit formellement que la correspondance de Sénèque avec suint Paul est la seule raison qu’il ait de mettre le philosophe dans la liste des saints. Ces lettres une fois écartées, il faut en venir aux arguments sérieux qu’on échange des deux côtés. Ces arguments sont de deux sortes ; car, en réalité, la question est double. Avant d’essayer de la résoudre, commençons par la bien poser. Il y a dans ce problème à la fois une recherche historique et une exposition de doctrine : on peut se demander d’abord s’il est vrai que Sénèque ait connu saint Paul ; on doit chercher ensuite si, dans ces rapports, ils ont échangé leurs opinions, et ailes ouvrages du philosophe contiennent quelques idées qui ne puissent lui venir que du Christianisme. Ce sont là deux questions différentes, d’une importance inégale, et qu’il convient de traiter à part. La première est, comme je le disais, tout à fait
historique ; elle a été discutée avec beaucoup d’acharnement, sans qu’on ait
donné d’aucun côté des arguments décisifs. Ceux qui croient que l’apôtre et
le philosophe ont pu se connaître rappellent que Paul comparut à Corinthe
devant un proconsul romain, qui refusa d’écouter ses accusateurs. Ce
proconsul était Gallien, le propre frère de Sénèque. N’est-il pas
vraisemblable qu’il se soit enquis des opinions de ce Juif, et que, frappé de
l’élévation de sa morale et de l’originalité de ses idées, il en ait écrit
quelque chose à son frère avec qui il vivait dans l’intimité. la plus étroite
? Plus tard, lorsque Paul, poursuivi par les Juifs, s’avisa d’en appeler au
jugement de César et fut conduit à Rome, on le traduisit devant le préfet du
prétoire. Ce préfet était précisément Burrhus, l’ami fidèle, le collègue
dévoué de Sénèque, celui qui partageait le pouvoir avec lui. Jugé
favorablement par l’autorité romaine, laissé libre ou presque libre pendant
deux ans, l’apôtre en profita pour répandre sa doctrine ; il la prêcha
partout, et fit des prosélytes jusque dans le palais impérial. Saint
Chrysostome rapporte qu’il convertit même une des concubines de Néron, et
l’on n’en est pas surpris quand on voit par Ovide et Properce que toutes les
belles affranchies qu’ils ont chantées avaient un goût si prononcé pour les
religions de l’Orient. On suppose ordinairement, sans en avoir de preuve
certaine, que celle que convertit l’apôtre était Ceux qui sont contraires à ces affirmations répondent que
par ces mots : Les frères qui sont dans la maison
de César, il faut uniquement entendre des affranchis ou des esclaves.
Cette expression servait à Rome pour désigner la domesticité des grands
seigneurs[11]
; elle ne pouvait convenir à un sénateur, à un consulaire comme Sénèque.
C’est seulement à la fin de l’empire qu’on imagina de faire des offices
intérieurs d’un palais des charges de l’État, et que de grands personnages
s’honorèrent d’être appelés ceintes des domestiques ou ministres de la
chambre sacrée. Au Ier
siècle, ces titres auraient été regardés comme un outrage ; les gens de la maison de César ne pouvaient être
alors que ces innombrables esclaves ou affranchis qui remplissaient les palais
impériaux. C’était un monde confus dans lequel on trouvait des hommes de tout
métier, de toute origine et de toute croyance. Du temps de Néron, plusieurs
d’entre eux étaient Juifs de naissance ou de doctrine, et ç’est certainement
parmi ceux-là que saint Paul propagea l’Évangile. On voit donc que dans l’Épître
aux Philippiens il ne peut être question de Sénèque. Les autres raisons
données par les partisans de la légende ne sont aussi que des hypothèses dont
quelques-unes manquent tout à fait de vraisemblance. Il est, par exemple,
beaucoup moins probable qu’on ne le prétend que Gallien ait cherché à connaître
les doctrines de ce Juif obscur que des fanatiques traînaient devant son
tribunal, et qu’il ait pris la peine d’en informer son frère. Le récit des Actes
des apôtres nous montre qu’il n’avait pas plus d’estime pour l’accusé que
pour les accusateurs, et que sa tolérance venait surtout de son mépris.
Toutes ces querelles de Juifs lui étaient profondément indifférentes. Puisqu’il est question, disait-il, de disputes de mots et de votre loi, c’est à vous de voir
; je ne veux pas être juge de ces sortes de choses[12]. La colère des
accusateurs s’étant alors tournée contre Sosthènes, le chef de la synagogue, ils se mirent, dit l’auteur des Actes, à le battre devant le tribunal, sans que Gallion s’en
souciât davantage. C’était pousser l’indifférence un peu loin pour
un magistrat chargé de maintenir le bon ordre. Comment voudrait-on qu’un
homme si singulièrement obstiné à rester étranger à ces discussions,
auxquelles il ne comprenait rien, se soit subitement ravisé, et qu’il ait
fait parler saint Paul et ses disciples, lui qui venait de refuser de les
entendre ? Enfin ne serait-il pas surprenant que, si Sénèque eût connu saint
Paul, et par lui l’Évangile, il n’en eût jamais fait aucune mention dans ses
ouvrages ? Saint Augustin prétend, à la vérité, que s’il n’en a rien dit,
c’est qu’il n’osait pas en parler ; mais nous savons qu’il n’était pas
timide, qu’il avait le goût des nouveautés et qu’il n’hésitait pas à les répandre.
Ceux qui veulent agir sur leur temps aiment quelquefois à le surprendre et à
le choquer ; c’est une manière d’exciter son attention, de le passionner en
l’étonnant. Comme Rousseau, à qui il ressemble par plus d’un côté, Sénèque
heurte volontiers les opinions reçues et ne respecte guère ces traditions qui
formaient la meilleure partie de la sagesse romaine. Ministre d’un empereur,
il traite légèrement les prédécesseurs de son maître ; il attaque partout
sans scrupule la religion de son pays que, comme magistrat, il était chargé
de défendre. Comprendrait-on que ce hardi penseur ne fût timide que lorsqu’il
s’agissait du Christianisme ? Si c’est vraiment par frayeur qu’il n’en a rien
dit, s’il a craint la colère de César ou les préjugés du public, il faut
avouer que sa conversion, dont on fait honneur à saint Paul, avait été bien
incomplète. J’ajoute que, s’il n’a pas dit un mot des Chrétiens, il n’est pas
aussi réservé sur les Juifs. Il en parlait très durement dans son traité De
A ces raisons on en ajoute une autre, sur laquelle on insiste volontiers et qui semble décisive. On rappelle le peu de bruit que fit à Rome la révolution chrétienne au Ier siècle. Longtemps les lettrés, les gens du grand monde, tous ceux qui étaient placés au sommet de cette société brillante, ne parurent pas s’apercevoir du grand événement qui s’accomplissait au-dessous d’eux. C’est seulement sous Trajan que le nom des Chrétiens commence à se trouver dans les écrits des historiens et des polygraphes, chez Tacite, chez Suétone, chez Pline le jeune ; mais combien ils y sont encore peu compris et méprisés ! Sénèque appartenait à cette aristocratie dédaigneuse ; il était même un de ceux qui pensaient le plus de mal de la foule, et il recommandait à ses disciples, comme le premier des devoirs, de vivre loin d’elle. Comment veut-on que du haut de son orgueil philosophique il ait prêté l’oreille à ces humbles prédications qui se faisaient en mauvais grec dans les synagogues ou les boutiques du quartier juif ? On croit donc pouvoir affirmer que, loin d’avoir embrassé l’Évangile, il n’a pas même pu le connaître ; on pense qu’il avait une bonne raison de ne pas se convertir à la religion nouvelle, c’est qu’il n’en avait jamais entendu parler. Cette opinion a été souvent soutenue avec insistance, et
beaucoup la regardent comme l’argument le plus fort dont on puisse se servir
pour nier les rapports de Sénèque et de saint Paul. Elle me semble pourtant
moins solide qu’on ne le croit. Est-on vraiment sûr que le Christianisme ait
été tout à fait ignoré de la société polie du Ier siècle ? Sans doute personne alors ne
paraît en savoir le nom, et les premiers qui en ont parlé plus tard le
traitent avec un mépris singulier. Mais ne nous laissons pas tromper par ces
grands airs de dédain et d’ignorance que les Romains affectent pour tout ce
qui s’éloigne de leurs habitudes et de leurs traditions : ce n’est souvent
qu’un mensonge et une comédie. Souvenons-nous qu’ils s’en étaient servis
d’abord à l’égard de Ainsi, sur cette première question- qui consiste à soi demander -si Sénèque a connu saint Paul, on doit dire qu’on ne sait rien de positif, que les arguments donnés des deux côtés ne suffisent pas pour qu’on se prononce, et que, quoiqu’il soit beaucoup plus probable qu’ils sont demeurés étrangers l’un à l’autre, on ne peut, jusqu’à présent, rien affirmer avec une entière certitude — II —Cette question est après tout secondaire : ce qu’il importe vraiment de savoir, ce n’est pas si Sénèque et saint Paul se sont rencontrés, mais si le philosophe a profité des doctrines de l’apôtre. Ici nous ne marchons plus dans les ténèbres, et nous pouvons sortir des conjectures. La vie des deux illustres contemporains nous échappe souvent, mais leurs opinions nous sont bien connues. Nous avons les épîtres de Paul, nous pouvons les comparer aux écrits de Sénèque et voir ce qui chez eux ressemble ou diffère. La vérité doit sortir de cette comparaison. Il n’y a personne assurément qui ose affirmer que la
philosophie de Sénèque soit entièrement chrétienne : ses ouvrages donneraient
à cette assertion un démenti trop formel. On se contente de prétendre qu’elle
touche par moments au Christianisme, ce qu’il n’est guère possible de trier.
Il est vrai qu’on ne peut pas nier non plus que, s’il s’en rapproche
quelquefois, il s’en éloigne aussi très souvent. Sénèque ne semble pas tenir
beaucoup à s’accorder avec lui-même et à rester fidèle à sa doctrine. Rien
qu’il aime à mettre à ses opinions l’étiquette du stoïcisme, il se place
volontiers sur la limite de toutes les écoles et ne parait pas avoir de
scrupules à passer de l’une à l’autre[19]. Je ne suis asservi à personne, nous dit-il ; je veux garder mon indépendance[20]. Cette liberté
d’allures avait été de tout temps une habitude des philosophes romains, mais
on la pratiquait alors plus que jamais, et les opinions semblaient se mêler
dans un éclectisme sympathique, comme pour réunir au dernier moment toutes
les forces de la vieille philosophie contre l’ennemi nouveau qui allait Il n’est guère plus d’accord avec lui-même et avec ses maîtres
au sujet de la nature de l’Ane et de sa destinée. Pour les stoïciens, l’Aine
est un corps et il n’y a pas deux principes différents dans l’homme. En
théorie, Sénèque parait accepter cette opinion ; il admet que tout être, par
cela seul qu’il est actif, doit être nécessairement corporel, et qu’il ne
peut y avoir entre ce qu’on appelle l’Aine et le corps de diversité de nature[39]. Il les sépare
pourtant d’ordinaire et les oppose sans cesse l’un à l’autre ; il finit par
créer entre eux une sorte d’antagonisme qui explique la vie tout entière. Le
corps est la prison de l’Ame, c’est un poids qui la penche vers Ces contradictions visibles, ces alternatives d’opinions diverses n’ont pas été négligées, on le pense bien, par ceux qui soutiennent que Sénèque a connu l’Évangile et s’en est servi. Il est clair, disent-ils, que s’il est si souvent en désaccord avec les stoïciens, dont il se prétend l’élève, c’est qu’après avoir étudié leur système, il a rencontré sur son chemin une autre doctrine qui l’a séduit. Dès lors il a flotté entre l’enseignement de ses maures, qu’il ne ioulait pas abandonner, et ces opinions nouvelles dont il ne pouvait pas se défendre. Or cette doctrine qui le rend infidèle aux leçons de Zénon et de Chrysippe, c’est évidemment celle que Paul prêchait à Rome de son temps et dans son voisinage. Pour n’en pas douter, il suffit de rapprocher certains passages des écrits de Sénèque de ceux des Pères de l’Église : ce sont les mêmes idées, quelquefois exprimées dans les mêmes termes. Ces ressemblances frappaient déjà au IIe siècle ; elles étonnent encore aujourd’hui l’esprit, surtout quand on compare entre elles les diverses phrases qu’on veut rapprocher en les isolant de ce qui les précède et de ce qui les suit. Ainsi présentées, elles semblent résoudre la question et ne plus laisser de place au doute. Cependant des doutes s’élèvent dès qu’on regarde de près,
et les difficultés naissent de tous les côtés. La première consiste à fixer
l’époque où la religion du Christ a pu être enseignée à Sénèque. S’il est
vrai qu’il ait tiré d’elle ses plus belles pensées, le moment où il a connu
l’Évangile a dû être un des plus importants de sa vie ; comme Paul, son maître,
il s’est senti sans doute transformé en entendant la divine parole, et il
n’est pas possible que la trace de cette révélation ne se retrouve pas dans
ses livres. Rien ne doit être plus aisé que de distinguer ceux qui ont
précédé ses relations avec Paul et ceux qui les ont suivies ; ces derniers
seuls doivent contenir ces grandes idées religieuses ou morales qu’il tient
du Christianisme, et il ne faut pas s’attendre à les trouver dans les autres.
Ce n’est pourtant pas ce qui arrive, et l’étude la plus attentive des oeuvres
de Sénèque ne permet pas de faire ce partage, qui devrait être facile, entre
celles que le Christianisme a inspirées et celles qui ne viennent que de la
sagesse antique. On n’est pas d’accord sur l’époque de l’arrivée de saint
Paul à Rome : le plus grand nombre des critiques la place à l’année 61 ;
quelques-uns croient devoir l’avancer jusqu’en 56. Mais, quelle que soit la
date qu’on adopte, à ce miment Sénèque n’était plus jeune et il avait écrit
une grande partie de ses ouvrages. Celui qu’on regarde d’ordinaire comme le
plus ancien de tous, Quant à ces ressemblances qui surprennent entre la doctrine de Sénèque et celle de l’Église, elles ne suffisent pas à, prouver, comme on le suppose, que le philosophe ait reçu des leçons d’un chrétien. Il convient d’abord de remarquer qu’elles ont été souvent très exagérées et qu’elles sont loin d’avoir la signification et la gravité qu’on leur accorde. Tantôt la similitude des mots cache des pensées très différentes ; tantôt il se trouve que ces termes qui étonnent chez Sénèque ont été employés par d’autres écrivains païens bien avant que le Christianisme existât[51]. Quand l’Église a formé sa langue, elle a sans doute créé beaucoup d’expressions nouvelles, mais elle en a pris beaucoup aussi qui semblaient faites pour elle chez les philosophes de ce temps. En réalité, tous ces rapprochements de mots sont de peu d’importance ; les ressemblances entre les idées paraissent d’abord plus graves, mais elles ne sont souvent qu’apparentes, et un examen plus attentif montre qu’au fond l’accord n’est jamais complet entre les deux doctrines. On a, par exemple, voulu trouver dans Sénèque la charité telle que les Chrétiens la comprennent, et il est certain que souvent elle semble y être. II recommande partout une libéralité, une bienfaisance infatigables pour tous ceux qui soutirent ; il dit qu’il faut tendre la main au naufragé, montrer la route au pauvre égaré, partager son pain avec celui qui a faim. Il demande qu’on fasse l’aumône au pauvre, qu’on rende à sa mère le fils qu’elle a perdu, qu’on rachète l’esclave et le gladiateur, qu’on donne la sépulture même au cadavre d’un criminel[52]. Il va plus loin encore : il exige la charité du cœur, la plus importante de toutes, celle qui console les souffrances par la sympathie qu’elle montre encore plus que par les secours qu’elle donne. Il faut venir en aide même à ses ennemis, et le faire avec douceur. Il faut accueillir les pécheurs avec une âme tendre et paternelle, et, au lieu de les poursuivre, essayer de les ramener[53]. S’adressant enfin à ces esprits aigres et mécontents, moralistes outrés qui cherchent partout quelque motif de se mettre en colère, il leur dit cette belle parole, tout à fait digne de l’Évangile : Eh ! quand donc aimerez-vous ? Ecquando amabis ?[54] Mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est qu’en donnant ces préceptes, il est moins préoccupé de l’intérêt de l’humanité que de mieux tremper l’âme de son sage. C’est, pour ainsi dire, par égoïsme qu’il doit être charitable : la bienfaisance est surtout un exercice qui lui sera utile en lui apprenant à se détacher des biens qu’il possède. De plus, comme le sage doit être au-dessus des passions, il faut qu’il se défende même de la meilleure de toutes, de la pitié. — Dans ce système, la pitié est une faiblesse. — Il donnera donc sans compatir ; en soulageant la misère des autres, il faut qu’il ne change pas de visage, qu’il n’éprouve pas d’émotion, tranquilla mente, vultu suo[55]. Nous voilà bien éloignés de la charité chrétienne. Il en est de même de cette conception du sage, qui tient
tant de place dans le système de Sénèque : on l’a quelquefois rapproché du
juste de l’Évangile, et des imprudents ont voulu conclure de cette
comparaison la ressemblance des deux doctrines ; rien, au contraire, n’en
fait mieux voir l’opposition. Le sage de Sénèque est un homme d’une
incroyable énergie, rien ne l’atteint et rien ne l’abat ; quelque poids qui pèse sur lui, il reste droit[56]. Le secret de sa
force est dans son détachement de tout : il ne peut rien perdre, parce qu’il
ne tient à rien. Il se suffit à lui-même, il n’a point de besoins ni de
désirs. Les passions même les plus saines lui sont étrangères. Il ne doit pas
se laisser troubler par les affections les plus naturelles ; il faut qu’il
demeure insensible à la mort de ses proches et de ses amis. La vie lui est indifférente
comme Il est donc certain que la plus grande partie des opinions de Sénèque est contraire au Christianisme, et qu’il n’est guère chrétien, s’il l’est, que par quelques préceptes de morale pratique : voilà précisément ce qu’il ne me semble pas possible d’admettre. Peut-on penser, s’il avait connu l’Évangile, qu’il n’en eût pas pris davantage ? Pour qu’il s’en soit écarté si souvent, il faut, en vérité, que saint Paul le lui ait fait bien mal connaître. S’il avait pris la peine de lui enseigner la doctrine chrétienne comme il l’a développée dans ses Épîtres, est-il croyable que Sénèque eût conservé si peu de chose de ces grandes leçons, et qu’elles n’eussent abouti qu’à introduire quelques inconséquences dans son système ? Comment se fait-il qu’il ne se trouve rien chez lui des théories de l’Épître aux Romains, aucune affirmation précise de la prédestination des âmes ou de la justification par la foi ? Comment, au contraire, ce prétendu disciple de Paul est-il d’avis que l’homme se suffit, qu’il doit tout attendre de lui, et que le résumé de la sagesse, c’est de mettre sa confiance en soi-même ? Peut-on comprendre qu’après avoir entendu cet enseignement si dogmatique, il lui reste tant d’hésitations sur la nature de Dieu, sur l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus important dans toutes les philosophies et dans toutes les religions ? De qui serait-ce donc la faute si ces conférences qu’on imagine entre ces deux grands docteurs avaient eu de si pauvres résultats ? Faudrait-il en accuser l’intelligence de Sénèque, ou serait-ce Paul qui n’aurait pas su se faire comprendre ? Est-il possible que l’apôtre, en enseignant le Christianisme à son élève, en ait volontairement omis l’essentiel, ou que l’illustre philosophe n’ait retenu de ces leçons que quelques idées morales dont le sens même paraît lui avoir souvent échappé ? Ne serait-ce pas vraiment les outrager tous les deux que de faire des suppositions pareilles ? Mais ces suppositions sont inutiles et tout peut
s’expliquer chez Sénèque sans l’intervention du Christianisme. Sans doute il
n’a pas inventé les grandes idées qu’on admire dans ses ouvrages, mais il
n’est pas tout à fait nécessaire qu’il les ait apprises de saint Paul. Il les
tient de philosophes qui vivaient longtemps avant la naissance du Christ, et
nous les avons trouvées tout à l’heure chez Cicéron, qui ne peut être suspect
de les emprunter à l’Évangile. On a plusieurs fois montré par des rapprochements
précis, par des citations exactes, que les sages qui l’ont précédé les
avaient souvent exprimées avant lui, et c’est aujourd’hui un travail inutile
que de prouver qu’elles étaient des lieux communs sur lesquels la philosophie
vivait depuis des siècles. Il est vrai qu’elles semblent prendre dans ses
ouvrages un autre caractère. Ses préceptes ont un accent plus pressant et
plus persuasif ; il donne aux principes qu’il prend à ses devanciers un degré
de plus de chaleur et de générosité ; sa morale a quelque chose de plus
pénétrant, de plus pratique, elle semble vivre davantage. Voilà sa véritable
originalité ; c’est ce qui trompe quelquefois quand on l’écoute, et fait
croire qu’il a dit le premier ce qu’il répète après beaucoup d’autres. C’est en
ce sens que de Maistre a pu prétendre qu’il parle
de Dieu et de l’homme d’une manière toute nouvelle ; mais ce
mérite même, ne lui appartient pas tout entier. On se rappelle quelle
direction prit la philosophie romaine après Auguste ; elle chercha surtout à
tirer des grands principes trouvés par les sages de Remarquons à ce propos qu’on peut dire d’une manière générale que Sénèque se rapproche du Christianisme dans la pratique et qu’il s’en éloigne par les théories. C’est ce qui arrive du reste pour toutes les philosophies et même pour presque toutes les religions : elles se ressemblent dans les préceptes et diffèrent par les principes. Rien ne gène d’ordinaire les faiseurs de systèmes. La spéculation est comme un vaste terrain sans bornes précises, sans routes certaines, où les théories peuvent s’ébattre à leur aise et prendre les directions qu’elles veulent. Loin que cette marche indépendante soit un obstacle au succès des opinions, elle attire au contraire les esprits audacieux qui aiment les chemins nouveaux. Riais quand on passe des principes à l’application, quand on prétend donner des préceptes pour la conduite de la vie, on voit tout à coup les opinions errantes se rapprocher et revenir de tous les côtés vers la route commune. Lu bon sens populaire impose à toits ceux qui s’occupent de morale appliquée quelques règles générales que toutes les écoles philosophiques sont bien obligées de subir. De quelque système qu’on soit parti, il faut, accepter cos solutions du sens commun, et l’on se résigne à être inconséquent plutôt que de soulever contre soi la conscience publique[68]. C’est ce qui arrive à Sénèque comme aux autres ; plus sa philosophie descend dans l’application et le détail, plus elle se rapproche du Christianisme. Elle s’en éloigne au contraire à mesure qu’elle se généralise et s’élève. En réalité, il n’y a rien là qui soit fait pour nous surprendre. On ne doit pas être non plus trop étonné de trouver dans
les ouvrages de Sénèque tant de beaux préceptes de bienfaisance et
d’humanité. L’antiquité n’était pas aussi étrangère qu’on le suppose à ces
sentiments, qui sont, selon un apologiste chrétien, le produit naturel de l’âme[69]. La philosophie
ancienne, surtout le stoïcisme, s’était élevée à cette opinion que le monde
ne forme qu’une seule cité, que les diversités de pays et de races
n’empêchent pas l’unité du genre humain, qu’un lien commun unit les nations
les plus éloignées’. les plus différentes, les plus ennemies, et que d’un
bout de l’univers à l’autre Il n’y a que des concitoyens. On a vu ces
principes exposés par Cicéron avec une admirable éloquence, un demi-siècle
avant la naissance du Christ. On les retrouve souvent aussi dans Sénèque. Nous sommes, dit-il, les membres d’un corps immense. La nature a voulu que nous fussions
tous parents, en nous faisant naître des mêmes principes et pour la même fin.
C’est de là que nous vient l’affection que nous avons les uns pour les autres
; c’est ce qui nous rend sociables ; la justice et le droit n’ont pas d’autre
fondement. Voilà ce qui fait qu’il vaut mieux être victime du mal que de le
commettre. La société humaine ressemble à une voûte, où les différentes
pierres, en se tenant les unes les autres, font la sûreté de l’ensemble[70]. Il était
naturel que, dans ces écoles de philosophie romaine qui faisaient profession
de ramener tout à la pratique, on arrivât à conclure de l’unité du genre
humain à la nécessité pour tous les hommes de se respecter et même de s’entraider.
Déjà Cicéron, au nom de ce principe, avait essayé de restreindre les droits
de Il me semble qu’après l’étude que nous venons de faire, nous tenons Sénèque tout entier. Le fond de ses opinions lui vient des philosophes anciens et se retrouve déjà dans Cicéron. Ce qu’il y ajoute s’explique par les progrès naturels que fit la sagesse romaine dans les écoles du Ier siècle, et quant à la façon plus vivante, plus passionnée, dont il les communique et les répand, c’était celle qu’employaient déjà et que lui avaient enseignée Sextius, Attale et Fabianus. Ce n’est donc pas, comme on l’a prétendu, une sorte de génie isolé, et il n’est pas nécessaire de se mettre pour lui en quête d’une famille. La philosophie romaine, depuis ses origines jusqu’à lui, forme lino chaîne non interrompue ; il en est le dernier anneau. Nous saisissons à tout moment les liens qui l’attachent à ses prédécesseurs ; tout se comprend, tout s’éclaire dans ses ouvrages quand on replace devant lui la série de ceux dont il a recueilli et résumé les travaux. On peut dire que nous possédons sa généalogie véritable, et que nous n’éprouvons aucun besoin de le détacher de ces maîtres dont il est l’héritier naturel pour lui chercher ailleurs des origines incertaines. — III —Ce n’est pas assez d’avoir établi que Sénèque est le fils légitime de la philosophie antique ; il faut aller plus loin. On a fait voir qu’il n’était pas chrétien ; cherchons maintenant si l’on doit le mettre parmi ceux qui, comme Virgile, semblaient destinés à l’être, et qui ont préparé lu monde à le devenir. On ne peut nier que les écrits de Sénèque n’aient été utiles de diverses manières au succès du Christianisme. Une révolution qui change le monde a toujours un grand nombre de complices qui ne s’en doutent pas. Qu’on le veuille ou non, on travaille pour elle quand on agite les esprits, quand on les arrache à cette indolence naturelle, à ce parti pris d’immobilité systématique ; qui les pousse à être satisfaits d’eux-mêmes et de leur temps, pour n’avoir pas la peine d’y rien changer. Une fois enlevés à leur repos et mis en mouvement, ils ont plus de chances de rencontrer les idées nouvelles que s’ils restaient confinés chez eux. Les ouvrages des philosophes ne faisaient pas directement des Chrétiens, mais ils excitaient ceux qui les lisaient, ils arrachaient leur âme à sa torpeur ; ils lui donnaient une première impulsion qui ne s’arrêtait pas toujours où ils voulaient la retenir et qui pouvait la diriger vers le Christianisme. Sénèque rendit aux Chrétiens un autre service dont on lui fut très reconnaissant : il fit une guerre acharnée aux croyances et aux pratiques religieuses de ses contemporains. Non seulement il attaque avec beaucoup de violence les cultes orientaux qui avaient envahi Rome, il se moque de ces prêtres d’Isis qui débitent leurs mensonges en agitant leurs sistres[76], de ces prêtres de Bellone ou de Cybèle qui croient qu’on honore les dieux en se déchirant les épaules et les bras[77], mais il n’a pas plus de respect pour les vénérables traditions du paganisme romain. Il ne tarit pas de railleries sur ce qu’il appelle les songes de Romulus et de Numa, qui ont introduit dans le ciel le dieu Égout et la déesse Épouvante ; il est plein de colère contre tous ceux qui ont imaginé ces divinités bizarres, impossibles, formées de natures différentes étrangement accouplées, hommes et femmes, femmes et poissons. Nous les honorons comme des dieux, dit-il ; si nous les trouvions vivants devant nous, nous les fuirions comme des monstres. Il ne pardonne pas aux mythologues les plaisantes histoires qu’ils racontent sur Jupiter. L’un lui met des ailes au dos, d’autres des cornes au front ; celui-ci en fait un adultère qui passe les nuits en bonne fortune, celui-là le représente cruel pour les dieux, injuste pour les hommes ; tantôt on le montre portant le désordre dans sa propre famille, tantôt dépouillant son père du trône et attentant à sa vie. Les hommes, en vérité, auraient depuis longtemps perdu toute retenue, s’ils étaient assez fous pour croire à de tels dieux. Le culte que leur rendent les dévots est aussi l’objet de ses plaisanteries. Il ne comprend pas que dans leurs temples on allume des lumières en plein jour. Les dieux, dit-il, n’ont pas besoin qu’on les éclaire, et les hommes ne sont pas charmés qu’on les enfume[78]. Il nous introduit dans le Capitole et nous fait un tableau piquant de toutes les sottises qui s’y commettent en l’honneur du roi des dieux. Tous ces excès d’une dévotion mal réglée lui font prendre l’humanité en pitié. Il y a des gens, nous dit-il, qui prétendent que les hommes sont deux fois enfants ; c’est une erreur : ils le sont toujours[79]. Ces pansages sont cités par les Pères avec un air de
triomphe. C’était une victoire pour eux de trouver un païen qui eût si
maltraité le paganisme. Sénèque leur semblait un puissant allié dont ils
étaient heureux d’invoquer le témoignage contre les siens ; mais à regarder
les choses de plus près ; cet allié était plutôt un ennemi, et son secours
pouvait devenir plein de péril. Ces méprises ne sont pas rares dans l’ardeur
du combat ; on prend alors des armes où l’on peut et l’on ne choisit pas
toujours ses auxiliaires. Aussi arrive-t-il quelquefois qu’on a fait cause
commune avec des gens dont les opinions sont contraires aux nôtres et que la
lutte recommence le lendemain entre les associés de J’ai parlé tout à l’heure de Virgile à propos de ces sages de l’antiquité qui semblent avoir été les prédestinés de la religion du Christ. Sénèque ne lui ressemble guère. Il n’avait pas, comme lui, le respect des traditions et le goût du passé. Presque jamais on ne trouve dans ses ouvrages ces éloges de l’ancien temps qui étaient un lieu commun de la sagesse romaine. Étranger à Rome par sa naissance, il y arriva dégagé de toutes ces superstitions du passé qu’on y prenait dans les familles. A l’exception de Regulus et de Caton, dont il a dénaturé le caractère pour en faire des sages et des saints du Portique, il est sobre d’éloges pour tous les grands hommes de la république qu’il était d’usage d’admirer sans lin. Les écrivains antiques ne sont pas non plus de son goût. Il maltraite beaucoup Ennius, et fait un crime à Virgile de l’imiter[83]. L’étude des vieilles coutumes et des anciens mots mise en honneur par Varron lui semble une futilité indigne d’un homme de sens. Il a toujours parlé fort mal de l’érudition : Cette science, dit-il, ne fait que des ennuyeux, des bavards, des,maladroits, des vaniteux, des gens qui n’apprennent pas les choses nécessaires, pour se donner le temps de savoir les inutiles[84]. Comme les religions se composent en partie d’usages et de traditions que le temps a rendus vénérables, ce mépris du passé, ces railleries dirigées contre ceux qui l’étudient, qui l’admirent, indiquent un esprit mal disposé pour les choses religieuses. Ce qui le montre encore mieux, c’est la confiance qu’il exprime souvent dans la puissance de l’homme. Il n’admet pas, ainsi que le font la plupart des religions, que la nature l’ait créé méchant ou qu’il le soit devenu par quelque déchéance inévitable. Nous naissons, dit-il, sains et libres[85], et si la vie nous a gâtés, nous pouvons toujours nous guérir par un effort de notre volonté. Il ne croit pas non plus que tout marche vers une décadence nécessaire, que la nature et l’humanité s’affaiblissent en vieillissant, qu’il faut se tourner toujours vers les siècles écoulés et placer son idéal derrière soi. Il regarde volontiers vers l’avenir ; il est convaincu que nos conquêtes ne s’arrêteront jamais, et il n’hésite pas à placer devant nos yeux l’espérance d’un progrès indéfini. Un jour viendra, dit-il, où le temps et le travail de l’homme découvrirent des vérités qui sont aujourd’hui cachées. Que de choses connaîtront nos fils, dont nous ne nous doutons pas ! Que d’autres sont mises en réserve pour les siècles futurs, quand la mémoire de notre nom n’existera plus ! La nature ne livre pas en un jour tous ses secrets. Nous nous croyons initiés à ses mystères, c’est à peine si nous sommes entrés dans le vestibule de son temple ![86] Ce ne sont pas là, je le répète, des sentiments favorables à l’esprit religieux. Ces dispositions devaient nécessairement éloigner Sénèque
du Christianisme. On se trompe beaucoup si l’on croit que les mieux préparés
pour la religion nouvelle étaient ceux qui attaquaient le plus l’ancienne, et
qu’il n’y avait qu’un pas à faire pour qu’un païen incrédule devint un
chrétien convaincu. Les incrédules étaient d’ordinaire plus loin du Christianisme
que les dévots. C’est plutôt parmi ceux qui croyaient aux dieux, qui les
priaient avec ferveur, qui consultaient à tout propos les auguras et les
devins, que l’Évangile dut faire ses plus nombreuses conquêtes. Il gagna les
premières ces Amos souffrantes et troublées, toujours désireuses de croyances
inconnues, comme les malades recherchent des remèdes nouveaux, et qui
s’adressaient à lui après avoir traversé, sans se satisfaire, tous les cultes
de l’Orient. Ceux-là, au moins, ne niaient pas le surnaturel, ils ne se
moquaient pas des miracles, et ils étaient si portés à les accepter qu’ils
admettaient même toux des religions qu’ils combattaient. Les païens avouaient
que le Christ et les apôtres avaient accompli des prodiges ; ils supposaient
seulement qu’ils avaient ou recours à la magie pour les accomplir. Do leur
côté, les Chrétiens ne refusaient pas de croire ce qu’on racontait de
merveilleux de Jupiter et d’Apollon ; ils l’expliquaient en disant que
c’était l’œuvre des démons. De cette façon la transition d’un culte à l’autre
pouvait être facile ; on n’avait, pour ainsi dire, qu’un échange à faire
quand on se convertissait : il ne s’agissait que de déplacer l’esprit malin.
Le chemin était bien plus malaisé pour passer de l’incrédulité absolue à Ce qui a pu tromper quelques personnes, c’est que, si
Sénèque est un ennemi déclaré des cultes populaires, et en général des
religions positives, sa philosophie n’en a pas moins un caractère très
religieux. Il y a chez lui comme deux esprits différents qui se combattent,
et dont la lutte l’amène parfois à se contredire. Ces contradictions
s’expliquent par l’influence que son siècle exerça sur lui. Depuis Auguste,
un courant de plus en plus fort entraînait les âmes vers Sénèque avait hérité ces sentiments des philosophes qui
l’avaient précédé et dont il était l’élève. M. Zeller fait remarquer[89] que le stoïcisme
romain tient certains caractères particuliers du sage qui en fut le fondateur
et le père. De tous les philosophes du Portique, Panætius est celui qui, d’un
côté, se prêta le mieux aux accommodements avec les autres sectes, de l’autre
résista le plus à ces complaisances fâcheuses que les stoïciens témoignaient
pour les croyances grossières de |
[1] Voyez surtout l’ouvrage de M. Aubertin, intitulé : Sénèque et Saint Paul ; étude sur les rapporte supposés entre le philosophe et d’apôtre (1869).
[2] De anima, 20.
[3] Apologie, II, 8 et 10.
[4] Inst. div., IV, 24 : potuit esse veus Dei cultor, si quis illi monstrasset. Lactance ignorait donc tout à fait la légende qui allait bientôt s’accréditer.
[5] Origène, contra Celsum, III, 44.
[6] Minutius Felix, Octavius, 8, latebrosa et lucifuga ratio.
[7] De testim. animæ, 1.
[8] De viris illustr., 12.
[9] Saint Augustin avoue que, dans sa jeunesse, il avait beaucoup de peine à goûter la simplicité des Écritures, et qu’il la trouvait tout à fait indigne d’être comparée à la beauté de Cicéron (Confessions, III, 5). Lactance parle aussi bien légèrement des grands apologistes qui l’avaient précédé (Inst. div., V, 1).
[10] Lettres Sen. ad Paulum, 13.
[11] Mommsen, Inscr. Neap., 6912 : ex domo Cæsarum libertorum et servorum, etc.
[12] Act. Apost., 18, 15.
[13] Sénèque, Fragm., 42 (éd. Haase). Ailleurs (Lettres, 95, 47), il se moque des pratiques du sabbat.
[14] Cicéron, De prov. cons., 5, 10.
[15] Tacite, Histoires, V, 8.
[16] C’est au moins ainsi que j’explique la célèbre phrase de Suétone (Claude, 25) : Judaeos impulsore Chresto assidue tumultuantis Roma expulit. Suétone, qui vivait du temps d’Hadrien, connaissait certainement les Chrétiens et le Christ. Pour avoir ainsi dénaturé le nom et l’histoire du fondateur du Christianisme, il faut qu’il ait copié quelque récit antérieur, sans le comprendre. Il avait la coutume, nous le savons, de se servir des documents officiels ; n’est-il pas possible qu’il reproduise ici quelque rapport adressé à l’empereur par le magistrat chargé de la sûreté de Rome ?
[17] Annales, XV, 44.
[18] On a même découvert à Ostie la tombe d’un Annœus Pattus Petrus, qui était peut-être un affranchi de la famille de Sénèque et qui devait être très probablement chrétien. (De Rossi, Bull., 1807, p. 6 et sq.)
[19] Lettres, 2, 6.
[20]
Lettres, 45, 4. Voyez aussi De vita beata, 3, et De olio, 3,
[21] Voyez un exemple de cette indifférence, Consol. ad Helv., 8, 8.
[22] Lettres, 58, 26.
[23] Quæt. nat., II, 45.
[24] Quæst. nat., prol., 18. De beneficii, IV, 7.
[25] Lettres, 65,16.
[26] Lettres, 107,12.
[27] Lettres, 83, 1.
[28] Lettres, 74, 20.
[29] Lettres, 98, 4.
[30] Lettres, 10, 5.
[31] Fragm., 123 (édit. Haase).
[32] Lettres, 110, 10. De beneficii, II, 29, 4.
[33] De provid., 2, 6.
[34] Sénèque paraît avoir entrevu par moments la doctrine de la grâce, si étrangère aux sages de l’antiquité. C’est de Dieu, dit-il, que nous viennent les résolutions grandes et fortes. (Lettres, 41, 2.)
[35] Lettres, 78, 15.
[36] Lettres, 47, 18.
[37] De beneficii, IV, 2.
[38] Lettres, 31, 8.
[39] Lettres, 106, 4 ; 117, 2.
[40] Lettres, 65, 22.
[41] Lettres, 65, 22.
[42] Diogène Laërte, VII, 157.
[43] Cicéron, Tusculanes, 1, 31.
[44] Cons. ad Marc., 19, 5.
[45] Cons. ad Marc., 25.
[46] Cons. ad Polyb., 9, 3.
[47] Lettres, 57, 9.
[48] Lettres, 102, 26. Le mot natalis, pour désigner le jour de la mort, a été très employé par les Chrétiens.
[49] Lettres, 102, 28. Voyez encore le passage 22.
[50] Quand il écrit à Lucilius qu’il se sent changé et transfiguré : intelligo non emendari me tantum sed transfiguari (Lettres, 6, 1), il sort de la lecture d’un philosophe, et envoie à son ami le livre qui l’a tant ému, en marquant par un signe les passages les plus frappants.
[51] C’est ainsi que, lorsque Sénèque parle de la chair pour désigner le corps, on s’imagine qu’il imite les Chrétiens ; mais cette expression appartenait à l’école d’Épicure, qui s’en était servie bien avant la naissance du Christ. (Zeller, Philos. der Griechen, III, 1, p. 405.)
[52] De clem., II, 2, 6.
[53] De ira, I, 14, 3.
[54] De ira, III, 23, 1.
[55] De clem., II, 62, 2.
[56] Lettres, 71, 26.
[57] Lettres, 70, 4.
[58] Lettres, 59, 14.
[59] Lettres, 53, 11. De provid., 6, 6.
[60] Lettres, 31, 3.
[61] De tranq. animi, II, 3.
[62] Lettres, 31, 5.
[63] Lettres, 17, 6.
[64] Lettres, 120, 16.
[65] Lettres, 18.
[66] Lettres, 5, 5.
[67] Lettres, 18, 8.
[68] On voit, par exemple, que la philosophie d’Épicure, si différente par ses principes de celle des stoïciens, aboutit aux mêmes conclusions pratiques. Les plus belles pensées de Sénèque sur l’amour de la vertu, sur la mépris de la souffrance et de la mort, sur la fuite des plaisirs, il reconnaît les tenir de cette école qui proclamait en théorie qu’il n’y a d’autre bien que la volupté.
[69] Lactance, VI, 15 : quasi ubertas naturalia animorum.
[70] Lettres, 95, 52.
[71] Lettres, 95, 30.
[72] Lettres, 7, 5.
[73] Lettres, 95, 33.
[74] De benificii, 28, 2.
[75] De beneficii, III, 20, 1, et la 47e lettre à Lucilius.
[76] De vita beata, 26, 8.
[77] Ce passage et ceux qui suivent sont tirés des fragments du De superstitione.
[78] Lettres, 95, 47.
[79] Fragment 121.
[80] Lettres, 41, 1.
[81] Fragment 123.
[82] Lettres, 95, 50.
[83] Fragment 113.
[84] Lettres, 88, 37.
[85] Lettres, 94, 56.
[86] Quæst. nat., VII, 25, 4, et 30, 6.
[87] Lettres, 110, 1.
[88] Lettres, 48, 11.
[89] Zeller, Religion und Philosophie bei den Römern.
[90] Sénèque, De beneficii, 1, 3, 8.
[91] Fragment 83.