La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE QUATRIÈME — L’ENSEIGNEMENT DE SÉNÈQUE

 

 

— I —

Le talent de Sénèque suffit, à la rigueur, pour expliquer le succès qu’obtint son enseignement ; il est pourtant probable que d’autres causes n’y furent pas étrangères. Il a été un homme d’État en même temps qu’un philosophe ; il ne s’est pas enfermé dans une retraite austère comme tant d’autres sages, il a vécu au grand jour, au milieu d’une société brillante ; il a traversé des fortunes diverses qui l’ont donné en spectacle au monde. Sa situation politique lui a fait des ennemis ardents, mais aussi des partisans passionnés. La renommée qui entourait son nom et la place qu’il occupait auprès de l’empereur lui ont donné des lecteurs qui n’auraient jamais ouvert ses livres s’il n’avait été qu’un philosophe ordinaire.

Sous le règne de Caligula et au commencement de celui de Claude, quand parurent ses premiers écrits philosophiques, il avait, à ce qu’il semble, une mauvaise réputation au Palatin : c’était sinon un ennemi déclaré, au moins un personnage désagréable et dont autour du prince on se méfiait. Caligula en parlait mal, et il voulut le faire tuer. Claude s’empressa de l’exiler dés son arrivée à l’empire, sur le conseil de sa femme. Il est assez difficile de savoir pourquoi les empereurs étaient si mal disposés pour lui. Le seul de ses ouvrages qu’on puisse avec quelque vraisemblance rapporter à cette époque est la Consolation à Marcia[1]. Elle est adressée à la fille de ce Cremutius Cordus, une des plus nobles victimes de la liberté d’écrire, qui, sous Tibère, paya de sa vie l’audace qu’il avait eue d’appeler Brutus et Cassius les derniers des Romains. Certes l’occasion était belle pour un jeune homme avide de popularité de s’attirer la faveur publique en donnant quelques regrets au passé : il était naturel d’en parler avec sympathie quand on faisait l’éloge d’un homme qui était mort pour en avoir dit du bien. Sénèque s’est pourtant gardé d’en rien faire. Il n’a pas dit, dans tout son livre, un seul mut de la république’ et le nom de Brutus n’y est pas même prononcé. Ce début nous le montre ce qu’il ‘Sera toujours, prudent et réservé dans les questions politiques, fort éloigné de blesser les puissants par des bons mots inutiles et décidé à se maintenir tout à fait dans la limite des libertés permises. Si cette prudence ne l’empêcha pas d’encourir la disgrâce du prince, c’est qu’on était dans un temps où toute supériorité semblait un crime, ou l’homme qui avait le malheur d’attirer sur lui de quelque manière l’attention publique paraissait empiéter sur les droits de l’empereur. En réalité Sénèque n’était coupable que d’avoir du talent, de faire du bruit, d’être écouté quand il parlait, d’être lu quand il écrivait ; mais cette faute était de celles qu’on ne pouvait pas alors pardonner. Sous ce régime d’abaissement et de silence, celui qui osait lover la lote, qui arrivait à se faire écouter ou lire, devenait, même sans le vouloir, un danger pour le prince : la malignité publique, qui cherchait partout quelque moyen de se satisfaire, prêtait à ses paroles des sens qu’elles n’avaient pas et trouvait dans ses écrits des allusions qu’il n’y voulait pas mettre ; on en faisait malgré lui un mécontent. La Consolation à Marcia, quelque innocente qu’elle nous paraisse, ne pouvait guère se flatter d’échapper à ces interprétations subtiles ; comme les amis et les ennemis de ce jeune homme qui débutait avec tant d’éclat, c’est-à-dire à peu près tout le monde, avaient un égal intérêt à y trouver des malices politiques pour lui en faire honneur ou pour le perdre, il était difficile qu’on ne parvint pas à les y découvrir. On pouvait remarquer, par exemple, qu’elle ne contient aucune flatterie pour le prince : ce silence, auquel on n’était pas accoutumé, n’était-il pas une façon détournée de protester contre la servilité publique ? Peut-être aussi a-t-on fait des applications au temps présent de quelques-unes de ces vérités générales dont Sénèque est si prodigue. Il est toujours aisé de mettre des noms sous les portraits que trace un moraliste, et d’attribuer à un homme en particulier les reproches qu’il adresse à l’humanité entière. Dans tous les cas, le mauvais vouloir qu’on lui témoignait à la cour devait suffire pour le rendre cher à ceux à qui la cour était odieuse, et c’était le grand nombre. Il est donc probable que l’opinion publique se déclara ouvertement pour lui dès ses premiers ouvrages[2], et l’on petit moire aussi que la faveur qu’elle lui témoignait nue fut pas étrangère à la décision que prit Claude de l’exiler en Corse.

Ce n’était pas tout d’avoir conquis la popularité, il fallait la garder. Lorsque après huit ans Sénèque revint à Rome, sa situation était bien changée ; il passait sans transition de l’exil au pouvoir, de proscrit il devenait un des hommes influents et bientôt un des ministres dirigeants de l’empire. Ces brusques vicissitudes ne sont pas d’ordinaire sans créer quelques embarras, et il est rare qu’en changeant de position, on n’ait pas à changer un peu de langage. Sénèque sut se tirer assez habilement de cette difficulté. La réserve qu’il avait montrée avant d’être un personnage officiel lui permettait, lorsqu’il le fut devenu, de ne pas désavouer ses anciens écrits. Quant aux nouveaux, il sut y conserver plus d’aisance et de liberté qu’on n’en pouvait attendre d’un homme d’État de l’empire. Tout préteur et consul qu’il était, il n’en resta pas moins un sage qui faisait des leçons à son siècle ; en même temps qu’il gouvernait les Romains, il continuait à leur prêcher la vertu. Or il entre dans le rôle des moralistes ne gronder toujours ; leur sévérité ne surprend personne, et on leur accorde la permission de dire des vérités qui blesseraient dans une autre bouche. Sénèque trouvait cette permission commode et il en usa. Si en sa qualité d’homme d’État il était tenu à une foule de ménagements, ses fonctions de philosophe l’autorisaient à parler quelquefois avec rudesse, et il se trouvait unir en lui les avantages du pouvoir et ceux de l’opposition. C’est ainsi qu’au moment même oh les devoirs de sa charge l’appelaient sans cesse au Palatin, il ne se gênait pas pour appeler la cour des rois une triste prison[3] ; il citait avec complaisance ce mot d’un homme auquel on demandait par quel miracle il était arrivé à la vieillesse quoiqu’il vécût dans l’intimité d’un prince, et qui répondit : En recevant des outrages et en remerciant[4]. Même dans son traité De la clémence, qui est dédié à Néron, et où il étale les sentiments d’un sujet soumis, il semble tenir pourtant à montrer par quelques saillies qu’il n’a pas tout à fait renoncé à la liberté de sa parole. C’est lé qu’il a mis ce mot amer contre le chef de la dynastie impériale, le dieu Auguste, dont on ne parlait qu’à genoux : Je ne puis appeler clémence ce qui n’est chez lui qu’une cruauté fatiguée[5]. Il tenait, on le voit,a concilier, au moins pour l’extérieur, les complaisances qu’on exigeait de l’homme d’État avec ce franc-parler qu’on attend d’un philosophe. Par cette conduite habile, tout en gagnant les amis nouveaux qu’on est toujours sûr d’acquérir quand on devient ministre, il sut ne pas perdre tout à fait ceux qui lui étaient venus avant sa puissance, parce qu’ils le soupçonnaient d’être un ennemi de la cour et qu’ils le voyaient victime de la colère de César.

Il était pourtant difficile que, dans cette haute position qui lui donnait tant d’occasions d’exciter l’envie et de faire des mécontents, il ne soulevât pas aussi d’ardentes inimitiés. Il avait des rivaux auxquels il a malheureusement fourni dans sa vie trop de prétextes pour l’attaquer. Ils devinrent si violents contre lui, surtout quand ils virent qu’ils pouvaient l’être sans danger et que sa puissance déclinait, qu’il fut forcé de leur répondre. Il le fit dans un de ses traités les plus curieux, où il excusait d’être riche, d’avoir un grand train de maison, des esclaves habiles à découper avec grâce, une femme qui portait à ses oreilles les revenus de plusieurs domaines[6], et de faire boire, dans ses festins, des vins plus vieux que lui. Après tout, leur disait-il, le sage n’est pas tenu, de se condamner à l’indigence. De même qu’un homme qui pourrait faire une route à pied aime mieux, quand il le peut, monter en voiture, de même le pauvre, s’il se présente quelque occasion de s’enrichir, la saisira ; et il fera bien, pourvu qu’il ne s’attache pas trop à sa fortune, qu’il se résigne d’avance à s’en passer, s’il la perd, et qu’il ne souffre pas qu’elle soit à charge aux autres ou à lui-même[7]. Un des passages les plus énergiques de cette apologie est celui où il soutient, contre les insinuations de ses détracteurs, que les sources de sa richesse sont pures, Le philosophe, dit-il, pourra posséder de grands biens ; à condition que ces biens n’aient été pris à personne, qu’ils ne soient pas souillés du sang des autres, qu’il ne les ait acquis ni par l’injustice ni par de sordides métiers, et que sa fortune ne fasse gémir que l’envie... Il n’éprouvera ni orgueil ni honte d’être riche ; il lui sera pourtant permis d’en tirer quelque vanité quand, ouvrant sa maison à ses concitoyens, il pourra leur dire avec assurance : Si quelqu’un trouve ici quelque chose qui lui appartienne, qu’il l’emporte ![8] C’était une réponse à ceux qui lui reprochaient de s’être enrichi par l’usure et d’avoir accepté des biens de proscrits.

On ignore quel fut le succès de cet ouvrage et s’il lui ramena ceux que sa fortune politique avait indisposés contre lui ; mais en supposant qu’ils n’aient pas été convaincus par ses arguments, qui en vérité ne sont pas toujours irréfutables, le malheur de ses dernières années et la fermeté de sa fin durent certainement les désarmer. Sa disgrâce, si courageusement supportée, lui rendit sans doute l’estime de ceux qui l’avaient abandonné et attacha davantage à lui ceux qui lui étaient restés fidèles. Elle ne fit pas de Sénèque un factieux ; ce rôle n’était pas dans sa nature : il était partisan convaincu du régime impérial, et il ne lui convenait pas de mal parler du prince dont il avait été le maître et la ministre. Aussi ne découvre-t-on pas dans ses derniers écrits d’attaque directe contre l’empereur, quoiqu’il soit possible d’en tirer des impressions très défavorables à l’empire. S’il ne prêche pas la révolte, il recommande au moins la retraite. Dans son traité Sur le loisir, il avait établi qu’il y a des circonstances où l’on peut sans crime s’éloigner des affaires publiques. Si l’État est trop corrompu pour pouvoir être guéri, s’il est aux mains des méchants, le sage ne perdra pas son temps en efforts inutiles et ne se dépensera pas sans succès[9]. Ce moment lui sembla venu après la mort de Burrhus ; il songea dès lois à se retirer. Pour rendre sa retraite plus irrévocable, il voulut aussi se séparer de sa fortune. Quand on veut se sauver d’un naufrage, disait-il, on doit commencer par jeter ses bagages à l’eau[10]. On sait qu’il offrit tous ses biens à l’empereur, mais que Néron ne voulut pas les accepter. Comme il craignait en le dépouillant d’augmenter sa popularité, il le condamna à rester riche. Sénèque fut réduit à an rendre pauvre lui-même. Il aime à nous, raconter qu’il loge au-dessus d’un bain public, qu’il se promène en charrette, qu’il couche sur la dure, qu’il mange de grand appétit le pain de son fermier ; et les lettres où il nous donne ces détails sont pleines de bonne humeur. On dirait vraiment qu’après une vie passée dans l’opulence il ait un jour découvert la pauvreté, et que cette découverte l’enchante. Il ne s’était pas douté jusque-là du nombre de choses inutiles dont l’habitude nous fait un besoin et qu’on pourrait si aisément supprimer[11]. Il est surpris et charmé de voir qu’on peut à la rigueur se délasser de ses fatigues sans se faire frotter de parfums, et qu’il n’est pas nécessaire, quand on voyage, d’être précédé d’une troupe de cavaliers numides et suivi de plusieurs mulets qui portent la vaisselle et les cristaux[12]. Ce nouveau converti, comme c’est l’usage, prêche tout le monde ; il ne cesse de conseiller la simplicité, la retraite, la fuite des raffinements et des délicatesses, la haine de l’opulence et le goût de la pauvreté. Ce droit chemin, dit-il, que j’ai connu si tard et après tant d’égarements, je veux le montrer aux autres. Je leur crie : évitez ce qui plaît au vulgaire, ce que le hasard nous donne ; quand vous rencontrez devant vous quelqu’un de ces biens inespérés, arrêtez-vous avant d’y toucher, plein de soupçon et de crainte. Songez à ces appâta dont on se sert pour attirer et perdre les animaux. Ce sont les présents de la fortune, dites-vous ; non, ace sont ses piéges. Si vous voulez vivre tranquille, déliez-vous de ces bienfaits trompeurs. Ils ont ceci de décevant que lorsqu’on croit les tenir, on est pris. Celui qui se laisse entraîner par eux est fatalement conduit à l’abîme, et la chute est toujours au bout de ces hautes fortunes[13]. Cette chute inévitable, il la prévoit et s’y prépare. Il sait quelle tin lui destine la haine de Néron, et que cette fin n’est pas éloignée. Il sait aussi que ses ennemis, heureux de l’avoir pris souvent en contradiction avec ses doctrines, l’attendent n ses derniers moments et comptent bien qu’ils auront alors le spectacle de quelque faiblesse ; il est décidé d ne pas leur donner la satisfaction qu’ils espèrent. Je vous le dis : ces disputes savantes, ces entretiens philosophiques, ces maximes puisées dans les livres des sages ne prouvent pas qu’on soit vraiment courageux. Combien de lâches qui parlent en gens de cœur ! c’est la façon dont meurt un homme qui montre ce qu’il vaut. Eh bien ! j’accepte pour moi cet arrêt ; je ne crains pas d’être jugé sur ma mort[14]. C’était un engagement qu’il prenait d’avance ; il l’a tenu, et sa mort, comme il l’annonçait, a honoré sa vie. Si l’on a pu reprocher à ses derniers moments un peu d’apprêt et de solennité, c’est que de longue main il s’était étudié à bien mourir ; c’est aussi qu’il se savait observé, sous l’œil des jaloux et des envieux, et qu’il n’ignorait pas que le public écoutait les paroles qu’il semblait n’adresser qu’à sa femme et à ses amis. Tacite nous apprend qu’elles furent publiées comme elles étaient sorties de sa bouche[15], et tous les honnêtes gens durent les lire avec avidité. Sa philosophie a profité de l’intérêt qu’excitaient ses malheurs, et il faut certainement placer les vicissitudes de sa destinée, la tristesse de sa fin après l’éclat de sa vie, parmi les causes qui ont donné tant de popularité à ses ouvrages.

 

— II —

Ce qui explique encore mieux l’effet qu’a produit son enseignement, c’est la manière dont il était donné. On a vu que la philosophie avait alors deux façons de se répandra, l’une plus populaire, la prédication, l’autre plus discrète et plus intime, la direction. Sénèque pratiquait surtout la seconde. Il avouait sans doute que la prédication n’était pas inutile[16]. La philosophie, étant faite pour tout le inonde, doit recruter des disciples même parmi les esprits indifférents et mal disposés. Puisqu’ils ne viennent pas à elle, il faut bien qu’elle aille les trouver, qu’elle les surprenne par des coups d’éloquence et leur donne le désir de la connaître. Cet enseignement brillant et général est donc nécessaire, il ouvre les voies à l’autre, Sénèque le reconnaît ; tout lui semble bon pour faire naître les vocations philosophiques. Il approuve même les cyniques qui arrêtaient les gens dans les rues et endoctrinaient les passants[17], mais tout en les approuvant, il ne voulait pas les imiter. Il ne se sentait aucun goût pour ces grandes assemblées que les succès de Fabianus avaient mises à la mode ; elles contenaient trop d’oisifs et de curieux, trop d’amateurs de beau langage, qui apportaient leurs tablettes pour y noter soigneusement les belles expressions de l’orateur. Il était indigné de les voir à chaque phrase admirer, applaudir, trépigner d’enthousiasme. Quelle honte pour la philosophie, disait-il, de quêter ainsi les applaudissements ! le malade fait-il des compliments au médecin qui l’ampute ? Je ne veux entendre d’autres cris que ceux de la douleur quand je presserai vos vices... Que je plains l’insensé qui sort heureux de son école quand il est reconduit par les acclamations d’une multitude ignorante ! le beau triomphe de recevoir, des éloges de ceux à qui l’on n’en peut pas donner ![18] En réalité, ces philosophes de la chaire — cathedrarii philosophi[19] — lui semblaient trop souvent des charlatans. Il trouvait aussi qu’il y a quelque danger à rassembler des auditoires trop nombreux. On sait qu’il avait horreur de la foule et qu’il croyait les hommes beaucoup plus mauvais réunis qu’isolés. Il y a des convalescents, dit-il, tellement affaiblis par le mal, qu’ils ne peuvent prendre l’air sans accident : nous sommes de même, nous dont les âmes se remettent n peine d’une longue maladie. Il nous est nuisible de trop vivre avec la multitude. Chacun de ceux que nous fréquentons nous communique ouvertement ses vices, ou les insinue en nous à notre insu, et plus la foule est nombreuse, plus le péril est grand[20].

Il était naturel qu’avec ces sentiments il ne voulût admettre auprès de lui qu’un petit nombre de disciples. Comme il ne tenait pas à en avoir beaucoup, il les voulait choisis. Non seulement il n’allait pas au-devant des indifférents et ne trouvait pas digne de lui d’imiter ces archers qui lancent beaucoup de flèches au hasard, espérant que quelqu’une dans le nombre atteindra le but[21], mais il ne se livrait pas du premier coup à tous ceux qui venaient réclamer ses leçons. Avant de les accueillir, il les éprouvait, et il ne se fiait pas volontiers aux premières marques de repentir. Un jour que Lucilius lui recommandait un homme qui paraissait regretter beaucoup les désordres de sa vie passée : Attendons pour le juger, lui répondait-il, d’avoir la preuve qu’il a définitivement rompu avec ses vices : ils ne sont encore qu’en délicatesse[22]. Il connaît, on le voit, ces résolutions fugitives qu’on forme aux heures de mécompte et d’ennui ; il n’est pas dupe de ces injures qu’on dit au plaisir quand on en est fatigué, de ces promesses qu’on fait de renoncer pour toujours à l’ambition, parce qu’elle nous a trompés une fois. Ce sont des querelles d’amoureux[23], qui ne durent pas, et ne servent, selon le mot de Térence, qu’à rendre l’amour plus vif. II lui faut pour disciples des gens plus décidés, et qui soient sincèrement résolus à changer de vie. Il les préfère jeunes, afin qu’ils n’aient pas eu le temps de s’enraciner dans le mal : nous le voyons s’excuser, dans une lettre, d’avoir, comme il dit, un pupille de quarante ans[24]. Il les prend d’ordinaire parmi les gens du monde ; tous ceux dont le nom est venu jusqu’à nous paraissent avoir été riches et puissants. Il n’était pas sans doute de ces sages qui excluent systématiquement les pauvres gens de la philosophie et la réservent pour les grands seigneurs comme un privilège. Il disait au contraire qu’elle n’a de préférence ni d’aversion pour personne, et que, comme le soleil, elle luit pour tout le monde[25]. Il proclamait que la vertu quitte souvent les palais pour s’enfermer dans les maisons les plus humbles[26], et qu’on ne la trouve pas seulement chez les chevaliers, mais chez les affranchis et les esclaves. Que sont ces noms d’esclaves, d’affranchis, de chevaliers ? disait-il, des mots imaginés par l’ambition ou l’injustice. Il n’est pas de coin sur la terre d’où l’on ne puisse s’élancer vers le ciel[27]. Mais quoiqu’il reconnaisse ainsi l’égalité de tous les hommes devant la science et la vertu, on voit bien que ce n’est pas pour les esclaves ou pour les pauvres que ses traités sont écrits. Il y donne des conseils qui ne leur conviendraient guère, et les défauts qu’il y reprend avec le plus d’énergie leur sont tout à fait étrangers. Il attaque, par exemple, les gens qui possèdent d’immenses domaines et qui ont la manie d’y construire sans cesse de nouvelles villas. Quand cesserez-vous, leur dit-il, de vouloir qu’il n’y ait pas un lac qui ne soit dominé par vos maisons de campagne, pas un fleuve qui ne soit bordé de vos édifices somptueux ? Partout où jaillissent des sources d’eau chaude, vous vous empressez d’élever de nouveaux asiles pour vos plaisirs ; partout où le rivage forme une courbe, vous voulez fonder quelque palais, et ne vous contentant pas de la terre ferme, vous jetez des digues dans les flots pour faire entrer la mer dans vos constructions. Il n’est pas de pays où l’on ne voie resplendir vos demeures, tantôt bâties au sommet des collines, d’où l’œil se promène sur de vastes étendues de terre et de mer, tantôt élevées au milieu de la plaine, mais à de telles hauteurs que la maison semble une montagne[28]. Il reprend avec la même vigueur tons cos raffinements que le luxe ne cessait d’imaginer autour de lui, ces viviers que la gourmandise a construits pour n’avoir rien à craindre des tempêtes, pour posséder, au milieu des flots courroucés, des ports tranquilles où elle puisse engraisser les poissons qu’elle préfère[29], ces salles de festins qui changent de décoration à chaque service, cos machines qui lancent à une limiteur prodigieuse des jets d’eau safranée et les font retomber sur les convives en vapeur odorante[30] ; et ces inventions qui ne dataient que de la veille, ces pierres transparentes, placées devant les fenêtres, qui arrêtent l’air et laissent passer la lumière, ces tuyaux cachés dans le mur, qui portent aux appartements qu’ils traversent une chaleur égale et douce[31] ; puis ces légions d’esclaves distribués d’après leur pays et leur couleur[32], ces serviteurs de toute sorte qui s’épuisent pour rassasier un seul estomac, ces mets exquis, ces huîtres, ces coquillages recherchés, ces champignons poison délicieux, tous ces repas fins dont les suites sont ordinairement si funestes et qui lui font dire spirituellement : Ne vous étonnez pas que nous ayons tant de maladies, nous avons tant de cuisiniers ![33] Ces défauts si vivement décrits sont de ceux que tout le monde ne peut pas se permettre, et il serait fort inutile d’essayer d’en corriger les pauvres gens. Ce n’est pas non plus à eux qu’il songe quand il se moque de ces personnes qui font de la nuit le jour et ne commencent à ouvrir leurs yeux appesantis par les débauches de la veille qu’après que le soleil s’est couché[34] ; quand il raille ces petits-maîtres, uniquement occupés de leur toilette, qui tiennent conseil avec un barbier devant un miroir et qui aimeraient mieux voir le trouble dans l’État que dans leur chevelure[35] ; quand il nous dépeint les agitations stériles des désoeuvrés, qui les font ressembler aux fourmis, lorsqu’elles montent en toute hâte au sommet d’un arbre pour en descendre aussitôt[36]. Ce sont là des travers de grands seigneurs qui ont du temps et de l’argent à perdre ; des excentricités d’hommes du monde qui veulent se mettre à la mode en se singularisant, qui savent qu’on ne remarque plus les gens qui ont des maîtresses ou qui se ruinent, tant ils sont nombreux, et que dans une ville si affairée, pour faire parler de soi, il faut imaginer des extravagances[37].

On comprend du reste que Sénèque s’adressât de préférence aux gens du monde et aux grands seigneurs : il avait toutes les qualités nécessaires pour réussir auprès d’eux. Les historiens, même les moins bien disposés pour lui, rendent hommage aux agréments de son esprit et aux grâces dont il savait parer la sagesse[38]. Il avait fréquenté de bonne heure la plus haute société de Rome ; dès le règne de Caligula, nous le trouvons intimement lié avec les sœurs de l’empereur, qui étaient des personnes d’esprit et dont l’une écrivit des mémoires. Il vivait dans ces réunions agréables où l’on allait oublier les misères du temps présent et dire en cachette un peu de mal de l’empereur, pour se consoler des éloges qu’on était forcé de lui prodiguer en public. Il connaît le monde à merveille, et tout en s’y plaisant beaucoup, il n’en est pas dupe. Il sait combien les dehors y sont trompeurs, que de haines et de rivalités s’y cachent sous ces airs de bienveillance générale, et les combats qui s’y livrent sans cesse entre les intérêts et les vanités. Il la compare à ces écoles de gladiateurs où de pauvres esclaves apprennent en vivant ensemble à se tuer les uns les autres[39]. On a souvent fait remarquer combien la connaissance du cœur humain a dû faire de progrès dans cette vie commune où chacun n’est occupé qu’à observer son voisin pour abuser de ses qualité ; ou profiter de ses défauts. C’est à cette école que Sénèque est devenu si habile dans l’étude des caractères et l’analyse des passions. Ses ouvrages sont pleins de réflexions délicates et d’observations profondes qu’il n’a pas tirées des livres, et l’on voit en les lisant que la pratique du monde lui a été aussi utile pour les composer que l’étude de Chrysippe et de Zénon.

Ce ne sont en général que des entretiens, et le nom de dialogues que les manuscrits leur donnent leur convient assez, quoique d’ordinaire il y garde seul la parole : Comme il arrive quand on cause, il n’y est jamais entièrement l’esclave de son sujet, et ne s’astreint pas à suivre un ordre bien régulier. Il craindrait de paraître pédant s’il était trop méthodique, et il a horreur du pédantisme. Il s’étend volontiers sur les parties qui lui plaisent, au risque de négliger les plus utiles. Les réflexions spirituelles, les agréments de détail lui font aisément oublier l’ensemble. Comme il a la tête pleine de souvenirs et d’anecdotes qu’il tient des gens qu’il a fréquentés, et qu’il connaît toutes les histoires de la cotir d’Auguste et de Tibère, il s’arrête à les raconter avec complaisance, même quand le sujet qu’il traite ne comporte pas ces lenteurs. Après avoir reconnu lui-même, en commençant le cinquième livre du traité Des bienfaits, qu’il n’a plus rien à dire et que la matière est épuisée, il n’en continue pas moins pendant trois livres encore, pour le plaisir de présenter quelques observations ingénieuses et de faire quelques récits piquants. Sénèque parle quelque part de ces conversations de gens d’esprit où l’on passe si aisément d’un sujet à un autre, où l’on touche à tout sans épuiser rien[40]. C’est bien un peu ce qu’il fait dans ses ouvragés. Il va rarement au fond, des questions qu’il étudie et ne s’interdit jamais les digressions. Il cherche surtout à présenter ses idées avec ces expressions vives et ce tour spirituel qui font accepter la morale aux gens du monde. J’en ai déjà donné plus d’un exemple dans les citations que je viens de faire, et il me serait facile de lès multiplier. C’est ainsi qu’il disait des ambitieux qu’ils se donnent beaucoup de mal pour se faire une belle épitaphe[41] ; il définissait les coureurs d’aventures galantes des gens auxquels il suffit pour qu’une femme leur plaise qu’elle soit à un autre[42] ; il raillait agréablement la toilette des dames de son temps, leurs parles, leur fard, leurs pommades, et cette façon de se mettre qui faisait qu’elles n’étaient pas beaucoup plus nues quand elles n’avaient plus de vêtement[43] ; il disait des coquettes qu’elles ne semblent prendre un mari que pour provoquer les galants[44]. Ces traits malins, qui se trouvent à chaque pas chez Sénèque, sont de Peux qu’in homme d’esprit rencontre dans le feu de la conversation et qui font la fortune d’un entretien. Il devait être, lui aussi, comme ce Pedo Albinovanus dont il nous fait l’éloge, un charmant causeur[45], et c’est ce qui lui avait sans doute donné tant de réputation dans le beau monde de Rome : il cause encore en écrivant. Je veux, disait-il à Lucilius, que mes livres ressemblent à une conversation que nous aurions tous les deux[46]. n N’oublions jamais en le lisant que ses ouvrages ont été phit0t ; parlés qu’écrits ; figurons-nous, pour être sûrs de,le comprendre, que nous l’entendons causer, que c’est son enseignement oral, que c’est sa parole qu’il nous a laissée dans ses livres, et si elle nous touche encore, toute glacée qu’elle est par le temps, songeons à l’effet qu’elle devait produire quand elle était vivante et animée par cet accent de conviction qui lui faisait dire : Sachez que tout ce que je vous dis, non seulement je le pense, mais je l’aime[47].

 

— III —

L’enseignement de Sénèque, tel qu’il nous apparaît surtout dans ses lettres morales, ne devait pas être très étendu. Il affecte de mépriser les arts libéraux, que ses contemporains étudiaient avec tant de passion. La géométrie, l’arithmétique, l’astronomie, lui semblent médiocrement utiles. La musique enseigne comment des voix graves et aiguës peuvent s’accorder ensemble et produire une harmonie agréable : ne vaut-il pas mieux apprendre comment on peut établir l’accord dans notre âme ? Quand on a suivi les leçons d’un grammairien et que l’on con adit l’art de bien parler, est-on plus capable de gouverner sa volonté et de maîtriser ses passions ? C’est pourtant la science véritable, et celui qui l’ignore ne sait rien[48]. La philosophie fait profession de l’enseigner ; il faut donc lui réserver tout son temps, chasser tout le reste et livrer son âme à elle seule[49]. Mais, dans la philosophie même, il est bon de choisir ; tout n’en est pas également nécessaire, et on l’a étendue sans mesure et sans profit. Sénèque ; qui se donne pour un disciple des stoïciens, n’a pas recueilli leur héritage entier. Des trois parties dans lesquelles ils divisent la philosophie, il en néglige deux, la physique et la logique, ou, s’il lui arrive de s’arrêter sur elles un moment, il se le reproche et en demande pardon. Quand il s’agit de porter secours à des malheureux, de consoler des naufragés, des malades, des pauvres, des gens qui ont la tête sous la hache[50], on a vraiment bien autre chose à faire que de s’occuper de la matière et de la cause, ou de chercher si le bien est un corps. Le philosophe qui, dans ces moments critiques où tant de gens réclament ses leçons, s’amuse à ces recherches oiseuses, ressemble à ce condamné de Caligula qui jouait aux échecs en attendant que le centurion vînt le mener au supplice.

Sénèque veut donc borner toute la philosophie à la morale. On s’est trop égaré dans des chicanes de mots, dans des disputes captieuses qui n’exercent qu’une vaine subtilité. Avons-nous donc du temps de reste ? Savons-nous vivre ? Savons-nous mourir ?[51] Le sage est celui qui sait la vie et qui l’apprend aux autres, artifex vivendi. - Cette définition est faite pour lui, et l’on peut dire en ce sens que personne ne mérite mieux d’être appelé un sage. — Il veut de plus que cette science de la vie on l’enseigne d’une manière vivante. Il y a des philosophes dont le seul souci est d’établir les fondements sur lesquels repose la morale, d’autres qui se contentent de donner quelques principes généraux de conduite sous une forme courte et sèche, pensant que les conclusions s’en déduiront sans peine. ; cette méthode n’est pas la sienne. Il néglige les discussions théoriques sur le souverain bien, il ne cherche pas à formuler des dogmes ; il court à l’application : il veut enseigner au mari comment il duit se comporter avec sa femme, au père comment il élèvera ses enfants, au maître comment il faut gouverner ses esclaves[52]. Des principes sèchement présentés peuvent suffire à convaincre l’esprit ; il faut plus d’efforts quand on veut ébranler le coeur. Si l’on cherche à produire un effet durable, il convient de redoubler-les coups. De là ces répétitions qu’on remarque dans ses écrits, ces diverses formes qu’il donne volontiers à la même idée, et qui ont quelquefois choqué les critiques. Le principe entre ainsi pou à peu dans l’âme[53] : à chaque fois il s’y enfonce davantage, et finit si bien par s’y établir qu’il n’en peut plus être arraché.

La morale que Sénèque enseigne à ses disciples frappe d’abord par ses côtés sévères, et c’est un lieu commun de prétendre qu’elle dépasse les forces de l’humanité. Il exige qu’on se détache de ses biens, qu’on s’attende et qu’on se résigne à tout, qu’on supporte tous les malheurs, toutes les peines sans émotion, et qu’on regarde comme indifférentes la misère, la souffrance et la mort. C’était demander beaucoup à des gens du monde auxquels s’adressaient ses leçons, et l’on a d’abord quelque peine à comprendre qu’ils n’aient pas été rebutés par ces exigences ; mais quand on regarde de plus prés, on s’aperçoit que cette morale, dont les principes paraissent si rigoureux, est plus accommodante dans la pratique. Elle cède de bonne grâce aux circonstances, et transige, quand il le faut, avec les nécessités de la vie. Comme elle sait qu’elle n’obtiendra pas tout ce qu’elle réclame, elle prend le sage parti de se contenter de ce qu’on voudra bien lui donner. Dans la même lettre où Sénèque blâme durement un père de pleurer son fils qu’il a perdu, il avoue pourtant qu’il n’est pas toujours possible d’être le maure de sa douleur : Il y a des mouvements indépendants de la volonté ; les larmes échappent à ceux mêmes qui s’efforcent de les retenir et soulagent le cœur en se répandant. On peut donc les laisser couler à la condition qu’elles soient naturelles et non forcées, permittamus illis cadere, non imperemus[54]. C’est un homme de bon sens qui parle ainsi, ce n’est plus tout à fait un stoïcien. On retrouve le même esprit dans les conseils qu’il donne sur la manière de vivre. Il a l’air de regretter beaucoup l’âge d’or et le temps où l’on habitait dans de pauvres cabanes : Le chaume couvrait alors des hommes libres ; sous nos lambris de marbre et d’or habite aujourd’hui la servitude[55]. En attendant qu’on revienne à ce temps heureux, il trouve bon qu’on règle ses dépenses, qu’on vive de peu. Il recommande quelques abstinences volontaires qui prouvent au corps que l’âme le tient sous sa dépendance, mais il ne fait pas une nécessité de pousser les choses à l’extrême. 1l sait qu’il y a des situations qui demandent un certain luxe et ne veut pas forcer un grand soigneur à vivre tout à fait comme un cynique. Évitez, leur dit-il, un extérieur trop négligé, une chevelure en désordre, une barbe hérissée ; n’ayez pas l’air de ne pouvoir souffrir l’argenterie ; ne couchez pas sur la terre... C’est par l’âme qu’il faut différer des autres ; par les dehors on peut leur ressembler. Pas de vêtement qui éblouisse les yeux, mais pas de vêtement non plus qui les choque ; n’ayons pas de vaisselle incrustée d’or massif, mais ne croyons pas qu’il soit nécessaire, pour prouver notre frugalité, de bannir l’or et l’argent de chez nous. Travaillons à vivre mieux que tout le monde, et non à vivre autrement[56]. Il va même très loin dans les permissions qu’il accorde : un jour qu’il veut guérir un mélancolique, il lui conseille de se bien traiter de temps en temps et même, s’il le faut, de noyer ses soucis dans le vin, usque ad ebrieiatem veniendum[57]. Caton le faisait bien ; et qui oserait blâmer Caton ?

Il nous semble que Sénèque devait être un peu plus gêné quand il avait à donner des préceptes au sujet des biens de la fortune. La morale stoïcienne était à cet égard très sévère ; le sage devait n’en faire aucun cas malheureusement Sénèque était suspect de ne pas les dédaigner. Il possédait, dit-on, trois cents millions de sesterces (60 millions de francs), et plusieurs de ses disciples devaient être presque aussi riches que lui. On a vu qu’ils appartenaient tous an grand monde de Rome ; ce n’étaient pourtant pas, en général, des nobles d’ancienne race dont l’incurable orgueil avait été froissé par le succès rapide de ce provincial ; ils sortaient plutôt de cette seconde noblesse que le mérite personnel et le séjour dans les emplois publies formaient au-dessous de la première : c’étaient des officiers, comme Serenus, des procurateurs impériaux, comme Lucilius, des fermiers de l’impôt, des administrateurs de Patinette, de cos gens instruits et intelligents qui s’étaient enrichis dans des charges de finance. Comme ils devaient surtout leur importance à tours richesses, il n’était pas aisé de leur prêcher la pauvreté. Sénèque a su se tirer assez habilement de cette difficulté. Il ne leur commande pas tout à fait de quitter leurs biens, mais seulement de n’y pas être trop attachés : il faut être prêts à les perdre et savoir s’en passer si le hasard nous en prive, mais rien n’empêche, en attendant, de les conserver et de s’en servir. C’est le propre d’un esprit bien faible, dit-il, de ne pas savoir supporter sa fortune[58] ; un esprit vigoureux la méprise et en jouit. Et ailleurs : Le sage n’aime pas les richesses, mais il les préfère ; il ne leur ouvre pas son coeur, mais il les reçoit dans sa maison ; il en modère l’usage, mais il ne les rejette pas. Il les remercie même de lui fournir une occasion de plus d’exercer sa vertu[59]. Il n’y a rien en effet d’extraordinaire à témoigner un grand mépris pour la fortune quand en n’a rien ; le mérite consiste à la dédaigner lorsqu’on la possède : d’où il résulte qu’il est utile de la garder pour s’exercer à n’y pas tenir. Cette conclusion devait tout à fait convenir à ces banquiers opulents qui souhaitaient bien devenir des sages, mais voulaient en même temps rester riches. On a donc exagéré les rigueurs de la morale de Sénèque : Les principes stoïciens, on vient de le voir, y sont souvent adoucis par des tempéraments habiles. Si quelquefois il les présente dans toute leur âpreté, c’est qu’il est sûr de pouvoir le faire sans rebuter ses disciples. Quelques-unes des vertus qu’il exige d’eux, et qui nous semblent les plus difficiles à pratiquer, étaient alors des vertus obligées ; la nécessité en faisait encore plus un devoir que la philosophie. Songeons qu’il écrivait sous Néron, et pour des gens qui, comme il le dit lui-même, avaient la tête sous la hache. Ils n’ignoraient pas qu’ils pouvaient être à chaque instant dépouillés de leurs biens, aussi n’étaient-ils pas surpris qu’on leur conseillât de s’en détacher. Ces grandes catastrophes auxquelles ils assistaient, et dont ils se sentaient toujours menacés, les avertissaient encore mieux que les conseils des sages de se tenir prêts d’avance à tout supporter. L’exil et la mort étaient devenus alors des accidents si ordinaires et si prévus, qu’on ne s’étonnait pas trop d’entendre dire que ce n’étaient même pas des malheurs[60]. On ne trouvait là ni exagérations ai paradoxes, comme il nous le semble aujourd’hui, mais des leçons parfaitement appropriées à cette terrible époque, les seules qu’il fût utile de donner aux contemporains de Caligula ou de Néron. C’est ainsi que Sénèque, qui était sûr de gagner des disciples par sus ménagements, ne risquait pas de les perdre par ses sévérités. Il produit quelquefois l’effet d’un déclamateur qui prône des vertus chimériques et parle pour les habitants de quelque république idéale ; c’est une grande erreur : personne au contraire ne s’est mieux accommodé à son temps. Ses préceptes, sévères ou tempérés, convenaient entièrement aux gens auxquels il s’adressait, et l’on peut dire que ce rapport de sentiments et d’opinions entre le maître et les disciples fut la raison principale du succès qu’obtint son enseignement.

Ajoutons que l’enseignement plaisait à Sénèque et qu’il en avait toujours en le goût. Si j’aime à savoir, disait-il, c’est pour apprendre aux autres[61]. Agrippine le connaissait bien, quand elle le fit revenir de l’exil pour lui confier l’éducation de son fils : c’étaient les fonctions qui lui convoitaient le mieux et qui lui plaisaient le plus ; même quand il fut au pouvoir et qu’il aida l’empereur à gouverner le monda, il aimait à diriger en secret quelques âmes d’élite. C’est ainsi que Fénelon, pendant qu’il élevait l’héritier du trône, s’était fait jusque dans Versailles un troupeau choisi qui se conduisait par ses conseils. On sait que l’empire absolu qu’il avait su prendre sur ces gens distingués et l’affection qu’ils lui témoignaient finiront par porter ombrage au grand despote, qui ne souffrait aucun pouvoir à côté du sien. Il n’est pas impossible non plus que ces disciples dévoués que Sénèque s’était faits, et qui l’écoutaient comme un oracle, n’aient déplu au Palatin. Il avait su leur inspirer l’attachement le plus vif, et nous savons que l’un d’eux, Lucilies, avait grand’peine à s’empêcher de pleurer quand il se séparait de lui[62]. Les faiblesses de sa vie ne nuisaient pas autant qu’on peut le croire à l’effet de sa parole. Quelques personnes trouvaient sans doute fort singulier qu’on prêchât la pauvreté et la retraite quand on possédait 60 millions et qu’on vivait dans une cour ; mais Sénèque, après tout, ne s’était jamais donné pour un modèle. Je ne suis pas un sage, dit-il partout[63]. Loin qu’il se prétende parfait, il avoue qu’il n’est pas même un homme supportable[64]. On ne peut pas l’accuser au moins de mensonge et de vanité ; ces leçons qu’il donne aux autres il en prend sa part, il se met parmi ceux qui ont besoin qu’on les gronde et qu’on les corrige. Quand je parle de la vertu, dit-il, ce n’est pas de moi que je veux parler ; quand je reprends les vices, c’est moi que je reprends[65]. Cette franchise était habile ; il est possible que, loin de lui nuire, elle ait quelquefois servi au succès de son enseignement. Les sages accomplis, qui planent au-dessus de l’humanité, sont pour elle un grand sujet de surprise et d’admiration, mais comme leur perfection même les sépare du reste des hommes, ils ne parviennent pas toujours à les toucher. On sentait nu contraire que Sénèque avait souffert des maux qu’il voulait guérir ; l’expérience personnelle le rendait habile à les traiter, et le regret de ses erreurs passées donnait à soi ; exhortations des accents plus persuasifs. C’est ainsi que chez les chrétiens ceux qui savaient le mieux convertir les pécheurs étaient d’anciens pécheurs eux-mêmes, dont le coeur était encore plein de tempêtes, et qui avaient traversé les passions dont ils voulaient corriger les autres.

Rien ne serait plus aisé, grâce aux lettres qui nous restent de Sénèque, que de le mettre aux prises avec un de ses disciples chéris, Lucilius ou quelque autre, et de montrer de quelle manière adroite il s’emparait d’eux et les dirigeait. Quand il avait gagné quelque âme, il ne lui ménageait pas les avis et les leçons ; il descendait aux moindres détails, il avait des conseils pour toutes les situations de la vie, il réglait les soins à donner au corps, il indiquait les livres qu’il fallait lire et la meilleure manière d’occuper les journées. C’était un conseiller zélé qui ne quittait plus d’un pas ceux qui s’étaient mis sous sa direction[66]. Il leur distribuait des consultations morales datas les circonstances délicates. Le traité De la tranquillité de l’âme est précédé d’une lettre d’un de ses disciples, Annæus Serenus, commandant des Vigiles, qui était fort avant dans les faveurs de Néron. C’est une confession véritable : Serenus découvre à son maître, comme à un médecin, l’état dans lequel il se trouve, état plus douloureux que grave, et qui n’est ni la maladie ni la santé[67]. Je vais vous dépeindre ce que j’éprouve, lui dit-il, vous m’apprendrez le nom du mal dont je suis atteint. Ce mal que nous connaissons bien, et que nous croyions d’hier, Sénèque, après Serenus, le décrit en traits profonds et saisissants. C’est un mélange inexplicable d’énergie et de faiblesse, d’ambition et d’impuissance, une succession rapide d’espérances indéfinies et de découragements sans motif ; lest un ennui dévorant, un mécontentement des autres, un dégoût de soi-même qui ne nous laisse pas rester en place et finit par nous rendre tout odieux ; le monde semble monotone, la vie parait uniforme, les plaisirs fatiguent, les moindres peines épuisent, et cette vague tristesse devient à la fin si lourde, qu’on songe à y échapper par la mort. C’est ce qu’un moraliste de nos jours appelle le spleen antique, qui ressemblait beaucoup au spleen d’aujourd’hui. Si à ces angoisses d’une âme qui se dévore elle-même se mêlaient encore des peines d’amour inconnues de l’antiquité, nous oserions dire que Sénèque a voulu éclairer et consoler un Werther ou un René romain[68]. Rien ne nous fait mieux connaître que ce traité l’enseignement de Sénèque. En le lisant, nous croyons assister à ses leçons, nous pénétrons dans cette intimité philosophique ; nous saisissons au vif les inquiétudes, les scrupules des élèves, la sagesse insinuante du maître, et il nous devient aisé de comprendre quels effets salutaires ou fâcheux cette direction devait produire sur des Aines préparées à la bien recevoir. Il est surtout une réflexion qu’on ne peut s’empêcher de faire, quand on lit le traité de Sénèque et la lettre qui le précède : on y voit que Serenus a subi entièrement l’empreinte du maître. Il s’exprime comme lui, il recherche les traits fins et piquants[69] ; Il n’est pas exempt non plus d’une certaine emphase[70] : c’est tout à fait la manière et le style de Sénèque. Aussi se demande-t-on si l’imitation s’est arrêtée là. Cette maladie que Serenus se découvre en s’étudiant et dont il veut savoir le nom, n’est-ce pas aussi de son maître qu’il la tient ? Sénèque eu indique les remèdes les plus efficaces, il fait tout ce qu’il petit pour la guérir, mais est-il sûr qu’il ne l’ait pas aidée à naître ? A la façon dont il la décrit et l’analyse, on voit qu’il la connaît à merveille : il montre très bien à Serenus que ce qui lui manque surtout, c’est la tranquillité intérieure, c’est-à-dire cette situation heureuse où l’âme, vivant en paix avec elle-même et sachant apprécier les biens dont elle jouit, goûte une joie que rien n’altère et se maintient dans un état paisible, sans jamais s’élever ni s’abattre[71]. Cette qualité si bien définie, Sénèque, dans sa vie agitée, ne l’a guère mieux connue que Serenus, et, ce qui est plus grave, il me semble que ses leçons ne la donnaient pas. Son enseignement apprenait à marcher vers la vertu par saccades plus que d’un pas régulier ; il excitait et transportait par moments ; il rendait capable de braver la mort quand on était en face d’elle, mais il ne devait pas donner cette pleine possession de soi -même, cette égalité d’humeur et d’esprit, cette fermeté froide et sûre qui ne se démentent jamais. C’est ce que ne confirme que trop la vie orageuse de Serenus. Sénèque nous dit qu’il avait une âme ardente et qui prenait feu facilement[72]. L’injustice le révoltait, et quand on racontait devant lui les outrages dont Caton avait été abreuvé, il ne pouvait se contenir[73]. Mais nous savons aussi que cette ardeur ne se soutenait pas ; il n’a pas plus que Sénèque résisté à la contagion de la cour ; il a consenti à servir les amours de Néron pour l’affranchie Acté. Il feignait d’être amoureux d’elle, dit Tacite, pour qu’elle eût l’air de recevoir de lui les présents que lui donnait l’empereur[74]. Il faut avouer que ce métier ne convenait guère à un philosophe.

Ce fut donc le caractère de l’enseignement de Sénèque de n’être ni très étendu, ni surtout entièrement efficace. Ses leçons, nous l’avons vu, ne s’adressaient pas à tout le monde, elles étaient faites principalement pour les riches et les lettrés. Rien n’était plus loin de sa pensée que de créer une sorte d’Église large et populaire qui pût recueillir et garder la masse flottante des esprits en quête de croyances précises. Quoiqu’il ait été entouré de disciples dévoués, il n’a pas formé d’école. Sur ces disciples eux-mêmes, si restreints, si choisis, son action ne devait être qu’incomplète. Sa philosophie hésitante ne contient pas la solution définitive des grands problèmes que la raison se pose ; sa morale n’est ni assez forte, ni assez sure pour mettre le coeur à l’abri des orages de la vie. Sa parole enflammée pouvait causer chez ceux qui l’écoutaient une sorte d’émotion fébrile, elle ne leur donnait pas un aliment qui pût leur suffire. Elle mettait les esprits en mouvement sans être tout à fait capable de les fixer. Aussi n’a-t-il pas travaillé pour lui : les âmes qu’il excitait sans les satisfaire ont cherché à se contenter ailleurs, et c’est une autre doctrine que la sienne qui a profité de son enseignement.

 

 

 



[1] C’est du moins l’opinion de Juste Lipse, et elle me semble assez probable.

[2] Suétone constate le succès qu’obtinrent ses écrits à ce moment : Senecam tum maxime placentem (Caligula, 53).

[3] Sénèque, De ira, III, 15, 3.

[4] Sénèque, De Ira, II, 33, 2.

[5] Sénèque, De clementia, I, 14. Il est vrai qu’il ne rabaisse la clémence d’Auguste que pour exalter celle de Néron. En somme, ici, l’épigramme contre le souverain mort n’est qu’une flatterie pour l’empereur vivant.

[6] Sénèque, De vita beata, 17, 2. Il veut sans doute parler non pas de poulina, mais de sa première femme qu’il venait alors de perdre.

[7] Sénèque, De vita beata, 23, 4.

[8] Sénèque, De vita beata, 23, 2.

[9] Sénèque, De otio, 3, 3.

[10] Sénèque, Lettres, 22, 12.

[11] Sénèque, Lettres, 87, 1.

[12] Sénèque, Lettres, 123, 7.

[13] Sénèque, Lettres, 8, 8.

[14] Sénèque, Lettres, 26, 6.

[15] Tacite, Annales, XV, 63.

[16] Sénèque, Lettres, 38, 1.

[17] Sénèque, Lettres, 29, 2.

[18] Sénèque, Lettres, 52, 9.

[19] Sénèque, De brev. vitæ, 10, 1.

[20] Sénèque, Lettres, 7, 2.

[21] Sénèque, Lettres, 29, 2.

[22] Sénèque, Lettres, 119, 8.

[23] Sénèque, Lettres, 22, 10.

[24] Sénèque, Lettres, 25, 1.

[25] Sénèque, Lettres, 44, 2.

[26] Sénèque, Lettres, 74, 28.

[27] Sénèque, Lettres, 31, 11.

[28] Sénèque, Lettres, 89, 21.

[29] Sénèque, Lettres, 90, 7.

[30] Sénèque, Lettres, 90, 15.

[31] Sénèque, Lettres, 90, 25, et De provid., 4, 9.

[32] Sénèque, Lettres, 95, 24.

[33] Sénèque, Lettres, 95, 23.

[34] Sénèque, Lettres, 122, 2.

[35] Sénèque, De brevit. vitæ, 12, 3.

[36] Sénèque, De tranq. animi, 12, 3.

[37] Sénèque, Lettres, 123, 14.

[38] Tacite, Annales, XIII, 2.

[39] Sénèque, De ira, II, 8, 2.

[40] Sénèque, Lettres, 86, 9.

[41] Sénèque, De brevit. vitæ, 20, 1.

[42] Sénèque, De ira, II, 28, 7.

[43] Sénèque, Ad Helviam, 16, 4.

[44] Sénèque, De benef., III, 16, 3.

[45] Sénèque, Lettres, 122, 15.

[46] Sénèque, Lettres, 75, 1.

[47] Sénèque, Lettres, 75, 3.

[48] Sénèque, Lettres, 88, 4. Cette lettre a été quelquefois comparée au discours de J.-J. Rousseau contre les arts et les sciences.

[49] Sénèque, Lettres, 88, 35.

[50] Sénèque, Lettres, 48, 8.

[51] Sénèque, Lettres, 45, 5.

[52] Sénèque, Lettres, 94, 1.

[53] Sénèque, Lettres, 38, 1.

[54] Sénèque, Lettres, 99, 16. Il reconnaît qu’il avait pleuré amèrement la mort de sa femme et de son ami (De vita beata, 17, 1). Plus tard il condamna cette faiblesse, mais ce fut seulement quand le temps l’eut consolé (Lettres, 63, 14).

[55] Sénèque, Lettres, 90, 10.

[56] Sénèque, Lettres, 5, 2.

[57] Sénèque, De tranq. anima, 17, 8.

[58] Sénèque, Lettres, 5, 6.

[59] Sénèque, De vita beata, 21, 4.

[60] M. Havet, dans son ouvrage sur le Christianisme et ses origines (t. II, p. 256), cite un passage très curieux de Garat, qui raconte qu’après avoir lu Sénèque pendait sa jeunesse, il le relut pendant la terreur. La première fois, dit-il, j’avais peine à en achever la lecture ; cette dernière fois, j’avais peine à m’en détacher. La morale de Sénèque m’avait paru outre nature dans sa hauteur ; elle ne me paraissait plus qu’au niveau des circonstances et des besoins. C’est l’effet qu’elle devait produire du temps de Néron.

[61] Sénèque, Lettres, 6, 4.

[62] Sénèque, Lettres, 49, 1.

[63] Sénèque, Ad Helv., 5, 2.

[64] Sénèque, Lettres, 57, 3.

[65] Sénèque, De vita beata, 17, 8.

[66] Sénèque, Lettres, 94, 72.

[67] Sénèque, De tranq. anima, 1, 2.

[68] Martha, Les moralistes sous l’empire, p. 81.

[69] Voyez la description des repas de son temps et surtout ce trait : cibus rediturus qua intraverit (1, 6.)

[70] 1, 10 : ut omnibus civibus, omnibus denique mortalibus utilior paraliorque sine.

[71] Sénèque, De tranq. animi, I, 4.

[72] Sénèque, De const. sap., 3, 1.

[73] Sénèque, De const. sap., 1, 3.

[74] Tacite, Annales, XIII, 13. Ajoutons que Serenus mourut, comme Claude, d’une indigestion de champignons. Pline, Hist. nat., XXII, 23 (41).