— I —Le talent de Sénèque suffit, à la rigueur, pour expliquer le succès qu’obtint son enseignement ; il est pourtant probable que d’autres causes n’y furent pas étrangères. Il a été un homme d’État en même temps qu’un philosophe ; il ne s’est pas enfermé dans une retraite austère comme tant d’autres sages, il a vécu au grand jour, au milieu d’une société brillante ; il a traversé des fortunes diverses qui l’ont donné en spectacle au monde. Sa situation politique lui a fait des ennemis ardents, mais aussi des partisans passionnés. La renommée qui entourait son nom et la place qu’il occupait auprès de l’empereur lui ont donné des lecteurs qui n’auraient jamais ouvert ses livres s’il n’avait été qu’un philosophe ordinaire. Sous le règne de Caligula et au commencement de celui de
Claude, quand parurent ses premiers écrits philosophiques, il avait, à ce qu’il
semble, une mauvaise réputation au Palatin : c’était sinon un ennemi déclaré,
au moins un personnage désagréable et dont autour du prince on se méfiait.
Caligula en parlait mal, et il voulut le faire tuer. Claude s’empressa de l’exiler
dés son arrivée à l’empire, sur le conseil de sa femme. Il est assez
difficile de savoir pourquoi les empereurs étaient si mal disposés pour lui.
Le seul de ses ouvrages qu’on puisse avec quelque vraisemblance rapporter à
cette époque est Ce n’était pas tout d’avoir conquis la popularité, il
fallait Il était pourtant difficile que, dans cette haute position qui lui donnait tant d’occasions d’exciter l’envie et de faire des mécontents, il ne soulevât pas aussi d’ardentes inimitiés. Il avait des rivaux auxquels il a malheureusement fourni dans sa vie trop de prétextes pour l’attaquer. Ils devinrent si violents contre lui, surtout quand ils virent qu’ils pouvaient l’être sans danger et que sa puissance déclinait, qu’il fut forcé de leur répondre. Il le fit dans un de ses traités les plus curieux, où il excusait d’être riche, d’avoir un grand train de maison, des esclaves habiles à découper avec grâce, une femme qui portait à ses oreilles les revenus de plusieurs domaines[6], et de faire boire, dans ses festins, des vins plus vieux que lui. Après tout, leur disait-il, le sage n’est pas tenu, de se condamner à l’indigence. De même qu’un homme qui pourrait faire une route à pied aime mieux, quand il le peut, monter en voiture, de même le pauvre, s’il se présente quelque occasion de s’enrichir, la saisira ; et il fera bien, pourvu qu’il ne s’attache pas trop à sa fortune, qu’il se résigne d’avance à s’en passer, s’il la perd, et qu’il ne souffre pas qu’elle soit à charge aux autres ou à lui-même[7]. Un des passages les plus énergiques de cette apologie est celui où il soutient, contre les insinuations de ses détracteurs, que les sources de sa richesse sont pures, Le philosophe, dit-il, pourra posséder de grands biens ; à condition que ces biens n’aient été pris à personne, qu’ils ne soient pas souillés du sang des autres, qu’il ne les ait acquis ni par l’injustice ni par de sordides métiers, et que sa fortune ne fasse gémir que l’envie... Il n’éprouvera ni orgueil ni honte d’être riche ; il lui sera pourtant permis d’en tirer quelque vanité quand, ouvrant sa maison à ses concitoyens, il pourra leur dire avec assurance : Si quelqu’un trouve ici quelque chose qui lui appartienne, qu’il l’emporte ![8] C’était une réponse à ceux qui lui reprochaient de s’être enrichi par l’usure et d’avoir accepté des biens de proscrits. On ignore quel fut le succès de cet ouvrage et s’il lui
ramena ceux que sa fortune politique avait indisposés contre lui ; mais en
supposant qu’ils n’aient pas été convaincus par ses arguments, qui en vérité
ne sont pas toujours irréfutables, le malheur de ses dernières années et la
fermeté de sa fin durent certainement les désarmer. Sa disgrâce, si
courageusement supportée, lui rendit sans doute l’estime de ceux qui l’avaient
abandonné et attacha davantage à lui ceux qui lui étaient restés fidèles.
Elle ne fit pas de Sénèque un factieux ; ce rôle n’était pas dans sa nature :
il était partisan convaincu du régime impérial, et il ne lui convenait pas de
mal parler du prince dont il avait été le maître et — II —Ce qui explique encore mieux l’effet qu’a produit son
enseignement, c’est la manière dont il était donné. On a vu que la
philosophie avait alors deux façons de se répandra, l’une plus populaire, la
prédication, l’autre plus discrète et plus intime, Il était naturel qu’avec ces sentiments il ne voulût admettre auprès de lui qu’un petit nombre de disciples. Comme il ne tenait pas à en avoir beaucoup, il les voulait choisis. Non seulement il n’allait pas au-devant des indifférents et ne trouvait pas digne de lui d’imiter ces archers qui lancent beaucoup de flèches au hasard, espérant que quelqu’une dans le nombre atteindra le but[21], mais il ne se livrait pas du premier coup à tous ceux qui venaient réclamer ses leçons. Avant de les accueillir, il les éprouvait, et il ne se fiait pas volontiers aux premières marques de repentir. Un jour que Lucilius lui recommandait un homme qui paraissait regretter beaucoup les désordres de sa vie passée : Attendons pour le juger, lui répondait-il, d’avoir la preuve qu’il a définitivement rompu avec ses vices : ils ne sont encore qu’en délicatesse[22]. Il connaît, on le voit, ces résolutions fugitives qu’on forme aux heures de mécompte et d’ennui ; il n’est pas dupe de ces injures qu’on dit au plaisir quand on en est fatigué, de ces promesses qu’on fait de renoncer pour toujours à l’ambition, parce qu’elle nous a trompés une fois. Ce sont des querelles d’amoureux[23], qui ne durent pas, et ne servent, selon le mot de Térence, qu’à rendre l’amour plus vif. II lui faut pour disciples des gens plus décidés, et qui soient sincèrement résolus à changer de vie. Il les préfère jeunes, afin qu’ils n’aient pas eu le temps de s’enraciner dans le mal : nous le voyons s’excuser, dans une lettre, d’avoir, comme il dit, un pupille de quarante ans[24]. Il les prend d’ordinaire parmi les gens du monde ; tous ceux dont le nom est venu jusqu’à nous paraissent avoir été riches et puissants. Il n’était pas sans doute de ces sages qui excluent systématiquement les pauvres gens de la philosophie et la réservent pour les grands seigneurs comme un privilège. Il disait au contraire qu’elle n’a de préférence ni d’aversion pour personne, et que, comme le soleil, elle luit pour tout le monde[25]. Il proclamait que la vertu quitte souvent les palais pour s’enfermer dans les maisons les plus humbles[26], et qu’on ne la trouve pas seulement chez les chevaliers, mais chez les affranchis et les esclaves. Que sont ces noms d’esclaves, d’affranchis, de chevaliers ? disait-il, des mots imaginés par l’ambition ou l’injustice. Il n’est pas de coin sur la terre d’où l’on ne puisse s’élancer vers le ciel[27]. Mais quoiqu’il reconnaisse ainsi l’égalité de tous les hommes devant la science et la vertu, on voit bien que ce n’est pas pour les esclaves ou pour les pauvres que ses traités sont écrits. Il y donne des conseils qui ne leur conviendraient guère, et les défauts qu’il y reprend avec le plus d’énergie leur sont tout à fait étrangers. Il attaque, par exemple, les gens qui possèdent d’immenses domaines et qui ont la manie d’y construire sans cesse de nouvelles villas. Quand cesserez-vous, leur dit-il, de vouloir qu’il n’y ait pas un lac qui ne soit dominé par vos maisons de campagne, pas un fleuve qui ne soit bordé de vos édifices somptueux ? Partout où jaillissent des sources d’eau chaude, vous vous empressez d’élever de nouveaux asiles pour vos plaisirs ; partout où le rivage forme une courbe, vous voulez fonder quelque palais, et ne vous contentant pas de la terre ferme, vous jetez des digues dans les flots pour faire entrer la mer dans vos constructions. Il n’est pas de pays où l’on ne voie resplendir vos demeures, tantôt bâties au sommet des collines, d’où l’œil se promène sur de vastes étendues de terre et de mer, tantôt élevées au milieu de la plaine, mais à de telles hauteurs que la maison semble une montagne[28]. Il reprend avec la même vigueur tons cos raffinements que le luxe ne cessait d’imaginer autour de lui, ces viviers que la gourmandise a construits pour n’avoir rien à craindre des tempêtes, pour posséder, au milieu des flots courroucés, des ports tranquilles où elle puisse engraisser les poissons qu’elle préfère[29], ces salles de festins qui changent de décoration à chaque service, cos machines qui lancent à une limiteur prodigieuse des jets d’eau safranée et les font retomber sur les convives en vapeur odorante[30] ; et ces inventions qui ne dataient que de la veille, ces pierres transparentes, placées devant les fenêtres, qui arrêtent l’air et laissent passer la lumière, ces tuyaux cachés dans le mur, qui portent aux appartements qu’ils traversent une chaleur égale et douce[31] ; puis ces légions d’esclaves distribués d’après leur pays et leur couleur[32], ces serviteurs de toute sorte qui s’épuisent pour rassasier un seul estomac, ces mets exquis, ces huîtres, ces coquillages recherchés, ces champignons poison délicieux, tous ces repas fins dont les suites sont ordinairement si funestes et qui lui font dire spirituellement : Ne vous étonnez pas que nous ayons tant de maladies, nous avons tant de cuisiniers ![33] Ces défauts si vivement décrits sont de ceux que tout le monde ne peut pas se permettre, et il serait fort inutile d’essayer d’en corriger les pauvres gens. Ce n’est pas non plus à eux qu’il songe quand il se moque de ces personnes qui font de la nuit le jour et ne commencent à ouvrir leurs yeux appesantis par les débauches de la veille qu’après que le soleil s’est couché[34] ; quand il raille ces petits-maîtres, uniquement occupés de leur toilette, qui tiennent conseil avec un barbier devant un miroir et qui aimeraient mieux voir le trouble dans l’État que dans leur chevelure[35] ; quand il nous dépeint les agitations stériles des désoeuvrés, qui les font ressembler aux fourmis, lorsqu’elles montent en toute hâte au sommet d’un arbre pour en descendre aussitôt[36]. Ce sont là des travers de grands seigneurs qui ont du temps et de l’argent à perdre ; des excentricités d’hommes du monde qui veulent se mettre à la mode en se singularisant, qui savent qu’on ne remarque plus les gens qui ont des maîtresses ou qui se ruinent, tant ils sont nombreux, et que dans une ville si affairée, pour faire parler de soi, il faut imaginer des extravagances[37]. On comprend du reste que Sénèque s’adressât de préférence aux gens du monde et aux grands seigneurs : il avait toutes les qualités nécessaires pour réussir auprès d’eux. Les historiens, même les moins bien disposés pour lui, rendent hommage aux agréments de son esprit et aux grâces dont il savait parer la sagesse[38]. Il avait fréquenté de bonne heure la plus haute société de Rome ; dès le règne de Caligula, nous le trouvons intimement lié avec les sœurs de l’empereur, qui étaient des personnes d’esprit et dont l’une écrivit des mémoires. Il vivait dans ces réunions agréables où l’on allait oublier les misères du temps présent et dire en cachette un peu de mal de l’empereur, pour se consoler des éloges qu’on était forcé de lui prodiguer en public. Il connaît le monde à merveille, et tout en s’y plaisant beaucoup, il n’en est pas dupe. Il sait combien les dehors y sont trompeurs, que de haines et de rivalités s’y cachent sous ces airs de bienveillance générale, et les combats qui s’y livrent sans cesse entre les intérêts et les vanités. Il la compare à ces écoles de gladiateurs où de pauvres esclaves apprennent en vivant ensemble à se tuer les uns les autres[39]. On a souvent fait remarquer combien la connaissance du cœur humain a dû faire de progrès dans cette vie commune où chacun n’est occupé qu’à observer son voisin pour abuser de ses qualité ; ou profiter de ses défauts. C’est à cette école que Sénèque est devenu si habile dans l’étude des caractères et l’analyse des passions. Ses ouvrages sont pleins de réflexions délicates et d’observations profondes qu’il n’a pas tirées des livres, et l’on voit en les lisant que la pratique du monde lui a été aussi utile pour les composer que l’étude de Chrysippe et de Zénon. Ce ne sont en général que des entretiens, et le nom de dialogues que les manuscrits leur donnent leur convient assez, quoique d’ordinaire il y garde seul la parole : Comme il arrive quand on cause, il n’y est jamais entièrement l’esclave de son sujet, et ne s’astreint pas à suivre un ordre bien régulier. Il craindrait de paraître pédant s’il était trop méthodique, et il a horreur du pédantisme. Il s’étend volontiers sur les parties qui lui plaisent, au risque de négliger les plus utiles. Les réflexions spirituelles, les agréments de détail lui font aisément oublier l’ensemble. Comme il a la tête pleine de souvenirs et d’anecdotes qu’il tient des gens qu’il a fréquentés, et qu’il connaît toutes les histoires de la cotir d’Auguste et de Tibère, il s’arrête à les raconter avec complaisance, même quand le sujet qu’il traite ne comporte pas ces lenteurs. Après avoir reconnu lui-même, en commençant le cinquième livre du traité Des bienfaits, qu’il n’a plus rien à dire et que la matière est épuisée, il n’en continue pas moins pendant trois livres encore, pour le plaisir de présenter quelques observations ingénieuses et de faire quelques récits piquants. Sénèque parle quelque part de ces conversations de gens d’esprit où l’on passe si aisément d’un sujet à un autre, où l’on touche à tout sans épuiser rien[40]. C’est bien un peu ce qu’il fait dans ses ouvragés. Il va rarement au fond, des questions qu’il étudie et ne s’interdit jamais les digressions. Il cherche surtout à présenter ses idées avec ces expressions vives et ce tour spirituel qui font accepter la morale aux gens du monde. J’en ai déjà donné plus d’un exemple dans les citations que je viens de faire, et il me serait facile de lès multiplier. C’est ainsi qu’il disait des ambitieux qu’ils se donnent beaucoup de mal pour se faire une belle épitaphe[41] ; il définissait les coureurs d’aventures galantes des gens auxquels il suffit pour qu’une femme leur plaise qu’elle soit à un autre[42] ; il raillait agréablement la toilette des dames de son temps, leurs parles, leur fard, leurs pommades, et cette façon de se mettre qui faisait qu’elles n’étaient pas beaucoup plus nues quand elles n’avaient plus de vêtement[43] ; il disait des coquettes qu’elles ne semblent prendre un mari que pour provoquer les galants[44]. Ces traits malins, qui se trouvent à chaque pas chez Sénèque, sont de Peux qu’in homme d’esprit rencontre dans le feu de la conversation et qui font la fortune d’un entretien. Il devait être, lui aussi, comme ce Pedo Albinovanus dont il nous fait l’éloge, un charmant causeur[45], et c’est ce qui lui avait sans doute donné tant de réputation dans le beau monde de Rome : il cause encore en écrivant. Je veux, disait-il à Lucilius, que mes livres ressemblent à une conversation que nous aurions tous les deux[46]. n N’oublions jamais en le lisant que ses ouvrages ont été phit0t ; parlés qu’écrits ; figurons-nous, pour être sûrs de,le comprendre, que nous l’entendons causer, que c’est son enseignement oral, que c’est sa parole qu’il nous a laissée dans ses livres, et si elle nous touche encore, toute glacée qu’elle est par le temps, songeons à l’effet qu’elle devait produire quand elle était vivante et animée par cet accent de conviction qui lui faisait dire : Sachez que tout ce que je vous dis, non seulement je le pense, mais je l’aime[47]. — III —L’enseignement de Sénèque, tel qu’il nous apparaît surtout dans ses lettres morales, ne devait pas être très étendu. Il affecte de mépriser les arts libéraux, que ses contemporains étudiaient avec tant de passion. La géométrie, l’arithmétique, l’astronomie, lui semblent médiocrement utiles. La musique enseigne comment des voix graves et aiguës peuvent s’accorder ensemble et produire une harmonie agréable : ne vaut-il pas mieux apprendre comment on peut établir l’accord dans notre âme ? Quand on a suivi les leçons d’un grammairien et que l’on con adit l’art de bien parler, est-on plus capable de gouverner sa volonté et de maîtriser ses passions ? C’est pourtant la science véritable, et celui qui l’ignore ne sait rien[48]. La philosophie fait profession de l’enseigner ; il faut donc lui réserver tout son temps, chasser tout le reste et livrer son âme à elle seule[49]. Mais, dans la philosophie même, il est bon de choisir ; tout n’en est pas également nécessaire, et on l’a étendue sans mesure et sans profit. Sénèque ; qui se donne pour un disciple des stoïciens, n’a pas recueilli leur héritage entier. Des trois parties dans lesquelles ils divisent la philosophie, il en néglige deux, la physique et la logique, ou, s’il lui arrive de s’arrêter sur elles un moment, il se le reproche et en demande pardon. Quand il s’agit de porter secours à des malheureux, de consoler des naufragés, des malades, des pauvres, des gens qui ont la tête sous la hache[50], on a vraiment bien autre chose à faire que de s’occuper de la matière et de la cause, ou de chercher si le bien est un corps. Le philosophe qui, dans ces moments critiques où tant de gens réclament ses leçons, s’amuse à ces recherches oiseuses, ressemble à ce condamné de Caligula qui jouait aux échecs en attendant que le centurion vînt le mener au supplice. Sénèque veut donc borner toute la philosophie à La morale que Sénèque enseigne à ses disciples frappe d’abord
par ses côtés sévères, et c’est un lieu commun de prétendre qu’elle dépasse
les forces de l’humanité. Il exige qu’on se détache de ses biens, qu’on s’attende
et qu’on se résigne à tout, qu’on supporte tous les malheurs, toutes les
peines sans émotion, et qu’on regarde comme indifférentes la misère, la
souffrance et Il nous semble que Sénèque devait être un peu plus gêné
quand il avait à donner des préceptes au sujet des biens de Ajoutons que l’enseignement plaisait à Sénèque et qu’il en avait toujours en le goût. Si j’aime à savoir, disait-il, c’est pour apprendre aux autres[61]. Agrippine le connaissait bien, quand elle le fit revenir de l’exil pour lui confier l’éducation de son fils : c’étaient les fonctions qui lui convoitaient le mieux et qui lui plaisaient le plus ; même quand il fut au pouvoir et qu’il aida l’empereur à gouverner le monda, il aimait à diriger en secret quelques âmes d’élite. C’est ainsi que Fénelon, pendant qu’il élevait l’héritier du trône, s’était fait jusque dans Versailles un troupeau choisi qui se conduisait par ses conseils. On sait que l’empire absolu qu’il avait su prendre sur ces gens distingués et l’affection qu’ils lui témoignaient finiront par porter ombrage au grand despote, qui ne souffrait aucun pouvoir à côté du sien. Il n’est pas impossible non plus que ces disciples dévoués que Sénèque s’était faits, et qui l’écoutaient comme un oracle, n’aient déplu au Palatin. Il avait su leur inspirer l’attachement le plus vif, et nous savons que l’un d’eux, Lucilies, avait grand’peine à s’empêcher de pleurer quand il se séparait de lui[62]. Les faiblesses de sa vie ne nuisaient pas autant qu’on peut le croire à l’effet de sa parole. Quelques personnes trouvaient sans doute fort singulier qu’on prêchât la pauvreté et la retraite quand on possédait 60 millions et qu’on vivait dans une cour ; mais Sénèque, après tout, ne s’était jamais donné pour un modèle. Je ne suis pas un sage, dit-il partout[63]. Loin qu’il se prétende parfait, il avoue qu’il n’est pas même un homme supportable[64]. On ne peut pas l’accuser au moins de mensonge et de vanité ; ces leçons qu’il donne aux autres il en prend sa part, il se met parmi ceux qui ont besoin qu’on les gronde et qu’on les corrige. Quand je parle de la vertu, dit-il, ce n’est pas de moi que je veux parler ; quand je reprends les vices, c’est moi que je reprends[65]. Cette franchise était habile ; il est possible que, loin de lui nuire, elle ait quelquefois servi au succès de son enseignement. Les sages accomplis, qui planent au-dessus de l’humanité, sont pour elle un grand sujet de surprise et d’admiration, mais comme leur perfection même les sépare du reste des hommes, ils ne parviennent pas toujours à les toucher. On sentait nu contraire que Sénèque avait souffert des maux qu’il voulait guérir ; l’expérience personnelle le rendait habile à les traiter, et le regret de ses erreurs passées donnait à soi ; exhortations des accents plus persuasifs. C’est ainsi que chez les chrétiens ceux qui savaient le mieux convertir les pécheurs étaient d’anciens pécheurs eux-mêmes, dont le coeur était encore plein de tempêtes, et qui avaient traversé les passions dont ils voulaient corriger les autres. Rien ne serait plus aisé, grâce aux lettres qui nous
restent de Sénèque, que de le mettre aux prises avec un de ses disciples
chéris, Lucilius ou quelque autre, et de montrer de quelle manière adroite il
s’emparait d’eux et les dirigeait. Quand il avait gagné quelque âme, il ne
lui ménageait pas les avis et les leçons ; il descendait aux moindres
détails, il avait des conseils pour toutes les situations de la vie, il
réglait les soins à donner au corps, il indiquait les livres qu’il fallait
lire et la meilleure manière d’occuper les journées. C’était un conseiller
zélé qui ne quittait plus d’un pas ceux qui s’étaient mis sous sa direction[66]. Il leur distribuait
des consultations morales datas les circonstances délicates. Le traité De la tranquillité de l’âme est
précédé d’une lettre d’un de ses disciples, Annæus Serenus, commandant des Vigiles,
qui était fort avant dans les faveurs de Néron. C’est une confession
véritable : Serenus découvre à son maître, comme
à un médecin, l’état dans lequel il se trouve, état plus
douloureux que grave, et qui n’est ni la maladie ni la santé[67]. Je vais vous dépeindre ce que j’éprouve, lui
dit-il, vous m’apprendrez le nom du mal dont je
suis atteint. Ce mal que nous connaissons bien, et que nous
croyions d’hier, Sénèque, après Serenus, le décrit en traits profonds et
saisissants. C’est un mélange inexplicable d’énergie et de faiblesse, d’ambition
et d’impuissance, une succession rapide d’espérances indéfinies et de
découragements sans motif ; lest un ennui dévorant, un mécontentement des
autres, un dégoût de soi-même qui ne nous laisse pas rester en place et finit
par nous rendre tout odieux ; le monde semble monotone, la vie parait
uniforme, les plaisirs fatiguent, les moindres peines épuisent, et cette
vague tristesse devient à la fin si lourde, qu’on songe à y échapper par Ce fut donc le caractère de l’enseignement de Sénèque de n’être
ni très étendu, ni surtout entièrement efficace. Ses leçons, nous l’avons vu,
ne s’adressaient pas à tout le monde, elles étaient faites principalement
pour les riches et les lettrés. Rien n’était plus loin de sa pensée que de
créer une sorte d’Église large et populaire qui pût recueillir et garder la
masse flottante des esprits en quête de croyances précises. Quoiqu’il ait été
entouré de disciples dévoués, il n’a pas formé d’école. Sur ces disciples
eux-mêmes, si restreints, si choisis, son action ne devait être qu’incomplète.
Sa philosophie hésitante ne contient pas la solution définitive des grands
problèmes que la raison se pose ; sa morale n’est ni assez forte, ni assez
sure pour mettre le coeur à l’abri des orages de |
[1] C’est du moins l’opinion de Juste Lipse, et elle me semble assez probable.
[2] Suétone constate le succès qu’obtinrent ses écrits à ce moment : Senecam tum maxime placentem (Caligula, 53).
[3] Sénèque, De ira, III, 15, 3.
[4] Sénèque, De Ira, II, 33, 2.
[5] Sénèque, De clementia, I, 14. Il est vrai qu’il ne rabaisse la clémence d’Auguste que pour exalter celle de Néron. En somme, ici, l’épigramme contre le souverain mort n’est qu’une flatterie pour l’empereur vivant.
[6] Sénèque, De vita beata, 17, 2. Il veut sans doute parler non pas de poulina, mais de sa première femme qu’il venait alors de perdre.
[7] Sénèque, De vita beata, 23, 4.
[8] Sénèque, De vita beata, 23, 2.
[9] Sénèque, De otio, 3, 3.
[10] Sénèque, Lettres, 22, 12.
[11] Sénèque, Lettres, 87, 1.
[12] Sénèque, Lettres, 123, 7.
[13] Sénèque, Lettres, 8, 8.
[14] Sénèque, Lettres, 26, 6.
[15] Tacite, Annales, XV, 63.
[16] Sénèque, Lettres, 38, 1.
[17] Sénèque, Lettres, 29, 2.
[18] Sénèque, Lettres, 52, 9.
[19] Sénèque, De brev. vitæ, 10, 1.
[20] Sénèque, Lettres, 7, 2.
[21] Sénèque, Lettres, 29, 2.
[22] Sénèque, Lettres, 119, 8.
[23] Sénèque, Lettres, 22, 10.
[24] Sénèque, Lettres, 25, 1.
[25] Sénèque, Lettres, 44, 2.
[26] Sénèque, Lettres, 74, 28.
[27] Sénèque, Lettres, 31, 11.
[28] Sénèque, Lettres, 89, 21.
[29] Sénèque, Lettres, 90, 7.
[30] Sénèque, Lettres, 90, 15.
[31] Sénèque, Lettres, 90, 25, et De provid., 4, 9.
[32] Sénèque, Lettres, 95, 24.
[33] Sénèque, Lettres, 95, 23.
[34] Sénèque, Lettres, 122, 2.
[35] Sénèque, De brevit. vitæ, 12, 3.
[36] Sénèque, De tranq. animi, 12, 3.
[37] Sénèque, Lettres, 123, 14.
[38] Tacite, Annales, XIII, 2.
[39] Sénèque, De ira, II, 8, 2.
[40] Sénèque, Lettres, 86, 9.
[41] Sénèque, De brevit. vitæ, 20, 1.
[42] Sénèque, De ira, II, 28, 7.
[43] Sénèque, Ad Helviam, 16, 4.
[44] Sénèque, De benef., III, 16, 3.
[45] Sénèque, Lettres, 122, 15.
[46] Sénèque, Lettres, 75, 1.
[47] Sénèque, Lettres, 75, 3.
[48] Sénèque, Lettres, 88, 4. Cette lettre a été quelquefois comparée au discours de J.-J. Rousseau contre les arts et les sciences.
[49] Sénèque, Lettres, 88, 35.
[50] Sénèque, Lettres, 48, 8.
[51] Sénèque, Lettres, 45, 5.
[52] Sénèque, Lettres, 94, 1.
[53] Sénèque, Lettres, 38, 1.
[54] Sénèque, Lettres, 99, 16. Il reconnaît qu’il avait pleuré amèrement la mort de sa femme et de son ami (De vita beata, 17, 1). Plus tard il condamna cette faiblesse, mais ce fut seulement quand le temps l’eut consolé (Lettres, 63, 14).
[55] Sénèque, Lettres, 90, 10.
[56] Sénèque, Lettres, 5, 2.
[57] Sénèque, De tranq. anima, 17, 8.
[58] Sénèque, Lettres, 5, 6.
[59] Sénèque, De vita beata, 21, 4.
[60]
M. Havet, dans son ouvrage sur le
Christianisme et ses origines (t. II, p. 256), cite un passage très curieux
de Garat, qui raconte qu’après avoir lu Sénèque pendait sa jeunesse, il le
relut pendant
[61] Sénèque, Lettres, 6, 4.
[62] Sénèque, Lettres, 49, 1.
[63] Sénèque, Ad Helv., 5, 2.
[64] Sénèque, Lettres, 57, 3.
[65] Sénèque, De vita beata, 17, 8.
[66] Sénèque, Lettres, 94, 72.
[67] Sénèque, De tranq. anima, 1, 2.
[68] Martha, Les moralistes sous l’empire, p. 81.
[69] Voyez la description des repas de son temps et surtout ce trait : cibus rediturus qua intraverit (1, 6.)
[70] 1, 10 : ut omnibus civibus, omnibus denique mortalibus utilior paraliorque sine.
[71] Sénèque, De tranq. animi, I, 4.
[72] Sénèque, De const. sap., 3, 1.
[73] Sénèque, De const. sap., 1, 3.
[74] Tacite, Annales, XIII, 13. Ajoutons que Serenus mourut, comme Claude, d’une indigestion de champignons. Pline, Hist. nat., XXII, 23 (41).