Après les cultes étrangers, ce fut la philosophie qui eut à Rome le plus d’influence sur les croyances religieuses. Leur action n’était pas toujours semblable, et surtout elle ne s’exerçait pas sur les mêmes personnes. La philosophie n’a jamais été populaire chez les Romains. Elle évite la multitude, dit Cicéron, et lui est suspecte et odieuse[1]. Il suffisait de se moquer des philosophes sur le théâtre pour faire rire le public[2], et, du temps d’Horace, quand ils paraissaient dans les rues avec leurs accoutrements étranges, les enfants venaient leur tirer la barbe[3]. Ils ne pouvaient donc pas, au moins dans les premières années, s’adresser directement au peuple, qui ne les aurait guère écoutés. Leur enseignement fut d’abord renfermé dans les maisons des- riches et des grands seigneurs, oit ils trouvaient des auditeurs plus bienveillants et mieux préparés. C’est donc pour la société distinguée de Rome que leurs leçons étaient surtout faites ; mais il ne faudrait pas croire que rien n’en ait pénétré dans les rangs inférieurs. L’histoire nous montre que ces grands mouvements d’idées qui naissent dans un cercle restreint de savants et de lettrés n’y restent pas et qu’ils finissent toujours par se répandre dans le peuple, qui se charge d’en tirer les conséquences pratiques. Le théâtre grec, que les poètes romains imitaient fidèlement, était tout imprégné de philosophie : il en passa nécessairement quelque chose sur la scène de Rome. Le public, en écoutant les aventures de Télamon et de Chrysès, entendait discuter sur la nature des dieux ou exposer le système du monde[4]. La comédie discourait des droits des pères et des enfants, des rapports de la femme avec le mari, du serviteur avec le maître. Elle résumait toute la morale des écoles grecques dans des pensées vives et brillantes qui ne s’oubliaient pas. Devant ce peuple grossier et violent, elle vantait la douceur, la modération, l’humanité ; elle s’attendrissait pour les misérables et les faibles. C’est dans une pièce de Plaute que Rome entendit pour la première fois un esclave dire à un homme libre : a de suis homme comme toi, Tant ego homo sum quam tu[5]. Il n’est pas possible que ces enseignements aient été tout à fait perdus, et le peuple, en quittant le théâtre ; ne devait pas seulement en rapporter chez lui un peu de littérature, comme le disait Varron[6], mais aussi quelques principes de philosophie, qui sans doute ne lui furent pas inutiles. La philosophie ne parvint à s’établir tout à fait à Rome
qu’avec Cicéron ; jusque-là sa situation y avait été fort incertaine. Ce sol
lui était contraire, et elle n’était pas arrivée à y prendre racine. C’est
lui qui lui fit obtenir le droit de cité dans ce
pays où elle n’était encore qu’une étrangère[7]. Il paraît
surpris lui-même du succès qu’avaient obtenu ses traités philosophiques, et
nous dit qu’ils furent mieux accueillis qu’il ne croyait[8]. Les
circonstances s’étaient en effet chargées de lui préparer des lecteurs : c’étaient
tous ces hommes d’État que le gouvernement de César éloignait comme lui des
affaires, et qui venaient se reposer de leur désœuvrement dans la lecture de
ses ouvrages[9]
; ils y trouvaient résumées avec un éclat merveilleux les découvertes que la
sagesse grecque avait faites pendant plusieurs siècles de méditation. Cicéron
leur présentait à la fois tous les résultats de ce long travail. C’est ce qui
explique comment ses livres, les premiers qu’ait donnés au publie ta philosophie
romaine, la contenaient déjà tout entière[10] ; dent ce qui
fait qu’après lui, au moins pour les théories Importantes et les principes
fondamentaux, il restait si peu de progrès à faire. Cicéron croit à l’existence
de Dieu, et l’établit sur le consentement de tous les peuples : Il n’y a pas de nation si sauvage, dit-il, qui, même quand elle ignore quel dieu il faut avoir, ne
sache au moins qu’il en faut avoir un[11]. Ce dieu a créé
l’homme et lui a donné toutes les qualités dont il est orné[12] ; il l’a composé
d’un corps périssable et d’une âme immortelle : l’âme
de l’homme, c’est l’homme même[13] ; aussi
devons-nous surtout avoir souci d’elle. Le corps est une prison qui l’enferme
et la retient, et elle ne commence à vivre que lorsqu’elle en est délivrée. C’est donc ce que nous appelons la mort qui est le
commencement de la vie[14]. Tous les hommes
étant composés des mêmes éléments, créée par le même Dieu et pont la même
fin, sont tout à fait semblables entre eux[15], et il n’en est
pas — Cicéron n’excepte pas les esclaves — qui, ayant pris la nature pour
guide, ne puisse arriver à Ces idées ont été pendant deux siècles le fond sur lequel
a vécu la philosophie romaine. Elle n’y a guère ajouté, et l’on retrouve en
germe dans Cicéron presque tous les principes que développent Sénèque et
Marc-Aurèle. Seulement ils les présentent d’une autre façon, ils leur donnent
un air plus vivant et les exposent d’un ton plus convaincu. Ce ne sont plus
des thèses brillantes que l’auteur semble avoir choisies pour exercer son
éloquence et dont il ne songe à tirer aucun profit pour lui-même : on sont qu’elles
ont eu des conséquences pratiques et qu’elles sont entrées dans l’usage de La philosophie romaine, on le sait, gagna beaucoup à la
ruine du régime républicain ; non seulement l’activité des esprits que n’occupaient
plus les affaires publiques se porta volontiers vers elle, mais elle prit une
importance qu’elle n’avait pas encore pour la conduite de Les sages qui la dirigèrent de ce côté ont laissé peu de
réputation ; c’était naturel : ils agissaient plutôt sur leurs contemporains
qu’ils ne travaillaient pour l’humanité. Leurs ouvrages étaient surtout faits
pour leur temps, ils ne lui ont pas survécu. Sextius le père est un des
philosophes qui paraissent avoir exercé à ce moment la plus grande influence.
Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il était de bonne maison et qu’il
pouvait aspirer aux fonctions publiques. César voulut on faire un sénateur,
mais il refusa de l’être[24]. La philosophie
était pour lui une profession ; il n’en voulut pas d’autre. Par là il se distinguait
de ces hommes d’État qui, comme Cicéron ou Brutus, écrivaient des traités de
morale à leurs heures de loisir ; lui, avait fait de l’enseignement
philosophique la seule occupation de sa vie. Ses livres, écrits en grec,
étaient, comme nous les appellerions aujourd’hui, de véritables ouvrages de
direction. Ils ressemblaient salis doute à ces traités de Port-Royal dont Mme
de Sévigné disait qu’il n’y a rien de meilleur pour
se soutenir le cœur. C’est le témoignage que, lui rend Sénèque. Quand je viens de le lire, nous dit-il, je suis
disposé à braver tous les périls. Je m’écrie volontiers : Que tardes-tu, fortune ? viens m’attaquer, me voilà prêt à
te recevoir ![25] Autour de
Sextius et de son fils il se forma une école qui juta d’abord un certain
éclat[26]. C’est d’elle
que sortit Papirius Fabianus, qui nous est mieux connu que son maître, grâce
à Sénèque le père, qui nous parle souvent de lui. Fabianus était un
déclamateur qui, vers le milieu du règne d’Auguste, se fit dans les écoles
une grande réputation. On accourait l’entendre quand il devait plaider quelqu’une
de ces causes imaginaires sur lesquelles s’exerçait alors l’éloquence des
rhéteurs. Converti plus tard par Sextius d la philosophie, il ne cessa point
de déclamer ; il donnait seulement le plus de place qu’il pouvait dans ses
plaidoyers aux analyses des passions et aux lieux communs de morale. Toutes les fois, dit Sénèque, que le sujet comportait quelque attaque des moeurs de son
temps, il ne manquait pas d’en profiter[27]. Tout lui servait
de prétexte pour moraliser. C’est ainsi que dans un de ces procès supposés où
il est censé défendre un enfant déshérité par son père, il trouve moyen d’introduire
des invectives éloquentes contre la guerre et de railler spirituellement lu
luxe de ses contemporains. Les maisons,
dit-il, qui devraient être construites pour la
sûreté des habitants, deviennent aujourd’hui pour eux une cause de péril.
Elles sont si élevées, elles empiètent tant sur la voie publique, qu’on ne
peut plus trouver d’abri quand elles croulent, ni de salut si elles brûlent.
Pour satisfaire un luxe extravagant, on va chercher au bout du monde toute
sorte de bois et de marbres. On prodigue dans les constructions le fer, l’airain
on l’or... On en est même venu à
vouloir imiter, dans ces maisons étroites et sombres, des montagnes et des
bois, des rivières et des mers. Je ne puis pas croire, que ceux qui le font
aient jamais vu des forêts véritables, des campagnes vertes de gazon que
traverse un torrent impétueux on que baigne un fleuve paisible, qu’ils aient
jamais monté, sur quelque falaise pour, contempler les flots tranquilles ou
troublés, quand le vent les agite jusqu’au fond de l’abîme. Comment pourraient-ils
trouver quelque plaisir à ces imitations en miniature, s’ils connaissaient la
réalité ? Et la morale qu’il tire de tous ces tableaux, c’est qu’il
faut aimer Le résultat de l’enseignement de Fabianus fut considérable.
Les philosophes romains s’étaient en général contentés jusque-là de réunir un
groupe limité d’adeptes ; ils s’adressaient à des esprits déjà préparés, à
quelques convertis dont il fallait soutenir le zèle, à des élèves auxquels on
achevait d’apprendre les secrets de La philosophie avait donc alors deux manières de se
répandre, la direction et Ce mouvement philosophique ne se ralentit pas sous Tibère,
malgré la difficulté des circonstances. On était alors dans un de ces moments
de fatigue et de faiblesse qui suivent ordinairement les grands siècles
littéraires. Au lieu de Salluste ou de Tite-Live, on avait Paterculus et
Valère Maxime ; Horace et Virgile étaient remplacés par de froids
versificateurs de l’école d’Ovide, qui chantaient les plaisirs de la chasse
ou les complications du jeu d’échecs. La philosophie se préserva seule de cet
affaiblissement des intelligences. Ses écoles étaient pleines ; on y venait
écouter des sages de tous les pays qui, en grec et en latin, enseignaient Ce qui fait le principal intérêt pour nous de ce mouvement
philosophique, c’est qu’il a produit le plus grand philosophe de Rome.
Sénèque a grandi dans ce milieu ; il faut s’en souvenir et l’y replacer, si l’on
veut bien le comprendre. Son père souhaitait en faire un orateur pour qu’il
devînt un homme d’État ; on le conduisit de bonne heure chez les rhéteurs et
il prit goût à leurs leçons. Il parut au barreau avec tant d’éclat, que
Caligula, qui se piquait d’éloquence, fat jaloux de sa réputation et voulut
un moment le faire mourir ; mais la philosophie, à laquelle on ne le
destinait pas, l’attira bien plus que Depuis ce moment, bien des raisons semblèrent devoir l’écarter
de ses premières études. Le plaisir et l’ambition se disputèrent son temps ;
mais au milieu de toutes les traverses de sa vie agitée, il ne cessa pas de
revenir toujours ù |
[1] Tusculanes, II, 1.
[2] Laberius fait dire à l’un de ses personnages : Suis-moi dans les latrines pour prendre un avant-goût de la doctrine des cyniques. Compitalia, 3e édit. Ribbeek.
[3] Horace, Satires, I, 3, 133.
[4] Voyez les fragments de Télamon d’Ennius, et ceux du Chrysès de Pacuvius, dans les Reliquiæ tragicorum latinorum de Ribbeek.
[5] Asinar., II, 4, 83.
[6] Sat. Menipp., De gloria (Riese, p. 144).
[7] C’est l’éloge que Cicéron donne à Caton (De fin., III, 12) ; il lui convient bien mieux à lui-même.
[8] Cicéron, De div., II, 2. De nat. deor., I, 4.
[9] Cicéron, De div., II, 2.
[10] C’est ce que dit S. Augustin (Contra Acad., I, 8).
[11] Cicéron, De leg., I, 8.
[12] Cicéron, De leg., I, 9.
[13] Cicéron, De rep., VI, 17.
[14] Cicéron, Tusculanes, I, 31.
[15] Cicéron, De leg., I, 10.
[16] Cicéron, De officiis, III, 6.
[17] Cicéron, De officiis, I, 7.
[18] Cicéron, De officiis, I, 25.
[19] Cicéron, De officiis, I, 11 et III, 11.
[20] Cicéron, De leg., I, 23.
[21] Cicéron, De leg., I, 23.
[22] Cicéron, Pro Murena, 30.
[23] Suétone, Auguste, 85.
[24] Sénèque, Lettres, 98, 13.
[25] Sénèque, Lettres, 64, 4.
[26] Sénèque, Nat. quæst., VII, 82, 1.
[27] Seneca rhetor, Controv., II, préf. (p. 115, édit. Bursiau).
[28] Sénèque, Controverse, 9 (p. 120).
[29] Sénèque, Lettres, 52, 1.
[30] Sénèque, Lettres, 100 et 52, 11.
[31] Cicéron, Acad., II, 85.
[32] Cicéron, De fin., IV, 8.
[33] Sénèque, Lettres, 110, 18.
[34] Philostrate prétend qu’il n’y vint que sous Néron ; mais nous voyons qu’il y était déjà du temps de Caligula (Sénèque, De ben., VII, II).
[35] Sénèque, Lettres, 67, 14.
[36] Sénèque, De provid., 3, 3. Il semblait par moments chercher la mort avec autant d’ardeur que les chrétiens couraient au-devant de martyre. Vespasien, s’apercevant qu’il ne cessait d’attaquer le pouvoir pour attirer ses rigueurs, lui dit : Tu voudrais bien qu’on te tuât ; mais je n’ordonnerai pas la mort d’un chien qui aboie (Dion, LXVI, 13.)
[37] Sénèque, De provid., 5, 5.
[38] Sénèque, Lettres, 62, 3.
[39] Sénèque fait remarquer que Sextius, qui se donnait pour un pythagoricien, n’était en réalité qu’un stoïcien (Lettres, 64, 2). Déjà, du temps de Cicéron, Antiochus d’Ascalon avait amené l’Académie à se confondre souvent avec le portique (Cicéron, De nat. deor., I, 7).
[40] Sénèque, Lettres, 64, 8.
[41] Sénèque, Lettres, 108, 3.
[42] Sénèque, Lettres, 108, 14.
[43] Sénèque, Lettres, 108, 22.
[44] Sénèque, Lettres, 108, 15.
[45] Sénèque, Lettres, 108, 28.
[46] Sénèque, Lettres, 49, 2.