La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE TROISIÈME — LA PHILOSOPHIE ROMAINE APRÈS AUGUSTE

 

 

Après les cultes étrangers, ce fut la philosophie qui eut à Rome le plus d’influence sur les croyances religieuses. Leur action n’était pas toujours semblable, et surtout elle ne s’exerçait pas sur les mêmes personnes. La philosophie n’a jamais été populaire chez les Romains. Elle évite la multitude, dit Cicéron, et lui est suspecte et odieuse[1]. Il suffisait de se moquer des philosophes sur le théâtre pour faire rire le public[2], et, du temps d’Horace, quand ils paraissaient dans les rues avec leurs accoutrements étranges, les enfants venaient leur tirer la barbe[3]. Ils ne pouvaient donc pas, au moins dans les premières années, s’adresser directement au peuple, qui ne les aurait guère écoutés. Leur enseignement fut d’abord renfermé dans les maisons des- riches et des grands seigneurs, oit ils trouvaient des auditeurs plus bienveillants et mieux préparés. C’est donc pour la société distinguée de Rome que leurs leçons étaient surtout faites ; mais il ne faudrait pas croire que rien n’en ait pénétré dans les rangs inférieurs. L’histoire nous montre que ces grands mouvements d’idées qui naissent dans un cercle restreint de savants et de lettrés n’y restent pas et qu’ils finissent toujours par se répandre dans le peuple, qui se charge d’en tirer les conséquences pratiques. Le théâtre grec, que les poètes romains imitaient fidèlement, était tout imprégné de philosophie : il en passa nécessairement quelque chose sur la scène de Rome. Le public, en écoutant les aventures de Télamon et de Chrysès, entendait discuter sur la nature des dieux ou exposer le système du monde[4]. La comédie discourait des droits des pères et des enfants, des rapports de la femme avec le mari, du serviteur avec le maître. Elle résumait toute la morale des écoles grecques dans des pensées vives et brillantes qui ne s’oubliaient pas. Devant ce peuple grossier et violent, elle vantait la douceur, la modération, l’humanité ; elle s’attendrissait pour les misérables et les faibles. C’est dans une pièce de Plaute que Rome entendit pour la première fois un esclave dire à un homme libre : a de suis homme comme toi, Tant ego homo sum quam tu[5]. Il n’est pas possible que ces enseignements aient été tout à fait perdus, et le peuple, en quittant le théâtre ; ne devait pas seulement en rapporter chez lui un peu de littérature, comme le disait Varron[6], mais aussi quelques principes de philosophie, qui sans doute ne lui furent pas inutiles.

La philosophie ne parvint à s’établir tout à fait à Rome qu’avec Cicéron ; jusque-là sa situation y avait été fort incertaine. Ce sol lui était contraire, et elle n’était pas arrivée à y prendre racine. C’est lui qui lui fit obtenir le droit de cité dans ce pays où elle n’était encore qu’une étrangère[7]. Il paraît surpris lui-même du succès qu’avaient obtenu ses traités philosophiques, et nous dit qu’ils furent mieux accueillis qu’il ne croyait[8]. Les circonstances s’étaient en effet chargées de lui préparer des lecteurs : c’étaient tous ces hommes d’État que le gouvernement de César éloignait comme lui des affaires, et qui venaient se reposer de leur désœuvrement dans la lecture de ses ouvrages[9] ; ils y trouvaient résumées avec un éclat merveilleux les découvertes que la sagesse grecque avait faites pendant plusieurs siècles de méditation. Cicéron leur présentait à la fois tous les résultats de ce long travail. C’est ce qui explique comment ses livres, les premiers qu’ait donnés au publie ta philosophie romaine, la contenaient déjà tout entière[10] ; dent ce qui fait qu’après lui, au moins pour les théories Importantes et les principes fondamentaux, il restait si peu de progrès à faire. Cicéron croit à l’existence de Dieu, et l’établit sur le consentement de tous les peuples : Il n’y a pas de nation si sauvage, dit-il, qui, même quand elle ignore quel dieu il faut avoir, ne sache au moins qu’il en faut avoir un[11]. Ce dieu a créé l’homme et lui a donné toutes les qualités dont il est orné[12] ; il l’a composé d’un corps périssable et d’une âme immortelle : l’âme de l’homme, c’est l’homme même[13] ; aussi devons-nous surtout avoir souci d’elle. Le corps est une prison qui l’enferme et la retient, et elle ne commence à vivre que lorsqu’elle en est délivrée. C’est donc ce que nous appelons la mort qui est le commencement de la vie[14]. Tous les hommes étant composés des mêmes éléments, créée par le même Dieu et pont la même fin, sont tout à fait semblables entre eux[15], et il n’en est pas — Cicéron n’excepte pas les esclaves — qui, ayant pris la nature pour guide, ne puisse arriver à la vertu. Leur origine commune leur fait un devoir de s’entraider. La nature prescrit à l’homme de faire du bien à son semblable quel qu’il soit, par cette seule raison qu’il est homme comme lui[16]. Sans doute la vengeance, quand on est offensé, n’est pas tout à fait interdite, à la condition d’être modérée[17], mais l’oubli des injures vaut mieux : N’écoutons pas ceux qui viennent nous dire qu’il faut en vouloir mortellement à ses ennemis et que ces haines violentes indiquent qu’on a du cœur ; au contraire, rien n’est plus digne d’éloge, rien ne convient mieux à une âme généreuse que la douceur et le pardon[18]. Les droits de la guerre eux-mêmes ont leurs limites. C’est un devoir d’épargner après la victoire ceux qui n’ont pas été cruels pendant le combat[19]. Le sage doit s’unir à ses semblables par un lien de charité, et par ses semblables entendre tous les hommes[20] ; il faut qu’il n’enferme pas ses affections dans les murailles de la petite ville où il est né, mais qu’il les étende au monde entier, et qu’il se regarde comme un citoyen de cette grande cité qui contient toute la terre[21].

Ces idées ont été pendant deux siècles le fond sur lequel a vécu la philosophie romaine. Elle n’y a guère ajouté, et l’on retrouve en germe dans Cicéron presque tous les principes que développent Sénèque et Marc-Aurèle. Seulement ils les présentent d’une autre façon, ils leur donnent un air plus vivant et les exposent d’un ton plus convaincu. Ce ne sont plus des thèses brillantes que l’auteur semble avoir choisies pour exercer son éloquence et dont il ne songe à tirer aucun profit pour lui-même : on sont qu’elles ont eu des conséquences pratiques et qu’elles sont entrées dans l’usage de la vie. C’est ainsi que, tout en conservant pour l’essentiel les idées de leurs prédécesseurs, ils paraissent les avoir renouvelées. L’aspect nouveau qu’elles prennent chez eux vient des événements qu’a traversés la philosophie de l’empire et de la manière dont elle était alors enseignée.

La philosophie romaine, on le sait, gagna beaucoup à la ruine du régime républicain ; non seulement l’activité des esprits que n’occupaient plus les affaires publiques se porta volontiers vers elle, mais elle prit une importance qu’elle n’avait pas encore pour la conduite de la vie. Tant que l’ancien gouvernement fut dans sa force, les citoyens avaient pour se diriger une sorte d’enseignement domestique de principes et de traditions laissés par les aïeux : la grande règle, pour être honnête, consistait à agir conformément aux anciens usages, more majorum. La philosophie trouvait donc la place occupée et ne pouvait pas avoir pour le plus grand nombre d’application pratique. Elle n’était alors que ce qu’elle est chez nous, un plaisir délicat ou un exercice utile de l’esprit. Cicéron lui-même parut d’abord étonné que Caton prétendit en faire autre chose. Il l’avait étudiée, disait-il avec une surprise profonde, non pas pour exercer son intelligence, mais pour vivre d’après ses préceptes[22]. Les choses changèrent quand vint l’empire. Les vieilles traditions achevèrent peu à peu de se perdre, et en se perdant elles laissèrent une grande incertitude dans la morale publique. D’après la belle expression de Lucrèce, tout le monde cherchait à tritons le chemin de la vie. Il fallut bien faire alors comme Caton, demander à la philosophie une direction qu’on ne trouvait plus ailleurs. C’est ce qui explique le grand développement qu’elle prit à l’époque d’Auguste. On nous dit que l’empereur écrivit un ouvrage polir exhorter à l’étudier[23], et tous les hommes distingués de sou temps, historiens ou poètes, jurisconsultes ou hommes d’État, Horace comme Labéon, Pollion comme Tite-Live, s’en sont occupés avec ardeur. Vitruve affirme même que sans la philosophie un architecte n’est pas complot (I, 1, 7). Non seulement le nombre de ses adeptes s’était accru, mais l’esprit dans lequel on s’occupait d’elle était autre ; on ne l’étudiait pas seulement comme une agréable curiosité, on voulait en tirer une direction pour la vie. C’est pour répondre à ce besoin qu’elle renonça de plus en plus aux subtilités dogmatiques et se fit, autant qu’elle put, pratique, humaine, appliquée.

Les sages qui la dirigèrent de ce côté ont laissé peu de réputation ; c’était naturel : ils agissaient plutôt sur leurs contemporains qu’ils ne travaillaient pour l’humanité. Leurs ouvrages étaient surtout faits pour leur temps, ils ne lui ont pas survécu. Sextius le père est un des philosophes qui paraissent avoir exercé à ce moment la plus grande influence. Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il était de bonne maison et qu’il pouvait aspirer aux fonctions publiques. César voulut on faire un sénateur, mais il refusa de l’être[24]. La philosophie était pour lui une profession ; il n’en voulut pas d’autre. Par là il se distinguait de ces hommes d’État qui, comme Cicéron ou Brutus, écrivaient des traités de morale à leurs heures de loisir ; lui, avait fait de l’enseignement philosophique la seule occupation de sa vie. Ses livres, écrits en grec, étaient, comme nous les appellerions aujourd’hui, de véritables ouvrages de direction. Ils ressemblaient salis doute à ces traités de Port-Royal dont Mme de Sévigné disait qu’il n’y a rien de meilleur pour se soutenir le cœur. C’est le témoignage que, lui rend Sénèque. Quand je viens de le lire, nous dit-il, je suis disposé à braver tous les périls. Je m’écrie volontiers : Que tardes-tu, fortune ? viens m’attaquer, me voilà prêt à te recevoir ![25] Autour de Sextius et de son fils il se forma une école qui juta d’abord un certain éclat[26]. C’est d’elle que sortit Papirius Fabianus, qui nous est mieux connu que son maître, grâce à Sénèque le père, qui nous parle souvent de lui. Fabianus était un déclamateur qui, vers le milieu du règne d’Auguste, se fit dans les écoles une grande réputation. On accourait l’entendre quand il devait plaider quelqu’une de ces causes imaginaires sur lesquelles s’exerçait alors l’éloquence des rhéteurs. Converti plus tard par Sextius d la philosophie, il ne cessa point de déclamer ; il donnait seulement le plus de place qu’il pouvait dans ses plaidoyers aux analyses des passions et aux lieux communs de morale. Toutes les fois, dit Sénèque, que le sujet comportait quelque attaque des moeurs de son temps, il ne manquait pas d’en profiter[27]. Tout lui servait de prétexte pour moraliser. C’est ainsi que dans un de ces procès supposés où il est censé défendre un enfant déshérité par son père, il trouve moyen d’introduire des invectives éloquentes contre la guerre et de railler spirituellement lu luxe de ses contemporains. Les maisons, dit-il, qui devraient être construites pour la sûreté des habitants, deviennent aujourd’hui pour eux une cause de péril. Elles sont si élevées, elles empiètent tant sur la voie publique, qu’on ne peut plus trouver d’abri quand elles croulent, ni de salut si elles brûlent. Pour satisfaire un luxe extravagant, on va chercher au bout du monde toute sorte de bois et de marbres. On prodigue dans les constructions le fer, l’airain on l’or... On en est même venu à vouloir imiter, dans ces maisons étroites et sombres, des montagnes et des bois, des rivières et des mers. Je ne puis pas croire, que ceux qui le font aient jamais vu des forêts véritables, des campagnes vertes de gazon que traverse un torrent impétueux on que baigne un fleuve paisible, qu’ils aient jamais monté, sur quelque falaise pour, contempler les flots tranquilles ou troublés, quand le vent les agite jusqu’au fond de l’abîme. Comment pourraient-ils trouver quelque plaisir à ces imitations en miniature, s’ils connaissaient la réalité ? Et la morale qu’il tire de tous ces tableaux, c’est qu’il faut aimer la pauvreté. Ô pauvreté, que tu es un bien peu connu ![28]

Le résultat de l’enseignement de Fabianus fut considérable. Les philosophes romains s’étaient en général contentés jusque-là de réunir un groupe limité d’adeptes ; ils s’adressaient à des esprits déjà préparés, à quelques convertis dont il fallait soutenir le zèle, à des élèves auxquels on achevait d’apprendre les secrets de la doctrine. Dans ces études amies de l’ombre, comme on disait — umbratilia studia —, on fuyait la foule, on évitait les grands éclats de parole, on se contentait de distribuer à des âmes choisies une instruction sévère et scientifique. En entrant dans les écoles des rhéteurs, la philosophie changea naturellement de méthode. Fabianus avait conservé comme philosophe les habitudes qu’il avait prises comme déclamateur. Lorsqu’il parlait dans un de ces combats de rhétorique qui étaient alors à la mode, il admettait le public à ses exercices : un avis faisait savoir quel jour, à quelle heure il devait parler, et la foule des lettrés se réunissait pour l’entendre. Sénèque nous apprend qu’il convoquait aussi le peuple quand il voulait traiter quelque question philosophique[29]. Cas deux enseignements n’étaient donc pas distincts chez lui, et il leur donna sans doute le même caractère. Devant cette foule indifférente et mal préparée il ne pouvait pas s’exprimer comme il l’eût fait en présence de quelques disciples choisis ; il devait nécessairement se mettre à la portée de tous, ne point pénétrer dans le fond des questions, de peur d’effaroucher les ignorants, se tenir à la surface, insister sur ces préceptes de morale pratique qui intéressent tout le mondé, et, comme il s’adressait le plus souvent ou à des ennemis qu’il fallait convaincre, ou à des tièdes qu’il fallait réchauffer, il était forcé de donner à ses paroles un ton persuasif et pénétrant, d’employer les tours et les artifices réservés jusque-là pour l’éloquence. Ce n’était plus un enseignement, c’était une prédication. Fabianus a-t-il introduit à Rome cette manière nouvelle de propager la philosophie ? est-ce lui qui, au lieu d’enseigner ses doctrines dans des écoles fermées, imagina ces grandes réunions où toute la jeunesse pouvait venir ? Il est naturel de le croire, puisque nous ne connaissons personne qui l’ait fait à Reine avant lui. Ce qui est sar, c’est qu’il y obtint de très grands succès. Il avait, selon Sénèque, une physionomie douce, une façon de parler simple et sobre. C’était une sorte de Bourdaloue, qui cherchait à produire son effet par le développement régulier de la pensée plutôt que par l’éclat de quelques détails heureux, comme c’était alors l’usage. On l’écoutait avec une attention respectueuse ; mais parfois l’auditoire, saisi par la grandeur des idées, ne pouvait retenir des cris d’admiration[30].

La philosophie avait donc alors deux manières de se répandre, la direction et la prédication. On pouvait préférer l’une ou l’autre, s’adresser à la foule ou à quelques élus, frapper de grands coups sur te public ou diriger discrètement quelques consciences choisies, mais des deux façons il fallait être persuasif, et, pour persuader, il était bon d’être éloquent. L’éloquence, une fois entrée dans la philosophie s’imposa bientôt à toutes les sectes. Le stoïcisme s’en était longtemps passé. C’était un système logique et serré, mais qui avait la réputation d’être sec et obscur : on craignait toujours de s’engager dans ce qu’on appelait les broussailles des stoïciens[31]. Quelques-uns d’entre eux, comme Cléanthe et Chrysippe, avaient bien prétendu composer une rhétorique, mais Cicéron prétend qu’il suffisait de la lire pour devenir incapable d’ouvrir la bouche[32]. Avec Fabianus et ses disciples, le stoïcisme devint éloquent. Il fut bien forcé de se soumettre aux nécessités nouvelles, de se faire insinuant et persuasif, de chercher é entraîner les Âmes encore plus qu’à commander aux intelligences. C’est ainsi que Sénèque, contrairement à l’ancien esprit de sa secte, a pu être û la fois le plus grand orateur et le plus illustre philosophe de son temps.

Ce mouvement philosophique ne se ralentit pas sous Tibère, malgré la difficulté des circonstances. On était alors dans un de ces moments de fatigue et de faiblesse qui suivent ordinairement les grands siècles littéraires. Au lieu de Salluste ou de Tite-Live, on avait Paterculus et Valère Maxime ; Horace et Virgile étaient remplacés par de froids versificateurs de l’école d’Ovide, qui chantaient les plaisirs de la chasse ou les complications du jeu d’échecs. La philosophie se préserva seule de cet affaiblissement des intelligences. Ses écoles étaient pleines ; on y venait écouter des sages de tous les pays qui, en grec et en latin, enseignaient la vertu. Le pythagoricien Sotion recommandait l’abstinence des viandes ; il essayait, comme il le disait dans son langage pathétique, de faire renoncer les hommes à la nourriture des lions et clos vautours. Le stoïcien Attale, qui out l’honneur d’exciter contre lui la colère de Séjan, apprenait à ses élèves à supporter la torture, à braver le misère, à croire qu’avec un peu de pain et de bouillie on pouvait être aussi heureux que Jupiter[33]. Le cynique Démétrius, qui arriva un peu plus tard à Rome[34], attirait surtout l’attention des jeunes gens par l’étrangeté de ses manières et l’énergie de sa parole. C’était un caractère fougueux qui aimait à se retremper dans la lutte et les souffrances. Une vie calme lui semblait une eau dormante — mare mortuum[35] —, et il disait qu’il n’y a rien de plus malheureux que de ne jamais connaître le malheur[36]. Il voulait qu’on remerciât les dieux quand ils nous frappent, et Sénèque raconte qu’il l’avait entendit faire cette belle prière : Dieux immortels, je n’ai qu’un sujet de plainte contre vous, c’est de ne m’avoir pas fait connaître plus tôt votre volonté. J’aurais eu le mérite de prévenir vos ordres, je n’ai que celui d’y obéir. Vous voulez me prendre mes enfants, C’est pour vous que je les ai élevés ; Vous voulez quelque partie de mon corps, choisissez. Le sacrifice est petit : tout vous appartiendra bientôt. Voulez-vous ma vie ? prenez-la. Je ne balance pas à vous rendre ce que vous m’avez donné, mais j’aurais mieux aimé vous l’offrir. Je me serais empressé d’aller au devant de vos désirs, si je les avais connus. Pourquoi me prendre ce que vous n’aviez qu’à me demander ?[37] Ces sentiments énergiques valurent à ce déguenillé[38] l’honneur d’assister Thraséa mourant. Jusqu’à la fin il s’entretint avec lui d’immortalité et recueillit ses dernières paroles. Ces philosophes étaient censés appartenir à des écoles différentes, mais en réalité toutes les écoles se confondaient alors ; elles se réunissaient dans une sorte de stoïcisme affaibli qui, négligeant la métaphysique, ne voulait plus s’occuper que de morale[39]. La philosophie, dans cette phase nouvelle, devait perdre en originalité et en profondeur ; elle ne se mit plus en peine d’inventer ou de soutenir des systèmes. Sénèque le reconnaît dans un passage où il me semble définir avec une grande netteté quel fut le rôle de l’école nouvelle. Les remèdes de l’âme, dit-il, ont été trouvés avant nous ; il nous reste à chercher de quelle manière et quand il faut les employer[40]. Il ne s’agit donc plus de rien créer de nouveau ; on se contente d’appliquer d’une façon plus profitable les préceptes indiqués par les anciens sages. Pour atteindre à cette utilité pratique, qui est la saule glaire qu’on recherche, on simplifie tout, afin d’être mieux compris ; on devient pressant, on se fait pathétique, on tâche d’émouvoir, d’entraîner les limes, au lieu de se contenter de lei éclairer. Il règne entre toutes ces sectes une émulation singulière pour faire connaître d l’homme sas devoirs, pour lui rappeler sa dignité, pour le relever et le soutenir dans ses éprouves, pour le raffermir contre les souffrances de la vie, pour lui apprendre à braver l’exil, la misère et la mort. Cet enseignement, il faut l’avouer, venait à propos sous Tibère.

Ce qui fait le principal intérêt pour nous de ce mouvement philosophique, c’est qu’il a produit le plus grand philosophe de Rome. Sénèque a grandi dans ce milieu ; il faut s’en souvenir et l’y replacer, si l’on veut bien le comprendre. Son père souhaitait en faire un orateur pour qu’il devînt un homme d’État ; on le conduisit de bonne heure chez les rhéteurs et il prit goût à leurs leçons. Il parut au barreau avec tant d’éclat, que Caligula, qui se piquait d’éloquence, fat jaloux de sa réputation et voulut un moment le faire mourir ; mais la philosophie, à laquelle on ne le destinait pas, l’attira bien plus que la rhétorique. Il est probable qu’on ne la lui avait fait apprendre que pour compléter son talent d’orateur ; il s’y livra pour elle-même, et elle devint bientôt sa principale étude. Ce jeune homme pâle et maladif, qui fut mourant dès sa naissance, se portait à tout avec une ardeur fébrile. La parole du pythagoricien Sotion le transportait. Il arrivait le premier à l’école d’Attale, et, non content d’on sortir après les autres, il accompagnait le maître pour jouir plus longtemps de ses leçons[41]. En l’entendant attaquer les erreurs et les vices des hommes, il se prenait à pleurer la misère du genre humain. Quand devant moi, disait-il plus tard, Attale faisait l’éloge de la pauvreté et montrait combien tout ce qui dépasse le nécessaire est un poids inutile et accablant, il me prenait fantaisie de sortir pauvre de son école ; lorsqu’il se mettait à tonsurer nos plaisirs, à louer les gens dont le corps est chaste et la table sobre, qui fuient non seulement les voluptés coupables, niais même les satisfactions superflues, je me promettais de combattre ma gourmandise et de régler mon appétit[42]. Il n’était pas de ceux qui allaient chez les philosophes pour se divertir un moment et entendre prononcer de belles paroles ; il voulait appliquer leurs préceptes, diriger sa vie d’après leurs leçons. Après avoir entendu Sotion, il s’abstint pendant un an de la chair des animaux[43]. Les exhortations d’Attale lui donnèrent la passion de la frugalité ; pour dompter son corps, Il aurait voulu ne vivre que de pain et de bouillie. C’était une ardeur de nouveau converti qui ne dura pas. Ramené par la vie, dit-il, aux usages de tout le monde, je n’ai pas conservé grand’chose des résolutions de ma jeunesse[44]. Il en garda cependant l’habitude de se priver de vin, d’huîtres et de champignons, de ne point user de parfums et d’éviter ces bains qui affaiblissent le corps par des sueurs excessives. S’il ne couchait pas tout nu sur un grabat, comme Démétrios, il nous apprend que les matelas de son lit étaient durs, et qu’ils ne gardaient pas le matin l’empreinte de son corps[45].

Depuis ce moment, bien des raisons semblèrent devoir l’écarter de ses premières études. Le plaisir et l’ambition se disputèrent son temps ; mais au milieu de toutes les traverses de sa vie agitée, il ne cessa pas de revenir toujours ù la philosophie. Probablement il se cachait un eu pour l’étudier tant que vécut son père : le vieux rhéteur se défiait d’elle et il ne comprenait pas qu’on pût rien mettre au-dessus de l’éloquence. C’est pour lui complaire que Sénèque devint un orateur renommé pendant les dernières années du règne de Tibère et au commencement du celui de Caligula. La mort de son père lui rendit la liberté. Je cessai d’abord, nous dit-il, de vouloir plaider, puis de le pouvoir[46]. Ces paroles nous font entendre que lorsque son exil vint l’arracher au forum, il avait perdu le goût d’y paraître, et l’on devine qu’il ne s’on éloignait que pour se livrer tout entier à la philosophie. En se dirigeant de ce coté, non seulement il suivait ses préférences naturelles, mais il travaillait aussi pour sa réputation. C’étaient ses traités philosophiques qui lui donnaient tant de renommée dans le monde. Il pouvait avoir des rivaux pour l’éloquence : le barreau comptait encore des orateurs distingués et habiles, mais aucun d’eux ne joignait comme lui à cette gloire celle d’être un des premiers philosophes de son temps. C’est ce mélange de talents divers, c’est le bruit que faisaient ses ouvrages, c’est l’action qu’il avait sur la société élégante par son enseignement, qui lui créaient une situation particulière, et qui firent qu’Agrippine crut être utile à son fils en appelant auprès de lui, en attachant à sa causa un homme d’un si grand renom.

 

 

 



[1] Tusculanes, II, 1.

[2] Laberius fait dire à l’un de ses personnages : Suis-moi dans les latrines pour prendre un avant-goût de la doctrine des cyniques. Compitalia, 3e édit. Ribbeek.

[3] Horace, Satires, I, 3, 133.

[4] Voyez les fragments de Télamon d’Ennius, et ceux du Chrysès de Pacuvius, dans les Reliquiæ tragicorum latinorum de Ribbeek.

[5] Asinar., II, 4, 83.

[6] Sat. Menipp., De gloria (Riese, p. 144).

[7] C’est l’éloge que Cicéron donne à Caton (De fin., III, 12) ; il lui convient bien mieux à lui-même.

[8] Cicéron, De div., II, 2. De nat. deor., I, 4.

[9] Cicéron, De div., II, 2.

[10] C’est ce que dit S. Augustin (Contra Acad., I, 8).

[11] Cicéron, De leg., I, 8.

[12] Cicéron, De leg., I, 9.

[13] Cicéron, De rep., VI, 17.

[14] Cicéron, Tusculanes, I, 31.

[15] Cicéron, De leg., I, 10.

[16] Cicéron, De officiis, III, 6.

[17] Cicéron, De officiis, I, 7.

[18] Cicéron, De officiis, I, 25.

[19] Cicéron, De officiis, I, 11 et III, 11.

[20] Cicéron, De leg., I, 23.

[21] Cicéron, De leg., I, 23.

[22] Cicéron, Pro Murena, 30.

[23] Suétone, Auguste, 85.

[24] Sénèque, Lettres, 98, 13.

[25] Sénèque, Lettres, 64, 4.

[26] Sénèque, Nat. quæst., VII, 82, 1.

[27] Seneca rhetor, Controv., II, préf. (p. 115, édit. Bursiau).

[28] Sénèque, Controverse, 9 (p. 120).

[29] Sénèque, Lettres, 52, 1.

[30] Sénèque, Lettres, 100 et 52, 11.

[31] Cicéron, Acad., II, 85.

[32] Cicéron, De fin., IV, 8.

[33] Sénèque, Lettres, 110, 18.

[34] Philostrate prétend qu’il n’y vint que sous Néron ; mais nous voyons qu’il y était déjà du temps de Caligula (Sénèque, De ben., VII, II).

[35] Sénèque, Lettres, 67, 14.

[36] Sénèque, De provid., 3, 3. Il semblait par moments chercher la mort avec autant d’ardeur que les chrétiens couraient au-devant de martyre. Vespasien, s’apercevant qu’il ne cessait d’attaquer le pouvoir pour attirer ses rigueurs, lui dit : Tu voudrais bien qu’on te tuât ; mais je n’ordonnerai pas la mort d’un chien qui aboie (Dion, LXVI, 13.)

[37] Sénèque, De provid., 5, 5.

[38] Sénèque, Lettres, 62, 3.

[39] Sénèque fait remarquer que Sextius, qui se donnait pour un pythagoricien, n’était en réalité qu’un stoïcien (Lettres, 64, 2). Déjà, du temps de Cicéron, Antiochus d’Ascalon avait amené l’Académie à se confondre souvent avec le portique (Cicéron, De nat. deor., I, 7).

[40] Sénèque, Lettres, 64, 8.

[41] Sénèque, Lettres, 108, 3.

[42] Sénèque, Lettres, 108, 14.

[43] Sénèque, Lettres, 108, 22.

[44] Sénèque, Lettres, 108, 15.

[45] Sénèque, Lettres, 108, 28.

[46] Sénèque, Lettres, 49, 2.