La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE SECOND — LES RELIGIONS ÉTRANGÈRES

 

 

— I —

Les premières et les plus profondes modifications que subit la religion romaine lui vinrent de ses rapports avec les religions étrangères. Il ne lui était pas possible de les éviter. L’esprit d’expansion et de conquête qui entraînait les Romains dans tous les pays du monde les mit nécessairement en relation avec des peuples qui pratiquaient des cultes différents. Cette rencontre ne parut d’abord leur causer aucune surprise. Toutes les religions, même les plus opposées, ont des points par lesquels elles se touchent ; ce furent ces ressemblances qui frappèrent surtout les Romains : ils crurent le plus souvent retrouver leurs dieux dans ces dieux étrangers. Parmi les mille divinités de leur Panthéon, il y en avait presque toujours quelqu’une qui se rapprochait de la divinité nouvelle ; avec un peu de bonne volonté, il était possible de les confondre. Les Gaulois, dit César, honorent par-dessus tout Mercure ; après lui, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Au sujet de ces dieux, ils ont à peu près la même opinion que les autres nations[1]. Ces assimilations n’étaient pas aussi fausses qu’elles le paraissent au premier abord. En réalité, tous ces peuples dont l’origine était la même s’étaient séparés avec un fonds commun d’opinions religieuses. Leur façon de concevoir et d’honorer la divinité se ressemblait beaucoup, et l’instinct populaire devinait ce que la mythologie comparée a depuis établi.

Les différences étaient pourtant quelquefois assez grandes pour qu’on frît bien forcé de reconnaître qu’on se trouvait en présence de dieux nouveaux. La conduite des Romains en cette occasion était toujours la même. On ne peut la comprendre que si l’on se détache des idées que nous donne aujourd’hui le monothéisme. Pour des gens qui ne croyaient pas à l’existence d’un Dieu unique, il n’y avait pas de faux dieux[2]. La liste qui les contenait en si grande abondance était toujours ouverte pour de nouveaux venus, et aucun scrupule ne pouvait empêcher d’y inscrire quelques noms de plus. On croyait que chaque pays en avait au moins un pour lui, qui le protégeait, qui veillait sur le salut et la prospérité des habitants[3]. Les dieux des différentes nations n’étaient pas tous également puissants, et l’on était tenté de mesurer leur importance sur celle des peuples qui les adoraient, mais tous étaient également vrais. Rome, qui tenait les siens en grande estime, ne méconnaissait pas le pouvoir des autres. Quand les généraux mettaient le siége devant une ville ennemie, ils commençaient par essayer d’attirer à eux les divinités protectrices de cette ville. Nous avons conservé la formule curieuse de cette évocation ; on y traite avec beaucoup de respect le dieu qu’on veut gagner, et on lui promet des temples et des jeux s’il consent à se mettre du côté des Romains[4]. C’est une preuve évidente qu’on croit à sa puissance. Chacun d’eux a donc pour ainsi dire son domaine et ses terres ; on est convaincu qu’il règne sur mie certaine contrée ; quand par hasard on la traverse, on sait qu’on est chez lui, et l’on ne manque pas, quoiqu’on soit étranger, de lui adresser des prières pour obtenir d’avoir part au secours qu’il accorde aux habitants du pays. Le poète Stace recommande à Isis un jeune homme qui va faire un voyage en Égypte ; il la prie de l’accompagner dans toutes ses courses, de lui faire éviter tous les dangers et de la remettre en bon état entre les mains de Mars, le protecteur des Latins[5]. Les religions étant nationales, quand lés peuples étaient en guerre, il pouvait bien y avoir une certaine mésintelligence entre leurs dieux ; comme chacun d’eux prenait naturellement parti pour ses adorateurs, en supposait qu’ils les aidaient de leur puissance et que même ils paraissaient quelquefois dans la mêlée ; mais ils n’y venaient que comme alliés et auxiliaires ; ce n’était pas pour eux et en leur nom qu’on se battait, leur intérêt n’a jamais armé les hommes entre eux. Les nations antiques, à l’exception des Égyptiens, n’ont pas connu les guerres de religion. Juvénal ne peut pas comprendre que les gens d’Ombros et ceux de Tenlyra soient toujours prêts à se battre ou même à se dévorer parce que chacune de ces deux villes déteste les divinités de l’autre et croit qu’on fait de dieux il n’y a de bons que les biens[6].

Il n’était donc pas dans le principe des religions antiques de vouloir se détruire entre elles et se remplacer l’une par l’autre. Elles ignoraient, en général, le prosélytisme et l’intolérance. C’est ce qui explique là conduite que tinrent les Romains dans la conquête du monde. Ils se gardèrent bien de renverser les temples, de proscrire les dieux des nations vaincues ; et ce n’était pas seulement, comme on l’a dit, par modération ou par politique qu’ils agissaient ainsi, leurs scrupules religieux eux-mêmes leur on faisaient un devoir. Ces dieux, s’ils les maltraitaient, pouvaient devenir malfaisants. Sans doute ils les regardaient comme inférieurs à ceux de Rome, puisque leur secours n’avait pas sauvé le peuple qui s’était mis sous leur protection ; mais ils pouvaient être redoutables encore si on les poussait à bout, et la prudence ordonnait de les ménager. Pendant le long siége de Véies, les Romains avaient conçu une grande estime pour Juno regina, protectrice de la ville assiégée, qui avait donné à ses adorateurs le courage et les moyens de leur résister dix ans. Tite-Live rapporte qu’après que la ville eut été prise, quelques-uns, des vainqueurs, s’approchant avec respect de la statue de la déesse, lui demandèrent si elle voulait bien les suivre, et que, comme elle parut faire un signe pour accepter, on s’empressa de l’emmener à Rome[7]. Lès divinités dont les Romains Héritaient ainsi après la victoire étaient bien traitées, malgré leur origine étrangère. On leur bâtissait des temples aux frais du trésor public, ou bien on les confiait à quelque grande famille, qui était tenue de les honorer dans ses sanctuaires domestiques. Ce n’était donc pas par haine ou par mépris que les Romains transportaient quelquefois chez eux tes dieux des nations vaincues, c’était au contraire par respect et pour se procurer quelques protecteurs de plus. Du reste, ils n’agissaient ainsi qu’assez rarement. D’ordinaire ils laissaient leurs dieux aux peuples qu’ils avaient défaits, même quand ils leur prenaient tout le reste. La Campanie garda les siens après la guerre d’Hannibal, quoiqu’elle eût perdu tous ses droits politiques. Le vainqueur, malgré sa colère, n’osa pas lui défendre de les honorer, et pendant plus d’un siècle ce malheureux pays ne nous révèle son existence que par quelques pratiques religieuses dont la trace s’est conservée dans les inscriptions[8]. Quand Rome outragée sentait le besoin de faire un exemple et qu’elle déportait en masse tous les habitants d’une contrée, elle avait soin de laisser dans les villes qu’elle dépeuplait quelques familles destinées à rendre aux dieux du pays leurs honneurs accoutumés, tant elle craignait de s’exposer à leur colère en les privant de leurs adorateurs. Si elle se gardait bien de détruire la religion des peuples vaincus, elle était bien plus éloignée encore de vouloir leur imposer la sienne. Plus elle croyait devoir de reconnaissance à ses dieux, plus elle leur attribuait le succès de ses entreprises, moins elle se sentait disposée à les partager, avec ses ennemis. Elle tenait à les garder pour elle seule ; elle aurait craint, en forçant les autres à les adorer, de leur communiquer une partie des secours et de la puissance qu’elle devait à leur protection. Aussi, quand les rois, les peuples alliés, frappés d’admiration pour ce Jupiter très bon, très grand, qui a donné à Rome tant de victoires, demandent la faveur de lui faire un sacrifice au Capitole, le sénat ne l’accorde qu’à ceux dont il est le plus satisfait et qui ont le mieux servi la politique romaine[9]. Il convient, à ce propos, de remarquer combien le sentiment religieux peut changer d’aspect et produire, selon les époques, des effets différents : tandis qu’aujourd’hui c’est l’excès de la dévotion qui pousse ordinairement à l’intolérance et au prosélytisme, c’était leur dévotion même qui en éloignait les Romains.

Ces dispositions leur rendirent la conquête du monde plus aisée[10]. Comme ils ne voulaient ôter à aucun peuple ses dieux ni leur imposer les leurs, une fois la guerre finie, il n’y eut pas entre les vainqueurs et les vaincus de ces haines dont on ne peut triompher parce qu’elles s’appuient sur l’antipathie de deux religions rivales. Avec le temps les dieux se rapprochèrent, comme les peuples. Cette fusion ne paraît pas, en général, avoir rencontré d’obstacles sérieux. Elle fut aidée dans les classes éclairées par la philosophie, qui apprenait à ne considérer torrs ces cultes divers que comme des façons différentes d’adorer le même Dieu ; ce qui amenait à les- rapprocher et à les unir. Le peuple, au fond, était un peu dans les mêmes sentiments : une sorte d’instinct vague le portait à respecter toutes les religions, quelle qu’en fût la provenance. On nous dit que le sénat ayant ordonné de détruire le temple d’Isis et de Sérapis, il ne se trouva pas dans Rome un seul ouvrier qui voulût se charger de cet ouvrage ; il fallut que le consul donnât l’exemple et frappât lui-même la porte à coups de hache[11]. Les préjugés contre les Juifs étaient certes très violents ; on les regardait comme les ennemis du genre humain, et Quintilien place sans hésiter, parmi les sentiments sur lesquels tout le monde est d’accord, la haine qu’on éprouve pour l’auteur de cette odieuse superstition[12]. Cependant les historiens nous racontent qu’au sac de Jérusalem, une sorte de scrupule religieux saisit les soldats quand ils se trouvèrent dans le temple et les empêcha quelque temps d’oser y pénétrer[13]. Ce respect qu’on témoignait pour tous les cultes les aida naturellement à bien vivre ensemble. Comme celui de Rome ne se montrait pas intolérant pour les autres, les autres aussi furent disposés à s’accommoder avec lui, pendant le règne de Tibère, un demi-siècle après César, la corporation des bateliers de Paris élève un autel au Jupiter du Capitole, et sur la base de cet autel les noms des vieilles divinités celtes, Ésus et Tarvus, sont mis sans façon à côté de ceux de Jupiter et de Vulcain[14]. Ces sortes de mélanges sont fréquents dans toute la Gaule : nous voyons qu’on y bâtit des temples communs à Apollon et â Sirona[15], à Mercure et à Rosmerta[16] ; ces dieux de nationalité si diverse consentaient donc très aisément à être adorés ensemble. Il leur arriva même, en vivant si près les uns des autres, de finir quelquefois par se confondre. On a vu plus haut avec quelle facilité les Romains croyaient retrouver leurs propres dieux dans les divinités des autres peuples ; celles-ci acceptèrent volontiers ces rapprochements qui les flattaient ; elles consentaient à prendre le nom du dieu auquel elles ressemblaient, tout en conservant le leur en souvenir de leur origine. C’est ainsi qu’on adore Mars Belatucardus en Bretagne, Apollo Belenus dans la Cisalpine, Minerva Belisana dans les Pyrénées, etc. L’union devint plus intime encore. La divinité celte, ibérique ou germanique poussa la complaisance jusqu’à se laisser tout à fait identifier avec le dieu romain et consentit même à perdre son nom. On honorait beaucoup en Lusitanie une déesse des enfers qu’on appelait Atœcina, et qu’on supposait très puissante ; un dévot du pays s’adresse à elle pour lui recommander de punir un voleur qui lui a prie ‘six tuniques, des manteaux et des vêtements de toute sorte. Dans sa supplique il l’appelle Dea Atœcina Proserpina[17] ; mais ailleurs le vieux nom lusitanien a disparu et l’on n’invoque plus que la sainte Proserpine[18]. Le fait a dû se présenter souvent, et plusieurs des dieux qui, en Espagne, en Gaule, où en Afrique, portent des noms empruntés à la mythologie grecque ou latine, ne sont au fond que d’anciennes divinités locales qu’on a dépouillées de leur dénomination antique, en leur conservant leurs attributs et leur culte. Ainsi toutes ces religions, malgré leur diversité, ne s’opposèrent pas à l’élan qui entraînait les peuples vers Rome : elles pouvaient être un élément de résistance, elles furent au contraire un motif d’union. Grâce à la forme compréhensive et flottante du polythéisme, à cette absence de doctrines précises, d’enseignement officiel, de livre dogmatique, les Grecs et les Romains, les peuples civilisés et les barbares, pouvaient croire qu’au fond ils adoraient les mêmes dieux. Un Romain zélé pour les choses saintes, qui visitait l’Égypte, n’éprouvait aucun scrupule à faire un vœu pour la santé de sa femme et de ses enfants au dieu très grand Hermès Paytnyphis[19]. Un ambassadeur indien qui venait traiter avec Auguste ne surprenait personne lorsqu’en passant il se faisait initier à Éleusis[20]. Il semblait que d’un bout de l’univers à l’autre toutes les nations pratiquaient à peu près le même culte. On fermait les yeux sur les diversités de détail qui séparaient les diverses religions, pour ne voir que le fond, qui était presque semblable, et jamais peut-être le monde ne parut plus pros de s’unir dans des croyances communes.

 

— II —

Il était difficile que cette bienveillance que les Romains témoignaient pour les cultes étrangers ne les amenât pas à les introduire un jour chez eux. Ils ne se contentaient pas de les tolérer chez les autres ; on vient de voir que, dans leurs voyages, ils adressaient leurs prières au dieu du pays qu’ils traversaient. S’ils avaient lieu de se louer de lui, ils ne devaient pas l’oublier, et plus tard, dans ces moments de tristesse et de péril où l’on ne saurait avoir trop de dieux autour de soi, l’idée leur venait naturellement d’implorer aussi celui dont ils avaient trouvé le secours efficace. Quelques-uns de ces cultes, auxquels ils prenaient part si volontiers hors de chez eux, étaient de nature à produire des impressions profondes sur leur .esprit. Dés le temps de la république ils avaient l’habitude de se faire initier aux mystères de la Grèce, quand ils la visitaient. Ils ne manquaient pas surtout, pendant leur séjour à Athènes, d’assister aux cérémonies d’Éleusis. En se rendant en Asie, ils s’arrêtaient dans l’île sacrée de Samothrace et prenaient part aux mystères qu’on y célébrait en l’honneur de vieilles divinités qu’on appelait les Cabires, et dans lesquels un prêtre était particulièrement institué pour entendre la confession des grands coupables et les absoudre de leurs crimes. On a trouvé des listes d’initiés antérieures à Sylla, qui contiennent quelques noms romains parmi beaucoup de noms grecs[21]. De retour à Rome, ils devaient se rappeler avec plaisir ces grandes fêtes dont les anciens nous disent que l’impression ne s’effaçait pas, et il n’était guère possible que ce souvenir, qui les charmait, ne fît pas quelque tort dans leur esprit à la religion nationale.

Ils n’avaient pas besoin, du reste, d’aller chercher ces religions hors de leur pays ; elles venaient bien les trouver chez eux. Rome a été, depuis sa fondation, une sorte de rendez-vous de tous les peuples. Se souvenant qu’elle était née du mélange de plusieurs nations, elle fut toujours hospitalière aux étrangers ; aussi s’empressaient-ils d’y venir[22]. Il n’était pas possible, du moment qu’on les accueillait, de les empêcher d’apporter avec eux leurs dieux et de les honorer à la façon de leur pays[23]. On se trouvait donc avoir sous les yeux, sans sortir de Rome, l’exemple de cultes étrangers qui n’avaient aucune raison de se cacher et ne se gênaient pas pour étaler aux yeux de toits leurs cérémonies. Nous avons vu que ces religions, en général, ne connaissaient pas l’esprit de prosélytisme ; mais ceux qui les pratiquaient pouvaient avoir un intérêt particulier à les répandre. Parmi ces gens qui affluaient à Rome, tous n’y venaient pas dans des intentions honnêtes et pour exercer des professions avouables. Il en était beaucoup qui n’avaient quitté leur pays que parce qu’ils n’y pouvaient plus rester. Ceux-là cherchaient fortune cet n’avaient pas de grands scrupules sur les moyens de s’enrichir. Il leur fallait avant tout s’insinuer dans les bonnes grâces des Romains, et ils ne pouvaient espérer faire de bons profits qu’en se rendant agréables ou nécessaires. Les Grecs étaient, dès cette époque, très habiles dans ce métier de flatteurs et de complaisants, pour lequel ils ont toujours eu beaucoup de goût. Les plus lettrés, les plus heureux, parvenaient à se glisser dans les grandes maisons ; tes autres s’adressaient plus bas. Le peuple avait aussi ses courtisans : c’étaient ces empressés, ces bavards, que Plaute dépeint enveloppés d’un petit manteau qui leur couvre la tète, et sous lequel ils portent leurs livres ; on était certain de les rencontrer au cabaret, où ils buvaient des boissons chaudes et s’enivraient en discutant[24]. Un des moyens les plus sûrs de succès pour eux était de propager des cultes nouveaux dont ils s’instituaient les prêtres. Leur fortune était faite s’ils parvenaient à inspirer à leurs dupes une confiance aveugle en quelque divinité inconnue, qu’ils faisaient parler comme ils voulaient. Aussi les voyons-nous agir toujours de la même façon. Toutes les fois qu’un culte nouveau essaye de pénétrer à Rome, il est introduit par tin personnage qui réunit les deux qualités de sacrificateur et de prophète — sacrificulus et votes —, c’est-à-dire qui, comme prophète, impose au nom du ciel à ceux qui le consultent des offrandes expiatoires qu’il s’attribue ensuite comme prêtre. La dévotion étant de tous les sentiments de l’âme celui qui calcule le moins, le désir de plaire à un dieu puissant qui peut assurer le succès d’une entreprise hasardée, ou qui promet la guérison d’un malade chéri, inspirait des libéralités insensées, et naturellement ces libéralités profitaient encore plus au prêtre qu’au dieu. Aussi Tite-Live affirme-t-il sans hésiter que tous ceux qui se font les introducteurs de religions nouvelles n’obéissent qu’à des motifs intéressés ; ce ne sont pas des fanatiques convaincus et qui veulent convaincre les autres, ce sont d’habiles gens qui n’excitent les âmes que parce qu’ils y trouvent leur avantage[25].

Pour entraîner ceux qui les écoutaient, ils n’avaient pas ordinairement un grand effort à faire. C’est un penchant et comme un besoin dans toutes les religions polythéistes d’augmenter sans cesse le nombre des dieux. II semble qu’un dieu unique puisse seul épuiser l’idée que nous nous faisons de la divinité ; quand on en admet plusieurs, quelque nombreux qu’ils soient, ils ne forment qu’un ensemble incomplet, et l’on est toujours tenté d’en ajouter quelque autre. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, parmi les peuples légers et sceptiques que ce penchant se manifeste avec le plus de force ; c’est au contraire parmi les plus croyants. Ceux-là, lorsqu’un fléau les attaque ou qu’un malheur les menace, commencent par ne pas douter que la protection de leur divinité nationale les sauvera du danger. Ils attendent tout d’elle, et si leur attente est trompée, si le fléau persiste, si le malheur les atteint, leur désenchantement est d’autant plus vif que leur confiance avait été plus aveugle. Ils ne s’en prennent pas à la Divinité en général, dont la puissance leur parait au-dessus du soupçon, mais à leur dieu particulier, qui les a mal servis, et demandent ailleurs des secours qu’ils n’ont pas trouvés chez eux. Indépendamment de cette raison générale, les plébéiens avaient à Rome des motifs spéciaux pour tenir moins aux dieux de la cité ; ils ne pouvaient pas oublier que ces dieux s’étaient faits les complices de la noblesse dans la longue lutte qu’ils avaient livrée contre elle. Moins attachés par leurs souvenirs politiques à la religion nationale, vivant au milieu de ces étrangers qui pratiquaient d’autres cultes, pins mobiles d’ailleurs d’opinions, plus accessibles aux entraînements des dévotions nouvelles que cette aristocratie habituée au respect des traditions antiques, ennemie des nouveautés, calme, grave par tempérament et par système, et à qui les grandes émotions religieuses étaient suspectes comme dérangeant l’ordre établi, les plébéiens ont toujours été les premiers à se précipiter vers les religions étrangères, et l’on voit, par les récits des historiens, que c’est dans les quartiers populaires de la ville que tous ces mouvements commençaient.

S’il était dans la nature du peuple d’y céder aisément, l’autorité au contraire devait regarder comme un devoir de les réprimer. La même raison qui rendait les Romains très tolérants hors de leur pays les empochait de l’être tout à fait chez eux. Comme ils pensaient qu’un culte est fait spécialement pour un peuple, ils en concluaient que chaque dieu doit rester maître chez lui. Ils n’imposaient pas les leurs aux étrangers, mais ils n’étaient pas non plus disposés à laisser ceux des étrangers’ établir à. Rome. En sa qualité d’institution nationale, la religion se trouvait placée sous la protection des pouvoirs civils. Ce n’est pas comme souverains pontifes que les empereurs ont persécuté les Chrétiens, mais comme empereurs. Pour proscrire un culte étranger, on n’allègue le plus souvent que des motifs politiques ; c’est la sûreté de l’État, et non l’intérêt des dieux, que le sénat invoquait dans la répression sanglante des Bacchanales. En expliquant au peuple les raisons qu’on avait d’être si sévère, le consul lui rappelait qu’il n’était permis aux citoyens de se rassembler que sur l’ordre des magistrats, quand le drapeau flottait sur les hauteurs du Janicule, et que toute autre réunion était défendue par la loi[26]. Ce fut jusqu’à la fin le grand argument dont on se servit contre les adeptes des religions nouvelles, et les Chrétiens ont été surtout poursuivis pour avoir formé des sociétés secrètes et des assemblées illégales. Aussi, dans les délits de ce genre, les coupables ne sont-ils pas déférés devant des tribunaux religieux ; ce sont les magistrats ordinaires, ceux qui veillent à la sûreté publique, les édiles, les triumviri capitales, sortes d’officiers de police, qu’on charge de les poursuivre, et s’ils ne parviennent pas à réprimer le mal, c’est au préteur que le sénat confie la défense des lois[27].

Quoique l’autorité semblât appliquer de préférence aux cultes étrangers les règlements qui concernaient la paix publique et la sûreté de l’État, elle était pourtant armée contre eux de lois spéciales. Tertullien rapporte qu’il y avait un ancien édit qui défendait de consacrer aucun dieu qui n’eût été approuvé par le sénat[28]. Mais ces dieux qui n’étaient pas consacrés, c’est-à-dire que l’État n’avait pas officiellement reconnus, laissait-on les particuliers libres de les adorer chez eux ? Un passage de Cicéron semble établir qu’il n’était pas plus permis de leur élever un autel dans sa maison que de leur blair un temple dans une rue et sur une place[29]. Tite-Live, au contraire, borne la défense aux terrains sacrés ou publics (XXV, 1) ; c’est là seulement, d’après lui, qu’il est défendu de sacrifier selon les rites étrangers. On ne peut expliquer cette opposition entre deux écrivains bien informés d’ordinaire qu’en supposant que la loi n’a pas souvent été exécutée dans sa rigueur. Cicéron nous dit ce qu’on avait légalement le droit de faire ; Tite-Live rapporte ce qui se faisait ordinairement. Les Romains étaient si religieux, si timorés, qu’ils hésitaient à proscrire le culte d’un dieu, quel qu’il fût. Toutes les fois, dit Tite-Live (XXXIX, 16), que la religion sert de prétexte à quelque crime, nous redoutons, en punissant le coupable, de commettre une impiété. Et l’autorité, malgré sa sévérité ordinaire, était bien forcée d’avoir quelque égard pour ces scrupules. En frappant la société secrète des Bacchanales, le sénat n’osa pas défendre entièrement le culte de Bacchus, il se contenta de le régler. Ceux pour qui c’était une affaire de conscience durent demander au préteur la permission de célébrer ces fêtes, et elle leur était accordée à condition que cinq personnes seulement assisteraient à la cérémonie[30]. Ces dispositions des Romains nous font comprendre pourquoi les lois contre les cultes étrangers ont été si peu efficaces chez eux. On ne se décidait jamais à les appliquer qu’avec toute sorte de ménagements et de répugnances. Sans doute on avait le droit de poursuivre ces cultes jusque dans l’intérieur des maisons particulières : la surveillance des pontifes s’étendait sur les sacra privata comme sur les autres[31]. Il n’est pourtant pas probable que s’ils s’y étaient tenus enfermés, on fût allé les y chercher ; mais ils n’y restaient guère. L’ombre du sanctuaire domestique ne leur suffisait pas longtemps ; ils se répandaient vite sur la voie publique, ils encombraient les rues et les places, ils s’établissaient sans façon dans les chapelles des plus anciennes divinités[32]. Ceux de l’Égypte osèrent même, à la fin de la république, se glisser jusque dans la demeure du maître des dieux, dans le temple qui était le centre de la religion romaine, au Capitole[33], tant ils se croyaient stars de l’impunité ! Malgré ces provocations impudentes, on hésitait encore à les frapper. Les partisans des anciens usages se contentaient d’abord de gémir silencieusement[34]. Il fallait que le scandale flet au comble pour que le sénat parfit enfin s’apercevoir de ces désordres et qu’il forçât les magistrats à les réprimer. Une seule fois, à propos des Bacchanales, la répression fut terrible[35] ; mais il s’agissait de crimes épouvantables, de faux, d’assassinats et d’incestes, beaucoup plus que de sacrifices et de rites nouveaux. Dans toutes les autres circonstances la loi fut appliquée si mollement, que les coupables ne craignaient rien et que c’était toujours à recommencer.

C’est ainsi que les cultes étrangers se sont si facilement établis à Rome. Quelques-uns y arrivèrent avec la permission du sénat, le plus grand nombre s’en est passé ; mais tous, quelle que fût leur origine, ont de bonne heure joui auprès du peuple d’une grande autorité. Dès le temps d’Ennius le grand cirque ressemblait déjà à ce qu’il fut sous Auguste, quand Horace s’y promenait après son dîner pour écouter les diseurs de bonne aventure. C’était le rendez-vous des astrologues et des augures de tous les pays. Les dévots venaient y consulter les devins Marses qui jouaient avec des serpents, et demander l’explication de leurs songes à des prêtres d’Isis[36]. A mesure que s’affaiblissaient l’autorité des lois et le respect des traditions antiques, il était naturel que le crédit des religions nouvelles augmentât. Cette anarchie de près d’un demi-siècle qui précéda l’empire dut leur ‘être surtout très utile ; elles en profitèrent pour achever de s’étendre et de s’établir. Les triumvirs semblèrent même leur donner une sorte de consécration légale en élevant un temple, après la mort de César, à Isis et à Sérapis[37]. Cependant Auguste, quand il fut le maître, revint, sur ce point comme sur les autres, aux traditions de la république. Il témoigna un grand respect aux diverses religions qui se partageaient son empire. Celle même des Juifs, malgré la haine et le mépris qu’on manifestait ordinairement pour elle, n’en fut pas exceptée : il envoya des présents au temple de Jérusalem[38], et y fit célébrer des sacrifices en son nom[39]. Mais il ne permit pas à ces religions, qu’il honorait chez elles, de venir s’étaler trop ouvertement à Rome et d’empiéter sur le culte national. Après qu’il eut pris Alexandrie, il déclara qu’il lui pardonnait en l’honneur de son dieu Sérapis[40] ; ce qui ne l’empêcha pas, à son retour, de faire détruire les temples qu’on avait construits à Sérapis dans l’enceinte de la ville[41]. C’était tout à fait l’ancienne politique des Romains ; et, pouf compléter la ressemblance, on a soin de nous faire remarquez que la sévérité de l’empereur, comme celle du sénat, ne venait pas de motifs religieux : il ne poursuivait pas seulement les cultes nouveaux dans l’intérêt des dieux anciens, mais parce que l’introduction de divinités étrangères donne naissance à des réunions secrètes, à des ententes et à des complots, toutes choses qui sont dangereuses pour le pouvoir d’un seul[42]. Cette conduite, qui fut sans doute alors fort approuvée, avait le tort d’être contraire au principe même de l’empire. L’empire travaillait à réunir entre eux tous les peuples qui vivaient sous la domination romaine ; or cette réunion des races ne pouvait s’accomplir sans un certain mélange des religions. Il était inévitable que l’œuvre d’Auguste eut pour résultat le syncrétisme dans l’ordre religieux, comme elle devait aboutir à la centralisation dans l’ordre politique. C’est aussi de ce coté qu’a marché l’empire. Quand la race d’Auguste fut éteinte, la dynastie qui la remplaça éprouva le besoin de se donner aux yeux des peuples une sorte de consécration religieuse. Les Césars, qui se flattaient de descendre des dieux et des rois de l’ancienne Rome, s’étaient appuyés sur la religion nationale, et nous avons vu ce qu’elle avait ajouté de force et de prestige à leur pouvoir. Vespasien reçut un service semblable des cultes de l’Orient. Un Juif lui avait prédit l’empire ; Sérapis lui annonça la victoire de ses légions à Crémone. Enfin les dieux de l’Égypte, pour montrer au monde qu’il était leur favori, lui accordèrent le don de faire des miracles : il guérit un aveugle et un paralytique à Alexandrie. C’est ainsi, dit Suétone, que ce prince, qui arrivait si brusquement au pouvoir, acquit, dés son avènement, la majesté et l’autorité qui lui manquaient[43]. n Dits lors rien ne s’oppose plus au succès des religions de l’Orient. Favorablement traitées par les Flaviens auxquels elles n’avaient pas été inutiles, de plus en plus puissantes à la fin des Antonins, sous Marc-Aurèle et Commode, elles achevèrent de triompher avec la dynastie des sévères.

Pendant la période qui fait le sujet de notre étude, Rome connaît déjà et pratique à peu près toutes les religions qu’elle accueillera chez elle jusqu’au triomphe du Christianisme. Les unes lui sont arrivées sous la république, lés autres dans le premier siècle de l’empire. Nous venons de voir qu’elle a reçu de bonne heure les dieux égyptiens dont le culte était répandu dans tous les ports de la Méditerranée, et qu’il en est fait mention dés le temps des guerres puniques. En 549, la Mère des dieux est solennellement apportée de Pessinonte à Rome par l’ordre du sénat. Un siècle plus tard, Sylla ramène d’Asie la sauvage déesse de Commagène ; qui s’identifie avec la vieille Bellone. Sabazius et Adonis sont adorés dans le grand monde de Rome dès l’époque d’Auguste[44]. Néron, pendant quelque temps, n’a de dévotion que pour la déesse de Syrie[45]. Trajan consulte le dieu d’Héliopolis — Jupiter Heliapolitanus — sur le succès de son expédition contre les Parthes ; celui de Doliche — Jupiter Dolichenus — obtient un temple sur l’Aventin à l’époque de Commode[46]. Plutarque nous apprend que le nom de Mithra fut connu pour la première fois des Romains à la fin de la république, pendant la guerre des pirates[47]. Son culte continue d’exister obscurément sous les Césars parmi les classes populaires[48]. Il commence à prendre plus d’importance vers les dernières années des Antonins ; au IIIe et au IVe siècle, il l’emporte sur torts les autres. Ainsi, à l’exception de ce dernier développement du culte mithriaque, qui ne s’est produit qu’an peu plus tard, toutes les autres religions étrangères sont librement professées à Rome à l’époque dont nous nous occupons. S’il fallait les étudier toutes pour elles-mêmes et dans le détail, faire minutieusement l’histoire de leurs progrès et de leur fortune, le sujet que nous traitons en ce moment serait infini. Riais notre dessein est moins étendu : nous ne cherchons à connaître ces cultes que dans leurs rapports avec la religion romaine, et nous voulons seulement savoir la part qui doit leur être faite’ dans les changements qu’elle a subis. Comme il est naturel qu’ils aient eu plus d’influence sur elle lorsqu’ils s’accordaient entre eux, il nous convient, en les étudiant, de nous moins attacher aux points par où ils diffèrent qu’à ceux par lesquels ils se ressemblent. Ces ressemblances sont, du reste, beaucoup plu, nombreuses qu’on ne croit. Leurs diversités ne sont souvent qu’apparentes ; en somme, ils partent tous des mêmes principes, ils répondent aux mêmes besoins, ils arrivent aux mêmes résultats : ce sont ces résultats communs que nous allons exposer.

 

— III —

Ils paraissent d’abord s’accorder dans l’importance qu’ils attribuent au prêtre. Elle était beaucoup moins grande dans la religion romaine que chez eux. Les Romains, on l’a déjà vu, n’admettaient pas que l’homme eût besoin d’un intermédiaire pour s’adresser à Dieu. Caton n’a recours à personne quand il offre à Mars un sacrifice pour ses boeufs ou qu’il immole une truie à Cérès, et il déclare formellement que le père de famille doit sacrifier pour toute la maison. De même c’est au consul que revient le droit de prier pour la république. Les prêtres de l’État — sacerdotes publici — ne sont que ses conseillers, ses aides ou ses suppléants dans les cérémonies qu’il lui faut accomplir. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de la dédicace d’un monument publie, les pontifes indiquent les rites, dictent la formule, tiennent un des côtés de la porte ; mais celui qui dédie véritablement l’édifice, c’est le magistrat que le peuple a désigné pour le faire : lui seul a le droit d’y inscrire son nom, parce qu’il est seul officiellement chargé d’en faire la remise au dieu auquel on le consacre. Les prêtres n’étant regardés d’ordinaire que comme les gardiens des vieilles coutumes, chargés de les faire connaître aux autres et de les observer eux-mêmes, on leur demandait surtout d’être instruits et vigilants ; ils n’avaient pas véritablement un caractère religieux, au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui. Le peuple qui les nommait ne s’inquiétait guère de savoir s’ils possédaient les qualités morales qui nous semblent nécessaires pour remplir ces fonctions. On admettait sans doute en général qu’une certaine gravité de conduite était convenable pour être augure ou pontife ; mais on ne croyait pas qu’elle fût moins utile pour être consul ou préteur ; et même elle ne semblait pas tout à fait indispensable, et l’on s’en est plus d’une fois passé. Quand le candidat était agréable à un parti politique, ce parti ne songeait pas à s’enquérir de sa vie ni de ses opinions avant de le nommer ; aussi a-t-on fait très souvent des choix qui nous surprennent. Tite-Live rapporte qu’à l’époque des guerres puniques, c’est-à-dire au temps où les mœurs étaient encore sévères et les traditions respectées, le pontife P. Licinius choisit pour flamine de Jupiter C. Valerius Flaccus, parce qu’il avait mené une jeunesse dissipée et légère (XXVII, 8). On ne se fit pas plus de scrupule de nommer César grand pontife, bien qu’il ne crût guère aux dieux, et Cicéron augure, quoiqu’il se moquât de la divination. Après tout, leur incrédulité ne devait pas les embarrasser autant que nous le supposons dans l’exercice de leurs fonctions sacrées. On ne donnait dans les templ2’s de Nome aucun enseignement dogmatique, on n’y faisait pas d’exhortations morales, en sorte qu’un pontife y était moins exposé à mettre ses paroles en contradiction directe avec ses principes et sa conduite. Le culte ne consistait qu’en pratiques extérieures que tout le monde accomplissait par habitude, et, à la rigueur, on n’avait pas besoin d’avoir été toujours un personnage irréprochable ou d’être un dévot convaincu, pour dicter une formule de prière, figurer à son rang dans une cérémonie officielle ou tenir la porte d’un édifice que l’on consacrait.

Il n’en était pas de même dans les cultes qui vinrent à Rome de l’Orient. Nous ne les connaissons malheureusement que d’une manière très imparfaite, mais une des choses qui ressort avec le plus d’évidence des monuments qui nous restent d’eux, c’est le rôle considérable qu’ils assignent tous à leurs prêtres. Lorsqu’un des fidèles de ces religions élève un autel ou un temple à son dieu ; il a soin, en général, d’y indiquer le nom du prêtre qui le consacre. On ne manque presque jamais de le mentionner dans les inscriptions tauroboliques ; dans celles qui concernent le culte de Mithra, il est dit expressément qu’il préside la cérémonie[49]. Quand on voulait être initié aux mystères d’Isis, on se faisait assister par un prêtre auquel on consacrait, toute sa vie, la plus vive reconnaissance et qu’on appelait son père[50]. Tout semble donc nous indiquer que dans ces diverses religions les fonctions sacerdotales sont devenues plus importantes. Les prêtres ne se contentent plus de diriger les pratiques du culte extérieur, ils veulent aussi gagner les Aines ; en certaines occasions, ils se servent d’un moyen qui n’a jamais été employé dans les temples de Rome : ils prêchent. Celui qu’Apulée nous montre à la fin des Métamorphoses profite d’un miracle qui a vivement ému les assistants pour glorifier la déesse qui vient de manifester ainsi sa puissance : C’est un sermon véritable qu’il prononce ; il n’y manque pas même les emportements et les cris de triomphe à l’adresse des incrédules : Qu’ils approchent, qu’ils regardent et confessent hautement leur erreur ! (XI, 15) Il termine en conjurant celui qui vient d’être l’objet de la protection divine de se consacrer désormais au service d’Isis ; on croirait vraiment entendre un prédicateur chrétien dans une prise d’habit : Si tu veux être en sûreté, inaccessible aux coups du sort, enrôle-toi dans la sainte milice. Viens volontairement placer ta tète sous le joug du ministère sacré. C’est seulement quand tu te seras fait l’esclave de la déesse que tu commenceras à sentir-le prix de la liberté[51]. Ces derniers mots nous font connaître une des différences les plus remarquables qui existent entre les prêtres de Rome et ceux de ces cultes étrangers. A Rome et dans les villes romaines, ils ne sont que des magistrats comme les autres, qui ne songent pas à s’isoler et à se distinguer de leurs concitoyens, qui vivent dans l’agitation des affaires et joignent ordinairement d’autres charges civiles à leurs fonctions sacrées. Au con raire, dans les cultes de l’Orient, ils cherchent à s’éloigner du monde et à vivre à part. lis forment une sainte milice, qui a ses habitudes et ses règles et se fait reconnaître par un costume particulier. On dirait qu’ils mettent leur gloire à se désintéresser de la vie et à se détacher des affections ordinaires de l’humanité. Ils renoncent à tout et ne veulent avoir souci que des choses divines. Quelques-uns vont jusqu’à prendre des breuvages pour se priver eux-mêmes de leur virilité[52]. Un ancien auteur nous dit que ceux de l’Égypte habitent ensemble dans les temples : Rejetant toute espèce de travail terrestre, ils ont consacré leur vie à la contemplation et à l’étude de la Divinité. Leur démarche est lente, leur aspect est grave ; ils ne rient jamais et vont tout au plus jusqu’à sourire. Leur main est toujours cachée dans leur manteau[53]. Il ajoute qu’ils couchent sur des branches de palmiers avec un oreiller de bois sous la tête, qu’ils pratiquent des abstinences nombreuses, évitent de boire du vin et de manger du poisson, et qu’à propos des aliments qui sont permis ou défendus, il s’élève souvent entre eux des polémiques très vives. Les papyrus égyptiens découverts et déchiffrés de nos jours nous ont révélé l’existence d’un véritable cloître dans le Serapeum de Memphis. Des gens pieux s’y enfermaient volontairement et y passaient leur vie sans jamais sortir, ne conversant avec les dévots qui venaient visiter le temple qu’à travers la lucarne de leur cellule. Ils s’appelaient eux-mêmes les serviteurs de Sérapis, et s’occupaient à rédiger le récit de leurs songes. Leurs vêtements, dit un poète, sont sordides, et leurs cheveux, semblables aux crins hérissés des chevaux, ombragent leur tête sinistre[54]. Nous avons conservé des pétitions très nombreuses écrites par un de ces reclus pour implorer la protection du roi Ptolémée et des magistrats de Memphis contre ceux qui le persécutent ; car dans ces lieux qui auraient dû être consacrés à la paix et à l’amour, il arrivait qu’on se haïssait beaucoup et qu’on se disputait souvent. Les Égyptiens et les Grecs en venaient quelquefois aux mains dans le temple, ou se jetaient des pierres par les fenêtres de leurs cellules[55]. N’est-il pas étrange de trouver déjà des reclus en plein paganisme, plus de cent cinquante ans avant le Christ, dans ces contrées où devait plus tard fleurir le monachisme chrétien ? C’est évidemment un fruit naturel du pays. L’Orient était destiné à nous donner dans tous les temps et sous tous les cultes cos spectacles d’exaltation religieuse. Qu’on lise le traité de Lucien sur la Déesse Syrienne, on y trouve la description d’un temple célèbre que l’on vient visiter de toute l’Asie. Les pèlerins y arrivent par milliers. Avant de partir, ils se rasent la tête et les sourcils ; pendant tout le voyage, ils ne boivent que de l’eau et couchent sur la terre. Ce qui cause cette affluence, c’est la renommée du temple et le désir d’assister aux spectacles pieux qu’y donnent les prêtres. L’un d’eux monte deux fois par an au sommet d’un phallus de trente brasses et y reste sept jours entiers sans dormir. Le peuple est convaincu que cet homme, de cet endroit élevé, converse avec les dieux, et que ceux-ci entendent de plus près sa prière. Les pèlerins lui apportent, les uns de l’or, les autres de l’argent, d’autres du cuivre. Ils déposent ces offrandes devant lui et se retirent en disant chacun son nom. Un autre prêtre est là debout qui lui répète les noms, et lorsqu’il les a entendus, il fait une prière pour chacun[56]. — C’est presque déjà l’histoire de saint Siméon Stylite.

Après l’influence du prêtre, ce qui domine dans les cultes orientaux, c’est celle de la femme. La religion romaine faisait assurément aux femmes une large part. Non seulement toutes les pratiques religieuses leur étaient communes avec les hommes, mais elles possédaient pour elles des cultes particuliers. Il semble pourtant que cette part ne leur suffisait pas ; un attrait invincible les attirait toujours vers les religions nouvelles : elles ont aidé toutes les superstitions étrangères à pénétrer dans Rome et à s’y établir. Les devins et les prophétesses, poursuivis par l’autorité, étaient sûrs de trouver chez elles un appui secret et puissant[57]. C’est dans leurs rangs que la société des Bacchanales se propagea d’abord : pendant quelque temps elles y furent seules admises, et même après qu’une prêtresse eut imaginé d’y recevoir aussi des hommes, Tite-Live nous dit que les femmes continuaient d’y être en majorité (XXXIX, 15). Quand la Grande Mère de l’Ida, la première divinité orientale que Rome ait officiellement accueillie, arriva de Pessinonte, les matrones furent envoyées à sa rencontre jusqu’à l’embouchure du Tibre : on sait qu’à cette occasion la déesse daigna faire un miracle en faveur de l’une d’entre elles, Quinta Claudia, qu’on soupçonnait de se mal conduire parce qu’elle aimait beaucoup la toilette et qu’elle paraissait en public avec les cheveux trop habilement arrangés[58]. A l’époque d’Auguste les cultes orientaux s’étaient surtout répandus parmi ces belles affranchies, de mœurs faciles, que les poètes ont chantées. Tout ce monde léger, que rebutait la froide gravité des cérémonies officielles, pratiquait volontiers des religions qui laissaient plus de place aux mouvements passionnés de l’âme. Prête-moi tes porteurs, dit une d’elles à son amant dans Catulle, je veux aujourd’hui rendre visite à Sérapis[59]. La Délie de Tibulle est une dévote d’Isis, qui exécute avec soin les ablutions commandées, qui observe les abstinences, qui s’habille de lin, et agite scrupuleusement son sistre quand elle prie la déesse. Mais toutes celles qui fréquentaient si assidûment ces temples n’y venaient pas seulement pour prier. Beaucoup s’y rendaient par caprice ou par mode, quelques-unes y allaient chercher fortune. Le lieu était favorable pour donner sans danger un rendez-vous ou nouer une intrigue d’amour. Quand Ovide, dans l’Art d’aimer, énumère les endroits où l’on peut se pourvoir aisément d’une maîtresse, après avoir parlé des théâtres et des portiques, il n’oublie pas les temples, et surtout ceux des divinités de l’Égypte. Comme les mythologues confondaient Isis avec le qui avait été la maîtresse de Jupiter, ce souvenir donnait l’espoir au poète que la déesse inspirerait à d’autres les sentiments qu’elle avait elle-même éprouvés pour le maître des dieux[60]. Aussi Juvénal l’appelle-t-il sans respect l’entremetteuse de Pharos[61]. Le culte juif était aussi en grande faveur chez les femmes qui cherchaient les émotions religieuses après avoir épuisé les autres ; elles jeûnaient rigoureusement et se gardaient bien de rien faire le jour du Sabbat. On sait que Poppée, au dire de Josèphe, avait de lui piété[62], et qu’elle fut ensevelie d’après les rites orientaux[63].

Les femmes du grand monde, si l’on en croit les moralistes et les satiriques, n’étaient guère moins zélées que les autres pour les cultes de l’Orient. Juvénal les représente recevant chez elles la confrérie de la violente Bellone ou celle de la Mère des dieux, consultant les haruspices d’Arménie ou de Commagène, les sorciers chai décris ou les vieilles Juives, qui vendent autant de sottises qu’on leur en demande, mais à des prix modérés. Il les montre effrayées par lés menaces d’un prêtre et s’imposant les plus rudes pénitences pour désarmer le ciel : Elles font casser la glace en hiver pour se plonger trois fois le matin dans le Tibre, et parcourent tout le champ de Mars en se traînant nues et tremblantes sur leurs genoux ensanglantés[64]. Les inscriptions confirment la vérité des tableaux présentés par le satirique : il y est très souvent question d’autels, de statues, de monuments de tout genre élevés par les femmes aux divinités de l’Orient. Leur dévotion a déjà quelques-uns des caractères qu’elle doit garder dans ces contrées du Midi. Elles supposent volontiers qu’on aime autant la toilette dans le ciel que sur la terre, et- prodiguent les ornements et tes bijoux à la déesse qu’elles veulent se rendre favorable. Une Italienne nous dit qu’elle a fait dorer la statue de Cybèle et placer sur la tête d’Attis une chevelure d’or et une lune d’argent[65]. Une Espagnole consacre, en l’honneur. de sa petite fille, une statue d’argent à Isis et nous fait avec complaisance l’énumération des diamants dont la statue est ornée. Elle porte un diadème composé d’une grosse perle et de six petites, d’émeraudes, de rubis, d’hyacinthes, des pendants d’oreilles d’émeraudes et de perles, un collier de trente-six perles, avec dix-huit émeraudes, et deux pour les agrafes, des bracelets pour les bras et pour les jambes, des bagues pour tous les doigts, enfin huit primes d’émeraudes placées sur les sandales[66]. C’est, comme on voit, une vraie parure de madone. Du reste, ces cultes se montraient reconnaissants des services que leur rendaient les femmes : elles y participaient à tous les sacrifices, elles y étaient libéralement admises à toutes les dignités et à tous les sacerdoces : nous voyons, par exemple, qu’elles font souvent les frais des tauroboles et y figurent au premier rang en compagnie des prêtres accourus des pays voisins pour prendre part à ces imposantes cérémonies. Dans les cultes égyptiens le service religieux est accompli par les deux sexes[67]. Bellone a une prêtresse qui se déchire les épaules avec des fouets, s’enfonce des couteaux dans les bras et se livre ainsi toute sanglante à l’admiration des fidèles[68]. Le clergé de la Grande Mère contient des joueuses de tambour — tympanistriæ — à côté des joueurs de flûte, et des prêtresses de divers rangs qui partagent les attributions des prêtres et sont nommées comme eux par les quindecimvirs[69]. Si les initiés, dans les mystères de Bacchus, prennent quelquefois le titre de Pères, les femmes obtiennent aussi celui de Mères, et nous voyons l’une d’elles construire un autel pour célébrer l’honneur qu’on lui a fait en l’élevant à cette maternité sacrée — ob honorem sacri motratus[70] —.

Les cultes où les prêtres et les femmes prennent tant d’importance ont d’ordinaire un caractère commun : ils recherchent volontiers les émotions religieuses, ils se plaisent à développer chez leurs adhérents une ardente dévotion. Cette dévotion se manifeste partout d’une manière à peu près semblable : dans toutes les religions, le croyant qui prie avec ferveur souhaite sortir de lui-même, échapper à sa nature mortelle pour atteindre Dieu et se perdre en lui. Les mystiques chrétiens essayent d’y parvenir en surexcitant chez eux l’âme et l’esprit : c’est dans le silence de la retraite, par des efforts et des élans de méditation et de contemplation solitaires, qu’ils tâchent de se délivrer des obstacles du corps et de se rapprocher de la divinité. Les païens voulaient plutôt y arriver par la surexcitation des sens. Au lieu de s’enfermer et de s’isoler, ils se réunissaient en grandes foules, ils s’abandonnaient ensemble à toutes les séductions de la nature ; ils s’étourdissaient de mouvement, ils s’enivraient de bruit : le son des gâtes et des trompettes, les chants passionnés, l’agitation des danses vertigineuses, les mettaient hors d’eux-mêmes ; ils perdaient le sentiment de leur existence propre, ils échappaient aux conditions de la vie ; ils s’unissaient au dieu dont ils célébraient la fête, ils croyaient le voir et le suivre, et il leur semblait assister aux aventures merveilleuses qu’on racontait de lui[71]. Ces aventures sont à peu près les mêmes partout ; les détails peuvent varier, mais le fond de la légende sacrée se retrouve dans toutes les religions de l’Orient : il s’agit toujours de la mort et de la résurrection d’un dieu, et comme pour enflammer davantage la sensibilité religieuse, dans tous ces récits le dieu est aimé d’une déesse, qui le perd et le retrouve, qui gémit sur sa mort et finit par lui rendre la vie. En Égypte, c’est Isis qui cherche Osiris tué par un frère jaloux ; en Phénicie, c’est Astarté ou Vénus qui pleure Adonis ; sur les bords de l’Euxin, c’est la Grande Mère des dieux qui voit mourir le bel Attis dans ses bras. Les fidèles s’associent toujours à la douleur divine ; seulement leur façon d’y compatir change avec les pays. Dans la Syrie et l’Égypte elle prend un r caractère sensuel et voluptueux, elle s’exprime par des chants d’amour, au son langoureux des flûtes ; elle est sauvage dans les rudes contrées de l’Asie du nord : là les prêtres se frappent et se mutilent pour manifester leur désespoir. Mais partout, quand le dies est revenu à la vie, des explosions de joie succèdent aux gémissements et aux larmes, et l’on entend retentir de tout côté les mots mystiques : Il est retrouvé, nous nous réjouissons ![72]

Le culte égyptien était peut-être celui qui s’occupait le plus de donner un aliment à la dévotion des fidèles. Dans aucun autre la divinité n’était censée plus présente et plus visible à ses adorateurs. On la consultait sans cesse, on ne faisait rien sans son aveu. A tout moment elle révélait sa volonté par des apparitions ; ou par des songes. Pas une de mes nuits, dit un dévot d’Isis, pas un seul instant de repos n’a été privé pour moi de la vue de la déesse et de ses saints avertissements[73]. Elle indiquait elle-même ceux qui devaient être admis à ses mystères ; elle fixait pour chacun d’eux le jour où elle voulait qu’on fit la cérémonie ; elle lui indiquait le prêtre qui devait l’instruire et l’assister. Elle appelait à elle, elle désignait directement ceux à qui elle réservait l’honneur de la servir. Aussi lisons-nous sur un monument élevé à l’un de ses prêtres qu’il a été choisi par un jugement particulier de la déesse pour faire partie d’une association qui lui est consacrée[74]. II se faisait dans ses temples une sorte d’office régulier, ce qui n’avait pas lieu d’abord dans ceux des divinités romaines. Les fidèles s’y rassemblaient deux fois par jour. Le matin, à la première heure, ils réveillaient la déesse — excitatio — avec des chants pieux que la flûte accompagnait. Le soir, après lui avoir annoncé solennellement l’heure qu’il était, on lui souhaitait an bon sommeil — salutatio —, et le temple se fermait jusqu’au lendemain. Dans ces cérémonies se produisaient souvent des spectacles singuliers, mais propres à réveiller la piété des fidèles. C’étaient des femmes qui, les cheveux épars, imploraient la protection de la sainte mère Isis, ou la remerciaient des faveurs qu’elle leur avait accordées ; c’étaient quelquefois des pénitents qui se croyaient coupables envers elle et venaient faire devant sa statue l’aveu public de leurs fautes pour en obtenir le pardon[75]. Une peinture très curieuse d’Herculanum, interprétée par Bœttiger, nous fait assister à l’un de ces offices d’Isis. Devant le temple, deux groupes de fidèles à la figure extatique et passionnée, sous la conduite d’un prêtre, chantent les louanges de la déesse ; du haut des marches l’officiant, les mains enveloppées dans une sorte dé voile, tient une urne avec précaution et la présente aux assistants[76]. C’est l’eau lustrale qu’il leur fait ainsi adorer ; l’eau du Nil est sacrée pour un Égyptien : à ses yeux, elle représente la fertilité et la vie, comme la plaine ardente et aride du désert lui parait l’image de la mort. Il était naturel aussi que, chez un peuple si préoccupé de ce qui suit l’existence, elle devint le ‘symbole du bonheur éternel et de là vie qui ne finit pas. C’est l’origine de cette formule qu’on lit sur la tombe des Égyptiens pieux : Qu’Osiris t’accorde l’eau qui rafraîchit ! Les Chrétiens, qui la trouvaient conforme à leurs aspirations, se l’approprièrent, et sur leurs plus anciennes sépultures on trouve souvent ces mots : Que Dieu donne le rafraîchissement à ton âme !

Quand on croit être toujours en présence d’un dieu, si l’on se fie en sa protection, il est naturel aussi qu’on redoute beaucoup sa colère. Plus la dévotion devient ardente, plus elle rend scrupuleux, plus elle nous alarme sur la conséquence des fautes que nous pouvons commettre. Il y avait même alors quelques esprits rigoureux qui prétendaient qu’une fois commises, elles ne pouvaient plus être expiées[77] ; mais ce n’était pas l’opinion ordinaire, et toutes les religions se flattaient d’avoir des moyens surs d’en obtenir le pardon. Rien ne fut plus utile au succès des cultes étrangers qui s’établirent à Rome ; ils avaient toute sorte d’expiations et de purifications à l’usage des pécheurs effrayés. Elles consistaient ordinairement en sacrifices répétés, en pratiques bizarres et souvent pénibles, en libéralités faites aux temples et aux prêtres. Les abstinences étaient aussi considérées comme un moyen de désarmer la colère céleste. On évitait de manger de certains animaux qu’on regardait comme impurs ; aux approches des fêtes, on s’imposait des jeunes rigoureux ; on s’y préparait surtout par une continence sévère. Cette prescription, à laquelle Délie et Corinne elles-mêmes ne refusaient pas de se soumettre, impatientait beaucoup leurs amants : Ovide et Tibulle s’en plaignent avec amertume, mais on leur répondait que les ordres des dieux étaient formels. C’était, disait-on, pour ne pas les avoir respectés que Laocoon avait été puni de mort avec tous les siens[78], et l’on ajoutait qu’au contraire les gens qui s’étaient toujours conservés chastes voyaient directement les dieux[79]. Ces religions, dont le naturalisme était le fond, devaient, ce semble, faire une loi de se conformer à la nature. On voit pourtant nature chez elles un principe contraire : elles ordonnent quelquefois de lui résister, elles font un mérite à l’homme des privations qu’il s’impose, elles recommandent l’abstinence et le jeûne, elles proclament qu’il est agréable aux dieux qu’on dompte le corps et qu’on le punisse. Voilà pourquoi les galles, prêtres errants de la Mère des dieux, se mutilent comme les origénistes et se déchirent la chair avec des fouets comme les flagellants. Quand les prêtres de Bellone s’étaient frappés aux bras et aux cuisses avec leurs couteaux, ils prenaient leur sang dans leur main et le buvaient. Ce sang avait à leurs yeux une vertu purifiante ; ils croyaient, en le buvant, se laver des fautes qu’ils avaient commises[80].

La même croyance se retrouve dans les rites célèbres des tauroboles : c’étaient des sacrifices solennels en l’honneur de la bière des dieux et d’Attis, son amant. On ignore à quel moment et dans quel pays ils ont pris naissance : la première fois qu’il en est question, c’est dans une inscription du règne d’Hadrien (133 ans après J. C.) qui a été trouvée aux environs de Naples[81]. On y voit qu’une femme, Herennia Fortunata, avait accompli pour la seconde fois le sacrifice du taurobole par les soins du prêtre Ti. Claudius. L’usage était assurément plus ancien, et comme presque toutes les autres superstitions de cette époque, il devait être originaire de l’Asie[82]. Nous savons que le midi de l’Italie avait des rapports nombreux avec l’Orient, et que Pouzzoles était un des ports les plus fréquentés des marchands de l’Égypte et de la Syrie. Ce pays, traversé si souvent par les étrangers et familiarisé d’avance par ses relations avec toutes ces religions bizarres, fit un bon accueil au rite nouveau. Il est pratiqué dès le second siècle dans le Samnium et la Campanie, à Formies, à Venafre, à Bénévent. De l’Italie méridionale, le taurobole passe en Gaule ; c’est à Lyon qu’on l’y rencontre pour la première fois. Lyon était déjà un grand centre industriel, une de ces villes de passage que visitaient des gens de tout pays : on y a retrouvé la tombe d’un armateur de Pouzzoles, d’un marchand de Carthage et d’un négociant arabe. Dans la Gaule, le taurobole semble avoir pris plus d’éclat, plus de solennité et un caractère officiel qui, en général, lui est resté. Répandu dès lors dans tout l’empire, il fut un des moyens dont usa le plus volontiers le paganisme mourant pour ranimer la dévotion de ses fidèles.

Quoique nous ne connaissions pas exactement tous les détails de ces fêtes, nous en savons assez pour nous rendre compte du grand effet qu’elles devaient produire. Elles étaient sans doute fort coûteuses, car nous voyons souvent qu’une corporation ou qu’une ville tout entière s’unit pour en payer les frais. Quand c’est un particulier qui subvient à la dépense, il a grand soin de s’en faire honneur et de nous dire qu’il a fourni tout l’argent qu’exigeaient les préparatifs et les victimes[83]. Une cérémonie aussi chère, on le comprend, ne pouvait pas être renouvelée tous les jours ; elle n’avait lieu que dans des occasions importantes. D’ordinaire, c’était la déesse elle-même qui la réclamait par des songes ou des oracles[84]. Deux fois à Lyon elle s’accomplit par suite des prédictions de l’archigalle Pusonius Julianus[85]. Elle attirait, quand le jour était venu, un grand concours de monde ; les prêtres surtout y étaient nombreux. Dans le taurobole qui fut célébré à Die en 245, il en vint de toutes les cités voisines[86]. Naturellement, le clergé de la Mère dès dieux, avec ses prêtres des deux sexes, ses joueurs de flûte, ses joueuses dé tambour de divers rangs, n’avait garde d’y manquer ; mais il y venait encore des augures, des haruspices et des prêtres des autres divinités. Les magistrats aussi y assistaient, car on y priait pour le salut de l’empereur et pour la prospérité de la ville où le taurobole avait lieu. La fête durait quelquefois plusieurs jours[87]. Les cérémonies étaient nombreuses et compliquées. L’une d’elles, mêlée peut-être d’initiations et de rites secrets, s’accomplissait au milieu de la nuit[88]. La plus importante de toutes était le sacrifice du taureau, qui avait donné son nom au taurobole, et dont le ponte Prudence nous a fait un tableau saisissant[89]. Il nous dit qu’on creuse d’abord une fosse recouverte de planches mal unies entre elles et percées de trous nombreux. Dans la fosse on fait entrer celui qui offre le taurobole et qui veut se purifier : il y descend vêtu d’une toge de soie, la tète chargée de bandelettes et portant une couronne d’or. L’animal est ensuite immolé par les sacrificateurs, et le sang qui s’échappe à flots de sa blessure se répand en bouillonnant sur le parquet. Par les nombreuses ouvertures des planches pénètre la rasée sanglante. Le fidèle la reçoit pieusement, présentant la tète à toutes ces gouttes qui tombent, les recueillant sur ses habits et sur son corps qu’elles inondent. Il se renverse en arrière pour qu’elles arrosent ses joues, ses mains, ses oreilles et ses yeux ; il ouvre même la bouche et les boit avidement. Il sort ensuite de la fosse, horrible à voir, et tout le monde se précipite devant lui. On le salue, on se jette à ses pieds, on l’adore : il est purifié de ses fautes et e régénéré pour l’éternité[90]. Ce spectacle était fait pour frapper la foule ; il devenait quelquefois plus imposant encore par le nombre de ceux qui se purifiaient ensemble. Le 10 des ides de décembre de l’an 241, les décurions de la ville de Lectoure offrirent un taurobole pour le salut de l’empereur Gordien, de sa femme, de toute la maison impériale et pour la prospérité de leur cité. En même temps, et sur la même place, un homme et sept femmes de la ville firent des sacrifices particuliers avec des victimes qu’ils avaient fournies[91]. Le même prêtre prononça pour tous la formole et dirigea la cérémonie. Qu’on songe à l’impression que devaient produire sur des imaginations émues torts ces sacrifices accumulés. La fête se prolongeait encore après l’immolation des victimes. On recueillait les organes génitaux — vires — des taureaux sacrifiés et on les apportait ailleurs en grande pompe. Ce devait être l’occasion d’une de ces processions magnifiques qui plaisaient tant à ces religions. Puis on élevait un monument appelé l’autel ou la pierre du taurobole, qu’on décorait de bucranes, c’est-à-dire de bas-reliefs représentant des têtes de beauf entrelacées par des guirlandes de fleurs, et la dédicace du monument était l’occasion de fêtes nouvelles. Telles étaient les cérémonies du taurobole, et ce baptême sanglant que le paganisme prétendait opposer à la fois au baptême chrétien qui purifie ceux qui le reçoivent et aux effets miraculeux du sang de Jésus-Christ qui, répandu pour les hommes, a régénéré l’humanité[92].

Indépendamment de ces grands spectacles que donnaient au peuple les religions nouvelles, de ces expiations et de ces purifications solennelles qui calmaient les consciences inquiètes, elles avaient d’autres moyens de se mettre en prédit. Presque toutes s’appuyaient sur des corporations puissantes, groupées autour des temples, et qui ajoutaient par leur présence assidue à l’éclat des cérémonies. Les cultes égyptiens possédaient la corporation des pastophores, qui s’était introduite à Rome sous Sylla, celle des isiaci, celle des anubiaci. Les isiaques répandus et populaires dans tout l’empire, se distinguaient par un costume particulier ; le fidèle d’Isis, nous dit-on, était fier de sa téta rasée, de sa tunique de lin, et, quand il mourait, il voulait être enseveli avec elle[93]. La Mère des dieux, outre son cortége ordinaire de prêtres mutilés, avait des congrégations de dévots qu’on appelait les dendrophores, les compagnons danseurs de Cybèlesodales ballatores Cybelæ — et les religieux de la Grande Mèrereligiosi Magnæ Matris[94] — ; ceux de Bellone se nommaient les habitués du temple — fanatici —. Tous ces cultes, étant nouveaux, ne pouvaient pas invoquer pour eux les traditions et la coutume, qui sont si puissantes dans les croyances ; aussi sentaient-ils le besoin de se faire des partisans dévoués ; fervents, prêts à tous les sacrifices. Ils employaient d’ordinaire un moyen efficace pour se les attacher : ils las engageaient au service ale leur dieu par des initiations particulières. Presque toutes ces religions avaient leurs mystères, c’est-à-dire qu’indépendamment des cérémonies publiques, elles pratiquaient aussi des rites secrets, auxquels on n’était admis qu’à de certaines conditions et après une série d’épreuves. On connaît les mystères de Mithra, qui prirent tant d’importance à la fin du paganisme ; il y en avait aussi dans le culte de Bellone et dans celui de la Mère des dieux[95]. Les cultes égyptiens ‘admettaient une série d’initiations successives ; il fallait avoir passé par celles d’Isis et d’Osiris pour devenir pastophore.

Apulée nous donne, dans ses Métamorphoses, des détails très curieux sur les mystères d’Isis : c’est le récit le plus complet que l’antiquité nous ait laissé de ces cérémonies secrètes. Il conte que son héros Lucius, qui avait été l’objet d’une faveur spéciale de la déesse, brûlait de se consacrer à son service ; il s’était logé dans son temple ; il ne quittait pas les prêtres, il prenait part à tous les exercices religieux ; il attendait avec impatience qu’une révélation particulière vint lui apprendre qu’il pouvait se faire initier. Quand le temps est enfin venu, le prêtre, entouré de fidèles, l’amène aux bains les plus proches, et après avoir prié les dieux, il fait couler l’eau de toua les côtés sur lui[96] : c’est une cérémonie que les Pères de l’Église ont quelquefois rapprochée du baptême. Il le ramène ensuite au temple ; il lui donne en secret quelques préceptes que la parole ne peut pas reproduire[97], et lui commande de garder une abstinence sévère. Pendant dix jours, il doit ne pas boire de vin et ne manger de la chair d’aucun animal. Ce n’est qu’après s’être ainsi préparé qu’il peut être admis aux mystères. L’initiation a lieu la nuit. Le prêtre, après avoir fait sortir tous les profanes, couvre Lucius d’un vêtement de lin qui n’a pas été porté, et le prenant par la main, il le conduit dans l’endroit le plus reculé du sanctuaire. Vous me demanderez, lecteur studieux, dit l’auteur qui est en même temps le héros de l’aventure, ce qui fut dit, ce qui fut fait ensuite. Je le dirais si je pouvais le faire ; vous le sauriez s’il vous était permis de l’entendre ; mais ici la langue ne pourrait parler, ni l’oreille écouter sans crime. Je ne veux pourtant pas laisser sans quelque satisfaction une curiosité dont le motif est religieux. Écoutez donc ce qui m’arriva et croyez à la vérité de ce que je vais dire. Je m’approchai des limites de la mort ; après avoir foulé le seuil du royaume de Proserpine et m’être promené à travers tous les éléments, je m’en retournai. Au milieu de la nuit je vis le soleil resplendir d’une lumière éclatante ; je m’approchai des dieux du ciel et de la terre, je les vis en face et je les adorai de près. J’ai tout dit, et quoique vous ayez entendu mes paroles, il est nécessaire que vous ne les sachiez pas.

Ces mots énigmatiques sont peut-être encore ce qui nous a été dit de plus clair sur les mystères. En les rapprochant des autres indiscrétions fort obscures que les écrivains anciens ont commises, on peut entrevoir la nature des secrets qu’on révélait aux initiés et la façon dont on les leur faisait connaître. La science a commis à ce sujet des erreurs de tout genre ; elle a successivement trop accordé ou trop refusé aux mystères. Aujourd’hui elle est revenue de tous ces excès et se tient à leur égard dans une plus juste mesure. On ne peut plus prétendre, comme faisait Lobeek, que c’étaient des exhibitions sans portée et sans conséquence, qui n’intéressaient le public que par le secret même qu’on imposait à ceux qui y étaient admis, et dont on n’a tant parlé que parce qu’il n’était permis d’en rien dire. On peut encore moins affirmer, comme on l’a fait souvent, qu’on y trouvait un enseignement complet et qu’il en est sorti toute une philosophie morale et toute une théologie monothéiste. Sans doute l’enseignement oral n’en était pas tout à fait banni, puisque Platon nous dit qu’on y apprenait que la vie est un poste qui nous est assigné par les dieux et qu’il est défendu de le quitter sans permission[98]. Il pouvait surtout trouver place dans ces entretiens de l’initié et du prêtre dont parle Apulée et où se tenaient des discours que la parole ne peut pas reproduire. Mais nous savons par les Pères de l’Église ce qui faisait la matière ordinaire de ces discours sacrés, comme on les appelait : ils consistaient surtout dans le récit des aventures merveilleuses arrivées aux dieux[99]. Il est probable qu’on n’y racontait pas les légendes qui se répétaient partout : on n’aurait pas eu besoin de s’enfermer la nuit dans des sanctuaires secrets pour redire discrètement ce que tout le monde savait. Celles qu’on réservait pour les mystères étaient moins connues et plus étranges[100]. Malgré leur bizarrerie, on ne prenait pas la peine de les expliquer. Plutarque nous dit formellement qu’on n’y ajoutait aucun commentaire, qu’on n’en donnait aucune démonstration[101]. Les initiés ne rapportaient donc de la cérémonie ni leçons précises, ni notions exactes. Aristote affirme que toute l’efficacité des mystères consiste à donner certaines impressions et é mettre dans de certaines dispositions d’âme[102] ; ces impressions étaient surtout l’effet des grands spectacles qu’on présentait aux initiés. Les paroles d’Apulée que je viens de citer, malgré leurs réticences calculées, ne laissent sur ce point aimait doute. L’initiation était vraiment un drame mystique, comme l’appelle un des Pères de l’Église[103] ; on y jouait les légendes sacrées, plus encore qu’on ne les racontait. Les dieux y étaient présents, figurés par leurs prêtres ; ils apparaissaient au bruit des instruments de musique, au chant des hymnes, à la lumière de ces mille flambeaux dont l’éclat faisait penser qu’on voyait le soleil resplendir au milieu de la nuit. L’âme, émue par ces alternatives de silence et de bruit, de ténèbres et de lumière qui rendent l’illusion facile, croyait les voir et leur parler. Il était surtout question, dans sous ces spectacles, de ces problèmes de l’autre vie qui se posaient alors à tous les esprits et troublaient les plus résolus. Il semblait par moments, nous dit Apulée, qu’on mettait le pied sur le seuil du royaume de Proserpine. Cette persistance de la vie, cette existence d’outre-tombe, sur laquelle les philosophes avaient tant de peine à s’entendre, les mystères ne l’enseignaient pas, ils la montraient. On sortait de ces spectacles grandioses non pas convaincu par des preuves irréfutables de la réalité des enfers, de la punition des méchants, de la félicité éternelle des justes, mais dans une disposition d’esprit qui ne permettait pas d’en douter. Ainsi tout ce que nous savons des mystères justifie le mot d’Aristote : Ils ne donnaient que des impressions, et j’ajoute qu’ils ne pouvaient pas donner autre chose. Les religions antiques n’ayant pas de croyances précises ni de dogmes formulés, aucun enseignement religieux et dogmatique n’était possible chez elles. Elles avaient ce caractère d’être entièrement subjectives. Chacun croyait des dieux ce qu’il voulait, chacun interprétait à sa façon les légendes qu’on racontait sur eux. Les plus dévots étaient ceux qui, par un effort d’imagination, y voyaient davantage et en étaient ainsi plus édifiés. C’est dans ce sens qu’agissaient les mystères ; en surexcitant l’imagination par des récits et des spectacles, ils la rendaient capable de pénétrer davantage dans les mythes et de leur donner un sens plus profond. Ce travail était tellement individuel que chacun, nous dit Macrobe, devait garder pour lui l’interprétation qu’il leur donnait et ne pas la communiquer aux autres[104].

Chaque initié profitait donc des mystères dans la mesure de son imagination et de sa sensibilité religieuse ; mais il est sûr que tous en éprouvaient une impression profonde. Après la cérémonie, on leur mettait une couronne de rayons sur la tète et un flambeau allumé dans la main, et on les livrait ainsi vêtus à l’admiration de la foule[105]. C’était presque un dieu que celui qui venait de converser avec les dieux, et d’être témoin des merveilles de l’autre vie. Il semblait échapper à sa nature mortelle. L’initiation était pour lui comme une mort volontaire et une résurrection ; il mourait â son passé, il renaissait à une vie nouvelle[106]. Un soleil nouveau, dit un poète, semblait s’être levé pour lui[107]. Ces impressions pouvaient être fugitives dans une âme légère, mais une âme religieuse les gardait toujours. Apulée nous dit qu’après son initiation, il ne pouvait regarder la statue d’Isis sans être saisi d’une inexprimable volupté (XI, 24). Il a résumé tous ses sentiments dans une prière pleine de ferveur, et qui semble avoir par moments des accents chrétiens. Sainte déesse, lui dit-il, toi qui conserves le genre humain et combles les mortels de bienfaits, ton coeur est pour les malheureux celui d’une tendre mère. Pas un jour, pas une heure ne se passe sans que tu nous donnes quelque faveur, sans qu’au milieu des orages de la vie tu nous tendes la main... On t’honore au ciel et sur la terre ; c’est toi qui meus l’univers, qui donnes sa lumière au soleil, qui gouvernes le monde, qui foules aux pieds le Tartare. Les oiseaux qui volent dans le ciel, les bêtes féroces qui errent dans les montagnes, les reptiles qui rampent sur le sol, les monstres qui nagent dans la mer, tremblent devant toi. Mon esprit est trop pauvre pour chanter dignement tes louanges. Mes ressources sont trop faibles pour te faire les sacrifices que tu mérites. Je n’ai pas la voix assez puissante polir dire ce que je pense de ta grandeur, et aucune parole humaine, quand elle serait infatigable, n’y pourrait suffire. Tout ce que petit faire un pauvre croyant comme moi, c’est de garder tes traits gravés dans le secret de son âme, et de se représenter toujours dans son coeur l’image de ta divinité[108]. Voilà les sentiments d’un récent initié ; dans la suite, ces formules vagues, énigmatiques, qu’ils répétaient en souvenir de leur initiation, ces symboles qu’on leur avait remis pour leur rappeler les serments qu’ils avaient faits et les spectacles auxquels ils avaient assisté, les plongeaient dans une sorte d’extase. Diodore prétend qu’ils devenaient plus justes et meilleurs en toute chose (V, 48). Ce qui est sûr, c’est qu’ils devaient vivre plus heureux, convaincus qu’après leur mort ils auraient une place dans ces lieux de délices qu’on leur avait fait entrevoir pendant la célébration des mystères, et qu’ils passeraient véritablement l’éternité avec les dieux. Ils devaient être surtout plus pieux, plus fervents, plus attachés de cœur à ces divinités qui leur avaient accordé de si grandes faveurs et leur faisaient pour l’avenir de si belles promesses. S’il est vrai de prétendre que toutes ces religions nouvelles qui s’établirent à Rome à la fin de la république ou dans les premiers temps de l’empire avaient pour conséquence et pour but de surexciter la dévotion publique, il faut reconnaître que les mystères furent nu des moyens les plus efficaces qu’elles aient employés pour y parvenir.

 

— IV —

C’est précisément parce que toutes ces religions cherchaient à inspirer une dévotion passionnée que beaucoup de bons esprits ne les accueillirent qu’avec une grande répugnance. On a vu combien les hommes d’État romains redoutaient l’excès des émotions religieuses. La piété, pour leur plaire, devait être calme et grave, réglée par la loi, scrupuleuse sur l’accomplissement des pratiques, mais se gardant avec soin de toute exagération. Le jurisconsulte Paul traduit exactement leur pensée quand il dit qu’il faut éviter ces cultes qui troublent l’âme des hommes[109]. Dans son beau poème sur Attis, Catulle point le désespoir qui saisit le malheureux prêtre de Cybèle quand il n’est plus possédé par l’inspiration divine et que, rendu à lui-même, il songe à sort pays qu’il a quitté pour aller vivre sur les sommets escarpés de l’Ida, où errent la biche sauvage et le farouche sanglier. On voit bien qu’il ne cède que malgré lui à ces transports qui l’entraînent, et le poète le plaint sincèrement d’être forcé de les subir. Ils l’effrayent beaucoup plus qu’ils ne l’attirent, et c’est du fond du coeur qu’il prie Cybèle de les lui épargner : Déesse, puissante déesse, reine de Dindyme, ah ! préserve mon toit des fureurs que tu inspires ! Que tes emportements, que tes vertiges retombent sur d’autres victimes ![110]

Les sentiments exprimés par Catulle étaient ceux de tous les Romains sensés sous la république ; ils éprouvaient une sorte de répulsion pour ces solennités bruyantes et désordonnées qu’aimaient les cultes de l’Orient, et ils en comprenaient les dangers. Aussi, tout en accueillant la déesse phrygienne, avaient-ils pris soin de retenir et d’enfermer son culte dans de certaines limites : les étrangers seuls pouvaient être ses prêtres[111], et il était défendu aux citoyens romains de se mêler au cortége de ses serviteurs, qui parcouraient la ville les jours de fête en chantant des hymnes grecs et en demandant l’aumône. Ces précautions qu’on avait prises pour contenir l’essor de la dévotion publique, dont on prévoyait tous les excès, étaient encore respectées du temps d’Auguste : elles font l’admiration de Denys d’Halicarnasse (II, 10) ; mais elles n’ont guère dû survivre à ce prince. L’empire, obéissant à son principe et à sa loi, laissa peu à peu tous ces cultes étrangers, qui répondaient à des nécessités nouvelles, se développer librement. Longtemps contenus ou prohibés, ils obtinrent alors toute permission pour célébrer comme ils le voulaient leurs cérémonies. lia ne se firent plus aucun scrupule d’étaler au milieu de Rome eus cérémonies où le sentiment religieux était excité parfois jusqu’au délire. Tantôt c’étaient les isiaques qui parcouraient les rues, la tète rasée, couverts d’une tunique de lin et portant leurs dieux sur leurs épaules ; tantôt les prêtres de Bellone, avec leurs grandes robes noires, leurs bonnets de peau aux longs poils, s’enfonçaient de petits couteaux à deux tranchants dans les bras, et, tout sanglants, les cheveux épars, rendaient des oracles en agitant la tête, ou se livraient à des danses furieuses, comme les derviches turcs ou persans d’aujourd’hui. Auprès d’eux, les prêtres de la Mère des dieux, la figure fardée, les cheveux luisants de parfums, se déchiraient la chair avec un fouet composé d’osselets entrelacés ; puis, passant de ces excès de tristesse à toutes les folies d’une joie extravagante, ils menaient avec un cortége bruyant et bizarre leur déesse se baigner dans l’Almo. Tous ces spectacles étranges pouvaient faire sourire un incrédule, ils devaient être suspects à un politique, mais ils remuaient profondément l’âme d’un croyant. Ces alternatives rapides, ces brusques passages de la douleur à la joie, ce sang versé, ces mutilations horribles au milieu des chants de fête, l’agitaient d’émotions violentes, et quand il tombait lui-même aux genoux de ces divinités terribles ou charmantes, il ne pouvait s’empêcher de les invoquer avec plus d’élan et de passion que lorsqu’il s’adressait à la sage Minerve de l’Aventin ou au calme et grave Jupiter du Capitole.

Parmi les raisons qui aidèrent les cultes étrangers à s’établir si aisément à Rome sous l’empire, Il faut placer en premier lieu la facilité qu’ils montrèrent pour s’accorder d’abord entre eux et pour s’accommoder ensuite avec la religion romaine. Ils avaient quelque mérite à le faire, et l’on pouvait supposer, d’après leur nature même et leurs prétentions, qu’ils se conduiraient autrement. L’effort que chacun d’eux faisait pour enflammer en sa faveur la dévotion publique pouvait les amener aisément à l’intolérance. La piété, en s’exaltant, devient d’ordinaire exclusive, et quand on croit avec passion à la puissance d’une divinité, on est bien près de mépriser les autres. Nous remarquons en effet que chacune de ces religions a pour tendance de grandir ses dieux particuliers ; naturellement, elle ne pouvait le faire qu’aux dépens de ceux viles voisins. Les fidèles de Mithra disent qu’il est tout-puissant, lui accordant ainsi une suprématie qui semblait réservée au roi du riel, au vieux Jupiter, jusque-là maure incontesté de l’Olympe[112]. Ceux d’Isis ne se contentent pas de prétendre qu’elle cet au-dessus des autres, ils affirment dans leurs prières qu’il n’y a qu’elle et qu’elle est tout[113]. Ses mystères sont appelés simplement sacra, ce qui laisse entendre qu’ils sont seuls les vrais mystères[114]. En l’invoquant, on la nomme Notre-Dame, Domina, la maîtresse par excellence, qui n’a pas besoin, pour être reconnue, d’être désignée d’une autre façon[115]. Il est vrai qu’ailleurs Cybèle reçoit le même nom et que ses adhérents prennent le titre de religiosi[116], comme si son culte était l’apogée et le résumé de la religion. Arrivés à ce point, il semble que tous ces dieux devaient être fatalement amenés à se combattre et à essayer de se supplanter. Il est bien possible qu’ils aient quelquefois lutté d’influence quand le prix en valait la peine. Dans la maison de cette riche dévote où Juvénal introduit à la fois l’archigalle de Cybèle, lès prêtres d’Isis et de Bellone, les haruspices d’Arménie et les sorciers chaldéens, tous attirés par l’espoir d’une riche proie, chacun d’eux devait être tenté de dire du mal de ses rivaux pour rendre sa part meilleure. On peut affirmer pourtant que si ces luttes ont existé, elles n’ont été ni fréquentes ni graves. En somme, le principe d’union et d’entente générale qui est le fond du polythéisme l’emporta. La guerre n’éclata jamais ouvertement entre lés prêtres de ces divers cultes ; Rome ne fut pas témoin de ces spectacles que différentes sectes chrétiennes donnent parfois aux pays de l’extrême Orient, où elles paraissent plus occupées à se combattre les unes les autres qu’à résister à l’ennemi commun. Noirs avons au contraire des preuves nombreuses qu’entre ces religions l’accord se fit sans trop de peine. Les inscriptions nous montrent par exemple que les serviteurs de Sérapis servaient aussi Bellone et ne s’en faisaient pas scrupule[117] ; il arrivait que lès prêtres d’Isis l’étaient en même temps de Cybèle[118], et nous voyons même une fois qu’on élève aux deux déesses un temple commun[119]. Les pratiques par lesquelles l’un de ces cultes parvenait à exciter la piété publique étaient imitées par les autres, sans que cette imitation fît naître entre eux de jalousie. Du temps de Cicéron, les galles étaient les seuls qui eussent la permission de mendier dans les rues de Rome ; c’était pour eux un monopole. Cependant, vers la fin de la république, nous savons que les isiaques mendiaient aussi[120]. Apulée a décrit la procession grotesque qui précédait au printemps les fêtes d’Isis : c’était un véritable carnaval. On y prenait les costumes les plus bizarres, on y montrait les spectacles les plus variés. Après avoir dépeint les gens qui s’habillent en soldats, en femmes, en gladiateurs, en magistrats, en philosophes, il ajoute : Je vis un ours qui était vêtu en matrone et qu’on portait dans une litière ; un singe avec un chapeau de paille et une tunique phrygienne, qui tenait une coupe d’or et représentait le berger Péris ; un âne couvert de plumes qui précédait un vieillard décrépit : l’un était Bellérophon et l’autre Pégase[121]. Hérodien rapporte précisément la même chose des fêtes de Cybèle qui se célébraient aussi au printemps. Alors, dit-il, on a liberté entière de faire toutes les folies et toutes les extravagances qui viennent dans l’esprit. Chacun se déguise à sa fantaisie ; il n’est dignité si considérable, personnage si sévère dont on ne puisse prendre l’air et les vêtements[122]. Les prêtres de Bellone avaient dû leur crédit aux supplices horribles qu’ils s’infligeaient ; ceux de Cybèle eurent recours au même moyen pour attirer le public à leurs cérémonies. Le 9 avant les calendes d’avril, le jour du sang, comme on l’appelait, l’archigalle se tailladait les bras à coups de couteau et buvait le sang qui s’échappait de la blessure[123]. Comme ce spectacle produisait beaucoup d’effet sur la foule, les adorateurs de la Déesse Syrienne s’en servaient aussi, quand ils voulaient toucher le coeur des dévots et remplir les sacs où ils mettaient, nous dit Apulée, les produits de leur industrie[124]. Ces emprunts mutuels, contre lesquels personne alors n’a réclamé, ont fini par rendre tous ces cultes à peu prés semblables. L’opinion publique ne les a jamais opposés les uns aux autres, et eux-mêmes n’ont jamais cherché sérieusement à se contrarier ni à se nuire.

Il ne leur importait pas seulement de s’accorder entre eux ; il leur fallait surtout essayer de s’entendre avec la religion romaine. Ils savaient bien que leur sort était en ses mains et qu’ils ne parviendraient pas à s’établir à Rome sans son agrément. Aussi se gardaient-ils bien d’affecter pour elle ces airs de mépris que les religions prennent si volontiers envers leurs rivales. Ils témoignaient au contraire un grand respect pour les dieux romains, et ce respect en général était sincère : c’étaient en somme des dieux très puissants, puisqu’ils avaient rendu le peuple qui les adorait maître du monde. Il ne convenait donc pas d’en parler légèrement ; il pouvait même être utile à l’occasion de les invoquer, et beau coup sans doute pensaient comme ce prêtre d’Isis qui implore si dévotement pour lui les divinités protectrices de Rome dont le secours, dit-il a, soumis aux Romains tous les royaumes de la terre[125]. Ces avances furent bien accueillies. La religion romaine s’accoutuma de bonne heure au voisinage des autres religions ; il se fit bientôt entre elles une sorte d’échange de complaisances réciproques. Non seulement les fidèles, mais les prêtres n’hésitèrent pas à s’adresser à des dieux qui appartenaient à d’autres cultes que le leur[126], et ces dieux eux-mêmes, loin de chercher à se prendre leurs adorateurs, semblèrent vouloir se prêter un mutuel appui. Dans une ville de l’Afrique, un dévot qui consacre un autel au vieux Mercure, a soin de nous apprendre qu’il ne fait qu’obéir à titi ordre de la Déesse Céleste de Carthage[127].

Après tout, Rome n’avait guère de raison d’opposer une résistance invincible aux religions de l’Orient. Elles semblaient sans doute, au premier abord, fort contraires à ses traditions et à ses usages. Cependant il y avait entre elles et la religion romaine beaucoup de points communs. Non seulement le fond des croyances était partout le même, mais presque tout ce qui nous a frappé dans l’étude que nous venons de faire sur ces cultes nouveaux se retrouve à un moindre degré dans la religion de Rome. On sait par exemple que les purifications et les expiations y étaient fort nombreuses. Le laboureur ne commençait aucun travail important sans avoir purifié son champ, ses boeufs et lui-même. A Rome, au mois de février, les Luperques nus purifient le Palatin, et, avec lui, les troupeaux humains qui se pressent au pied de la colline[128]. Il en était de même des mystères. Les Romains ne les aimaient pas : ils redoutaient ces réunions dont lu secret est la loi, et où l’œil des magistrats ne peut pas pénétrer. Comme les sexes y étaient souvent mêlés, ils les trouvaient dangereuses pour la morale ; elles leur semblaient plus dangereuses encore pour la sécurité publique, parce que lest factions pouvaient y conspirer sans crainte. L’essai qu’ils en avaient fait à l’époque des Bacchanales ne les avait pas fait revenir de leurs préventions. Cependant il y avait des mystères à Rome, mais des mystères qui ne pouvaient inspirer aucune Inquiétude aux esprits les plus soupçonneux. Tels étaient ceux de la Bonne Déesse, dont les hommes étaient si rigoureusement exclus, et qui se tenaient chez la femme du premier magistrat de la république, comme pour ne pas échapper entièrement à la surveillance de l’autorité. Il est donc juste de prétendre que les religions de l’Orient et celle de Rome se distinguent plutôt par une différence d’intensité que par une diversité de nature. Il était presque toujours possible à ces croyances et à ces pratiques nouvelles, qui voulaient se faire accepter des Romains, de trouver jusque dans l’ancien culte quelque précédent qui semblait les autoriser ou qui, dans tous les cas, les aidait à s’introduire sans faire trop de scandale.

Il y avait de plus, entre la religion ancienne et les nouvelles religions, quelques cultes intermédiaires qui pouvaient former entre elles une sorte de transition aisée, et finir par les relier ensemble ; c’étaient ceux que Rome avait empruntés depuis longtemps- à l’étranger, et que le souvenir de leur origine rendait plus accessibles aux impressions du dehors : par exemple le culte de Cérès, qui avait conservé les rites grecs, et dont les prêtresses, dit Cicéron, venaient de Naples et de Velia[129] ; celui de Bacchus, repoussé d’abord avec énergie, mais qui s’était peu à peu insinué dans Rome, et auquel César venait de donner une sorte d’autorisation officielle[130] ; c’était aussi le culte de la Bonne Déesse, qui était entièrement romain, mais tout à fait aux mains des femmes, et devait se ressentir du goût qu’elles témoignaient pour les nouveautés. Par leur origine, par leur caractère, ces divers cultes étaient disposés à subir plus facilement l’influence des religions orientales, avec lesquelles ils avaient déjà plus d’un rapport. Dans celui de Cérès, on s’imposait é certains jours des jeûnes sévères, en mémoire des privations que la déesse avait subies pendant qu’elle cherchait sa fille[131]. La chasteté y était en grand honneur, et Tertullien nous apprend que de son temps les prêtresses, quand elles entraient en fonction, se séparaient volontairement de leurs maris[132] ; on sait combien ces divorces pieux devinrent fréquents aussi dans la société chrétienne des premiers siècles. Le culte de la Donne Déesse prend de bonne heure dans les campagnes un caractère de dévotion superstitieuse et passionnée. On l’appelle la maîtresse — Domina —, comme Cybèle ou Isis, la sainte, la céleste, en la confondant peut-être avec la grande déesse de Carthage. On lui accorde une puissance très variée et fort étendue. Un entrepreneur de travaux publics refait son temple pour la remercier de l’avoir aidé à terminer un canal qu’il avait à creuser[133] ; un esclave des pontifes lui sacrifie une génisse blanche parce qu’après dix mois de souffrances, quand il était abandonné par les médecins, elle lui a donné des remèdes qui lui ont rendu la vue, par l’intermédiaire de la prêtresse Carnia Fortunata[134]. Bacchus était presque un dieu de l’Orient. Même en Italie, où le bon ordre était maintenu par des lois sévères, et aux portes de Rome, on célébrait en son honneur des fêtes désordonnées. Saint Augustin a parlé avec colère des Bacchanales de Lanuvium, qui duraient un mois et où se commettaient toute sorte de folies[135]. Son culte devint bientôt un centre puissant d’initiations et de mystères ; ses prêtres, comme les orphiques, dont ils empruntaient les opinions[136], promettaient de purifier les âmes[137], et les fidèles, attirés par ces promesses, formaient autour d’eux des associations qui semblent n’avoir pas été sans importance[138]. Bacchus fut alors un véritable intermédiaire entre les cultes de l’Orient et celui de Rome : on le trouve, dans les inscriptions, tantôt uni à Sylvain et à Hercule, c’est-à-dire aux plus anciens dieux romains[139], tantôt adoré avec Isis et Sérapis[140], ou placé sur la même ligne que Cybèle et Mithra[141].

Telles étaient les facilités que trouvaient ces religions nouvelles pour pénétrer à Rome. A peine y furent-elles établies qu’elles y devinrent très puissantes, et la religion nationale elle-même n’a pas échappé à leur influence. Il serait très intéressant de savoir au juste la nature tt l’étendue des changements qu’elle a subis à ce contact ; malheureusement, ils n’ont pas toujours laissé de traces qui nous permettent de les reconnaître. Les dieux romains ; sont restés tellement vagues, ils se prêtent à toutes les modifications avec tant de complaisance, qu’elles peuvent quelquefois s’accomplir sans qu’on en soit averti. En apparence rien n’est changé : le dieu a conservé son nom et sa forme extérieure, mais l’idéo qu’on se fait de lui n’est plus la même, et il se trouve qu’un dieu nouveau se cache sous l’ancienne dénomination. C’est, en réalité, Sabazius qu’on prie en implorant Liber, et quand on s’adresse à Diane ou à Vénus, on songe souvent à l’Astarté syrienne et à la Dea Cœlestis de Carthage. Ces changements, malgré leur importance, courent donc risque de nous échapper lorsque nous ne lisons sur un monument que le nom de la divinité qu’on invoque ; mais il s’y trouve quelquefois une épithète qui les trahit : une simple qualification donnée à ces divinités antiques suffit pour nous faire entendre qu’elles ont pris un caractère nouveau. Ces indices légers nous permettent d’entrevoir les altérations profondes qui sont survenues alors dans l’ancienne religion. Elles ont atteint même les dieux les plus respectés. Junon s’est quelquefois identifiée avec Isis, et il n’est pas rare qu’on les invoque l’une pour l’autre[142]. La grande divinité du Capitole, Jupiter très bon et très grand, la protecteur de l’empire, n’a pas pu lui-même se soustraire à ces mélanges, et il lui est arrivé, malgré sa dignité, d’être confondu avec des dieux égyptiens ou syriaques, avec lesquels on croyait lui découvrir quelque lointaine ressemblance. Ces assimilations étaient d’ordinaire accomplies naïvement et sans parti pris ; elles n’avalent pas pour auteurs des théologiens de profession, mais des fidèles obscurs. Personne ne s’en est rendu plus souvent coupable que les soldats, et une grande part leur revient dans ce mélange qui se fit sous l’empire entre les dieux de tous les cultes. Les soldats étaient d’ordinaire assez superstitieux[143]. Les hasards de leur vie errante les disposaient à craindre la colère divine et à tout faire pour la désarmer. Le moindre événement heureux qui leur arrive, un péril évité, la guérison d’une maladie, un grade obtenu, le congé qui les délivre enfin de leur vie laborieuse, tout devient pour eux une occasion de manifester leur reconnaissance envers les dieux, et l’on s’étonne vraiment que leur solde, qu’ils trouvent si exiguë et dont ils se plaignent toujours, ait pu leur permettre d’élever tous ces monuments dont il reste encore aujourd’hui tant de débris. Comme ils séjournaient longtemps dans les mêmes contrées, ils en prenaient volontiers les croyances, et ils les emportaient avec eux quand les nécessités de la guerre les amenaient ailleurs. Un des incidents les plus dramatiques de la bataille de Crémone, si admirablement racontée par Tacite, est ce moment où les soldats de la troisième légion, qui avaient habité la Syrie et en conservaient les usages, saluent le soleil à son lever[144]. Les communications qui s’établissent alors entre les divers cultes sont en partie leur couvre, et ils ont servi plus que personne à transporter les dieux d’un bout de l’empire à l’autre. Il leur arrive quelquefois d’invoquer tous ceux des pays qu’ils ont habités ; dans les prières qu’ils leur adressent, tantôt ils les énumèrent successivement et l’un après l’autre[145], tantôt ils les confondent entre eux. C’est ainsi qu’ils ont mêlé ceux des deux villes syriennes d’Héliopolis et de Doliche avec le vénérable Jupiter du Capitole, et fait de cet ensemble de deux ou trois dieux une seule divinité qui s’est avec eux répandue dans toute l’Europe[146]. Il est probable que dans ce mélange la divinité romaine ne fournissait guère que son nom, un nom puissant et respecté, mais que les croyances et les rites étaient empruntés à l’Orient. Les officiers agissaient comme les soldats. A l’extrémité de l’Égypte, entre Syène et Philae, on a retrouvé une inscription dans laquelle un commandant de cavalerie, chargé de diriger l’exploitation de carrières de marbre, remercie les dieux qui lui en ont fait découvrir de nouvelles et de plus précieuses. Sa prière est adressée à Jupiter Hammon Chnubis et à Junon reine, protecteurs de la montagne[147].

En même temps que les dieux romains s’altéraient en se mêlant aux divinités de l’Égypte ou de la Syrie, les rites et les usages des cultes orientaux s’introduisaient furtivement dans les sanctuaires les plus vénérés de Rome. Le Capitole lui même finit par ressembler beaucoup aux chapelles d’Isis. Le matin avait lieu solennellement l’ouverture du temple ; on venait saluer le dieu à son réveil, comme on allait à la porte des riches qui payaient la sportule à leurs clients. Quand la figure auguste de Jupiter apparaissait dans le lointain du sanctuaire, la foule s’écriait : Salut au maître, Salve imperator[148]. Bans la journée, le dieu ne manquait pas de dévots empressés qui donnaient parfois de bien singuliers spectacles. Ou ne se contentait pas de lui annoncer l’heure qu’il était, comme on le faisait pour Isis, on se piquait de lui rendre bien d’autres services. L’un, nous dit Sénèque, s’est fait le licteur de Jupiter, un autre s’est institué son parfumeur ; il remue les bras à distance et fait tous les gestes d’un homme qui verse des parfums. Minerve et Junon ont leurs coiffeuses qui leur présentent de loin un miroir et font semblant d’orner leurs cheveux. Un vieux mime, retiré du théâtre, danse tous les jours en l’honneur des immortels, convaincu qu’ils prennent plaisir à un spectacle que les hommes ne veulent plus regarder. Des coquettes se flattent d’être aimées du maître des dieux ; elles paissent les journées assises sous sa statue, sans se soucier de Junon, que les poètes nous dépeignent pourtant comme si jalouse[149]. Diane avait des prêtres qui demandaient l’aumône par les rues comme ceux de Cybèle[150]. Pour obtenir la guérison d’une maladie grave, on couchait au Capitole ou sous le portique d’Apollon Palatin aussi bien que dans les temples de Sérapis[151]. Nous avons vu que les hommes d’État romains avaient peu de goût pour les mystères ; du temps de la république, on ne tolérait que ceux, de la Bonne Déesse et ceux de Cérès[152]. Ils se multiplièrent beaucoup sous l’empire. Sans parler de ceux de Bacchus, dont il a été question plus haut, il y en eut dans le culte de Saturne[153], dans celui d’Esculape, dans celui de Vénus[154], etc. Les femmes y étaient admises comme les hommes. Tertullien les montre très préoccupées de ta manière dont tes initiées doivent se vêtir, et il prétend que leur seule raison pour préférer certains mystères, c’est qu’on y porte des costumes qui conviennent mieux à leur beauté. Les purifications, les expiations, devinrent aussi de plus en plus nombreuses. Les beaux esprits du siècle d’Auguste s’en moquaient volontiers. Que vous êtes natifs, disait Ovide, si vous pensez qu’un peu d’eau courante a le pouvoir d’effacer un crime ![155] Et il s’amuse de ces marchands qui vont tous les matins plonger leurs mains dans la fontaine de Mercure pour se laver d’avance de tous les mensonges qu’ils diront dans la journée[156]. Ces railleries n’y firent rien : les scrupules religieux tourmentaient de plus en plus les âmes, et l’on éprouvait un besoin urgent d’obtenir le pardon, de ses fautes. Du temps de Sénèque, il se passait quelquefois dans Rome des scènes qui rappelaient de loin ces prédications passionnées par lesquelles les prophètes juifs essayaient de ranimer la piété d’Israël. Des vieillards couverts de bandelettes, portant en plein jour des lampés allumées et se tramant sur les genoux, arrêtaient les passants pour leur annoncer qu’un dieu était irrité contre eux[157]. Le philosophe pensait qu’ils étaient fous et continuait sa route ; le peuple les prenait pour des inspirés, tremblait de leurs menaces et s’adressait aux prêtres pour détourner la colère céleste. Ceux des religions étrangères étaient toujours prêts à offrir leurs services ; le vieux culte ne dédaignait pas non plus ce moyen de succès. On en vint à croire que Jupiter imposait des abstinences et des jeûnes, comme Isis, et que c’était un moyen de lui plaire que de traverser le champ de Mars à genoux et de se plonger en plein hiver dans le Tibre glacé[158].

Mais en même tempo que la religion romaine se laissait entamer par les cultes de l’Orient, elle réagissait aussi de quelque façon sur eux. Nous avons vu qu’ils ne manquaient pas de souplesse et qu’ils savaient s’accommoder d’assez bonne grâce à la société dans laquelle ils voulaient s’implanter. Avant d’arriver en Italie, ils avaient traversé le monde grec et en avaient pris l’empreinte. Rome n’a pas connu les dieux égyptiens ou persans comme ils étaient quand ils quittèrent leur pays, mais tels que la Grèce les avait faits. En séjournant chez elle, ils avaient consenti à perdre en partie leur figure originale et à se laisser représenter avec les attributs et sous les traits des divinités helléniques. Il ne leur en coûta pas davantage, quand ce fut nécessaire, de se conformer aux usages et aux goûts des Romains. Nous avons conservé la statue d’un dieu syrien très inconnu : il est vêtu du paludamentum et ressemble tout à fait à un consul qui part pour la guerre[159]. Ces cultes durent donc subir, en s’établissant à Rome, quelques modifications qui tenaient aux exigences du pays. Pour quelques-uns d’entre eux au moins, il y eut un rit romain dont la trace parait être restée dans les inscriptions[160]. On ne peut, guère dire aujourd’hui en quoi ce rite consistait, mais probablement on y tenait davantage à la reproduction minutieuse des formules et à l’observation exacte des pratiques[161] : c’était, on l’a vu, le génie particulier de la race romaine dans les choses religieuses. Il est assez vraisemblable aussi qu’on essaya de contenir et de modérer ces excès de douleur, ces explosions de joie et toutes ces démonstrations exagérées dont ces cultes sont si prodigues. Quelque faveur qu’ils aient obtenue, l’État n’a jamais abandonné tout à fait le droit qu’il avait de les surveiller. Ce droit était remis à un collège important de prêtres, les Quindecimviri sacris faciundis, et nous avons ta preuve qu’ils l’ont exercé, au moins sur le culte de la Mère des dieux[162]. Ils contrôlaient la nomination des prêtres de tout rang et de tout sexe, et leur envoyaient le bracelet et la couronne, qui étaient les insignes de leur dignité[163]. Ces prêtres, nommés par les décurions de leur cité, confirmés par les quindecimvirs, devaient ressembler beaucoup à ceux des autres dieux de Rome. Ils étaient mêlés à la vie ordinaire et aux affaires publiques, tandis qu’au-dessous d’eux les galles et les isiaques formaient des corporations et s’isolaient du monde. C’est déjà la différence que l’on remarquera plus tard dans l’Église entre le clergé séculier et le clergé régulier. Les idées et les tendances de ces deux ordres de prêtres ne devaient pas être les mêmes ; et pendant que tes religieux d’Isis et les prêtres mendiants de Cybèle excitaient par toute sorte de folies la piété de la foule, il est probable que ces grands personnages, ces magistrats, que leur fortune et leur situation rendaient ennemis du désordre, cherchaient plutôt à introduire quelque calme et quelque retenue au milieu de ces extravagances.

Ces concessions mutuelles amenèrent facilement tous ces cultes à s’entendre, et c’est ainsi que dans les deux premiers siècles de notre ère s’accomplit à Rome le mélange de toutes les religions de l’ancien monde[164]. Cette fusion des croyances répondait au rapprochement des races, et l’union qui s’établissait entre tous les peuples de l’empire était complétée et cimentée par l’accord qui se faisait entre leurs dieux. Il est d’usage de croire que cet accord fut très préjudiciable ù la religion romaine, et on le regarde ordinairement comme la cause principale de sa décadence. Sans doute on ne peut nier qu’elle ne se soit alors fort altérée : en accueillant tant de principes étrangers, elle perdait nécessairement son caractère primitif ; mais lui était-il possible de le conserver ? Avec ses légendes monotones, ses rites naïfs, sa majesté froide, la religion de Numa pouvait-elle suffire aux contemporains de Tibère ou de Trajan ? Si elle voulait vivre, il lui fallait se renouveler. Les religions orientales lui ont rendu le service de la rajeunir ; loin de hâter sa mort, comme on le prétend, elles lui ont donné quelques siècles de plus d’existence. Il semble qu’avertis par une sorte d’instinct que l’ennemi qui devait les détruire était proche, tous ces cultes aient compris qu’ils ne pouvaient lui résister qu’en s’unissant. Ce qui le prouve, c’est que tous ceux qui entreprennent alors de défendre le paganisme menacé ont pour politique de se revêtir de tous les sacerdoces et de se consacrer à tous les dieux : en même temps que pontifes et qu’augures, ils sont prêtres d’Isis et de Bacchus, hiérophantes d’Hécate ; ils prennent le grade de Lion, de Vautour ou de Père dans les initiations secrètes de Mithra ; ils ont été arrosés par le sang du taureau dans les fêtes de Cybèle[165]. C’est ainsi que pour se préparer au combat, ils essayaient de réunir ensemble tous les principes de vitalité que contenaient ces divers cultes. En se pénétrant l’un l’autre, ces dieux se complètent et se fortifient. Chaque élément nouveau qui s’ajoute en eux leur donne, pour ainsi dire, une vertu de plus et étend leur action sur les âmes. Quand le Jupiter du Capitole consent à prendre quelques attributs des dieux de l’Égypte et de la Syrie, il perd sans doute quelque chose de sa majestueuse simplicité, mais il acquiert plus de force pour atteindre ceux que ne touchent plus les vieilles divinités du Latium. Si cette religion n’était pas devenue plus large, plus compréhensive, plus vivante ; si elle s’était obstinée à s’enfermer dans ses croyances étroites et dans ses pratiques minutieuses ; si elle n’avait pas offert quelque aliment aux limes avides d’émotion et qui cherchaient en elle autre chose qu’une habitude décente ou qu’un frein salutaire, soyons sûrs qu’elle n’aurait pas soutenu pendant plus de trois siècles le choc du Christianisme. Cette large hospitalité que Rome offrait à toutes les religions de la terre, loin d’être alors blâmée, augmenta partout le respect et l’admiration qu’on éprouvait pour elle. Comme elle s’était faite le séjour de tous les dieux[166], elle devint la capitale religieuse du monde en même temps qu’elle en était le centre politique, et nous voyons qu’avant le Christianisme on l’appelait déjà une ville sainte[167].

Deux cultes seulement furent exclus de cet accord qui s’était fait entre tous les autres, le Judaïsme et le Christianisme[168]. Les Pères de l’Église ont paru très surpris de cette exception et s’en sont plaints amèrement. Elle est pourtant facile à comprendre. On vient devoir que c’était en se faisant des concessions mutuelles que toutes ces religions étaient parvenues à s’entendre. Seuls, les Juifs et les Chrétiens, par la nature de leur croyance, ne pouvaient pas accepter ces compromis. Comme ils se tenaient en dehors de l’entente commune, ils n’eurent pas de part à la tolérance générale. On peut dire pourtant que la paix leur a été offerte aux mêmes conditions qu’aux autres, et que les païens ont fait les premiers pas pour s’entendre avec eux. Quand lis connurent la religion des Juifs, ils furent très frappés de se trouver en présence d’un culte qui croyait à un Dieu unique et l’honorait sans images ; mais, fidèles à leur habitude de retrouver toujours leurs propres dieux dans toutes les divinités des étrangers, ils crurent reconnaître dans Jéhovah ou Jupiter ou Bacchus. C’était une manière de rattacher ce culte à leur religion ; dès lors ils ne se firent aucun scrupule de lui emprunter ses usages. Il n’y a plus aucune ville, disait Josèphe, chez les Grecs et les barbares, il n’y a plus dans le monde aucune nation où ne soit respecté la repos du septième jour, où l’on n’allume des lampes en l’honneur de Dieu, et qui n’observe les jeûnes et les abstinences qui sont commandés chez nous[169]. Le culte des Juifs pouvait donc, s’ils l’avaient voulu, être accueilli dans la religion romaine au même titre que ceux de l’Égypte ou de la Syrie ; leurs chapelles auraient été librement ouvertes dans la ville ; les grands seigneurs de Rome seraient venus y prier sans abandonner pour cela leurs croyances ; les empereurs eux-mêmes auraient figuré dans leurs fêtes, comme on les vit assister plus tard à celles d’Isis ou de Cybèle. Il y avait chez les Juifs un parti puissant qui n’en aurait pas été fâché. Il se composait de ceux qui connaissaient la civilisation hellénique, qui en étaient charmés et qui souhaitaient y avoir une place. Hérode, notamment, se donna beaucoup de peine pour faire cesser cet isolement des Juifs et les rattacher au reste du monde. Il bâtit, dans sa ville de Césarée, des théâtres, des sanctuaires en l’honneur d’Auguste ; il fit reconstruire à ses frais le temple d’Apollon à Delphes, et donna de l’argent pour célébrer les jeux Olympiques. Dans Jérusalem même, il voulut familiariser ses sujets avec les coutumes des autres nations, et, contrairement aux prescriptions de la loi, il plaça un aigle d’or au-dessus de la porte du temple ; mais les Juifs pieux en furent scandalisés, et l’aigle du temple disparut dans une révolte populaire. L’obstination de ce peuple à repousser les croyances des étrangers, à garder les siennes sans mélange,et à dire qu’elles étaient les seules vraies, causa d’abord une vive surprise, puis souleva une ardente colère dans le monde grec et romain. Les Juifs furent signalés partout comme une race impie qui ne faisait gloire de mépriser les dieux — Judæa gens contumelia numinum insignis[170] —, et des persécutions terribles éclatèrent contre eux. Les habitante d’Antioche brillèrent vivants tous ceux qui refusaient d’abjurer leur foi : on en tua cinquante mille à Alexandrie et dix mille à Damas. Ces haines furieuses ne s’apaisèrent que lorsque les Juifs se furent associés aux- païens pour persécuter ensemble le christianisme.

Les Chrétiens furent traités comme les Juifs et pour les mêmes raisons. On ne peut pas dire que Rome les ait d’abord mal accueillis. Le premier magistrat romain devant lequel le Christianisme fut déféré ne se montra pas disposé à le poursuivre ; on déclarant qu’il ne voulait pas être juge des contestations de doctrines, il fit voir qu’il entendait ne pas l’excepter de cette large tolérance que ses compatriotes accordaient à tous les cultes[171]. Dans la suite, des tentatives furent faites pour amener leur dieu à s’entendre avec les autres ; l’oracle même d’Apollon affecta d’on faire l’éloge, et le philosophe Porphyre, quoique païen zélé, ne fit pas difficulté de reconnaître la divinité du Christ[172]. On sait qu’Alexandre Sévère fit placer son image, à côté de celle d’Orphée et d’Apollonius de Tyane, dans la chapelle domestique où il venait tous les matins prier ses Lares[173] ; mais ce mélange faisait horreur aux vrais Chrétiens. Aux avances que leur adressaient les philosophes ou les prêtres du paganisme, ils répondaient par ces paroles impitoyables de leurs livres sacrés : Les dieux des stations sont des idoles ; celui qui leur sacrifie sera déraciné de la terre[174]. C’est ce que les païens ne pouvaient comprendre[175], ce qui leur causait tant d’impatience et de colère. On n’en voulait pas précisément aux Chrétiens d’introduire dans Rome un dieu nouveau : rien n’était plus ordinaire depuis cieux siècles ; mais on s’étonnait et l’on s’indignait que leur dieu refusât de prendre place avec les autres dans ce vaste panthéon où on les avait tous réunis. C’est cette obstination à s’isoler ainsi du reste du monde, à garder leur foi pure de tout mélange étranger, qui peut seule expliquer la violence des persécutions dont ils furent victimes pendant trois siècles de la part d’un peuple qui avait accueilli avec tant de bienveillance toutes les autres religions.

 

 

 



[1] De bello gall., VI, 17. De même Pline nous dit que les habitants de Taprobano adorent Hercule (Hist. nat., VI, 22 (24)).

[2] Cicéron emploie l’expression falsi dei (De Nat. deor., II, 1) ; mais il veut entendre par là la manière dont les épicuriens se représentent la divinité. Des dieux sans action sur le monde ne sont pas des dieux véritables.

[3] Cicéron, Pro Flacco, 28 : Sua cuique civitati religio est, nostra nobis.

[4] Macrobe, Saturnales, III, 9, 7.

[5] Stace, Silves, III, 2, 123.

[6] Juvénal, Satires, XV, 36.

[7] Tite-Live, V, 22.

[8] C. I. L., I, p. 159.

[9] Tite-Live, XLIII, 6.

[10] Minutius Felix, Octavius, 88.

[11] Valère Maxime, I, 3, 3.

[12] Quintilien, III, 7, 21.

[13] Dion, LXIV, 6.

[14] Orelli, 1993.

[15] Orelli, 2407.

[16] Orelli, 6908.

[17] C. I. L., II, 462.

[18] C. I. L., 143, 145.

[19] Letronne, Inscriptions de d’Égypte, I, n° 241.

[20] Dion, LIV, 9.

[21] C. I. L., I, 578-581.

[22] Tite-Live, XXXIX, 3 ; XLI, 8.

[23] Denys d’Halicarnasse, II, 19.

[24] Plaute, Curculio, II, 3, 9.

[25] Tite-Live, IV, 30.

[26] Tite-Live, XXXIX, 15.

[27] Tite-Live, XXV, 1.

[28] Tertullien, Apologétique, 5.

[29] Cicéron, De leg., II, 8.

[30] Voyez le sénatus-consulte des Bacchanales (C. I. L., I, 198).

[31] Dion Cassius (XI, 47) dit positivement que la sénat fit détruire des temples que des particuliers avaient élevés à leurs frais.

[32] Tite-Live, IV, 30.

[33] C. I. L., I, 1031.

[34] Tite-Live, XXV, 1.

[35] Encore se fit-elle beaucoup attendre. L’existence des Bacchanales était connue de tout la monde ; elle se révélait par des bruits qui troublaient le repos de la nuit (Tite-Live, XXXIX, 15) ; mais comme on pensait qu’il s’agissait de cérémonies religieuses, on laissait faire, et la police elle-même ne songeait pas à s’enquérir de ce qui se passait dans ces fêtes bruyantes.

[36] Cicéron, De div., I, 58. Il est vrai que quelques critiques, et parmi eux M. Vahlen, attribuent une partie de la citation à Cicéron lui-même.

[37] Dion, XLVII, 15.

[38] Josèphe, De bell. Jud., V, 38.

[39] Philon, Legatum ad Caium, 40.

[40] Dion, LI, 10.

[41] Dion, LIII, 2. Tibère suivit la même politique qu’Auguste au sujet des cultes étrangers (Suétone, Tibère, 37). Mais après lui il ne parait plus être question de mesures prises contre eux en général.

[42] Dion, LII, 36.

[43] Suétone, Vespasien, 7.

[44] Valère Maxime, I, 8, 2. Ovide, Ars am., I, 75.

[45] Suétone, Néron, 50.

[46] Preller, Röm. Myth., p. 743.

[47] Plutarque, Pompée, 24.

[48] Orelli, 5844, et la note d’Henzen.

[49] Orelli, 5816.

[50] Apulée, Métamorphoses, XI, 25 (édit. Hildebrand).

[51] Apulée, Métamorphoses, XI, 16. Ce sont déjà les expressions de la langue religieuse des Chrétiens.

[52] Servius, Énéide, VI, 661.

[53] Chérémon le stoïcien, cité par Porphyre. Müller, Fragm. hist. græc., édit. Didot, III, p. 497.

[54] Manéthon, cité par Brunet de Presles.

[55] Tous les détails qui précèdent sont empruntés au mémoire de M. Brunet de Presles sur le Serapeum de Memphis.

[56] Luc, La Déesse Syr., 28.

[57] Plutarque, Marius, 17.

[58] Ovide, Fastes, IV, 809.

[59] Catulle, 10, 28.

[60] Ovide, Ars am., I, 78.

[61] Juvénal, VI, 489.

[62] Josèphe, Ant. Jud., XX, 8, 11.

[63] Tacite, Annales, XVI, 6.

[64] Juvénal, VI, 523.

[65] Mommsen, Inscr. Neap., 5354.

[66] C. I. L., II, 8386.

[67] Orelli, 6666 : là c’est un homme qui est sacerdos Isidis, ailleurs (6385) c’est une femme.

[68] Tibulle, I, 6, 45.

[69] Mommsen, Inscr. Neap., 1399. Ailleurs la prêtresse est dite consacerdos du prêtre (1398).

[70] Orelli, 1491.

[71] Nulle part cet état extatique n’a été mieux dépeint que dans les Bacchantes d’Euripide.

[72] Scholiaste de Juvénal, VIII, 28.

[73] Apulée, Métamorphoses, XI, 19.

[74] Orelli, 6029.

[75] Ovide, Pontiques, I, 1, 51.

[76] Bœttiger, Isisvesper. Cette dissertation a été reproduite par Millir dans le Magasin encyclopédique, 1810.

[77] Servius, Énéide, VII, 897.

[78] Servius, Énéide, II, 201.

[79] Servius, Énéide, II, 604.

[80] Tertullien, Apologétique, 9.

[81] Mommsen, Inscr. Neap., 2602. On ne sait si les tauroboles remontent beaucoup plus haut ; il serait pourtant fort utile de le savoir pour connaître quelle fut, sur ces sacrifices, l’influence du Christianisme. Tout ce qu’un peut affirmer, c’est que là croyance à la vertu purifiante du sang était assez ancienne dans le culte de Cybèle. Lucain dit que les galles agitent leur chevelure ensanglantée (Pharsale, I, 566) : c’était sans doute leur propre sang qu’ils répandaient sur leurs cheveux ; de là on arrive assez facilement à cette habitude de se faire arroser par le sang du taureau. On ne sait pas non plus si les rites du taurobole n’ont pas subi avec le temps quelques altérations. Il est assez naturel de le soupçonner. Les plus anciennes inscriptions portent ces mots : Taurobolium fecit, tandis qu’on lit sur les plus récentes Accepit ou percepit taurobolium. Ne peut-on pas croire que cette différence dans les termes indique quelque variété dans les cérémonies ? Toute celte question de l’origine du taurobole est fort obscure ; la découverte d’inscriptions nouvelles pourra seule l’éclairer.

[82] L’origine asiatique du taurobole est admise par tout le monde. Diodore de Sicile (III, 59, 8) dit qu’à Pessinonte les Phrygiens font en l’honneur de la bière des dieux des ‘sacrifices tout à fait grandioses. N’y a-t-il pas dans ce passage quelque allusion aux tauroboles ? Il est pourtant assez surprenant, si le taurobole vient de le Phrygie, qu’on n’ait pas encore prouvé d’inscription taurobolique en Asie, et que colles qu’on rencontre en Grèce soient assez récentes.

[83] Orelli, 2332.

[84] Inscr. Neap., 2002. Orelli, 3033.

[85] Boissieu, Inscriptions de Lyon, p. 24 et sq.

[86] Orelli, 2332.

[87] Tantôt cinq, tantôt quatre et tantôt trois (Inscr. de Lyon, p. 33 et 36).

[88] Mesonyclium (Inscr. de Lyon, p. 24). Dans une inscription d’Athènes (Philologus, 2e suppl., 1863, p. 588), le taurobole est appelé τελετή. Il possède, comme tous les autres mystères, des symboles cachés, συνθήματα κρυπτά. N’est-ce pas un de ces symboles qu’Héliogabale voulait connaître quand il célébra le taurobole, Lampride, Héliogabale, 9.

[89] Prudence, Perist., X, 1011.

[90] Orelli, 2352 : in æternum renatus. Cette formule, qui n’apparaît que dans les derniers temps, semble d’abord empruntée au Christianisme ; mais ou la trouve déjà dans Apulée, Métamorphoses, XI, 21. D’autres fois l’effet du taurobole était censé ne durer que vingt ans. Après cette période de temps, il fallait recommencer (Orelli, 2335).

[91] Voyez les tauroboles de Lectoure, dans les Mémoires des antiquaires de France, 1837, nouvelle série, t. III. On y voit positivement que tous ces tauroboles furent accomplis à la fois. C’est ce qui ressort aussi de la formule suivante, qui y est employée deux fois : Viator Sabini fil. vires tauri quo proprie per tauropolium pub(lice) fac(tum) fecerat consacravit.

[92] Pour comprendre combien cette prétention blessait les Chrétiens, il suffit de voir avec quelle énergie elle est combattue par Firmieus Maternus (De errore profanarum rei., XXXVII, 8) : Polluit sanguis iste, non redimit, et per varios casus homines premit in mortem. Miseri sunt qui profusione sacrilegi sanguinis cruentantur, etc.

[93] Plutarque, De Is. et Osir., p. 352.

[94] Le mot religiosus a ici le sens qu’il a pris dans le Christianisme : il désigne des gens qui se distinguent des autres par certaines pratiques pieuses. C’est dans le même sens que l’emploie Apulée (Métamorphoses, XI, 16).

[95] Firmieus Maternus, De errore prof. rel., XVIII, 2.

[96] Apulée, Métamorphoses, XI, 23.

[97] Apulée, Métamorphoses, XI, 23.

[98] Platon, Phédon, p. 62.

[99] Arnobe, V, 23.

[100] C’est de là que Clément d’Alexandrie a tiré les légendes qu’il raconte dans sa Cohortatio ad gentes, et Arnobe celles qu’on trouve dans son 5e livre.

[101] Plutarque, De Defect. orac., p. 422.

[102] Synesius, Orat., p. 19.

[103] Clément d’Alexandrie, Protrept., p. 12.

[104] Macrobe, Saturnales, I, 7, 18.

[105] Apulée, Métamorphoses, XI, 24.

[106] Apulée, Métamorphoses, XI, 21.

[107] Valerius Flaccus (Argonautiques, II, 411) dit en parlant des Argonautes qui viennent d’être initiés : Illi sole novo loti plenique deorum.

[108] Apulée, Métamorphoses, XI, 25.

[109] Paulus, Sent., V, 21, 2.

[110] Catulle, 63, 61.

[111] Ces prêtres étaient peu estimés ; voyez à ce sujet l’anecdote racontée par Valère Maxime, VII, 7, 6.

[112] Mommsen, Inscr. Neap., 2481.

[113] Orelli, 1871.

[114] Orelli, 6027, 6030, et Apulée, Métamorphoses, XI, 23.

[115] Orelli, 5835 et C. I. L., II, 33 et 981. Voyez aussi Apulée, Métamorphoses, XI, 21.

[116] Orelli, 2338, 2339, et surtout Mommsen, Inscr. Neap., 2550. Il importe de remarquer que le mot religio commence à prendre ici un sens un peu nouveau. M. de Rossi pense qu’un chrétien seul petit dire : Religio mea, parce qu’il a seul une religion parfaitement définie et exclusive des autres, et c’est pour ce motif qu’il n’hésite pas ils rager parmi les inscriptions chrétiennes celle où un personnage déclare qu’il ne veut recevoir dans sa tombe que ceux qui appartiennent à sa religion (Bull. d’arch. chrét., 1805, n° 12). Cependant, sous l’influence du mouvement religieux que nous étudions, les païens ont quelquefois aussi employé la même expression. On lit dans Apulée (Métamorphoses, XI, 25) : Te jam nunc obsequio religionis nostræ dedice.

[117] Orelli, 2318.

[118] Orelli, 6666 ; Mommsen, Inscr. Neap., 1090.

[119] Gruter, 27, 2.

[120] Valère Maxime, VII, 3. 8.

[121] Adulée, Métamorphoses, XI, 8.

[122] Hérodien, I, 10.

[123] Tertullien, Apologétique, 25. On ne sait en réalité lequel de ces cultes a servi de modèle aux autres, ni même s’il y a eu un modèle. Il est bien possible que leur principe étant semblable, leurs pratiques aient été de tout temps les mêmes ; l’important c’est de remarquer l’identité de ces pratiques.

[124] Apulée, Métamorphoses, VIII, 88. Les prêtres de la Déesse Syrienne étaient quelquefois appelés galles comme ceux de Cybèle (Lucien, De Dea Syr., 60). Ovide donne aussi le même nom aux prêtres d’Isis (Am., II, 13, 17). C’est ce qui achève de prouver combien ces cultes avaient fini par se confondre.

[125] Gruter, 83, 16.

[126] Orelli, 6838.

[127] Inscriptions de l’Algérie, 3301. Au contraire, dans une inscription de la Dacie, c’est le dieu grec Esculape qui ordonne qu’on élève un monument au dieu syrien de Doliche (C. I. L., III, 1614).

[128] Varron, De ling. lat., II, 34.

[129] Cicéron, pro Balbo, 24.

[130] Servius, Bucoliques, V, 29.

[131] Pline, qui est fort indiscret, nous apprend que, pendant ces jours d’abstinence, les dévots se régalaient d’une certaine sauce maigre exquise qu’on appelait garum, et qui se faisait avec des poissons sans écaille (Hist. nat., XXXI, 8).

[132] Tertullien, De monog., 17.

[133] Orelli, 1523.

[134] Orelli, 1618. Il est bon de remarquer aussi que, sur des monuments dédiés à Cérès et à la Bonne Déesse, le nom du prêtre consécrateur est mentionné (Orelli, 1494 et 6726). Cette importance donnée au prêtre, on s’en souvient, est un des caractères des religions de l’Orient.

[135] Saint Augustin, De civ. Dei, VII, 21.

[136] Macrobe, Saturnales, VII, 16, 8.

[137] Servius, Géorgiques, I, 166.

[138] Voyez, pour ces thiasi ou spiræ, Inscr. Neap., 2477, 2479 ; Orelli, 1491, 2358, 2359, etc.

[139] Orelli, 1612.

[140] Orelli, 1886.

[141] Orelli, 1901.

[142] C’est ainsi qu’Isis reçoit le surnom de Regina, qui était celui de la célèbre Junon de Véies, qui fut transportée à Rome par Camille, et y devint l’objet d’un culte très fervent. Nous voyons aussi que dès le temps d’Auguste les femmes implorent Isis au lieu de Juno Lucina, qui procurait aux Romaines de la république des délivrances faciles (Ovide, Métamorphoses, II, 13, 11).

[143] Voyez Tacite, Annales, I, 28. Il y avait pourtant des exceptions, comme la prouve une plaisante histoire racontée par Pline, Hist. nat., XXXIII, 4 (24). Un jour qu’Auguste dînait à Bologne chez un vétéran qui avait fait la guerre des Parthes avec Antoine, il lui demanda s’il était vrai que celui qui avait porté la premier la main sur la statue d’or de la déesse Anaïtis avait expiré sur-le-champ : C’est de là que j’ai tiré toute ma fortune, répondit le soldat, et vous venez précisément de dîner du produit d’une de ses cuisses.

[144] Tacite, Histoires, III, 24.

[145] Orelli, 1894.

[146] Orelli, 1245, 1233 et surtout 1234, où le dieu du Capitole, celui de Doliche et celui d’Héliopolis en formant qu’un seul dieu.

[147] C. I. L., III, 75.

[148] Pline, Panégyrique, 5.

[149] Sénèque, Fragm., 36 (édit. Haase).

[150] Ovide, Pontiques, I, 1, 41.

[151] Servius, Énéide, VII, 85. Scholiaste Pers., Sat., II, 56.

[152] Cicéron, De leg., II, 9.

[153] On peut du moins le conjecturer d’un passage de Macrobe, Saturnales, I, 7, 18.

[154] Arnobe, Adv. gent., V, 19. Tertullien, De patt., 4.

[155] Ovide, Fastes, II, 45.

[156] Ovide, Fastes, V, 673.

[157] Sénèque, De Vita beata, 20, 8.

[158] Horace, Satires, II, 3, 288.

[159] Montfaucon, Ant., II, p. 179, 3.

[160] Sacra Romanensia, sacra ab Roma, Fabretti, p. 315. Orelli, 2314, 2315. — Il y avait un rit romain pour la célébration des mystères de Cérès. Cicéron, De leg., II, 15.

[161] On voit par exemple dans les tauroboles qu’un prêtre est chargé de dire d’abord la formule, prœire, pour qu’on n’en omette rien : c’était une coutume essentiellement romaine. Voici un détail plus curieux encore. Dans la religion romaine tout est réglé d’avance, même les lieux où les sacrifices doivent s’accomplir (Tite-Live, V, 52). La même régularité fut imposée aux cultes étrangers. Certaines fêtes de Bellone et de Cybèle avaient lieu à Rome sur le Vatican. Quand on les transporta en province, on eut soin, pour que la lettre du rituel fût observée, de construire une petite élévation factice à laquelle on donna le nom de la colline romaine. On retrouve un de ces Vaticans à Mayence (Orelli, 4983), un autre à Lyon, et il joue un rôle dans un taurobole (Boissieu, Inscriptions de Lyon, p. 24).

[162] Les exemples de ces prêtres ou prêtresses nommés par les quindecimvirs dans le culte de Cybèle sont très nombreux dans les inscriptions. On a la prouve qu’ils s’occupaient aussi d’autres cultes. Orelli, 1949.

[163] Inscr. Neap., 2558.

[164] Arnobe, Adv. gentes, VI, 7.

[165] Orelli, 2335, 2351, 2352, etc.

[166] Ovide, Fastes, IV, 270.

[167] Apulée, Métamorphoses, XI, 26.

[168] Je ne parle pas des druides. Ils furent poursuivis non pas à cause de leurs croyances, mais parce qu’ils immolaient des victimes humaines.

[169] Josèphe, Contre Apion, II, 39.

[170] Pline, Hist. nat., XIII, 4 (9).

[171] Actes des Apôtres, XVIII, 15.

[172] S. Augustin, De civ. Dei, XIX, 28.

[173] Lampride, Alexandre Sévère, 29.

[174] Exode, XXII, 20. Quelques sectes gnostiques se montrèrent plus complaisantes. Saint Augustin parle d’une carpocratienne, Marcellina, qui avait dans sa chapelle le Christ et Pythagore. Il est possible qu’il soit question d’un de ces mélanges tentés par quelques églises hérétiques sur l’invitation des païens dans la fameuse lettre d’Hadrien, où il dit, en parlant d’Alexandrie : Illie qui Serapem colunt Christiani sunt, et devoli sunt Serapi qui se Christi episcopos discunt (Vopiscus, Saturninus, 8).

[175] Tertullien, Apologétique, 17.