La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE PREMIER — CE QUI RESTA DES RÉFORMES D’AUGUSTE

 

 

Virgile, que nous venons d’étudier si longuement, nous a semblé le type de ces esprits graves et naturellement religieux qui devaient être disposés à bien accueillir les réformes d’Auguste et à le suivre où il voulait les mener. Ils n’étaient pas d’abord les plus nombreux ; mais leur nombre dut s’accroître à mesure que ce siècle vieillissait et surtout après la mort d’Auguste. Les temps de Tibère et de Caligula ne laissaient guère de place à l’insouciance et à la joie. Cette société qu’Ovide nous montre si riante eut bientôt à traverser des épreuves terribles, et, comme il arrive ordinairement, elle en sortit meilleure. Pour se fortifier contre les dangers qu’elle courait, elle se livra de plus en plus aux fermes doctrines du stoïcisme. La disparition des anciennes familles, la confiscation des grandes fortunes, la nécessité de cacher ses richesses pour ne pas éveiller les convoitises, rendirent les mœurs plus simples. La morale publique se retrempa dans le malheur. On revint à la religion, parce que la religion attire à elle les coeurs qui soutirent ; on y revint aussi parce qu’on éprouvait le besoin d’opposer un pouvoir plus fort à cette autorité implacable sous laquelle on était courbé ; on voulait l’arrêter ou répondre à ses menaces en lui disant : Ces peines dont vous faites peur à vos sujets, vous avez vous-même à les craindre d’un plus puissant que vous, de celui qui est votre maître ![1] A mesure qu’on avance dans l’histoire de l’empire, le mouvement qui entraîne les âmes vers la religion est plus visible, et l’on peut dire que cette société a marché à pets près dans les voies qu’Auguste voulait lui faire suivre. Mais faut-il croire que ce mouvement soit sorti de ses réformes ? Ont-elles été pour quelque chose dans la direction que prit le monde après lui ? C’est une question délicate ; quand on sait combien il est difficile de distinguer la part qui, dans les événements, revient aux institutions et aux hommes, on hésite à y répondre.

Pour savoir exactement ce qui resta de l’œuvre d’Auguste, il faut d’abord se rappeler ce qu’il avait voulu faire. N’oublions pas qu’il ne prétendait travailler que dans l’intérêt de l’empire ; en le ramenant aux pratiques de sa jeunesse, il espérait le rajeunir. Comme tous les hommes d’État de son paye, il attribuait à ces vieux usages une merveilleuse efficacité. Ce n’est pas la religion en général qu’il a voulu servir, mais seulement celle de Rome, et il l’a servie de la seule façon qu’on pouvait le faire, en s’occupant du culte, car le culte était tout pour elle. Il a rebâti les temples, honoré les prêtres et veillé au maintien rigoureux des cérémonies. L’exemple qu’il donnait fut en général suivi par ses successeurs. Tibère, quoique fort indifférent pour son compte, avait grand souci des choses religieuses. Il était très instruit des anciens usages et ne souffrait pas qu’il y fût rien changé[2]. Il s’occupa des sacerdoces, qui étaient négliges, et, pour empêcher qu’on ne les désertât, il eut soin d’en rendre les charges moins lourdes et d’en augmenter les avantages[3]. Claude était dévot : on le vit à son triomphe monter à genoux les marches du Capitole, soutenu des deux côtés par ses deux gendres[4]. Il avait de plus des manies d’antiquaire ; il prit plaisir à renouveler des sacrifices qui remontaient au roi Tullus Hostilius[5]. Quand il signait un traité de paix, il ne négligeait aucun détail du rituel des fériaux[6]. Comme un oiseau de mauvais augure s’était un jour posé sur le temple de Jupiter, il réunit le peuple au forum pour une fête expiatoire, et, en sa qualité de grand pontife, il prononça lui-même du haut de la tribune la formule des prières que tout le peuple dut répéter après lui[7]. Même sous les plus mauvais princes, qui se faisaient un jeu de mépriser les traditions d’Auguste, la religion n’était pas entièrement négligée. Néron se moquait des dieux de Rome et n’avait de dévotion que pour une petite image qu’un homme du peuple lui avait donnée, et qui devait lui faire découvrir tous les complots qui se tramaient contre lui[8] ; il n’en consultait pas moins les haruspices, et s’empressait, sur leur réponse, d’ordonner des cérémonies solennelles, quand par hasard un temple était frappé de la foudre[9]. Othon, qui passait pour un impie, n’oublia pas de faire purifier Rome selon les rites, quand il partit pour aller combattre Vitellius[10]. A plus forte raison les bons princes se montraient-ils pleins de respect pour la religion nationale. Après ces révolutions périodiques qui ébranlaient l’empire, chaque fois que le pouvoir tombait en des mains honnêtes et fermes, on était sûr que le premier soin du nouvel empereur serait de reprendre les exemples d’Auguste, de rétablir les fêtes interrompues, de relever les temples qu’on avait laissés périr. C’est ce que fit Vespasien, et il le fit avec tant de zèle, qu’une corporation religieuse de Rome, celle des sodales Titii, lui éleva un monument avec cette inscription : Au conservateur des cérémonies publiques, au restaurateur des édifices sacrés[11].

Parmi ces édifices se trouvait le plus respecté, le plus glorieux des temples de Rome, le Capitole, incendié pendant les troubles civils. Vespasien, dès son avènement à l’empire, s’empressa de réparer ce malheur, qui avait consterné tous les bons citoyens. Le jour où l’on jeta les fondements du temple nouveau fut pour Rome une grande fête, dont Tacite parait heureux de nous conserver le souvenir. Le onze avant les calendes de juillet, nous dit-il, par un ciel serein, tout l’espace consacré à l’édifice fut environné de bandelettes et de couronnes. Des soldats portant des noms heureux entrèrent dans jette enceinte avec des rameaux de favorable augure. Les Vestales, accompagnées de jeunes garçons et de jeunes filles dont les pères et les mères vivaient encore, tirent des aspersions d’eau de sources vives et de rivières. Ensuite le préteur Helvidius Priscus, guidé par le pontife Plautius Ælianus, purifia le terrain en sacrifiant un porc, une brebis et un taureausuovetaurile — ; et les entrailles des victimes ayant été posées sur un autel de gazon, il pria Jupiter, Junon, Minerve et les dieux tutélaires de l’empire de seconder l’entreprise, et d’élever, par leur divine assistance, une demeure commencée pour eux par la piété des hommes. Puis il toucha les bandelettes attachées à la première pierre et entrelacées avec des cordes. En même temps les autres magistrats, les prêtres, te sénat, les chevaliers et une grande partie du peuple, rivalisant d’efforts et d’allégresse, traînèrent à sa place cette pierre énorme[12]. » Quelques historiens ajoutent même que le prince, pour donner l’exemple, se mêla au groupe des travailleurs et qu’il emporta des décombres sur sa tête. Vespasien fut imité par ses deux fils dans son respect Gour la religion romaine. Domitien lui-même, qui était un fort méchant homme, se piquait d’être un pontife très rigoureux. Il voulut donner un grand exemple de sévérité et fit enterrer vivante la vestale Cornelia qu’il accusait de n’avoir pas gardé ses vœux[13]. Les Antonins se montrèrent fidèles à la même politique. C’étaient eu général des princes graves, honnêtes, pieux ; ils méritèrent presque tous l’éloge que le peuple et le sénat accordaient solennellement à l’un d’eux pour son zèle à conserver les cérémonies sacrées — ob insignem erga cœrimonias publicas curam et religionem[14] —.

La politique d’Auguste fut donc pendant deux siècles celle de gouvernement impérial. On voit qu’elle s’attachait moins au réveil de l’esprit religieux qu’au maintien du culte national ; et dans ces limites il semble qu’elle ait pleinement réussi. La religion romaine, qui paraissait près de périr à la fin de la république, s’est affermie avec l’empire. Presque toutes ces vieilles cérémonies qu’Auguste avait voulu remettre en honneur continuèrent d’être fidèlement pratiquées après lui. Le temps, au lieu d’en amener l’oubli, ne rit que les rendre plus vénérables. Une circonstance ajouta même au respect qu’elles inspiraient ; ce fut ce goût étrange d’archaïsme qui, dés la fia du premier siècle, se répandit dans la littérature et la société, qui s’annonçait déjà au temps de Claude et devint dominant avec les Antonins. Il eut pour premier résultat de donner plus de prix à tous les souvenirs du passé. On voit alors reparaître des sacerdoces longtemps oubliés et qui remontent aux premiers siècles de Rome[15]. Les monnaies d’Antonin le Pieux portent l’effigie de l’augure Attus Navius, de la louve qui allaita Romulus, de la truie qu’Énée immola sur les borda du Tibre, et l’on raconte que ce bon prince était si épris de cette antiquité, qu’il fit construire une ville en Arcadie en l’honneur de Pallas, fils d’Évandre, dont Virgile a raconté le triste sort[16]. Il n’est pas douteux que ce respect qu’on témoignait pour tous ces souvenirs anciens n’ait profité à la religion. Les grandes corporations sacerdotales qui avaient repris tout leur éclat avec l’empire l’ont gardé tant qu’il a duré. Celle des Saliens continuait d’exister du temps de Constantin, et l’on était fier d’en faire partie. Le jeune Marc-Aurèle, qui en fut membre dès l’âge de huit ans, se faisait honneur, quand il la présidait, de savoir par cœur les formules des prières qu’on prononçait à l’inauguration d’un collègue et de danser à la tête de la confrérie[17]. Les Luperques survécurent même quelque temps à la religion romaine. Ils couraient encore dans les rues de Rome en plein Christianisme, frappant le ventre des femmes de leur lanière de cuir, comme ils faisaient du temps des rois, et le pape Gélase eut à lutter contre des personnages importants, quand il voulut les supprimer[18].

Il est une de ces corporations que nous connaissons mieux que les autres, celle des frères Arvales. Nous avons conservé sur elle de précieux documents qui nous permettent de suivre son histoire pendant deux siècles et demi. Ils avaient l’habitude de rédiger tous les ans une sorte de procès-verbal des cérémonies qu’ils accomplissaient pendant l’année, et ils le taisaient graver sur les murs des édifices clans lesquels se tenaient leurs réunions. Une partie de ces actes a survécu h la ruine des temples qui les portaient ; ceux qu’on a retrouvés noue conduisent depuis Auguste jusqu’à Gordien. Ce sont les monuments les plus complets et les plus curieux que nous possédions sur la religion romaine ; il faut les étudier avec quelques détails pour savoir ce qu’elle était devenue sous l’empire[19].

Les frères Arvales étaient peut-être la plus ancienne corporation de Rome. Ils remontaient, disait-on, jusqu’à Romulus et devaient leur naissance à l’association que ce prince avait formée avec les onze fils d’Acca Larentia, sa nourrice. Malgré cette origine respectable, ils n’ont pas fait beaucoup parler d’eux sous la république. Il est probable qu’ils accomplissaient sans bruit leurs fonctions sacrées ; comme elles n’avaient aucun lien avec la politique, et que la politique alors attirait seule l’attention du public, la corporation resta dans l’ombre. C’est seulement avec Auguste que commence la série de ses procès-verbaux, peut-être Auguste l’avait-il réorganisée ; en tout cas, elle prit avec lui une plus grande importance. Sous t’empire, elle compte parmi ses membres les premiers personnages de l’État, et ils paraissent honorés d’on être, puisqu’ils placent quelquefois ce titre dans l’énumération de leurs plus bautes dignités. Les princes aussi en faisaient partie. Nous voyons qu’ils ne dédaignaient pas d’assister aux réunions des confrères, et que, les jours de fête, Ils chantaient et dansaient en leur compagnie. Rétablie et relevée par le pouvoir impérial, la corporation des Arvales ne manquait aucune occasion de lui témoigner sa reconnaissance : tous les ans, le 3 janvier, elle prenait part aux vœux publics qu’on voulait pour l’empereur. La formule de ces vœux ne changeait pas, quel que fût la prince. Chacun avait droit aux mêmes hommages, de quelque façon qu’il fût arrivé à l’empire, et l’on priait pour le meurtrier comme on avait prié pour la victime. L’année 69 est célèbre, dans l’histoire de l’empire. En quelques mois, trois princes se succédèrent au Palatin. Les Arvales ont adressé successivement pour tous les trois les mêmes prières ; les vœux qu’ils avalent faits le 3 janvier pour Galba, ils les ont reproduits sans scrupule à la fin du même mois pour Othon, et en avril pour Vitellius. Un grand personnage de l’empire avait fait écrire sous sa statue qu’il était d’une fidélité immuable pour le prince, pietatis immobilis erga principem[20]. Les Arvales auraient pu se donner le même éloge : le prince seul changeait, leur dévouement restait le même. On peut dire qu’il cherchait les occasions de se manifester. Indépendamment de la cérémonie des vœux publics, les Arvales célébraient tous les ans l’anniversaire de la naissance de l’empereur, celle des princes de sa famille, la date de son avènement, les victoires vraies ou fausses qu’il prétendait avoir remportées, les complots réels ou supposés qu’il avait punis. Les bassesses ne leur coûtaient pas quand il s’agissait de montrer leur zèle au prince régnant. Tacite raconte qu’après avoir assassiné sa mère, Néron n’osait pas rentrer à Rome, craignant d’y recevoir un mauvais accueil, mais que ses amis le rassurèrent en lui rappelant la servilité des grands corps de l’État, et qu’en effet il y fut reçu comme un triomphateur. Les Arvales se distinguèrent en cette circonstance : nous trouvons dans leurs procès-verbaux qu’ils firent des sacrifices au Capitole, sur le forum, et devant la maison paternelle du Néron, pour remercier les dieux de son heureux retour[21].

Toutes ces flatteries, qui donnaient naissance à des cérémonies sans fin, formaient l’élément variable et mobile des fêtes des Arvales, mais le fond en était immuable. Le culte qu’ils célébraient remontait probablement aux origines mêmes de Rome ; il n’est conservé sans trop d’altération pendant prés d’un millier d’années. Comme leur nom l’indique, ils étaient institués pour demander au ciel la fertilité des champs. Ce devait bien être la première préoccupation d’un peuple de laboureurs. La déesse à laquelle ils adressaient leurs prières n’était ni Ops, ni Tellus ; encore moins Cérès, qui, malgré son nom italien, s’est de bonne heure confondue avec Déméter. C’était une de ces divinités antiques que l’invasion du Panthéon grec a rejetées dans l’ombre, et qui ne nous est plus connue que par les monuments des Arvales. Le nom qu’elle porte n’est qu’une de ces qualifications générales et vagues par lesquelles les vieux romains aimaient à désigner leurs dieux et qui avaient pour eux l’avantage de ne pas leur donner une individualité trop précise : on l’appelait la Déesse divine, Dea Dia. Tous les ans les Arvales célébraient en son honneur une grande fête qui ne revenait pas à jour fixe : elle faisait partie de en qu’on appelait les fêtes mobiles, feriæ conceptivæ. Aux ides de janvier, le président de la confrérie, se tournant vers l’Orient et la tête voilée, en annonçait solennellement la date au peuple, du haut des degrés du Panthéon ou du temple de la Concorde. En réalité, elle avait toujours lieu vers la fin du mois de mai, quand les épis commencent à mûrir et que la moisson s’approche.

Le fête durait trois jours. Nous en savons tous les détails, grâce aux procès-verbaux, qui entrent sur ce point dans les explications les plus étendues. C’est une suite très compliquée de sacrifices, de repas, de prières, de vêtements pris et quittés, d’actes de toutes sortes minutieusement prévus, partiellement accomplis, qui devaient par moments présenter l’aspect de certaines cérémonies religieuses de l’Église. Le premier et le troisième jour, la fête avait lieu à Rome, dans la maison du président. Les frères s’y réunissaient le matin, revêtus de la toge à bande pourpre, que portaient les magistrats et les prêtres, et commençaient par offrir à la Déesse divine de l’encens et du vin. Ils s’asseyaient ensuite sur leurs sièges ; on mettait devant eux des pains couronnés de laurier, des épis de l’année précédente et de la nouvelle année — fruges anulas et vivides —, et ils y touchaient comme pour les bénir. Puis, après avoir répandu des parfums sur la statue de la déesse, ils se séparaient. Ils revenaient l’après-midi, après le bain, s’asseyaient de nouveau sur leur siège, se lavaient les mains et changeaient de vêtements. Ils remplaçaient la solennelle toge à bande de pourpre par une robe plus commode et se rendaient dans la salle du festin ; quatre jeunes gens, fils de sénateurs, étaient chargés de les aider. On leur servait alors un repas dont le prix était fixé : l’État allouait 100 deniers (80 fr.) pour le dîner d’un frère, et 25 deniers (20 fr.) pour celui de chacun des jeunes gens qui les assistaient. Au milieu du repas, entre les deux services, les prières recommençaient. On allumait des lampes, comme il était d’usage de le faire dans les cérémonies religieuses ; on offrait pour la seconde fois de l’encens et du vin à la déesse, en faisant des libations ; les fruits nouveaux étaient apportés sur la table de l’autel et rapportés de l’autel sur la table par les jeunes gens. Les frères y touchaient encore et les envoyaient chez eux par les serviteurs de la confrérie. Pline nous dit que ce n’était qu’après cette sorte de consécration qu’il était permis à tout le monde de goûter aux productions de la terre[22]. Le repas d’achevait ensuite, et les convives, après s’être partagé des bouquets de roses, se retiraient en s’adressant entre eux ce souhait de bonheur — felicitar — par lequel prenaient fin à Rome toutes les réunions publiques ou privées. Marini fait remarquer que cette bénédiction des fruits nouveaux se retrouve presque dans tous les cultes. La loi ordonnait aux Juifs d’offrir tous les ans à l’Éternel une poignée d’épis égrenés rôtis au feu, avec un gâteau de fine farine pétrie à l’huile, et de lui sacrifier en même temps un agneau sans défaut et de l’année en holocauste. Il leur était défendu, comme aux Romains, de manger ni pain, ni grain rôti, ni grain en épi, avant d’avoir offert à Dieu les prémices de la moisson. Une cérémonie semblable avait lieu chez les premiers Chrétiens au mois de mai. On bénissait les fruits nouveaux au milieu de la messe, le jour de l’Ascension ; ils étaient ensuite distribués au peuple, et, comme faisaient aussi les Arvales, chacun des assistants les emportait chez lui[23].

Les cérémonies du second jour étaient les plus importantes. Elles avaient lieu hors de Rome, dans un bois dont des fouilles récentes ont fait découvrir l’emplacement. Le long de la rive droite du Tibre une série, de collines peu élevées s’étend depuis le Janicule jusqu’à l’embouchure du fleuve. Entre le fleuve et les collines, depuis la porta Portese, court une route militaire, la via Campana ; c’est sur cette route, près de la cinquième pierre milliaire, que se trouvaient les lieux où les Arvales célébraient leur fête. Quel aspect ces lieux pouvaient-ils présenter dans les temps antérieurs à l’empire, nous l’ignorons ; mais, depuis que la Rome de marbre avait remplacé les constructions de brique de la république, le sanctuaire des Arvales s’était, lui aussi, magnifiquement orné. Sur les collines qui sont à droite de la route militaire quand on vient de Rome, se trouvait un bois sacré, avec ses vieux arbres que la hache n’avait jamais touchés ; au milieu du bois s’élevait le temple de la déesse, un édifice circulaire de dimensions modérées, dont les fondations ont été retrouvées ; elles supportent aujourd’hui la demeure d’un vigneron. Dans la plaine, au-dessous du bois sacré et à quelque distance du fleuve, en a découvert les restes de la maison ois se réunissaient les frères, et qui figure dans leurs procès-verbaux sous le nom de Cæsareum ou de Tetraslylum. C’était un monument de forme carrée, au milieu duquel se trouvait une salle entourée de quatre rangs de colonnes, organisée avant tout pour servir de salle à manger, mais qui était en même temps un temple des empereurs divinisés et qui contenait leurs statues. Enfin sur les collines, à côté du bois sacré, on a encore trouvé les débris d’une autre construction dans laquelle on a reconnu l’hippodrome des Arvales[24]. Ces lieux étaient témoins tous les ans de cérémonies longues et compliquées dont on ne peut donner ici qu’une idée sommaire. Elles formaient comme trois actes différents séparés les uns des autres par un repos et un festin. Le matin, le président se rendait à l’entrée du bois, et y faisait un certain nombre de sacrifices expiatoires, probablement pour se faire pardonner d’avance les opérations qu’il allait exécuter et les dégâts qu’on pouvait commettre dans l’enceinte sacrée. Les anciens pensaient que les divinités des bois n’aiment guère qu’on les dérange et qu’elles ne peuvent pas souffrir qu’on dévaste les lieux qu’elles habitent. Puis les confrères, après s’être reposés dans leurs pavillons, déjeunaient avec les restes des victimes qu’on avait offertes. L’après-midi était réservée à la partie la plus sérieuse de lai fête. Revêtus de la robe prétexte et portant sur la tête l’insigne particulier du collège, la couronne d’épis aux bandelettes flottantes, les frères sortaient de la maison de réunion. Ils marchaient en cortége solennel, précédés de serviteurs qui écartaient la foule ; ils montaient ainsi la colline, traversaient le bois sacré et entraient dans lu temple. Là, le président immolait la brebis grasse — agna opima —, qui était une des victimes préférées des divinités des champs, et les frères adoraient les vases sacrés dressés sur la table de l’autel. C’étaient des vases de terre, de forme grossière, brunis au feu, semblables à ceux dont la tradition prétendait que Numa s’était servi dans les sacrifices qu’il faisait aux dieux[25]. En leur rendant un culte, on voulait honorer le passé et mettre devant les yeux de ces générations corrompues par le luxe une image de la simplicité d’autrefois. La confrérie sortait ensuite du temple, et l’on revenait sur cette bénédiction des fruits nouveaux qui avait eu lieu dans la première réunion. Deux frères allaient cueillir dans le champ voisin quelques épis qui commençaient à pousser. Ces épis passaient de main en main à travers toute la confrérie, chaque membre les recevant de la main gauche et les donnant à son voisin de la main droite. Puis ils repassaient de la même manière à travers toute la rangée, et enfin le dernier les remettait aux serviteurs. La cérémonie achevée, on rentrait dans le temple, et après qu’on avait accompli divers actes moins importants, les serviteurs faisaient sortir tout le monde. Ils remettaient ensuite à chacun des frères un livre qui contenait une vieille prière qu’aucun d’eux n’aurait pu répéter s’il n’en avait eu le texte sous les yeux, car ils ne la comprenaient pas plus ; dit M. Mommsen, qu’un sacristain d’aujourd’hui n’entend le Kyrie eleison. C’est le fameux chant des Arvales, le plus ancien monument que nous possédions de la vieille langue latine. Restés seuls, et la porte bien close, les frères retroussaient leurs robes et répétaient les paroles sacrées, en les accompagnant de gestes et de mouvements cadencés, à la façon antique et romaine — tripodiatio —. Quand le chant et la danse étaient achevés, les serviteurs rentraient dans le temple, reprenaient les livres, et remettaient à chaque frère des couronnes qui devaient être placées sur les statues des dieux. C’était la fin de la cérémonie sacrée. On quittait le bois pour aller dans le Tetrastylum, où l’on échangeait la robe prétexte contre un habit de table, et l’on prenait part à un repas qui, selon l’observation de nos procès-verbaux, devait être servi avec pompe. Le repas fini, les frères changeaient encore une fois de costume. Ils prenaient l’habit grec, se couronnaient de roses, mettaient à leurs pieds des pantoufles commodes et se rendaient au cirque, où l’un d’eux donnait le signal des jeux, qui consistaient en courses de chevaux et de chars, et couronnait les vainqueurs. Cette fatigante journée se terminait à Rome par un dernier repas chez le président de la confrérie.

Telles étaient les fêtes que célébraient tous les ans les Arvales. On ne peut pas prétendre sans doute que tout y fût ancien. Quand l’empire les renouvela, sous Auguste, le temps devait en avoir modifié certains détails ; à ce moment, on y ajouta quelques nouveautés, et surtout des flatteries sans nombre pour les princes, morts et vivants. Cependant l’antique y dominait encore. Ce chant pieusement répété sans être compris ; ces vieux vases, reste de la religion de Numa, qu’on livrait à la vénération des fidèles ; ces rites de la consécration des fruits nouveaux pendant les fêtes de mai ; la défense formelle d’introduire aucun instrument de fer dans le bois et le temple, qui semble prouver que ce culte avait pris naissance quand le fer n’était pas encore connu ; enfin les divinités mêmes auxquelles on adressait des prières, non seulement cette antique Dea Dia, dont j’ai parlé, mais d’autres, comme Adolenda, Commolenda, Deferunda, dont le souvenir ne se retrouvait plus que dans les registres des pontifes, et surtout ce bizarre sive Deus sive Dea, le dieu inconnu des premiers Romains, auquel on immole deux brebis quand il faut emporter du bois sacré quelque arbre qui est tombé de vieillesse ou qui a été frappé de la foudre ; tous ces noms, tous ces usages, nous reportent aux temps les plus anciens ; ils nous font voir, par un exemple frappant, tout ce que cette religion avait gardé du passé et comment elle se croyait le droit d’affirmer dans les derniers siècles de l’empire qu’elle était toujours la religion de Romulus et de Numa. Ce qu’il est aussi très important de remarquer, c’est qu’une fois définitivement fixés sous Auguste, ces rites se sont conservés presque sans altération jusqu’au IIIe siècle. Nos procès-verbaux l’attestent : ils nous montrent qu’on célébrait sous Gordien la fête de mai comme on le faisait sous Tibère ; que rien n’en était omis ; qu’on ne se permettait de supprimer ni un mot dans ces prières verbeuses, ni un détail dans ces cérémonies compliquées. C’est précisément ce que voulait Auguste, ce que ses institutions avaient pour but d’établir, et l’on peut dire en ce sens que ses desseins ont réussi.

Voilà quel fut le résultat des efforts d’Auguste et ce qui resta de son couvre ; mais il y a autre chose dans le mouvement religieux des deux premiers siècles de l’empire. Les procès-verbaux des Arvales risqueraient de nous’ tromper s’ils nous faisaient croire que rien ne changea dans la religion romaine d’Auguste à Gordien. Cette immobilité n’est qu’extérieure et apparente ; elle recouvre des modifications profondes. Le culte officiel put ne pas s’altérer ; les croyances changèrent. On s’adressait aux dieux pour les prier dans les mêmes termes, mais l’opinion qu’on avait des dieux n’était plus la même. Dans ces cérémonies ; où les usages anciens étaient pieusement conservés, on apportait d’autres dispositions. En réalité, la religion romaine, au temps des Antonin, se composait d’éléments anciens et nouveaux. On vient de voir que la persistance des vieilles pratiques peut être attribuée en partie à la politique d’Auguste continuée par ses successeurs. Les nouveautés viennent d’ailleurs. On s’accorde, et je crois avec raison, à les rapporter à l’influence des religions étrangères et de la philosophie. Nous allons étudier dans ce livre quelle fut leur action sur l’ancien culte et comment elles arrivèrent à y répandre un esprit nouveau.

 

 

 



[1] Sénèque, Thyest., 610.

[2] Tacite, Annales, VI, 12.

[3] Tacite, Annales, IV, 16.

[4] Dion, LX, 23.

[5] Tacite, Annales, XII, 8.

[6] Suétone, Claude, 25

[7] Suétone, Claude, 22.

[8] Suétone, Néron, 56.

[9] Tacite, Annales, XIII, 24.

[10] Tacite, Histoires, I, 87.

[11] Orelli, 2304 : Conservatori ceramonarum publicarum et restitutori œdium sacrarum.

[12] Tacite, Histoires, IV, 53.

[13] Pline, Epist., IV, 11.

[14] Orelli, 844. Il n’entrait pas dans la plan de cet ouvrage d’étudier en détail les opinions religieuses de ces divers princes, quand elles n’ont pas eu une influence marquée sur la religion de leur pays. Ceux qui voudront néanmoins les connaître n’auront qu’à lire la troisième partie de l’ouvrage d’Hausrath (Neutestamentliche Zeitgeschichte).

[15] Wilmans, De sacerd. pop. Rom. quodam genere. Voyez surtout la curieuse inscription où un personnage du temps de Claude s’appelle pater patratue populi Laurentis fœderis ex libris eibullinis percutiendi cura pop. rom. etc., (Inscr. Neapol., 2211).

[16] Eckel, VII, p. 20.

[17] Capitolin, M. Antonin, 4.

[18] Migne, Patrol. lat., LIX, p. 110.

[19] Marini (Atti dei fratelli Arvali, 170) a publié toutes les inscriptions connues de son temps. On a fait, dans ces dernières années, des fouilles importantes qui ont amené des découvertes nouvelles, et dont M. Henzen a rendu compte (Scavi net bosco sacro dei fratelli Arvali, 1868). Depuis il a réuni les inscriptions anciennes aux nouvelles dans son livre intitulé : Acta fratrum Arvalium, 1874.

[20] Suétone, Vitellius, 8.

[21] Henzen, Acta fratum Arv., p. 86.

[22] Pline, Hist. nat., XVIII, 6 (8).

[23] Marini, Arvales, p. 200.

[24] J’emprunte cette description et d’autres détails é un article très intéressant de M. Mommsen, intitulé : Ueber die römischen Ackerbrüder, et publié dans les Grenzboten du 28 janv. 1870.

[25] Plusieurs de ces vases ont été retrouvés dans les fouilles récentes qu’on a faites, et décrits par M. de Rossi (Henzen, Scavi, p. V). Prudence (Perist., II, 277) parle de cet usage d’adorer les vases sacrés de Numa.