Virgile, que nous venons d’étudier si longuement, nous a
semblé le type de ces esprits graves et naturellement religieux qui devaient
être disposés à bien accueillir les réformes d’Auguste et à le suivre où il
voulait les mener. Ils n’étaient pas d’abord les plus nombreux ; mais leur
nombre dut s’accroître à mesure que ce siècle vieillissait et surtout après
la mort d’Auguste. Les temps de Tibère et de Caligula ne laissaient guère de
place à l’insouciance et à Pour savoir exactement ce qui resta de l’œuvre d’Auguste, il faut d’abord se rappeler ce qu’il avait voulu faire. N’oublions pas qu’il ne prétendait travailler que dans l’intérêt de l’empire ; en le ramenant aux pratiques de sa jeunesse, il espérait le rajeunir. Comme tous les hommes d’État de son paye, il attribuait à ces vieux usages une merveilleuse efficacité. Ce n’est pas la religion en général qu’il a voulu servir, mais seulement celle de Rome, et il l’a servie de la seule façon qu’on pouvait le faire, en s’occupant du culte, car le culte était tout pour elle. Il a rebâti les temples, honoré les prêtres et veillé au maintien rigoureux des cérémonies. L’exemple qu’il donnait fut en général suivi par ses successeurs. Tibère, quoique fort indifférent pour son compte, avait grand souci des choses religieuses. Il était très instruit des anciens usages et ne souffrait pas qu’il y fût rien changé[2]. Il s’occupa des sacerdoces, qui étaient négliges, et, pour empêcher qu’on ne les désertât, il eut soin d’en rendre les charges moins lourdes et d’en augmenter les avantages[3]. Claude était dévot : on le vit à son triomphe monter à genoux les marches du Capitole, soutenu des deux côtés par ses deux gendres[4]. Il avait de plus des manies d’antiquaire ; il prit plaisir à renouveler des sacrifices qui remontaient au roi Tullus Hostilius[5]. Quand il signait un traité de paix, il ne négligeait aucun détail du rituel des fériaux[6]. Comme un oiseau de mauvais augure s’était un jour posé sur le temple de Jupiter, il réunit le peuple au forum pour une fête expiatoire, et, en sa qualité de grand pontife, il prononça lui-même du haut de la tribune la formule des prières que tout le peuple dut répéter après lui[7]. Même sous les plus mauvais princes, qui se faisaient un jeu de mépriser les traditions d’Auguste, la religion n’était pas entièrement négligée. Néron se moquait des dieux de Rome et n’avait de dévotion que pour une petite image qu’un homme du peuple lui avait donnée, et qui devait lui faire découvrir tous les complots qui se tramaient contre lui[8] ; il n’en consultait pas moins les haruspices, et s’empressait, sur leur réponse, d’ordonner des cérémonies solennelles, quand par hasard un temple était frappé de la foudre[9]. Othon, qui passait pour un impie, n’oublia pas de faire purifier Rome selon les rites, quand il partit pour aller combattre Vitellius[10]. A plus forte raison les bons princes se montraient-ils pleins de respect pour la religion nationale. Après ces révolutions périodiques qui ébranlaient l’empire, chaque fois que le pouvoir tombait en des mains honnêtes et fermes, on était sûr que le premier soin du nouvel empereur serait de reprendre les exemples d’Auguste, de rétablir les fêtes interrompues, de relever les temples qu’on avait laissés périr. C’est ce que fit Vespasien, et il le fit avec tant de zèle, qu’une corporation religieuse de Rome, celle des sodales Titii, lui éleva un monument avec cette inscription : Au conservateur des cérémonies publiques, au restaurateur des édifices sacrés[11]. Parmi ces édifices se trouvait le plus respecté, le plus
glorieux des temples de Rome, le Capitole, incendié pendant les troubles
civils. Vespasien, dès son avènement à l’empire, s’empressa de réparer ce
malheur, qui avait consterné tous les bons citoyens. Le jour où l’on jeta les
fondements du temple nouveau fut pour Rome une grande fête, dont Tacite
parait heureux de nous conserver le souvenir. Le
onze avant les calendes de juillet, nous dit-il, par un ciel serein, tout l’espace consacré à l’édifice fut
environné de bandelettes et de couronnes. Des soldats portant des noms
heureux entrèrent dans jette enceinte avec des rameaux de favorable augure.
Les Vestales, accompagnées de jeunes garçons et de jeunes filles dont les
pères et les mères vivaient encore, tirent des aspersions d’eau de sources
vives et de rivières. Ensuite le préteur Helvidius Priscus, guidé par le
pontife Plautius Ælianus, purifia le terrain en sacrifiant un porc, une
brebis et un taureau — suovetaurile
— ; et les entrailles des victimes ayant été
posées sur un autel de gazon, il pria Jupiter, Junon, Minerve et les dieux
tutélaires de l’empire de seconder l’entreprise, et d’élever, par leur divine
assistance, une demeure commencée pour eux par la piété des hommes. Puis il
toucha les bandelettes attachées à la première pierre et entrelacées avec des
cordes. En même temps les autres magistrats, les prêtres, te sénat, les
chevaliers et une grande partie du peuple, rivalisant d’efforts et d’allégresse,
traînèrent à sa place cette pierre énorme[12]. » Quelques
historiens ajoutent même que le prince, pour donner l’exemple, se mêla au
groupe des travailleurs et qu’il emporta des décombres sur sa tête. Vespasien
fut imité par ses deux fils dans son respect Gour la religion romaine.
Domitien lui-même, qui était un fort méchant homme, se piquait d’être un
pontife très rigoureux. Il voulut donner un grand exemple de sévérité et fit
enterrer vivante La politique d’Auguste fut donc pendant deux siècles celle
de gouvernement impérial. On voit qu’elle s’attachait moins au réveil de l’esprit
religieux qu’au maintien du culte national ; et dans ces limites il semble qu’elle
ait pleinement réussi. La religion romaine, qui paraissait près de périr à la
fin de la république, s’est affermie avec l’empire. Presque toutes ces
vieilles cérémonies qu’Auguste avait voulu remettre en honneur continuèrent d’être
fidèlement pratiquées après lui. Le temps, au lieu d’en amener l’oubli, ne
rit que les rendre plus vénérables. Une circonstance ajouta même au respect
qu’elles inspiraient ; ce fut ce goût étrange d’archaïsme qui, dés la fia du
premier siècle, se répandit dans la littérature et la société, qui s’annonçait
déjà au temps de Claude et devint dominant avec les Antonins. Il eut pour
premier résultat de donner plus de prix à tous les souvenirs du passé. On
voit alors reparaître des sacerdoces longtemps oubliés et qui remontent aux
premiers siècles de Rome[15]. Les monnaies d’Antonin
le Pieux portent l’effigie de l’augure Attus Navius, de la louve qui allaita
Romulus, de la truie qu’Énée immola sur les borda du Tibre, et l’on raconte que
ce bon prince était si épris de cette antiquité, qu’il fit construire une
ville en Arcadie en l’honneur de Pallas, fils d’Évandre, dont Virgile a
raconté le triste sort[16]. Il n’est pas
douteux que ce respect qu’on témoignait pour tous ces souvenirs anciens n’ait
profité à Il est une de ces corporations que nous connaissons mieux que les autres, celle des frères Arvales. Nous avons conservé sur elle de précieux documents qui nous permettent de suivre son histoire pendant deux siècles et demi. Ils avaient l’habitude de rédiger tous les ans une sorte de procès-verbal des cérémonies qu’ils accomplissaient pendant l’année, et ils le taisaient graver sur les murs des édifices clans lesquels se tenaient leurs réunions. Une partie de ces actes a survécu h la ruine des temples qui les portaient ; ceux qu’on a retrouvés noue conduisent depuis Auguste jusqu’à Gordien. Ce sont les monuments les plus complets et les plus curieux que nous possédions sur la religion romaine ; il faut les étudier avec quelques détails pour savoir ce qu’elle était devenue sous l’empire[19]. Les frères Arvales étaient peut-être la plus ancienne
corporation de Rome. Ils remontaient, disait-on, jusqu’à Romulus et devaient
leur naissance à l’association que ce prince avait formée avec les onze fils
d’Acca Larentia, sa nourrice. Malgré cette origine respectable, ils n’ont pas
fait beaucoup parler d’eux sous Toutes ces flatteries, qui donnaient naissance à des
cérémonies sans fin, formaient l’élément variable et mobile des fêtes des
Arvales, mais le fond en était immuable. Le culte qu’ils célébraient
remontait probablement aux origines mêmes de Rome ; il n’est conservé sans trop
d’altération pendant prés d’un millier d’années. Comme leur nom l’indique,
ils étaient institués pour demander au ciel la fertilité des champs. Ce
devait bien être la première préoccupation d’un peuple de laboureurs. La déesse
à laquelle ils adressaient leurs prières n’était ni Ops, ni Tellus ; encore
moins Cérès, qui, malgré son nom italien, s’est de bonne heure confondue avec
Déméter. C’était une de ces divinités antiques que l’invasion du Panthéon grec
a rejetées dans l’ombre, et qui ne nous est plus connue que par les monuments
des Arvales. Le nom qu’elle porte n’est qu’une de ces qualifications
générales et vagues par lesquelles les vieux romains aimaient à désigner
leurs dieux et qui avaient pour eux l’avantage de ne pas leur donner une
individualité trop précise : on l’appelait Le fête durait trois jours. Nous en savons tous les détails,
grâce aux procès-verbaux, qui entrent sur ce point dans les explications les
plus étendues. C’est une suite très compliquée de sacrifices, de repas, de
prières, de vêtements pris et quittés, d’actes de toutes sortes minutieusement
prévus, partiellement accomplis, qui devaient par moments présenter l’aspect de
certaines cérémonies religieuses de l’Église. Le premier et le troisième
jour, la fête avait lieu à Rome, dans la maison du président. Les frères s’y
réunissaient le matin, revêtus de la toge à bande pourpre, que portaient les
magistrats et les prêtres, et commençaient par offrir à Les cérémonies du second jour étaient les plus
importantes. Elles avaient lieu hors de Rome, dans un bois dont des fouilles
récentes ont fait découvrir l’emplacement. Le long de la rive droite du Tibre une
série, de collines peu élevées s’étend depuis le Janicule jusqu’à l’embouchure
du fleuve. Entre le fleuve et les collines, depuis Telles étaient les fêtes que célébraient tous les ans les Arvales. On ne peut pas prétendre sans doute que tout y fût ancien. Quand l’empire les renouvela, sous Auguste, le temps devait en avoir modifié certains détails ; à ce moment, on y ajouta quelques nouveautés, et surtout des flatteries sans nombre pour les princes, morts et vivants. Cependant l’antique y dominait encore. Ce chant pieusement répété sans être compris ; ces vieux vases, reste de la religion de Numa, qu’on livrait à la vénération des fidèles ; ces rites de la consécration des fruits nouveaux pendant les fêtes de mai ; la défense formelle d’introduire aucun instrument de fer dans le bois et le temple, qui semble prouver que ce culte avait pris naissance quand le fer n’était pas encore connu ; enfin les divinités mêmes auxquelles on adressait des prières, non seulement cette antique Dea Dia, dont j’ai parlé, mais d’autres, comme Adolenda, Commolenda, Deferunda, dont le souvenir ne se retrouvait plus que dans les registres des pontifes, et surtout ce bizarre sive Deus sive Dea, le dieu inconnu des premiers Romains, auquel on immole deux brebis quand il faut emporter du bois sacré quelque arbre qui est tombé de vieillesse ou qui a été frappé de la foudre ; tous ces noms, tous ces usages, nous reportent aux temps les plus anciens ; ils nous font voir, par un exemple frappant, tout ce que cette religion avait gardé du passé et comment elle se croyait le droit d’affirmer dans les derniers siècles de l’empire qu’elle était toujours la religion de Romulus et de Numa. Ce qu’il est aussi très important de remarquer, c’est qu’une fois définitivement fixés sous Auguste, ces rites se sont conservés presque sans altération jusqu’au IIIe siècle. Nos procès-verbaux l’attestent : ils nous montrent qu’on célébrait sous Gordien la fête de mai comme on le faisait sous Tibère ; que rien n’en était omis ; qu’on ne se permettait de supprimer ni un mot dans ces prières verbeuses, ni un détail dans ces cérémonies compliquées. C’est précisément ce que voulait Auguste, ce que ses institutions avaient pour but d’établir, et l’on peut dire en ce sens que ses desseins ont réussi. Voilà quel fut le résultat des efforts d’Auguste et ce qui
resta de son couvre ; mais il y a autre chose dans le mouvement religieux des
deux premiers siècles de l’empire. Les procès-verbaux des Arvales
risqueraient de nous’ tromper s’ils nous faisaient croire que rien ne changea
dans la religion romaine d’Auguste à Gordien. Cette immobilité n’est qu’extérieure
et apparente ; elle recouvre des modifications profondes. Le culte officiel
put ne pas s’altérer ; les croyances changèrent. On s’adressait aux dieux
pour les prier dans les mêmes termes, mais l’opinion qu’on avait des dieux n’était
plus |
[1] Sénèque, Thyest., 610.
[2] Tacite, Annales, VI, 12.
[3] Tacite, Annales, IV, 16.
[4] Dion, LX, 23.
[5] Tacite, Annales, XII, 8.
[6] Suétone, Claude, 25
[7] Suétone, Claude, 22.
[8] Suétone, Néron, 56.
[9] Tacite, Annales, XIII, 24.
[10] Tacite, Histoires, I, 87.
[11] Orelli, 2304 : Conservatori ceramonarum publicarum et restitutori œdium sacrarum.
[12] Tacite, Histoires, IV, 53.
[13] Pline, Epist., IV, 11.
[14] Orelli, 844. Il n’entrait pas dans la plan de cet ouvrage d’étudier en détail les opinions religieuses de ces divers princes, quand elles n’ont pas eu une influence marquée sur la religion de leur pays. Ceux qui voudront néanmoins les connaître n’auront qu’à lire la troisième partie de l’ouvrage d’Hausrath (Neutestamentliche Zeitgeschichte).
[15] Wilmans, De sacerd. pop. Rom. quodam genere. Voyez surtout la curieuse inscription où un personnage du temps de Claude s’appelle pater patratue populi Laurentis fœderis ex libris eibullinis percutiendi cura pop. rom. etc., (Inscr. Neapol., 2211).
[16] Eckel, VII, p. 20.
[17] Capitolin, M. Antonin, 4.
[18] Migne, Patrol. lat., LIX, p. 110.
[19] Marini (Atti dei fratelli Arvali, 170) a publié toutes les inscriptions connues de son temps. On a fait, dans ces dernières années, des fouilles importantes qui ont amené des découvertes nouvelles, et dont M. Henzen a rendu compte (Scavi net bosco sacro dei fratelli Arvali, 1868). Depuis il a réuni les inscriptions anciennes aux nouvelles dans son livre intitulé : Acta fratrum Arvalium, 1874.
[20] Suétone, Vitellius, 8.
[21] Henzen, Acta fratum Arv., p. 86.
[22] Pline, Hist. nat., XVIII, 6 (8).
[23] Marini, Arvales, p. 200.
[24]
J’emprunte cette description et d’autres détails é un article très intéressant
de M. Mommsen, intitulé : Ueber die
römischen Ackerbrüder, et publié dans les Grenzboten du
[25] Plusieurs de ces vases ont été retrouvés dans les fouilles récentes qu’on a faites, et décrits par M. de Rossi (Henzen, Scavi, p. V). Prudence (Perist., II, 277) parle de cet usage d’adorer les vases sacrés de Numa.