— I —Cette autre face du siècle d’Auguste, plus grave, plus triste, plus religieuse, se reflète surtout dans les œuvres du plus grand poète de ce temps. Tite-Live, Properce, d’autres encore, permettent de la soupçonner ; mais celui qui la représente entièrement, c’est Virgile. Aucun écrivain n’a servi avec plus de zèle, et surtout avec plus de sincérité, les desseins d’Auguste ; aucun ne lui fut plus utile pour communiquer ù ses contemporains les opinions et les sentiments qu’il voulait leur donner. Les autres, nous l’avons vu, étaient mal préparés par lotir vie et leur caractère è ce rôle qu’ils s’étaient imposé ; au contraire, il semble que la nature avait fait Virgile pour le remplir. En accomplissant pour sa part l’œuvre à laquelle Auguste conviait les grands esprits de ce temps, il n’obéissait pas moins à ses instincts propres qu’aux exhortations de l’empereur. Sa vie ne commence pour nous qu’avec les Bucoliques ; il avait prés de trente
ans quand il les écrivit. Ce qu’il fit jusqu’à ce moment est à peu près
ignoré. Il avait déjà composé des vers auxquels il semble faire allusion dans
ses églogues[1],
et il est probable qu’il s’était acquis tin certain renom dans sa province,
puisque Paillon, qui en était gouverneur, le connaissait. Il n’est guère
douteux non plus qu’il n’ait toujours beaucoup aimé ces campagnes où il était
né et dont il a laissé de si beaux tableaux. Il avait souvent, dans ses
premières années, pris l’ombre et le frais le long des fontaines sacrées
; il avait dormi au murmure des abeilles
bourdonnant autour de la baie de saules, il s’était éveillé au gémissement des ramiers et des tourterelles, au chant lointain
du paysan qui coupait sa vigne, et il n’oublia jamais ces
impressions de son enfance. On le fit voyager dès qu’il eut grandi ; il
visita Milan et Naples ; il habita Ces premières impressions de Virgile furent profondes, et il était dans sa nature de ne les oublier jamais. Ce n’était pas une de ces âmes heureuses qui se trouvent à l’aise dans la vie, et qui, séduites chaque jour par des plaisirs nouveaux, risquent d’oublier vite les anciens souvenirs. Son existence fut en somme facile et douce, il semble n’avoir éprouvé qu’une fois un malheur sérieux : il fut chassé de ce petit champ qu’il aimait lent, et faillit perdre la vie en le défendant contre le soldat qui voulait le lui prendre. Mais ce malheur fut vite réparé, et il ne suffit pas pour expliquer cette tristesse qui ne cessa de s’accroître avec les années, à mesure que cet incident de sa jeunesse s’éloignait de lui. Il était riche : la libéralité de ses protecteurs lui avait donné à peu près 10 millions de sesterces (2 millions de francs) ; il possédait une maison à Rome, sur l’Esquilin, une villa à Nole, en Campanie, une autre en Sicile. Il était entouré d’amis dévoués. Sa gloire n’était contestée que par quelques poètes jaloux ou quelques grammairiens médisants. Tous tes gens de goût admiraient ses vers ; ils étaient enseignés de son vivant dans les écoles, et un jour qu’il entrait au théâtre le peuple se leva pour le saluer, comme il faisait à l’arrivée d’Auguste. Sa tristesse n’était donc pas de celles qui tiennent à des événements malheureux et que d’antres événements peuvent guérir. C’était une de ces maladies que l’âme apporte en naissant, et qui, n’ayant pas de cause apparente, ne peuvent guère avoir de remède. Cette mélancolie, qui donne tant de charme à ses vers, dut exercer une certaine influence sur ses sentiments et ses opinions : comme elle lui faisait trouver quelque amertume dans tous les agréments que la vie lui offrait, et qu’elle l’empêchait de se livrer tout entier aux séductions du présent, elle lui rendait les souvenirs du passé plus précieux, et le ramenait ainsi aux impressions religieuses de sa jeunesse. Telles étaient ses dispositions lorsqu’à trente ans le
succès des Bucoliques sembla devoir la fixer à Rome ; mais il ne
paraît pas que les plaisirs de la grande ville l’aient beaucoup changé. Ses
biographes nous disent qu’il ne put jamais s’habituer à y demeurer. Il s’en
éloignait volontiers, non pas seulement, comme Horace, pour fuir les
importuns ou les sots et s’appartenir à lui-même, mais pour jouir de la paix
des champs et des bienfaits de Virgile n’eut donc, pour concourir à l’œuvre d’Auguste, ni à renier ses opinions, ni à faire violence à sa nature. Il trouvait en lui le germe de tous les sentiments que les réformes impériales voulaient donner ou rendre au pays. On ne peut pas affirmer pourtant que de lui-même Il eût pris tout à fait la direction qu’il a suivie ou qu’il s’y fût engagé d’une manière aussi résolue. Ce qui prouve que l’amitié d’Auguste et le désir de servir sa politique ont exercé quelque influence sur lui, c’est que ses premières œuvres n’ont pas entièrement le caractère des autres : à mesure qu’il avance, la patriotisme et la religion tiennent plus de place dans ses vers. N’est-il pas naturel d’attribuer ce changement à ses relations avec le prince qui méditait de ranimer les anciennes croyances et de remplacer dans les cœurs le sentiment de la liberté par l’orgueil de la grandeur romaine ? Le talant de Virgile s’est développé conformément à sa nature, mais dans ce développement naturel les inspirations de l’empereur n’ont pas été inutiles. La vie du poète nous prouve qu’il recevait volontiers l’impulsion des autres et se dirigeait par leurs conseils ; chacun de ses protecteurs, et il en avait toujours quelqu’un, a laissé son empreinte sur l’un de ses ouvrages. C’est Pollion qui lui conseilla d’écrire ses Bucoliques et il était, quand il les composa, l’ami et l’obligé de Cornelius Gallus. On ne peut malheureusement pas nier qu’il ne s’y trouve quelque trace de ces beaux esprits maniérés qui adoraient et copiaient les Alexandrins. L’œuvre ne comportait pas de souvenirs patriotiques ; les vieiux Romains aimaient beaucoup la campagne, mais il n’était pas possible d’en faire des bergers comme ceux de Théocrite. La religion n’y tient aussi que fort peu de place. A l’exception de la quatrième églogue dont il sera question plus tard et dans laquelle on trouve un vrai sentiment religieux, Virgile n’y emploie ordinairement les dieux qu’à la façon dont Ovide s’en est servi, comme une machine poétique destinée à embellir le paysage. C’est ainsi que dans la dixième églogue, où il transforme en berger son ami Gallus, qui fut préfet de l’Égypte, il amène auprès de lui Apollon, Pan et Silvain, qui viennent essayer de le distraire de sa douleur. Il agira plus tard autrement avec les dieux, et il leur garde un rôle plus grand et plus honorable que de venir consoler un administrateur romain abandonné par une comédienne qu’il ornait. On sent pourtant dès les Bucoliques que Virgile ne s’en tiendra pas à cette poésie de bergers. Tantôt il éprouve la tentation de chanter la nature, comme Lucrèce ; tantôt il cède, en pleine pastorale, au plaisir de célébrer les guerres et les combats, et il faut qu’Apollon lui tire l’oreille pour le ramener à ses moutons. Évidemment le cadre des églogues est trop étroit pour son génie et il en sort de tous les côtés. Mécène le mit à l’aise en lui demandant d’écrire les Géorgiques. Sans toi, lui disait le poète, l’âme n’entreprend rien de grand[4]. Virgile tendait au grand de lui-même, mais ce n’était peut-être qu’un instinct confus ; l’insistance de son illustre protecteur l’aida à reconnaître sa vocation véritable et lui donna des forcie pour la suivre. Mécène était un des ministres d’Auguste, son confident le plus intime. C’est lui, si l’on en croit Dion, qui lui inspira ses réformes[5]. Il est sûr au moins qu’il connaissait ses projets et qu’il travailla autant qu’il put à leur succès. Ce voluptueux, cet efféminé ne pouvait s’empêcher, comme le paysan Varron, de regretter amèrement le dépeuplement des campagnes. Il avait vu, lui aussi, avec la plus vive peine les pères de famille se glisser dans les villes, laissant la faux et la charrue, et ces mains qui cultivaient le froment et la vigne ne plus s’agiter que pour applaudir au théâtre et au cirque[6]. Il savait tous les dangers qui en résultaient. La campagne donnait à l’empire de vigoureux soldats, la ville ne formait que des oisifs et des débauchés qu’il fallait nourrir. On voulait essayer de refaire ces vaillantes générations par lesquelles Rome était devenue la merveille de l’univers. Le patriotisme est donc au fond des Géorgiques ; la religion aussi ; les campagnes ont toujours nourri et entretenu le sentiment religieux ; il est partout dans l’œuvre de Virgile. Le poète n’a pas précisément pour dessein de dépeindre les délices de la vie rustique. Il la décrit comme elle est, il la montre rude et laborieuse. Aux champs autant qu’ailleurs l’humanité lui misérable, souffrante — martales ægri, miseri —, et il nous fait des tableaux assez tristes de sa condition ; mais cette tristesse ne ressemble pas au désespoir de Lucrèce. Elle n’est pas de celles qui ne peuvent se consoler que par les perspectives du néant, qui trouvent un charme divin à songer que les cieux sont déserts, que le monde doit périr, que l’homme disparaît tout entier, que son existence n’est qu’un point dans le vide et, qu’il n’y a dans toute la nature que la mort qui soit immortelle[7]. C’est une tristesse plus douce et qui cherche à être soulagée. Il sait que la vie est pénible, et que les jours les plus heureux sont ceux qui disparaissent le plus vite[8]. Il dit au laboureur que les dieux condamnent l’humanité à la peine[9] ; il lui montre par une image saisissante que sa vie n’est qu’une lutte de tous les jours contre la nature ; dès qu’il arrête de travailler, la nature triomphe de lui et l’entraîne, comme une barque qui est emportée à la dérive quand on cesse un moment de ramer. Cependant il ne prêche pas la révolte contre ce pouvoir ennemi qui a fait l’existence si dure. Il veut au contraire qu’on se résigne : Avant tout, dit-il à son laboureur, adore les dieux, in primis venerare deos[10]. Travailler et prier, voilà la conclusion des Géorgiques ; mais il ne cède pas à cette inspiration religieuse qu’il écoutera seule désormais sans se retourner encore avec quelque regret vers les croyances philosophiques de sa jeunesse dont il se sépare. Comme la plupart des grands esprits de ce temps, Virgile avait commencé par être épicurien ; comme eux aussi, la réflexion et le progrès des années l’amenèrent peu à peu vers des opinions différentes. La transition se marque dans les Géorgiques. Il y semble parfois encore hésitant et incertain, et lors même qu’il en décide, on sent qu’il éprouve quelque embarras et quelque douleur à le faire. Il salue en vers admirables, avant de les quitter, ces doctrines épicuriennes dont il s’était épris à l’école du [mot illisible], et le grand poète qui les représentait avec tant d’éclat à Rome. Celui-là, nous dit-il, est le plus heureux de tous qui peut mettre sous ses pieds les terreurs de l’avenir et les bruits de l’Achéron. Mais tout le monde ne possède pas cette trempe de caractère qui rend insensible aux craintes de l’inexorable destin. A côté de ces penseurs énergiques, au-dessus d’eux, il y a place pour l’esprit humble qui marche dans les voies [mot illisible], qui connaît les divinités des champs, qui prie le vieux Silvain, Pan et les dieux du Parnasse[11]. C’est le rôle qu’il prend désormais pour lui, et quoique cette destinée lui semble avoir quelque douceur et qu’il s’y résigne assez facilement, il reconnaît pourtant qu’elle est moins grande que l’autre. Il veut donc nous apprendre, dans ce passage célèbre, qu’après avoir [mot illisible] sa nature, ne la trouvant pas propre à persister dans ses doctrines violentes qui avaient d’abord séduit son imagination, il se décide à suivre la foule et à partager ses croyances, non sans jeter de loin un regard de regret et d’envie sur ces poètes audacieux qui peuvent habiter les hauteurs sereines des sages. — II —Il n’y a plus de ces regrets dans l’Énéide. Virgile cesse dès lors de se retourner vers les opinions d’Épicure[12], il est tout entier à d’autres croyances. L’Énéide a bien évidemment été composée sous l’inspiration directe d’Auguste. L’empereur fut de bonne heure dans la confidence du poète ; il connut d’avancé les plus beaux morceaux de son œuvre, et quand il était éloigné de Rome et qu’il ne pouvait pas lés entendre lire par l’auteur, il le priait de les lui envoyer[13]. On peut en conclure que ce poème, auquel il prenait tant d’intérêt, était entièrement conforme à sa pensée. Ovide l’appelait votre Énéide, en écrivant à l’empereur[14] ; ce dut être en effet te livre de prédilection d’Auguste, celui qui répondait le plus à ses intentions et qui servait le mieux ses réformes. Tous les sentiments qu’il voulait inspirer aux Romains s’y retrouvent. C’est d’abord le patriotisme le plus vif ; jamais Rome n’a été célébrée avec autant d’enthousiasme, jamais peut-être elle n’a été plus sincèrement aimée que par ce poète, dont la famille n’était romaine que depuis quelques années. On en serait surpris si l’on ne savait pas avec quelle facilité Rome faisait accepter sa domination par les fils de ceux qu’elle avait vaincus et combien elle transformait vite en citoyens dévoués les étrangers qu’elle adoptait. L’Énéide devait aussi faire aimer les vertus antiques et surtout cette simplicité de mœurs qu’Auguste tenait tant à répandre. Virgile en donne le goût par les tableaux qu’il en trace. Est-il rien qui soit, plus fait pour séduire que cette charmante création du vieux roi Évandre ? Elle appartient tout entière au poète. Les traditions le représentaient comme un fort méchant homme qui avait tué son père ; il est chez Virgile le type accompli des bons princes de l’âge d’or et du siècle de Saturne. Il habite une cabane d’où l’on voit les bœufs paître dans les herbages du forum[15]. C’est le chant des oiseaux qui l’éveille le matin[16], et il n’a d’autre garde que deux gros chiens lorsqu’il va voir Énée[17]. On sait les belles et simples paroles qu’il lui adresse quand il le reçoit dans son palais rustique : Fénelon nous dit qu’il ne pouvait pas les lire sans pleurer. Mais Virgile aida surtout Auguste dans les efforts qu’il
fit pour restaurer l’ancienne religion romaine. L’Énéide est avant
tout un poème religieux ; on s’expose à le mal comprendre si l’on n’en est
pas convaincu. Ce caractère avait beaucoup frappé les savants de l’antiquité
: Virgile était pour eux ce qu’était surtout Dante pour les Italiens du XVe siècle, un théologien qui n’ignore aucun dogme[18]. On citait ses
vers, on s’appuyait de son nom, quand on discutait, quelque question
embarrassante qui concernait les pratiques du culte ou le droit pontifical.
Il avait dit, dans ses Géorgiques, qu’il est permis de mener baigner
les troupeaux dans les fleuves pendant les jours de fête. Varron pensait au
contraire qu’on n’en avait pas le droit, parce qu’il ne faut pas déranger les
Nymphes un jour de repos[19]. Entre les
affirmations de Varron et celles de Virgile, les savants restaient indécis et
l’autorité du poète balançait celle du grand théologien. Nous trouvons sans
doute qu’il est souvent question de la religion romaine dans l’Énéide
; il est aisé, même aux moins instruits de ces matières, de voir que le poète
a tenu à y faire entrer le nom de tous les dieux et le tableau de toutes les
cérémonies auxquelles on pouvait donner raisonnablement une origine ancienne.
Mais les Romains, qui connaissaient leur religion mieux que nous, s’y
retrouvaient bien plus encore. Des expressions que nous ne remarquons pas
leur rappelaient à tout moment des croyances ou des usages que-le temps leur
avait rendus chers. Quand Virgile disait : qu’on offre aux dieux quatre bœufs
de choix, eximios tauros, ils savaient bien
que c’étaient les termes mêmes du rituel qu’employait le poète[20]. Ce gâteau fait
d’un blé consacré, farre pio, qu’Énée donne à
ses Lares[21],
leur était aussi très connu : c’était celui que les Vestales étaient tenues
de préparer de leur main et dont Servius nous a laissé la recette[22]. Lorsque la
belle nymphe Cymodocée, un de ces vaisseaux d’Énée que Cybèle avait changés
en déesses de la mer, se présente à son ancien maître pour lui révéler les
dangers qu’il court, elle le trouve ignorant ses périls et tranquillement
endormi sur le navire qui le porte : Énée,
réveille-toi, lui dit-elle, Ænea, vigila.
Ce mot, qui nous semble si simple et ne nous arrête pas, faisait souvenir les
Romains d’une des plus imposantes cérémonies de leur culte national. Quand on
était sur le point de commencer une guerre, le général auquel elle était
confiée s’en allait dans Ces exagérations ridicules n’empêchent pas qu’au fond
l’opinion des commentateurs ne soit juste. Virgile est peut-être un peu moins
préoccupé de la religion romaine qu’ils ne le supposaient ; il eût pourtant
certain qu’il y songe très souvent. En réalité le but que poursuit son héros
et qui lui fait braver tant de périls est entièrement religieux. Le poète a
grand soin de nous dire, dès le début de l’ouvrage, qu’Énée banni par le
destin vient porter ses dieux en Italie[26]. La patrie
elle-même, par la voix d’Hector, les lui a confiés pendant la nuit fatale de
Troie ; il doit les établir dans le séjour que le destin lui réserve. Cette
ville qu’il va fonder est moins une demeure pour lui qu’un asile pour ses
Pénates errants. C’est ce qu’il répète à tous ceux qui l’interrogent sur ses
projets. Je ne demande, leur dit-il, qu’un petit abri pour mes dieux, dîs sedem exiguam rogamus[27]. Et ce n’est pas
là une manœuvre de proscrit et de suppliant, qui se fait modeste, qui ne veut
pas paraître exiger beaucoup, de peur de ne rien obtenir ; c’est l’expression
exacte de Ce dessein n’a pas toujours été bien compris : il est
pourtant facile à saisir. Il suffit de réfléchir un moment pour reconnaître
que le sujet de l’Énéide ne pouvait pas être l’arrivée en Italie et le
triomphe d’une race étrangère, mais seulement l’introduction de quelques
dieux nouveaux. Le poète tenait avant tout à composer une œuvre qui fût
patriotique et nationale, et l’on ne pouvait d ce moment passer pour un patriote
zélé qu’à la condition de faire l’éloge des aïeux. Ces aïeux dont on était
tenu de célébrer les vertus étaient surtout les Latins et les Sabins, qui,
par leur mélange, avaient formé la nation romaine. Leur nom était alors dans
la bouche de tous les moralistes ; c’est chez eux qu’on allait chercher des
exemples pour faire rougir les contemporains, c’est leur gloire qu’on était
fier d’opposer à toutes les forfanteries des Grecs. La moindre offense qu’on
se fût permise à leur égard aurait été ressentie par tout le monde comme une
insulte personnelle. Pour être national et devenir populaire, un poème devait
nécessairement vanter le courage et célébrer les victoires de ces vieilles
races italiques qui avaient laissé d’elles up si grand souvenir : or, par une
étrange contradiction, dans ce poème, qui se prétendait national, Virgile
allait être forcé de montrer les Italiens vaincus et soumis par des étrangers
; et, pour mettre le comble à l’outrage, il se trouvait que ces étrangers
étaient précisément les habitants des contrées amollies de l’Asie Mineure
pour lesquels Rome ne déguisait pas son mépris. Il était d’usage qu’on ne
leur épargnât aucune raillerie, et, pour être sûr d’amuser un moment la populace
du forum, on n’avait qu’à se moquer d’eux. On disait de quelqu’un qu’on
regardait comme le plus méchant des hommes : C’est
le dernier des Mysiens. On ne pouvait rien imaginer au delà.
C’étaient des proverbes qu’en répétait partout et que Cicéron reproduit avec
complaisance, qu’on pouvait tout se permettre sans
danger sur un Carien, et qu’un Phrygien battu devenait meilleur[28]. Virgile a cédé
lui-même une fois à ces préjugés populaires. Dans un des passages de son poème
qui semblent écrits avec a plus de verve, un Italien, après avoir fait un
magnifique éloge des mœurs rudes et honnêtes de son pays, oppose à ce tableau
celui des vices des Phrygiens : Vous autres,
leur dit-il, vous avez des vêtements qui brillent
des couleurs du safran et de Sacra deosque dabo ; socer arma Latinus habeto[33]. Ce partage n’avait plus rien qui choquât les descendants des vieux Latins ; le patriote le plus scrupuleux pouvait y souscrire sans répugnance. On reconnaissait généralement que l’Orient était le pays le plus religieux du monde. Les Romains eux-mêmes ne faisaient pas difficulté d’admettre qu’un de leurs plus anciens cultes, celui des Pénates, leur venait de là : ils le croyaient originaire de Samothrace, et quand ils passaient auprès de l’île sacrée, ils ne manquaient pas, par reconnaissance, de se taire initier à ses mystères. Au temps où Virgile écrivait, c’est encore dans ces contrées dé l’Asie qu’on allait chercher d’autres croyances pour rajeunir le polythéisme épuisé. Le poète était donc sûr d’éviter tous les reproches en n’attribuant d’autre conséquence à la victoire des Troyens que l’introduction de quelques cultes nouveaux : c’est aussi ce qu’il a fait. Dés lors il ne peut plus y avoir de doute sur le caractère véritable de son ouvrage : s’il est vrai qu’Énée n’apporte avec lui que ses dieux en Italie et qu’il n’ait d’autre dessein que de les y établir, le poème qui chante sa pieuse entreprise ne peut être qu’un poème religieux. Il me semble que tout parait s’expliquer dans ce poème,
que les difficultés disparaissent ou s’atténuent, quand on se pénètre du
dessein véritable de l’autour. Par exemple, beaucoup d’admirateurs de Virgile
se sont quelquefois reproché de prendre trop d’intérêt à Turnus et de faire
en secret des vœux pour lui. Il est sûr qu’au point de vue humain, sa cause
parait la plus juste. Je vois en la personne de
Turnus, dit Voltaire, un jeune prince
passionnément amoureux, prêt à épouser une princesse, qui n’a point pour lui
de répugnance. Il est favorisé dans sa passion par la mère de Lavinie, qui l’aime
comme son fils. Les Latins et les Rutules désirent ardemment ce mariage, qui
semble devoir assurer la tranquillité publique. Au milieu de ces douces
espérances, lorsqu’on touche au moment de tant de félicités, voici qu’un
étranger, un fugitif, arrive des côtes d’Afrique. Il envoie une ambassade au
roi latin pour obtenir un asile ; le bon vieux roi commence par lui offrir sa
fille qu’on ne lui demandait pas. De là suit une guerre cruelle...
Turnus, en combattant pour sa maîtresse, est tué
impitoyablement par Énée. La mère de Lavinie, au désespoir, se donne la mort
; et le faible roi latin, pendant tout ce tumulte, ne sait ni refuser ni
accepter Turnus pour gendre, ni faire la guerre ni C’est ce qui explique aussi que l’entreprise, étant toute religieuse, ne soit pas entièrement conduite par les moyens ordinaires. Les dieux ont choisi tout exprès celui qui en doit âtre le héros, et leur choix, il faut l’avouer, ne semble pas toujours le meilleur de ceux qu’on pouvait faire. Pour assurer le succès d’une guerre difficile et la mener rapidement, il fallait un homme d’action ; Énée est trop souvent un mélancolique et un contemplateur. Dans les circonstances les plus graves, la vue de quelques tableaux le jette en des rêveries sans fin, et l’on a besoin de lui rappeler que le temps presse et qu’il ne faut pas s’oublier à ces spectacles[37]. Il se trouve mêlé à des événements qui contrarient à chaque instant sa nature, et les dieux semblent lui avoir imposé comme à plaisir une tâche qui lui répugne. Cet homme qu’on précipite dans des combats furieux est un ami décidé de la paix ; ce coureur d’aventures adore le repos. A chaque pas qu’il fait dans sa course errante, il espère être arrivé au terme, il veut s’arrêter et s’établir. Il faut que les dieux le chassent sans cesse par des oracles menaçants, par des apparitions, par des maladies, et il a les larmes aux yeux quand il reprend son voyage vers cette Italie qui fuit toujours devant lui. Il envie le sort de tous ceux qui sont fixés et tranquilles : Heureux le peuple dont les murailles s’élèvent ! s’écrie-t-il en voyant qu’on bâtit Carthage[38]. Vivez heureux ! dit-il tristement à Andromaque, vous dont la fortune est faite et le repos assuré ![39] Une fois même, en Sicile, il est tenté de ne pas aller plus loin, et il songe à résister ouvertement aux destinées[40]. On voit qu’il ne se résigne qu’avec la plus grande peine à devenir un héros ; une vie modeste et calme lui conviendrait mieux que toutes ces grandes aventures que le sort lut prépare. Il a reçu du ciel une mission qui lui pèse. Il la subit avec tristesse. Il travaille pour ses Pénates, auxquels il faut bien donner une demeure sûre, pour son fils qu’il ne doit pas priver de ce royaume que le destin lui promet, pour sa race qu’attend un si glorieux avenir. Sa personnalité s’efface devant ces grands intérêts ; il obéit malgré ses répugnances et s’immole aux ordres du ciel. C’est à ces signes que se reconnaît le héros d’une épopée religieuse. Son peu de goût pour le rôle qu’on lui impose ne fait que mieux ressortir son obéissance. Il peut nous sembler qu’un autre que lui serait plus propre à le remplir ; mais qui sait si son insuffisance même n’a pas été pour les dieux une raison de le préférer ? Leur volonté est plus manifeste, leur force parait mieux, leur triomphe leur appartient davantage, quand l’instrument dont ils se servent est moins proportionné aux résultats qu’ils en tirent. Leurs desseins, d’ailleurs, ont quelquefois de ces caprices que l’homme ne peut pas pénétrer. N’est-ce pas à peu prés ainsi que pour un janséniste convaincu la grâce procède par des chemins inconnus et qu’elle appelle qui elle veut, sans paraître se préoccuper des goûts ou des aptitudes de l’élu qu’elle a choisi ? On adresse généralement beaucoup de critiques au caractère d’Énée ; il n’y en a qu’une qui me semble tout à fait méritée : il manque d’unité, il est composé d’éléments divers qui ne sont pas toujours bien fondus ensemble. Il y a d’abord chez lui le héros épique, qui fait de grands exploits et qui s’en vante, qui dit fièrement à l’ennemi qu’il vient de frapper : Tu meurs de la main du grand Énée[41], qui prend plaisir à lui annoncer que son cadavre sera la proie des oiseaux dévorants[42], et qui même, après la mort de Pallas, va jusqu’à préparer par représailles un sacrifice humain[43]. Tout ce côté héroïque et homérique du personnage nous surprend un peu ; pour devenir un foudre de guerre, il faut qu’il se fasse singulièrement violence. Nous trouvons que ces colères furieuses et ces cruelles jactances lui sont aussi peu naturelles que cet éclat extraordinaire de jeunesse et de beauté que sa mère lui communique un moment pour séduire Didon ; ce sont des qualités d’emprunt, dont il se pare à l’occasion, sans pouvoir se les approprier tout à fait, et qui conviennent mal à sa figure. Il est mieux dans sa nature et nous plait davantage quand il n’emprunte plus rien aux souvenirs d’Homère et qu’il se contente d’être ce qu’il est en réalité, le héros d’un poème religieux. Il n’a plus alors de ces attitudes provocantes[44], de ces airs insolents, de ces violences ou de ces cruautés qui lui viennent de l’imitation d’Achille ou d’Ajax ; il est modeste dans ses paroles, comme il sied à un échappé du glaive des Grecs[45], il sympathise aux douleurs humaines, il ne compte pas sur la fortune[46] ; il sent qu’il porte le poids d’une triste destinée ; le passé lui rappelle des pertes cruelles, l’avenir lui garde d’amères douleurs. Cependant ces malheurs immérités n’ébranlent pas sa résignation et ne lui arrachent jamais un cri de révolte. A chaque coup qui le frappe, il tend les bras au ciel. Il est plein de respect pour tous les dieux, même pour ceux qui le maltraitent. Jamais il ne lui arrive de se plaindre de Junon, qui le poursuit d’une haine implacable, et au moment même ou elle vient de soulever les enfers contre lui, il immole en son honneur la laie blanche avec ses trente petits. Il a près de lui ses Lares, qu’il prie le matin en s’éveillant[47]. Il sait toutes les prescriptions de la loi religieuse, et même dans les circonstances les plus graves il n’en omet aucune. Au milieu de Troie en flammes, quand il s’agit de sauver ses dieux domestiques qui vont brûler, il est pris tout à coup d’un scrupule : il songe qu’il vient de se battre, qu’il a du sang aux mains, qu’il ne lui est pas permis de toucher ses dieux avant qu’il se soit purifié dans une eau courante, et il les confie à son père[48]. Ce qui le préoccupe surtout, ce sont les oracles, les présages, les signes de toute sorte par lesquels se révèle la volonté divine. Le destin tient assurément une grande place dans Homère. Ses héros font beaucoup d’usage des devins ; ceux d’entre eux qui sont condamnés à être vaincus et à périr ne l’ignorent pas et le rappellent quelquefois ; mais en général ils l’oublient et se conduisent tout à fait comme s’ils n’en savaient rien. Ce fonds de fatalité semble rester chez lui obscur et lointain. Il s’en échappe par moments des reflets sinistres qui assombrissent l’action ; heureusement ce ne sont que des éclairs, et sur le premier plan se développe librement l’activité des personnages livrés sans arrière-pensée à la fièvre de la vie et oubliant dans les passions du présent les menaces de l’avenir. Énée, au contraire, est tout à fait dans la main des dieux et tient toujours les yeux fixés sur cette force supérieure qui le mène. Jamais il ne fait rien de lui-même. Quand les occasions sont pressantes et qu’il importe de prendre un parti sans retard, il n’en attend pas moins un arrêt du destin bien constaté pour se décider. Il semble que lorsque Évandre lui offre l’alliance des cités étrusques, dont il a tant besoin, il devrait remercier avec effusion un hôte si obligeant et s’empresser d’accueillir ses propositions. Il s’en garde bien, et reste les yeux baissés avec le fidèle Achate, jusqu’à ce que les dieux lui aient fait clairement savoir ce qu’il doit faire[49]. Il faut que la terre tremble, que le ciel s’enflamme, que le bruit des armes retentisse dans l’air pour qu’il accepte un secours dont il ne petit guère se passer. Mais une fois que le ciel a parlé, il n’hésite plus. Ses désirs, ses préférences, ses affections, se taisent ; il se sacrifie et s’immole sans se plaindre aux ordres des dieux. C’est ce qui est surtout visible au quatrième livre. Quand on le lit avec soin, on s’aperçoit que Virgile n’a pas semblé tenir à nous dépeindre les sentiments véritables de son héros pendant ce séjour à Carthage, où Didon lui fait quelque temps oublier l’Italie et les destinées. Sans doute il ne voulait pas nous trop découvrir ses faiblesses ; il hésitait à le montrer dans une situation qui ne répondit pas à sa sévérité ordinaire. Il laisse pourtant entrevoir que cet amour était plus sérieux et plus profond qu’on ne devait l’attendre d’un si grave personnage. Pour savoir ce que Didon en avait fait en quelques semaines, il suffit de se rappeler dans quel costume le trouva Mercure quand il vint par l’ordre de Jupiter le rappeler à son devoir. Il portait un cimeterre étoilé de diamants ; sur ses épaules resplendissait un manteau de pourpre, présent de Didon, qui l’avait travaillé de ses mains, mêlant des filets d’or au riche tissu[50]. C’était déjà un prince tyrien. Cependant, au premier mot du céleste envoyé, tout l’effet qu’avaient produit sur son cœur les charmes de la reine et la beauté de Carthage s’efface : il brûle de s’en aller, ardet abire fuga[51]. Si cette impatience nous blesse, c’est que nous ne sommes pas assez pénétrés du dessein du poète. Quand on y réfléchit, on trouve que la conduite d’Énée, qui serait choquante dans un poème ordinaire, convient au héros d’une épopée religieuse. Il a pu oublier un moment la mission divine dont il est chargé : les plus graves et les plus dévots ne sont pas toujours à l’abri de ces surprises ; mais l’apparition d6-Mercure le rend à lui-même En recevant les ordres de Jupiter qu’un dieu lui apporte, il est saisi d’une sorte d’ardeur de sacrifice ; il abandonne Didon, comme Polyeucte, dans le feu d’une conversion nouvelle, oublie Pauline[52]. S’il se livre encore dans son cœur quelques combats secrets, ils n’ébranlent pas sa résolution et ne troublent qu’un moment la sérénité de son âme, mens immota manet[53]. Ce qui serait ailleurs une coupable insensibilité peut passer ici pour un détachement et un sacrifice méritoires. Ce n’est qu’en triomphant de ses goûts et de ses passions, en se résignant à s’oublier et à s’immoler qu’il peut obtenir la laveur de porter ses dieux en Italie et d’y établir leur culte. Plus la victoire qu’il remporte sur lui-même est ; rapide et complète, plus il est digne du’ choix qu’a’ fait de lui le destin pour exécuter ses arrêts, plus il se montre le véritable héros d’un poème religieux. Ses adversaires représentent plutôt les passions et les sentiments humains, et c’est peut-être pour ce motif qu’ils nous plaisent davantage. Quelle séduisante figure que ce Turnus, si sensible à l’honneur, si brave, si dévoué aux siens, qui aime tant les aventures audacieuses et se jette le premier dans la mêlée sans attendre ses soldats ! Il est le hardi Turnus, comme son rival est le pieux Énée. Ce n’est pas qu’il ne respecte aussi beaucoup les dieux : il leur fait volontiers des sacrifices et leur adresse de longues prières[54]. Sa dévotion a pourtant un air plus libre que celle d’Énée ; il ose parler des destins d’un ton plus léger, et s’il ne leur résiste pas ouvertement, il veut qu’on les interprète et qu’on les tourne[55]. Ce ne sont là que des irrévérences ; mais Mézence, son allié, est un impie avéré, contemptor deum. Il déclare qu’il n’a aucun souci des dieux, qu’il les méprise et s’en moque, qu’il n’en veut pas reconnaître d’autre que son bras et le javelot qu’il va lancer. Cependant, quand on lui rapporte le corps de son fils, le premier mouvement de cet impie est de lever les bras au ciel[56]. Chateaubriand a fait remarquer que, parmi les personnages secondaires de l’Énéide, Mézence est le seul qui soit fièrement dessiné. Il est remarquable que le parti de Turnus renferme le plus grand nombre de ces figures vivantes ; les compagnons d’Énée sont en général beaucoup plus ternes. Le poète ne l’a peut-être pas fait sans dessein : il n’était pas mauvais, pour qu’on vît miteux la main des dieux dans les événements, que celle de 1’homme n’y fat pas trop apparente, et la médiocrité générale des vainqueurs rendait plus éclatant le triomphe de la volonté divine. — III —Après avoir établi que l’œuvre de Virgile, par le choix du
sujet et le caractère des personnages, était surtout religieuse, il est
naturel de se demander de quelle manière il entendait Celle de Virgile, comme de la plupart de ses contemporains,
se compose d’éléments divers qu’il emprunte à des époques et à des nations
différentes. Son Olympe contient des dieux de tout âge et de tout pays. On y
trouve les vieilles divinités italiques : Janus, aux deux visages ; Pilumnus,
l’inventeur de l’engrais ; Picus, revêtu de la trabée et tenant à la main le
petit bâton des augures, à côté de l’orientale Cybèle, avec sa couronne de
tours et du Grec Apollon, qui porte son arc ou sa lyre. Dans ce mélange, le
passé tient d’abord une grande place. Virgile, qui aimait tant l’antiquité,
devait faire une large part dans ses croyances à ces vieux mythes qui remontaient
aux premiers jours de l’humanité, et qui, plus ou moins dénaturés par l’age,
ont été jusqu’à la fin le fond des religions antiques. Il revient même volontiers
jusqu’à ces temps regrettés de Varron où les dieux n’avaient encore ni
temples ni statues, où on les honorait sous la forme d’une lance plantée en
terre, dîme pierre arrosée d’huile, d’un bel arbre qui se dressait au milieu
de la sainte horreur des bois. Les souvenirs de cette époque primitive se
retrouvent quelquefois dans l’Énéide,
à côté de peintures empruntées à des âges plus récents. Le Tibre, quand il
apparaît à Énée, ressemble tout à fait à un dieu grec. Il se drape dans un long vêtement qui l’enveloppe de ses
replis azurés, et sa tête est ombragée d’une couronne de roseaux[57] ; mais en même
temps, selon l’ancienne coutume italienne, on lui a consacré un chêne, auquel
on attache les dépouilles des ennemis vaincus[58]. Faunus, qui
possède sa statue dans le palais de Latinus[59], est adoré
beaucoup plus simplement dans les plaines de Laurente : les matelots qu’il a
sauvés des flots viennent suspendre leurs vêtements aux branches d’un olivier
sauvage qu’on honore en son nom[60]. On sait déjà construire
aux dieux des temples superbes, avec des bas-reliefs et des toits dorés[61] ; mais on se
réunit aussi pour les prier dans des forêts sombres qu’enferme de toute part
une ceinture de hautes collines couvertes de noirs sapins[62]. Il est rare
pourtant que Virgile remonte si haut ; le plus souvent il se contente de
reproduire le merveilleux de l’Iliade et de l’Odyssée ; c’est à
cette antiquité troyenne qu’il s’arrête d’ordinaire. Il ne lui était pas
possible de faire autrement, quand il l’aurait voulu. Non seulement comme
poète il trouvait un grand avantage à modeler ses dieux sur ceux d’Homère, à
les faire agir et parler comme eux, mais ses lecteurs n’en auraient pas
facilement accepté d’autres. Ceux-là s’étaient depuis longtemps imposés à
l’imagination de tout le monde. Les mythologies des peuples les plus
différents avaient subi à la longue l’influence de celle des Grecs, et à peu
près toutes, après plus ou moins de résistance, s’étaient rapprochées autant
que possible de cet admirable idéal. La poésie avait produit alors
quelques-uns des effets qu’on obtient aujourd’hui avec des confessions de foi
et des symboles : grâce à elle, au milieu de cette liberté et de cette
variété infinie de croyances, une sorte d’accord s’était enfin établi. Les
dieux d’Homère étaient devenus les types sur lesquels l’imagination façonnait
tous les autres, et à Rome surtout on n’était presque plus capable de
concevoir autrement Si la religion de l’Énéide paraît être au fond
celle des poèmes homériques, ces croyances anciennes y sont pourtant fort
rajeunies. Virgile emprunte beaucoup au passé, mais il doit aussi beaucoup au
présent. Comme il prétendait laisser une couvre vivante, et non une imitation
artificielle des épopées d’Homère, il était bien forcé d’accommoder toute
cette antiquité aux idées de son époque. Quand on trouve que la mythologie
est chez lui moins animée, moins pleine de charme et d’intérêt que dans l’Iliade
et dans l’Odyssée, en n’accuse ordinairement que l’infériorité de son
génie ; il faut tenir compte aussi de la différence des temps. Les progrès
mêmes qu’avait accomplis la raison humaine pendant tant de siècles de
réflexions, d’études, de recherches, tournaient souvent contre lui. Depuis
qu’on se faisait une idée plus haute de la divinité et qu’on la séparait
davantage de l’homme, il était devenu plus difficile de les mêler ensemble
dans les mêmes aventures. Aussi, chez Virgile, les dieux n’interviennent-ils
pas dans les événements d’une manière aussi aisée que chez Homère. On dirait
qu’ils cherchent à fuir la pleine lumière et qu’ils veulent toujours se
dérober sous le nuage qui défend mieux leur dignité. Dans la dernière et
décisive bataille qui se livre autour de Laurente, le poète paraît occupé à
les ramener sans cesse sur le théâtre du combat. Il le fait quelquefois d’une
façon peu adroite[63], et dans tous
les cas il ne parvient jamais à les y retenir longtemps. La manière dont il
nous raconte leur intervention est en général sèche et courte. A ce moment, dit-il, la divine sœur de Turnus avertit son frère de venir au secours de
Lausus[64]. Et ailleurs : Ce fut un grand embarras pour le ponte. Les exigences de
son temps étaient telles qu’il ne pouvait ni s’écarter entièrement du
merveilleux d’Homère, ni le garder tout à fait : c’est ainsi qu’il fut amené
à le changer souvent. Il lui a fait subir une foule de modifications de
détail qui finissent par en altérer l’ensemble. Il l’a changé surtout pour le
rendre plus moral, plus grave, plus conforme à l’idée que ses contemporains
se faisaient de la dignité divine. Virgile était de ceux qui pensaient, comme
Pindare, qu’il ne faut rien dire des dieux qui ne
soit beau. Après nous avoir raconté, d’après les traditions, que
Triton, jaloux de Misène, qui jouait trop bien de la conque, se débarrassa de
son rival en le plongeant dans les flots, il s’empresse d’ajouter qu’il lui
est difficile de croire à ce récit[68]. Quand il songe
aux causes frivoles qui poussent Junon à poursuivre de sa colère un homme
aussi pieux qu’Énée, il ne peut retenir un cri de surprise : Tantœne animis cœlestibus iræ ![69] Ce ne sont que
des réserves timides ; d’autres, autour de lui, allaient bien plus loin.
Cicéron avait déjà énergiquement attaqué ces fables absurdes qui représentent les dieux enflammés de colère, passionnés
jusqu’à la fureur ; qui dépeignent leurs démêlés, leurs combats, leurs blessures
; qui racontent leurs haines, leurs dissensions, leur naissance, leur mort ;
qui nous les montrent gémissant et se lamentant, jetés dans les fers, plongés
sans réserve dans toutes sortes de voluptés, entretenant avec le genre humain
des commerces impudiques, d’où sortent des mortels engendrés par un immortel[70]. Au fond, c’est
du merveilleux d’Homère que Cicéron se plaignait si durement, et nous venons
de voir que Virgile, qui n’écrivait pas pour quelques sages, mais pour le
grand nombre, n’y pouvait pas renoncer. Il lui fallait bien accepter des
dieux et des déesses qui se mettent en colère, puisque c’est la colère de
Junon qui amène les principaux incidents de ce poème ; il ne lui était pas
possible non plus de dissimuler tout à fait les
commerces impudiques des déesses avec les humains, puisque sou
héros est précisément le fruit d’un de ces amours ; il a pourtant fait de son
mieux pour sauver les apparences. Il s’interdit de raconter au sujet des
dieux toutes ces histoires légères qu’Ovide recueillera plus tard si
volontiers. Il tient à leur donner autant qu’il peut une attitude qui inspire
le respect. Vénus elle-même est dépeinte sous les traits les plus chastes et
les plus délicats. Une seule fois on nous la montre employant ses armes
ordinaires de coquetterie et de séduction ; mais, comme c’est son mari
qu’elle veut séduire, la morale la plus rigoureuse n’a pas le droit de se
plaindre. Dans tout le reste du partie elle ne paraît plus être la déesse de
l’amour : c’est une mère qui tremble pour son fils, et ce sentiment, qui
l’occupe tout entière, la relève et Si Virgile W avait fait que mêler ensemble, dans ses conceptions religieuses, l’antique et le moderne, le présent et le passé, il ne se distinguerait guère des gens de son époque. C’était en effet de ce mélange d’éléments anciens et nouveaux que se composait alors la religion de tout le monde. Mais il a de plus semblé pressentir par moments les croyances de l’avenir. Sa poésie paraît avoir quelquefois des accents chrétiens ; il lui arrive d’exprimer des sentiments qui, sans être tout à fait étrangers au paganisme, lui sont moins ordinaires, et l’on trouve dans son poème une couleur générale qui n’est pas tout à fait celle des autres œuvres inspirées par les religions antiques. Il a horreur de la guerre, quoiqu’il l’ait beaucoup chantée, et condamne sévèrement la criminelle folie des combats[76]. Dans un poème destiné à célébrer les rois fils des dieux, il trouve moyen de parler avec émotion des faibles et des humbles[77]. Il est plein de tendresse pour les malheureux et- les opprimés ; il compatit aux douleurs humaines[78]. Son héros, si triste, si résigné, et méfiant de ses forces, si prêt à tous les sacrifices, st obéissant aux volontés du ciel, a déjà quelques traits d’un héros chrétien. A côté de toutes les petitesses des dieux du paganisme qu’il n’a pu corriger tout à fait, quoiqu’il les ait fort atténuées, on est surpris de l’idée élevée qu’il se fait parfois de la, divinité. Il la regarde comme la dernière ressource du malheureux qu’on outrage. A ces esprits violents qui méprisent l’humanité et qui n’ont pas peur de la force, il rappelle qu’il y a des dieux et qu’ils n’oublient pas la vertu ni le crime[79]. Il les montre accordant à ceux qui viennent de faire une bonne action la meilleure et la plus pure des récompenses, la joie de l’âme, la satisfaction du bien accompli[80]. C’est à eux d’abord qu’on s’adresse, quand on est atteint de quelque peine intérieure ; on va dans leurs temples demander son pardon au pied des autels[81]. En leur présence, on est humble et respectueux : Jetez seulement les yeux sur nous, leur dit-on, et si vous trouvez que notre piété le mérite, accordez-nous votre secours[82]. S’ils refusent, on se résigne. Même quand leur colère tombe sur un honnête homme, lorsqu’elle frappe et perd une nation innocente, on ne murmure pas : Les dieux l’ont voulu ![83] et l’on se soumet sans révolte à leur volonté. On comprend que ces beaux passages aient frappé les
Chrétiens qui les lisaient. En retrouvant dans l’Enéide des sentiments
qui leur étaient si familiers, ils ont dû avoir de bonne heure la pensée et
le désir de s’approprier Virgile ; la quatrième églogue parut leur en accorder
le droit. Il est inutile de rentrer dans tous les débats dont elle a été le
prétexte et qui sont vidés aujourd’hui. Il suffit de rappeler qu’elle chante
la naissance d’un enfant miraculeux qui doit ramener l’âge d’or sur Assurément cette opinion, prise à la lettre, est fausse.
Le Christ n’est passé en 714, sous le consulat de Pollion, il est né une
quarantaine d’années plus tard : l’erreur serait inexcusable chez un
prophète. Heyne fait remarquer aussi qu’à l’exception de quelques passages,
les origines et l’inspiration de l’églogue de Virgile sont tout à fait
païennes. Ce qu’il chante n’est après tout que le vieil âge d’or des
légendes, les fleurs et les fruits qui naissent sans culture, les chênes qui
distillent le miel, le raisin qui pend aux buissons, les troupeaux qui
rapportent d’eux-mêmes au berger leurs mamelles pleines, etc. Ces images sont
bien connues ; elles viennent des poètes grecs et non des livres saints. Il y
a pourtant un côté par lequel la quatrième églogue peut être rattachée à
l’histoire du Christianisme : elle nous révèle un certain état des âmes qui
n’a pas été inutile à ses rapides progrès. C’était une opinion accréditée
alors que le monde épuisé touchait à une grande crise, et qu’une révolution
se préparait qui, lui rendrait C’est seulement dans ce sens qu’on a raison de faire de Virgile une sorte de précurseur du Christianisme. Il était de ceux qui lui frayèrent le chemin et l’aidèrent, sans le savoir, à s’emparer du monde. Dante a exprimé cette pensée par une image saisissante, quand il le compare a l’homme qui s’en va dans la nuit, portant derrière lui un flambeau dont il ne profite pas, mais qui éclaire ceux qui le suivent. S’il n’était pas chrétien lui-même, ses écrits disposaient à l’être ; aussi le Christianisme ne l’a-t-il jamais traité tout à fait en étranger. Une légende qui fut répandue au moyen âge racontait que saint Paul, en passant à Naples, s’était fait conduire au tombeau de Virgile. L’apôtre, ajoutait-on, s’arrêta devant le mausolée et versa sur la pierre une rosée de larmes pieuses. — Quel homme j’aurais fait de toi, dit-il, si je t’avais trouvé vivant, ô le plus grand des poètes ![94] Virgile fut en effet une des âmes les plus chrétiennes du paganisme. Quoique attaché de tout son cœur à l’ancienne religion, il a semblé quelquefois pressentir la nouvelle, et un Chrétien pieux pouvait croire qu’il ne lui manqua, pour l’embrasser, que de la connaître. |
[1] Bucoliques, XI, 18 et sqq.
[2] Voyez la manière dont il dépeint les divertissements rustiques des vieux Italiens (Géorgiques, II, 885). Il désigne sous la nom adouci de versus incompli ce qu’Horace appelle sans ménagement horridus saturnius.
[3] Macrobe (Saturnales, V. 2, 1) l’appelle Venetus, rusticis parentibus nato, inter silvas et frutices eductus.
[4] Géorgique, III, 48.
[5] Dion, III, 14.
[6] Varron, De Re Rustica, II, Præf.
[7] Lucrèce, III, 809.
[8] Virgile, Géorgiques, III, 60.
[9] Virgile, Géorgiques, I, 198.
[10] Virgile, Géorgiques, I, 330.
[11] Virgile, Géorgiques, II, 490 et sqq.
[12] On s’est trompé lorsqu’on a cru trouver des traces d’épicurisme dans certains passages de l’Énéide. Quand Iarbas paraît douter que la foudre ait été envoyée par Jupiter (IV, 2(8) ; quand Didon affirme que les dieux restent tranquilles dans les cieux et ne s’occupent pas à troubler les amours des mortels (IV, 879), Virgile fait parler à ses personnages le langage de leurs passions, il ne songe pas à exposer ses principes philosophiques.
[13] Macrobe, Saturnales, I, 24, 11.
[14] Ovide, Tristes, II, 533.
[15] Virgile, Énéide, VIII, 360.
[16] Virgile, Énéide, VIII, 456.
[17] Virgile, Énéide, VIII, 461.
[18] Theologus Dantes nullius dogmatis expers.
[19] Géorgiques, I, 271 et la note de Servius.
[20] Macrobe, Saturnales, III, 5, 6.
[21] Énéide, V, 745.
[22] Servius, Bucoliques, VIII, 82.
[23]
Servius, Énéide, VIII, 8. Cependant
quelques difficiles trouvaient que Virgile s’était quelquefois trompé. On lui
reprochait surtout d’avoir fait immoler par Énée un taureau à Jupiter, quand il
s’arrête dans
[24] Servius, Énéide, I, 179.
[25] Servius, Énéide, IV, 263.
[26] Énéide, I, 6 : inferretgue deos Latio.
[27] Énéide, VII, 229.
[28] Cicéron, Pro Flacco, 27.
[29] Énéide, IX, 614.
[30] Énéide, XII, 827 : Sit romana potens italia viturte propago.
[31] Énéide, XII, 836 : Subsident Teucri.
[32] Énéide, XII, 828 : occideritque sinas cum nomine Troja.
[33] Énéide, XII, 192.
[34] Essai sur le poème épique, 3.
[35] Énéide, VIII, 533 : Ego poscor Olympo.
[36] Énéide, III, 9.
[37] Énéide, VII, 87 : Non hoc ista sibi tempus spectacula poscit.
[38] Énéide, I, 437.
[39] Énéide, III, 493.
[40] Énéide, V, 703.
[41] Énéide, X, 830.
[42] Énéide, X, 557.
[43] Énéide, XI, 81.
[44] Énéide, VIII, 538 : Quas pœnas mihi, Turne, dabis !
[45] Énéide, I, 697 : reliquias Danaum.
[46] Énéide, III, 436.
[47] Énéide, V, 745.
[48] Énéide, II, 747.
[49] Énéide, VIII, 520.
[50] Énéide, IV, 261.
[51] Énéide, II, 281.
[52] Ce rapprochement n’a rien de forcé. Le ton d’Énée, quand il dit à Didon : Desine meque tuis incendere teque querelis (IV, 860), est tout à fait celui de Polyeucte lorsqu’il répond à Pauline : Vivez avec Sévère ! (acte V, sc. 8).
[53] Énéide, IV, 449.
[54] Énéide, IX, 24 : mulla deos orans.
[55] Énéide, IX, 135.
[56] Énéide, X, 845.
[57] Énéide, VIII, 32.
[58] Énéide, X, 423.
[59] Énéide, VII, 187.
[60] Énéide, XII, 766.
[61] Énéide, VI, 13.
[62] Énéide, VIII, 597.
[63] Reyne (Excurs., 3, ad libr. IX) fait remarquer que l’intervention des dieux cet amenée très souvent par les mots interea ou forte.
[64] Énéide, X, 139.
[65] Énéide, X, 331.
[66] Énéide, X, 689.
[67] Énéide, X, 758. De même, la grande scène dans laquelle Jupiter tient dans sa balance les destinées de Turnus et d’Énée est esquissée en trois vers (III, 726).
[68] Énéide, VII, 173 : si credere dignum est.
[69] Énéide, I, 11.
[70] Cicéron, De Nat. deor., I, 16.
[71] Énéide, I, 223.
[72] Énéide, I, 227.
[73] Voyez surtout sa colère quand il apprend qu’Esculape a rappelé Hippolyte à la vie (VII, 770), et le refus qu’il fait d’accorder l’immortalité aux vaisseaux d’Enée (IX, 85).
[74] Iliade, XX, 8.
[75] Énéide, X, 117.
[76]
Énéide, VII, 481 : scelerata insania
belli.
[77] Voyez surtout Énéide, VIII, 407.
[78] Énéide, I, 462 : Sunt lacrymæ rerum !
[79] Énéide, I, 542.
[80] Énéide, IX, 253.
[81] Énéide, IV, 56.
[82] Énéide, II, 600.
[83] Énéide, II, 428 : Die alitur visum ! et aussi III, 2.
[84]
On admet généralement aujourd’hui que c’est Asinius Gallus, le fils de Pollion.
Cette opinion s’appuie sur le témoignage d’Asconius Pedianus, qui vivait sous
Tibère, c’est-à-dire très près du poète. Il disait, probablement dans son livre
intitulé : Contra obtrectatores Virgilii,
qu’il tenait de Gallus lui-même que cette églogue avait été composée en son
honneur (Servius, Bucoliques, IV,
11). Ce témoignage est assurément très important ; il n’en faut pourtant pas
tirer plus qu’il ne contient. Il n’est pas douteux que Gallus n’ait affirmé à
Asconius qu’il était question de lui dans l’églogue de Virgile, mais il n’est
pas aussi certain qu’il ne mentit pas en l’affirmant. Ce personnage vaniteux,
si étrangement jaloux de la gloire de sa famille qu’il avait composé un très
méchant livre rempli de mensonges intitulé : Sur la comparaison de Cicéron et de son père, était regardé comme
un candidat à l’empire : Auguste disait qu’il la souhaitait sans le mériter. On
comprend qu’il ne lui fût pas inutile, pour appuyer ses prétentions, de faire
croire qu’il était cet enfant miraculeux, prédit par Virgile, qui devait
gouverner le monde et lui donner la paix et le bonheur. L’affirmation de Gallus
était donc intéressée, et il y a bien des raisons de douter qu’elle fût vraie.
Pollion n’a jamais été qu’au second rang, quoiqu’il ait toujours aspiré au
premier. Sa situation, quelque brillante qu’elle fût, ne permettait pas de
prévoir pour son fils de si grandes destinées. Virgile annonce qu’il gouvernera
le monde, reget
orbem (17) ; ces mots me semblent dépasser l’autorité d’un consul.
Il y avait quelque témérité à parler ainsi, en présence des triumvirs, du lits
d’un de loura lieutenants. Ce qui me frappe plus encore, c’est qu’en annonçant
à Pollion la naissance de ce enfant de miracle, il lui dit toujours qu’il
naîtra sous son consulat, que le bonheur du monde commencera sous ses auspices,
te duce, te consul pourquoi ne laisse-t-il jamais entendre que ce sera son fils
? Il est assurément plus glorieux d’être le père d’un enfant qui doit régner sur
le monde que d’être seulement une date dans sa vie, et l’on ne comprend pas
que, voulant complimenter Pollion, il ait volontairement dissimulé ce qui
devait lui faire le plus d’honneur. L’opinion qui vaut qu’il soit question de
l’enfant d’Octave et de Scribonia parait d’abord plus plausible. Octave avait
épousé Scribonia au commencement de l’année 714 (Dion, XLIV, 16) ; on pensait
qu’elle serait mère veto la fin de cette année. Virgile aurait donc voulu
célébrer d’avance l’enfant de son bienfaiteur, et il ne serait pas étonnant
qu’il l’est appelé fils des dieux, deum soboles, puisque, dans une églogue composée
l’année précédente, il avait déifié son père : namque erit ille mihi semper deus.
Cependant on fait à cette opinion des objections graves. La plus importante,
c’est que Virgile semble parler d’un enfant qui est déjà né (8). On ajoute que,
s’il voulait parler réellement d’un enfant qui doit naître plus tard, il
faudrait lui supposer une grande confiance dans les heureux destins d’Auguste
pour supposer si résolument qu’il aurait un garçon. On sait que ce héros qui
devait ramener l’âge d’or fut une fille ; et quelle fille ! Peut-être ce
contretemps, qui était presque comique, empêcha-t-il Virgile de s’expliquer
dans
[85] Epist., 258.
[86] Tillemont, Hist. ecclés., III, 331. On sait aussi que Dante raconte que Stace a été converti par la lecture de la quatrième églogue. Le poète de la Thébaïde, rencontrant Virgile dans le purgatoire, le remercie de lui avoir fait connaître la vérité et le salue en lui disant per te poeta fui, per te Cristiano.
[87] Du Cange, III, 255.
[88] Ecce polo demissa solo nova progenies est. Comparez Bucoliques, IV, 7.
[89] Servius, Bucoliques, IV, 4.
[90] Censorinus, De die nat., 17.
[91] Servius, Bucoliques, IV, 10.
[92] Alexandre, Orac. Sibyll., t. I, p. 180.
[93] Épître aux Romains, VIII, 22.
[94] Voyez Comparetti, Virgilio nel medio evo, I, p. 128 et sq.