Après avoir étudié ce qu’Auguste avait fait pour la religion romaine et ce qu’elle a fait pour lui, il nous faut chercher quel fut le succès de ses réformes religieuses et morales. Parvint-il, comme il l’espérait, à ramener ses contemporains aux anciennes mœurs et aux vieilles croyances ? A-t-il vraiment rendu son siècle plus honnête et moins incrédule ; et si ses exhortations ou ses ordres ont quelquefois arrêté le débordement du scepticisme et tue l’immoralité, quelles forent la profondeur et la sincérité de ce changement ? Les renseignements ne nous manquent pas pour répondre à ces questions ; nous pouvons consulter une des plus belles et des plus riches littératures que le monde ancien nous ait laissées. Elle nous apprendra ce que pensaient, ce que croyaient alors les gens distingués et l’influence que les réformes d’Auguste exercèrent sur eux. — I —On est très frappé, quand on lit les écrivains du ce
siècle, de l’admiration sans réserve qu’ils paraissent tous éprouver pour
Auguste et ses institutions. Certes, il ne manque pas de princes que la
littérature de leur temps ait comblés d’éloges, mais aucun d’eux n’a eu la
bonne fortune de plaire à tout le monde ou d’échapper tout à fait à Cependant, dès qu’on s’approche d’un peu plus prés, sous
ce bel accord on découvre beaucoup de dissonances. Il se trouve que ces
collaborateurs empressés de l’empereur, ces protecteurs zélés de la religion
et de la morale se sont souvent démentis dans leurs livres et dans leur conduite.
Ces contradictions, qu’ils ne se donnent pas la peine de dissimuler, sont
choquantes ; elles font peser sur les institutions qu’ils défendent un
reproche grave. Les réformes d’Auguste, quand on les juge d’après leurs ouvrages,
nous paraissent manquer entièrement de sincérité. Entreprises dans un but
politique, par des gens qui ne pratiquaient pas eux-mêmes les vertus qu’ils
essayaient, d’imposer aux autres, elles ne pouvaient aboutir, si elles :
réussissaient, qu’à une sorte de mensonge général ; elles n’auraient jamais
établi qu’une apparence d’ordre et de discipline extérieure et ne seraient
pas arrivées jusqu’aux âmes. Auguste lui-même n’avait pas assez bien vécu
pour s’attribuer le droit de réformer les moeurs publiques. Sans parler des
débute sanglants de son règne, Dion nous apprend qu’au moment même où, sur la
demande des sénateurs, il promulguait ses premières lois contre les
adultères, il était amoureux de la femme de Mécène, Ce n’est pas qu’on doive prétendre que tous ceux qui
aidèrent ainsi Auguste dans ses desseins politiques n’aient songé qu’à lui
plaire et à mériter ses faveurs par leur complaisance. La plupart
n’obéissaient pas à des motifs aussi bas. Comme Horace, ils avaient assisté
aux guerres civiles ; ils avaient vu, comme Properce et Virgile, leurs biens
partagés ; témoins ou victimes de ces désastres, ils en avaient encore l’âme
blessée. C’est de la meilleure foi du monde qu’ils venaient en aide au prince
qui leur promettait de les réparer. Ils applaudissaient de grand coeur s son
entreprise et cherchaient à Ou retrouve ces contradictions chez presque tous les
écrivains de ce siècle : ceux mêmes qui semblent d’abord les plus résolus et
les plus sincères n’en sont pas tout à fait exempts. Il n’y en a pas qui
tienne plus à paraître le preneur du passé et l’ennemi de son temps que
Tite-Live ; à l’entendre, le principal plaisir qu’il trouve dans l’étude de
l’histoire, c’est qu’elle le fait vivre loin de ses contemporains, et l’on a
souvent cité le beau passage dans lequel il dit qu’en parcourant l’antiquité
son lime se fait antique sans effort. Sou admiration pour les vieux tiges est
si vive, qu’elle le fait quelquefois sortir de sa sérénité ordinaire, qu’elle
le rend violent, agressif ; il se fâche tout à fait contre ceux qui ne
partagent pas son enthousiasme, Il les maltraite, il leur adresse des défis
passionnés : Qu’on vienne maintenant se moquer
des gens qui admirent le passé ! s’écrie-t-il, au moment où
il vient d’en raconter quelque beau trait[6]. Ce qui
l’impatiente surtout, c’est le scepticisme religieux de son temps. Il ne
tarit pas de colère contre cette science qui
méprise les dieux[7], et ne manque pas
une occasion de faire des professions publiques de crédulité. Cette crédulité
a pourtant des bornes ; il lui arrive souvent, quand Il raconte un miracle
trop absurde, de l’atténuer et de l’arranger : malgré l’engagement qu’il a
pris de tout dire et de tout croire, il hésite, il supprime les circonstances
les plus extraordinaires[8], il explique les
autres ; il essaye de rendre l’impossible vraisemblable, ou même il laisse
échapper, au milieu d’un récit merveilleux qu’il paraît faire le plus
sincèrement du monde, quelque réflexion ironique qui en détruit l’effet. A
propos de la naissance miraculeuse du fondateur de Rome, il dépeint avec une
bonne foi apparente la rencontre que C’est ce que montre aussi, et peut-être avec plus
d’évidence, l’exemple d’Horace. On a certes bien raison d’être surpris de
trouver Horace parmi les défenseurs les plus zélés des institutions d’Auguste
; il ne paraissait vraiment pas destiné par son caractère ou par sa conduite
à jouer ce rôle. Rien ne ressemblait moins à ces Romains d’autrefois dont il
allait célébrer les vertus que ce poète indolent, amoureux de son loisir, qui
avait horreur des affaires publiques et qui grondait ses amis quand ils
s’occupaient de ce que pouvaient tramer contre Rome
le Scythe et le Cantabre[15]. Il est
difficile d’imaginer une nature aussi pet, religieuse que En écrivant ces belles odes qui durent être si bien
accueillies du maître et de ses conseillers, Horace dut éprouver souvent
quelque embarras. Il lui fallait forcer un peu sa nature pour prendre ce ton
solennel. Il savait bien qu’il était plus propre à ta poésie légère et
gracieuse qu’à l’enthousiasme pindarique : Sa
frêle barque n’était pas faite pour braver les flots de la mer Tyrrhénienne[26] ; et, dans les
premiers temps surtout, tontes les fois qu’il abandonnait là côte tranquille
pour se lancer sur la haute mer, il avait hâte de se rappeler lui-même au
rivage. Il lui fallait de plus, ce qui était beaucoup plus grave, donner un
démenti à ses anciennes opinions. Horace était de ceux dont j’ai parlé, que
Lucrèce avait charmés dans leur Jeunesse. Il avait été d’abord épicurien et
ne s’en était pas caché. Dans la satire où il raconte son voyage à Brindes,
il nous dit, à propos d’un miracle qu’on voulut lui faire voir dans un temple
d’Egnatia, que l’école à laquelle il appartient ne croit pas que les dieux se
dérangent jamais pour s’occuper des mortels[27] ; il niait donc
alors Dans cette évolution, l’habile Horace a cherché autant qu’il le pouvait à se mettre d’accord avec lui-même, et il faut reconnaître qu’il y a souvent réussi. Au fond la morale qu’il développe dans le troisième livre des Odes n’est pas très différente de celle des Satires et des Épîtres. Il s’est contenté d’ajouter aux préceptes qu’il donne une sanction divine ; quand on les dépouille de ces airs d’oracle et de cet appareil religieux dont il les a couverts, on se retrouve en présence des mêmes principes. Qu’il dise, comme dans la première satire, qu’il faut se contenter de ce qu’on a, ou qu’un homme doit s’estimer heureux quand Dieu lui a donné ce qui suffit[37], la différence est petite. Il répète dans tous ses ouvrages qu’il est bon de vivre de peu, vivitur parvo bene ; mais taudis que, dans les Odes, il recommande la modération, la sobriété, la tempérance comme des vertus qui plaisent aux dieux, il nous dit simplement ailleurs qu’il faut fuir les grandes fortunes parce qu’elles donnent trop de tracas et qu’elles exposent à trop d’accidents. Nous venons de voir qu’il reproche durement aux navigateurs de transgresser la loi du ciel et de vouloir unir ce que les dieux ont séparé. Il ne les traite pas mieux dans coi autres écrits ; seulement, ce ne sont plus pour lui des sacrilèges, ce sont des maniaques, des avares, des fous qui bravent la mort pour s’enrichir. Il n’était pourtant pas possible, malgré son habileté, qu’il ne restât dans ses ouvrages des contradictions que les malins pouvaient remarquer. L’éloge enthousiaste de ces vieux Romains accoutumés à remuer la terre avec le hoyau sabin et à porter pur leurs épaules le bois coupé dans la forêt[38], devait bien un peu surprendre chez celui qui racontait de point on point dans les Satires sa vie paresseuse, qui faisait savoir que toutes ses occupations consistaient, quand il n’était pas couché sur son lit de repos, à aller voir les diseurs de bonne aventure au forum et les joueurs de balle au champ de Mars. Dans l’épilogue du ses Odes, composé à la gloire d’Auguste et de ses institutions, il se représente, avec tous les citoyens, célébrant les louanges de l’empereur et de sa race : Tous les jours, dit-il, parmi les dons du joyeux Bacchus, nous prierons d’abord les dieux immortels, selon les rites sacrés, avec nos femmes et nos enfants[39]. Malheureusement nous savons qu’il n’avait ni enfant, ni femme, et l’on devine aisément dans ses confidences son peu de goût pour le mariage. Il était de ceux qui croyaient que l’État ne serait sauvé que si tous les citoyens se mariaient, mais qui se gardaient bien d’user eux-mêmes du remède qu’ils offraient aux autres. Il se trouva aussi quelquefois contraint, pour soutenir le rôle qu’il s’est imposé, d’énoncer des principes qui s’accordent peu avec ses opinions les plus chères. Les religions, qui s’appuient d’ordinaire sur les traditions du passé, admettent volontiers que le monde va en se gâtant et sont disposées à placer l’âge d’or à l’origine des choses. Horace accepte tout à fait cette opinion à la fin d’une grande ode religieuse, et la résume en ces traits vigoureux qui se sont gravés dans l’esprit de tous ceux qui sont mécontents de leur siècle : Le temps dégrade tout ; nos pères, pires que leurs aïeux, ont eu des fils qui ne les valaient pas, et de nous va sortir une génération plus méchante encore[40]. C’est une conclusion toute contraire qu’on tire de cette admirable épître à Auguste, où Horace fait profession de croire au progrès, où il soutient si nettement la supériorité des modernes sur les anciens et s’oppose avec tant d’énergie à toutes les superstitions du passé. Telles étaient les contradictions auxquelles s’exposaient
ces gens d’esprit qui se firent, comme Horace, les auxiliaires d’Auguste. Il
en est peu qui aient su tout à fait y échapper. Ils étaient presque tous plus
sévères et plus croyants dans leurs livres que dans leur vie. On pouvait leur
dire à tous, comme le serviteur d’Horace à son maître : Vous vantez les mœurs des Romains d’autrefois, et pourtant
qu’un dieu offre de vous y ramener, vous refuserez de la suivre[41]. Ces prôneurs de
la simplicité antique vivaient au milieu du luxe de leur temps : Engagés dans le bonheur, ils n’en pouvaient plus retirer
le pied[42]. Quand ils
recommandaient de revenir aux vertus anciennes, et de pratiquer l’antique
religion, quand ils menaçaient les débauchés et les impies du sort de Titye
et de Pirithoüs, ils ne voulaient sans doute s’adresser qu’à ceux qui
n’avaient pas le moyen d’étudier la philosophie et à qui la religion tient
lieu de sagesse. Ils pensaient, avec Tite-Live, que pour retenir la multitude illettrée, il n’y a rien de plus
efficace que la crainte des dieux[43] ; quant aux gens
éclairés, on pouvait à la rigueur leur permettre de se passer de croyances
précises, et il y avait pour eux des privilèges d’incrédulité. Ce
raisonnement commode, qui était celui de toute la haute société de Rome,
pouvait bleu rassurer la conscience de ces moralistes faciles quand ils ne
prenaient pas pour eux les conseils qu’ils adressaient aux autres ; mais il ne
pouvait pas donner à leurs paroles ces accents qui partent du cœur, qui
viennent de la conviction personnelle et qui Cependant les contemporains parurent croire un mentent
qu’elles réussiraient. On a vu que le chant séculaire d’Horace est moins une
prière qu’un hymne de triomphe. Vers 740, le même poète écrivait : L’adultère ne souille plus nos familles, les mœurs et les
lois ont triomphé du vice impur. On félicite les mères d’avoir des fils qui
ressemblent à leurs époux. Le châtiment ne manque pas d’atteindre Il est certain que, si l’on juge cette dernière partie du règne d’Augu9te par le ponte Ovide qui semble si bien la représenter, on est tenté de croire que tous-les projets de l’empereur ont misérablement échoué. Le monde que nous décrivent les Amours et l’Art d’aimer parait bien plus futile et bien plus dépravé que celui dont Horace nous a laissé le tableau. Les mœurs y sont plus légères, le luxe y est devenu plus extravagant encore ; on est plus éloigné que jamais de ces temps de Fabricius et de Cincinnatus qu’on prétendait faire renaître. Quant à la religion, qu’on espérait aussi restaurer, il suffit de lire les Métamorphoses pour voir que le sens en était tout à fait perdu. Les légendes les plus vénérables ne sont, dans les récits d’Ovide, que des histoires légères que l’on raconte en souriant. Tous les dieux y ont dépouillé leur majesté. Comment prendre au sérieux, ou ce Neptune qui s’emporte plus qu’il ne convient à une personne bien élevée[45], ou cette Vénus occupée sans cesse à se parer en secret et à augmenter ses charmes par un peu d’artifice[46], ou ce Silvain auquel on reproche d’être toujours un peu plus jeune que son âge[47], ou ce Jupiter dont on nous raconte toutes les équipées amoureuses, et qui se dit gaillardement, quand il va triompher d’une mortelle : Ma femme ne le saura pas ; ou, si elle le sait, que font quelques querelles de plus ou de moins ?[48] La génération qui s’est amusée de ces récits était peut-être plus incurablement irréligieuse que celle qui applaudissait aux emportements passionnés de Lucrèce. A s’en tenir à ces indices, on est donc tenté de croire que les efforts d’Auguste et des grands génies de ce temps n’ont guère réussi, et que cet essai pour rétablir les moeurs et les croyances anciennes a glissé sur cette société sans y laisser de trace. — II —L’apparence est pourtant trompeuse : où admettant qu’Ovide soit l’image fidèle de la plus grande partie de cette société, il ne la représente pas tout entière. Ce monde est compliqué ; quand on l’étudie avec soin, on y découvre des caractères opposés, des tendances qui se combattent et dont quelques-unes pouvaient servir les desseins d’Auguste. Il est d’abord impossible de ne pas âtre frappé de
l’importance qu’a prise alors la philosophie ; elle tient une grande place
dans l’éducation des jeunes gens, et si la plupart d’entre eux la négligent
quand leurs études sont finies, beaucoup y reviennent dans l’âge mûr. Tant
que la vie est dans sa force, on se livre aux plaisirs et aux affaires ; on
plaide, on déclame, on conduit des légions, on gouverne des provinces, on
écrit des odes ou des élégies ; quand le soir s’approche, les pensées
deviennent insensiblement plus sérieuses, les grands problèmes se posent. Cet
intervalle que les gens du XVIIe siècle cherchaient â mettre entre la vie et la mort et
qu’ils remplissaient par la religion appartenait plutôt du temps d’Auguste b Le moment où Horace commence à s’occuper des Épîtres
est important dans sa vie : c’est celui où il prend la résolution de se
livrer à la philosophie sans partage. Ses amis les plus chers ont vivement
combattu son dessein. Il était alors dans, tout l’éclat de ses succès
lyriques, et de toutes parts ou lui demandait de nouvelles odes ; il
répondait en se comparant au gladiateur qui a reçu son congé et qui dépose
ses armes à la porto du temple d’Hercule : Je dis
adieu aux vers et aux autres frivolités ; je ne veux plus m’occuper que de
l’honnête et du vrai et me mettre tout entier dans cette étude[56]. Personne n’en a
mieux senti que lui l’importance ; il croit fermement à l’efficacité de la
philosophie pour guérir les maladies de l’âme. Elle a des remèdes
infaillibles à tous les maux : le malheureux dont la haine on l’amour trouble
le sommeil n’a qu’à demander de bonne heure de la lumière et un livre ; en
lisant les conseils des sages, en appliquant son esprit à des pensées honnêtes,
il se délivrera de la haine et de l’amour[57]. Il n’y a pas de passion si emportée qu’on n’en devienne
maître, si l’on écoute les leçons de la sagesse[58]. On comprend
l’ardeur avec laquelle Horace se précipite vers une étude si utile. Ce n’est
pas seulement une curiosité d’esprit qu’il veut satisfaire, c’est un besoin
de perfection morale qui le tourmente. Le bonheur de ses derniers jours y est
intéressé ; il y voit le port où doit se reposer sa vie, et tient à s’y
abriter au plus vite ; A ne soutire pas d’en être distrait ou détourné par
les autres ou par lui-même. Il s’en veut et se gronde, quand son âme éprouve
en route quelque défaillance, car il a, comme les dévots, ses moments de
faiblesse et de langueur qui l’impatientent et pendant lesquels il trouve
qu’il ne vit ni comme il doit ni comme il veut[59]. Mais
d’ordinaire son défaut n’est pas d’être tiède. Si
la nuit, dit-il, parait longue à
l’amant qui attend en vain sa maîtresse, le jour au mercenaire fatigué de son
travail, l’année au jeune pupille sur qui pèse la dure autorité d’une
marâtre, moi aussi j’accuse la lenteur de ces moments importuns qui retardent
l’accomplissement de mes espérances, qui m’empêchent d’exécuter ce qui est
également utile au pauvre et au riche, ce que l’enfant ni le vieillard ne
négligent pas sans danger[60]. Sa confiance
dans ces belles études est telle qu’il se ferait un scrupule d’en garder pour
lui seul le profit. Il propage autour de lui le goût de Cette philosophie, à laquelle Horace conviait avec tant d’ardeur tous ses amis, n’était plus tout à fait celle de ses premières années ; d’épicurien il s’était fait éclectique. La différence entre les deux écoles est grande : il n’y en avait pas où l’on tînt plus à respecter l’enseignement du maître que dans celle d’Épicure ; Horace au contraire fait profession de n’avoir point de maître et de ne jurer par la parole de personne[63]. Je m’arrête, nous dit-il, partout où le vent me porte. Mais il n’est pas de ces gens dont parle Cicéron, qui, poussée par le hasard de la tempête vers un système philosophique, s’y cramponnent comme à un rocher[64]. Ces abris où le vent le jette ne le gardent pas longtemps ; il n’y est, dit-il, qu’un hôte passager. Il nous raconte que ces voyages aventureux l’ont conduit un jour jusqu’à l’école du Portique, et qu’il s’est fait pour un moment le partisan et le défenseur rigoureux de la vertu véritable[65]. Il ajoute à la vérité qu’il s’est empressé de se laisser retomber doucement vers la morale d’Aristippe, et pour nous bien avertir que ce n’était pas une conversion définitive, il a soin de terminer sa première épître par des railleries contre les stoïciens ; mais s’il s’est alors éloigné d’eux, il leur est assurément revenu. L’influence« du Portique se fait dés ce moment sentir dans ses vers ; elle est surtout visible dans sa XVIe épître, où il nous donne de l’honnête homme une définition tout à fait digne de l’école de Zénon : le peupla accorde ce nom à l’homme qui respecte les décrets du sénat et les prescriptions de la loi ; ce n’est pas assez pour le sage, il ne veut pas qu’on ne soit honnête que par la crainte du châtiment, on doit l’être par amour pour la vertu[66]. Voici un peu plus loin une parole plus stoïcienne encore : Quand de mille mesures de fèves vous en dérobez une seule, c’est le dommage qui est moindre et non le délit[67]. Il semble donc accepter ici le principe, dont il s’est ailleurs tant moqué, que toutes les fautes sont égales. L’épître enfin se termine par un de ces beaux dialogues entre le tyran et sa victime que plus tard Épictète reproduira si volontiers, quand il voudra montrer à ses auditeurs que le sage ne dépend de personne. On n’est certes pas accoutumé à voir rapprocher le nom d’Horace de ceux d’Épictète et de Zénon ; il n’en est pas moins vrai que ce rapprochement est légitime. Celui qui s’appelait lui-même en souriant un pourceau d’Épicure a touché par moments aux doctrines du Portique, et quoiqu’on se fasse de lui d’autres idées, on peut affirmer que lorsqu’il écrivit ses derniers ouvrages, il était plus qu’à moitié stoïcien. Beaucoup d’autres ont fait comme lui. Dans cette société qu’Ovide nous dépeint si légère, la plupart des esprits distingués, mime parmi ceux qui étaient le plus engagés dans la vie mondaine, ont fini par se diriger vers la philosophie, et vers une philosophie plus sérieuse et plus élevée qu’on n’est tenté de le croire. Sans doute ce n’était pas encore tout à fait ce que voulait Auguste. La philosophie n’est pas la religion, et elle lui est même très souvent contraire. Cependant elle arrachait les esprits à la futilité, à l’indifférence des grandes questions, et en les rendant plus graves, elle les disposait à devenir plus religieux. N’oublions pas d’ailleurs que cette philosophie à laquelle les gens du monde demandaient le repos de leurs derniers jours était en général le stoïcisme : presque toutes les sectes de ce temps, parties des directions les plus diverses, tendaient alors à se réunir dans l’école du Portique ; or cette école, nous le verrons, est celle qui a le plus favorisé la religion, elle a même fini par se confondre tout à fait avec elle, et les stoïciens un peu plus tard sont presque tous devenus des dévots. Nous voilà donc moins éloignés d’Auguste et de ses institutions que nous ne le pensions tout à l’heure. Ce qui nous en rapproche encore davantage, c’est ce besoin
que tout le monde semble alors éprouver de revenir au passé de Rome, d’en
vanter les vertus, d’en recueillir les traditions, d’en raconter l’histoire.
L’empereur encourageait beaucoup ces études patriotiques, mais elles
remontaient plus haut que lui. Dans les derniers temps de la république, ceux
qui voulaient la sauver se plaisaient à en rappeler les glorieux souvenirs.
Auguste eut l’habileté de les faire servir à consolider l’empire. Les
partisans du régime ancien et ceux du pouvoir nouveau se trouvaient donc
d’accord pour les célébrer. C’est ainsi que le goût de l’antiquité devint une
mode générale ; ceux mémo à qui elle convenait le moins, comme Ovide, furent
forcés de Optima nutricum nostris, lupa martia, rebus, Qualia creverunt mœnia lacte tuo ![76] Cet enthousiasme, qui a ici un air de parfaite sincérité, et qui devait être communicatif, servait les desseins de ces politiques qui, comme Auguste, voulaient ramener Rome à sa vieille religion. Quand on éprouvait tant d’admiration pour ceux qui l’avaient fidèlement pratiquée,on était porté à la respecter davantage ; on reprenait goût aux légendes antiques en les connaissant mieux, on trouvait plus de plaisir d des cérémonies dont on savait l’origine et l’histoire, on se sentait plus recueilli clans cos temples lorsqu’on se souvenait des grands hommes qui étaient venus y prier. Il est permis de croire que, quelque porté qu’on fut vers l’indifférence et l’incrédulité, on prenait, sans le vouloir, dans ces études de l’ancien temps, une disposition favorable à la religion ancienne. Il y avait donc dans cette société qu’on imagine, si
sceptique, et si futile, parmi tant de raisons d’être incrédule, quelque
motif d’être croyant, sans doute, le sentiment religieux une fois éveillé par
cette admiration du passé s’y trouvait souvent en grand péril, mais il y rencontrait
aussi quelques aliments qui pouvaient le fortifier et l’accroître. L’homme ne
se sent jamais plus rapproché de la religion que lorsqu’il est bien convaincu
de sa misère et de son impuissance ; la crainte d’un danger, l’inquiétude du
lendemain, la défiance de soi, l’ennui, le découragement, la tristesse, le
jettent facilement dans les bras du Dieu. Ce sentiment profond de la
faiblesse humaine qui nous dispose à chercher un appui hors de nous, les
Romains l’avaient toujours éprouvé, nous avons vu que c’était une des causes
du l’empire que la religion prit d’abord sur eux. La prospérité ne les
changea pas ; dans le cours de leurs victoires inouïes, ils furent rarement
présomptueux ; l’orgueil n’était guère chez eux qu’une attitude, qu’ils
aimaient à prendre pour imposer à l’étranger. En réalité ils restaient
toujours réservés, prudents, ennemis des hasards et des aventures, craignant
les revers jusqu’au milieu de leurs plus grands triomphes, redoutant toujours
quelque coup imprévu de Ce n’en était pas moins un motif de secrètes tristesses pour beaucoup d’esprits sérieux, et ce motif n’était pas le seul. Il est aisé de voir, en étudiant ce monde de prés, qu’il n’était pas toujours aussi joyeux qu’au premier abord il paraît l’être. Ces dépenses extravagantes, ces débauches insensées, ces recherches de bien-être, ces délicatesses d’élégance, ces raffinements de luxe, ces excès de tout genre auxquels entraîne une prospérité sans limites, ne sont pas seulement un danger public ; ils deviennent aussi, par moments, une intolérable fatigue, et pour ceux mêmes qui ne peuvent plus s’en passer ils finissent par être aussi pénibles que ruineux. Lucrèce a décrit en vers admirables cette amertume qui s’échappe de la source des plaisirs, et qui, parmi les fleurs mêmes, fait notre tourment[83]. C’est un mal qu’ont éprouvé presque toutes les sociétés qui se livrent avec trop d’ardeur aux jouissances de la vie ; l’époque d’Auguste n’y a pas tout à fait échappé. Quelques grands écrivains de ce temps en ont été plus profondément atteints, mais des indices qui ne trompent guère nous prouvent que beaucoup d’autres aussi en ont souffert. Un des symptômes par lesquels le mal se découvre d’ordinaire, c’est ce besoin étrange qu’on éprouve de sortir de soi-même, de se fuir, de quitter les lieux où l’on est, ou tout au moins de se créer une vie d’imagination qui puisse distraire et reposer de la vie réelle. N’est-ce pas précisément ce que faisaient les contemporains d’Auguste lorsqu’ils prenaient tant de plaisir à ranimer les souvenirs antiques, et ne peut-on pas soupçonner que dans ce goût du passé qu’affichaient tant de personnes, il entrait beaucoup de dégoût du présent ? Quand Properce rappelle le temps où Rome n’était encore qu’une colline couverte d’herbe, quand il montre les boeufs d’Évandre couchés sur les rampes du Palatin, le peuple se réunissant aux sons de la trompe, et les sénateurs couverts de peaux de bêtes délibérant dans un pré[84], les gens du monde qui lisaient ces vers devaient éprouver à peu près les mômes impressions que les salons du XVIIIe siècle quand Rousseau venait leur vanter la vie sauvage. Ces tableaux de l’antique simplicité délassaient des gens fatigués des excès du luxe et qui voulaient à tout prix échapper à ces tristesses inexplicables que font naître dans l’âme les plaisirs eux-mêmes lorsqu’on en jouit sans contrainte et sans mesure. Quelquefois on ne se contentait pas de voyager par l’imagination ; on quittait réellement sa demeure et l’or sa mettait à courir le monde. Dans le siècle précédent, on ne sortait guère de chez soi que pour aller remplir des fonctions politiques ou pour faire fortune ; à ce moment commencent les voyages par curiosité, par désoeuvrement, par ennui. Horace a souvent reproché à ses contemporains de ne pas savoir tenir en place ; c’est un défaut dont il s’accuse le premier : il se trouve plus léger que le vent, parce qu’à Rome il regrette Tibur et qu’à Tibur il ne souhaite que Rome[85]. Mais au moins il ne quitte pas l’Italie ; son ami Bullatius, pour fuir l’ennui qui le dévore, s’en va jusqu’en Grèce et dans l’Orient. Horace, en le rappelant à Rome, touche à ce malaise intérieur qui le chasse de chez lui et que ses voyages éternels ne guérissent pas. C’est changer de climat, dit-il, et non de sentiments, que de traverser les flots ; c’est se consumer sans fruit dans une activité inutile. En vain montons-nous sur des vaisseaux ou sur des chars pour courir après le bonheur. Ce bonheur que tu cherches si loin, il est ici, tu le trouveras dans la pauvre ville d’Ulubres, si ton coeur est tranquille[86]. Sénèque aussi connaît ce mal, comme Horace. Il en décrit spirituellement les effets, il en sait et en dit la cause : c’est le mécontentement de soi-même, c’est l’agitation d’une rime qui ne peut pas trouver d’assiette fixe, tœdium, et displicentia sui, et nusquam residentis animi volutatio[87]. Ces sentiments, nous l’avons dit, sont précisément ceux qui réveillent dans les coeurs le besoin de croyances religieuses : on voit qu’ils n’ont pas été étrangers à l’époque d’Auguste. Ce siècle a donc plusieurs aspects différents, et le jugement qu’on porte sur lui peut changer suivant le côté d’où on le regarde. Ce qui semble au premier abord y dominer, c’est le goût des plaisirs et des fêtes. On y paraît heureux de vivre[88], satisfait du présent, assuré de l’avenir ; on n’est occupé qu’à jouir de cette paix qu’on doit à l’empire, on espère qu’elle durera toujours, et l’on se console de n’avoir plus de triomphes en pensant qu’on n’aura plus d’ennemis[89]. Sur cette société insouciante et joyeuse les réformes d’Auguste n’avaient pas de prise. Il n’y avait vraiment pas d’espoir qu’on pût la rendre plus austère et plus religieuse et qu’on parvînt jamais à la tirer des agréments de la vie présente, auxquels elle est si sensible, pour la ramener à l’imitation des moeurs antiques. Nous vantons les gens d’autrefois, disait Ovide dans un moment de franchise, mais nous vivons comme ceux d’aujourd’hui[90]. Et la plupart, sans le dire, faisaient comme lui. Ce n’est là pourtant qu’une des faces de ce siècle, et quand on l’observe de près, on en découvre d’autres. On remarque que la philosophie y compte beaucoup d’adeptes, et de toutes les philosophies, la plus sévère, le stoïcisme. A côté de ces gens indifférents et frivoles dont cette société abonde, on trouve beaucoup d’esprits sérieux qui regrettent sincèrement le passé, qui s’inquiètent de l’avenir, auxquels le présent pèse, et pour qui cette prospérité même, dont beaucoup s’enivrent, est un fardeau. Si les autres durent se montrer rebelles aux réformes d’Auguste, il est probable que ceux-là les ont accueillies plus volontiers et qu’ils se sont montrés mieux disposés à suivre la direction qu’il voulait donner à l’empire. |
[1] Dion, LIV, 19.
[2] Dion, LVI, 48.
[3] Tacite, Annales, III, 80.
[4] Dion, LVI, 10.
[5] Ovide, Fastes, II, 8 : Ecquis ad hæc illia crederet esse viam ?
[6] Tite-Live, XXVI, 22.
[7] Tite-Live, X, 40
[8] Voyez, par exemple, l’histoire de la louve et des deux jumeaux (I, 4). A ce propos, Niebuhr se moque gaiement des historiens qui veulent rendre les miracles plus vraisemblables en les atténuant, comme si le tout, dit-il, ainsi que dans l’histoire de saint Denys, ne dépendait pas du premier pas.
[9] Tite-Live, I, 4 : ... seu ita rata, seu quia auctor culpæ honestior erat.
[10] Tite-Live, XLIII, 13.
[11] Tite-Live, III, 5 ; XXI, 62.
[12] Tite-Live, XXIV, 10 ; XXIX, 14.
[13] Tite-Live, XXVII, 23 : prava religio.
[14] Tite-Live, XXIV, 44 : ludibria aurium.
[15] Horace, Carmen, II, 11, 1.
[16] Horace, Épîtres, I, 6, 1.
[17] Horace, Carmen, I, 32, 1.
[18] Mommsen, Res gestæ divi Augustæ, p. 59.
[19] Horace, Carmen, III, 6, 25.
[20] Horace, Carmen, III, 24, 33.
[21] Peerlekamp veut que ces six odes n’aient formé qu’un seul poème sous le titre de Carmen de moribus. Cette opinion est insoutenable ; mais il n’en est pas moins sûr que le sujet de ces odes est le même et qu’elles ont été composées ensemble. Les allusions historiques contenues dans la cinquième montrent qu’elles ont dû être écrites vers 730.
[22] Horace, Carmen, III, 2, 1.
[23] Horace, Carmen, III, 4, 65.
[24] Horace, Carmen, III, 6, 16.
[25] Horace, Carmen, III, 6, 34.
[26] Horace, Carmen, IV, 15, 8.
[27] Horace, Satires, I, 5, 97.
[28] Horace, Carmen, I, 34.
[29] Horace, Carmen, I, 17, 13.
[30]
Il y a pourtant quelques passages chez Horace dans lesquels
[31] Horace, Carmen, IV, 7, 17.
[32] Horace, Carmen, I, 34, 13 : ... insignent attenuat deus Obscura promens.
[33] Horace, Carmen, III, 16, 21 : Quanto quisque sibi plura negaverit, Ab dis plura feret.
[34] Horace, Carmen, I, 8, 21, sq.
[35] Horace, Carmen, III, 6, 1.
[36] Cicéron, De nat. deor., III, 38.
[37] Horace, Carmen, III, 16, 43.
[38] Horace, Carmen, III, 6, 37.
[39] Horace, Carmen, IV, 15, 27.
[40] Horace, Carmen, III, 6, 45.
[41] Horace, Satires, II, 7, 83.
[42] Horace, Satires, II, 7, 87.
[43] Tite-Live, I, 19.
[44] Horace, Carmen, IV, 5, 21.
[45] Ovide, Métamorphoses, XII, 583 : Exercet memores plus quam civiliter iras.
[46] Ovide, Métamorphoses, X, 533.
[47] Ovide, Métamorphoses, XIV, 639 : Silvanusque suis semper juvenilior annis.
[48] Ovide, Métamorphoses, II, 423.
[49] Properce, III, 5, 23.
[50] Donat, Vita Virg., 18.
[51] Horace, Satires, II, 8, 11.
[52] Horace, Satires, I, 4, 133
[53] Voyez les vérités qu’il se fait dire par Damasippe (Satires, II, 3), et par Dave (Satires, II, 7).
[54] Horace, Satires, II, 2, 77.
[55] Horace, Satires, II, 6, 71.
[56] Horace, Épîtres, I, 1, 10.
[57] Horace, Épîtres, I, 2, 85.
[58] Horace, Épîtres, I, 1, 39.
[59] Horace, Épîtres, I, 8, 4.
[60] Horace, Épîtres, I, 1, 20.
[61] Horace, Épîtres, I, 8, 28.
[62] Horace, Épîtres, I, 2, 32.
[63] Horace, Épîtres, I, 1, 14.
[64] Cicéron, Acad., n, 3 : Ad quamcumque sunt disciplinam quasi tempestate delati, ad eam quasi ad saxum adhœrescunt.
[65] Horace, Épîtres, I, 1, 17.
[66] Horace, Épîtres, I, 16, 52.
[67] Horace, Épîtres, I, 16, 55. L’emploi qui il fait ailleurs du mot voluptas (Épîtres, I, 2, 55) montre bien qu’il s’unit séparé de l’école d’Épicure.
[68] Properce, II, 23, 12 : Ah ! pereant, si quos janua clausa juvat !
[69] Properce, II, 34, 57 : Ut regnem mixtas inter conviva puellas.
[70] Properce, I, 14, 3.
[71] Properce, I, 6, 29.
[72] Properce, III, 1.
[73] Properce, IV, 1, 69 : Sacra diesque canam.
[74] Properce, IV, 1, 59.
[75] Properce, IV, 1, 14. Centum illi in prato sæpe senatus erant.
[76] Properce, IV, 1, 55.
[77] Tite-Live, Præfat.
[78] Tite-Live, Præfat, et ailleurs, notamment VII, 29 : in hanc magnitudinem quæ vix sustinetur.
[79] Properce, III, 13, 59.
[80] Lucain, I, 72 : Nec se Roma ferens.
[81] Tacite, Histoires, IV, 74.
[82] Tacite, Germanie, 37 : Regno Arsacis acrier est Germanorum libertas.
[83] Lucrèce, IV, 1133.
[84] Properce, IV, 1.
[85] Horace, Épîtres, I, 8, 12.
[86] Horace, Épîtres, I, 11, 21.
[87] Sénèque, De tranq animæ, 2, 13.
[88] Ovide, Ars am., III, 121 : Prisca juvent alios, ego me nunc denique natum Gratulor.
[89] Ovide, Fastes, I, 713 : Dum desunt hostes, desit poque causa triumphi.
[90] Ovide, Fastes, I, 225 : Laudamus veteres, sed nostris ulimur annis.