La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE PREMIER — LA RELIGION ROMAINE PENDANT LE SIECLE D’AUGUSTE

CHAPITRE TROISIÈME — LE RÈGNE D’AUGUSTE

 

 

Après avoir étudié ce qu’Auguste avait fait pour la religion romaine et ce qu’elle a fait pour lui, il nous faut chercher quel fut le succès de ses réformes religieuses et morales. Parvint-il, comme il l’espérait, à ramener ses contemporains aux anciennes mœurs et aux vieilles croyances ? A-t-il vraiment rendu son siècle plus honnête et moins incrédule ; et si ses exhortations ou ses ordres ont quelquefois arrêté le débordement du scepticisme et tue l’immoralité, quelles forent la profondeur et la sincérité de ce changement ? Les renseignements ne nous manquent pas pour répondre à ces questions ; nous pouvons consulter une des plus belles et des plus riches littératures que le monde ancien nous ait laissées. Elle nous apprendra ce que pensaient, ce que croyaient alors les gens distingués et l’influence que les réformes d’Auguste exercèrent sur eux.

 

— I —

On est très frappé, quand on lit les écrivains du ce siècle, de l’admiration sans réserve qu’ils paraissent tous éprouver pour Auguste et ses institutions. Certes, il ne manque pas de princes que la littérature de leur temps ait comblés d’éloges, mais aucun d’eux n’a eu la bonne fortune de plaire à tout le monde ou d’échapper tout à fait à la critique. Quel que fût l’éclat de leur gloire ou l’étendue de leur pouvoir, ils n’ont pu entièrement fermer la bouche à leurs ennemis. Malgré le murmure de flatteries qui s’élève de tous côtés devant les pas de Louis XIV, on distingue, en prêtant l’oreille, la voix aigre et insultante des réfugiés de Hollande. Auguste est plus heureux : parmi les écrivains de son époque, nous ne lui connaissons pas de détracteur. On nous dit bien que vers la fin de son règne quelques orateurs et quelques historiens le traitèrent avec sévérité ; mais leurs livres ne nous sont pas parvenus, et rien ne trouble aujourd’hui pour nous ce concert de louanges qui célèbre sa fortune et sa gloire. Non seulement les écrivains sont unanimes à reconnaître la nécessité de ses réformes, à en vanter le mérite, à en prédire les heureux effets, mais ils se font tous honneur de le seconder ; tous, qu’on leur ait ou non demandé leur concoure, travaillent à les faire réussir, tous prêchent la vertu, tous chantent les dieux ; et l’on peut dire qu’Auguste compte autant de collaborateurs que nous connaissons de poètes, d’orateurs et d’historiens sous son règne.

Cependant, dès qu’on s’approche d’un peu plus prés, sous ce bel accord on découvre beaucoup de dissonances. Il se trouve que ces collaborateurs empressés de l’empereur, ces protecteurs zélés de la religion et de la morale se sont souvent démentis dans leurs livres et dans leur conduite. Ces contradictions, qu’ils ne se donnent pas la peine de dissimuler, sont choquantes ; elles font peser sur les institutions qu’ils défendent un reproche grave. Les réformes d’Auguste, quand on les juge d’après leurs ouvrages, nous paraissent manquer entièrement de sincérité. Entreprises dans un but politique, par des gens qui ne pratiquaient pas eux-mêmes les vertus qu’ils essayaient, d’imposer aux autres, elles ne pouvaient aboutir, si elles : réussissaient, qu’à une sorte de mensonge général ; elles n’auraient jamais établi qu’une apparence d’ordre et de discipline extérieure et ne seraient pas arrivées jusqu’aux âmes. Auguste lui-même n’avait pas assez bien vécu pour s’attribuer le droit de réformer les moeurs publiques. Sans parler des débute sanglants de son règne, Dion nous apprend qu’au moment même où, sur la demande des sénateurs, il promulguait ses premières lois contre les adultères, il était amoureux de la femme de Mécène, la gracieuse Terentia, et qu’il la faisait de temps en temps disputer de beauté avec Livie[1]. Ce moraliste si rigoureux pour les autres conserva longtemps pour lui le goût des débauches secrètes. On sait que des litières fermées amenaient des femmes au Palatin, et que ce mystère n’était pas tout à fait ignoré du public, puisqu’un philosophe se glissa un jour dans une de ces litières pour venir faire des remontrances au prince libertin[2]. La plupart de ceux qui servaient les desseins d’Auguste n’étaient guère plus autorisés que lui à enseigner le respect des dieux et l’amour de la vertu. Il n’y avait pas alors de sybarite plus efféminé que ce Mécène qui se chargeait d’inspirer aux poètes la résolution de chanter le bonheur champêtre et les charmes de l’antique simplicité. Tacite dit de Salluste : Par son amour pour le luxe et les plaisirs, il était fort éloigné de la façon de vivre des anciens[3] ; et Salluste était un des amis les plus dévoués et des conseillers les plus influents du prince qui se vantait de ranimer le goût des moeurs antiques. Dion fait remarquer qu’aucun des deux consuls qui donnèrent leur nom à la loi Papia Poppæa n’était marié[4] ; ce qui ne les empêcha pas de décréter des peines rigoureuses contre les célibataires. Parmi les écrivains qui célébraient avec le plus d’effusion les lois morales et les institutions religieuses d’Auguste, il s’en trouvait beaucoup dont la vie avait été fort légère et que rien n’avait préparés à la mission grave dont ils se chargeaient avec un empressement si étrange. Ovide, en composant ses Fastes, éprouvé une sorte d’étonnement naïf du sujet nouveau de ses chants. Il rappelle qu’avant de célébrer les dieux et leur culte, il avait chanté ses amours : Qui pouvait croire, nous dit-il, que par ce chemin j’en arriverais où je suis ?[5]

Ce n’est pas qu’on doive prétendre que tous ceux qui aidèrent ainsi Auguste dans ses desseins politiques n’aient songé qu’à lui plaire et à mériter ses faveurs par leur complaisance. La plupart n’obéissaient pas à des motifs aussi bas. Comme Horace, ils avaient assisté aux guerres civiles ; ils avaient vu, comme Properce et Virgile, leurs biens partagés ; témoins ou victimes de ces désastres, ils en avaient encore l’âme blessée. C’est de la meilleure foi du monde qu’ils venaient en aide au prince qui leur promettait de les réparer. Ils applaudissaient de grand coeur s son entreprise et cherchaient à la seconder. Ils reconnaissaient avec lui que la paix publique ne serait assurée que par le retour aux institutions et aux croyances d’autrefois : aussi faisaient-ils de leur mieux pour célébrer les anciennes vertus ; mais on sentait bien que, quel que fat leur désir de revenir au passé, il ne leur était pas toujours facile de s’arracher au présent. C’est ainsi que, chez nous, les gens qui venaient d’échapper aux dangers de la Révolution étaient forcés d’avouer, quand ils lisaient la Génie du Christianisme, qu’il serait fort utile que la société redevînt chrétienne et croyante ; mais, malgré la bonne envie qu’ils avaient de croire, la plupart d’entre eux ne pouvaient s’empêcher de se souvenir qu’ils avaient fréquenté les salons du XVIIIe siècle et qu’ils avaient lu Voltaire. De même, les contemporains d’Auguste étaient les fils de cette génération qui avait produit Cicéron et Lucrèce ; ils avaient admiré dans leur jeunesse le poème de la Nature et le traité de la Divination, il ne leur était pas aisé de l’oublier. Ce qui leur était aussi bien difficile, c’était de se soustraire à ce monde séduisant et léger au milieu duquel ils vivaient et qui leur faisait un si bon accueil. De là ces incohérences qu’on remarque dans leurs doctrines et dans leur conduite, ce mélange surprenant de scepticisme et de foi, ces sévérités de principes tempérées par d’étranges complaisances dans la pratique, et ce sourire ironique qui se glisse souvent jusqu’au milieu de l’enthousiasme le plus vif.

Ou retrouve ces contradictions chez presque tous les écrivains de ce siècle : ceux mêmes qui semblent d’abord les plus résolus et les plus sincères n’en sont pas tout à fait exempts. Il n’y en a pas qui tienne plus à paraître le preneur du passé et l’ennemi de son temps que Tite-Live ; à l’entendre, le principal plaisir qu’il trouve dans l’étude de l’histoire, c’est qu’elle le fait vivre loin de ses contemporains, et l’on a souvent cité le beau passage dans lequel il dit qu’en parcourant l’antiquité son lime se fait antique sans effort. Sou admiration pour les vieux tiges est si vive, qu’elle le fait quelquefois sortir de sa sérénité ordinaire, qu’elle le rend violent, agressif ; il se fâche tout à fait contre ceux qui ne partagent pas son enthousiasme, Il les maltraite, il leur adresse des défis passionnés : Qu’on vienne maintenant se moquer des gens qui admirent le passé ! s’écrie-t-il, au moment où il vient d’en raconter quelque beau trait[6]. Ce qui l’impatiente surtout, c’est le scepticisme religieux de son temps. Il ne tarit pas de colère contre cette science qui méprise les dieux[7], et ne manque pas une occasion de faire des professions publiques de crédulité. Cette crédulité a pourtant des bornes ; il lui arrive souvent, quand Il raconte un miracle trop absurde, de l’atténuer et de l’arranger : malgré l’engagement qu’il a pris de tout dire et de tout croire, il hésite, il supprime les circonstances les plus extraordinaires[8], il explique les autres ; il essaye de rendre l’impossible vraisemblable, ou même il laisse échapper, au milieu d’un récit merveilleux qu’il paraît faire le plus sincèrement du monde, quelque réflexion ironique qui en détruit l’effet. A propos de la naissance miraculeuse du fondateur de Rome, il dépeint avec une bonne foi apparente la rencontre que la Vestale fit du dieu Mars et comment il le rendit mère de deux jumeaux ; puis il ajoute qu’au moins Rhea Silvia le raconta ainsi, soit qu’elle le crût, soit qu’il lui parût plus convenable de prendre un dieu pour complice de sa faute[9]. Il agit de même à propos des oracles et des prodiges de toute sorte par lesquels la volonté divine est censée se manifester aux mortels ; il blâme beaucoup ceux qui les négligent ou qui s’en moquent ; il ne veut pas croire que ces prodiges aient cessé de son temps : les dieux continuent à avertir l’humanité des événements qu’ils préparent, c’est l’humanité qui ne damne plus tenir compte des avertissements qu’elle reçoit[10]. Autrefois on les enregistrait fidèlement, et Tite-Live, qui les trouve notés- dans les chroniques sacrées qu’il compulse, a grand soin de les rapporter. Mais ici encore la foi paraît l’abandonner au milieu de la route. Quand ces prodiges deviennent trop extraordinaires ou trop nombreux, il semble éprouver quoique honte à les raconter ; il nous dit qu’on les vit ou qu’on crut les voir[11] ; il fait remarquer que les peuples qui en observent le plus sont ceux qui sont d’avance disposés à tout croire[12]. Quelquefois le miracle dépasse tout à’ fait sa crédulité, et il insinue que c’est une invention des prêtres ou des politiques. Il veut bien admettre qu’un bœuf ait parlé, mais quand on vient lui dire que des souris ont dévoré une statue d’or, il se met en colère, il voit dans ces exagérations l’effet d’une superstition coupable[13], et déclare qu’on veut se moquer de nous[14]. Ces contradictions étaient inévitables : on a beau, comme Tite-Live, avoir la ferme résolution de se faire antique, on reste toujours de son temps malgré soi.

C’est ce que montre aussi, et peut-être avec plus d’évidence, l’exemple d’Horace. On a certes bien raison d’être surpris de trouver Horace parmi les défenseurs les plus zélés des institutions d’Auguste ; il ne paraissait vraiment pas destiné par son caractère ou par sa conduite à jouer ce rôle. Rien ne ressemblait moins à ces Romains d’autrefois dont il allait célébrer les vertus que ce poète indolent, amoureux de son loisir, qui avait horreur des affaires publiques et qui grondait ses amis quand ils s’occupaient de ce que pouvaient tramer contre Rome le Scythe et le Cantabre[15]. Il est difficile d’imaginer une nature aussi pet, religieuse que la sienne. La religion chez les Romains reposait sur le respect des anciens usages, et Horace se trouvait être de ces esprits qui se tournent plus volontiers vers l’avenir que vers le passé. Il osait critiquer les vieux poètes et ne se gênait pas pour se moquer de leurs admirateurs. Tels étaient les sentiments qu’il manifestait dans ses premiers ouvrages, et l’on ne pouvait guère supposer qu’il dût un jour en changer. Par tempérament et par principe il était ennemi de ces violentes émotions qui peuvent jeter une âme aux pieds des dieux. On connaît sa devise : Il faut n’être trop frappé de rien, nil admiravit[16] ; c’est celle des gens qui veulent se mettre à l’abri de ces surprises de l’imagination qui font souvent les croyants. Aussi est-on d’abord très étonné qu’Auguste ait paru tenir à se donner un auxiliaire si peu fait pour soutenir ses desseins. Ce qui valut cet honneur à Horace, c’est sans doute l’inllu6nce dont il jouissait sur l’opinion. Dès son début il avait attiré l’attention sur lui par ses attaques hardies. En frappant à la fois sur les vivants et les morts, en osant braver des préjugés respectés, il avait obtenu un succès d’enthousiasme et de scandale. Ce qui est plus rare, c’est qu’il avait su ne pas tromper l’attente que ce début audacieux avait fait naître ; son second ouvrage avait soutenu l’effet du premier. Il s’était imposé la tâche d’introduire à Home un genre de poésie qu’elle ne connaissait pas ; ce satirique applaudi s’était mis à écrire des odes et y avait réussi. La curiosité était donc éveillée sur lui, et l’on était sûr que rien de ce qu’il écrirait ne passerait inaperçu. Si l’on voulait s’adresser aux gens éclairés, aux personnes du monde qui font l’opinion publique, leur insinuer quelque idée nouvelle, les préparer à quelque changement Tans les lois ou les moeurs et le leur faire agréer, il était alite d’avoir Horace pour soi. Auguste le comprit ; aussi n’est-il pas douteux que le pute n’ait été .plusieurs fois sollicité de donner son appui aux réformes qu’on méditait au Palatin. Il n’y a pas de témérité à croire qu’il fait allusion à ces insistances et à la résolution qu’il avait prise d’y céder, quand il dit à sa lyre : On nous réclame : allons, ma lyre, si jamais sous l’ombrage tu amusas mes loisirs, fais entendre des chants dignes de vivre[17]. Dès lors Horace parait tout à fait initié à la pensée du maître : il fait honte aux Romains de laisser les temples en ruine au moment où Auguste les relève[18] ; il vante la simplicité antique, il conseille de fuir le luxe et les dépenses insensées pendant que le pouvoir préparait ses lois somptuaires ; il prévient toutes les réformes et semble quelquefois les provoquer ; ses attaques violentes contre ces femmes sans pudeur qui, à la table même de leur mari et devant ses yeux, se pourvoient d’amants plus jeunes[19], ont précédé de quelques années les lois d’Auguste contre les adultères. L’empereur parait hésiter, mais le poète le presse de punir ces dérèglements ; il demande des châtiments sévères : A quoi sert de gémir, si l’on ne supprime la faute par des supplices ?[20] A mesure qu’il avance, il semble s’encourager dansée rôle de réformateur des moeurs publiques qui lui avait coûté d’abord quelque peine à prendre. Le troisième livre des Odes s’ouvre par un véritable traité de morale publique et privée à l’usage de ses contemporains. Les six premières pièces de ce livre ont dû être faites à la fois ; elles sont écrites dans le même mètre et sous la même inspiration[21]. Le poète y prend dès le début un ton religieux qui ne lui était pas ordinaire : c’est un prêtre des muses qui parle, et avant de promulguer ses oracles, il éloigne de lui les profanes : Odi profanum vulgus et arceo. Ces profanes sont sans doute les indifférents, les esprits légers et mondains que tant de gravité risquerait de déconcerter et qu’il faut écarter â tout prix ; puis, s’adressant aux limes plus naïves et dont il est sûr d’être mieux écouté, il leur recommande toutes les vertus civiles et domestiques qui font le salut des États, l’amour du pays, le respect des choses sacrées, la fermeté dans la conduite, la résignation dans les souffrances, la modération dans les goûts, le courage en face de l’ennemi, l’honnêteté dans la vie intérieure. Il veut former une jeunesse active et robuste qui sache supporter vaillamment la misère, qui poursuive de sa lance le Parthe orgueilleux, qui laisse sa vie en plein air, au milieu de l’agitation des combats[22]. Il apprend à l’âge mûr que la force brutale se précipite elle-même, mais que, lorsqu’elle se modère et se contient, les dieux la soutiennent et la portent plus haut[23]. Il croit que le mal dont Rome est atteinte ne vient que de la démoralisation qui s’est introduite dans les familles : Des générations coupables ont souillé le mariage et porté le trouble dans la maison : c’est la source des fléaux qui désolent la patrie[24]. Et à ces mœurs déréglées il oppose l’exemple de cette race énergique de soldats-paysans qui rougit la mer du sang carthaginois[25]. On voit que c’est tout à fait l’esprit des institutions morales et religieuses d’Auguste.

En écrivant ces belles odes qui durent être si bien accueillies du maître et de ses conseillers, Horace dut éprouver souvent quelque embarras. Il lui fallait forcer un peu sa nature pour prendre ce ton solennel. Il savait bien qu’il était plus propre à ta poésie légère et gracieuse qu’à l’enthousiasme pindarique : Sa frêle barque n’était pas faite pour braver les flots de la mer Tyrrhénienne[26] ; et, dans les premiers temps surtout, tontes les fois qu’il abandonnait là côte tranquille pour se lancer sur la haute mer, il avait hâte de se rappeler lui-même au rivage. Il lui fallait de plus, ce qui était beaucoup plus grave, donner un démenti à ses anciennes opinions. Horace était de ceux dont j’ai parlé, que Lucrèce avait charmés dans leur Jeunesse. Il avait été d’abord épicurien et ne s’en était pas caché. Dans la satire où il raconte son voyage à Brindes, il nous dit, à propos d’un miracle qu’on voulut lui faire voir dans un temple d’Egnatia, que l’école à laquelle il appartient ne croit pas que les dieux se dérangent jamais pour s’occuper des mortels[27] ; il niait donc alors la Providence, qui est le fondement de toutes les religions. Comment d’incrédule est-il devenu croyant ? Il nous l’a raconté dans ses Odes : c’est un coup de foudre dans un ciel serein qui suffit pour opérer ce prodige[28]. C’en fut assez, comme il le dit, pour lui faire tourner sa voile. Dès lors il cessa d’être un avare et négligent adorateur des dieux, et s’empressa de renoncer aux principes de sa folle sagesse. Parle-t-il sérieusement ou veut-il plaisanter, c’est ce qu’il n’est pas facile de dire. Il est sûr qu’au moins il sourit, et que ce sourire, aperçu des gens d’esprit, les rendra moins sévères pour cette conversion inattendue. Dés lors cet ancien sceptique, qui refusait d’ajouter foi au miracle d’Egnatia, peuple de prodiges sa propre vie. A l’en croire, il a été quatre ou cinq fois sauvé de la mort par l’intervention directe des Immortels. Les dieux me protégent, s’écrie-t-il avec enthousiasme, les dieux ont souci de mon salut et récompensent ma piété[29]. Il était bien naturel que pour reconnaître leur protection, il chantât leur louange. Ces dieux qu’il célèbre sont ceux des légendes populaires, accessibles à toutes les passions de l’humanité, qu’on irrite par des offenses, qu’on calme par des sacrifices[30]. Il les représente sous les traits que leur donnent toutes les théologies. Ils font trembler devant eux l’homme qui n’est qu’ombre et poussière[31] ; ils se plaisent, comme Jéhovah, à relever le faible et à humilier le superbe[32] ; ils aiment les modérés, les tempérants, ceux qui s’imposent des privations : Plus quelqu’un se sera refusé à lui-même, plus les dieux lui accorderont[33]. Ils se méfient de l’audace de l’esprit humain et lui imposent des bornes qu’il ne doit pas franchir. Ils le punissent quand il les dépasse, et ne veulent pas, eux non plus, qu’il touche trop à l’arbre de la science. Ils ont abrégé la vie humaine, qui dans les premiers temps était plus longue, parce qu’ils sont irrités de voir la navigation unir des continents que l’ordre du ciel avait séparés[34]. Que nous sommes loin des chants de triomphe de Lucrèce quand il voit que rien n’échappe à la raison humaine, quand il célèbre les bornes de la nature reculées et cette victoire qui rend les dieux inutiles et élève l’humanité jusqu’au ciel ! Horace a tout à fait oublié les leçons de son maître ; sous prétexte de respecter l’ordre établi, il semble vraiment condamner l’homme à une éternelle immobilité. Le incline esprit se retrouve dans ce passage d’une de ses odes les plus célèbres où il rappelle ce principe, emprunté aux religions positives, que lorsqu’une génération a commis une faute, elle en est punie dans ses descendants : Romain, dit-il, les crimes de tes ancêtres retomberont sur ta tête innocente ![35] Et cette sentence lui semble très naturelle. Ce n’était pas l’opinion de Cicéron, qui répondait avec une généreuse colère à ceux qui soutenaient le mène principe : L’admirable équité des dieux ! Quelle ville souffrirait un législateur qui, pour punir la faute du père ou de l’aïeul, frapperait le fils ou le petit-fils ?[36]

Dans cette évolution, l’habile Horace a cherché autant qu’il le pouvait à se mettre d’accord avec lui-même, et il faut reconnaître qu’il y a souvent réussi. Au fond la morale qu’il développe dans le troisième livre des Odes n’est pas très différente de celle des Satires et des Épîtres. Il s’est contenté d’ajouter aux préceptes qu’il donne une sanction divine ; quand on les dépouille de ces airs d’oracle et de cet appareil religieux dont il les a couverts, on se retrouve en présence des mêmes principes. Qu’il dise, comme dans la première satire, qu’il faut se contenter de ce qu’on a, ou qu’un homme doit s’estimer heureux quand Dieu lui a donné ce qui suffit[37], la différence est petite. Il répète dans tous ses ouvrages qu’il est bon de vivre de peu, vivitur parvo bene ; mais taudis que, dans les Odes, il recommande la modération, la sobriété, la tempérance comme des vertus qui plaisent aux dieux, il nous dit simplement ailleurs qu’il faut fuir les grandes fortunes parce qu’elles donnent trop de tracas et qu’elles exposent à trop d’accidents. Nous venons de voir qu’il reproche durement aux navigateurs de transgresser la loi du ciel et de vouloir unir ce que les dieux ont séparé. Il ne les traite pas mieux dans coi autres écrits ; seulement, ce ne sont plus pour lui des sacrilèges, ce sont des maniaques, des avares, des fous qui bravent la mort pour s’enrichir. Il n’était pourtant pas possible, malgré son habileté, qu’il ne restât dans ses ouvrages des contradictions que les malins pouvaient remarquer. L’éloge enthousiaste de ces vieux Romains accoutumés à remuer la terre avec le hoyau sabin et à porter pur leurs épaules le bois coupé dans la forêt[38], devait bien un peu surprendre chez celui qui racontait de point on point dans les Satires sa vie paresseuse, qui faisait savoir que toutes ses occupations consistaient, quand il n’était pas couché sur son lit de repos, à aller voir les diseurs de bonne aventure au forum et les joueurs de balle au champ de Mars. Dans l’épilogue du ses Odes, composé à la gloire d’Auguste et de ses institutions, il se représente, avec tous les citoyens, célébrant les louanges de l’empereur et de sa race : Tous les jours, dit-il, parmi les dons du joyeux Bacchus, nous prierons d’abord les dieux immortels, selon les rites sacrés, avec nos femmes et nos enfants[39]. Malheureusement nous savons qu’il n’avait ni enfant, ni femme, et l’on devine aisément dans ses confidences son peu de goût pour le mariage. Il était de ceux qui croyaient que l’État ne serait sauvé que si tous les citoyens se mariaient, mais qui se gardaient bien d’user eux-mêmes du remède qu’ils offraient aux autres. Il se trouva aussi quelquefois contraint, pour soutenir le rôle qu’il s’est imposé, d’énoncer des principes qui s’accordent peu avec ses opinions les plus chères. Les religions, qui s’appuient d’ordinaire sur les traditions du passé, admettent volontiers que le monde va en se gâtant et sont disposées à placer l’âge d’or à l’origine des choses. Horace accepte tout à fait cette opinion à la fin d’une grande ode religieuse, et la résume en ces traits vigoureux qui se sont gravés dans l’esprit de tous ceux qui sont mécontents de leur siècle : Le temps dégrade tout ; nos pères, pires que leurs aïeux, ont eu des fils qui ne les valaient pas, et de nous va sortir une génération plus méchante encore[40]. C’est une conclusion toute contraire qu’on tire de cette admirable épître à Auguste, où Horace fait profession de croire au progrès, où il soutient si nettement la supériorité des modernes sur les anciens et s’oppose avec tant d’énergie à toutes les superstitions du passé.

Telles étaient les contradictions auxquelles s’exposaient ces gens d’esprit qui se firent, comme Horace, les auxiliaires d’Auguste. Il en est peu qui aient su tout à fait y échapper. Ils étaient presque tous plus sévères et plus croyants dans leurs livres que dans leur vie. On pouvait leur dire à tous, comme le serviteur d’Horace à son maître : Vous vantez les mœurs des Romains d’autrefois, et pourtant qu’un dieu offre de vous y ramener, vous refuserez de la suivre[41]. Ces prôneurs de la simplicité antique vivaient au milieu du luxe de leur temps : Engagés dans le bonheur, ils n’en pouvaient plus retirer le pied[42]. Quand ils recommandaient de revenir aux vertus anciennes, et de pratiquer l’antique religion, quand ils menaçaient les débauchés et les impies du sort de Titye et de Pirithoüs, ils ne voulaient sans doute s’adresser qu’à ceux qui n’avaient pas le moyen d’étudier la philosophie et à qui la religion tient lieu de sagesse. Ils pensaient, avec Tite-Live, que pour retenir la multitude illettrée, il n’y a rien de plus efficace que la crainte des dieux[43] ; quant aux gens éclairés, on pouvait à la rigueur leur permettre de se passer de croyances précises, et il y avait pour eux des privilèges d’incrédulité. Ce raisonnement commode, qui était celui de toute la haute société de Rome, pouvait bleu rassurer la conscience de ces moralistes faciles quand ils ne prenaient pas pour eux les conseils qu’ils adressaient aux autres ; mais il ne pouvait pas donner à leurs paroles ces accents qui partent du cœur, qui viennent de la conviction personnelle et qui la communiquent. Leurs exhortations sans sincérité laissaient les âmes indifférentes. C’est ce qui devait rendre, à ce qu’il semble, ces réformes stériles : nées d’une nécessité politique, décrétées par ordonnance, soutenues par des gens qui n’avaient pas d’autorité pour le faire, il leur était difficile de pénétrer profondément dans cette société qu’elles prétendaient renouveler.

Cependant les contemporains parurent croire un mentent qu’elles réussiraient. On a vu que le chant séculaire d’Horace est moins une prière qu’un hymne de triomphe. Vers 740, le même poète écrivait : L’adultère ne souille plus nos familles, les mœurs et les lois ont triomphé du vice impur. On félicite les mères d’avoir des fils qui ressemblent à leurs époux. Le châtiment ne manque pas d’atteindre la faute. Et il ajoutait : Qui pourrait s’effrayer du Parthe, craindre le Scythe glacé ou les sauvages enfants de la Germanie, tant que César nous reste ?[44] Horace se trompait ; ni le vice ni les barbares n’étaient vaincus : quelques années plus tard, les sauvages enfants de la Germanie faisaient perdre à Varus ses légions, et l’adultère qu’Horace croyait banni de Home souillait le palais impérial. Des accidents cruels prouvaient à Auguste que ses lois n’avaient pas changé les moeurs publiques, comme on le lui disait et comme il était porté à le croire ; il ne parvenait pas mime à les faire respecter dans sa famille : sa fille et sa petite-fille donnaient l’exemple de tous les désordres. Il les frappa toutes les deux avec une rage impitoyable ; il les tint tant qu’il vécut dans un exil rigoureux ; il punit du bannissement ou de la mort leurs complaisants et leurs complices. Ce qui explique cette dureté, c’est que le réformateur se vengeait en même temps que le père ; il punissait les coupables moins peut-être de leurs crimes que de lui avoir ôté l’illusion de croire au succès de son oeuvre : si, sous ses yeux et dans sa maison, on tenait si peu de compte de ses lois, pouvait-il espérer qu’ailleurs elles seraient respectées ?

Il est certain que, si l’on juge cette dernière partie du règne d’Augu9te par le ponte Ovide qui semble si bien la représenter, on est tenté de croire que tous-les projets de l’empereur ont misérablement échoué. Le monde que nous décrivent les Amours et l’Art d’aimer parait bien plus futile et bien plus dépravé que celui dont Horace nous a laissé le tableau. Les mœurs y sont plus légères, le luxe y est devenu plus extravagant encore ; on est plus éloigné que jamais de ces temps de Fabricius et de Cincinnatus qu’on prétendait faire renaître. Quant à la religion, qu’on espérait aussi restaurer, il suffit de lire les Métamorphoses pour voir que le sens en était tout à fait perdu. Les légendes les plus vénérables ne sont, dans les récits d’Ovide, que des histoires légères que l’on raconte en souriant. Tous les dieux y ont dépouillé leur majesté. Comment prendre au sérieux, ou ce Neptune qui s’emporte plus qu’il ne convient à une personne bien élevée[45], ou cette Vénus occupée sans cesse à se parer en secret et à augmenter ses charmes par un peu d’artifice[46], ou ce Silvain auquel on reproche d’être toujours un peu plus jeune que son âge[47], ou ce Jupiter dont on nous raconte toutes les équipées amoureuses, et qui se dit gaillardement, quand il va triompher d’une mortelle : Ma femme ne le saura pas ; ou, si elle le sait, que font quelques querelles de plus ou de moins ?[48] La génération qui s’est amusée de ces récits était peut-être plus incurablement irréligieuse que celle qui applaudissait aux emportements passionnés de Lucrèce. A s’en tenir à ces indices, on est donc tenté de croire que les efforts d’Auguste et des grands génies de ce temps n’ont guère réussi, et que cet essai pour rétablir les moeurs et les croyances anciennes a glissé sur cette société sans y laisser de trace.

 

— II —

L’apparence est pourtant trompeuse : où admettant qu’Ovide soit l’image fidèle de la plus grande partie de cette société, il ne la représente pas tout entière. Ce monde est compliqué ; quand on l’étudie avec soin, on y découvre des caractères opposés, des tendances qui se combattent et dont quelques-unes pouvaient servir les desseins d’Auguste.

Il est d’abord impossible de ne pas âtre frappé de l’importance qu’a prise alors la philosophie ; elle tient une grande place dans l’éducation des jeunes gens, et si la plupart d’entre eux la négligent quand leurs études sont finies, beaucoup y reviennent dans l’âge mûr. Tant que la vie est dans sa force, on se livre aux plaisirs et aux affaires ; on plaide, on déclame, on conduit des légions, on gouverne des provinces, on écrit des odes ou des élégies ; quand le soir s’approche, les pensées deviennent insensiblement plus sérieuses, les grands problèmes se posent. Cet intervalle que les gens du XVIIe siècle cherchaient â mettre entre la vie et la mort et qu’ils remplissaient par la religion appartenait plutôt du temps d’Auguste b la philosophie. Properce lui-même, au milieu de son existence dissipée, annonçait que quand l’âge des amours serait passé, et que la vieillesse aurait semé sa tête de cheveux blancs, il chanterait la nature, comme Lucrèce, et chercherait à savoir s’il faut croire aux fables qu’on raconte sur les enfers, ou si nous n’avons plus rien à craindre au delà du bûcher. Voilà, disait-il, quelle fin je réserve à ma vie[49]. Quand Virgile partit pour ce voyage en Grèce pendant lequel il mourut, il disait qu’à son retour il donnerait trois ans encore à son Énéide, et qu’ensuite il se livrerait tout entier à la philosophie[50]. Horace, qui vécut plus longtemps que son ami, a pu exécuter ce projet que Virgile avait formé. La philosophie a occupé ses dernières années, elle remplit son couvre de prédilection, les Épîtres, où l’on trouve cet accent de conviction qui manque quelquefois à ses odes officielles, quand il nous vante sa piété, ou qu’il célèbre les vertus des temps antiques. C’est précisément cette pleine sincérité qui fait le principal charme des Épîtres. Horace, cette fois, n’obéit qu’à lui-même ; il ne cède à aucune inspiration étrangère, et l’on saisit dans son couvre même la marche et les progrès de ce qu’on pourrait appeler sa conversion philosophique, qui ne fut pas amenée comme l’autre par un coup de tonnerre inattendu, mais par les réflexions solitaires et l’expérience de la vie. La philosophie l’avait beaucoup occupé pendant son séjour d’Athènes, et plus tard, malgré les aventures et les dissipations de sa jeunesse, il ne s’en était jamais entièrement détaché. Du temps intime de Lalagé et de la bonne Cinara, il ne partait jamais pour sa maison des champs sans emporter Platon avec Ménandre dans sa valise[51] ; à Rome, sous les portiques ou dans son lit de repos, il s’étudiait lui-même et ne cessait de réfléchir aux moyens de vivre plus sage et plus heureux[52]. Il n’était alors qu’un franc épicurien de pratique et de doctrine, très ami des plaisirs faciles, fort indulgent pour lui-même et prêt à rire à tout propos des principes sévères des stoïques. Cependant, dés le second livre des Satires, sa morale s’élève : on n’emporte pas impunément Platon avec soi dans ses voyages, et c’est une lecture dont il reste toujours quelque chose. On remarque alors qu’il a moins de complaisance pour ses défauts[53] ; le ton de ses préceptes devient plus grave, même dans les sujets et dans les moments où la gravité parait moins nécessaire. Il ne se contente pas de se moquer des gourmands ; il le prend de plus haut avec eux et leur dit : qu’un corps appesanti par les excès de la veille fait sentir son poids même à l’âme et rabaisse vers la terre, cette portion du souffle divin[54]. A table, avec ses voisins de campagne, il ne cause pas de la fortune d’autrui ou des acteurs en renom, mais des choses qu’il importe le plus de savoir et qu’on n’ignore pas sans dommage[55]. Il se demande si c’est la richesse ou la vertu qui fait le bonheur, quel est le principe qui forme les amitiés, en quoi consiste le souverain bien ; et ces repas qui se terminent par des entretiens si austères lui paraissent des plaisirs de dieux : O noctes cænaeque deum !

Le moment où Horace commence à s’occuper des Épîtres est important dans sa vie : c’est celui où il prend la résolution de se livrer à la philosophie sans partage. Ses amis les plus chers ont vivement combattu son dessein. Il était alors dans, tout l’éclat de ses succès lyriques, et de toutes parts ou lui demandait de nouvelles odes ; il répondait en se comparant au gladiateur qui a reçu son congé et qui dépose ses armes à la porto du temple d’Hercule : Je dis adieu aux vers et aux autres frivolités ; je ne veux plus m’occuper que de l’honnête et du vrai et me mettre tout entier dans cette étude[56]. Personne n’en a mieux senti que lui l’importance ; il croit fermement à l’efficacité de la philosophie pour guérir les maladies de l’âme. Elle a des remèdes infaillibles à tous les maux : le malheureux dont la haine on l’amour trouble le sommeil n’a qu’à demander de bonne heure de la lumière et un livre ; en lisant les conseils des sages, en appliquant son esprit à des pensées honnêtes, il se délivrera de la haine et de l’amour[57]. Il n’y a pas de passion si emportée qu’on n’en devienne maître, si l’on écoute les leçons de la sagesse[58]. On comprend l’ardeur avec laquelle Horace se précipite vers une étude si utile. Ce n’est pas seulement une curiosité d’esprit qu’il veut satisfaire, c’est un besoin de perfection morale qui le tourmente. Le bonheur de ses derniers jours y est intéressé ; il y voit le port où doit se reposer sa vie, et tient à s’y abriter au plus vite ; A ne soutire pas d’en être distrait ou détourné par les autres ou par lui-même. Il s’en veut et se gronde, quand son âme éprouve en route quelque défaillance, car il a, comme les dévots, ses moments de faiblesse et de langueur qui l’impatientent et pendant lesquels il trouve qu’il ne vit ni comme il doit ni comme il veut[59]. Mais d’ordinaire son défaut n’est pas d’être tiède. Si la nuit, dit-il, parait longue à l’amant qui attend en vain sa maîtresse, le jour au mercenaire fatigué de son travail, l’année au jeune pupille sur qui pèse la dure autorité d’une marâtre, moi aussi j’accuse la lenteur de ces moments importuns qui retardent l’accomplissement de mes espérances, qui m’empêchent d’exécuter ce qui est également utile au pauvre et au riche, ce que l’enfant ni le vieillard ne négligent pas sans danger[60]. Sa confiance dans ces belles études est telle qu’il se ferait un scrupule d’en garder pour lui seul le profit. Il propage autour de lui le goût de la philosophie. Lui, qui avait professé longtemps une sorte d’égoïsme raisonné qui le portait à fuir la réputation même, pour éviter les tracas qu’elle amène ; lui, qui n’aurait pas accepté dans sa jeunesse la situation d’un chef d’école et l’honneur quelquefois embarrassant d’avoir des disciples, il n’a pas reculé vers la fin de sa vie devant les soucis d’une sorte d’enseignement philosophique ; il a eu des élèves, ou au moins de jeunes amis auxquels il apprenait l’art d’être heureux par la sagesse. Même quand il s’adresse à ce groupe de gens d’esprit, poètes pour la plupart, qui formaient la cour du jeune Tibère, au milieu des conseils littéraires qu’il leur donne, il glisse quelques exhortations philosophiques qu’on ne lui avait pas demandées. Grands et petits, leur dit-il, c’est l’étude qui nous convient, si nous voulons vivre chers à la patrie et à nous-mêmes[61]. Il recommande surtout à toute cette jeunesse qui l’écoute de ne point différer à se convertir ; il est pressant, convaincu, plein de fougue et de passion, quand il leur montre qu’il faut se hâter : Pour égorger les voyageurs, les brigands se lèvent avant l’aurore, et vous, quand il s’agit de vous sauver vous-mêmes, vous ne consentez pas à vous éveiller !... Pourquoi retirez-vous avec empressement de votre œil ce qui le blesse, et, quand le mal consume votre âme, remettez-vous à plus tard le soin de la guérir ? C’est être à moitié de la tâche que d’avoir commencé : entreprenez d’être sage, mettez-vous à l’œuvre. Celui qui ajourne toujours le moment de bien vivre ressemble à ce paysan qui attendait pour passer le fleuve que l’eau eût cessé de couler[62].

Cette philosophie, à laquelle Horace conviait avec tant d’ardeur tous ses amis, n’était plus tout à fait celle de ses premières années ; d’épicurien il s’était fait éclectique. La différence entre les deux écoles est grande : il n’y en avait pas où l’on tînt plus à respecter l’enseignement du maître que dans celle d’Épicure ; Horace au contraire fait profession de n’avoir point de maître et de ne jurer par la parole de personne[63]. Je m’arrête, nous dit-il, partout où le vent me porte. Mais il n’est pas de ces gens dont parle Cicéron, qui, poussée par le hasard de la tempête vers un système philosophique, s’y cramponnent comme à un rocher[64]. Ces abris où le vent le jette ne le gardent pas longtemps ; il n’y est, dit-il, qu’un hôte passager. Il nous raconte que ces voyages aventureux l’ont conduit un jour jusqu’à l’école du Portique, et qu’il s’est fait pour un moment le partisan et le défenseur rigoureux de la vertu véritable[65]. Il ajoute à la vérité qu’il s’est empressé de se laisser retomber doucement vers la morale d’Aristippe, et pour nous bien avertir que ce n’était pas une conversion définitive, il a soin de terminer sa première épître par des railleries contre les stoïciens ; mais s’il s’est alors éloigné d’eux, il leur est assurément revenu. L’influence« du Portique se fait dés ce moment sentir dans ses vers ; elle est surtout visible dans sa XVIe épître, où il nous donne de l’honnête homme une définition tout à fait digne de l’école de Zénon : le peupla accorde ce nom à l’homme qui respecte les décrets du sénat et les prescriptions de la loi ; ce n’est pas assez pour le sage, il ne veut pas qu’on ne soit honnête que par la crainte du châtiment, on doit l’être par amour pour la vertu[66]. Voici un peu plus loin une parole plus stoïcienne encore : Quand de mille mesures de fèves vous en dérobez une seule, c’est le dommage qui est moindre et non le délit[67]. Il semble donc accepter ici le principe, dont il s’est ailleurs tant moqué, que toutes les fautes sont égales. L’épître enfin se termine par un de ces beaux dialogues entre le tyran et sa victime que plus tard Épictète reproduira si volontiers, quand il voudra montrer à ses auditeurs que le sage ne dépend de personne. On n’est certes pas accoutumé à voir rapprocher le nom d’Horace de ceux d’Épictète et de Zénon ; il n’en est pas moins vrai que ce rapprochement est légitime. Celui qui s’appelait lui-même en souriant un pourceau d’Épicure a touché par moments aux doctrines du Portique, et quoiqu’on se fasse de lui d’autres idées, on peut affirmer que lorsqu’il écrivit ses derniers ouvrages, il était plus qu’à moitié stoïcien.

Beaucoup d’autres ont fait comme lui. Dans cette société qu’Ovide nous dépeint si légère, la plupart des esprits distingués, mime parmi ceux qui étaient le plus engagés dans la vie mondaine, ont fini par se diriger vers la philosophie, et vers une philosophie plus sérieuse et plus élevée qu’on n’est tenté de le croire. Sans doute ce n’était pas encore tout à fait ce que voulait Auguste. La philosophie n’est pas la religion, et elle lui est même très souvent contraire. Cependant elle arrachait les esprits à la futilité, à l’indifférence des grandes questions, et en les rendant plus graves, elle les disposait à devenir plus religieux. N’oublions pas d’ailleurs que cette philosophie à laquelle les gens du monde demandaient le repos de leurs derniers jours était en général le stoïcisme : presque toutes les sectes de ce temps, parties des directions les plus diverses, tendaient alors à se réunir dans l’école du Portique ; or cette école, nous le verrons, est celle qui a le plus favorisé la religion, elle a même fini par se confondre tout à fait avec elle, et les stoïciens un peu plus tard sont presque tous devenus des dévots. Nous voilà donc moins éloignés d’Auguste et de ses institutions que nous ne le pensions tout à l’heure.

Ce qui nous en rapproche encore davantage, c’est ce besoin que tout le monde semble alors éprouver de revenir au passé de Rome, d’en vanter les vertus, d’en recueillir les traditions, d’en raconter l’histoire. L’empereur encourageait beaucoup ces études patriotiques, mais elles remontaient plus haut que lui. Dans les derniers temps de la république, ceux qui voulaient la sauver se plaisaient à en rappeler les glorieux souvenirs. Auguste eut l’habileté de les faire servir à consolider l’empire. Les partisans du régime ancien et ceux du pouvoir nouveau se trouvaient donc d’accord pour les célébrer. C’est ainsi que le goût de l’antiquité devint une mode générale ; ceux mémo à qui elle convenait le moins, comme Ovide, furent forcés de la subir. D’autres l’acceptèrent volontiers, et parmi ceux qui comblaient d’éloges l’ancien temps, il y en avait beaucoup de sincères. Certes Properce n’avait pas mieux vécu qu’Ovide ; il a pris plaisir à nous dépeindre sa vie dissipée et ses amours faciles[68], ces dîners où il trônait au milieu de femmes légères[69], ces beaux jardins des bords du Tibre, où, soue la treille et en bonne compagnie, on buvait du vin de Lesbos dans des coupes ciselées par de grands artistes, en regardant les barques qui descendaient et remontaient le fleuve[70]. C’étaient là ses occupations, il n’en voulut pas avoir d’autres. Je n’ai pas de goût pour la gloire militaire, disait-il avec une aisance qui eût indigné un vieux Romain, je ne suis pas propre à porter les armes[71]. Cependant, quand l’âge arrive, il éprouve, lui aussi, le besoin de devenir plus grave : il songe à écrire un poème sur les rois d’Albe[72], il commence à s’occuper de Rome et de son passé ; il forme, avant Ovide, le dessein de chanter les Fastes[73]. Hélas ! disait-il, je sens trop combien ma voix manque de force, mais tout le souffle qui s’échappera de cette faible poitrine, je le consacre à ma patrie[74]. Et cette lyre, qui avait paru jusque-là si efféminée, trouve quelquefois de nobles accents quand elle célèbre les humbles débuts de Rome, ces cent pâtres dans un pré, qui étaient tout le sénat[75], et cette louve de Mars, la meilleure des nourrices, qui a nourri la grande ville de son lait divin :

Optima nutricum nostris, lupa martia, rebus,

Qualia creverunt mœnia lacte tuo ![76]

Cet enthousiasme, qui a ici un air de parfaite sincérité, et qui devait être communicatif, servait les desseins de ces politiques qui, comme Auguste, voulaient ramener Rome à sa vieille religion. Quand on éprouvait tant d’admiration pour ceux qui l’avaient fidèlement pratiquée,on était porté à la respecter davantage ; on reprenait goût aux légendes antiques en les connaissant mieux, on trouvait plus de plaisir d des cérémonies dont on savait l’origine et l’histoire, on se sentait plus recueilli clans cos temples lorsqu’on se souvenait des grands hommes qui étaient venus y prier. Il est permis de croire que, quelque porté qu’on fut vers l’indifférence et l’incrédulité, on prenait, sans le vouloir, dans ces études de l’ancien temps, une disposition favorable à la religion ancienne.

Il y avait donc dans cette société qu’on imagine, si sceptique, et si futile, parmi tant de raisons d’être incrédule, quelque motif d’être croyant, sans doute, le sentiment religieux une fois éveillé par cette admiration du passé s’y trouvait souvent en grand péril, mais il y rencontrait aussi quelques aliments qui pouvaient le fortifier et l’accroître. L’homme ne se sent jamais plus rapproché de la religion que lorsqu’il est bien convaincu de sa misère et de son impuissance ; la crainte d’un danger, l’inquiétude du lendemain, la défiance de soi, l’ennui, le découragement, la tristesse, le jettent facilement dans les bras du Dieu. Ce sentiment profond de la faiblesse humaine qui nous dispose à chercher un appui hors de nous, les Romains l’avaient toujours éprouvé, nous avons vu que c’était une des causes du l’empire que la religion prit d’abord sur eux. La prospérité ne les changea pas ; dans le cours de leurs victoires inouïes, ils furent rarement présomptueux ; l’orgueil n’était guère chez eux qu’une attitude, qu’ils aimaient à prendre pour imposer à l’étranger. En réalité ils restaient toujours réservés, prudents, ennemis des hasards et des aventures, craignant les revers jusqu’au milieu de leurs plus grands triomphes, redoutant toujours quelque coup imprévu de la Fortune, et l’adorant dans toutes ses formes pour la désarmer, en lui rendant un culte sous le nom de la Fortune du jour présent — Fortuna hujusque diei —, ils voulaient faire entendre qu’ils savaient bien qu’un instant suffit pour renverser les desseins les mieux concertés, et que le succès n’est pas dans la main de l’homme. La conquête du monde ne les éblouit pas autant qu’on pourrait le croire. Ils avaient sans doute le vif sentiment de la gloire de leur pays ; les œuvres de leurs historiens et de leurs poètes en sont pleines, et à partir d’Auguste il remplaça chez eux les inspirations de la liberté perdue. Mais en même temps que ce spectacle du monde entier aux genoux de Rome les remplissait d’une fierté patriotique, leur esprit sensé et positif leur représentait que s’il est beau de conquérir un si vaste empire, il est difficile de le garder. Ils écoutaient, par-dessus tous ces royaumes soumis, au-delà de l’Euphrate et du Rhin, les bruits menaçants de la frontière qui les faisaient beaucoup réfléchir. Ils se disaient que pour maintenir dans le respect toutes ces nations frémissantes, il fallait une prudence et une vigueur qu’ils n’étaient pas assurés de trouver toujours chez leurs compatriotes. L’empire avait fait naître tous les désordres de la rue ; était-il parvenu, comme il l’annonçait à rendre aux âmes leur énergie, à corriger les mœurs publiques, à rétablir le respect de la discipline, le goût de la pauvreté, l’amour du pays et toutes ces grandes qualités qui avaient donné le monde aux romains ? Les plus clairvoyants ne le croyaient pas. Dans ces belles apparences d’ordre, de sécurité, de force, ils apercevaient un affaiblissement dans les caractères qui les effrayait. Il est remarquable qu’au moment où Rome paraissait si grande, et où il semble qu’on pouvait avoir pleine confiance dans l’avenir, il soit venu à tant de leurs esprits la triste pensée que la décadence commençait. Et n’oublions pas que ceux qu’obsédaient ces sombres présages n’étaient pas des mécontents qui rejetaient le gouvernement déchu ; c’étaient les partisans les plus déclarés du régime nouveau. La grande histoire de Tite-Live, ce monument élevé à la gloire d’Auguste et de Rome, s’ouvre par une préface mélancolique où les mœurs du temps sont sévèrement jugées, où l’auteur déplore la triste situation d’une société qui ne peut plus supporter ni les maux ni les remèdes[77]. On est fier autour de lui de cette domination immense qui embrasse le monde ; il y voit, au contraire, une cause prochaine de ruine : Ce vaste empire, dit-il, souffre de son étendue même... ses forces ne servent qu’à le détruire[78]. Vers le même temps, le poète Properce s’exprimait de la même façon : Dois-je parler ? disait-il ; plaise au ciel que je ne sois qu’un devin menteur ! mais je vois Rome, la superbe Rome, périr victime de sa prospérité[79]. Ainsi, malgré l’éclat du règne d’Auguste, avant que Rome eût reçu aucune blessure grave, quelques esprits pénétrants avaient un sentiment vague qu’on était parvenu au faite, et qu’il ne restait qu’à descendre. C’est le commencement de toutes ces prédictions sinistres qui deviennent dès ce moment si fréquentes chez les écrivains romains. Il faut leur rendre cette justice que les splendeurs de l’empire ne les ont pas aveuglés. Sénèque le père, Pline l’ancien, sont remplis de plaintes éternelles sur la corruption des mœurs, sur l’abaissement des caractères, sur les dangers que court la domination romaine. Lucain pense, comme Properce, que Rome ne peut plus se supporter elle-même[80]. Cette opinion est partagée par Tacite, et c’est de là que lui vient on partie ce ton de ferme tristesse qui donne titi intérêt si saisissant à ses ouvrages. Tacite a fait même, dans ses prédictions, un pas de plus que ses devanciers ; non seulement il lui arrive de prévoir que cet édifice qui s’est formé par huit cents ans de succès et de courage pourra s’écrouler[81], mais il devine, il annonce quels sont les ennemis qui le renverseront. Autour de lui on redoute plutôt les Parthes ; il pense qu’il faut craindre surtout les Germains : les Parthes sont gouvernés par un roi ; ils n’ont pas l’énergie que donne aux Germains la liberté[82]. Ne trouve-t-on pas qu’il y avait une certaine grandeur, au milieu de l’affaiblissement graduel de l’empire, à s’en rendre ainsi compte, à ne pas, céder aux illusions de la vanité nationale, et, sous ces apparences extérieures de prospérité, à deviner et à suivre les progrès du mal intérieur ? C’est une gloire pour cette nation sensée d’avoir possédé un sentiment si net de sa décadence. Quand on voit tant d’écrivains illustres connaître si bien la situation véritable de leur pays, prévoir avec tant de précision et si longtemps d’avance les périls qui le menacent, on se souvient de la célèbre pensée où Pascal met l’homme au-dessus de la nature qui l’écrase et qui le tue, uniquement parce qu’il sait qu’il meurt.

Ce n’en était pas moins un motif de secrètes tristesses pour beaucoup d’esprits sérieux, et ce motif n’était pas le seul. Il est aisé de voir, en étudiant ce monde de prés, qu’il n’était pas toujours aussi joyeux qu’au premier abord il paraît l’être. Ces dépenses extravagantes, ces débauches insensées, ces recherches de bien-être, ces délicatesses d’élégance, ces raffinements de luxe, ces excès de tout genre auxquels entraîne une prospérité sans limites, ne sont pas seulement un danger public ; ils deviennent aussi, par moments, une intolérable fatigue, et pour ceux mêmes qui ne peuvent plus s’en passer ils finissent par être aussi pénibles que ruineux. Lucrèce a décrit en vers admirables cette amertume qui s’échappe de la source des plaisirs, et qui, parmi les fleurs mêmes, fait notre tourment[83]. C’est un mal qu’ont éprouvé presque toutes les sociétés qui se livrent avec trop d’ardeur aux jouissances de la vie ; l’époque d’Auguste n’y a pas tout à fait échappé. Quelques grands écrivains de ce temps en ont été plus profondément atteints, mais des indices qui ne trompent guère nous prouvent que beaucoup d’autres aussi en ont souffert. Un des symptômes par lesquels le mal se découvre d’ordinaire, c’est ce besoin étrange qu’on éprouve de sortir de soi-même, de se fuir, de quitter les lieux où l’on est, ou tout au moins de se créer une vie d’imagination qui puisse distraire et reposer de la vie réelle. N’est-ce pas précisément ce que faisaient les contemporains d’Auguste lorsqu’ils prenaient tant de plaisir à ranimer les souvenirs antiques, et ne peut-on pas soupçonner que dans ce goût du passé qu’affichaient tant de personnes, il entrait beaucoup de dégoût du présent ? Quand Properce rappelle le temps où Rome n’était encore qu’une colline couverte d’herbe, quand il montre les boeufs d’Évandre couchés sur les rampes du Palatin, le peuple se réunissant aux sons de la trompe, et les sénateurs couverts de peaux de bêtes délibérant dans un pré[84], les gens du monde qui lisaient ces vers devaient éprouver à peu près les mômes impressions que les salons du XVIIIe siècle quand Rousseau venait leur vanter la vie sauvage. Ces tableaux de l’antique simplicité délassaient des gens fatigués des excès du luxe et qui voulaient à tout prix échapper à ces tristesses inexplicables que font naître dans l’âme les plaisirs eux-mêmes lorsqu’on en jouit sans contrainte et sans mesure. Quelquefois on ne se contentait pas de voyager par l’imagination ; on quittait réellement sa demeure et l’or sa mettait à courir le monde. Dans le siècle précédent, on ne sortait guère de chez soi que pour aller remplir des fonctions politiques ou pour faire fortune ; à ce moment commencent les voyages par curiosité, par désoeuvrement, par ennui. Horace a souvent reproché à ses contemporains de ne pas savoir tenir en place ; c’est un défaut dont il s’accuse le premier : il se trouve plus léger que le vent, parce qu’à Rome il regrette Tibur et qu’à Tibur il ne souhaite que Rome[85]. Mais au moins il ne quitte pas l’Italie ; son ami Bullatius, pour fuir l’ennui qui le dévore, s’en va jusqu’en Grèce et dans l’Orient. Horace, en le rappelant à Rome, touche à ce malaise intérieur qui le chasse de chez lui et que ses voyages éternels ne guérissent pas. C’est changer de climat, dit-il, et non de sentiments, que de traverser les flots ; c’est se consumer sans fruit dans une activité inutile. En vain montons-nous sur des vaisseaux ou sur des chars pour courir après le bonheur. Ce bonheur que tu cherches si loin, il est ici, tu le trouveras dans la pauvre ville d’Ulubres, si ton coeur est tranquille[86]. Sénèque aussi connaît ce mal, comme Horace. Il en décrit spirituellement les effets, il en sait et en dit la cause : c’est le mécontentement de soi-même, c’est l’agitation d’une rime qui ne peut pas trouver d’assiette fixe, tœdium, et displicentia sui, et nusquam residentis animi volutatio[87]. Ces sentiments, nous l’avons dit, sont précisément ceux qui réveillent dans les coeurs le besoin de croyances religieuses : on voit qu’ils n’ont pas été étrangers à l’époque d’Auguste.

Ce siècle a donc plusieurs aspects différents, et le jugement qu’on porte sur lui peut changer suivant le côté d’où on le regarde. Ce qui semble au premier abord y dominer, c’est le goût des plaisirs et des fêtes. On y paraît heureux de vivre[88], satisfait du présent, assuré de l’avenir ; on n’est occupé qu’à jouir de cette paix qu’on doit à l’empire, on espère qu’elle durera toujours, et l’on se console de n’avoir plus de triomphes en pensant qu’on n’aura plus d’ennemis[89]. Sur cette société insouciante et joyeuse les réformes d’Auguste n’avaient pas de prise. Il n’y avait vraiment pas d’espoir qu’on pût la rendre plus austère et plus religieuse et qu’on parvînt jamais à la tirer des agréments de la vie présente, auxquels elle est si sensible, pour la ramener à l’imitation des moeurs antiques. Nous vantons les gens d’autrefois, disait Ovide dans un moment de franchise, mais nous vivons comme ceux d’aujourd’hui[90]. Et la plupart, sans le dire, faisaient comme lui. Ce n’est là pourtant qu’une des faces de ce siècle, et quand on l’observe de près, on en découvre d’autres. On remarque que la philosophie y compte beaucoup d’adeptes, et de toutes les philosophies, la plus sévère, le stoïcisme. A côté de ces gens indifférents et frivoles dont cette société abonde, on trouve beaucoup d’esprits sérieux qui regrettent sincèrement le passé, qui s’inquiètent de l’avenir, auxquels le présent pèse, et pour qui cette prospérité même, dont beaucoup s’enivrent, est un fardeau. Si les autres durent se montrer rebelles aux réformes d’Auguste, il est probable que ceux-là les ont accueillies plus volontiers et qu’ils se sont montrés mieux disposés à suivre la direction qu’il voulait donner à l’empire.

 

 

 



[1] Dion, LIV, 19.

[2] Dion, LVI, 48.

[3] Tacite, Annales, III, 80.

[4] Dion, LVI, 10.

[5] Ovide, Fastes, II, 8 : Ecquis ad hæc illia crederet esse viam ?

[6] Tite-Live, XXVI, 22.

[7] Tite-Live, X, 40

[8] Voyez, par exemple, l’histoire de la louve et des deux jumeaux (I, 4). A ce propos, Niebuhr se moque gaiement des historiens qui veulent rendre les miracles plus vraisemblables en les atténuant, comme si le tout, dit-il, ainsi que dans l’histoire de saint Denys, ne dépendait pas du premier pas.

[9] Tite-Live, I, 4 : ... seu ita rata, seu quia auctor culpæ honestior erat.

[10] Tite-Live, XLIII, 13.

[11] Tite-Live, III, 5 ; XXI, 62.

[12] Tite-Live, XXIV, 10 ; XXIX, 14.

[13] Tite-Live, XXVII, 23 : prava religio.

[14] Tite-Live, XXIV, 44 : ludibria aurium.

[15] Horace, Carmen, II, 11, 1.

[16] Horace, Épîtres, I, 6, 1.

[17] Horace, Carmen, I, 32, 1.

[18] Mommsen, Res gestæ divi Augustæ, p. 59.

[19] Horace, Carmen, III, 6, 25.

[20] Horace, Carmen, III, 24, 33.

[21] Peerlekamp veut que ces six odes n’aient formé qu’un seul poème sous le titre de Carmen de moribus. Cette opinion est insoutenable ; mais il n’en est pas moins sûr que le sujet de ces odes est le même et qu’elles ont été composées ensemble. Les allusions historiques contenues dans la cinquième montrent qu’elles ont dû être écrites vers 730.

[22] Horace, Carmen, III, 2, 1.

[23] Horace, Carmen, III, 4, 65.

[24] Horace, Carmen, III, 6, 16.

[25] Horace, Carmen, III, 6, 34.

[26] Horace, Carmen, IV, 15, 8.

[27] Horace, Satires, I, 5, 97.

[28] Horace, Carmen, I, 34.

[29] Horace, Carmen, I, 17, 13.

[30] Il y a pourtant quelques passages chez Horace dans lesquels la Divinité suprême est dépeinte d’une façon plus relevée et plus philosophique : par exemple, Carmen, I, 12, 17.

[31] Horace, Carmen, IV, 7, 17.

[32] Horace, Carmen, I, 34, 13 : ... insignent attenuat deus Obscura promens.

[33] Horace, Carmen, III, 16, 21 : Quanto quisque sibi plura negaverit, Ab dis plura feret.

[34] Horace, Carmen, I, 8, 21, sq.

[35] Horace, Carmen, III, 6, 1.

[36] Cicéron, De nat. deor., III, 38.

[37] Horace, Carmen, III, 16, 43.

[38] Horace, Carmen, III, 6, 37.

[39] Horace, Carmen, IV, 15, 27.

[40] Horace, Carmen, III, 6, 45.

[41] Horace, Satires, II, 7, 83.

[42] Horace, Satires, II, 7, 87.

[43] Tite-Live, I, 19.

[44] Horace, Carmen, IV, 5, 21.

[45] Ovide, Métamorphoses, XII, 583 : Exercet memores plus quam civiliter iras.

[46] Ovide, Métamorphoses, X, 533.

[47] Ovide, Métamorphoses, XIV, 639 : Silvanusque suis semper juvenilior annis.

[48] Ovide, Métamorphoses, II, 423.

[49] Properce, III, 5, 23.

[50] Donat, Vita Virg., 18.

[51] Horace, Satires, II, 8, 11.

[52] Horace, Satires, I, 4, 133

[53] Voyez les vérités qu’il se fait dire par Damasippe (Satires, II, 3), et par Dave (Satires, II, 7).

[54] Horace, Satires, II, 2, 77.

[55] Horace, Satires, II, 6, 71.

[56] Horace, Épîtres, I, 1, 10.

[57] Horace, Épîtres, I, 2, 85.

[58] Horace, Épîtres, I, 1, 39.

[59] Horace, Épîtres, I, 8, 4.

[60] Horace, Épîtres, I, 1, 20.

[61] Horace, Épîtres, I, 8, 28.

[62] Horace, Épîtres, I, 2, 32.

[63] Horace, Épîtres, I, 1, 14.

[64] Cicéron, Acad., n, 3 : Ad quamcumque sunt disciplinam quasi tempestate delati, ad eam quasi ad saxum adhœrescunt.

[65] Horace, Épîtres, I, 1, 17.

[66] Horace, Épîtres, I, 16, 52.

[67] Horace, Épîtres, I, 16, 55. L’emploi qui il fait ailleurs du mot voluptas (Épîtres, I, 2, 55) montre bien qu’il s’unit séparé de l’école d’Épicure.

[68] Properce, II, 23, 12 : Ah ! pereant, si quos janua clausa juvat !

[69] Properce, II, 34, 57 : Ut regnem mixtas inter conviva puellas.

[70] Properce, I, 14, 3.

[71] Properce, I, 6, 29.

[72] Properce, III, 1.

[73] Properce, IV, 1, 69 : Sacra diesque canam.

[74] Properce, IV, 1, 59.

[75] Properce, IV, 1, 14. Centum illi in prato sæpe senatus erant.

[76] Properce, IV, 1, 55.

[77] Tite-Live, Præfat.

[78] Tite-Live, Præfat, et ailleurs, notamment VII, 29 : in hanc magnitudinem quæ vix sustinetur.

[79] Properce, III, 13, 59.

[80] Lucain, I, 72 : Nec se Roma ferens.

[81] Tacite, Histoires, IV, 74.

[82] Tacite, Germanie, 37 : Regno Arsacis acrier est Germanorum libertas.

[83] Lucrèce, IV, 1133.

[84] Properce, IV, 1.

[85] Horace, Épîtres, I, 8, 12.

[86] Horace, Épîtres, I, 11, 21.

[87] Sénèque, De tranq animæ, 2, 13.

[88] Ovide, Ars am., III, 121 : Prisca juvent alios, ego me nunc denique natum Gratulor.

[89] Ovide, Fastes, I, 713 : Dum desunt hostes, desit poque causa triumphi.

[90] Ovide, Fastes, I, 225 : Laudamus veteres, sed nostris ulimur annis.