La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE PREMIER — LA RELIGION ROMAINE PENDANT LE SIECLE D’AUGUSTE

CHAPITRE DEUXIÈME — L’APOTHÉOSE IMPÉRIALE

 

 

La religion romaine, après avoir fait presque des dieux des empereurs vivants, les divinisa tout à fait après leur mort. La consécration religieuse qu’Auguste avait voulu donner à son pouvoir fut complétée et couronnée par l’apothéose. Si l’apothéose n’était, comme on le croit d’ordinaire, qu’une puérile flatterie, il ne vaudrait guère la peine de s’en occuper, mais elle fut beaucoup plus sérieuse qu’on ne pense ; elle eut surtout des conséquences politiques très importantes et fort imprévues. Le culte des Césars servit au maintien de la vie municipale dans les cités et au réveil de l’esprit national dans les provinces ; il aida à établir sur des bases plus solides la forte unité de l’empire. Pour tous ces motifs, il convient d’en étudier avec soin les origines, le caractère et les résultats.

 

— I —

L’apothéose des souverains est peut-être ce qui nous étonne et nous répugne le plus dans les cultes antiques. La raison en est facile à comprendre : toutes les religions que pratique aujourd’hui le monde professent l’unité de Dieu. Quand on ne reconnaît qu’un Dieu, il devient si grand par sa solitude même et sa grandeur le met si loin de ficus, qu’il n’est plus possible d’élever un homme jusqu’à lui. Riais les anciens, qui étaient polythéistes, ne pouvaient pas avoir les mêmes scrupules. Ce n’était pas une affaire d’adorer un dieu de plus, quand on en avait déjà plusieurs milliers. Leur importance était d’ailleurs aussi diverse que leurs fonctions étaient variées. Si quelques-uns d’entre eux étaient puissants et forts, il y eu avait beaucoup d’humbles et de faibles qui se rapprochaient par degrés de la condition humaine. Il n’existait donc pas, comme aujourd’hui, de barrière infranchissable entre Dieu et l’homme ; au contraire, la religion semblait ménager entre eux une série de transitions qui conduisaient de l’un à l’autre. Ces intermédiaires familiarisaient tout le monde avec l’idée qu’il n’est pas impossible de passer de l’humanité à la divinité. Un système célèbre imaginé chez les Grecs, et qu’on appelait l’évhémérisme, du nom de son créateur, prétendait que tous les dieux avaient commencé par être des hommes que la reconnaissance ou la peur avait divinisés après leur mort. Ce qui fit le succès de ce système, c’est qu’il s’appuyait sur des croyances générales, et que, bien avant Évhémère, il y avait une sorte d’évhémérisme populaire, qui donna créance à l’autre. Les légendes primitives de tous les peuples racontaient que des héros avaient obtenu le ciel en récompense de leur courage. Presque toutes les villes avaient coutume de rendre les honneurs divins à tour fondateur. Il devenait naturellement pour la cité un patron particulier, un protecteur spécial, et, comme il lui appartenait en propre, c’est à lui que le peuple avait surtout confiance, et qu’il adressait le plus volontiers ses prières. Les gens éclairés étaient forcés eux-mêmes de témoigner pour lui beaucoup d’égards, et le patriotisme leur faisait un devoir d’être crédules ou de le paraître. Varron trouvait qu’après tout cette habitude qu’avaient les villes de mettre dans le ciel leur fondateur et leurs premiers rois, quoi qu’on en pensât, pouvait avoir des conséquences heureuses, et qu’il n’était pas mauvais qu’un homme de cœur se crût issu des dieux[1].

Les nations de l’Orient allèrent plus loin ; il ne leur suffit pas de réserver les honneurs divins à leurs anciens héros, elles les accordèrent indistinctement à tous leurs rois. Le caractère religieux qu’avait chez elles l’autorité souveraine, l’isolement dans lequel les princes affectaient de vivre, te respect absolu qu’ils exigeaient de leurs sujets, l’effroi qu’ils tenaient 9 leur inspirer, amenèrent le peuple à faire de l’apothéose comme une prérogative essentielle de leur pouvoir. On n’attendait même pas leur mort pour les adorer et leur divinité commençait de leur vivant. En Égypte, le Pharaon s’appelle lui-même le dieu bon et le dieu grand ; l’acte religieux de son couronnement le transforme en fils du Soleil. Dans le temple de Medinet-Habou, Amoun, s’adressant aux dieux du nord et du midi, leur dit, d propos de Ramsès le Grand : C’est mon fils, le seigneur des années ; je l’ai élevé dans mes propres bras, je l’ai engendré de mes membres divins[2]. Les Ptolémées n’eurent garde de laisser perdre ces traditions des Pharaons. Ils organisèrent solennellement dans leur capitale le culte de tous les princes qui avaient gouverné l’Égypte depuis Alexandre. Le roi régnant, majeur ou mineur, aussitôt qu’il avait succédé d son père, était tenu pour dieu comme les autres et associé aux hommages que recevaient ses prédécesseurs. C’est eu que nous apprend la célèbre inscription de Rosette. Les prêtres, réunis de tolites les parties de l’Égypte pour le couronnement de Ptolémée Épiphane, y déclarent qu’il est dieu, et fils d’un dieu et d’une déesse, comme Horus, la fils d’Isis et d’Osiris, qui vengea son père. En conséquence, on lui dressera une image en chaque temple, dans le lieu le plis apparent, et auprès d’elle les prêtres feront trois fois par jour le service religieux. On lui élèvera dans tous les sanctuaires tint statue de bois dans un édicule doré, et lors des grandes processions où se fait la sortie des édicules ; celui du dieu Épiphane sortira comme les autres. Ils veulent bien permettre aussi aux particuliers d’avoir chez eux de ces édicules et de ces statues, mais à la condition d’accomplir toutes les cérémonies prescrites, dans les fêtes qui ont lieu tous les mois et tous les ans[3].

Les Grecs n’échappèrent pas à la contagion de l’Orient. Dès l’époque de la guerre du Péloponnèse, le Spartiate Lysandre, vainqueur des Athéniens, s’était fait adorer en Asie Mineure. Quand la Grèce eut perdu sa liberté, tous les tyrans qui l’asservirent reçurent tour à tour les honneurs divins. C’est alors que l’apothéose prit son caractère le plus repoussant. On pouvait croire jusqu’à un certain point à la bonne foi des Orientaux, quand ils divinisaient des maîtres sous lesquels ils tremblaient ; mais les Grecs sont une race trop sceptique et trop fine pour qu’on puisse prendre leurs flatteries au sérieux. L’habileté même avec laquelle ils savent mentir, les formes délicates et nouvelles qu’ils se piquent de donner à leurs adulations, en font mieux ressortir la bassesse. Ils ne connurent jamais, à ce sujet, de honte ni de scrupule ; ou les vit porter successivement les mêmes hommages à tous ceux qui étaient les plus forts. Quand Mithridate eut fait égorger tous les Romains qui se trouvaient en Asie, ils l’appelèrent Dieu père, Dieu sauveur, et lui donnèrent tous les surnoms de Bacchus[4]. Lorsque Rome eut vaincu Mithridate, ils s’empressèrent de lui élever des autels. Smyrne se vantait d’avoir été la première à rendre un culte à la déesse Rome, dès la fin des guerres puniques[5]. Alabanda, ville commerçante de Carie, avait de bonne heure aussi institué des jeux pour célébrer la même déesse[6]. Cet exemple ne manqua pas d’être suivi quand les légions eurent conquis la Grèce et l’Asie. Après avoir adoré Rome, on arriva vite à rendre les mêmes honneurs aux généraux et aux proconsuls qui la représentaient. Des temples furent élevés à Flamininus, quand il fut vainqueur de Philippe ; on l’y adorait en compagnie d’Apollon et d’Hercule, et l’on composa pour lui des hymnes qui se chantaient encore du temps de Plutarque[7]. Tous les proconsuls auront bientôt des autels, surtout les plus mauvais, parce qu’on les redoutait davantage et qu’on voulait les désarmer. La Sicile institua des fêtes pour Verrès, avant d’oser le traduire en justice ; la Cilicie bâtit un temple à son gouverneur Appius, qui, au dire de Cicéron, n’y avait plus rien laissé. A ce moment, l’apothéose était descendue bien bas chez les Grecs. Ils ne se contentaient pas de la décerner à ces grands personnages qui leur faisaient souvent tant de mal, ils l’accordaient aussi à leurs amis, à leurs serviteurs, quand ils étaient puissants et qu’ils en pouvaient tirer quelque profit. L’historien Théophane, qui jouissait, de toute la confiance de Pompée, fut divinisé dans Mitylène, sa patrie, sans doute en reconnaissance des faveurs qu’on avait obtenues par son intervention. Plus lard cet honneur fut fatal à sa famille : Tibère en fut jaloux, et il fit périr ses petits-fils pour les punir d’avoir, comme lui, un grand-père au ciel[8]. Il faut remarquer que ces flatteries étaient non seulement tolérées, mais encouragées par la loi romaine ; en défendant aux gouverneurs de lever aucune imposition extraordinaire, elle avait excepté celles qui devaient servir à leur construire des temples[9]. On se demande, en vérité, quel plaisir pouvaient trouver les Romains à ces grossiers hommages et dans quel dessein ils semblaient les provoquer chez les nations qu’ils avaient vaincues. Peut-être étaient-ils bien aises de voir leurs sujets se déshonorer et pensaient-ils que ces bassesses, en achevant de leur enlever leur énergie, les rendraient plus faciles à conduire. Les fières populations de l’Occident leur causaient toujours quelque ombrage ; au contraire la servilité des Grecs les rassurait : il n’y avait vraiment rien à craindre d’un pays si empressé de flatter ses maîtres.

Du reste, les Romains eux-mêmes ne répugnaient pas à croire à l’apothéose. Leurs traditions nationales, comme celles de tous les peuples, mettaient dans le ciel leurs anciens rois : sous le nom de dieux indigètes, ils adoraient Picus, Faunus, Latinus, qui avaient régné, disait-on, sur le Latium, et il n’y avait pas de divinités qu’on invoquât avec plus de ferveur dans les malheurs de la patrie[10]. On racontait que le fondateur de la ville, Romulus, avait disparu pendant un orage ; qu’un sénateur l’avait vu de ses yeux monter au ciel, où il siégeait parmi les dieux de la fécondité et de la vie[11]. Il est pourtant remarquable que cette légende, malgré la vanité nationale qui faisait un devoir de paraître y croire, ne semble inspirer même aux plus vieux historiens qu’une confiance médiocre. Ils ne la rappellent jamais sans des explications ou des excuses qui trahissent leur embarras. Même quand ils ont l’air d’être crédules, la façon dont ils se représentent ces âges reculés rend leurs lecteurs défiants. Des événements si merveilleux ne se comprennent que si on leur donne pour théâtre des époques légendaires, et la prétention de ces annalistes est au contraire de supprimer les temps fabuleux et de placer les premières années de Rome dans la pleine lumière de l’histoire. Aussi remarque-t-on que cette habitude de diviniser les héros primitifs auxquels un État devait son existence ou sa grandeur, quoiqu’elle fût répandue dans tous les pays et que Cicéron la trouve sage et utile i, n’a jamais obtenu beaucoup de succès à Rome. Ni Numa, ni Brutus, ni Camille, ne reçurent les honneurs divins, et depuis Romulus jusqu’à César on ne rencontre : dans l’histoire romaine que quelques essais mal réussis d’apothéose[12].

Il y avait pourtant chez les anciens peuples de l’Italie une croyance qui devait les familiariser avec l’idée qu’un homme peut devenir un dieu et qui fut un des fondements sur lesquels s’appuya plus tard l’apothéose impériale. Ils éprouvaient une répugnance invincible à croire que la mort anéantit tout à fait l’existence ; ils pensaient que, même quand la vie parait éteinte, elle se prolonge obscurément dans le tombeau ou ailleurs, et, comme une triste expérience de tous les jours leur apprenait que ce corps se décompose et disparaît, ils admettaient qu’il doit y avoir autre chose que le corps dans l’homme, qu’il contient nécessairement un élément qui persiste à côté de l’élément qui s’éteint, et ils étaient amenés à conclure que cette partie invisible et immortelle vaut mieux que l’autre, puisqu’elle lui survit. Ces idées, qui semblent communes à toutes les nations aryennes, n’ont peut-être pris nulle part une forme si précise et si arrêtée qu’en Italie. Là, les morts, quand ils sont débarrassés de ce corps qui se corrompt et réduits à une substance impérissable, sont appelés les purs et les bons, Manes, et, comme les dieux passent pour des esprits dégagés de toute matière corruptible[13], les morts, qui jouissent du même avantage, deviennent semblables aux dieux, ou plutôt sont des dieux véritables, dii Manes. Cicéron fait de cette croyance une sorte d’article de foi, Chacun, dit-il, doit regarder comme des dieux les parents qu’il a perdus[14]. Toutes les cérémonies des funérailles reposent sur cette opinion, et elles en sont, pour ainsi dire, le commentaire vidant. Le tombeau est un autel, et on lui en donne souvent le nom[15] ; sur cet autel on fait des sacrifices et des libations. Pendant le sacrifice, la flûte résonne, les lampes sont allumées comme dans les temples ; le fils qui rend les derniers devoirs à son père a la tête voilée, et il reproduit tous les mouvements du prêtre qui prie[16]. C’est qu’en effet son pare est un dieu qu’il lui faut implorer et dont il obtiendra aisément la faveur. Était-il possible que le chef de famille qui avait passé sa vie à veiller sur les siens les abandonnât après sa mort ? Ne devait-il pas, au contraire, d’autant plus les protéger que sa protection devenait plus efficace ? C’est ainsi qu’on fut conduit à regarder le nouveau dieu comme le protecteur et le patron de la maison. Selon l’opinion commune, les Lares sont les âmes des aïeux, et on les honore chez soi, dit Servius, parce que primitivement on enterrait les morts dans son domicile[17]. Voilà un principe d’apothéose au sein même de la famille.

Ces croyances étaient très populaires à Rome ; elles se conservaient à peu près intactes au milieu de l’incrédulité générale, parce qu’elles s’appuyaient sur les sentiments les plus profonds, sur les affections les plus tendres. Comme toutes les superstitions anciennes, elles avaient jeté de profondes racines dans les classes inférieures. Les inscriptions montrent de simples affranchis qui donnent à leur femme, après sa mort, le nom de déesse[18], et qui appellent le tombeau qu’ils lui élèvent un temple[19]. Dans une petite ville de l’Afrique, un fils pieux nous dit qu’il a consacré ses parents, au lieu de nous dire qu’il les a enterrés : sub hoc sepulcro consacroti sunt[20]. Les gens éclairés voulaient ordinairement paraître moins crédules ; niais lorsqu’ils avaient perdu quelqu’un qui leur était cher, le chagrin leur faisait facilement oublier leur scepticisme, et ils se laissaient vite reprendre par toutes ces vieilles croyances, dont ils étaient moins désabusés qu’ils ne le pensaient. L’exemple de Cicéron le montre bien. Est-il rien de plus absurde, disait-il à propos de l’apothéose de César, que de mettre des morts parmi les dieux et de les adorer, quand on ne devrait leur rendre d’autre culte que quelques larmes ?[21] Il oubliait que l’année d’avant il ne s’était pas contenté de pleurer sa fille Tullia, et qu’égaré par sa douleur, il avait eu le désir de la diviniser. Il annonçait formellement son projet dans cet ouvrage qu’il s’adressait à lui-même pour se consoler : Si jamais, disait-il, quelqu’un fut digne des honneurs divins, ô Tullia, c’était toi. Cette récompense Pest due, et je veux te la donner. Je veux que la meilleure et la plus savante des femmes, avec l’assentiment des dieux immortels, prenne place dans leur assemblée, et que l’opinion de tous les hommes la regarde comme une déesse[22]. C’était une sorte d’engagement qu’il avait pris avec lui-même et qu’il voulait tenir. Aussi ne fut-il occupé pendant quelques mois qu’à chercher un emplacement dans un endroit fréquenté pour y élever un temple à sa fille ; et comme Atticus, malgré sa complaisance ordinaire, faisait quelques objections, il lui répondait d’un ton qui n’admettait pas de réplique : C’est un temple que je veux ; on ne peut m’ôter cela de la pensée. Je veux éviter toute ressemblance avec un tombeau, pour arriver à une véritable apothéose[23].

Ce qui l’encourageait dans son dessein, c’est qu’il voyait de grands esprits accepter et défendre cette croyance populaire. Il se servait de leur autorité pour vaincre l’opposition d’Atticus : Quelques-uns des écrivains, lui disait-il, que j’ai maintenant entre les mains m’approuvent. Il voulait parler de certains philosophes, et surtout de ceux du Portique[24]. Les stoïciens, qui témoignaient toujours tant de complaisance pour les opinions du peuple, avaient fait une doctrine raisonnée de ce qui n’était qu’une sorte d’instinct chez lui. Ils n’avouaient pas, à la vérité, que toutes les âmes, après la mort, montaient au ciel, mais ils l’accordaient à quelques-unes. L’âme du sage, disaient-ils, n’est pas seulement immortelle, elle est divine[25], et la vertu lui ouvre les demeures célestes[26]. C’est là que Lucain place Pompée, après que le crime d’un Égyptien lui eut offert ce trépas qu’il lui fallait chercher ; c’est là, selon lui, qu’habitent les mânes des demi-dieux, c’est-à-dire des sages et des grands hommes. Ils y jouissent à peu près des privilèges de la divinité : ils vivent au milieu d’un air subtil, parmi les étoiles fixes et les astres errants ; inondés d’une lumière pure, ils regardent en pitié cette nuit profonde que sur la terre nous appelons le jour[27]. Monter au ciel, devenir dieu ou presque dieu, voilà la récompense promise aux gens vertueux par le stoïcisme. Tout le monde peut y atteindre et Jupiter lui-même y convie tous les mortels. Hommes, lui fait dire Valerius Flaccus, quoique la route en soit difficile, dirigez-vous vers les astres[28]. Ces récompenses divines promises au sage par la philosophie, chacun s’empressait de les décerner aux personnes aimées qu’il avait perdues : Tu vas te rendre dans les demeures souhaitées, dit un fils dans l’épitaphe de son père ; Jupiter t’en ouvre les portes, il t’invite à y venir tout éclatant de gloire. Déjà tu en approches ; l’assemblée des dieux te tend la main, et de tous les côtés du ciel des applaudissements retentissent pour te faire honneur[29]. Dans une autre inscription non moins curieuse, une femme qui ne parait pas avoir appartenu à la société la plus relevée écrit avec assurance sur la tombe de son mari : Ici repose le corps d’un homme dont l’âme a été reçue parmi les dieux. In hoc tumulo jacet corpus exanimis (sic) cujus spiritus interdeos receptus est[30]. Ces expressions sont celles mêmes dont on se sert pour les princes divinisés : on lit sur une médaille de Faustine que cette princesse a été reçue au ciel, sideribus recepta[31].

Voilà quels furent à Rome les précédents de l’apothéose impériale. Elle étonne surtout ceux qui la regardent comme une institution improvisée et sans racines qui sortit un jour par hasard de la servilité publique ; la surprise diminue quand on voit au contraire que tout y acheminait les Romains, et, qu’on rétablit les intermédiaires par lesquels ils y furent conduits. Ils la trouvaient florissante autour d’eux chez toutes les nations de la Grèce et de l’Orient ; bien longtemps avant l’empire, ils s’étaient familiarisés avec elle en voyant les honneurs divins décernés à leurs généraux et à leurs proconsuls par les peuples vaincus. Elle ne répugnait lias d’ailleurs à leurs traditions nationales, elle existait dans leurs croyances religieuses intimement unie à ce qu’ils respectaient le plus, au culte des morts, à la constitution de la famille. Dans les dernières années, l’opinion populaire que tous les morts sont des dieux s’était encore fortifiée en s’appuyant sur cette doctrine des philosophes qui mettait les hommes vertueux an ciel. Tout préparait donc, tout disposait les Romains à regarder l’apothéose comme la récompense naturelle des grandes actions. Faut-il être surpris qu’un jour l’admiration, la reconnaissance, ou, si l’on veut, la flatterie ait choisi cette façon de se manifester, quelque étrange qu’elle nous paraisse, que le peuple l’ait acceptée avec empressement et qu’elle n’ait pas trop choqué les gens éclairés ?

 

— II —

Les historiens ont raconté en détail les circonstances tragiques dans lesquelles l’apothéose impériale prit naissance à Rome : c’est à César qu’elle fut décernée pour la première fois après Romulus. Peu de princes ont été flattés autant que César, et rien ne démontre mieux combien Rome était mitre alors pour la servitude que de voir la bassesse publique arriver du premier coup d des exagérations que dans la suite il lui fut très difficile de dépasser. A chaque victoire du dictateur le sénat imaginait pour lui des distinctions nouvelles. Après avoir épuisé les dignités humaines, il fut bien forcé d’en venir aux honneurs divins On donna son nous à l’un des mois de l’année ; on décida que son imago figurerait dans ces processions solennelles et% l’on portait au cirque celles des dieux sur des chars de triomphe, qu’on fonderait un nouveau collège de prêtres qui s’appelleraient Luperci Julii, qu’on jurerait par sa fortune, qu’on célébrerait des fêtes pour lui tous les cinq ans ; enfin qu’on lui élèverait une statue avec cette inscription : C’est un demi-dieu. La dernière année de sa vie on alla plus loin encore ; il ne suffit plus d’en faire un demi-dieu, on décréta que c’était un dieu véritable et l’égal des plus grands, qu’on lui bâtirait un temple et qu’on l’adorerait sous le nom de Jupiter Julius[32]. César eut l’air d’accueillir avec joie ces honneurs[33] ; mais ce n’étaient en somme que de basses flatteries dont personne n’était dupe, ni ces patriciens sceptiques qui les accordaient avec tant de complaisance, ni ce pontife épicurien qui paraissait les accepter volontiers. Le seul effet de toutes ces adulations fut d’accoutumer l’opinion à l’idée que César devait être tut dieu. En réalité, ce n’est pas à la servilité du sénat qu’il dut son apothéose, c’est à l’enthousiasme du peuple.

Le peuple l’aimait véritablement. Lorsque, le soir des ides de mars, on vit passer cette litière portée par trois esclaves qui contenait son cadavre, avec ce bras sanglant qui pendait, personne, dit un contemporain, ne resta les yeux secs[34] ; devant les portes des maisons, dans les rues, au sommet des toits, on n’entendait que des gémissements et des sanglots. La scène des funérailles porta cette douleur au comble. La foule s’était assemblée en armes au forum ; le corps, étendu sur un lit d’ivoire couvert de pourpre et d’or, avait été placé devant la tribune, dans une sorte de chapelle improvisée qui représentait le temple de Venus Genetrix. A la tête du lit s’étalait la robe ensanglantée. Dans le cortége, des musiciens chantaient des chœurs et des monologues de tragédies choisis exprès pour la circonstance ; on remarqua surtout ce vers de Pacuvius, dont l’application était facile à faire : Faut-il que j’aie conservé la vie à des gens qui devaient me l’ôter ! Antoine, pour toute oraison funèbre, se contenta de lire ces serments que le sénat avait faits de défendre César jusqu’à la mort, ces décrets par lesquels on lui accordait toutes les dignités humaines et les honneurs divins ; il les. commentait d’une voix inspirée, et, pour rappeler au peuple comment les sénateurs avaient tenu leurs promesses et de quelle façon ils avaient traité celui dont ils voulaient faire un dieu, il s’interrompait de temps en temps et montrait l’image de César percée de vingt-trois coups de poignard. Le peuple répondait par des lamentations, par des cris et frappait sur ses armes. Toute cette foule s’enivrait de colère de douleur et de bruit. Lorsqu’on vit les magistrats charger le lit funèbre sur leurs épaules pour le porter au champ de Mars, il se passa une scène d’un désordre indescriptible. Tous s’arrachaient le cadavre : les uns voulaient le brûler dans la curie de Pompée, où il avait été tué, et la baller avec lui en expiation ; les autres voulaient l’emporter au Capitole et placer le bûcher dans le temple même de Jupiter. Au milieu de la contestation, deux soldats s’approchèrent du lit et y mirent le feu. Pour l’alimenter, on brûla les branches des arbres, les siéges des tribunaux ; puis la foule se pressant de plus en plus autour de ce bûcher improvisé, les musiciens y jetèrent leurs instruments et leurs robes de pourpre, les femmes leurs bijoux et ceux de leurs enfants, tandis que les esclaves, saisis d’une rage de destruction, allaient incendier les maisons voisines. Pour ajouter à l’étrangeté du spectacle, les nations vaincues, qui avaient à se louer de l’humanité de César, tinrent à lui rendre aussi les derniers honneurs. Les représentants qu’elles avaient à Reine vinrent autour du bûcher exprimer leurs regrets à la façon de leur pays. Les Juifs y passèrent des nuits entières à se lamenter de cette manière bruyante et dramatique qui est propre à l’Orient.

Il était impossible qu’au milieu d’une si violente émotion, quand cette foule cherchait tous les moyens d’honorer César, l’idée ne lui vint pas d’on faire un dieu. C’était, on vient de le voir, une des formes ordinaires que prenait la reconnaissance des peuples antiques, et cette fois il y avait des raisons particulières pour qu’elle s’exprimât de cette façon. Les premières victoires de César remportées dans des contrées lointaines, sur des peuples inconnus, avaient vivement frappé les Romains. Cette conquête des Gaules si admirablement conduite, ces excursions en Bretagne et en Germanie, dans des pays de fables et de prodiges, ce bonheur qui ne s’était jamais démentis ce dernier coup porté à la gravide aristocratie qui gouvernait l’univers depuis plusieurs siècles, cette suite de succès incroyables dont le résultat devait changer le monde, tout se réunissait pour donner à cette existence quelques teintes de merveilleux. Sa mort imprévue semblait le grandir encore. L’imagination populaire se chargeait de compléter cette destinée interrompue ; ses desseins paraissaient plus vastes parce qu’on lui avait ôté le temps de les exécuter ; il avait enfin cette dernière fortune qu’au milieu de sa gloire, avant qu’il se fût usé dans les embarras inévitables des choses humaines, il disparaissait tout d’un coup dans un orage, comme Romulus, et le lendemain de sa mort, sa vie, pleine d’événements extraordinaires, pouvait passer pour une légende. Que de raisons de le regarder comme un dieu ! Le sénat, pendant qu’il vivait, lui avait accordé les honneurs divins, mais de bouche seulement et sans y croire. Le peuple au contraire, dit Suétone, était entièrement convaincu de sa divinité[35]. Non seulement ce fut tout à fait une consécration populaire, mais il importe de remarquer que le peuple seul témoigna quelque zèle pour l’apothéose de César. Ses amis, ses créatures, ceux qu’il avait comblés de dignités et de trésors, se montrèrent beaucoup plus tièdes. Antoine scandalisa le peuple par son peu d’empressement à faire exécuter les décrets du sénat en l’honneur de César. Nommé prêtre de Jupiter Julius pendant que le dictateur vivait encore, il n’avait jamais songé à prendre possession de ses fonctions. Cicéron, dans ses Philippiques, lui adresse des reproches ironiques sur sa négligence : Ô le plus ingrat des hommes, lui dit-il, pourquoi donc as-tu abandonné le sacerdoce de ton nouveau dieu ?[36] La conduite de Dolabella fut plus étrange encore. Sur l’endroit même du forum où le corps de César avait été brillé, on avait élevé un autel surmonté d’une colonne de marbre d’Afrique de vingt pieds, avec cette inscription : Au père de la patrie. Une sorte de culte s’organisa spontanément sur cet autel : on y venait tous les jours faire des sacrifices, prononcer des vœux, terminer des différends en attestant le nom de César. Un intrigant qui se disait petit-fils de Marius, et qui n’était qu’un ancien esclave, dans l’espoir que le désordre pourrait lui être utile, excitait la foule à renouveler sans cesse cos démonstrations. Le consul Dolabella, voyant qu’elles effrayaient les gens sages et troublaient la paix publique, résolut d’y mettre un terme. Il n’hésita pas à détruire la colonne, à renverser l’autel, à disperser par la force les adorateurs de son ancien ami. Comme ceux-ci faisaient mine de résister, Antoine envoya contre eux des soldats qui s’emparèrent du petit-fils de Marins et de ses partisans, et, sans prendre la peine de les faire juger, il les précipita du haut de la roche Tarpéienne.

Cet acte de rigueur, dont Cicéron et le sénat furent très heureux, causa un vif mécontentement au peuple. Les ouvriers, les soldats, les esclaves, qui avaient pris l’habitude de venir prier autour de la colonne du forum, se montrèrent fort irrités contre ces ingrats qui punissaient des amis plus fidèles qu’eux, et ils ne se lassaient pas de demander qu’on leur laissât relever l’autel de César. L’habile Octave comprit ces dispositions de la foule et il sut en profiter. Il arrivait alors d’Apollonie où son oncle l’avait envoyé achever ses études, et il venait résolument réclamer l’héritage du grand dictateur. Il était jeune, inconnu, il n’avait ni partisans ni soldats, il ne semblait pas de force à lutter contre Antoine, Dolabella ou Lepidus, qui s’étaient fait un nom et qui commandaient des armées ; mais du premier coup il sut s’appuyer sur tous les sentiments populaires que les autres avaient froissés : il déclara qu’il venait venger César et lui rendre les hommages qu’on lui refusait. Il voulut d’abord, conformément aux décrets du sénat, placer dans le théâtre un trône d’or et une couronne en l’honneur de sou oncle. Antoine trouva encore moyen de l’empêcher, mais Octave était tenace et il se tourna d’un autre côté. Comme il voyait qu’on négligeait de donner au peuple les jeux que César avait promis pour la dédicace du temple de Venus Genetrix, protectrice de sa famille, il en fit les frais lui-même. C’est durant ces fêtes que parut ce météore dont il sut tirer un si bon parti. Tandis que ces jeux se célébraient, racontait-il dans ses Mémoires, une comète se montra pendant sept jours dans la partie du ciel qui est tournée vers le nord ; elle se levait tous les soirs vers cinq heures et elle était visible par toute la terre. L’apparition de cet astre parut au peuple la preuve que l’âme de César avait été reçue parmi les immortels, et lorsqu’on lui éleva plus tard une statue sur le forum, on plaça cette étoile sur sa tête[37]. C’était l’astre de la dynastie qui se levait, et les poètes, qui se tournent volontiers vers les pouvoirs nouveaux, ne manquèrent pas de le saluer[38].

L’année d’après, en 742, le culte du nouveau dieu fut officiellement constitué[39]. On était au lendemain des proscriptions, le sénat n’avait rien à refuser aux triumvirs ; il renouvela tous ses anciens décrets ; il fit un devoir de conscience à tout le monde de célébrer la fête de César le 7 juillet, sous peine d’être voué à la colère de Jupiter et de César lui-même ; il décréta qu’on lui bâtirait un temple à l’endroit du forum où son corps avait été brillé et où s’élevait la colonne détruite par Dolabella[40]. Le culte du dieu Jules semble s’être répandu rapidement dans tout l’univers. Dès l’année suivante, nous le trouvons établi à Pérouse, où quatre cents chevaliers et sénateurs, amis d’Antoine, sont immolés par Octave, sur l’autel de son oncle[41]. Il ne tarda pas non plus à pénétrer dans l’Orient et en Égypte, et Dion nous montre Cléopâtre sacrifiant à ce dieu, qui avait été si homme avec elle[42] ; mais nulle part la divinité de César n’était plus honorée qu’à Rome. La première fois qu’on y célébra sa fête, les réjouissances publiques durent être très brillantes. Les sénateurs, qui, seuls, auraient pu témoigner quelque tristesse, avaient reçu l’ordre d’être joyeux, sous peine d’une amende d’un million de sesterces (200.000 francs). Quant au peuple, il voyait dans l’établissement du nouveau culte l’assurance de la prospérité publique, le gage du bonheur et de la gloire de Rome. Comme un besoin étrange de réforme et de rénovation travaillait alors le monde, il semblait que César, devenu dieu, allait amener des temps nouveaux, et que le règne de la justice et de la paix daterait de son apothéose. Virgile, qui puise si souvent ses inspirations dans les sentiments populaires, s’est fait l’écho de ces espérances confuses. Dans une églogue écrite au milieu de ces fêtas et qui en porte l’impression, il chante l’apothéose du berger Daphnis ; il le montre admirant les palais, nouveaux pour lui, de l’Olympe, et regardant sous ses pieds les nuages et les étoiles. La joie est générale sur la terre, et la nature elle-même y prend part ; Le loup ne tend plus d’embûches au troupeau ; le cerf n’a plus rien à craindre du filet ; les montagnes mêmes jettent des cris d’allégresse ; les rochers, les arbres disent : C’est un dieu ! oui, c’est un dieu ! Et il ajoute avec un accent profond de respect et d’amour : Sis bonus o felixque tuis ![43] On sont bien que ces vers sont nés de l’émotion publique : ils reproduisent les sentiments et les impressions de la foule, Ce ne sont donc pas les sénateurs, malgré leurs flatteries empressées, qui ont fondé le culte de César : tous ces décrets mensongers, prodigués de son vivant avec tant de complaisance, auraient disparu avec lui. C’est le peuple qui les a fait vivre ; c’est lui qui leur adonné une sanction nouvelle et définitive. Il ne faut pas l’oublier, et l’on doit rendre à chacun la responsabilité qui lui revient : la première fois que l’apothéose impériale s’est produite à Rome, elle est sortie d’une explosion d’admiration et de reconnaissance populaires.

 

— III —

L’effet produit par l’apothéose de César fut très grand : il donna aux ambitieux -qui se disputaient son héritage la pensée de réclamer aussi pour eux les honneurs divins. Sextus Pompée, après les victoires maritimes qu’il avait remportées sur Octave, se déclara fils de Neptune ; il en prit le nom sur ses monnaies, il se mit à porter des vêtements de couleur azurée en souvenir de son origine, et, pour honorer le dieu des mers, son père, il jeta dans le détroit de Sicile des bœufs, des chevaux, et même, dit-on, des hommes[44]. Antoine voulut être Bacchus ; il fit proclamer par un héraut dans toute la Grèce que telle était sa volonté, et la Grèce se montra très complaisante pour cette fantaisie. A Éphèse, les femmes allèrent au-devant de lui habillées en bacchantes, les hommes et les enfants en faunes et en satyres[45]. A Athènes, dit un historien du temps, on éleva au milieu du théâtre, dans nu endroit exposé aux regards de tous, une sorte de chapelle semblable à celles qu’on nomme des antres du Bacchus. On y voyait des tambours, des peaux de faon et tout ce qui sert au culte de ce dieu. Là, depuis le matin, Antoine, étendu avec ses amis, s’occupait à boire, servi par ces bouffons qu’il avait amenés d’Italie, et toute la Grèce assistait à ce spectacle[46]. On sait par Plutarque dans quel appareil mythologique Cléopâtre vint le trouver en Cilicie, sur une galère dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, avec des Amours et des Nymphes qui s’appuyaient sur le timon et sur les cordages, au milieu des acclamations d’un peuple charmé qui saluait Aphrodite et Bacchus[47].

Octave paraît de beaucoup le plus raisonnable des trois. Certes les flatteurs ne manquaient pas autour de lui, et l’on n’avait pas hésité à lui accorder les honneurs divins pour peu qu’il en eût témoigné la moindre envie ; mais il ne paraissait pas y tenir : il visait au solide, et, tandis que son rival perdait sou temps à se faire adorer des lâches populations de l’Orient, il travaillait à pacifier l’Italie et à rassembler une bonne armée. Il était pourtant difficile qu’il échappât tout à fait à ces hommages dont on avait pris l’habitude et qu’il refusât toujours de les accepter. Lorsqu’en 718, après beaucoup de péripéties, il dispersa les flottes de Sextus Pompée, la joie fut très vive en Italie. Pompée avait commis l’imprudence d’appeler à lui les esclaves, et devant la crainte d’une guerre servile toutes les préférences politiques s’étaient effacées ; tous les partis faisaient des vœux pour le succès d’Octave. Quand il fut victorieux, les villes italiennes, pour recors naître le service qu’il venait de leur rendre, s’empressèrent de placer sa statue à côté de leurs dieux protecteurs[48]. L’enthousiasme fut plus grand encore, après la victoire d’Actium. Pendant qu’Antoine allait se cacher en Égypte, Octave, avec ses légions triomphantes, traversait ces pays de l’Orient où l’adoration du souverain était une des formes ordinaires de l’obéissance, et qui d’ailleurs avaient à se faire pardonner leur servilité envers Antoine. Ils réclamèrent avec insistance, comme le plus grand des bienfaits, le droit d’adorer le vainqueur ; ce droit leur fut accordé, mais avec des restrictions. Octave ne voulut être adoré qu’en compagnie de la déesse Rome, et il défendit expressément à tous les Romains de prendre part à ce culte. Sous ces réserves, il laissa la province d’Asie lui bâtir tin temple à Pergame, et celle de Bithynie à Nicomédie[49]. L’exemple était donné, et peu à peu des fêtes furent instituées, des temples s’élevèrent dans toutes les grandes villes de l’Orient en l’honneur de Rome et d’Auguste. L’Occident ne commença qu’un peu plus tard. Les habitants de Tarragone, chez lesquels Auguste avait fait un assez long séjour pendant la guerre des Cantabres en 728, et qui sans doute avaient reçu de lui quelques faveurs, demandèrent et obtinrent la permission de lui dédier un autel[50]. En 742, à la suite d’un mouvement des Sicambres qu’on disait secrètement encouragé ; par les Gaulois, soixante peuples de la Gaule réunis à Lyon décidèrent, pour mieux prouver leur fidélité, d’élever un autel à Rome et à Auguste au confluent de la Saône et du Rhône[51]. En 764, vers la fin de ce règne glorieux, les habitants de Narbonne s’engagèrent par un vœu solennel à honorer perpétuellement la divinité de César-Auguste, père de la patrie. La formule du serment qu’ils prêtèrent à cette occasion nous a été conservée : ils promettaient de lui élever un autel sur leur forum et d’y sacrifier tous les ans à de certains anniversaires, notamment le 9 des calendes d’octobre, jour où, pour le bonheur de tous, un maître était né au monde, et le 7 des ides du janvier, où il avait commencé il régner sur l’univers[52]. Auguste laissait faire. Il est probable qu’au fond ces hommages ne lui déplaisaient pas ; il y voyait une preuve éclatante de sa popularité dans les provinces et comme un gage de leur soumission. Il ne voulait pas pourtant avoir l’air de les encourager ; au contraire, il affectait quelquefois d’on sourire en homme du monde qui sait ce que valent ces protestations et qui n’est pas dupe des flatteurs. On raconte qu’un jour une ambassade solennelle des habitants du Tarragone vint lui annoncer qu’il avait fait un miracle : un figuier était né sur son autel. Il se contenta de répondre : On voit bien que vous n’y brûler guère d’encens[53].

Il était impossible que l’exemple des provinces ne finit pas par gagner Rome et l’Italie. Qu’allait faire Auguste, au moment où son culte, toléré dans le monde entier, tenterait de s’établir au centre même et dans la capitale de l’empire ? S’est-il obstiné à le défendre, ou a-t-il consenti à l’y laisser pénétrer ? Nous avons, à ce sujet, des renseignements qui s’accordent mal entre eux, Dion Cassius, après avoir raconté qu’il permit aux villes de l’Asie de lui rendre les honneurs divins, ajoute qu’à Rome et dans l’Italie personne n’osa le faire[54]. Cette affirmation est beaucoup trop générale ; en prétendant que les Italiens n’osèrent pas adorer Auguste de son vivant, Dion leur fait plus d’honneur qu’ils ne méritent. On ne sait s’il leur en accorda la permission ou s’il la laissa prendre, mais les inscriptions nous prouvent qu’avant sa mort il avait des prêtres, et que son culte était institut à Pise, à Pompéi, à Assise, à Préneste, à Pouzzoles et dans d’autres villes importantes[55]. Ses adorateurs s’y réunissaient dans des temples pour célébrer ensemble l’anniversaire des principaux événements de sa vie. On immolait des victimes le jour de sa naissance ; on adressait des actions de grâces aux dieux le jour oit il avait revêtu la robe virile et pris possession de son premier consulat, où il était revenu d’Asie après ses victoires, où on lui avait donné le nom d’Auguste, etc.[56] Ainsi Dion s’est trompé : Auguste a été adoré de son vivant en Italie, nous en avons la prouve ; faut-il croire qu’il l’a été aussi dans Rome ? La question est plus douteuse. Quelques écrivains le laissent entendre[57] ; mais Suétone, si bien informé d’ordinaire de tous ces détails d’étiquette, affirme catégoriquement qu’il n’y voulut avoir ni temples, ni autels tant qu’il vécut, et qu’il le défendit avec une grande obstination — in urbe quidem pertinacissime abstinuit hoc honore[58] —.

L’obstination n’était pas de trop : il en fallait beaucoup pour résister à l’opinion publique, qui mettait un empressement singulier à faire, malgré lui, d’Auguste un dieu. Les poètes surtout ne pouvaient pas se résigner à attendre la mort de l’empereur pour le mettre dans le ciel. Virgile, le plus grand de tous, fui aussi le premier à chanter cette apothéose anticipée. Il sera toujours un Dieu pour moi, disait-il deux ans à peine après les proscriptions, et le sang d’un agneau pris dans ma bergerie rougira souvent son autel[59]. C’était bien aller un peu vite ; mais on venait de lui rendre ce petit domaine qu’il aimait tant ; et sa reconnaissance était aussi vive que sa douleur avait été profonde. Quelques années plus tard, dans cette étrange dédicace qu’il a mise en tête de ses Géorgiques, il disait à Auguste, presque d’un ton de reproche : Il faut t’habituer enfin à te laisser invoquer dans les prières[60]. Vers le même temps, l’ancien républicain Horace se demandait quel dieu pouvait être ce jeune homme qui venait ainsi au secours de l’empire en ruine ; il penchait à croire que c’était Mercure, et le priait en grâce, puisqu’il était descendu du ciel, de vouloir bien n’y pas remonter trop vite[61]. Quand Auguste eut remporté sur les Parthes ce succès diplomatique dont il sut tirer un si grand parti, et qu’il les eut contraints sans combat à lui rendre les étendards de Crassus, l’admiration d’Horace ne connut plus de limites. La foudre, disait-il, nous annonce que Jupiter rogne dans le ciel ; comment douter ici-bas de la divinité présente d’Auguste, quand nous le voyons ajouter les Parthes à son empire ?[62] Voilà le commencement de ces comparaisons de l’empereur avec Jupiter, qui allaient devenir bientôt si humiliantes pour le maître de l’Olympe. Du reste, tout n’était pas mensonge dans ces protestations des poètes et dans cet empressement du publie dont ils se faisaient l’écho ; beaucoup étaient sincères quand ils cherchaient quelque honneur nouveau, quelque hommage inusité pour témoigner leur reconnaissance au prince qui avait rendu la tranquillité au monde. Le bœuf, disait Horace, erre en sûreté dans les champs ; Cérès et l’Abondance fécondent les campagnes ; sur les mers paisibles volent de toute part les nautoniers[63]. Suétone raconte que des matelots égyptiens, rencontrant par hasard Auguste près de Pouzzoles, se présentèrent à lui couverts de robes blanches, couronnés de fleurs, les mains pleines d’encens, et qu’ils lui diront : C’est par toi que nous vivons, c’est par toi que nous naviguons en paix, c’est par toi que nous jouissons sans crainte de notre liberté et de nos biens ![64] N’était-ce pas un vrai miracle après tant de guerres horribles, et celui qui l’avait accompli contre toute attente ne méritait-il pas des autels ? Le bon Virgile avait annoncé déjà que l’apothéose de César allait amener le règne de la paix sur la terre. Les dix ans de troubles et de massacres qui la suivirent n’avaient pu tout à fait le détromper. la soif de repos, dont il était dévoré, lui faisait oublier facilement son mécompte, et il attendait avec confiance de la divinité d’Auguste ce qu’il avait espéré en vain de celle de César. Alors, disait-il, les guerres cesseront, et l’humeur farouche des hommes s’adoucira[65]. C’était un beau rêve, et il était bien naturel que l’on pressât Auguste de le réaliser en acceptant au plus tôt l’apothéose.

Auguste eut le bon sens de résister à ces excitations et de ne pas souffrir que de son vivant on lui élevât de temple à Rome. Cependant la reconnaissance et la flatterie - pouvaient prendre des détours qu’il lui était bien difficile de prévoir et de prévenir. Comment empêcher que, dans l’intérieur des maisons, on ne rendit à ses images des honneurs presque divins ? Ovide se les était fait envoyer à Tomes, et il prétendait que leur présence rendait son exil moins amer. C’est quelque chose, disait-il, de pouvoir contempler des dieux, de savoir qu’ils sont prés de nous et de nous entretenir avec eux[66]. Tous les matins, il se rendait dévotement dans le petit sanctuaire où il les avait placés, pour leur offrir de l’encens et leur adresser sa prière[67]. Auguste n’ignorait pas qu’on lui rendait ces hommages, et quoiqu’il ne fît rien pour les’ encourager, on ne voit pas non plus qu’il ait essayé de les interdire. Dans cette épître célèbre où Horace lui fait remarquer qu’il est le seul de tous les grands hommes auquel on ait rendu justice de son vivant, il lui dit : Tu vis encore, et déjà nous te prodiguons des honneurs qui ne sont pas prématurés ; nous te dressons des autels, où l’on vient attester ta divinité[68]. Ces vers, qu’il faut prendre à la lettre, car ils sont placés dans un ouvrage où rien n’est mis au hasard, nous prouvent que, dans les chapelles privées, dans les sanctuaires de famille, partout où l’autorité souveraine de l’empereur ne parvenait pas aussi directement, on lui adressait des prières, on jurait par son nom, on osait résister à ses ordres, persuadé peut-être qu’en lui désobéissant, on ne courait pas le risque de lui déplaire.

Il y eut même, dès cette époque, quelques tentatives faites officiellement pour établir une sorte de culte de l’empereur dans la capitale de l’empire. Le sénat, qui n’osait pas tout à fait adorer sa personne, adressa ses hommages à ses vertus et à ses bienfaits : il éleva des autels à la justice et à la concorde augustes, il ordonna qu’à certaines époques on prierait la paix et la puissance augustes[69]. Un autre essai d’apothéose, plus curieux encore et plus important, fut l’établissement d’une dévotion, ou, comme on disait alors, d’une religion nouvelle, qui fut inaugurée vers la fin de ce règne, celle des Lares impériaux — Lares augusti —. Il convient d’étudier avec quelques détails cette institution célèbre ; elle met dans tout son jour la politique d’Auguste et montre dans quelles limites il acceptait à Rome l’apothéose qu’on voulait lui décerner de son vivant.

Il n’y avait pas de calte plus populaire chez les Romains que celui des Lares. Chacun priait avec respect ces petits dieux protecteurs du foyer auxquels on rapportait toutes les prospérités intérieures, la santé des enfants, l’union des proches, les chances heureuses du commerce, qu’on saluait avec tant d’attendrissement au départ et au retour dans les longs voyages, qu’on croyait présents à tous les repas de la famille, et qui partageaient ses douleurs et ses joies. Ce culte, d’abord tout domestique, avait bientôt pris une grande extension. A côté des Lares de la maison ; on adorait ceux de l’État, ceux de la cité, et même ceux de chaque quartier de la ville. Ces derniers avaient de petites chapelles aux endroits où plusieurs rues se croisent et qui forment des places : aussi les appelait-on les Lares des carrefours — Lares compitales —. Les voisins les fêtaient beaucoup. Tous les ans, au commencement de janvier, après les Saturnales, on célébrait des jeux en leur honneur. Pour organiser la fête et subvenir à la dépense ; les habitants du quartier formaient entre eux une association — collegium — avec une caisse commune et un président, et pendant trois jours tout le voisinage réuni assistait gaiement à des représentations de baladins, à des combats d’athlètes, à des divertissements de tout genre. Le petit peuple y prenait un grand plaisir : c’était un amusement pour les ouvriers, pour les esclaves, pour tous ceux auxquels la vie était rigoureuse et qui n’avaient guère de distractions cher eux. La politique ne tarda pas à pénétrer dans ces réunions où tous les pauvres gens de Rome étaient rassemblés. Les démagogues comprirent les services qu’elles pouvaient leur rendre : il leur était facile, dans ces jours de fête, où la foule, excitée par le plaisir, est plus accessible à tous les entraînements, de lui faire prendre les armes et de la jeter sur la route du champ de Mars ou du forum. L’association du carrefour se transformait sans peine en un comité politique qui, au lieu de donner des jeux, organisait des émeutes. Le rôle de- ces comités fut très important dans les dernières convulsions de la république. Tour à tour supprimés et rétablis, selon le panai qui l’emportait, ils furent abolis définitivement par César, qui cessa d’encourager les révolutions quand la sienne eut réussi. Pendant plus de vingt ans on ne célébra plus à Rome les jeux des carrefours ; mais, malgré cette longue interruption, le peuple n’avait pas cessé de s’en souvenir et de les regretter. Auguste, qui savait bien qu’il pouvait être populaire sans péril, n’hésita pas à les lui rendre. Ils furent célébrés après la victoire d’Actium, parmi les fêtes du triomphe : Toutes les rues, dit Virgile, retentissaient de cris de joie, d’applaudissements et de jeux[70].

Quelques années plus tard, Auguste leur donna une consécration nouvelle. En 746, il voulut réorganiser l’administration municipale de Rome que la république avait laissée en fort mauvais état. Il divisa la ville en quatorze régions et en deux cent soixante-cinq quartiers[71]. Chacun de ces quartiers était administré par quatre fonctionnaires appelés magistri vicorum, qui étaient de petits bourgeois ou lies affranchis du voisinage, désignés probablement par l’autorité supérieure. Il existait au-dessous d’eux une réunion ou collège de quatre esclaves appelés ministri, qui leur étaient sans doute subordonnés et qu’on trouve associés avec eux dans la dédicace de quelques monuments[72]. Cette réforme, qui donna plus d’ordre et de sécurité dans Rome, fut accueillie avec une grande faveur[73]. Auguste, pour en assurer le succès, fut fidèle a sa politique ordinaire ; il semble avoir voulu, comme toujours, donner à cotte institution nouvelle l’appui du passé : il essaya de la faire profiter de la vieille popularité des Lares des carrefours. Les fonctions des magistri vicorum étaient doubles. Comme administrateurs civils, ils s’occupaient sans doute de la police de leur quartier, ils répartissaient entre les habitants les libéralités impériales[74], ils avaient sous leurs ordres des esclaves chargés d’éteindre les incendies, et nous les voyons faire présent à leurs administrés de poids étalons pour les matières d’or et d’argent[75] ; mais les monuments nous montrent qu’ils étaient en même temps des fonctionnaires religieux. Le centre du quartier était toujours resté à la chapelle du carrefour : les magistri vicorum en étaient naturellement les prêtres[76]. Indépendamment des anciennes fêtes, qui n’avaient pas disparu, et de la purification — lustratio — de leur quartier dont ils étaient chargés[77], Auguste, qui venait de faire replacer dans chaque chapelle réparée les statues des dieux Lares, ordonna que deux fois par an, au mois de mai et au mois d’août, on leur apportât des couronnes de fleurs[78]. Ces fêtes nouvelles lurent l’occasion d’une innovation très importante : les Lares anciens étaient au nombre de deux ; la reconnaissance publique, et sans doute aussi celle des magistri vicorum, qui devaient leur existence à l’empereur, en ajouta un troisième, le génie d’Auguste[79]. Malgré la résolution qu’il avait prise de ne pas se laisser adorer à Rome, Auguste accepta cet hommage. Le génie d’un homme n’étant, d’après les croyances romaines, que la partie la plus spirituelle et la plus divine de lui-même, celle par laquelle il existe et qui lui survit, on pouvait bien, puisqu’on l’adore après la mort sous le nom de Lare, lui rendre sous celui de génie quelques honneurs pendant la vie. Les esclaves, les affranchis, les clients, juraient par le génie du maître ; c’était pour eux une sorte de dieu vivant dont on associait le culte à celui des divinités qui protègent les maisons. L’idée devait venir naturellement aux Romains de jurer aussi par le génie d’Auguste et de placer son image auprès des dieux de la famille. N’était-ce pas lui qui assurait à tout le monde la tranquillité intérieure ? et, si les réunions domestiques n’étaient plus troublées, comme autrefois, par le bruit des batailles de la rue, ne le devait-on pas à sa sagesse ? Il était donc aussi un des dieux protecteurs du foyer. Horace lui disait déjà en 740 : Après avoir travaillé tout le jour en paix, le laboureur retourne joyeux à son repas du soir. Il ne le finit point sans inviter ta divinité à sa table, il élève vers toi ses prières, il t’offre le vin répandu de sa coupe ; il mêle ton nom à celui de ses Lares[80]. Ainsi les magistri vicorum, en associant le génie d’Auguste aux dieux Lares des carrefours, ne couraient aucun risque de choquer l’opinion publique ; au contraire, elle les avait devancés dans cet hommage. Ils ne faisaient que consacrer officiellement un usage général, ils introduisaient dans l’État ce qui se pratiquait depuis longtemps dans l’intérieur des familles.

Ce n’en était pas moins un acte de la plus adroite politique de mettre ainsi l’apothéose impériale à sa naissance, et quand elle pouvait Litre contestée, sous la protection de ce que les Romains respectaient le plus, la religion du foyer. Ce qui était bien plus habile encore, c’était d’intéresser à ce culte nouveau et au pouvoir dont il émanait les petits bourgeois, les affranchis, les esclaves, toutes les classes inférieures et déshéritées. La république les avait fort négligées, l’empire leur tendait la main. De ces pauvres gens, dont on s’était encore si peu occupé, ii faisait des magistrats. Ces esclaves avaient le droit de se réunir et ils élevaient à frais communs des monuments au bas desquels on lisait leurs noms obscurs. Ces affranchis prenaient plusieurs fois par an la robe à bande de pourpre, comme les préteurs et les consuls ; ils donnaient des jeux, ils présidaient des cérémonies publiques, et se faisaient précéder par doux licteurs pour écarter la foule devant eux. Tous ces privilèges, auxquels ils étaient d’autant plus sensibles qu’on les avait plus humiliés jusque-là, ils savaient bien qu’ils les tenaient uniquement du prince ; ils n’ignoraient pas que leur importance était intimement liée au culte impérial. Aussi les voit-on fort occupés d’embellir la chapelle où l’on honore les Lares du carrefour, devenus les Lares impériaux ; ils en refont le toit, ils en réparent l’autel quand il y est survenu quelque accident[81]. Indépendamment des doux petits dieux, avec leur tunique relevée et leurs vases à boire, tels que l’antiquité les avait toujours représentés, et du génie d’Auguste qu’on venait de leur associer, ils y placent souvent d’autres divinités populaires, Hercule, Silvain, et surtout cette Stata mater fort aimée des pauvres, parce qu’elle avait la réputation d’arrêter les incendies. C’était, on en fait le compte[82], plus de deux mille personnes de la plus basse extraction, esclaves ou affranchis pour la plupart, qui participaient tous les ans, dans une certaine mesure, au gouvernement impérial, et se trouvaient ainsi engagées à le défendre. L’avantage était considérable, Auguste n’eut garde de le négliger. Pour attacher tous ces pauvres gens à son pouvoir, il consentit à se laisser rendre, même à Rome, quelques-uns des honneurs qu’on décerne aux dieux ; mais ce n’était encore, comme on le voit, qu’une sorte de culte détourné et qu’une demi-apothéose, puisqu’on n’adorait que son génie.

Telle fut, au sujet de l’apothéose, la politique que suivit Auguste pendant tout son règne. Il eut soin avant tout de ne sembler jamais souhaiter les honneurs divins, et de ne paraître occupé, quand on les lui offrait, qu’à les fuir et à les restreindre. Si par hasard il consentait à les accepter, ce n’était qu’avec des précautions et des ménagements infinis. Par exemple, il se laissait plus volontiers bâtir des temples en province qu’on Italie, et on Italie qu’à Rome. Il savait bien que l’éloignement entretient le prestige, et qu’il est difficile de paraître un dieu quand ou est vu de trop près. A Rome même, lorsqu’il crut devoir se relâcher de sa sévérité, ce ne fut qu’en faveur des citoyens les plus humbles, des affranchis, des esclaves. L’incrédulité des gens du monde l’effrayait ; il craignait que l’apothéose ne fût de leur part qu’une flatterie sans sincérité, dont ils se moquaient mut bas. Les petites gens lui semblaient de meilleure foi et plus portés à croire naïvement à la divinité du maître. En Italie, comme dans les provinces, il prit soin de rattacher toujours les cérémonies nouvelles qu’on instituait pour lui aux usages et aux traditions du passé. C’était sa politique ordinaire de donner à ces nouveautés un air antique ; il n’y manqua pas en cette occasion. Partout nous voyons son culte se substituer à des cultes plus anciens ou s’associer avec eux. S’il ne veut être adoré qu’en compagnie de la dea Roma, c’est qu’il espère profiter pour son compte de la vénération que cette déesse inspire depuis longtemps an monde. Les habitants de Narbonne, dans le vœu par lequel ils s’engagent envers sa divinité, semblent n’employer à dessein que les formules les plus vieilles et les plus solennelles du rituel[83]. Dans la liturgie des frères Arvales, le nom d’Auguste se trouyo rapproché de celui des divinités primitives dont les gens du monde avaient presque perdu le souvenir et qui ne se retrouvaient plus que sur les registres des pontifes[84]. On avait soin surtout, dans les honneurs qu’on rendait aux princes morts ou vivants, d’imiter les formes ordinaires du culte des Lares. Les décurions de Florence avaient coutume de célébrer par un grand festin l’anniversaire de la naissance d’Auguste et de Tibère ; mais, avant de se mettre à table, ils se rendaient en grande pompe à l’autel qu’ils avaient élevé à la divinité impériale — numen Augustum — ; ils offraient du vin et de l’encens au génie des deux princes et les invitaient à dîner avec eux[85]. Cette cérémonie rappelle tout à fait ce qui se passait dans les repas de famille. Les Lares étaient censés y assister, et à chaque service on leur faisait leur part, qu’un enfant allait jeter dans l’âtre, au milieu du recueillement de l’assemblée[86]. En mêlant ainsi ce culte nouveau à des croyances et à des cérémonies plus anciennes, on lui donnait ce qui pouvait seul lui manquer, la sanction de l’antiquité.

Grâce à cette préoccupation d’Auguste de chercher à l’apothéose impériale des précédents dans le passé de Rome, il arriva qu’elle prit alors et garda toujours un caractère romain. Dans l’Orient, l’homme auquel on accorde les honneurs divins est en général identifié avec un dieu, ou plutôt un dieu descend et s’incarne en lui ; il en prend les attributs, il en porte le nom. Dans ces fêtes que Cléopâtre donnait à son amant, elle paraissait vêtue en Isis, tandis qu’auprès d’elle son grossier soldat essayait de jouer le rôle d’Osiris. Ce n’était pas un simple déguisement : les flatteurs disaient et la foule était disposée à croire qu’on avait vraiment sous les yeux les grands dieux de l’Égypte. Les Grecs, dont la servilité ne se rebutait de rien, tentèrent souvent de diviniser les Césars à la façon orientale ; les Césars parurent même goûter assez cette forme nouvelle de l’adoration, quand ils étaient fatigués de l’autre, et on l’employa quelquefois à Rome pour leur faire plaisir. Néron, à son retour de la Grèce, oit il avait si facilement remporté tant de couronnes dans les jeux publics, fut charmé d’être salué par la populace romaine du nom d’Apollon[87]. Commode ne se faisait représenter que sous les traits d’Hercule, et il se donnait ce titre sur ses monnaies[88] ; mais ce ne sont là que des exceptions. Il est en somme très rare que les Césars aient pris pour eux ou qu’ils aient donné à leurs prédécesseurs le nom d’un dieu. L’apothéose romaine a quelque chose de moins mystique, et, si l’où peut ainsi parier, de plus humain que celle des peuples orientaux : elle suppose qu’en homme, par ses efforts personnels et an vertu propre, peut s’élever de lui-même à la condition divine, mais non pas qu’un dieu descend on lui et le transfigure. Si elle fait trop d’honneur à l’homme, il faut convenir qu’elle insulte beaucoup moins le ciel. II était moins inconvenant après tout de faire de Messaline et de Poppée des divinités particulières et personnelles, dans lesquelles chacun pouvait avoir la confiance qu’il voulait, que d’humilier deux déesses respectables en regardant ces courtisanes couronnées comme des incarnations de Cérès et de Junon. Les Grecs se sont facilement permis ces irrévérences ; l’apothéose romaine n’est jamais allée jusque-là.

On vient de voir qu’Auguste s’était laissé adorer dans les provinces et même en Italie, mais qu’il avait défendu qu’on lui rendit officiellement un culte à Rome de son vivant. Lorsqu’en 767 (14 ans après J. C.) il fut mort à Nola, aucun scrupule ne pouvait plus retenir la reconnaissance publique ; on était libre de lui accorder les hommages qu’il avait en partie refusés pendant sa vie. Tacite fait remarquer que ses funérailles ne ressemblèrent pas à celles de César. Le peuple resta calme ; il n’y eut ni violences, ni émeutes, quoiqu’on eût l’air de les redouter[89]. Tout se passa d’une manière régulière et froide. Le sénat reconnut le nouveau dieu, comme c’était son droit d’après la législation romaine ; tandis que César avait été divinisé d’abord par une sorte de consécration populaire, Auguste obtint le ciel par décret, cœlum decretum[90]. On imagina pour la circonstance des cérémonies nouvelles et une sorte de liturgie qui servit de précédent et fut employée dans la suite toutes les fois qu’on accorda l’apothéose à un empereur. Son corps fut enfermé dans un cercueil couvert de tapis de pourpre et porté sur un lit d’ivoire et d’or ; au-dessus du cercueil on avait placé une image en cire qui le représentait vivant et revêtu des ornements du triomphe. Au champ de Mars on dressa un immense bûcher à plusieurs étages en forme de pyramide, orné de guirlandes, de draperies, de statues séparées par des colonnes. Quand le corps y eut été posé, il fut entouré par les prêtres ; puis les chevaliers, les soldats, courant tout autour du bûcher, y jetèrent les récompenses militaires qu’ils avaient obtenues pour leur valeur. Des centurions, s’approchant ensuite avec des flambeaux, y mirent le feu. Pendant qu’il brûlait, un aigle s’en échappa, comme pour emporter avec lui dans l’Olympe l’Ame du prince[91]. On trouva même un sénateur complaisant qui affirma qu’il avait vu de ses yeux Auguste monter au ciel ; pour le récompenser, Livie lui fit compter un million de sesterces. L’apothéose décernée, il fallut pourvoir, selon l’usage, au culte du nouveau dieu. On institua un collège de vingt et un prêtres — sodales Augustales —, tirés au sort parmi les plus grands personnages de Rome, et auxquels on adjoignit les membres de la famille impériale. On créa, pour l’honorer, un sacerdoce particulier — namen Augustalis —, qui fut occupé la première fois par Germanicus[92]. Sans doute l’admiration qu’Auguste inspirait alors n’était plus aussi vive que dans les premières années. Ce long règne avait fatigué beaucoup d’esprits inconstants ; ses armées avaient été moins heureuses ; son autorité, qui se sentait plus discutée, était quelquefois devenue plus dure. Tacite et Dion nous disent que sa mort ne causa pas chez tout le monde des regrets bien sincères[93]. On ne lui marchanda pas pourtant les hommages. A côté du culte public, institué par le sénat, on vit naître une foule d’associations, de chapelles, de dévotions de toute sorte, qui étaient J’œuvre des particuliers. Livie naturellement en donna l’exemple : elle fit construire dans le Palatin une sorte de sanctuaire domestique dont elle était la prêtresse et autour duquel elle réunit les amis et les clients de la maison. Elle ne voulut pas même exclure les histrions qu’Auguste avait aimés : le même Claudius, malgré sa mauvaise réputation, parut dans les jeux qu’elle donna en l’honneur de son mari[94], et le danseur Bathylle devint plus tard le sacristain de son temple[95]. Toutes les familles importantes de Rome imitèrent l’exemple que donnait Livie ; partout, dit Tacite, il se forma des associations pieuses en l’honneur du prince qui venait de mourir, composées des parents, des clients, des affranchis, qui se réunissaient sans doute à certains jours pour des cérémonies communes[96]. L’élan une fois donné par la capitale, tout l’empire suivit, et partout se fonda, plus encore par l’initiative privée que par l’intervention du pouvoir, le culte de celui qu’on n’appela plus que le divin Auguste, divus Augustus.

 

— IV —

Ce n’est pas à Rome que l’apothéose impériale a produit ses effets les plus remarquables : elle n’y était le plus souvent qu’une forme plus raffinée de la flatterie. Dans les provinces, elle prit un autre caractère, elle eut des conséquences politiques fort imprévues qu’il importe de connaître. Les provinces n’avaient rien perdu à l’empire ; elles y gagnaient, au contraire, plus de sécurité, plus de richesse, et même un peu plus de liberté. Rome, pour rendre ses conquêtes plus solides, avait d’abord essayé de faire perdre aux peuples vaincus le sentiment de leur existence nationale. Après la conquête, elle divisait d’ordinaire les pays soumis en petits territoires, entre lesquels toute communication d’alliance et d’échange était interdite[97]. On leur avait naturellement ôté le droit de célébrer ces fêtes communes, où les affaires générales se traitaient au milieu des réjouissances publiques, et qui leur étaient d’autant plus chères qu’elles formaient souvent le seul lien qui les unit. Dès les premières années de l’empire, nous voyous ces fêtes recommencer ; loin de les défendre, Auguste parait les avoir encouragées[98]. Sa politique fut dans les provinces ce qu’elle était à Rome : il leva partout les interdictions inutiles ; il laissa renaître les assemblées provinciales dont il savait qu’il n’avait rien à craindre, de même qu’il rétablit les jeux des carrefours si regrettés de la plèbe romaine, quand il fut certain qu’ils ne présentaient aucun danger pour son pouvoir. Des deux côtés le résultat fut semblable : la reconnaissance des provinciaux fut aussi vive que celle des Romains et s’exprima de la même façon. Ces assemblées, quand on les laissa se réunir, commencèrent toujours par bâtir un temple à l’empereur, et elles ne partirent d’abord avoir d’autre but que de célébrer son culte.

L’Orient commença ; c’est lui sans doute qui fournit au reste du monde l’exemple et le modèle de ces sortes de réunions provinciales ; mais les peuples de l’Occident, les seuls dont j’aie à m’occuper, ne tardèrent pas à le suivre. Dès les premiers Césars, les provinces des Gaules, de l’Espagne, de l’Afrique, la Pannonie, la Mésie, avaient construit des autels ou des temples, institué des fêtes nationales en l’honneur de Rome et d’Auguste. Ces fêtes n’étant pas imposées par le pouvoir central, chaque province fut libre de les organiser comme elle voulut, et il arriva naturellement que l’organisation n’en fut pas tout à fait la même dans tous les pays. Cependant, malgré quelques différences de détail que les inscriptions nous découvrent, elles devaient se ressembler pour l’essentiel. C’est à ses députés, réunis en assemblée générale[99], que la province confiait le soin de célébrer en son nom le culte de ses maîtres. La façon dont on les choisissait n’était peut-être pas semblable partout et elle nous est assez mal connue. Il est certain pourtant qu’ils n’étaient pas désignés par l’autorité, mais nommés par leurs concitoyens, et qu’en général un certain nombre de grandes villes jouissaient seules du droit de les élire[100]. Nous voyons aussi qu’on les prenait toujours parmi les hommes les plus importants du pays : ils avaient déjà rempli toutes les fonctions municipales chez eux, ou bien ils avaient obtenu du pouvoir central quelques-unes de ces charges de guerre ou de finance qui donnaient le rang de chevalier[101]. Représenter sa ville natale dans l’assemblée de la province était regardé par toute cette petite aristocratie des municipes comme le plus grand honneur auquel on pût arriver et passait pour le couronnement d’une vie honorable. Les députés se réunissaient à de certains anniversaires dans la capitale de la province, et l’on y célébrait en grande pompe le culte impérial.

Une fois les cérémonies religieuses achevées, que se passait-il dans ces réunions Y Rien assurément qui prit donner le moindre ombrage à l’administration la plus soupçonneuse. Dans le principe, elles n’avaient officiellement aucune prérogative politique : les proconsuls, les légats impériaux ne leur auraient pas permis de contrôler leurs actes ni de s’occuper des mesures qu’il leur plaisait de prendre ; mais il n’était guère possible que des personnages importants, élus par leurs concitoyens, et qui les représentaient, quand on leur donnait le droit de se réunir et de s’entendre, ne finissent pas un jour ou l’autre par s’insinuer de quelque manière dans le gouvernement de la province. Ces empiétements se firent peu à peu et de la façon la plus naturelle. L’assemblée s’était permis d’abord, tout en rendant hommage au souvenir des empereurs morts, de décerner des flatteries à l’empereur vivant : c’était une preuve de zèle qui ne risquait pas de la compromettre et d’être blâmée. Toutes les fois qu’il arrivait au prince quelque événement extraordinaire, elle faisait partir des députés pour lui porter les vœux de ses fidèles sujets. C’est ainsi que la Gaule envoya complimenter Néron de la mort de sa mère. L’orateur Africanus, qui fut chargé de cette mission délicate, feignant de prendre au sérieux le péril que le prince prétendait avoir couru et la douleur qu’il avait éprouvée d’y échapper à ce prix, lui adressa ces mots, qui furent alors fort admirés : César, vos provinces des Gaules vous supplient de supporter votre bonheur avec courage[102]. A ces flatteries, qui ne pouvaient manquer d’être très bien accueillies, se joignirent bientôt des observations sur des sujets plus graves. Nous voyons Hadrien et Antonin répondre directement à des assemblées provinciales qui, sans doute, les avaient consultés sur la façon d’entendre des lois difficiles[103]. C’était les encourager à se prendre ait sérieux et à étendre leurs prérogatives ; aussi osèrent-elles plus tard faire parvenir au prince, au milieu de ces protestations de fidélité dont elles sont toujours prodigues, quelques réclamations sur les impôts qui les écrasent ou les magistrats qui les pressurent. Dès le début, elles s’étaient attribuées le droit fort innocent d’élever des statues à ceux de leurs membres qui s’étaient honorablement acquittés de leur charge, et aux fonctionnaires de tout ordre qui avaient eu l’occasion de rendre quelque service à la province. Parmi eux se trouvaient les gouverneurs, envoyés par l’empereur ou par le sénat, et qui étaient toujours fort avides de ces sortes d’hommages. Du moment qu’on autorisait la province à leur voter des félicitations, il était inévitable qu’elle en vînt un jour à leur infliger un blâme, quand elle croyait avoir à s’en plaindre. C’était lui accorder un véritable contrôle sur eux. Déjà du temps de Néron, Thraséa se plaignait amèrement de l’orgueil des provinciaux qui se permettaient de juger leurs maîtres. Il rappelait qu’autrefois les étrangers tremblaient devant le moindre Romain. Au contraire, disait-il, c’est nous aujourd’hui qui caressons et qui courtisons les étrangers[104]. Mais ces reproches de Thraséa et les mesures qu’on prit à son instigation furent inutiles ; les assemblées provinciales conservèrent et même accrurent tous les jours leurs privilèges. La célèbre inscription gauloise, connue sous le nom de marbre de Thorigny, prouve qu’en 238 leur importance était considérable, que chacun des députés dont elles étaient composées recevait de ses commettants des instructions qu’il devait suivre, qu’elles osaient mettre les gouverneurs en accusation[105]. Il y avait donc dans ces assemblées le germe d’une sorte de représentation provinciale, et si ce germe ne s’est pas développé plus vite, c’est qu’évidemment les provinces n’y tenaient pas. Entre les franchises municipales, auxquelles on était fort attaché, et la grande unité de l’empire, il n’y avait guère de place pour ces centres intermédiaires qui rappelaient aux différents peuples une nationalité restreinte à laquelle ils avaient facilement renoncé en se faisant Romains. C’est seulement aux derniers jours de l’empire, quand le lien qui unissait tous les peuples entre eux fut près de se rompre, que ces sortes de diètes particulières prirent une grande importance politique, et qu’autour d’elles on vit peu à peu renaître ces nationalités distinctes qui s’étaient effacées devant la domination romaine, et qui se reformaient en silence, au moment où Rome allait périr, pour être prêtes à lui succéder. Mais, sous les premiers Césars, les assemblées provinciales n’avaient guère que des attributions religieuses. Le culte des empereurs fut longtemps leur principale et presque leur seule occupation. Elles ne se réunissaient que tour faire des sacrifices solennels ou donner des jeux somptueux en l’honneur du prince. Le magistrat que les députés élisaient pour les présider prenait le titre de flamine ou de prêtre : ce nom indique la nature des fonctions qu’il avait surtout à remplir.

Le culte de Rome et d’Auguste, tel qu’il était célébré au nom de la province et par ses députés, avait un caractère particulier dont il importe de se rendre compte. Quoiqu’on l’eut établi en l’honneur du fondateur de l’empire et de son vivant, ce n’était pas tout à fait un homme qu’on adorait, et ce nom d’Auguste avait pris avec le temps une signification plus étendue et plus complexe. Les prêtres de la province d’Espagne citérieure, quand on leur donnait leur titre complet et officiel, s’appelaient flamines de Rome, des empereurs morts et de l’empereur vivant, flamen Romæ, divorum et Augusti[106]. Ce titre très développé, et qu’on abrégeait dans l’usage de diverses façons, nous fait comprendre quel sens on attachait au culte impérial dans les provinces. Il n’avait pas un caractère uniquement personnel ; il s’adressait moins à tel ou tel César en particulier qu’à la dignité impériale dans son ensemble : c’était l’adoration du pouvoir monarchique ; on lui rendait hommage dans la personne des princes à qui l’on croyait que leurs vertus avaient mérité le ciel, mais encore plus dans celle de l’empereur qui régnait. Tandis qu’à Rome on éprouvait d’ordinaire quelque répugnance à diviniser l’empereur vivant, c’est au contraire à lui que s’adressaient sans détour les prières des provinces[107]. Il représentait plus directement Rome et sa puissance ; or rien n’avait plus frappé le monde que la puissance romaine. Les peuples disposés à voir toujours la main de Dieu dans le succès, et qui, à toutes les heures et dans tous les lieux, invoquaient alors la fortune comme par un concert unanime[108], devaient être frappés d’une sorte de terreur superstitieuse en présence d’une si longue suite de victoires et devant la conquête de l’univers. D’ailleurs ce pouvoir irrésistible était en même temps un gouvernement tutélaire. Après avoir conquis le monde, il le maintenait en paix ; il avait pris l’Occident barbare et l’avait civilisé, il lui donnait le bien-être et l’aisance ; il arrêtait ce flot d’ennemis que par moments on entendait gronder derrière le Rhin. Est-il surprenant que la reconnaissance des peuples l’ait pris pour une des formes de la Providence et l’ait adoré sous ce nom[109] ? Rendre un culte à la puissance romaine personnifiée dans l’empereur régnant et dans ses prédécesseurs divinisés, c’était faire une sorte de profession de foi solennelle par laquelle on reconnaissait l’autorité de l’empire. Dans les pays où les légions pénétraient pour la première fois, elles commençaient par élever un autel à l’empereur pour en prendre possession, comme aujourd’hui les soldats y plantent leur drapeau, et les peuples y venaient prier quand ils voulaient faire acte de soumission. Tel était, sous Auguste, cet autel des Ubiens, élevé en pleine Germanie, et dont le beau-frère d’Arminius était prêtre[110] ; tel était aussi ce temple de Claude en Bretagne, où l’on donnait des fêtes qui épuisaient la fortune des Bretons[111]. Tacite nous dit qu’il blessait les yeux des patriotes de la contrée, comme le signe insolent de la domination étrangère. Au contraire, les nations que Rome s’était assimilées après les avoir vaincues, et qui acceptaient son autorité sans répugnance, tenaient à célébrer avec empressement le culte impérial pour faire voir qu’elles étaient franchement devenues romaines. Les inscriptions de Lyon nous montrent que les petits-fils de ces Gaulois qui avaient résisté avec le plus d’énergie à César briguaient l’honneur d’être les prêtres de son successeur[112]. Dans le temple de Tarragone, les génies des principales contrées de la province étaient rangés autour de l’autel d’Auguste, comme pour se mettre sous la protection et à l’ombre du pouvoir impérial[113]. Le culte de Rome et d’Auguste n’était donc en réalité que l’adoration de la puissance romaine et de l’empereur qui la représentait, qu’une sorte d’acte public de reconnaissance et de soumission pour ce gouvernement Protecteur sous lequel le monde vivait en paix.

C’est ce qui explique qu’il ait pris si vite une si grande extension. La plupart des autres cultes n’étaient que des dévotions particulières et personnelles auxquelles on se livrait selon ses croyances ou ses besoins, et qui n’engageaient qu’autant qu’on le voulait bien ; celui-là s’imposait à tout le monde : tous les habitants étaient tenus d’y prendre part, en tant qu’ils jouissaient de la paix romaine et qu’ils vivaient sous la protection de l’empire. Aussi le temple d’Auguste appartenait-il à toute la province ; il était construit et réparé à frais communs ; on levait des contributions sur lotit le monde pour subvenir aux dépenses des fêtes. C’était le seul culte qui pût avoir un caractère aussi général. Chaque grande ville avait ses sanctuaires, objet d’une vénération plus ou moins ancienne et étendue, mais dont l’administration et les cérémonies ne concernaient pas les villes voisines. M. Waddington fait remarquer, à propos de la province d’Asie, qu’il n’y a pas d’exemple qu’elle ait élevé un temple à une divinité de l’Olympe. Ce n’était pas possible, dit-il, Éphèse aurait réclamé la préférence pour Artémis, Pergame pour Esculape, Cyzique pour Proserpine[114]. On ne pouvait se mettre d’accord que sur le culte de l’empereur, que toutes les villes reconnaissaient et respectaient également. Ce fut une raison de plus pour ce culte de prendre une grande importance. Tandis que l’autorité des autres prêtres était enfermée dans le lieu où ils exerçaient leurs fonctions, celle du flamine de Rome et d’Auguste, choisi par la province, s’étendait à la province entière. Il était donc en fait au-dessus des autres ; il le devint en droit quand la lutte avec le christianisme donna aux empereurs la pensée de créer une hiérarchie sacerdotale dans le clergé païen. Les grands prêtres des provinces reçurent alors l’autorité sur les prêtres des campagnes et des villes et le droit de juger leurs actes[115]. Ce n’est pas assez, écrivait Julien au grand prêtre de la Galatie, que tu sois seul irréprochable ; tous les prêtres de la province doivent l’être comme toi. Menace, persuade pour les rendre vertueux, ou bien destitue-les de leur ministère sacré, s’ils ne donnent pas, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs, l’exemple du respect envers les dieux[116]. Ils devinrent donc alors, c’est Julien qui nous l’apprend, les chefs officiels du paganisme[117], et l’on peut jusqu’à un certain point prétendre que toute la religion romaine, dans le dernier combat qu’elle livra aux chrétiens, se groupa autour du culte de Rome et d’Auguste.

Au-dessous du culte impérial de la province, il y avait celui des municipes : les cérémonies qui se célébraient d’une façon si pompeuse à Tarragone, à Lyon et dans les autres capitales, se reproduisaient avec un peu moins d’éclat dans toutes les villes importantes de la contrée ; il n’y en avait pas où l’on n’eût élevé des autels, institué des prêtres, établi des jeux et des fêtes en l’honneur des Césars[118]. Le culte des municipes avait quelquefois un caractère plus personnel que celui des provinces ; il arrivait que les divers empereurs divinisés y étaient adorés à part. Quand on avait reçu de l’un d’eux quelque bienfait, quand on voulait effacer le souvenir d’une faute qu’on avait commise à son égard[119], quand on pensait faire ainsi plaisir à son successeur, on s’empressait de lui construire un temple et d’y nommer des prêtres. Mais souvent cette première ferveur ne durait pas ; ces temples qu’on m’ait entrepris de bâtir étaient négligés après que l’enthousiasme des premiers jours s’était refroidi, ou lorsque la vérité, longtemps dénaturée par les mensonges officiels, commençait à se faire sur le nouvel hôte des cieux : on ne les achevait pas, ou bien on les laissait tomber en ruine[120]. Ceux des bons princes dont la mémoire n’avait rien à craindre du temps, lorsqu’ils étaient terminés, servaient d’ornement à la ville qui les avait fait construire. Les décurions s’y rassemblaient pour délibérer sur les affaires municipales, les corporations venaient y signer leurs décrets, et c’était souvent la beauté du temple qui conservait le souvenir du dieu[121]. Dans les villes riches, comme Ostie, et qui tenaient à montrer leur dévouement pour leurs maîtres, presque tous les empereurs divinisés avaient des temples distincts. Celles dont les ressources étaient moins abondantes, et peut-être aussi le zèle un peu moins vif, se trouvèrent bientôt embarrassées par le grand nombre des princes que la reconnaissance ou la servilité publique plaça dans le ciel. Il fut difficile, même aux mieux disposées, de bâtir un temple et de créer un service religieux pour chacun d’eux. On se contenta souvent de charger le même prêtre de les honorer tous ensemble : le titre qu’il portait s’allongeait à chaque apothéose nouvelle[122]. Quelquefois on construisait pour tous ces princes un temple commun dans lequel chacun avait sa chapelle particulière[123].

Mais, en somme, ces cultes d’empereurs isolés ne furent pas les plus nombreux. Ils n’ont jamais été très répandus que dans l’Italie et les provinces de l’Orient. On n’en trouve presque pas de trace en Espagne et en Afrique. Cette façon de trop personnifier l’apothéose, de rendre des honneurs divins à des gens dont la vie avait été si mêlée, répugnait peut-être au bon sens des peuples occidentaux. Ils aimaient mieux imiter dans les divers municipes ce qui se faisait au chef-lieu de la province : tous les hommages qu’ils voulaient rendre aux princes morts et à l’empereur vivant étaient souvent résumés par le culte de Rome et d’Auguste[124]. Les caractères que ce culte avait pris dans les assemblées provinciales, il lis garda dans chaque ville particulière ; là aussi il représentait les sentiments de reconnaissance et de soumission dont on était pénétré envers le pouvoir impérial ; il devint partout le culte officiel et général de la cité, et les prêtres en furent quelquefois désignés par le titre de flamines du municipe[125]. C’étaient toujours des personnages importants, qui avaient rempli toutes les charges municipales, ou qui s’étaient distingués parmi les fonctionnaires civils ou militaires de l’empire. Il n’est pas rare de voir un centurion ou un préfet de cohorte, revenu chez lui avec un congé honorable, devenir le prêtre des princes sous lesquels il avait combattu. Comme tous les autres magistrats municipaux, ceux-là ne recevaient pas de salaire ; au contraire, ils devaient payer une certaine somme en entrant en charge. La somme honoraire — honoraria somma —, comme on l’appelait, était sans doute réglée sur l’importance du municipe. En Afrique, elle variait de deux mille à dix mille sesterces (de 400 francs à 2000 francs). Mais un prêtre de Rome et d’Auguste ne pouvait guère se contenter de payer ce que la loi demandait ; qu’auraient pensé de lui ses compatriotes, s’il n’avait pas été plus généreux ? Aussi le plus souvent y joignait-il des munificences supplémentaires, des repas publics, des distributions d’argent, des jeux et des fêtes, s’il cherchait la popularité, des monuments qu’il faisait construire ou réparer, s’il préférait les travaux utiles. Un décurion d’une ville obscure de la Pannonie, pour reconnaître l’honneur qu’on lui avait fait en l’élevant au sacerdoce — ob honorem flaminatus —, bâtit tout un marché à ses frais, avec cinquante boutiques et des portiques à double étage[126].

Ce n’est pas Lotit, et le culte impérial descendait plus bas encore. Au-dessous des flamines de la province, nous venons de voir qu’il y avait ceux des municipes ; dans les municipes on avait organisé un culte spécial pour une classe particulière de citoyens auxquels leur naissance ou leur situation ne permettait guère de devenir prêtres de leur province ou de leur ville. C’est ce qui, d’après l’opinion générale, fut l’origine de la corporation des Augustales, qui était alors si importante et qui est si mal connue aujourd’hui[127].

On ne sait ni à quelle époque ni par qui furent institués les Augustales ; on ne devine qu’à moitié quelles étaient leurs véritables fonctions. Les historiens n’ont jamais daigné nous parler d’eux ; les inscriptions nous les font seules un peu connaître. Il est naturel de soupçonner qu’un lien quelconque les unissait à ces magistri Augustales ou magistri Larum augustorum, dont il a été question plus haut, et qui étaient chargés de rendre un culte aux Lares de l’État et au génie de l’empereur. On a la preuve qu’ils existaient obscurément du vivant d’Auguste[128] ; mais ils ne se sont développés qu’après lui. Tacite raconte qu’au moment de sa mort, et pendant que le sénat organisait le culte officiel du nouveau dieu, il se formait ; par un élan spontané, dans toutes les maisons de Rome, des associations religieuses pour honorer sa mémoire[129]. Ce mouvement se propagea partout, et l’on rencontre dans l’Italie et les provinces un grand nombre de ces adorateurs d’Auguste, occupés à rendre un culte à ses Lares, à ses images ou à ses vertus[130]. Il est assez naturel de rattacher à tons ces hommages publics et privés, sinon la création, au moins le développement des Augustales. Ce qui est sûr, c’est que dès les premières années du règne de Tibère, en 23, en 26, en 30, on les trouve déjà à Véies, à Pouzzoles, avec leur hiérarchie et leurs privilèges, avec l’organisation qu’ils ont fidèlement gardée jusqu’à la fin[131]. Quelques années plus lard, ils remplissaient l’empire. Une diffusion si rapide, un succès si général semble prouver que l’institution nouvelle devait répondre à quelque besoin du moment et la satisfaire. Quand nous parcourons les listes des Augustales, nous voyons qu’ils appartiennent presque tous à une même classe de citoyens : ce sont surtout des négociants, des industriels, des personnes engagées dans quelque commerce ou quelque métier, des patrons de navire, des entrepreneurs de théâtre, des orfèvres, des marchands de laine ou de pourpre, des marbriers, des tailleurs, des boulangers ; c’est un honnête fermier qui a fait valoir pendant cinquante ans le même bien[132] ; c’est titi aubergiste de Narbonne à l’enseigne du Coq[133] ; c’est même un cuisinier, mais un cuisinier excellent[134]. Ces gens étaient de ceux à qui la paix publique profite le plus ; aussi devaient-ils être plus reconnaissants que les autres à l’empereur qui la maintenait. On s’explique qu’ils aient tenu à lui rendre des hommages particuliers et que le culte spécial qu’ils avaient institué en son honneur soit devenu si vite florissant. Mais une autre raison encore explique ce succès. Le commerce, l’industrie, les métiers étaient à Rome et dans les provinces entre les mains des affranchis. Ces anciens esclaves, accoutumés à l’épargne et à la peine, à la fois habiles et peu scrupuleux, avaient supplanté presque partout le petit négociant libre. Plusieurs étaient arrivés à faire de grandes fortunes. Comme c’est l’usage, avec les richesses, le goût des honneurs et des distinctions leur était venu. Malheureusement pour eux, les lois des républiques anciennes, même des plus libérales, ne leur étaient pas favorables ; elles avaient été faites presque partout sous des influences aristocratiques, elles écartaient des dignités publiques tous ceux qui avaient été déshonorés par l’esclavage. Exclus sévèrement des plus humbles fonctions municipales, les affranchis furent bien forcés de chercher ailleurs le moyen de satisfaire leur vanité. C’est dans ce dessein qu’ils se faisaient agréger à la corporation des Augustales. Ils étaient très fiers d’en faire partie, ils en souhaitaient les charges avec d’autant plus d’ardeur qu’ils ne pouvaient pas en avoir d’autres, et quand ils les avaient obtenues, ils prenaient soin de le faire savoir à leurs contemporains et à la postérité : sur le tombeau que d’ordinaire ils se bâtissaient d’avance on disait qu’ils étaient arrivés aux plus grands honneurs auxquels un affranchi pût prétendre[135].

Ces honneurs n’étaient pas les mêmes partout. Les dignitaires des Augustales portaient quelquefois le nom de questeurs et d’administrateurs — quæstores, curatores — ; mais le plus souvent ils étaient ait nombre de six et s’appelaient seviri. Ce qu’il importe de constater, c’est que leurs fonctions étaient doubles et que la corporation avait à la a fois un caractère religieux et civil. On trouve gravés sur la tombe de quelques-uns de ses membres le vase et la coupe qui sont les insignes du sacerdoce[136] ; on nous dit de l’un d’entre eux qu’il a vécu quatre-vingt-quatre ans et qu’il a exercé ses fonctions sacerdotales pendant quarante-cinq ans[137]. Ainsi l’Augustale était une sorte de prêtre, et, comme son nota semble l’indiquer, un prêtre des Césars. L’adoration des empereurs divinisés a dû toujours être une des occupations de la compagnie[138] ; elle formait, pour ainsi dire, le dernier échelon du culte impérial dans les provinces. Cependant l’importance civile des Augustales a semblé de bonne heure effacer un peu leur caractère religieux. Les Augustales faisaient partie de l’administration de la cité, ils étaient placés sous la dépendance directe des décurions, qui formaient le conseil du municipe. Ce n’est pas tout à fait un collège ordinaire, une de ces associations comme les villes alors en contiennent tant, c’est un ordre à part — ordo Augustalium —, qui se place entre les décurions et le peuple ; et comme cet ordre représente l’industrie et la fortune, on voit bien qu’il est l’objet de tous les égards. Ces affranchis, qui, individuellement, ne peuvent arriver à aucun honneur municipal, réunis en corporation, prennent le pas sur les hommes libres de la plèbe[139]. Dans ces repas publics que tous les habitants d’une ville faisaient ensemble aux frais de quelque citoyen généreux, les Augustales sont placés immédiatement après les décurions. Ils reçoivent quelquefois autant qu’eux dans les libéralités qui suivent ordinairement le festin ; dans tous les cas, ils sont toujours mieux traités que les autres associations et que le peuple. L’Augustale, quand il était nommé, devait, comme les famines et les autres magistrats municipaux, payer une somme honoraire qui était fixée d’avance. Il payait, et bien davantage, s’il obtenait la dignité de sévir, et il était tenu d’ajouter encore à la somme exigée, quand sa fortune lui permettait d’être libéral[140]. Ses générosités n’étaient pas bornées à ses confrères : comme la corporation avait pris une place importante dans la cité, elles devaient s’étendre à tous ses concitoyens. Le peuple le savait bien ; il lui arrivait de provoquer la munificence du nouvel élu et de lai indiquer ce qu’il attendait de lui[141]. C’étaient quelquefois des établissements d’utilité publique, un marché avec des colonnes[142], des chemins construits eu réparés ; c’étaient des distributions de vin et de gâteaux[143], des combats de gladiateurs, des courses de chevaux, des jeux scéniques. Ces libéralités finissaient par être ruineuses et l’un cherchait parfois à s’y soustraire : nous voyons un personnage important de l’Espagne léguer une certaine somme à son municipe à condition que ses affranchis seront dispensés des charges du sevirat[144]. Il arrivait aussi que, lorsqu’on voulait flatter quelqu’un, on le nommait sevir en l’exemptant de payer la somme honoraire ; les monuments ont grand soin de relater cette distinction flatteuse, et un convive de l’opulent Trimalcion disait à sa table, pour s’en faire accroire, qu’il avait été fait sevir gratis[145]. C’était un honneur dont on était fier ; ce n’était pas une économie, car on était forcé de le reconnaître par un présent plus considérable. En outre, les Augustales devaient fournir des cotisations annuelles pour les dépenses de la société. Comme toutes les autres associations, ils eurent, au moins à partir des Antonins[146], une caisse commune ; ils recueillirent des héritages, ils possédèrent des champs[147], des vignes qui leur donnaient de quoi boire dans leurs repas de corps[148], des salles de réunion dont la beauté répondait à la dignité du municipe qu’ils habitaient[149]. Dans une petite ville de la Campanie, ils achètent un établissement de bains avec tous ses édifices[150]. C’était une association puissante, riche, honorée. Les simples Augustales portaient des ornements particuliers qui les faisaient reconnaître[151] ; ils avaient au théâtre des places séparées, comme les chevaliers à Rome[152]. Quelques-uns obtenaient des décurions, par un décret flatteur, le droit d’y faire apporter un siége d’une forme particulière qu’on appelait bisellium et qui représentait dans les municipes les chaises curules des magistrats romains[153]. La loi ne permettait pas à la plupart d’entre eux d’arriver aux fonctions publiques, mais on tournait la loi : s’ils ne pouvaient pas être décurions ou édiles, on leur accordait la permission de se revêtir des ornements des édiles et des décurions[154]. Ces concessions qu’on leur fait, cette considération qu’on leur témoigne, ont été regardées par quelques écrivains comme une tentative pour réhabiliter le commerce et l’industrie que les Romains ne négligeaient pas, parce qu’ils tenaient beaucoup à la fortune, mais que jusqu’à l’empire ils avaient médiocrement honorés. Il faut y voir au moins la preuve que les négociants et les gens de métier prirent en ce moment plus d’importance, et qu’ils cherchèrent à se faire une place officielle et reconnue dans l’État. Remarquons que c’est sous le prétexte et à l’ombre du culte impérial qu’ils y sont arrivés.

Voilà comment ce culte avait été organisé en dehors de Rome : on voit combien tout était ménagé pour le faire bien accueillir et le rendre populaire. Par une série d’institutions diverses qui s’adressaient aux différentes classes de la société il l’embrassait tout entière. A chaque fois il avait eu l’habileté de s’appuyer sur des traditions respectables et des aspirations légitimes, de se confondre avec elles et de les faire tourner à son profit. Il représentait au chef-lieu de la province ce qui restait de la nationalité des peuples soumis ; il résumait la vie municipale dans ta cité ; il donnait le moyen au commerce et à l’industrie d’obtenir les distinctions qu’ils souhaitaient et dont ils étaient privés. Oui le regarde ordinairement comme un des produits les plus honteux de la servitude ; il a été au contraire assez adroit pour lier partout sa cause à celle de la liberté. N’est-il pas naturel qu’en se présentant ainsi aux provinciaux, il en ait été si bien accueilli ?

 

— V —

Après avoir cherché quelles furent les conséquences politiques du culte des Césars, il serait intéressant de connaître quel en était le caractère religieux. Faut-il croire qu’il ait été jamais pratiqué d’une façon sincère, ou n’était-ce qu’une hypocrisie et qu’un mensonge qui se sont étendus à tout l’univers et qui ont duré trois siècles ? Cette dernière opinion panait d’abord la plus vraisemblable ; il semble qu’il n’était guère possible d’adresser sérieusement ses prières au dieu Claude et à la déesse Faustine, et que la servilité publique peut seule expliquer les hommages qu’on leur prodiguait. Sans doute dans ces hommages la part de la flatterie était grande ; il y a pourtant quelques distinctions à faire entre les adorateurs des Césars, et tous n’apportaient pas à leurs autels les mêmes dispositions. On vient de voir que bien des raisons diverses avaient donné au culte impérial une grande popularité dans les provinces. Les fêtes des empereurs divinisés y étaient célébrées avec des explosions de joie dont les Pères de l’Église nous ont conservé le souvenir. Aucune autre cérémonie religieuse n’avait autant d’éclat et ne réunissait plus de fidèles. Les statues des Césars, dit Méliton, sont plus vénérées que celles des anciens dieux[155]. Le caractère que ce culte avait pris chez les provinciaux était de nature à blesser un peu moins les consciences délicates. Ce n’était pas tout à fait, nous venons de le voir, l’adoration d’un homme, et les honneurs qu’on lui rendait s’adressaient plutôt à son autorité qu’à sa personne. En adorant la paissance impériale — numen augustum —, on prétendait surtout faire un acte de reconnaissance envers un pouvoir qui tenait le monde en paix et auquel on croyait devoir la sécurité, la civilisation et la gloire. C’était une profession de foi publique par laquelle on témoignait solennellement qu’on était heureux d’être Romain. Quand on se rappelle combien l’Espagne, les Gaules, la Bretagne eurent de peine à cesser de l’être, quels déchirements cruels éprouvèrent tous ces peuples quand il leur fallut se séparer de l’empire, et que de fois, même après qu’ils eurent reconstitué leurs nationalités distinctes, le souvenir de la grande unité brisée agita leur imagination pendant les tristesses du moyen âge, on est forcé d’avouer que ces hommages dont ils comblaient la domination romaine, pendant qu’ils en recueillaient les bienfaits, ne devaient pas manquer tout à fait de sincérité.

Il en est de même de ceux des soldats. La discipline, qui resta si forte chez eux jusqu’à la fin, les accoutumait à respecter leurs chefs, surtout ce chef éloigné qu’ils ne voyaient guère, mais auquel ils faisaient honneur de leurs victoires et dont le nom résumait pour eux le devoir et la patrie. Ils éprouvaient pour lui une sorte de dévouement passionné ; non seulement ils le servaient avec zèle, mais ils l’aimaient aveuglément, ils ne voulaient pas croire à ses faiblesses ni à ses crimes : Néron lui-même conserva jusqu’à la fin tout son prestige sur eux. Aussi a-t-on remarqué que pendant longtemps les armées ont refusé de trahir leurs empereurs et qu’elles ont opiniâtrement défendu même les plus mauvais. Divers indices nous montrent qu’elles étaient assez disposées à les regarder, même de leur vivant, comme des dieux. Nous savons que les soldats rendaient un culte à leurs drapeaux : C’étaient, dit Tacite, les divinités particulières des légions[156] ; et naturellement l’image des empereurs, gravée sur les enseignes, était adorée avec elles. L’apothéose ne les surprit donc pas, ils y étaient préparés, et nulle part peut-être elle ne fut plus facilement acceptée que dans les camps. Germanicus était sûr le toucher le cœur de ses légions révoltées en leur montrant le divin Auguste qui les contemplait du haut du ciel[157]. Ainsi chez les provinciaux, chez les soldats, chez tous ceux qui, ne voyant l’empereur que de loin, ne le connaissaient que par sa puissance, citez les pauvres gens que l’ignorance rend plus naïfs et parmi lesquels la vérité ne pénètre guère, la divinité du prince devait rencontrer moins d’incrédules. Comme ils étaient tentés de le croire d’une nature supérieure à l’homme pendant qu’il vivait, ils acceptaient sans peine qu’il fut un dieu après sa mort. Le zèle et la sincérité de tous ces adorateurs obscurs ne peuvent pas être mis en doute : ils nous en ont laissé la preuve dans une foule de monuments modestes, de cippes, d’autels grossiers, qui portent, en un latin souvent barbare, des marques authentiques de leur dévotion.

C’est surtout parmi les gens éclairés que devaient se trouver les incrédules. Dans ces salons de Rome où l’on était si clairvoyant et si frondeur, où l’on se piquait de n’être pas dupe, de savoir le secret des affaires, de démêler les motifs cachés des actions, on connaissait trop bien les faiblesses des meilleurs princes pour ne pas accueillir leur apothéose avec un sourire. Il nous est bien difficile de nous figurer ces gens d’esprit, dont la naïveté n’était pas le défaut, ces lettrés, ces philosophes, ces sénateurs, déconnant le ciel à un empereur dont ils étaient souvent bien heureux d’être débarrassés, et l’on se demande comment ils pouvaient tenir leur sérieux quand ils allaient solennellement adorer ce dieu qu’ils venaient de faire. C’est là surtout qu’il est curieux de chercher l’effet produit par l’apothéose des Césars, de se rendre compte des répugnances qu’elle dut soulever et de la façon dont on essaya de s’accommoder avec elle.

A ne juger les choses que par le dehors et en ne consultant que le témoignage des écrivains de cette époque, il semble que l’apothéose d’Auguste ait été, dès les premiers jours, aussi bien reçue à Rome que dans les provinces et qu’elle n’ait pas trouvé plus d’incrédules chez les lettrés que parmi les ignorants. L’historien Velleius n’en parle qu’avec une emphase tout orientale[158]. Valère Maxime trouve que les Césars sont des dieux plus authentiques que les vieilles divinités de l’Olympe : les autres, dit-il, nous en entendons seulement parler, tandis que, ceux-là, nous les voyons ![159] Manilius va plus loin encore ; cette façon d’augmenter le nombre des habitants du ciel lui parait une des preuves les plus manifestes de la puissance de l’homme : Il en est venu, dit-il, à faire des dieux ![160] Cependant, malgré cet enthousiasme apparent des littérateurs et des portes, il devait rester aux personnes sensées bien des scrupules. Ce débat contradictoire que Tacite imagine au moment de la mort d’Auguste entre ceux qui l’exaltent et ceux qui l’attaquent ne manque pas de vraisemblance[161]. Il s’était passé au début de cette longue vie des événements dont le vulgaire ne se souvenait plus, mais que les gens éclairés ne pouvaient pas aussi facilement oublier, et qui devaient étrangement troubler leur piété quand ils s’approchaient de l’autel du nouveau dieu. Il était difficile à ses proches parents eux-mêmes d’être tout à fait sincères dans les honneurs dont ils comblaient sa mémoire. On lui avait bâti un temple dans le Palatin, dont Livie s’était instituée la prêtresse ; Tibère lui faisait un sacrifice un jour qu’Agrippine vint l’aborder pour se plaindre[162]. Mais Tibère et Livie l’avaient vu de trop près pour avoir une foi bien solide dans sa divinité. Son culte ne s’accomplissait pas moins avec le plus grand sérieux, et il eût été fort imprudent de le négliger. L’année même de sa consécration, on poursuivit devant le sénat des chevaliers romains coupables de quelque irrévérence envers lui[163]. Un peu plus tard, les habitants de Cyzique perdirent la liberté, dont ils jouissaient depuis la guerre de Mithridate, pour ne l’avoir pas fêté aven assez de zèle[164]. Une fois institué, son culte fut donc rigoureusement maintenu ; les rigueurs devinrent même bientôt inutiles, et cette répugnance que quelques personnes témoignaient pour y prendre part dut s’affaiblir avec le temps. Dion rapporte que sa perte fut d’abord assez légèrement supportée, mais qu’on le regretta beaucoup dans la suite, quand on le vit si mal remplacé[165]. Sa divinité dut gagner quelque chose à ce retour de popularité ; les crimes de Tibère et de Caligula lui donnèrent des adorateurs mieux disposés, et Sénèque lui-même, qui d’ordinaire traite si mal l’apothéose impériale, dit, en parlant d’Auguste : Pour croire qu’il est un dieu, nous n’avons pas besoin qu’on nous y force[166]. Malheureusement pour lui, le sénat crut devoir bientôt lui donner un collègue qui n’était guère digne d’un si grand honneur. C’était ce pauvre Claude, que sa femme, dit Juvénal, précipita dans le ciel[167] en lui faisant manger de cet excellent plat de champignons après lequel il ne mangea plus rien. Il était bien difficile, quand on avait comme Claude, d’être fermement convaincu de sa divinité. Aussi Néron lui-même ne prit-il pas la peine d’achever le temple qu’on faisait construire en son honneur[168] ; ce qui ne l’empêcha pas, quelques années plus tard, quand il perdit sa fille qui n’avait que quelques jours, de la mettre au ciel sous le nom de diva Virgo. Il décerna ainsi les honneurs divins à Poppée, après l’avoir tuée d’un coup de pied. La nouvelle déesse fit même bientôt une illustre victime : les deux principaux griefs que les délateurs alléguaient contre Thraséa, et qui amenèrent sa perte, étaient de ne jamais sacrifier pour la conservation de la voix céleste du prince et de ne pas croire à la divinité de Poppée[169].

C’était vraiment abuser de la crédulité du public que de vouloir faire adorer Claude et Poppée. Le discrédit dont les nouveaux dieux étaient l’objet rejaillit sur l’institution elle-même. Jusque dans le palais du prince on en parlait légèrement. Tacite représente un des amis de héron qui, en lui conseillant de tuer sa mère, ajoute, avec une ironie d’homme du monde, qu’il fera bien, après l’avoir tuée, u de consacrer à sa mémoire un temple, des autels, et tous les honneurs bé peut éclater la tendresse d’un fils[170] ». L’apothéose n’a jamais été plus compromise auprès des gens éclairés qu’à ce moment. La littérature elle-même, qui lui avait été jusque-là si complaisante, ose devenir sévère pour elle. L’écrivain à la mode, Sénèque, avait été obligé par ses fonctions de faire au nom du prince qu’il avait élevé un panégyrique éloquent de Claude, qu’il détestait. Il se vengea de la contrainte qu’il s’était imposée en composant coutre lui une des satires les plus vives et les plus gaies que l’antiquité nous ait laissées. Il le représentait qui monte an ciel clopin-clopant, et qui finirait même par s’y établir, grâce à la protection de Mercure, et Auguste, qui voit tout le tort qu’un pareil collègue peut faire à sa divinité, ne le faisait précipiter dans les enfers. L’ouvrage est fort agréable ; à l’exception des amis personnels du prince, et il ne devait guère lui en rester depuis qu’il était mort, il amusa sans doute tout le monde. Il n’est pas douteux qu’on n’en ait été très satisfait au Palatin ; qu’Agrippine, que Néron surtout, qui y était très délicatement loué, ne se soient reposés en le lisant de ces grands airs de fils désolé et de veuve inconsolable qu’ils étaient forcés de prendre tonte la journée. Le succès de la satire de Sénèque était fâcheux pour l’apothéose impériale ; vers le même temps, elle fut attaquée avec plus de vigueur encore par Lucain, Au commencement de la Pharsale, Lucain avait promis le ciel à Néron, dont il était alors le favori ; il changea de langage, quand il eut encouru sa colère. Dans les derniers livres de ce poème, qu’il composait en silence et où il mettait toutes les rancunes de sa vanité blessée, il reprochait amèrement aux dieux d’avoir abandonné la cause de la liberté, mais il annonçait qu’ils en seraient punis : ne sera-ce pas pour eux la plus cruelle des humiliations de voir qu’on ose mettre les Césars dans tour compagnie ? La guerre civile, disait-il, placera nos tyrans à côté des dieux. On mettra la foudre aux mains des morts, on ornera leurs tètes de rayons lumineux, et dans ses temples Rome jurera par des ombres ![171]

Ces railleries et ces invectives devaient, à ce qu’il semble, déconsidérer tout à fait l’apothéose, et il était naturel que la foi à la divinité des Césars allât tous les jours en s’affaiblissant. Ce fut pourtant le contraire qui arriva. Cette dévotion, comme toutes les autres, parut prendre plus de force à la fin du premier siècle ; elle est alors plus aisément acceptée de tout le monde, les attaques contre elle deviennent tous les jours plus timides et plus rares[172], et elle atteint son apogée sous le règne des Antonins.

Ce qui rendit à l’apothéose impériale une partie de l’autorité qu’elle avait perdue, c’est sans doute que, pendant cette période, elle eut la chance de s’égarer moins souvent sur des princes indignes. Il n’était plus question, on le comprend, de la divinité de Poppée, qui ne survécut pas au règne de Néron ; celle de Claude était aussi fort ébranlée. Dans la loi royale qui conférait à Vespasien les prérogatives souveraines, on n’avait pas osé donner le nom de dieu au mari malheureux d’Agrippine[173] ; Vespasien, qui était un prince conservateur et qui mettait sa gloire à maintenir les traditions, fit cesser cette irrégularité. Après tout, Claude avait été mis dans le ciel par un décret du sénat en bonne forme, il n’y avait pas de raison de l’en chasser. Son temple fut donc achevé, et dès lors il prit place à son rang dans les listes des empereurs divinisés[174]. Malgré le soin que Vespasien prenait de la divinité des autres, il était assez sceptique pour la sienne : on rapporte qu’il disait plaisamment, en se sentant mourir, qu’il était en train de devenir dieu[175]. Il devint dieu, en effet, ainsi que son fils Titus, et, comme ils avaient donné quelques années de repos à l’empire, l’empire, on récompense, ne leur marchanda pas les autels. Il y eut bien encore dans la suite quelques scandales à propos de l’apothéose : on éleva des temples au bel Antinoüs, et l’on établit en son honneur des fêtes et des mystères pendant lesquels il était censé faire des miracles ; mais il faut bien faire remarquer qu’il ne reçut jamais de consécration officielle et que son culte ne fut guère répandu que dans la Grèce et l’Orient[176]. D’ordinaire les dieux que faisait le sénat étaient plus sérieux. En imposant à la vénération de l’empire des princes comme Nerva, Trajan au Antonin, on était sûr de ne pas choquer l’opinion publique. Aucun dieu n’a jamais été plus fêté que Marc-Aurèle. Non seulement, dit son historien, les gens de tout âge, de tout sexe, de toute condition, lui rendirent les honneurs divins, mais on regarda comme un impie celui qui n’avait pas quelque image de lui dans sa maison. De nos jours encore (deux siècles après la mort de Marc-Aurèle) beaucoup de familles conservent ses statues parmi leurs dieux pénates, et il ne manque pas de gens qui prétendent qu’il leur apparaît eu songe pour leur donner de bons avis et des oracles certains[177].

Je ne vois pas de raison de suspecter la sincérité de ces hommages. Les gens qui, sous Constantin, rendaient un culte à Marc-Aurèle n’avaient rien à attendre du pouvoir ; leur dévotion était tout à fait désintéressée, elle ne s’explique que par la foi. Pline le jeune disait à Trajan : Vous avez divinisé votre père, non pas par vanité ni pour braver le ciel, mais parce que vous le croyez dieu[178]. L’affirmation est formelle ; ou bien il faut accuser Pline de mensonge effronté, ou il faut admettre que Trajan croyait à la divinité de Nerva. S’il nous paraît surprenant qu’il y ait cru, c’est que nous oublions toutes les précautions qu’on avait prises pour ménager les scrupules des gens du monde au sujet de l’apothéose et le sons véritable qu’on y attachait. Il ne s’agissait pas à Rome, comme dans les provinces, de rendre nu culte à l’empereur vivant : Caligula et Domitien avaient exigé qu’eu les adorât, niais les bons princes se gardaient bien d’imiter leur exemple. Tant qu’ils étaient en vie, on se contentait d’adorer leur génie dont l’image était placée à côté de celle des princes divinisés ; encore les empereurs sages étaient-ils fort attentifs à ne pas permettre qu’on leur prodiguât trop cet honneur[179]. Après leur mort, le sénat leur décernait officiellement l’apothéose, et leur cuite se répandait dans l’univers. Les Hommages que la divinité nouvelle recevait de tout le monde étaient les mimes, plais les sens éclairés ne se faisaient pas d’elle la même idée que le vulgaire. En général, le vulgaire pensait que les Césars étaient des dieux comme les autres ; il leur attribuait la même puissance, et supposait qu’elle se révélait de la même manière, par des apparitions et des songes. Les gens éclairés, au contraire, mettaient lino certaine différence entre cris et les autres divinités : c’était pour eux quelque chose comme les héros ou demi-dieux des anciens Grecs. En somme ils ne leur accordaient pas plus de privilèges que les stoïciens n’en attribuaient à leur sage après sa mort. La philosophie du Portique enseignait que le ciel était le séjour et la récompense de ceux qui avaient bien vécu. Sénèque parle de cette coupe empoisonnée qui a transporté Socrate de la prison dans le ciel[180]. Il était, naturel qu’on y plaçât, en même temps que les sages, les princes qui avaient gouverné honnêtement un grand pays et qui avaient su se conserver vertueux dans ces positions élevées où la vertu court tant de risques. L’apothéose pour beaucoup de gens ne voulait pas dire autre chose. Le mot divus dont on se servait pour désigner l’empereur divinisé n’avait pas tout à fait la même signification que deus. Quoique dans l’origine il n’y eût entre ces deux ternies aucune différence, l’usage finit par en créer une : on se serrait du premier pour faire entendre que le prince était parmi les bienheureux à qui leur vertu avait mérité le ciel. C’est le nom dont plus tard en appela les saints dans l’Église chrétienne ; il devait avoir déjà parmi les païens un sens analogue. Ainsi, lorsque après la mort d’un prince le sénat lui avait accordé les honneurs divins, il pouvait bien être un dieu véritable pour le vulgaire, mais les gens éclairés le regard aient plutôt comme un saint que comme un dieu, et par ce détour les hommages qu’on lui décernait n’avaient rien de blessant pour la dignité divine. Le décret du sénat était une sorte de canonisation qui par certains côtés produisait les mêmes effets que celle que l’Église prononce après une délibération solennelle. Les amis de Marc-Aurèle, nous venons de le voir, plaçaient sa statue parmi leurs dieux pénates et rendaient un culte à sa mémoire ; c’est à peu près ainsi que Joinville établit dans la chapelle de son château un autel à saint Louis, son bon maître, où l’on devait chanter toujours en l’honneur de lui. Germanicus, en parlant à ses soldats, leur montre le divin Auguste s’intéressant, du haut du ciel, à la conduite de ses armées et aux destinés de son empire. Ce langage n’est pas très différent de celui de saint Ambroise, lorsque, sur la tombe de Théodose, il affirme que le grand empereur chrétien habite le séjour de la lumière et se glorifie de fréquenter l’assemblée des saints ; lorsqu’il nous fait voir Gratien qui vient le recevoir, qui l’embrasse, qui oublie sa mort cruelle en accueillant celui qui l’a si glorieusement vengée[181]. On comprend que de cette manière et avec ces restrictions les gens éclairés et religieux pouvaient accepter l’apothéose et adresser leurs prières à l’empereur divinisé, quand il avait été honnête, sans se faire trop de scrupules. Quant aux indifférents et aux incrédules, ils se mettaient encore plus à l’aise avec elle. Pline l’ancien trouve que c’est une vieille manière de témoigner aux gens sa gratitude[182], une sorte de compliment banal qui ne tire pas à conséquence ; aussi, quoiqu’il nie l’immortalité de l’âme et qu’il doute de l’existence des dieux, il n’hésite pas à nous représenter Vespasien le plus grand des princes qui aient jamais régné sur le monde, s’acheminant vers le ciel avec toute sa famille. Nous savons que certains philosophes adoraient Platon[183], et que le poète Silius Italicus rendait un culte à Virgile. Virgile et Platon étaient des écrivains religieux, dont il était naturel de faire des saints du paganisme ; ce qui est tout à fait surprenant ; c’est de voir Lucrèce, le violent ennemi des superstitions populaires, dans son admiration pour l’incrédule Épicure, le proclamer dieu : Deus ille fuit, deus, inclute Memmi. Évidemment ce n’est pour lui qu’une très violente hyperbole, destinée à faire comprendre et partager l’excès de son enthousiasme.

Il est donc vrai de dire que tons les gens qui vivaient alors sous la loi romaine, à tous les degrés de la société, ont témoigné une grande complaisance pour l’apothéose impériale, et que cette complaisance leur coûtait moins que nous ne sommes tentés de le croire. Les seules résistances sérieuses qu’elle éprouva lui vinrent des Juifs et des Chrétiens. Les Juifs avaient horreur d’adorer un homme. Ils ne permettaient pas aux légions de traverser Jérusalem avec leurs enseignes, parce qu’elles portaient l’image de l’empereur vivant et de ses prédécesseurs divinisés. Les Chrétiens n’étaient pas moins résolus. C’était d’ordinaire devant la statue du prince qu’on traînait leurs martyrs, et ils aimaient mieux mourir que de lui offrir de l’encens. Je n’appelle pas l’empereur un dieu, disait Tertullien, parce que je ne sais pas mentir et que je ne veux pas me moquer de lui... Je n’ai qu’un maître, qui l’est aussi de l’empereur ; il faut l’adorer, si l’on veut qu’il soit favorable à César. Gardez-vous de croire et d’appeler un dieu celui qui ne peut rien sans l’aide de Dieu[184].

L’apothéose, si rudement attaquée par les Chrétiens, survécut pourtant au triomphe de Christianisme ; mais en survivant, elle perdit de pins en plus sa signification ancienne. Dès le début, le culte des Césars avait un double caractère, religieux et civil ; il est facile de voir, à mesure qu’on avance, que la caractère civil l’emporte. Les temples de Renne et d’Auguste cessent peu à peu d’are des sanctuaires pour devenir des lieux de réunions politiques ; les prêtres des provinces ressemblent à des administrateurs ordinaires chargés des intérêts de leur pays ; les flamines des cités ne sont plus que des magistrats municipaux comme les autres, et l’on ne regarde ; la corporation des Augustales que comme tenu société de négociants réunis pour défendre leurs privilèges. Dans toutes ces institutions diverses, le culte impérial n’est bientôt qu’un prétexte : on a l’air de se rassembler pour des prières et des sacrifices ; en réalité, c’est pour s’occuper des affaires communes. Le caractère religieux de ce culte tendait donc tous les jours d s’effacer ; il acheva de disparaître quand le Christianisme fut triomphant. Les peuples honorèrent Constantin, lorsqu’il devint le maître de l’empire, comme ils en avaient l’habitude, en lui bâtissant des temples et en célébrant des jeux en son honneur. Constantin, quoiqu’il fût chrétien, accepta ces hommages ; il tint seulement à les dégager de tout mélange avec l’ancienne religion. Il conserva les jeux, dont l’habitude avait fait un besoin pour le peuple, mati on leur donnant un caractère profane. Nous avons défendu, dit-il, par une loi salutaire qu’on célébrât des rites impies, mais nous n’entendons pas interdire ces jeux qui réunissent les citoyens et entretiennent la joie publique[185]. Il répondit aux habitants d’Hispellum, qui demandaient à lui élever un temple, qu’il y consentait à condition que l’édifice qui devait porter son nom ne serait pas souillé par les pratiques coupables d’une superstition dangereuse[186]. Ce n’était donc plus qu’un monument civil, une sorte d’hôtel de ville, oit les décurions se réunissaient pour protester de leur dévoilement au prince et signer des décrets en son honneur. C’est ainsi que le culte impérial fut tout à fait sécularisé. de moment qu’il fut constaté que ce n’était plus qu’une manière détournée d’honorer l’autorité souveraine,le Christianisme eut moins de répugnance à le tolérer. Constantin et ses successeurs furent divinisés par un décret solennel du sénat ; ils eurent des temples et des prêtres, et il ne semble pas que ces hommages aient scandalisé les évêques ni Ies chrétiens rigoureux. Gratien, qui refusa le premier d’accepter les insignes du grand pontife, fut probablement aussi le premier qui ne reçut pas les honneurs divins après sa mort. L’apothéose a donc duré près d’un siècle encore après la défaite du paganisme[187].

Est-il même bien vrai de prétendre qu’elle ait tout à fait disparu avec Gratien et qu’il n’en reste plus de trace après lui ? Nous avons dit que les royautés chrétiennes qui remplacèrent l’empire essayèrent souvent de le continuer. Le Christianisme était d’ailleurs une religion amie de la discipline et de l’ordre ; il proclamait que l’autorité souveraine est une sorte d’émanation de la puissance divine, et il faisait un devoir de lui obéir. Dès le IIe siècle, son docteur le plus sévère disait : Nous rendons à l’empereur tous les honneurs qu’il nous est permis de lui rendre et qu’il lui est utile de recevoir ; nous le regardons comme un homme, mais un homme qui vient immédiatement après Dieu : il tient de Dieu ce qu’il possède, mais il n’est inférieur qu’à lui[188]. C’est à peu près de la même façon, on s’en souvient, que s’exprime Horace, lorsque, s’adressant à Jupiter, il lui demande de prendre César pour son lieutenant et de lui laisser gouverner le monde sous ses ordres. Quand le prince est à ce point au-dessus des hommes, il est bien près d’être en dehors d’eux ; s’il est l’objet particulier des faveurs célestes, s’il a été désigné par un décret spécial pour régner sur nu peuple, s’il tient d’en haut les qualités nécessaires pour y réussir, il n’est plus possible de le confondre avec le troupeau qu’il gouverne. C’est ainsi qu’à force de grandir l’autorité souveraine et de la rapprocher du ciel, il est arrivé quelquefois aux docteurs chrétiens de s’exprimer à peu prés de la même manière que les écrivains de l’ancienne Rome. Le prince, selon Pline le jeune, est pareil au plus rapide des astres : il voit tout, il entend tout, eu quelque lieu qu’on l’invoque, il y fait sentir à l’instant même sa présence et son secours. Sans doute, ajoute-t-il, c’est ainsi que la Père du monde en règle l’économie, lorsque, abaissant ses regards vers la terre, il daigne s’occuper des destinées des hommes[189]. Cette comparaison entre le prince et Dieu se retrouve dans Bossuet, et presque avec les mêmes figures : Considérez le prince dans son cabinet : de là partent les ordres qui font aller de concert les magistrats et les capitaines, les provinces et les armées. C’est l’image de Dieu, qui, assis dans son trône au plus haut des cieux, fait aller toute la nature... les méchants ont beau se cacher, la lumière de Dieu les suit partout ; quelque matin qu’ils se lèvent, il les prévient ; quelque loin qu’ils s’écartent, sa main est sur eux. Ainsi Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes ; il a des yeux et des mains partout ; les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe ; il a même reçu du ciel pour l’usage des affaires une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde ; ils vont les déterrer au fond des abîmes : il n’y a pas d’asile assuré contre une telle puissance ! Et il conclut en disant qu’il faut obéir aux princes comme à la justice même : ils sont des dieux et participent en quelque façon à l’indépendance divine[190]. Quand un évêque parlait ainsi, il ne faut pas s’étonner de ce qu’un courtisan osait faire ; les hommages d’un d’Antin et d’un La Feuillade avaient toutes les apparences d’un culte. Saint-Simon rapporte qu’à la dédicace de la statue de la place Vendôme on renouvela presque les fèces du paganisme. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, à cheval, à la tête des corps de la ville, y fit les tours, les révérences et autres cérémonies tirées et imitées de la consécration des empereurs romains. Il n’y eut à la vérité ni encens, ni victimes : il fallut bien donner quelque chose au titre de roi très chrétien. On peut donc dire que les sociétés qui professent que le pouvoir émane de Dieu et que l’autorité est divine arrivent souvent à placer ceux qui on sont revêtus au-dessus de l’humanité et sont sur la pentu de l’adoration monarchique. On n’échappe tout à fait à ce danger que lorsqu’on ne voit dans le pouvoir qu’une simple délégation populaire. Il semble que les Césars aient voulu réunir les avantages des deux régimes. Leur autorité leur venait du peuple, ils aimaient à le proclamer pour prévenir toutes les résistances ; mais ils essayèrent aussi de la rendre plus solide on lui donnant une consécration religieuse : c’est dans ce dessein qu’ils prétendirent être les mandataires de Dieu pendant leur vie et des dieux véritables après leur mort.

 

 

 



[1] S. Augustin, De civit. Dei, III, 4.

[2] Revue archéol., 1818, p. 340.

[3] Letronne, Inscriptions d’Égypte, I, p. 241.

[4] Cicéron, Pro Flacco, 25.

[5] Tacite, Annales, IV, 56.

[6] Tite-Live, XLIII, 6.

[7] Plutarque, Flamininus, 16.

[8] Tacite, Annales, VI, 18. La Grèce avait été jusqu’à diviniser un athlète vivant. Pline, Hist. nat., VII, 47.

[9] Cicéron, Epist. ad Quintum, I, 1.

[10] Di patrii, indigetes ! (Virgile, Géorgiques, I, 498.)

[11] Ennius, Annales, 119 (édit. Vahien) : Romulus in cœtum cum dis genitalibus œvum Degit.

[12] Cicéron, Fragm. de consolation, V, 2. Telle fut l’apothéose que le peuple décerna à Marius Gratidius de son vivait et qui lui coûta la vie (Cicéron, De officiis, III, 30 ; Sénèque, De ira, III, 18). Metellus fut aussi reçu à Rome comme un dieu, à son retour d’Espagne (Macrobe, Saturnales, III, 13, 7).

[13] Mens soluta quædam ae libora, segregala ab omni concretione mortali. (Cicéron, De consol.)

[14] Cicéron, De leg., II, 9 : Sos logo datos divos habento.

[15] Voyez par ex. Orelli, 4588 et 5087.

[16] Plutarque, Quæst. rom., 14. Tertullien, Apologétique, 12.

[17] Servius, Énéide, VI, 152.

[18] Orelli, 4047.

[19] Orelli, 4530.

[20] Renier, Inscr. de l’Algérie, 2510.

[21] Cicéron, De nat. deor., I, 15.

[22] Cicéron, De consol.

[23] Cicéron, Ad Att., XII, 86.

[24] C’était aussi l’opinion des théologiens de Rome Le savant Labéon, s’inspirant des doctrines étrusques contenues dans les Libri acheruntici, avait composé tout un traité sur les dieux qui avaient commencé par être des hommes (De diis animalibus). On pouvait, selon lui, faire de l’âme humaine un dieu, et c’est par la vertu de certains sacrifices que ce miracle s’opérait (Servius, Énéide, III, 168 ; Arnobe, Adv. gent., II, 62). Ces sacrifices étaient sans doute les rites mêmes des funérailles auxquels la religion accordait tant d’importance. Quand ils avaient été exactement accomplis, quand on n’avait omis aucune cérémonie aucune prière, l’âme du défunt prenait place parmi les dii animales. C’est ce qu’indique clairement cette inscription citée par M. Ritschl (Ind. lect. œstiv., 1853) : Molles colamus, namque opertis manibus Divina vis est œviterni temporis.

[25] Cicéron, De leg., II, 11 : Omnium quidem animos immortales esse, sed fortium honoruntque divinos.

[26] Horace, Carm., III, 2, 21 : Virtus recludens immeritis mori Cœlum.

[27] Lucain, Pharsale, IX, 5 et sq.

[28] Valerius Flaccus, Argon., I, 563 : Tendite in astra viri.

[29] Fabretti, Inscr., p. 742.

[30] Orelli, 7418.

[31] Cohen, Monn. imp. : Faustine jeune, 102.

[32] Dion, XLIII, 14, et XLIV, 6.

[33] Dion dit positivement qu’il en fut heureux (XLIV, 6). Il raconte ailleurs, il est vrai, que le premier jour de son triomphe son char s’étant brisé, il y vit un avertissement des dieux qui le rendit plus modeste, et qu’il refusa de faire usage de la plupart de ces honneurs excessifs (XLIII, 21). Les ennemis du sénat supposaient qu’on les lui avait prodigués pour la rendre odieux. Les amis de César auraient pu prétendre qu’il ne les avait acceptés que pour rendre le sénat ridicule.

[34] Nicolas de Damas, Vita Cæsar, 25.

[35] Suétone, Jules César, 88 : In deorum numerum relatus est, non ore modo decernentium, sed et persuasione vulgi.

[36] Philippiques, II, 43, et XIII, 19.

[37] Pline, Hist. nat., II, 24.

[38] Virgile, Bucoliques, IX, 47 : Ecce Dionœi processit Cæsaris astrum.

[39] Voyez la note de M. Mommsen, Corp. inscr. lat., I, p. 189.

[40] Dion, XLVII, 18.

[41] Dion, XLVIII, 14.

[42] Dion, LI, 15. Auguste autorisa, après Actium, Éphèse et Nicée à élever un temple à son père (Dion, LI, 20). On trouve des flamines divi Juli ou Juliani en Italie (Orelli, 390), en Algérie (Renier, Inscr. de l’Algérie, 2169) et ailleurs.

[43] Virgile, Bucoliques, V, 65.

[44] Dion, XLVIII, 48.

[45] Plutarque, Antoine, 24.

[46] Müller, Fragm. hist., III, p. 326.

[47] Plutarque, Antoine, 26. Malgré la séduction que l’Orient exerça sur lui, le soldat romain, goguenard et intéressé, se montre quelquefois chez Antoine. On raconte que, les Athéniens ayant proposé de marier le nouveau dieu à leur déesse Minerve, il les prit au mot, et demanda une dot de mille talents, qu’il se fit rigoureusement payer. (Sénèque, Suas., 1.)

[48] Appien, Bell. Civ., V, 132.

[49] Dion, LI, 20.

[50] Voyez Corp. Inscr. lat., II, p. 540, et l’article de M. Hübner publié dans le Hermès, I, p. 77 et sq.

[51] Dion, LIV, 82.

[52] Orelli, 2489.

[53] Quintilien, VI, 8, 77.

[54] Dion, LI, 20.

[55] Ce qui laisserait croire que l’autorité ne prit aucune détermination ou se contenta de fermer les yeux, c’est que le culte impérial, du vivant d’Auguste, ne fut pas organisé partout de la même façon. A Pompéi, les prêtres du nouveau dieu s’appellent sacerdotes Augusti (Mommsen, Inscr. Neap., 2231) ; à Préneste, flamines Cæsaris Augususti (Orelli 3874) ; à Pise, flamines Augustales (Orelli, 642). Dans cette ville, son temple porte le nom d’Augusteum ; à Pouzzoles, celui que lui élève ce Vedius Pollio, son ami, qui nourrissait ses murènes avec des esclaves, s’appelle Cæsareum (Orelli, 2509). Ces différences, si légères qu’elles soient, peuvent faire supposer qu’il n’y eut point d’acte officiel pour restreindre ou pour régler ce culte en Italie, comme il y en avait en Asie, et qu’on laissa chaque ville agir d’elle même et par une inspiration spontanée.

[56] Mommsen, Inscr. Neap., 557. Kellermann a prouvé que cette inscription était un fragment d’album d’une corporation vouée au culte d’Auguste de son vivant. O. Jahn, Spec. epigr.

[57] Par exemple, Aurelius Victor, De Cæsar., I et Tacite, Annales, I, 10.

[58] Suétone, Auguste, 52.

[59] Virgile, Bucoliques, I, 7.

[60] Virgile, Géorgiques, 7, 412.

[61] Horace, Carm., I, 2, 41.

[62] Horace, Carm., III, 5, 1.

[63] Horace, Carm., IV, 5, 16.

[64] Suétone, Auguste, 98.

[65] Virgile, Énéide, I, 291.

[66] Ovide, De Ponto, II, 8, 9.

[67] Ovide, De Ponto, IV, 9, 111.

[68] Horace, Épîtres, II, 1, 15.

[69] Voyez les Commentarii diurni de M. Mommsen dans le premier volume du Corp. inscr. lat. Du reste, cette habitude de diviniser les vertus d’un homme n’était pas nouvelle : les Grecs en avaient donné l’exemple. Cicéron écrit à son frère, gouverneur de l’Asie : In illis urbibus cum summo imperio et potestate versaris in quibus tuas virtutes conscratas et in deorum numero collocutas vides. (Epist. ad Quintum, I, 1.)

[70] Virgile, Énéide, VIII, 717.

[71] Voyez, pour cette institution, Egger, Historiens d’Auguste.

[72] Quoiqu’on ait prétendu le contraire, tout semble prouver que les magistri et les ministri faisaient partie de la même organisation. Ils consacraient ensemble des monuments aux Lares augusti, ils entraient en charge ensemble (Orelli, 1658 et 1659) et ils avaient la même ère (id., 9436). L’institution ne se répandit dans les provinces qu’avec quelques modifications. A Naples, des esclaves prennent place parmi les magistri (Mommsen, Inscr. Neap., 365) ; ailleurs on trouve des affranchis parmi les ministri (id., 369).

[73] Ce qui prouve que cette réforme fut regardée comme très importante, c’est qu’on en fit une ère nouvelle. Les magistri vicorum de l’époque suivante, pour dater leurs actes, comptent les années en partant de celle où leur magistrature avait été institués.

[74] Suétone, Tibère, 76.

[75] Orelli, 1530.

[76] C’est ce qui ressort du témoignage des écrivains. Asconius Pedianus (In oral. Cic. contra Pis., 4) dit formellement que les magistri vicorum présidaient aux jeux des carrefours. Ovide (Fastes, V, 140) identifie la chapelle du carrefour avec celle du vicus dans laquelle sont placés les Lares impériaux. Cependant une inscription de Spolette semble distinguer les compitales Larum aug. des magistri vicorum (Orelli, 1116) ; mais dans les municipes italiens les institutions de Rome ne furent pas toujours très exactement imitées.

[77] Orelli, 1387.

[78] Suétone, Auguste, 31. C’est Ovide (Fastes, V, 446) qui dit qu’Auguste avait donné les statues des Lares.

[79] Ovide (loc. cit.) dit que les Lares honorés dans les carrefours étaient les Lares præstites, c’est-à-dire les dieux protecteurs de l’État. Il n’y a donc pas moyen de croire, avec Reitferscheid (Ann. de l’inst. de corresp. arch., 1663), que c’étaient les Lares domestici d’Auguste.

[80] Horace, Carm., IV, 5, 30.

[81] Orelli, 782.

[82] Egger, Historiens d’Auguste.

[83] Orelli, 2483 : ... ceterœ leges huic aræ titulisquee eadem samto, quæ sunt aræ Dianæ in Aventino.

[84] Marini, Arv., tab. 82.

[85] Orelli, 686.

[86] Servius, Énéide, I, 730.

[87] Dion, LXIII, 90.

[88] Cohen, Monn. Imp. Commode, 63.

[89] Tacite, Annales, I, 8.

[90] Tacite, Annales, I, 73.

[91] Dion, LVI, 42. Ce bûcher se trouve figuré sur plusieurs médailles impériales, notamment sur celles d’Antonin et de Marc-Aurèle. Les beaux bas-reliefs de la colonne Antonine représentent aussi quelques-unes des cérémonies relatives à la consécration des empereurs. Sur deux des faces du piédestal on trouve reproduits les soldats avec leurs armes, les cavaliers avec leurs enseignes, qui courent autour du bûcher. Sur la troisième, un génie ailé, le génie de l’univers, selon Vignole (Columna Anton. Pii), ou celui de l’éternité, d’après Visconti (Mus. Pio-Clem., V, p. 181), emporte sur ses ailes Antonin et sa femme Faustine, divinisés tous les deux, et auprès desquels sont placés les deux aigles qui s’envolèrent du bûcher à leurs funérailles. Au-dessous du génie, Rome, dans son costume traditionnel, les regarde partir, et sur son visage se peignent à la fois la joie des honneurs qu’ils reçoivent et le regret de les perdre.

[92] Voyez, sur les sodales Augustales et les Flamines Augustales, le travail de M. Dessau dans l’Ephemeris epigraphica, III, p. 205.

[93] Dion, LVI, 43. Tacite, Annales, I, 10.

[94] Tacite, Annales, I, 3.

[95] Orelli, 2440.

[96] Tacite, Annales, I, 73.

[97] Voyez, sur cette question, Becker-Marquardt, Röm. Altert., III, p. 267.

[98] Il créa de ces assemblées dans les provinces mêmes où il n’y en avait jamais eu. (Marquardt, loc. cit., p. 268).

[99] Ces assemblées s’appelèrent en Orient Κοινά, en Occident Concilia.

[100] Voyez, sur toutes ces questions, Marquardt, De provinciarum rom. conciliis et sacerdot., dans l’Ephemeris epigraphica, I, p. 200.

[101] Corpus inscr. lat., II, p. 541.

[102] Quintilien, VIII, 5, 15. Cette phrase est une réponse à celle que, Sénèque prêtait à Néron dans la lettre qu’il écrivit au sénat en son nom après la mort d’Agrippine : Salvum me esse adhuc nec credo, nec gaudeo. (id., ibid., 5, 18.)

[103] Digeste, XLVII, 14,1, et XLVIII, 6, 5.

[104] Tacite, Annales, XV, 21.

[105] Je cite ce passage de l’inscription de Thorigny d’après l’estampage qu’en a pris à Léon Renier et qu’il a bien voulu me communiquer : His accedit quod, cum Cl. Paulin(o) decessori meo in concilio, Galliarum, instinctu quorum(dam), qui ab eo propter mertita sua laed(i) (v)idebantur quasi ex consensti provin(ciae) (a)ccussationem instituere temtar(ent), Sollemnis iste meus proposito eor(um) restitit, provocatione scilicet inte(rposite), quod patria ejus cum inter ce(teros le)gatum eum creasset, nihil de ac(cussat)ione mandassent. immo contra lau(dasse)nt.

[106] Corpus Inscr. lat., II, 4247.

[107] Les prêtres de Rome et d’Auguste à Lyon s’appellent quelquefois eux-mêmes, sacerdos ad aram Caesaris n(ostri) (Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 114).

[108] Pline, Hist. nat., II, 7, 22 : Toto quippe mundo, et omnibus locis, omnibusque horis, omnium vocibus Fortune sota invocatur.

[109] Voyez les nombreuses médailles qui portent pour exergue : Providentia Aug.

[110] Tacite, Annales, I, 57.

[111] Tacite, Annales, XIV, 31.

[112] Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 95.

[113] Corpus Inscr. lat., II, p. 541.

[114] Voyage arch. de Lebas, III, n° 885.

[115] Julien, Lettre 83.

[116] Julien, Lettre 49.

[117] Julien, Lettre 49. Le grand prêtre d’Asie y est dit : άρχειν τών περί τήν Άσίαν ίερών άπάντων. Tous les historiens ont été frappés des ressemblances que cette hiérarchie présente avec la hiérarchie chrétienne ; l’άρχιερεύς occupe par rapport aux autres prêtres la même position que les métropolitains chrétiens par rapport aux autres évêques et au clergé inférieur. La législation elle-même semble la reconnaître, quand elle donne aux évêques chrétiens les titres de sacerdos provinciæ et de coronatus qui appartenaient aux prêtres du paganisme (Code Théodosien, XVI, 2, 88).

[118] Suétone, Auguste, 59.

[119] C’est ainsi que les habitants de Nîmes, qui avaient renversé les statues de Tibère pendant son exil à Rhodes (Suétone, Tibère, 13), s’empressèrent de la prier comme un dieu et de lui élever des autels quand il fut tout-puissant.

[120] Pline, Epist., X, 70 et 71 (édit. Keil).

[121] En 289, sous Dioclétien, les décurions de Cumes se réunissaient encore dans le temple de Vespasien (Orelli, 2263).

[122] Orelli, 2222. Il y est question d’un personnage qui est flamen divorum Vespasiani, Trajani, Hadriani.

[123] Orelli, 2417 : In templo divorum, in æde divi Titi.

[124] M. Hübner semble croire que le culte de Rome et d’Auguste était réservé aux provinces (Corpus inscr. lat., II, 4224) ; mais cette affirmation est beaucoup trop générale. Voyez Orelli, 5997, 7174, 2204, et Mommsen, Inscr. Neap., 4336, 376, etc.

[125] Corpus inscr. lat., II, 1941.

[126] Corpus Inscr. lat., III, 3288.

[127] On ne peut pas avoir la prétention de traiter Ici tout ce qui concerne les Augustales. Il suffit de faire connaître en quelques mots et par des documents certains ce qu’on peut savoir de leur caractère et de leur importance. Il reste encore sur cette institution beaucoup d’obscurités qui ne seront probablement dissipées qu’après la publication complète du recueil des inscriptions latines. Jusqu’à présent les meilleurs travaux qu’on ait publiés à ce sujet sont le mémoire que M. Egger a placé à la fin de ses Historiens d’Auguste, et ceux de M. Henzen dans les Annales de correspondance archéologique et dans le journal de Bergk (Zeitschrift für Alt. Wiss., 1847). M. Mommsen a parlé aussi des Augustales dans diverses notes du Corpus inscr. lat., et partout il les considère, ainsi que nous le faisons nous-même, comme se rattachant au culte impérial. Il importe, pour éviter toute confusion, de distinguer les Augustales, dont il s’agit ici, des nodales Augustales institués à Rome après la mort d’Auguste et qui se composaient des plus grande personnages de l’empire. Quant aux magistri Augustales ou Larum augustorum, ils sont la plus souvent séparés dans les inscriptions des Augustales proprement dite, sans qu’on puisse bien savoir en quoi ils en différent.

[128] On n’a trouvé jusqu’ici qu’une seule mention des Augustales du vivant d’Auguste (Corpus inscr. lat., V, 8404).

[129] Tacite, Annales, I, 73.

[130] Mommsen, Inscr. Neap., 1972 : cultores Augusti. Orelli, 2410 : cultores Larum et imaginum Augusti. Id., 1662 : cultores donmus divinæ et fortunæ augustæ. Id., 1839 : cultores victoriæ augustæ, etc.

[131] Orelli, 7165 et 4046. Inscr. Neap., 2486.

[132] Mommsen, Inscr. Neap., 5501

[133] Orelli, 4330 : hospitalis a gallo gallinacio.

[134] Mommsen, Inscr. Neap., 5039 : Coco optimo.

[135] Corpus Inscr. lat., II, 1044 : omnibus honoribus quos libertini gerere poluerunt honoratus.

[136] Mommsen, Inscr. Neap., 2525, 3642. Corpus Inscr. lat., V, 3336.

[137] Mommsen, Inscr. Neap., 2527 : coluit annis XXXV. Il est vrai qu’ailleurs il est question de prêtres particuliers pour les Augustales (Corpus Inscr. lat., n° 3016).

[138] C’est bien la divinité impériale en général qu’ils adoraient et non pas seulement celle d’Auguste. En certains pays, ils ajoutaient à leur nom celui des divers empereurs divinisés. Il y eut des Augustales Claudiales (Orelli, 2374, 6054), des Augustales Flaviales (Orelli, 1228, 6656), des Augustales Claudiales, Titiales, Nerviales (Corpus inscr. lat., III, 1768) ; mais d’ordinaire leurs fonctions étaient résumées par le mot Augustalis.

[139] Mommsen, Inscr. Neap., 3549 : ingenui honorati et Augustales.

[140] Orelli, 1840 : aram Victoriæ Sex. Pompeius mercator sevir Aug. prœter summum pro honore d. d. p. s. p. Il me semble qu’il faut ici lire prœter summam, et entendre la somme honoraire.

[141] Corpus Inscr. lat., II, 2100 : petente populo.

[142] Inscr. Neap., 4913.

[143] Inscr. Neap., 4880.

[144] Corpus Inscr. lat., II, 4514.

[145] Pétrone, Satiricon, 57 : sevir gratis fœtus est.

[146] Orelli, 3913.

[147] Inscr. Neap., 2529.

[148] Inscr. Neap., 79.

[149] Inscr. Neap., 6828 : secundum dignitatem municipi.

[150] Inscr. Neap., 4000.

[151] Ornamenta Augustalitalis (Inscr. Neap., 464).

[152] Orelli, 4046.

[153] Inscr. Neap., 6042 et ailleurs.

[154] Inscr. Neap., 1955.

[155] Pitra, Spicil. Solesm., II, p. XLI. Tertullien (Apologétique, 35) fait un tableau de la joie publique et de ses extravagances pendant les fêtes des Césars.

[156] Propria legionum numina (Tacite, Annales, II, 17). L’anniversaire du jour oit l’on avait donné un drapeau à une cohorte se célébrait comme une fille. Nous voyons en Espagne des centurions élever un monument à Jupiter à cotte occasion (Corpus inscr. lat., II, 2552).

[157] Tacite, Annales, I, 43 : tua, pater Auguste, cœlo recepta mens, etc.

[158] Animam cœtestem cœto reddidit (II, 123). Voyez surtout cette étrange anecdote dans laquelle il raconte qu’un chef barbare, après avoir passé le Rhin et contemplé Tibère, se retire en disant : Hodie vidi deus (II, 107).

[159] Valère Maxime, Préf.

[160] Manilius, IV, 931. Valère Maxime a dit peu près la même chose : Deos reliquos accepimus, Cæsares dedimus.

[161] Tacite, Annales, I, 9 et 10.

[162] Tacite, Annales, IV, 52.

[163] Tacite, Annales, I, 73.

[164] Tacite, Annales, IV, 36.

[165] Dion, LVI, 43 et 45.

[166] Sénèque, De clem., I, 10.

[167] Juvénal, VI, 622.

[168] Suétone, Vespasien, 9.

[169] Tacite, Annales, XVI, 29.

[170] Tacites, Annales, XIV. 8.

[171] Lucain, VII, 456.

[172] On peut, par exemple, comparer les restrictions timides et embarrassées de Plutarque (Vita Rom., 28) avec les assertions énergiques de Sénèque et de Lucain. Pausanias (VII, p. 457) et Dion (LII, 35) sont assez dédaigneux, mais ils ne disent qu’un mot. Ce qui est assez piquant, c’est que Julien se montre l’adversaire résolu de ces apothéoses. Il appelle Auguste un faiseur de poupées, parce qu’il a fait de César un dieu (Césars, 27).

[173] Orelli, fin du 2e vol.

[174] Il se trouve à son rang, après le divin Auguste, et avant le divin Vespasien, dans les Tables de Salpensa et de Malaga, qui sont du règne de Domitien.

[175] Suétone, Vespasien, 28 : Vœ, puto, deus fio !

[176] Eckel, VI, 628 et sq.

[177] Capitolin, Marc-Aurèle, 48.

[178] Pline, Panégyrique, II.

[179] Pour lui élever une statue auprès de celle des divi, Trajan voulait qu’on lui demandât la permission, et il dit lui-même qu’il l’accordait rarement (Pline, Epist., X, 8 et 9, édit. Keil.) Voyez aussi Panégyrique, 52.

[180] Epist., 67, 7.

[181] S. Ambroise, Orationes, 89 : Manet ergo in lumine Theodosius et sanctorum cœtibus gloriatur.

[182] Pline, Hist. nat., II, 7, 18.

[183] Letronne, Inscr. de l’Égypte, II, p. 286

[184] Tertullien, Apologétique, 83 et 84.

[185] Code Théodosien, XVI, 10, 17.

[186] Orelli, 5580, et Mommsen, Analekten.

[187] Rossi, Inscr. christ., p. 338. Quand on dit que Gratien fut le premier qui ne reçut pas les honneurs de l’apothéose, on veut parler de la consécration officielle décrétée par le sénat. Mais on continua quelque temps encore, par habitude, à donner le nom de dieux aux empereurs morts.

[188] Tertullien, Ad Scap., 2.

[189] Pline, Panégyrique, 89.

[190] Bossuet, Polit. tirée de l’Écriture sainte, passim.