La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER — CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA RELIGION ROMAINE

 

 

La religion romaine, quoiqu’elle ait beaucoup changé, n’a jamais entièrement perdu la marque de ses origines on retrouve chez elle, à tous les moments de sa longue existence, non seulement les mêmes rites, mais un fonds de croyances semblables, une certaine façon de comprendre les rapports de Dieu avec l’homme et le culte qu’il faut lui rendre, qui sont sa nature même, et qu’elle tient évidemment des peuples auxquels elle doit sa naissance. Aussi convient-il, même quand on ne se propose pas de l’étudier dans son ensemble et qu’on ne prétend embrasser qu’une partie de sa durée, de faire d’abord un retour rapide sur la passé. On connaîtrait mal l’époque dont on va spécialement s’occuper, si on l’isolait tout à fait du reste. Commençons donc, avant de chercher ce que la religion romaine est devenue pendant les premiers siècles de l’empire, par jeter au moins un regard en arrière, et disons quelques mots de ces caractères primitifs et persistants qu’elle avait à ses premières années, qu’elle a gardés jusqu'à la fin et qui la distinguent des autres.

 

— I —

La religion primitive des Italiens, dans ses croyances essentielles, ressemblait à celle des autres nations indo-européennes. Ils adoraient les forces de la nature, favorables ou nuisibles, et se les figuraient comme des êtres animés, de sexe différent, dont les rivalités se reproduisent dans les luttes des éléments, et dont l’union explique l’éternelle fécondité du monde. C’est aussi le fond de la religion des Grecs ; mais celle des Italiens portait l’empreinte des peuples qui l’avaient faite. Ces peuples étaient en général graves, sensés, prudents, fort préoccupés des misères de la vie présente et des dangers de l’avenir. Comme ils étaient plus naturellement portés vers la crainte que vers l’espérance, s’ils respectaient beaucoup loure dieux, ils les redoutaient encore davantage, et le culte qu’ils leur rendaient consistait surtout eu supplications timides et en expiations rigoureuses. Leur Imagination manquait d’abondance et d’éclat : aussi n’ont-ils rien créé qui ressemble au riche développement de légendes poétiques qu’on admire chez les Grecs. Les leurs sont pauvres et natives ; nées dans les rudes labeurs de la vie agricole, elles ont souvent un caractère étrangement prosaïque. Elles manquent surtout da variété : dans les diverses villes, les mêmes histoires se retrouvent, appliquées à des dieux différents. Le héros fondateur ou bienfaiteur de la cité est d’ordinaire quelque enfant de naissance merveilleuse, fils du dieu Lare qui protège quelque famille illustre, conçu prés du foyer de cette famille, quelquefois d’une étincelle qui s’en est échappée[1]. Quand il est jeune, un miracle révèle sa grandeur future ; ce miracle est partout le même, c’est une flamine qui brille autour de sa tête sans la consumer[2]. Pendant sa vie, il est sage, piteux, rangé ; il fait des lois équitables, il enseigne le respect des dieux et de la justice. Après quelques exploits utiles, il disparaît tout d’un coup, on cesse de le voir[3], sans qu’on puisse bien dire de quelle manière il s’est évanoui. Il est sans doute allé se perdre dates le sein de la grande Divinité dont tout émane ici-bas (divus Pater Jupiter) ; il se confond avec elle, il perd son nom mortel et prend désormais celui du dieu dans lequel il s’absorbe. C’est ainsi qu’on honora Énée après sa disparition sous le nom de Jupiter Indiges, et Latinus sous celui de Jupiter Latiaris.

L’Italie avait donc été assez peu féconde en inventions religieuses ; ce mélange de peuples italiens, qui donna naissance à freine, fut plus pauvre encore. Rome se contenta de prendre les croyances des nations diverses dont elle était sortie, en essayant de les unir et de les accorder ensemble : elle n’éprouva pas le besoin d’en créer de nouvelles. La seule innovation qu’on lui attribue, c’est d’avoir inscrit sur des registres appelés indigitamenta la liste des dieux qui sont affectés à chaque événement de la vie de l’homme depuis sa conception jusqu’à sa mort, et de ceux qui pourvoient à ses besoins les plus indispensables, comme la nourriture, la demeure, le vêtement[4]. Ils y étaient rangés dans un ordre régulier, avec quelques explications sur le nom qu’ils portent et la formule des prières qu’il convient de leur adresser. Les dieux des Indigitamenta ont un caractère particulier et entièrement romain ; je ne crois pas qu’on en trouve ailleurs qui soient tout à fait semblables. Sans doute on a éprouvé dans d’autres pays le besoin de mettre les principaux actes de la vie sous la protection divine, mais d’ordinaire on choisit pour cet office des dieux connus, puissants, éprouvés, afin d’être sûr que leur secours sera efficace. C’est la grande Athénée, c’est le sage Hermès qu’on invoque en Grèce, pour que l’enfant devienne habile et savant. A Route, on a préféré des dieux spéciaux, créés pour cette circonstance même et qui n’ont pas d’autre usage : il y a celui qui fait pousser à l’enfant son premier cri (Vaticanus), et celui qui lui fait prononcer sa première parole (Fabulinus) ; l’un et l’autre ne font pas autre chose et ne sont invoqués qu’en cette occasion. Aussi ne portent-ils en général d’autre nom que celui de leurs fonctions mêmes, comme si l’on voulait faire entendre qu’ils n’ont pas d’existence réelle en dehors de l’acte auquel ils président. Leur compétence est extrêmement bornée ; l’action la plus simple donne souvent naissance à plusieurs divinités. Quand l’enfant est sevré, il y en a une qui lui apprend à manger (Educa), une autre qui lui apprend à boire (Potina) ; une troisième le fait tenir tranquille dans le petit lit où il repose (Cuba). Lorsqu’il commence à marcher, quatre déesses sont chargées de protéger ses premiers pas ; deux l’accompagnent quand il sort de la maison, deux le ramènent quand il y rentre (Abeona et Adeona ; Iterduca et Pomiduca). Les listes étaient donc interminables et les noms multipliés à l’infini. Les pères de l’Église s’égayent beaucoup de cette populace de petits dieux condamnés à des emplois infimes, et les comparent à ces ouvriers qui divisent entre eux la besogne pour qu’elle soit plus vite faite. Il n’en est pas moins très curieux de les étudier : ce sont après tout les dieux les plus originaux de home. Elle n’avait pas subi encore l’influence souveraine de la Grèce quand les pontifes rédigèrent les Indigitamenta, et les débris qui nous restent de ces registres sacrés peuvent seuls nous faire connaître quelle idée les vieux Romains se faisaient de la Divinité et de quelle façon ils entendaient le sentiment religieux.

Ce qui frappe d’abord, c’est de voir combien tous ces dieux sont peu vivants. On n’a pas pris la peine de leur faire une légende, Ils n’ont pas d’histoire. Tout ce qu’on sait d’eux, c’est qu’il faut les prier à un certain moment et qu’ils peuvent alors rendre service. Ce moment passé, on les oublie. Ils ne possèdent pas du nom véritable ; celui qu’on leur donne ne les désigne pas eux-mêmes, il indique seulement les fonctions qu’ils remplissent. On a remarqué qu’ordinairement ce nom à la forme d’une épithète ; il est donc probable qu’il ne s’est pas toujours employé seul et que ce n’était d’abord qu’un simple attribut. On en peut conclure avec beaucoup de vraisemblance que dans l’origine il qualifiait une divinité puissante, ou même la Divinité en général, le Père céleste, divus Pater, comme on l’appelait, entant qu’il borne son action à un effet spécial et limité. Ainsi ce dieu Vaticanus et ce dieu Fabulinus, dont il vient d’être question, ne seraient autres que la Divinité même quand elle veut bien veiller aux premiers cris et aux premières paroles d’un enfant[5]. Les dieux n’étant pas en aussi grande quantité dans les premiers temps, il était nécessaire de donner à chacun d’eux des attributs plus nombreux. Ces attributs furent exprimés, comme dans les litanies chrétiennes, par des épithètes, dont la liste plus ou moins longue, suivant l’importance du dieu, se déroulait à la suite de son nom. Comme chaque invocation faisait appel, non pas à toute la puissance du dieu, mais à une de ses facultés, l’épithète était, dans la pratique, beaucoup plus importante que le nom et fut employée isolément. Bientôt le souvenir de la relation qui existait primitivement entre le nom et ses qualifications se perdit et les dieux ouvrirent leurs rangs aux épithètes divinisées[6]. Voilà comment les attributs divers d’un même dieu finirent par être érigés en dieux indépendants. C’est au moment où ce changement s’accomplissait que les Indigitamenta furent rédigés ; ils ont donc pour nous le grand intérêt de nous faire saisir le polythéisme romain en vole de formation ; mais ils nous montrent aussi que c’est un polythéisme inachevé. Après avoir créé tous ces dieux, Rome ne sut pas les faire vivre ; ils restèrent vagues, indécis, flottants ; ils ne sont jamais arrivés, comme ceux de la Grèce, à prendre des formes bien précises et des traits tout à fait distincts.

C’est, du reste, le caractère général de la religion romaine, et les dieux de Rome ont toujours un peu ressemblé à ceux des Indigitamenta. La dévotion de l’Italien était plus timide ou plus respectueuse que celle du Grec ; il se tenait plus loin de ses dieux, il n’osait pas les aborder, il aurait craint de fixer sur eux ses regards. Si le Romain se voile la figure lorsqu’il accomplit quelque acte religieux, ce n’est pas seulement, comme le prétend Virgile[7], de peur d’avoir des distractions pendant qu’il prie, c’est surtout pour ne pas tare exposé à voir le dieu qu’il invoque. Il sollicite sa présence, il veut le savoir près de lui, écoutant ses veaux pour les exaucer, mais il serait plein d’épouvante si son œil le rencontrait. Garde-nous, dit Ovide dans la prière qu’il adresse à Palès[8], de voir les Dryades, ou le bain de Diane, ou Faunus quand il parcourt les champs au milieu du jour ; et jusqu’à la fin du paganisme, le paysan romain eut grande peur, quand il rentrait le soir chez lui, de trouver quelque Faune sur son chemin[9]. Il résulte de cette timidité de l’Italien que, n’osant pas regarder ses dieux en face, il ne les voit que confusément. Ils n’ont pas pour lui des formes arrêtées, il se les représente par des symboles plutôt que par des images : ici c’est sous la forme d’une lance plantée en terre qu’on adore le dieu Mars, ailleurs une simple pierre figure le grand Jupiter. Selon Varron, Rome est restée 170 ans sans avoir de statues[10] ; l’idée d’en placer dans ses temples lui vint de l’étranger : c’est pour imiter l’Étrurie qu’elle installa dans son Capitole ce Jupiter de bois peint, dont on rafraîchissait les couleurs la veille des fêtes pour qu’il y parût dans tout son éclat. Ces anciennes habitudes ne se sont même jamais tout à fait perdues ; elles se conservaient dans les campagnes, où les paysans honoraient les dieux en couvrant de bandelettes de vieux troncs d’arbres et en versant pieusement de l’huile sur des blocs de pierre[11]. A Rome même, tandis que tous les temples se remplissaient des chefs-d’œuvre de la Grèce, l’antique Vesta ne voulut pas permettre qu’on élevât aucune statue dans son sanctuaire : elle n’y était représentée que par ce feu sacré qui ne devait jamais s’éteindre[12].

Il est donc probable que, si Rome n’avait pas connu la Grèce, l’anthropomorphisme se serait chez elle arrêté en route. Par lui-même, le Romain éprouve une sorte de répugnance à faire trop ouvertement de ses dieux des êtres comme nous ; ce ne sont pas pour lui de véritables personnes, ayant tout à fait une existence individuelle, mais seulement des manifestations divines, numina, et ce nom par lequel il les désigne indique parfaitement l’idée qu’il s’en fait. Toutes les fois que la Divinité lui paraît se révéler de quelque façon dans le monde (et comme il est très religieux, il croit la reconnaître partout), il note avec soin cette révélation nouvelle, lui donne un nom et lui rend un culte. Ces dieux qu’il crée ainsi à tout moment ne sont en réalité que des actes divins ; et voilà pourquoi ils sont si nombreux. Aucun peuple n’a jamais possédé un Panthéon plus vaste, et l’on peut appliquer à l’Italie entière ces mots qu’un romancier de l’époque impériale prête à une femme de la Campanie : Notre pays est si peuplé de divinités, qu’il est beaucoup plus facile d’y rencontrer un dieu qu’un homme[13]. C’est aussi la raison qui donna aux Romains plus qu’à toutes les autres nations de l’antiquité le goût des abstractions divinisées. Comme en réalité tous leurs dieux, même les plus grands, ne sont que des qualités ou des attributs divins[14], et qu’ils ont toujours un peu conservé leur caractère abstrait, il n’est pas surprenant qu’on ait pris vite l’habitude d’introduire de simples abstractions dans leur compagnie. C’est un usage qui ne s’établit ordinairement dans les religions que lorsqu’elles sont vieilles ; nous le trouvons à Rome dés les temps les plus reculés. Tullus Hostilius bâtit un temple à la Peur et à la Pâleur, et le Salut on la Prospérité du peuple romain (Salus populi romani) fut de bonne heure une divinité très fêtée. On en vint plus tard dans ce genre à des exagérations fort surprenantes : sous l’empire on rendit un culte à toutes les vertus des empereurs, et l’on éleva des statues à la Sécurité du siècle et à l’Indulgence du maître[15]. Ces personnifications étranges, qui probablement ne seraient jamais ventres à l’esprit d’un Grec, tenaient à la façon dont les Romains de tous les temps ont conçu la Divinité. Le polythéisme s’était formé chez eux par voie d’analyse abstraite, et non pas, comme en Grèce, par une sorte d’élan d’imagination et d’enthousiasme ; ils sont au fond restés fidèles à cette méthode, et jusqu’à la fin ils ont mis dans le ciel plutôt des abstractions que des êtres vivants.

 

— II —

Ce peuple timide, scrupuleux, effrayé, qui pour protéger l’homme éprouvait le besoin de l’entourer de dieux depuis sa naissance jusqu’à sa mort, qui avait un sentiment si profond de la Divinité, qu’il croyait la retrouver partout, semblait devoir être la proie de toutes les superstitions. Les Pères de l’Église ont comparé les Institutions de Numa, avec leurs prescriptions multipliées et minutieuses, à la loi mosaïque[16] ; les Romains qui se piquaient de les suivre à la lettre pouvaient être exposés à devenir tout à fait semblables aux Juifs, et l’on se demande comment chez une nation si dévote, l’autorité religieuse n’a pas fini par dominer toutes les autres. Ce qui les préserva de ce destin, ce fut leur sens politique. Jamais peuple n’a été préoccupé autant qu’eux de l’importance et des droits de l’État : ils lui ont tout sacrifié, leurs plus vieilles habitudes et leurs sentiments les plus chers. C’était chez eux une croyance générale que le mort devient dieu et protége les siens ; pour qu’il fût plus rapproché de ceux qu’il devait secourir, on l’enterrait dans sa maison, dont il devenait ainsi le bon génie. Un jour pourtant la loi ordonna, pour des raisons d’hygiène, qu’on n’ensevelirait plus personne dans l’enceinte des villes, et tout le monde obéit à la loi. Cet exemple montre qu’à Rome rien ne résiste au pouvoir civil ; la puissance paternelle, malgré l’étendue de ses droits, fléchit elle-même devant lui. Le père de famille est maître absolu de ses enfants, il peut vendre et tuer son fils ; mais si ce fils est revêtu de quelque charge publique, le père doit lui obéir comme les autres, et, quand il le rencontre sur son chemin, il faut qu’il descende de cheval devant lui[17].

La religion romaine, si puissante, si respectée qu’elle frit, devait subir le même joug. Elle a donc été soumise à l’État, on plutôt elle s’est confondue avec lui. Ce qui certainement a le plus aidé à ce résultat, c’est la manière dont se recrutaient les sacerdoces. Nos aïeux, dit Cicéron[18], n’ont jamais été plus sages ni mieux inspirés des dieux que lorsqu’ils ont décidé que les mêmes personnes présideraient à la religion et gouverneraient la république. C’est par ce moyen que magistrats et pontifes, remplissant leurs charges avec sagesse, s’entendent ensemble pour sauver l’État. A Rome, les dignités religieuses n’étaient pas séparées des fonctions politiques, et il n’y avait rien d’incompatible entre elles[19]. On devenait augure ou pontife en même temps que préteur ou consul, et pour les mêmes motifs. Personne ne demandait à ceux qui voulaient l’être des connaissances spéciales ou des dispositions particulières ; il suffisait, pour arriver à ces charges comme aux autres, d’avoir servi son pays dans les assemblées délibérantes où sur les champs de bataille. Ceux qui lors obtenaient ne prenaient pas en les exerçant cet esprit étroit et exclusif qui est ordinaire aux castes sacerdotales ; ils continuaient à être mêlés au monde, ils siégeaient au sénat en même temps que dans ces grands collèges de prêtres dont ils faisaient partie ; leurs fonctions nouvelles, loin de les enlever au gouvernement de leur pays, leur donnaient plus de droit d’y prendre part. Ces soldats, ces politiques, ces hommes d’affaires, appliquaient aux choses religieuses ce bon sens froid et pratique qui les distinguait dans tout le reste. C’est grâce à eux qu’un large courant laïque circula toujours dans la religion romaine, que pendant toute la durée de la république et de l’empire aucun conflit ne s’est élevé entre elle et l’État, et que le gouvernement de Rome, malgré toutes ces démonstrations de piété dont il est prodigue, n’a jamais été menacé de devenir une théocratie.

Leur influence se fait sentir dans toutes les institutions religieuse à de Rome. Des gens habitués comme eux à exercer le pouvoir civil savent bien que la loi ne règle que les actions et qu’elle ne peut atteindre les pensées. Aussi sont-ils plus occupés à prescrire des pratiques qu’à imposer des croyances ; ils établissent des sacrifices et des cérémonies, ils ne songent pas à instituer des dogmes. La religion, telle qu’ils l’ont faite, se réduit au culte ; mais ce culte est encombré de menus détails, et aucun d’eux ne peut être omis. Les pontifes sont aussi des jurisconsultes[20] ; l’étude du droit leur a donné certaines habitudes dont ils ne se départent jamais, ils n’ont pas deux façons de procéder, et ils ont fait les lois divines sur le modèle des lois humaines. Dans les unes et les autres, la forme est tout. C’est, du reste, le génie de ce peuple de regarder toujours à la forme plus qu’au fond, et d’être esclave de la lettre. Tite-Live raconte que des soldats révoltés qui éprouvaient quelque remords de manquer au serment qu’ils avaient prêté à leurs généraux songèrent à les tuer pour mettre leur conscience à l’aise ; ils pensaient qu’une fois qu’ils seraient morts, on ne serait plus tenu de leur être fidèle[21]. Tout sacrifice, pour être efficace, doit donc être fait selon les rites, et l’unique souci de celui qui prie est de se conformer exactement à la loi religieuse. Il est vrai que cette loi est si exigeante et si compliquée, que l’exactitude n’est pas tout à fait sans mérite. Quand on a quelque faveur à demander au ciel, il faut d’abord s’enquérir du dieu auquel on doit s’adresser pour l’obtenir. C’est déjà un assez grand embarras : on est exposé à ne pas se reconnaître dans un Olympe si peuplé ; il est pourtant, selon Varron, aussi utile de savoir quel dieu pourra venir à notre aide, quo d’être informé de l’endroit où demeurent le boulanger et le charpentier, quand nous avons besoin d’eux. Il faut donc être instruit de la spécialité de chacun des immortels et des fonctions diverses qu’ils remplissent, afin de ne pas imiter par ignorance les comédiens qui, pour faire rire la foule, affectent de demander du vin aux Nymphes et de l’eau à Bacchus[22]. Il ne suffit pas de connaître les attributs du dieu qu’on veut prier, il est bon de lui donner son nom véritable, celui sous lequel il lui plait d’être invoqué : si on lui en donnait un autre, il serait capable de ne pas entendre ou de mal écouter. Or, c’est une science très difficile que de saloir le vrai nom des dieux, et il y a des théologiens qui prétendent que tout le monde l’ignore[23]. Sur cette matière il règne tant d’incertitude que, même quand on Invoque le plus grand d’entre eux, celui qui devrait être le mieux connu, on lui dit : Puissant Jupiter, ou quelque soit le nom que tu préfères[24]. Le nom du dieu trouvé, il faut savoir les termes exacts de la prière qu’il convient de lui adresser. Les Romains supposent que les dieux ressemblent au préteur, et que devant eux, comme devant les juges, on perdra son procès, si la requête qu’on leur présente n’est pas dans les formes. Quand on ignore ce qu’il faut leur dire, on va le demander aux pontifes[25]. Ce sont des jurisconsultes sacrés institués précisément pour veiller au maintien scrupuleux de tous les détails du culte. Ils ont des livres où tout est prévu et qui contiennent des prières pour toutes les occasions. Ces prières ressemblent beaucoup aux formules de la jurisprudence. Les gens de l’Orient, habitués à s’abandonner à l’élan de leur cœur quand ils prient, les trouvent diffuses et prolixes. N’affectez pas, dit saint Matthieu (VI, 7), de parler beaucoup dans vos prières, comme font les païens, qui s’imaginent que c’est par la multitude des paroles qu’ils méritent d’être exaucés. Cette abondance de paroles, remarquable surtout dans les rituels de la religion romaine, vient du besoin d’être clair. Le Romain qui prie a toujours peur de ne pas bien exprimer ce qu’il veut dire ; il a soin de répéter plusieurs fois les choses pour être parfaitement compris. Comme il veut ne laisser place à aucune équivoque, il n’hésite pas de préciser sa pensée par des moyens matériels. Quand il dédie un temple, il en tient la porte ; il touche la terre toutes les fois qu’il prononce le mot tellus, il lève les bras au ciel quand il parle de Jupiter et se frappe la poitrine lorsqu’il est question de lui[26]. Si les dieux ne le comprennent pas, ce sera vraiment leur faute. Dans ses rapports avec eux, comme dans tout le reste, il est à la fois  respectueux et  prudent[27]. Il cherche surtout à ne pas trop s’engager ; il tient à ne laisser aucun doute sur les promesses qu’il fait, de peur d’être obligé de donner plus qu’il ne voudrait. Si l’on oubliait de dire, quand on a fait à quelque dieu une libation de vin nouveau : Soyez gratifié de ce vin que je vous apporte (mactus hoc vino infero esto), il pourrait croire qu’on lui promet tout le vin qui est dans la cave, et il faudrait le lui donner[28]. Les moindres paroles ont donc beaucoup d’importance. Pour un seul mot passé, une ville s’impose des dépenses considérables et recommence des jeux  coûteux. Aussi celui qui prie ne se fie-t-il pas à sa mémoire ; il a souvent deux prêtres auprès de lui, l’un qui lui dicte la formule qu’il doit prononcer, l’autre qui suit sur le livre pour s’assurer qu’on n’omet rien en la répétant[29].

Quant aux dispositions de l’âme qu’il faut apporter à la prière, la religion romaine ne s’en occupe pas ; elle s’arrête aux pratiques. Pour elle les gens les plus religieux sont ceux qui connaissent le mieux les rites et qui savent honorer les dieux d’après les lois du pays[30]. La piété consiste surtout à se présenter dans leur temple avec le vêtement qui convient et à garder devant eux l’attitude prescrite. Les dieux aiment qu’on soit pur, dit un poète ; venez les trouver avec un vêtement sans tache[31]. Non seulement la religion romaine n’encourage pas la dévotion, mais on peut dire qu’elle s’en méfie. C’est un peuple fait pour agir ; la rêverie, la contemplation mystique lui sont étrangères et suspectes[32]. Il est avant tout ami du calme, de l’ordre, de la régularité : tout ce qui excite et trouble les âmes lui déplaît. Le père de famille selon le cœur de Caton est assurément  religieux. Il invoque d’abord ses Lares, quand il arrive à sa farine ; tous les travaux des champs s’ouvrent chez lui par des prières ; il offre avant la moisson la porca præcidanea à Cérès ; il immole au printemps un porc, une brebis et un taureau (suovetaurilia) pour purifier ses champs ; il donne deux fois par an un dîner à Jupiter dapalis ; il fait des sacrifices à Mars Silvanus pour ses bœufs, et il commence toujours par demander humblement pardon aux dieux inconnus qui habitent un bois sacré quand il lui en faut émonder les arbres[33]. Mais il se garde bien de pousser ses gens à la dévotion. Il craint sans doute qu’ils ne négligent un peu leur maître, s’ils s’occupent trop des dieux. Que l’esclave fermier, dit Caton, ne célèbre d’autre fête que celle des Compitalia ; qu’il se garde de consulter jamais ni haruspice, ni augure, ni chaldéen, ni devin d’aucune sorte[34]. Quant à la fermière, il lui est expressément défendu de faire par elle-même aucun sacrifice ou de charger quelqu’un de le faire à sa place, à moins qu’elle n’en ait reçu l’ordre de son maître ou de sa maîtresse. Sachez, ajoute Caton, que c’est le maître qui sacrifie pour toute la maison[35]. La religion romaine, comme toutes celles où domine l’esprit laïc, diminue le rôle du prêtre. Le père de famille, on vient de le voir, prie pour les siens ; de même, dans les circonstances graves, le consul s’adresse directement aux dieux de l’État. Ses prières, pour arriver jusqu’au ciel, n’ont pas besoin de passer par l’intermédiaire d’un prêtre. Sans doute il est entouré d’augures et de pontifes, mais ils ne sont chargés que d’indiquer à l’officiant les rites à observer et de lui dicter les formules. On a dit avec raison qu’ils ne figurent dans les solennités publiques qu’en qualité de maîtres des cérémonies[36], encore prend-on toute sorte de précautions pour qu’ils ne soient pas tentés d’exagérer leur importance et d’empiéter sur les droits du magistrat civil. D’ordinaire rien n’enflamme plus les esprits populaires et ne cause plus d’attente ou de terreur que les prédictions de l’avenir : l’annonce d’une grande calamité, l’espérance d’une heureuse fortune à laquelle on ne s’attend pas, peuvent faire naître chez un peuple de ces mouvements subits contre lesquels il n’y a pas de freins. Rome y a mis bon ordre. La divination qu’elle pratique, la seule qu’elle reconnaisse officiellement, n’est pas véritablement une façon de prévoir ce qui doit arriver, mais une simple consultation pour savoir si les dieux sont favorables ou contraires à l’entreprise qu’on prépare. lis en ont fait une science froide, méthodique, compliquée, qui ne laisse rien à l’imprévu ni à l’inspiration, et qui serait beaucoup plus capable d’arrêter l’élan des Ames que de l’exciter. Toutes les rois qu’on élit des magistrats ou qu’on va prendre une décision importante, quand en est sur le point de commencer une guerre ou de livrer une bataille, les augures observent les oiseaux d’après les rites prescrits, pour connaître la volonté des dieux, mais ils ne peuvent le faire que par l’ordre lies consuls. Les autres sortes de devins, notamment les haruspices, qui prédisent l’avenir par l’inspection de la foudre, ne sont que tolérés, et l’on affecte de tenir leur art en fort petite estime, même quand on ne dédaigne pas de s’en servir. Dans tous les cas on a voulu les mettre tout à fait dans l’impossibilité de nuire : une loi défend de révéler aucun oracle au peuple sans l’autorisation du sénat[37]. Ainsi la religion romaine évite avec soin tout ce qui peut être une cause d’agitation. Contrairement à ce qui arrive dans les autres cultes, elle cherche plutôt à calmer l’émotion intérieure qu’à l’exciter. Elle fait un devoir d’être silencieux quand on assiste aux cérémonies sacrées, mais le mot de silence a pour elle une signification bien plus large que pour nous ; non seulement elle ne permet pas qu’on parle, mais elle défend même de penser[38]. Elle a tout fait pour rendre la prière aussi froide que possible ; elle la dépouille de la liberté qui en est l’âme, et ne veut pas permettre à la reconnaissance et à la piété d’employer les expressions qui leur conviennent ; elle leur impose une formule à laquelle on ne doit rien changer et dont il faut se servir même quand on ne la comprend plus. Torts les ans, les frères Arvales, quand ils célébraient leur grande fête, se faisaient remettre un papier sur lequel était écrit un vieux chant des premières années de Rome, auquel ils n’entendaient rien depuis des siècles ; ce qui ne les a pas empêchés de le répéter fidèlement presque jusqu’à la fin de l’empire.

Ces caractères de la religion romaine sont parfaitement exprimés par le nom qui la désigne ; les critiques anciens dérivent en général ce nom (religio) de la même racine qui a produit les mots diligens et diligentia ; ils pensent qu’à l’origine il voulait dire simplement exactitude et régularité[39]. Ces qualités, on vient de le voir, étaient les seules qu’on exigeait alors des gens religieux. Les Romains ont une façon particulière de comprendre les rapports de l’homme avec la Divinité : quand quelqu’un a des raisons de croire qu’un dieu est irrité contre lui, il lui demande humblement la paix, c’est le terme consacré (pacem deorum exposcere), et l’on suppose qu’il se conclut alors entre eux une sorte de traité ou de contrat qui les lie tous les deux ; il faut que l’homme achète la protection céleste par des prières et des offrandes, mais il serait peu convenable à un dieu qui a bien accueilli un sacrifice de ne pas répondre par quelque faveur. Platon s’élève avec force contre ces sortes de trafics qu’on imagine entre l’homme et la Divinité[40] ; ils se retrouvent dans tous les cultes antiques, mais nulle part avec plus d’effronterie naïve qu’à Rome. Les Romains admettent comme un principe que la piété donne droit à la fortune. Il est en effet naturel que les dieux préfèrent ceux qui les cultivent, et quand en est aimé des dieux, on fait toujours de bons profits[41]. Ce n’est donc pas, comme dans le christianisme, le pauvre qui est l’élu du Seigneur, c’est le riche. Si l’on trouve que les dieux n’ont pas tenu toutes les conditions du contrat, on s’irrite contre eux et on les maltraite. Quand le peuple apprit la mort de Germanicus, pour lequel il avait tant offert de sacrifices inutiles, il jeta des pierres dans les temples, renversa les autels et précipita les statues des dieux dans les rues[42]. On dispute quelquefois sur les termes du traité, et les contractants, comme d’habiles plaideurs, cherchent à se surprendre. C’est ainsi que, dans la légende plaisante rapportée par le vieil historien Valerius d’Antium et qu’Ovide a reproduite[43], Numa parvient à éluder les exigences de Jupiter : Vous me sacrifierez une tête. — A merveille, répond le roi, vous aurez une tête d’ail que je vais prendre dans mon jardin. — J’entends quelque chose qui ait appartenu à un homme. — On vous donnera l’extrémité de ses cheveux. — Il me faut un être animé. —Nous y joindrons un petit poisson. Jupiter se met à rire et consent à tout. Le traité une fois conclu, il est juste d’en respecter les termes. Il faut rendre aux dieux ce qu’on leur a promis ; c’est un grand devoir : l’opinion publique le met au même rang que celui que l’on contracte envers son père et son pays et le désigne par le même mot (pietas) ; mais il ne faut pas non plus exagérer la reconnaissance. La loi a établi la manière dont on doit s’acquitter envers les dieux, et c’est une faute d’aller au delà de ses prescriptions. Cette faute, on l’appelle superstitio, c’est-à-dire ce qui dépasse la règle établie[44]. Le vrai Romain a horreur de la superstition autant que de l’impiété. Il tient ses comptes en règle avec les dieux : il ne veut pas être leur débiteur, mais il ne veut pas non plus leur donner plus qu’il ne doit. Tandis qu’ailleurs la dévotion véritable ne calcule pas, qu’elle est l’élan sans mesure d’une âme reconnaissante qui cherche à dépasser les bienfaits qu’elle a reçus, à Rome on ne tient qu’à payer exactement sa dette. Le reste est du superflu, et il ne convient pas plus d’être prodigue envers les dieux qu’envers les hommes. On comprend qu’enformé dans ces limites étroites, l’esprit religieux n’ait pas pu se donner d’essor : c’est précisément ce qu’on avait voulu.

Cette réserve prudente, ce désir d’éviter à l’âme les émotions qui la troublent, ont inspiré aux Romains les précautions infinies qu’ils prennent pour rassurer les consciences et les délivrer de leurs scrupules. Les pratiques étaient si nombreuses et si compliquées dans ce culte formaliste, qu’il était difficile, quelque peine qu’on se donnât, de n’en oublier aucune ou de ne pas commettre quelque erreur en les accomplissant. Les gens timorés ne devaient s’approcher des autels qu’avec effroi ; aussi disait-on souvent que la religion et la peur sont inséparables[45]. On a fait à Rome beaucoup d’efforts pour les séparer. Toutes les difficultés qui pouvaient inquiéter les esprits timides étaient ordinairement résolues par les théologiens dans un sens large et libéral. Ils avaient à leur usage une casuistique commode qui donnait le moyen de se tirer  aisément d’affaire dans les cas embarrassants. On sait, par exemple, que la religion romaine reconnaissait un  grand nombre de fêtes pendant lesquelles il était interdit de rien faire ; ces jours-là, le laboureur devait demeurer oisif, le bœuf restait dans l’étable auprès d’une crèche bien garnie, et la terre aussi avait droit à se reposer. ]liais ce repos, s’il eût été absolu, pouvait gêner ou compromettre les travaux des champs ; on s’appliqua, dans la pratique, à le restreindre autant que possible, L’autorité religieuse elle-même fut  complaisante et fournit les moyens d’éluder la loi. On demandait au pontife Scæyola ce qu’il était permis de faire pendant les féries, il répondit : Tout ce qui ne peut-être négligé sans nous causer un dommage[46]. C’était, pour un pontife, ne pas se montrer bien rigoureux. Comme chacun était laissé juge dans sa cause, on ne devait jamais manquer de bonnes raisons pour se prouver à soi-même qu’un travail était nécessaire, et se donner le droit de le faire même un jour de fête. On décida d’abord qu’on pouvait sans crime retirer son bœuf d’une fosse quand il y était tombé, ou étayer une maison qui menaçait ruine : rien n’était plus naturel ; plus tard, on s’accorda la permission de curer les fossés, sous prétexte de prévenir l’inondation des prairies, de baigner les troupeaux pour les empêcher d’être malades, ou même de finir un ouvrage commencé, parce qu’il pouvait se détériorer s’il était interrompu[47]. Il faut avouer qu’avec ces réserves la loi du repos ne devait être un embarras pour personne. Dans cette religion qui se piquait de tout prévoir d’avance, on avait fixé les jours où il était permis et ceux où il était défendu de livrer bataille. Ces proscriptions pouvaient être fort gênantes à la guerre si on les avait respectées, mais on trouva moyen de les rendre inutiles. Le soldat romain n’a jamais ressemblé au Juif, qui avait tant de répugnance à prendre les armes le jour du sabbat ; il ne se demandait pas, en présence de l’ennemi, s’il avait le droit de se battre, et il no lui venait pas de scrupule à l’esprit quand le consul donnait le signal du combat. D’ailleurs les théologiens avaient décidé que lorsqu’on est attaqué, tous les jours sont bons pour sauver sa vie et défendre l’honneur de son pays[48]. C’est bien ce que devaient penser ecce que devaient dire ces pontifes qui étaient généraux et hommes d’État en même temps qua prêtres.

Le même esprit se retrouve partout. Rien ne causait plus de trouble et d’anxiété aux consciences timides que ces conseils ou ces ordres qu’à tout moment elles croyaient recevoir des dieux. Une parole d’un devin, dit Cicéron, l’inspection d’une victime, un mot qu’on entend dire, un oiseau qu’on voit passer, un chaldéen ou un haruspice qu’on rencontre, l’éclair qui brille, le tonnerre qui retentit, la vue d’un objet frappé de la foudre, le fait le plus insignifiant, le plus ordinaire, quand il nous semble prédire quelque chose, tout sert à nous épouvanter, et il ne nous est pas possible de goûter un moment de calme. Il semble que le sommeil devrait être pour nous une sorte d’asile où nous nous reposerions de nos peines et de nos fatigues, et c’est pendant le sommeil que prennent surtout naissance nos soucis et nos terreurs[49]. Il faut accorder cette justice aux théologiens romains, qu’ils ont tout fait pour rendre ces préoccupations plus légères. Ils ont d’abord établi comme une règle qu’on ne doit pas ajouter foi du premier coup à ce qui semble être un avis des dieux. Il est bon d’attendre, pour y croire, qu’il ait été plusieurs fois répété ou qu’il s’appuie sur d’autres signes non moins manifestes de leur volonté[50]. C’est une sage défiance qui nous empêchera souvent d’être trompés. De plus, il est nécessaire, pour qu’une indication donnée par le ciel soit valable, qu’elle ait été aperçue par celui à qui elle s’adresse ; s’il se tient chez lui ou qu’il ferme les yeux à propos, les dieux ne peuvent rien lui faire savoir, et il reste libre d’agir comme il l’entend. Quand Marcellus était bien décidé à tenter quelque entreprise, il ne voyageait plus qu’en litière fermée pour n’être pas gêné par les auspices[51]. Mais, en supposant même que la volonté des dieux soit manifeste et que celui qu’elle concerne en ait été informé, il lui reste encore un moyen de n’y pas obéir. La théologie romaine déclare qu’un auspice, quand il n’a pas été positivement demandé aux dieux, peut être refusé ; celui qui l’aperçoit par hasard est libre de ne pas le prendre pour lui, et l’avertissement que le ciel lui envoie n’a d’effet que s’il consent à l’accepter[52]. Voilà la vie humaine délivrée d’un grand fardeau, et Pline à bien raison de dire que les dieux n’ont jamais donné aux hommes une plus grande marque de leur bonté[53].

Il y a d’autres soucis qui pourraient aussi troubler les fidèles et dont les théologiens les débarrassent sans pins de façons. Par exemple, il ne faut pas qu’ils se tourmentent outre mesure des fautes qu’il n’est pas en leur pouvoir d’éviter. Lorsque Caton se lève au milieu de la nuit pour prendre les auspices, il sait que le silence le plus rigoureux est ordonné, et il se garde bien d’ouvrir la bouche. Mais, nous dit-il, parmi les esclaves et les servantes, si quelqu’un dit un mot sous sa couverture et que je ne m’en aperçoive pas, je n’en suis pas responsable[54], et l’auspice n’en est pas moins régulier. Pendant, la guerre des Samnites, le consol Papirius trouva un jour une bonne occasion de vaincre l’ennemi. Les soldats brillaient de combattre, et le pullarius, qui partageait leur ardeur, vint annoncer au général que les poulets sacrés donnaient les signes les plus propices et qu’on pouvait entamer sans crainte la bataille. Au moment où elle allait commencer, on apprit à Papirius qu’au contraire les poulots n’avaient pas voulu manger et que le pullarius avait menti. C’est son affaire, répondit-il ; s’il a menti, il en portera la peine. Quant à moi, on m’a annoncé que les auspices étaient favorables, et je les tiens pour tels. En effet, le pullarius fut tué dès le début du combat et Papirius remporta la victoire[55]. Il est vraiment curieux de voir quel parti les Romains ont su tirer de ce qui était la plus grande imperfection de leur religion ; ce respect étroit de la lettre, qui est en tout leur tendance, leur a fourni souvent des moyens commodes de sa mettre en règle avec leurs dieux. Quand la rituel ordonnait de leur sacrifier un animal rare qu’il n’était pas aisé de se procurer, on cil fabriquait une image en pâte ou en cire et l’un venait la leur offrir[56]. Ce procédé naïf était sérieusement employé dans les circonstances les plus importantes canine dans les moins graves. Pour déclarer la guerre, le fécial devait aller lancer un javelot sur les frontières de l’ennemi. Quand il s’agit de combattre Pyrrhus, on s’aperçut qu’il serait  long et qu’il n’était pas  sûr de faire ainsi voyager un prêtre jusqu’en Épire. La difficulté fut habilement tournée. On en trouvait avoir sous la main un soldat de Pyrrhus dont on s’était emparé par hasard : on lui fit acheter un petit terrain dans le cirque Flaminius ; avec un peu de bonne volonté on pouvait admettre que c’était un territoire épirote, et la fécial y vint jeter son javelot sans fatigue et sans danger[57].

Tels furent les efforts tentés par les hommes d’État de la République pour épargner aux unes scrupuleuses les inquiétudes et les horreurs que fait naître la crainte des dieux. Il leur était difficile d’obtenir nu succès complet. Par eux-mêmes les Romains n’étaient que trop enclins à la superstition ; ils le devinrent plus encore par leurs relations journalières avec les peuples étrangers et le goût que de bonne heure ils prirent pour l’Étrurie. Ces influences du dehors, qui s’appuyaient sur des tendances naturelles, ont été quelquefois chez eux plus fortes que tous les conseils des sages, et l’on n’est pas surpris de trouver dans leur religion la trace de doux esprits différents qui s’y combattent. C’est ce qu’on aperçoit, par exemple, dans le culte qu’ils rendent aux morts. Ils les regardaient primitivement comme des génies protecteurs et secourables qui se contentent de peu et dont on gagne la faveur en leur offrant quelques violettes, un gâteau trempé dans du vin ou une poignée de fèves. Plus tard ils admirent avec les Étrusques que les morts aiment le sang, que les victimes humaines leur sont agréables, et ils instituèrent des combats de gladiateurs pour honorer ceux qu’ils continuaient d’appeler les bons esprits (Manes)[58]. Quelques divinités ont éprouvé des changements semblables ; au lieu de voir en elles des êtres bienfaisants et bienveillants, on en a fait des ennemis toujours occupés à tromper et à perdre les mortels. Le bon Silvain lui-même, ce dieu des esclaves et des laboureurs, ce protecteur de la ferme et du champ, si aimé, si vénéré du pauvre, ne s’est-on pas imaginé qu’il se rendait la nuit dans la demeure des nouveau-nés pour leur jeter un sort, et qu’il fallait faire veiller trois hommes armés de balais et de billons tout exprès pour le chasser[59] ? Mais ce sont là des exceptions ; la religion romaine, malgré les emprunts qu’elle a faits à celle de l’Étrurie, est loin de lui ressembler. Elle n’était pas en réalité un de ces cultes sombres qui courbent les âmes sous l’épouvante. Les Romains n’ont jamais été, comme les Étrusques, les esclaves soumis de quelques despotes ; la pratique de la liberté leur a donné le sentiment de leur dignité et de leur importance. Quelque respect qu’ils témoignent polir leurs dieux, ils ne s’abaissent pas en leur présence ; ils osent même quelquefois rire et plaisanter avec eux. Ce Papirius, que nous venons de voir traiter si légèrement les auspices, au lieu de promettre des temples aux dieux, comme on le faisait ordinairement au milieu d’un combat, fit vœu de verser à Jupiter un verre de bon vin, s’il était vainqueur. Jupiter, dit Tite-Live, fut satisfait de la promesse et lui donna la victoire[60]. Le culte d’Hercule, qu’on célèbre à l’Ara maxima, est l’un des plus anciens et des plus respectés de Rome ; il est plein de gaieté et de bonne humeur. C’est le dieu de la joie et du succès : la légende raconte qu’un jour il n’avait pas dédaigné de jouer aux dés avec un sacristain de son temple, et qu’ayant gagné la partie, il avait accepté volontiers une belle courtisane, qui était l’enjeu[61]. Tous ceux auxquels survient quelque fortune inespérée s’adressent à lui. Les gens sauvés d’un grand danger croient lui devoir leur salut ; les généraux victorieux, les commerçants enrichis, lui font honneur de leur bonne chance : ils lui offrent la dîme du butin qu’ils rapportent ou du profit qu’ils ont fait, et cet argent sert à donner au peuple entier de repas qui se renouvellent souvent pendant plusieurs semaines[62]. On a retrouvé, dans une ville italienne, une vieille inscription en vers saturnins qui rappelle le souvenir de ces fêtes : ce sont deux frères qui acquittent pieusement envers Hercule la dette que leur père avait contractée. Ce vœu, disent-ils, qu’un père avait fait dans sa mauvaise fortune, quand il désespérait tout à fait de l’avenir, ses fils l’ont accompli. Après avoir payé la dîme et donné le repas promis, ils sont heureux de consacrer ce monument à Hercule ; en même temps, ô grand Dieu, ils te prient de leur donner souvent l’occasion de te faire des présents semblables[63]. Il me semble qu’un Étrusque ne se serait pas exprimé tout à fait ainsi, et qu’on face de ses dieux il aurait craint d’avoir une attitude si aisée ; mais les Romains ont plus d’audace. Malgré certains penchants qui les entraînaient vert, la superstition, leur religion n’est jamais devenue une théocratie sévère, et c’est, en somme, l’esprit laïc qui l’emporta chez eux.

 

— III —

On est aujourd’hui  porté à maltraiter la religion romaine, et c’est, par exemple, une vérité acceptée de tout le monde qu’elle était tout à fait inférieure à celle des Grecs. Les anciens pensaient tout le contraire. Quand les savants de la Grèce commencèrent à étudier de prés les institutions du peuple qui venait de les vaincre, ils furent surtout frappés de l’importance que la religion avait à Rome et de la façon dont on la pratiquait. Les historiens, les érudits, les philosophes, n’ont jamais parlé qu’avec une vive sympathie de ce culte qui nous semble parfois si puéril et si sec, Les éloges qu’ils lui accordent si libéralement nous surprennent beaucoup, et nous sommes d’abord tentés de les expliquer par ce prestige qu’exerce toujours le succès et qui porte à tout admirer chez les peuples à qui tout réussit. Il se trouve pourtant, parmi ceux qui ont ainsi prôné la religion romaine, des esprits fermes et sensés, des observateurs exacts, comme Polybe, qui auraient su résister à des engouements irréfléchis, et il faut chercher ailleurs des raisons plus sérieuses à leur admiration.

Ces raisons ne sont pas difficiles à découvrir. Les Grecs intelligents, qui venaient d’assister à la ruine de leur patrie, n’ignoraient pas les causes qui l’avaient perdue. Les qualités qu’ils remarquaient le plus chez les autres devaient être naturellement celles qui leur avaient surtout manqué et dont leurs malheurs récents leur avaient appris l’importance. C’est ainsi qu’à Rome ils étaient principalement frappés de voir tant d’ordre et de dignité dans la vie privée, tant de discipline et de patriotisme dans la vie publique ; or ces vertus que la Grèce ne connaissait plus et dont l’absence lui avait été si fatale, les Romains déclaraient hautement qu’ils les devaient en partie à leur religion. Polybe accepte tout à fait cette opinion ; il était, comme la plupart des Grecs de son temps, peu croyant pour son compte,  disposé à se méfier de la dévotion ou à en sourire. Elle lui semblait ridicule dans ces pauvres gens qui s’arrêtent court dès qu’ils voient passer une belette et vont consulter le devin quand un rat leur a rongé un sac de farine[64] ; il la trouvait dangereuse lorsqu’elle agite tout un peuple, qu’elle lui donne un spectacle les excitations sensuelles du culte d’Adonis et les expiations sanglantes du culte de Cybèle, ou qu’elle la précipite dans les folies des bacchanales. Plus il était tenté de la redouter, plus il devait lui paraître merveilleux qu’on eût fait servir une puissance aussi désordonnée à maintenir la paix publique. Il est sûr que la religion comme l’entendaient les Romains, prenant l’homme de tous les côtés et enlaçant la vie entière dans un réseau de pratiques rigoureuses, y mettait plus d’ordre et de sérieux, qu’elle enseignait la régularité, qu’elle habituait à l’obéissance. En présence de l’indifférence railleuse ou raisonneuse de leurs compatriotes, des élans déréglés de leurs voisins d’Asie, les sages et les savants de la Grèce étaient charmés autant que surpris de cette piété calme et grave qui sait se maintenir dans les limites fixées et fuit avec là même soin les négligences et les exagérations. Ce qui leur plaisait surtout dans cette religion est peut-être ce qui risque le plus de nous déplaire aujourd’hui. Nous regrettons beaucoup qu’on l’ait privée de sa liberté pour la jeter sous le joug d’un formalisme minutieux ; eux, au contraire, qui savaient à quels excès elle s’emporte quand elle est livrée à elle-même, approuvaient beaucoup l’autorité politique de ne pas la laisser tout à fait libre et de la diriger A sa façon. Ces gens, qui n’avaient jamais su se gouverner et pour qui la religion n’était trop souvent qu’une occasion de plus de désordre, ne pouvaient se lasser d’admirer qu’on en eût fait un moyen de gouvernement. Celle des Romains leur semblait donc la création la plus originale d’un peuple pratique et sensé, qui avait réussi à discipliner toutes les forces de l’homme, même les plus déréglées et les plus rebelles, et à les tourner vers un but unique, la grandeur de l’État.

Ils lui trouvaient d’autres avantages qui n’étaient pas moins précieux quand ils l’observaient de plus près : elle leur semblait plus morale que celle des Grecs. Un hasard heureux nous a conservé le plus vieux calendrier de Rome[65] ; il ne contient presque que des fêtes champêtres. Ce culte avait donc à l’origine un caractère tout à fait rustique, et, malgré les changements qu’il a subis, il conserva longtemps quelques traces de sa simplicité primitive. Les Grecs qui visitaient Rome à l’époque d’Auguste étaient fort étonnés de voir qu’on y servait aux dieux, sur des tables de bois, des festins qui ne consistaient qu’en quelques gâteaux de farine et qu’on employait pour les libations non pas des vases d’or ou d’argent, mais de simples coupes de terre[66]. Les Pères de l’Église eux-mêmes, surpris que Numa eût défendu les sacrifices sanglants, le louaient d’avoir fondé une religion honnête (frugi religio)[67]. Ces éloges, que faisaient d’elle des indifférents ou des ennemis, justifient les fidèles de l’avoir regardée comme une école de vertus. Polybe, qui l’étudia dans un temps où elle était puissante et respectée, lui attribue une grande influence sur la moralité publique. C’est, selon lui, la crainte des dieux qui fait qu’il y a si peu de voleurs à Rome. Chez les Grecs, dit-il, si vous confiez un talent à ceux qui manient les deniers publics, en vain vous prenez dix cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins, vous ne pouvez les obliger à rendre votre dépôt. Les Romains, au contraire, qui, comme magistrats ou gouverneurs de provinces, disposent de grandes sommes d’argent, n’ont besoin que de la religion du serment pour garder une inviolable fidélité (VI, 56). Les dieux des Romains, comme tous ceux des religions anciennes, sont d’abord la personnification des forces de la nature physique, mais ils sont encore autre chose. Leur aspect est double, comme celui du vieux Janus : en même temps qu’ils déchaînent les éléments et conduisent le monde, ils sont aussi fort occupés à régler et à diriger la vie de l’homme ; ils se chargent de le récompenser ou de le punir selon ses mérites, ils se font les défenseurs de la justice et du droit ; et ces fonctions qu’ils remplissent sur la terre semblent devenir bientôt plus importantes pour eux que celles qu’on leur attribue dans le ciel. Aucun peuple ancien, dans sa façon de comprendre la divinité, n’a si vite tourné les conceptions physiques du côté moral. Jupiter est le père du jour (Diespiter), le dieu du ciel lumineux et serein ; on en fait aussitôt le représentant de l’équité. C’est lui qu’on atteste dans les serments et dans les traités ; c’est à lui que s’adresse le fécial quand il va demander justice au nom du peuple romain. On ne l’appelle pas, comme la grande Divinité des Grecs, le Père des dieux et des hommes, mais le  bon et le très grand (Jupiter optimus maximus), et c’est sous ce nom qu’on l’invoque au Capitole dès le temps de Tarquin, avant qu’aucune philosophie ait appris aux Romains les attributs véritables des dieux[68]. Vesta, personnifiant le feu qui purifie tout, devient, aussi la déesse de la pureté. On lui consacre des vierges auxquelles on donne son nom, et l’on fait aux prêtresses qui se vouent à son service une loi rigoureuse d’être chastes parmi les chastes, pures parmi les pures. Aucun culte n’a créé autant de dieux pour protéger la maison : il a ses Génies, ses Lares, ses Pénates, tous également honorés chez le pauvre comme chez le riche. Quoique leurs attributions soient à peu près semblables, l’un ne fait pas tort à l’autre : on ne saurait trop avoir de défenseurs autour du foyer domestiqué. C’est vraiment la religion de la vie intérieure et de la famille. En somme, cet Olympe est moins brillant, moins majestueux que celui des Grecs, mais il est plus voisin de l’homme, il semple plus fait pour lui, il convient mieux à sa vie morale. Un critique de nos jours a raison d’appliquer à, la religion romaine ce que Cicéron disait de la philosophie de Socrate : elle aussi fit descendre la divinité du ciel, la fixa sur la terre, l’introduisit même dans les maisons et la força de régler la vie et les mœurs des hommes[69].

Il était naturel que ce mérite fût alors regardé coma : le plus important de tous. Depuis que la Grèce avait vieilli, sa religion ne pouvait plus la satisfaire. Après le grand mouvement philosophique qui venait de s’accomplir chez elle, il était bien difficile qu’elle se contentât dei croyances de ses premières années. Parmi les gens éclairés, quelques-uns étaient devenus résolument impies, un grand nombre flottaient sans se décider entre l’incrédulité et l’indifférence ; les autres, c’est-à-dire les timides qui ne peuvent consentir à se séparer des opinions d’autrefois, les conservateurs qui regardent les croyances religieuses comme une force dont un État a grand’peine à se passer, tous ceux qui par sentiment ou par raison voulaient rester fidèles au culte de leurs pares ne pouvaient s’empêcher, malgré leur bonne volonté, de s’y sentir souvent gênés. C’est. à ceux-là surtout que la religion romaine parut admirable, et il faut avouer qu’elle était faite pour leur plaire. Non seulement ils en appréciaient beaucoup les mérites, mais elle eut cette chance que ces défauts passèrent alors pour des qualités : elle tira, par exemple, un profit très inattendu de cette pauvreté et de cette sécheresse qu’on lui reproche aujourd’hui. Depuis qu’on était moins naïf et plus raisonneur, les belles légendes qui avaient si merveilleusement inspiré la poésie grecque étaient devenues un grand embarras. On avait perdu le sens des vieux mythes qui expliquaient la création des êtres et la fécondité de la nature par l’hymen de la terre et du ciel. Ce n’étaient plus que des histoires légères qui scandalisaient les gens rigoureux et dont se moquaient les railleurs. La religion romaine, qui n’avait pas su créer de légendes, se trouvait à l’abri de ces reproches ; on lui fit un grand mérite de sa stérilité. Denys d’Halicarnasse remarque avec admiration qu’on ne raconte pas parmi les Romains qu’Uranus ait été mutilé par ses fils, que Saturne ait dévoré ses enfants pour les empêcher de le détrôner, et qu’à son tour Jupiter ait chassé Saturne de son royaume et l’ait enfermé dans les prisons du Tartare[70]. Les poètes latins eux-mêmes, qui devraient être plus indulgents pour ces antiques récits, se croient obligés par patriotisme de féliciter leur pays de n’avoir pas d’histoire fabuleuse. Nos campagnes, dit Virgile, dans son éloge de l’Italie, n’ont pas été retournées par des taureaux qui soufflaient le feu de leurs naseaux. On n’y a jamais semé les dents d’une hydre monstrueuse ; jamais une moisson de guerriers n’a surgi du sol toute hérissée de casques et de piques[71]. Et Properce, opposant Rome à ces petites villes de la Grèce, si fières de leurs souvenirs mythologiques, lui dit : Toi, au moins, tu n’as rien dans le passé dont ton histoire ait à rougir (III, 22, 20). Il ne fut pas moins utile à la religion romaine de n’avoir pas établi de dogmes et de ne se composer que de pratiques ; c’était’ une imperfection dont profita la liberté de conscience. Pourvu qu’on prit la peine de se confirmer exactement aux règles du culte national que son antiquité rendait respectable, on pouvait penser des dieux ce qu’on voulait, et l’on usa sans scrupule de la permission. Il y avait alors précisément beaucoup de bons esprits qui, malgré la séduction qu’exerçait sur eux la philosophie, hésitaient à se séparer trop ouvertement des religions populaires. Pour éviter les déchirements intérieurs et les ébranlements politiques qui suivent d’ordinaire ces ruptures violentes, ils cherchaient quelque, façon d’accorder ensemble les croyances anciennes et les doctrines nouvelles. La religion romaine fut celle qui se prêta le plus volontiers à ces compromis. La première condition pour s’accorder avec elle était de lui faire accepter l’unité de Dieu, et elle s’y trouvait assez disposée : ce polythéisme qui nous a paru si incomplet et si vogue se laissait plus aisément que tout autre ramener au monothéisme. Les Romains ayant répugné longtemps à donner à leurs dieux une forme précise et une existence individuelle, il en résultait qu’il était plus facile de les réunir et de les grouper ensemble. Des êtres animés, distincts et divers, auraient résisté davantage à ces fusions ; les dieux de Rome, qui n’avaient point d’histoire ni de figure, se laissaient faire. Comme ce n’étaient pas des personnes véritables, mais seulement des manifestations divines (numina), il ne coûtait pas d’en réunir plusieurs ensemble et de les rapporter au même dieu qui s’était trouvé recevoir des noms différents parce qu’il agissait de différentes manières. C’est ainsi qu’en faisant rentrer tous ces dieux les uns dans les autres, en les regardant comme des attributs et des qualifications de la même divinité, on arrivait sans trop de peine à recomposer l’unité divine. Sur ce point et sur beaucoup d’autres, que j’indiquerai plus tard, la religion romaine, catis être trop dénaturée, pouvait à peu prés s’accommoder avec la philosophie. Elle avait au moins cet avantage de n’être pas tout à fait contraire aux progrès que venait de faire l’esprit humain. Les esprits sages et modérés, qui souhaitaient rester fidèles au culte de leur pays sans faire trop de violence à leur raison, s’y trouvaient un peu moins mal à l’aise qu’ailleurs ; aussi la proclamaient-ils supérieure à toutes les autres.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi ce ne sont pas les vrais dévots, mais les politiques et même les incrédules qui lui donnent le plus d’éloges ; peu d’écrivains en ont mieux parlé que Cicéron, qui n’y croyait pas : Si l’on compare, dit-il, le peuple romain aux autres nations, on verra qu’elles l’égalent ou même le dépassent dans tout le reste ; mais il vaut mieux qu’elles par le culte qu’il rend aux dieux[72]. Et ailleurs : C’est par la religion que nous avons vaincu l’univers[73]. Cette opinion propagée par des sceptiques, c’est-à-dire par les seuls qui auraient eu quelque intérêt à la combattre, fut acceptée partout sans contestation ; il fut convenu, chez les Grecs aussi bien que chez les Romains, que Rome était la ville la plus religieuse du monde[74] ; que sa piété l’élevait au-dessus des hommes et des dieux[75], qu’enfin elle lui devait sa grandeur et ses conquêtes, et ce préjugé prit tant de force, qu’il devint dans la suite un obstacle sérieux à la propagation du christianisme, et que les Pères de l’Église se crurent souvent obligés de le combattre[76].

 

 

 



[1] C’est ce qu’on raconte de la naissance de Romulus (Plut., Romulus, 2), de celle de Servius Tullius (Denys d’Hal., IV, 2), de celle de Cæculua, le fondateur de Préneste (Servius, Æn., VII, 678).

[2] Ce miracle est rapporté par Tite-Live à propos de Servius Tullius (I, 39) ; il se trouve deux fois dans l’Enéide de Virgile, attribué à des personnages différents (II, 682 ; VII, 73). A l’époque des guerres puniques, on crut que le vaillant soldat Marcius avait été désigné par les dieux de la même façon dans sa jeunesse (Tite-Live, XXV, 39).

[3] Non comparuit, c’est l’expression employée dans toutes ces légendes.

[4] Augustin, De civ. Dei, VI, 9 : Varro commemorare et enumerare deos œpit a conceptione hominis... deinde cœpit deos alios ostendere qui pertinerent non ad ipsum hominem, sed ad ea quæ sunt hominis, sicuti est victus, vestitus et quœcumque alia quœ huic vitæ sunt necessaria. Dans cette énumération, il est plus que probable que Varron suivait l’ordre même des registres des pontifes. - On peut consulter sur les Indigitamenta : Ambrosch, Religionsbücher der Römer, et Bouché-Leclercq, Les Pontifes de l’ancienne Rome, Paris, 1871.

[5] On peut donc supposer que ces dieux s’appelaient véritablement divus Pater Vaticanus, divus Pater Fabulinus. On retrouve en effet dans les listes des Indigitamenta quelques-unes de ces désignations complètes dans lesquelles le nom spécial du dieu se trouve joint comme épithète à celui de quelque grande divinité : Janus Consivius, Juno Lucina.

[6] Bouché-Leclercq, Les Pontifes, p. 46.

[7] Æn., III, 405.

[8] Fastes, IV, 761.

[9] Probus, Virg. Georg., I, 10.

[10] Augustin, De civ. Dei, IV, 31.

[11] Tibulle, I, I, 10. Apulée, De mag., 56.

[12] Ovide, Fastes, II, 23.

[13] Pétrone, Satiricon, 19.

[14] C’est ce qu’indique le nom qu’on leur donne : on les appelle le Céleste (divas Pater, dea Dia), le Favorable (Faunus), le Riche (Dis), les Bons (Manes), etc.

[15] Un magistrat de Cirta se vante d’avoir élevé statuam æream Securitalis æculi cum statua œrea Indulgentiœ lomini nostri (Renier, Inscript. de l’Algérie, n° 1836).

[16] Tertullien, De præscr., I, 45.

[17] Tite-Live, XXIV, 44.

[18] Pro dom., I.

[19] Il faut peut-être faire une exception pour les Flamines, et surtout pour le Flamen dialis, qui avait des obligations plus étroites que les autres prêtres ; aussi ces fonctions furent-elles très vite délaissées.

[20] Scævola disait : Pontificem neminem bonum esse ; nisi qui jus civile cognosset. (Cicéron, De leg., II, 19.)

[21] Tite-Live, II, 32.

[22] Varron, ap. Augustin, De civ. Dei, IV, 22.

[23] Servius, Æn., IV, 577 : Deorum vera nomina nemo novit.

[24] Servius, Æn., II, 351 : Jupiter optime maxime, sive quo alio nomine te appellari volueris.

[25] Tite-Live, I, 20 : Pontificem deinde ex patribus legit... ut esset quo consultum plebes veniret (Il confia au grand pontife la surveillance de tout ce qui tenait à la religion... ainsi, le peuple savait où venir puiser des lumières).

[26] Macrobe, Sat., III, 9, 12.

[27] Aulu-Gelle, II, 28 : ... veteres Romani, quum in omnibus aliis vitæ officiis, tum in constituendis religionibus atque in diis immortalibus animadvertendis castissimi cautissimique (les anciens Romains, si exacts à régler tous les devoirs de la religion, si sages et si prudents lorsqu'il s'agissait de prescrire les rites sacrés et tout ce qui appartient au culte des immortels).

[28] Arnobe, VII, 31.

[29] Pline, XXVIII, 2 (3).

[30] Festus, v° Religiosi. Cicéron, De nat. deor., I, 41 : Est enim pietas justitia adversus deos... sanctitas autem scientia colendorum sacrorum (La piété n'est pas autre chose qu'une justice rendue aux dieux... la religion est la connaissance des devoirs que nous avons envers les dieux).

[31] Tibulle, II, I, 13 : Casta placent superis : pura cum veste venito.

[32] Servius, Georg., III, 456 : Majores religionem totam in experientia callocabant.

[33] Caton, De re rust., passim.

[34] De re rust., 5.

[35] De re rust., 102.

[36] Bouché-Leclercq, Les Pontifes, 315.

[37] Dion, XXXIX, 5.

[38] Quintilien, Declam., 265 : in templo vero, in quo verbis parcimus, in quo animos componimus, in quo tacitam etiam mentem nostram custodimus...

[39] Krahner fait remarquer que les Grecs n’ont pas de mot qui rende exactement celui de religio (Grundlinien sur Geschichte des Verfall der römischen Staatsreligion, p.13). Il est certain que ni δεισιδαιμονία, ni surtout εύσεδεία, ne le traduisent tout à fait.

[40] Eutyphron.

[41] Plaute, Curculio, IV, 2, 45 : Cui homini di sunt propitii lumini ei objiciunt.

[42] Suétone, Caligula, 6.

[43] Fastes, III, 339, Arnobe, V, 1.

[44] C’est par une dérivation de ce premier sens que le mot superstitio a fini par s’appliquer surtout aux pratiques tirées des religions étrangères.

[45] Servius, Æn., II, 715 : Connexa enim sunt timor et refigio. Ailleurs il dérive deus de δέος, qui veut dire crainte (XII, 139). Voyez aussi Cicéron, De invent., II, 22.

[46] Macrobe, Saturnales, I, 16, 11. Voyez aussi Servius, Georg., I, 269 : Scimus necessitati religionem cedere.

[47] Bouché-Leclercq, les Pontifes, p 118.

[48] Macrobe, Saturnales, I, 16, 20.

[49] De div., II, 72.

[50] Servius, Æn., II, 691.

[51] Cicéron, De divin., II, 36.

[52] Servius, Æn., XII, 259, et V, 530.

[53] Histoires naturelles, XXVIII, 2 (4).

[54] Oral in Velurium, p. 47, éd. Jordan.

[55] Tite-Live, X, 40.

[56] Servius, Æn., III, 115.

[57] Servius, Æn., IX, 53.

[58] La loi des Douze Tables défendait aux femmes de se déchirer jusqu’au sang dans les funérailles : Mulieres genas ne radunto (Schœll, p. 154). Ne serait-ce pas une trace de la résistance opposée par les politiques de Rome à ces idées religieuses de l’Étrurie ? Voyez Servius, Æn., XII, 600.

[59] S. Augustin, De civ. Dei, VI, 9.

[60] Tite-Live, X, 42.

[61] Macrobe, Saturnales, I, 10, 12.

[62] Crassus régala les Romains pendant trois mois entiers. (Plutarque, Crassus, 2.)

[63] Corpus inscript. lat., I, n° 1175.

[64] Théophraste, le Superstitieux.

[65] Corpus inscript. lat., I, p. 875.

[66] Denys d’Halicarnasse, Antiq. Rom., II, 19.

[67] Tertullien, Apologétique, 45.

[68] Preller, Röm. Myth., p. 298. Zeller, Relig. and Philos. bei den Römern, p. 6.

[69] Cicéron, Tusculanes, V, 4. Preuner, Hestia-Vesta, p. 869.

[70] Antiquités romaines, II, 23.

[71] Géorgiques, II, 140.

[72] De nat. deor., II, 2.

[73] De har. resp., 9.

[74] Salluste, Catilina, 12 : majores nostri religiosissumi mortales.

[75] Virgile, Énéide, XII, 839 : Supra homines, supra ire deos pietate videbis.

[76] Voyez surtout Prudence, Contre Symmaque, II, 520.