LA FIN DU PAGANISME

 

APPENDICE — LES PERSÉCUTIONS.

 

 

On s’est beaucoup occupé, depuis quelques années, des persécutions de l’Église, et il est peu de questions, dans l’histoire des premiers temps du christianisme, qui aient suscité plus de débats. Sans parler des dissertations que M. de Rossi et M. Le Blant, deux maîtres de l’archéologie chrétienne, ne cessent de nous donner ; et pour nous en tenir aux ouvrages qui ont paru en France, M. Aubé a publié quatre volumes qui, sous des titres différents, racontent les luttes que L’Église a soutenues contre l’empire jusqu’à la fin du IIIe siècle[1]. En même temps, M. Allard, qui a popularisé chez nous les travaux de M. de Rossi sur les catacombes[2], achève la publication d’une grande histoire des persécutions, par deux volumes sur celle de Dioclétien et sur le triomphe de l’Église[3]. M. Renan, dans ses Origines du christianisme, a eu l’occasion d’étudier les persécutions que L’Église a souffertes jusqu’à la fin du règne de Marc-Aurèle. Enfin M. Havet y a touché dans le quatrième volume de son livre sur le Christianisme et ses origines. Il me semble que, grâce à ces travaux, entrepris à des points de vue très différents, par des auteurs qui sortent d’écoles très opposées, beaucoup de points obscurs se trouvent définitivement éclaircis. Dans tous les cas, les arguments principaux ayant été fournis et développés des deux côtés, je ne crois pas qu’il soit téméraire ou prématuré de conclure.

Nous pouvons le faire avec d’autant plus d’assurance que la question n’est pas à proprement parler une question religieuse. Elle le serait, si l’on pouvait affirmer que la vérité d’une doctrine se mesure à la fermeté de ses défenseurs. Il y a des apologistes du christianisme qui l’ont prétendu ; ils ont voulu tirer de la mort des martyrs la preuve irrécusable que les opinions pour lesquelles ils se sacrifiaient devaient être vraies : On ne se fait pas tuer, disent-ils, pour une religion fausse. Mais en soi ce raisonnement n’est pas juste, et d’ailleurs l’Église en a ruiné la force en traitant ses ennemis comme on avait traité ses enfants. Elle a fait elle-même des martyrs, et il ne lui est pas possible de réclamer pour les siens ce qu’elle ne voudrait pas accorder aux autres. En présence de la mort courageuse des vaudois, des hussites, des protestants qu’elle a brûlés ou pendus sans pouvoir leur arracher aucun désaveu de leurs croyances, il faut bien qu’elle renonce à soutenir qu’on ne meurt que pour une doctrine vraie. Dès lors, il n’importe guère à la vérité du christianisme qu’il ait été plus ou moins persécuté et que le nombre de ceux qui ont versé leur sang pour lui soit plus ou moins considérable. Ce n’est plus qu’une question historique qu’on doit aborder avec le même calme que les autres ; j’avoue, pour moi, que je ne puis comprendre les passions qu’elle a jusqu’ici excitées.

C’est dans cet esprit que je vais tenter de la traiter, et il me semble que, lorsqu’on n’y apporte pas de prévention, tout y devient simple et clair. Comme je n’ai d’autre intention, dans les pages qui suivent, que de résumer ce qu’ont dit des écrivains autorisés, le lecteur y retrouvera beaucoup d’opinions qu’il connaît ; mais je n’y cherche pas la nouveauté : je voudrais seulement mettre en lumière quelques points qui, dans cette histoire, telle que la science nous l’a faite, me paraissent incontestables.

— I —

OMBRE DES PERSÉCUTIONS

Ce n’est guère que chez les écrivains ecclésiastiques qu’il est question des persécutions ; les autres n’en parlent que par hasard et en quelques mots. C’étaient, pour eux des événements de peu d’importance, auxquels ils ne faisaient pas attention. Même celle de Dioclétien, qui fut si grave, si longue, et qui aboutit au triomphe du christianisme, ni Aurelius Victor ni Zosime n’en disent rien.

Les auteurs ecclésiastiques eux-mêmes ne s’accordent pas toujours à propos du nombre et du caractère des persécutions. Il semble qu’on saisit chez eux deux tendances différentes. Quelques-uns les multiplient volontiers et en comptent six ou sept jusqu’à Dèce ; d’autres cherchent visiblement à les restreindre. Méliton refuse de mettre Trajan parmi les princes qui ont persécuté l’Église[4] ; Tertullien n’y place ni Trajan ni Marc-Aurèle[5]. Tous deux comprennent que ce serait un mauvais signe pour leur doctrine d’avoir été maltraitée par de si bons princes ; ils se glorifient au contraire qu’elle n’ait eu pour ennemis qu’un Néron et un Domitien, c’est-à-dire les ennemis mêmes du genre humain.

Ce désaccord s’explique aisément quand on songe qu’au début les persécutions étaient rarement générales. Saint -Augustin fait très justement remarquer que, l’Église étant répandue partout, il pouvait se faire qu’elle fût persécutée quelque part et tranquille ailleurs[6]. Il n’était pas besoin, pour que la persécution se ranimât dans les provinces, après quelques années de calme, que l’impulsion vînt de Rome et de l’autorité ; un événement imprévu, un intérêt particulier et local pouvaient tout d’un coup enflammer les esprits, et, une fois excités, la loi ne leur offrait que trop de moyens de se satisfaire. C’est ce qui arriva sous Marc-Aurèle à Lyon, où les chrétiens furent, on ne sait pourquoi, insultés, battus, lapidés, traînés devant les magistrats, torturés et mis à mort ; ce n’est qu’après que quelques-uns eurent été exposés aux bêtes ; sur la demande du peuple, et qu’on en eut fait mourir d’autres en prison ; que le proconsul, effrayé de voir leur nombre s’accroître tous les jours, s’avisa de consulter l’empereur, qui du reste ordonna de continuer comme on avait commencé[7]. Nous voyons de même la persécution éclater brusquement à Alexandrie un an avant l’édit de Dèce : la prédication d’une sorte de prophète ou de poète excite la populace, qui se jette sur les chrétiens, pille leurs maisons, les assomme dans les rues, allume des bûchers au milieu des places et les y précipite[8]. Peu de temps après le règne d’Alexandre Sévère, pendant la paix profonde dont jouissait l’Église, la Cappadoce et le Pont ayant été dévastés par des tremblements de terre qui renversent les temples, détruisent les villes, engloutissent les habitants, le peuple, suivant son habitude, s’en prend aux chrétiens et leur fait subir toute sorte de supplices. Ces massacres n’étaient pas commandés par l’autorité, mais ils n’étaient non plus ni arrêtés ni punis. On peut donc dire qu’en somme la persécution n’a jamais complètement cessé dans la vaste étendue de l’empire ; elle ne s’éteignait ici que pour se ranimer un peu plus loin. Pendant les deux cent cinquante ans qui séparent Néron de Constantin, les chrétiens ont pu jouir de quelques moments de relâche, mais jamais leur sécurité n’a été complète. Leur sort dépendait de l’imprévu, leur condition changeait d’un pays à l’autre, et les empereurs qui les aimaient le plus n’ont pas pupes soustraire partout aux emportements du peuple qui s’appuyaient sur les injonctions de la loi.

Mais alors, si la persécution a été continue, s’il est vrai qu’elle ne se soit jamais entièrement arrêtée, d’où vient que les historiens de l’Église sont d’accord pour distinguer un certain nombre de persécutions particulières ? On a soupent pensé que ce n’est là qu’une sorte de classement arbitraire imaginé longtemps après les événements, quand on éprouvait le besoin de faire une histoire héroïque à l’Église. Il faut abandonner aujourd’hui cette opinion, car nous avons la preuve que les persécutions ont été distinguées et classées par les gens mêmes qui en avaient souffert. Commodien, dans un ouvrage qu’on a découvert il y a quelques années, parle de celle de Dèce, dont il a été témoin, et dit expressément que c’est la septième[9]. Ce témoignage des contemporains, des victimes, ne permet plus de traiter légèrement la classification ordinaire. Il faut bien admettre qu’elle s’appuyait sur quelque fondement solide ; il faut croire que, si les chrétiens n’ont pas cessé d’être maltraités sous l’empire, il y a eu des moments de recrudescence où, pour des motifs que nous ignorons, ils l’étaient davantage. Ce sont ces moments de reprise, ces retours et ces réveils de rigueur, se détachant sur un fond général de tracasserie et de violences, qu’on appelle les persécutions.

— II —

DOUTES AU SUJET DES PERSÉCUTIONS

On a longtemps pris à la lettre ce que Sulpice Sévère et Paul Orose nous racontent des persécutions de l’Église. Personne n’a douté, pendant tout le moyen âge, que, depuis Oléron jusqu’à Constantin, il, n’y en ait eu neuf ou dia, suivant que l’on compte ou que l’on omet celle de Maximin, qui dura peu, et qu’elles n’aient fait un nombre incalculable de victimes. Tout le monde alors admettait sans aucune hésitation la réalité des Actes qu’on lisait dans les églises pour édifier les fidèles ; c’est le temps où s’épanouissaient toutes les fleurs de la légende dorée. Les premières années de la Renaissance, qui ébranlèrent tant de superstitions, ne furent pas trop nuisibles à celle-là. La réforme persécutée, qui cherchait des forces dans l’exemple des anciens martyrs, dont elle pansait continuer l’œuvre, n’avait aucun intérêt à en diminuer le nombre ou à battre en brèche leur histoire. Scaliger, qui lisait pieusement les récits du Martyrologe, disait : Il n’y a rien dont je sois plus ému ; si bien qu’au sortir de cette lecture je me sens tout hors de moi. Les doutes s’exprimèrent pour la première fois d’une manière scientifique dans la dissertation de Dodwell, publiée en 1684, et qui est intitulée De Paucitate martyrum. Le moment était heureux pour une attaque de ce genre : le XVIIe siècle finissait ; les esprits commençaient à s’émanciper, et déjà pointait l’incrédulité du siècle nouveau. La dissertation de Dodwell fut lue avidement et fort commentée. En vain dom Ruinart essaya-t-il d’y répondre dans la préface de ses Acta sincera ; il ne put en détruire l’effet. Voltaire, dès qu’il entre dans la lutte, crible Ruinart de ses railleries, et, ce qui est plus cruel, prend dans son livre même des arguments pour le combattre. Il refait à sa façon le récit des martyres les plus fameux, il en parodie les détails les plus touchants, et trouve moyen de nous égayer de ce qui faisait pleurer nos pères. Toutes les fois qu’il touche à ce sujet, sa verve est intarissable ; puis, après qu’il a signalé les fraudes, les erreurs, et ce qu’il appelle les sottises dégoûtantes dont on a composé l’histoire des premiers temps de la religion chrétienne, il termine par cette conclusion ironique : Elle est divine dans doute, puisque dix-sept siècles de friponneries et d’imbécillités n’ont pu la détruire !

C’est donc la dissertation de Dodwell qui a été le point de départ des doutes au sujet du nombre des martyrs et de la violence des persécutions ; mais, comme il était naturel, on est allé depuis beaucoup plus loin. Voici à peu près jusqu’où les plus radicaux arrivent en ce moment. Les dernières persécutions de l’Église, à partir de celle de Dèce, ont laissé des traces si profondes et sont attestées par des documents si certains qu’il n’est pas possible d’en nier l’existence. On est bien forcé de les admettre et l’on se contente d’affirmer ou de laisser entendre qu’elles ont fait beaucoup moins de victimes que les écrivains ecclésiastiques ne le prétendent. Mais pour celles qui ont précédé, on est plus à l’aise ; non seulement on en diminue beaucoup les effets, mais on arrive à les supprimer elles-mêmes. Le moyen d’y parvenir est fort simple : il s’agit de détruire ou d’affaiblir l’autorité des textes qui nous en ont conservé le souvenir. Tertullien rapporte que les chrétiens ont été très maltraités sous Septime Sévère ; mais est-il possible de nous fier tout à fait à son témoignage ; et, puisqu’il a échappé aux bourreaux, quoiqu’il fût plus en vue que personne et qu’on eût plus d’intérêt à le frapper, il faut bien croire que la répression n’a pas été aussi violente qu’il le dit et qu’il était assez facile de s’y soustraire. Pour la persécution de Marc-Aurèle, nous avons un document de la plus grade importance : la lettre adressée aux Églises d’Asie et de Phrygie qui raconte la mort des martyrs de Lyon ; elle semble à M. Renan la perle de la littérature chrétienne du IIe siècle et l’un des morceaux les plus extraordinaires qu’aucune littérature ait produits. Jamais, dit-il, on n’a tracé un tableau plus frappant du degré d’enthousiasme et de dévouement où peut arriver la nature humaine : c’est l’idéal du martyre, avec aussi peu d’orgueil que possible de la part du martyr. L’opinion de M. Havel est bien différente ; il n’y trouve que de belles périphrases, des comparaisons classiques, des mots à effet, et, comme on ne voit pas ni à qui cette lettre est adressée, ni à quelle occasion, ni par quelle voie, ni qui est-ce qui a tenu la plume, il déclare qu’elle n’a aucun caractère historique. La persécution de Trajan revit pour nous dans la fameuse lettre de Pline le jeune à l’empereur et dans la réponse du prince. Mais, quoiqu’on n’ait jamais pu donner une raison décisive qui nous force à rejeter ces deux documents, on ne veut plus les tenir pour authentiques. Celle de Néron au moins semblait être au-dessus de toute attaque ; elle était établie par un texte célèbre des Annales de Tacite qu’on ne songeait guère à suspecter. Or voici qu’on vient de nous apprendre que ces quelques lignes ne sont pas de Tacite et qu’elles ont été subrepticement introduites dans son ouvrage par un chrétien zélé et peu scrupuleux qui voulait assurer à sa religion l’honneur d’avoir été persécutée par le plus méchant empereur de Rome[10].

Voilà donc toute cette vieille histoire à bas ; si nous en croyons quelques personnes, il n’en reste plus rien debout. Il est vrai que, pour la détruire, il faut entasser des suppositions qui ne laissent pas d’inquiéter un critique raisonnable. Ce n’est pas assez d’admettre que tous les écrivains ecclésiastiques se soient entendus pour nous tromper, ce qui pourrait à la rigueur s’expliquer par l’esprit de secte qui fait commettre tant de fautes et leur trouve si facilement des excuses ; il faut de plus supposer qu’ils sont parvenus à introduire leurs propres mensonges dans le texte des historiens profanes et qu’ils ont fait ainsi de leurs ennemi leurs complices. Mais pour affirmer avec tant d’assurance que les pères de l’Église ont menti, que les ouvrages de Tacite, de Pline, de Suétone ont été scandaleusement interpolés, quel argument invoque-t-on ? Un seul, qui fait le fond de toute la polémique : on refuse de croire les faits allégués par tous les auteurs ecclésiastiques ou profanes parce qu’ils ne paraissent pas vraisemblables.

Cet argument, quand on s’en sert avec discrétion, est parfaitement légitime : il est sûr qu’une chose impossible ne peut pas être arrivée. C’est Voltaire qui a le premier largement appliqué à l’histoire ce critérium de vérité, et, en le faisant, il nous a rendu un grand service. Jusqu’à lui, les historiens étaient esclaves des textes ; on n’osait pas s’insurger contre une affirmation d’Hérodote, de Pline, de Tite Live. Ce qu’on n’aurait jamais cru, si un contemporain s’était permis de l’attester, on l’acceptait sans hésitation d’un ancien auteur. Il semblait vraiment que les gens de ces époques lointaines ne fussent pas de notre chair et de notre sang, et qu’il fût interdit de leur appliquer les règles qui nous guident dans la vie ordinaire. Voltaire fit cesser cette superstition, comme tant d’autres. Il déclara que les historiens de l’antiquité ne doivent pas avoir de privilège, qu’il faut juger leurs récits avec notre expérience et notre bon sens, qu’enfin on ne peut pas leur accorder le droit d’être crus sur parole quand ils racontent des faits incroyables. Il n’y a rien de plus juste, et ce sont les lois mêmes de la critique historique.

Malheureusement ces lois sont d’une application très délicate, et il faut avouer qu’il est fort aisé d’en faire un mauvais usage. Nous rejetons l’incroyable, à merveille ! Mais par incroyable qu’entendons-nous ? C’est ici qu’on cesse de s’accorder. D’abord ceux qui apportent à l’étude du passé des opinions toutes faites sont toujours tentés de refuser de croire aux faits qui gênent leurs sentiments : il est si naturel de tenir pour déraisonnable ce qui n’est pas conforme à notre manière de raisonner ! Et même parmi les personnes sans préjugé, sans parti pris, combien y en a-t-il qui ne soient pas trop pressées de conclure d’elles-mêmes aux autres, et de décider que les gens d’autrefois n’ont pas pu penser ou agir comme on nous le dit, parce que ceux d’aujourd’hui penseraient et agiraient autrement. C’est là peut-être la plus grande source d’erreurs. Chaque siècle a ses opinions et ses habitudes, ses façons de faire ou de voir, qui risquent de n’être pas comprises du siècle suivant. Les sentiments mêmes qui nous semblent les plus profonds, les affections les plus générales, les plus naturelles, sur lesquelles reposent la famille et la société, sont susceptibles de changer d’aspect d’une époque à l’autre. N’est-il pas tout à fait singulier, ne semble-t-il pas impossible qu’au temps des Césars et des Antonins, dans cet éclat de civilisation et d’humanité, on ait trouvé tout simple qu’un père exposât son enfant devant sa perte et l’y laissât mourir de froid et de faim, quand il ne lui plaisait pas de l’élever ? Cet usage a pourtant duré jusqu’à Constantin sans qui aucune conscience honnête se soit soulevée d’indignation, et Sénèque lui-même n’en paraît pas étonné. Il en est de même de certains faits fort étranges qui se passaient dans les temples de l’Asie et qu’Hérodote nous a complaisamment racontés. Voltaire, qui, les juge d’après les mœurs de son siècle, les trouve tout à fait absurdes et s’en égaye beaucoup : Vraiment, dit-il, il ferait beau voir nos princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la première présidente, et toutes les dames de Paris donner, dans l’église Notre-Dame, leurs faveurs pour un écu ; et il en prend occasion pour maltraiter cruellement ce pauvre Larcher, qui se permettait de défendre les récits d’Hérodote. Ils sont vrais pourtant, quoique fort peu vraisemblables, et il n’y a personne aujourd’hui qui ne donne raison à Larcher. Voltaire s’est donc quelquefois trompé, et nous nous tromperons comme lui si nous nous croyons le droit de nous prononcer à la légère, d’après nos soupçons et nos répugnances, si nous regardons comme faux tout ce qui contrarie nos idées, tout ce qui nous arrache à nos habitudes, tout ce qui n’est pas conforme à nos opinions. Avant de récuser le témoignage d’un historien sérieux, il faut nous livrer à une enquête approfondie, sortir de notre temps, nous faire les contemporains des faits qu’on raconte, et voir alors s’il est vraiment impossible qu’ils se soient passés comme on le prétend.

— III —

LES CRUAUTÉS EXERCÉES CONTRE LES CHRÉTIENS SONT-ELLES VRAISEMBLABLES ?

Appliquons cette règle à la question qui nous occupe. Quels motifs allègue-t-on d’ordinaire pour établir que les tableaux qu’on nous fait des persécutions ne sont pas vraisemblables ? — D’abord on insiste sur la dureté des lois, qui, selon les apologistes, furent promulguées contre les chrétiens, sur la cruauté des juges, et principalement sur l’effroyable rigueur des supplices. On se demande s’il est croyable que des princes comme Trajan ou Marc-Aurèle aient commandé ces horreurs, et que les contemporains de Sénèque en aient souffert le spectacle ; et l’on conclut qu’il n’est pas possible que ces scènes affreuses se soient produites dans un temps si éclairé et si humain. Voilà, en deux mots, l’un des arguments le plus souvent invoqués contre le récit officiel des persécutions.

Mais ceux qui raisonnent ainsi me paraissent oublier que les deux premiers siècles de l’ère chrétienne sont un âge complexe, où les contraires se mêlent : siècles de progrès et de décadence, de grandes vertus et de vices énormes, dont on peut dire, tour à tour et sans injustice, beaucoup de bien et beaucoup de mal. C’est pour n’avoir vu qu’une des faces du tableau qu’un grand nombre d’écrivains ont embrouillé cette question, déjà si obscure, des origines du christianisme. Ceux qui sont plus frappés du mal que du bien, et qui ne songent qu’aux exemples épouvantables de débauche et de cruauté donnés par les empereurs et les gens qui les, entouraient, croient cette société irrémédiablement corrompue, et quand ils y trouvent par hasard quelques personnages vertueux, quand ils lisent, dans les ouvrages de ses grands écrivains, quelques vérités élevées, ils ne veulent pas croire qu’elle ait pu les tirer d’elle-même, et sont amenés à penser qu’elle les doit à quelque influence chrétienne. C’est, par exemple, ce qui a fait imaginer la fable des rapports de Sénèque et de saint Paul. En revanche, ceux qui sont convaincus que Sénèque n’a rien emprunté aux doctrines du christianisme, ce qui est la vérité, et qui regardent les belles pensées qu’on trouve dans ses œuvres comme le produit naturel du progrès qu’avait fait la raison humaine en cinq ou six siècles de recherches philosophiques, arrivent à juger toute cette époque par ces pensées généreuses et ne veulent plus la croire capable des crimes qu’on lui attribue. Ils se révoltent quand on vient leur dire que, dans un siècle si poli, si lettré, si préoccupé de sagesse, si épris d’humanité, où les philosophes proclamaient que l’homme doit être sacré pour l’homme, on ait pu témoigner pour la vie humaine le mépris insolent qu’atteste l’histoire des persécutions. C’est qu’ils oublient qu’à côté de ces enseignements philosophiques, où quelques âmes d’élite pouvaient prendre des leçons discrètes de justice et de douceur, il y avait des écoles publiques de cruauté où toute la foule allait s’instruire. Je veux parler de ces grandes tueries d’hommes dont on donnait l’exemple au peuple pendant les fêtes publiques. Il s’y accoutumait à voir couler le sang, et c’est un plaisir dont il lui est très difficile de se passer quand il en a pris l’habitude. Non seulement il l’exigeait de tous ceux qui voulaient lui plaire, empereurs ou candidats à l’empire, gouverneurs de provinces, magistrats des grandes et des petites villes, mais il fallait le lui rendre de plus en plus piquant en y mêlant sans cesse des raffinements nouveaux. De là tous ces supplices ingénieux qu’on ne se lassait pas d’inventer pour ranimer l’attention de ce public de dégoûtés. Les vieilles et nobles formes du théâtre antique, la comédie, la tragédie, paraissaient fades si elles n’étaient relevées par une saveur de réalisme brutal. Pour rendre quelque intérêt au drame d’Hercule au mont Œta, il fallait qu’on brûlât à la fin le héros sur un bûcher véritable ; on ne supportait plus le mime appelé Laureolus, dont plusieurs générations s’étaient amusées, et qui représentait les démêlés d’un coquin avec la police, qu’à la condition que le principal personnage serait réellement mis en croix et qu’on jouirait de son agonie. C’étaient, à la vérité, des condamnés à mort qu’au dernier moment on substituait aux acteurs, et des condamnés qui appartenaient aux dernières classes de la société. Les gens de cette espèce ne pouvaient guère compter sur la pitié des Romains. Rome, en dépit de tous les changements de régime, est toujours restée un pays d’aristocratie. La loi y fait une grande différence entre les gens bien nés et les misérables (humiliores et honestiores), et ne leur applique pas les mêmes peines. Quand on punit le riche d’une simple relégation, on enferme le pauvre dans cet enfer, dont on ne sort guère vivant, qu’on appelle le travail des mines (metalla). Pour les crimes plus graves et qui entraînent la mort, l’un est décapité, l’autre jeté aux bêtes ou brûlé vif dans l’arène. Ces différences, dont personne ne songe à s’étonner, ont fini par accréditer l’opinion que sur les pauvres gens tout est permis ; pour eux, la justice est toujours sommaire et la punition terrible. Mais voici le danger : l’habitude étant prise de les expédier sans façon, on étend le nième procédé à des personnages de plus d’importance. Tibère s’étant aperçu, après la mort de Séjan, que ses prisons étaient trop remplies, les vida d’un coup en faisant tuer tous ceux qu’il y avait enfermés. Ce fut, dit Tacite, un immense massacre. Tous les âges, tous les sexes, des nobles, des inconnus, gisaient épars ou amoncelés. Les parents, les amis, ne pouvaient les approcher, verser sur eux des larmes, ou même les regarder trop longtemps. Des soldats, postés à l’entour, suivaient ces restes corrompus, pendant que le Tibre les emportait. Voilà une scène qui nous prépare à comprendre les tueries des persécutions.

— IV —

SOUS QUELLES LOIS TOMBAIENT LES CHÉTIENS ?

Il est vrai que la politique seule a servi de prétexte à ces exécutions, et qu’on croit pouvoir affirmer qu’elles n’eurent jamais pour cause des opinions religieuses. Chez les Romains, dit Voltaire, on ne persécutait personne pour sa manière de penser. C’est aller peut-être un peu loin ; mais il faut avouer qu’au moins sous l’empire Rome a été très tolérante pour tous les cultes étrangers et qu’elle a donné une large hospitalité à tous les dieux du monde. Cette tolérante générale est un des principaux arguments qu’on invoque contre les persécutions chrétiennes. Il est sûr qu’au premier abord on ne comprend pas pourquoi les disciples du Christ ont été traités autrement que les adorateurs de Sérapis ou de Mithra. Nous ne sommes pas les premiers à nous en étonner ; les chrétiens, qui étaient victimes de ces rigueurs inattendues, en ont été bien plus surpris que nous. Comme ils voyaient toutes les religions tolérées et des temples s’élever à tous les dieux dans les villes romaines, ils s’indignaient qu’on fît une exception pour eux seuls ; c’est un sentiment qu’on retrouve chez tous leurs apologistes. Origène va plus loin : cette conduite des Romains envers la religion nouvelle lui paraît si étrange, si peu conforme à leurs, pratiques ordinaires, qu’il veut y voir une preuve de la divinité du christianisme. Après avoir rappelé que le Christ avait dit à ses apôtres qu’ils seraient conduits devant les rois et les magistrats à cause de lui, pour rendre témoignage en leur présence, il ajoute : Qui n’admirerait la précision de ces paroles ? Aucun exemple puisé dans l’histoire n’a pu donner à Jésus-Christ l’idée d’une pareille prédiction ; avant lui, aucune doctrine n’avait été persécutée ; les chrétiens seuls, ainsi que l’a prédit Jésus, ont été contraints par leurs juges à renoncer à leur foi, et l’esclavage ou la mort ont été le prix de leur fidélité.

Cette surprise aurait été tout à fait légitime, s’il était vrai, comme semblent le dire quelques apologistes, que la condamnation des chrétiens fût entièrement illégale. Par malheur pour eux, il y avait des lois qui pouvaient leur être appliquées. Pour savoir quelles étaient ces lois, adressons-nous à Tertullien. C’était un habile jurisconsulte ; il nous renseignera très exactement[11].

Il y avait d’abord, nous dit-il, une vieille loi qui défendait d’introduire aucune divinité qui n’eût été approuvée par le sénat[12]. Cette loi ne se retrouve plus, sous cette forme. dans les codes romains, tels que nous les avons aujourd’hui, mais on ne comprendrait pas qu’elle n’eût pas existé. Nous avons déjà vu que chez tous les peuples antiques la religion était une autre forme de l’État ou plutôt qu’elle donnait à l’État sa forme et son existence. C’était le culte des mêmes dieux, la pratique de la même religion, qui constituaient l’unité de la famille, de la tribu, de la cité. Toutes les fois que des individus isolés se groupaient pour former une association, ils se réunissaient autour du même autel ; la divinité qu’on y adorait donnait ordinairement son nom à la société nouvelle et en devenait le centre et le lien. Il ne suffit donc pas de dire qu’il y avait, dans l’antiquité, des religions d’État, puisque l’État et la religion étaient la même chose. Aussi la défense du culte national était-elle le premier devoir que s’imposaient les nations anciennes, et il était naturel que Rome eût interdit à ses citoyens d’honorer d’autres dieux que ceux de la cité : separatim nemo habessit Deos[13]. Que de fois, dit Tite Live, n’a-t-on pas donné l’ordre aux magistrats d’interdire les cultes étrangers, de chasser du forum, du cirque, de la ville, les prêtres et les devins qui les propageaient, et de ne souffrir, dans les sacrifices, que les pratiques de la religion nationale ![14]

Ces mesures furent inutiles et n’empêchèrent pas un grand nombre de divinités du dehors de s’établir à Rome. Ce qui rendit vaines tes prescriptions de la loi, c’est que le sentiment public leur était contraire. Autant l’État montrait de mauvais vouloir aux cultes étrangers, autant le peuple témoignait d’attrait pour eux. C’était ta maladie ordinaire de ces nations polythéistes de ne pouvoir jamais se rassasier de dieux ; plus elles en avaient, plus elles en voulaient avoir, et elles finissaient par s’approprier ceux de tous les peuples voisins. C’est ainsi que toutes les religions du monde finirent par se réunir à Rome. A l’époque de Claude, quand les premiers chrétiens vinrent y prêcher leur doctrine, elles y étaient toutes tolérées. On ne semblait plus se soucier de l’ancienne loi qui leur défendait de s’y établir et elle paraissait être tout à fait hors d’usage[15].

On ne l’avait pourtant pas abrogée ; elle subsistait toujours dans cette forêt de lois antiques dont parle Tertullien, où les conservateurs romains avaient tant de peine à porter la hache[16]. On la citait avec respect ; on la gardait comme une menace contre cette population bruyante et cosmopolite qui remplissait les quartiers obscurs de la grande ville, et peut-être même, à l’occasion, l’a-t-on tirée de son obscurité pour l’appliquer à quelques coupables. Quand Tibère frappa tous les juifs pour les punir de la faute de quelques-uns, quatre mille furent relégués en Sardaigne, pour y mourir de la fièvre ; le reste reçut l’ordre de quitter Rome ou d’abjurer sa foi[17], ce qui semble bien indiquer qu’on les pour : vivait au nom de la vieille loi sur les cultes étrangers. Cependant elle était tellement tombée en désuétude que Marc-Aurèle éprouva le besoin de la refaire en la restreignant. Il punit de l’exil ou de la mort ceux qui introduisent des religions nouvelles qui sont capables d’exciter les esprits des hommes[18]. Cette restriction est importante : ce ne sont donc plus tous les cultes nouveaux qu’on poursuit, mais seulement ceux qui peuvent créer un danger pour la sécurité publique.

Du reste, Tertullien semble reconnaître que ce n’est pas la loi contre les cultes étrangers qu’on applique surtout aux chrétiens. Nous sommes accusés, dit-il, de sacrilège et de lèse-majesté : c’est là le point capital de notre cause, ou plutôt c’est notre cause tout entière[19]. Cherchons à savoir ce qu’entendaient les jurisconsultes romains par ces crimes, et comment on pouvait prouver que les chrétiens en étaient coupables.

Il paraît résulter des explications données par Tertullien qu’on accusait les chrétiens de sacrilège parce qu’ils refusaient de rendre hommage aux dieux de Rome, — Deos non colitis ; — mais cette interprétation ne se concilie pas facilement avec les lois romaines telles que nous les avons aujourd’hui. Elles appellent sacrilège le crime de ceux qui dévastent les temples et en enlèvent les objets sacrés. Ce crime est, on le voit, assez restreint, et, pour empêcher qu’on ne l’étende, la loi a grand soin de définir ce que le mot objets sacrés veut dire. Il ne s’applique pas à tout ce que contient un temple, et si, par exemple, un particulier y a déposé son argent, celui qui le vole ne commet pas un sacrilège, mais un simple larcin. Il en résulte qu’aux termes de la loi ceux-là seuls étaient coupables de sacrilège parmi les chrétiens qui se laissaient entraîner, comme Polyeucte, par l’ardeur de leur zèle et allaient briser les idoles dans les temples : or de telles hardiesses étaient rares et l’Église les condamnait. Il est donc probable que, si la loi n’avait que le sens que lui donnent les jurisconsultes, on n’a pas dû avoir l’occasion de l’appliquer souvent aux chrétiens ; mais peut-être en avait-on forcé la signification et étendu la portée au IIe siècle[20]. Nous ne voyons pas que, pendant la république, personne se soit avisé de poursuivre devant les tribunaux ceux qui doutaient de l’existence des dieux ou qui se permettaient de rire de leurs légendes ; ni Lucilius ni Lucrèce n’ont été inquiétés pour leurs vers impies. C’était alors une maxime parmi les gens sages qu’il faut laisser aux dieux le soin de venger leurs offenses, deorum injuriæ dis curæ ; mais on dut devenir plus attentif et plus scrupuleux quand la vieille religion fut menacée par le christianisme. L’approche de l’ennemi rendit sans doute la défense plus vigilante ; ce qui avait semblé jusque-là fort innocent devint criminel. On nous dit que les païens zélés demandaient que les deux traités de Cicéron sur la Nature des Dieux et la Divination fussent brûlés solennellement avec la Bible par l’ordre du sénat, parce qu’ils ébranlaient l’autorité du culte national[21]. Il serait curieux de savoir de quelle loi on aurait pu se servir pour autoriser cette exécution, et si ce n’était pas quelque application nouvelle de la vieille loi sur le sacrilège. Ainsi étendue, elle pouvait atteindre les chrétiens, et rien n’était plus aisé que de s’en servir contre eux.

Après la majesté divine, c’est la majesté impériale qu’an les accuse d’outrager. Le reproche est beaucoup plus grave, car, dit Tertullien, César est plus respecté et plus craint que Jupiter[22].

La loi de majesté, par sa formule vague et générale, pouvait se prêter à tout, et l’on sait l’usage terrible que les mauvais empereurs en ont fait. On entendait par crime de majesté ou de lèse-majesté, comme nous disons aujourd’hui, tout attentat commis contre la sécurité du peuple romain. A la rigueur, on pouvait prétendre que les chrétiens en étaient coupables, car l’introduction d’une religion nouvelle jette toujours quelque trouble dans un État. Avec l’empire, ces accusations étaient devenues plus communes : le peuple romain s’était personnifié dans un homme qui croyait toujours qu’on voulait attenter à sa sûreté. Cet homme, qui se savait haï, devenait aisément soupçonneux. La subtilité des délateurs, qui trouvaient partout des complots, et la complaisance des juges, qui ne refusaient jamais de les punir, entretenaient ces soupçons. Personne n’y échappait, et les chrétiens eux-mêmes, malgré l’innocence de leur vie et leur éloignement des dignités politiques, finirent par en être victimes. Lis étaient ordinairement graves, réservés, sérieux, on les accusait d’être tristes, et leur tristesse passait pour un outrage à la félicité du siècle. Convenait-il de paraître mécontent quand le sénat proclamait dans des décrets solennels que jamais le monde n’avait eu tant de raisons d’être heureux ? Ils fuyaient les cirques, les théâtres, les arènes, lorsqu’on y célébrait des jeux solennels pour fêter l’anniversaire de la naissance du prince ou de son avènement au pouvoir. C’était bien assez pour devenir suspects dans un temps où on l’était si vite. Ce qui confirmait les soupçons, c’est qu’ils ne voulaient pas reconnaître la divinité de l’empereur. Je ne l’appelle pas un dieu, disait Tertullien, parce que je ne sais pas mentir, et que je ne veux pas me moquer de lui[23]. Le proconsul qui les faisait comparaître devant lui avait toujours dans son prétoire quelque statue du prince. C’est en présence de cette image qu’on traînait les chrétiens ; on leur demandant de témoigner leur obéissance aux lois en brûlant un peu d’encens en l’honneur de César, et d’ordinaire, on ne pouvait pas l’obtenir. Ce refus, auquel un païen ne comprenait rien, les faisait passer pour de mauvais citoyens, des sujets indociles, et l’on croyait pouvoir sans scrupule tourner contre eux les prescriptions rigoureuses de la loi de majesté.

Parmi ces prescriptions, il en était qui semblaient s’appliquer tout à fait aux chrétiens ; l’une, d’elles interdisait formellement de tenir aucune réunion ou assemblée qui poussât les hommes à la sédition. C’était une défense que certains empereurs, les plus honnêtes d’ordinaire et les plus vigilants, faisaient observer avec une grande sévérité. Trajan était si ennemi du droit de réunion, il redoutait tant les désordres qui en sont la suite naturelle, qu’il ne voulut jamais permettre qu’on formât à Nicomédie une association d’ouvriers pour éteindre les incendies. Les assemblées des chrétiens se tenaient ordinairement dans des maisons pauvres, et souvent la nuit ; ils en écartaient avec soin les indiscrets et les curieux, ils y réunissaient en grand nombre des ouvriers et des esclaves : toutes ces circonstances devaient paraître suspectes à des princes amis de l’ordre et éveiller l’attention des magistrats[24].

C’était une affaire grave pour la nouvelle religion que de tomber sous le coup de la loi de majesté. Aucune n’était exécutée avec autant de rigueur, aucune ne donnait lieu à des poursuites aussi sévères et à des peines aussi terribles. Il n’y avait pas de privilège qu’on pût invoquer contre elle ; les droits du rang et de la naissance, que les Romains observaient si scrupuleusement, étaient suspendus dès qu’il s’agissait d’une accusation de majesté. Tout personnage soupçonné de ce crime pouvait être mis à la torture ; on y soumettait les hommes libres comme les esclaves, les grands seigneurs comme les pauvres gens. Toutes les délations étaient acceptées avec empressement, tous les témoignages étaient bons pour perdre l’accusé. En dehors des accusateurs ordinaires, on écoulait avec complaisance les rapports du soldat, car il veille sur la paix publique et il a plus d’intérêt que les autres à la défendre : on ne rebutait pas même ceux de l’homme mal famé qui avait été flétri par un jugement, ni ceux de l’esclave, auquel on laissait le droit terrible d’accuser son maître[25]. Tertullien nous dit précisément que les soldats et les esclaves ont été avec les juifs les plus violents accusateurs des chrétiens.

Ce qui est surprenant, c’est que plus tard, quand la loi s’adoucit un peu contre les coupables ordinaires, et que les crimes politiques ne furent pas aussi durement punis, les chrétiens ne profitèrent pas de cette clémence. Mais la lutte était alors engagée entré eux et le pouvoir, et leur obstination paraissait indigne de miséricorde. Il arriva donc que la loi de majesté ne conserva plus ses rigueurs que pour ceux qu’elle n’aurait jamais dé atteindre. Cette injustice indignait Tertullien. Nous sommes brûlés vivants pour notre Dieu, disait-il ; c’est un supplice que vous n’infligez plus aux sacrilèges, aux véritables conspirateurs, à tous ces ennemis de l’État qu’on poursuit au nom de la loi de majesté.

On donne ordinairement, pour expliquer ces mesurés exceptionnelles, une raison assez vraisemblable. Les autres religions, pour lesquelles on se montra plus indulgent, étant au fond polythéistes, pouvaient s’accorder avec celle de Rome ; Isis et Mithra ne répugnaient pas à s’entendre avec Jupiter et Minerve ; les inscriptions nous montrent que ces divers dieux, quoique fort distincts par leur origine, leur caractère, s’aident les uns les autres et se recommandent mutuellement à la piété des fidèles. Celui des chrétiens n’est pas aussi accommodant ; il veut tout pour lui et n’admet pas de partage. Plus d’une fois, dans leurs aigres disputes avec les partisans des nouvelles croyances, les amis de Jupiter très bon et très grand, qui siégeait au Capitole et de là régnait sur l’univers prosterné, avaient dû entendre les chrétiens murmurer ces mots terribles qu’ils empruntaient à leurs livres sacrés : Les dieux des nations sont des idoles ; qu’ils soient déracinés de la terre ! Ces menaces, on le comprend, exaspéraient les païens. On ne s’entendit pas avec des gens qui ne voulaient s’entendre avec personne, et, comme ils refusaient opiniâtrement d’entrer dans cette fusion qui s’opérait alors entre tous les cultes, ils furent mis hors de la tolérance commune. Il faut pourtant remarquer qu’on ne fut pas aussi sévère avec les juifs, quoiqu’on eût les mêmes raisons de l’être. Leur religion, comme celle des chrétiens, était ennemie, de toutes les autres et refusait obstinément de s’unir avec elles ; et pourtant, après quelques persécutions passagères, ils finirent par obtenir la liberté de la pratiquer à des conditions assez douces[26]. C’est ce qu’on a toujours refusé aux chrétiens. Jamais on n’a consenti à les supporter. Jusqu’à la fin le peuple les a poursuivis d’une de ces haines excessives, déraisonnables, qui, précisément parce qu’elles n’ont pas de raison, sont très difficiles à combattre, et que M. Mommsen, pour en faire comprendre d’un mot la violence et l’absurdité, compare à l’antisémitisme d’aujourd’hui.

— V —

PROCÉDURE SUIVIE DANS LES PROCÈS DES CHRÉTIENS

La marche qu’on suivait dans les procès intentés aux chrétiens paraît très surprenante et ne répond guère à l’idée que nous nous faisons d’un peuple ami de la justice. Cependant il n’y a rien de mieux attesté et qu’il soit plus difficile de mettre en doute.

Un des plus anciens exemples que nous ayons de ces procédures singulières se trouve dans la seconde apologie de saint Justin. Il nous raconte qu’une femme, qui avait longtemps mal vécu, s’étant convertie au christianisme, essaya de ramener son mari à une conduite plus honnête, mais que, comme elle le vit plus que jamais engagé dans ses désordres, et qu’il voulait même la forcer à les partager, elle résolut de demander le divorce. Le mari, pour se venger, l’accusa devant les tribunaux d’être chrétienne, mais la femme obtint qu’elle ne serait jugée de ce crime qu’après que l’affaire du divorce serait terminée. Furieux de voir sa vengeance retardée, le mari s’en prit à un certain Ptolémée, qu’il accusait d’avoir converti sa femme. Il s’adressa à un centurion et l’engagea à se saisir de Ptolémée et à lui demander seulement s’il était chrétien. Ptolémée, qui aimait la vérité, et ne voulait ni tromper ni mentir ; ayant avoué qu’il l’était, le centurion le fit remettre aux fers et longtemps il le tourmenta dans son cachot. A la fin, quand il fut amené devant (le juge) Urbinus, on lui fit seulement la même question encore, s’il était chrétien ; et derechef ayant conscience de ce qui était son bien par l’enseignement du Christ, il confessa la divine morale qu’il avait apprise. Urbinus ayant donné l’ordre de l’exécuter, un certain Lucius, qui était lui-même chrétien, voyant un jugement si déraisonnable, s’adressa à Urbinus et lui dit : Qu’est cela ? Voilà un homme qui n’est ni adultère, ni corrupteur, ni meurtrier, ni voleur, ni brigand, ni convaincu d’aucun crime, mais qui confesse seulement qu’il s’appelle du nom de chrétien, et tu le fais exécuter ? Ce n’est pas là un jugement tel que tu le dois à notre empereur pieux, à César le philosophe, ni au saint sénat, Urbinus. Et l’autre, sans répondre, dit seulement à Lucius : Tu m’as l’air d’être aussi de la même espèce. Et Lucius ayant dit : Précisément, il ordonna de l’exécuter aussi. Lucius déclara qu’il le remerciait, sachant bien qu’il échappait à des maîtres odieux pour aller au Père suprême et au Roi du ciel. Et un troisième étant survenu fut aussi condamné à la même peine[27]. Quelque étrange et expéditive que nous semble cette façon d’agir, les faits ont bien dû se passer comme Justin les rapporte. Il écrivait une apologie qui devait être lue du sénat et du prince ; il ne pouvait pas leur présenter un tableau inexact de la procédure qu’on suivait envers les chrétiens ; il aurait été trop facilement convaincu de mensonge. Il est donc sûr que, dans les procès de ce genre, le jure ne posait jamais qu’une question au prévenu : il lui demandait s’il était chrétien, et, sur sa réponse affirmative, il le condamnait sans hésiter. C’est ce que confirment les actes des martyrs auxquels on peut avoir confiance et plus encore les plaintes passionnées des apologistes. Tous répètent, comme le Lucius de saint Justin, qu’avant de prononcer la sentence, il faudrait savoir quel crime l’accusé a pu commettre, s’il est voleur, brigand ou meurtrier ; mais non, on se contente de demander s’il est chrétien. C’est donc un nom qu’on poursuit, c’est pour un nom qu’on fait périr un homme ![28]

Je ne vois que deux façons d’expliquer cette étrange manière de procéder : ou bien nous devons croire qu’à un moment que nous ignorons, sous une forme qui ne nous est pas connue, il a dû paraître un décret, un rescrit, un acte quelconque du prince, qui déclarait d’une manière générale que les chrétiens étaient coupables de quelque crime et qu’ils tombaient sous la loi. Quand les juges disent à l’accusé : Êtes-vous chrétien ? ils sous-entendent : Si vous l’êtes, il est juste de vous appliquer la loi qui proclame que tout chrétien est un criminel, et vous méritez la mort. Comme il leur semble que l’aveu d’un de ces crimes entraîne la reconnaissance de l’autre, ils se contentent de mentionner le premier ; c’est une façon de simplifier la procédure. Ou bien il faut penser qu’il s’était établi, dès le premier jour, un préjugé qui faisait admettre comme démontré que les chrétiens étaient de grands criminels, en sorte qu’on pouvait saisir tous ceux qui confessaient l’être, correpti primum qui fatebantur[29] ; et comme ce précédent parut suffisant dans la suite pour justifier toutes les rigueurs, on continua de les punir sur leur nom seul, sans se demander davantage de quel crime ils étaient accusés ; c’est l’opinion à laquelle inclinent M. Renan et M. Mommsen. Quoi qu’on pense à ce sujet, il n’en est pas moins étrange que, chez un peuple qui se piquait de respecter les formes de la justice, les jugements n’aient pas été mieux motivés. Nous venons de voir qu’on pouvait appliquer aux chrétiens certaines lois qui leur étaient contraires. Qui empêchait le juge de citer ces lois au prévenu, quand il comparaissait devant lui, et de les mentionner dans l’arrêt qui le condamnait au supplice, ce qui aurait empêché les chrétiens de dire qu’ils n’étaient victimes que du nom qu’ils portaient ? Il est bien difficile de le comprendre.

Pendant le procès il se produit bien d’autres irrégularités, que les apologistes ont grand soin de signaler ; Tertullien surtout, en sa qualité de jurisconsulte, les relève avec aigreur. Ordinairement on n’interroge un accusé que pour obtenir qu’il avoue son crime. Il semble donc qu’ici, quand le malheureux avait répondu qu’il était chrétien, il ne restait plus qu’à prononcer la sentence ; c’est bien ce qui se faisait lorsqu’on avait à juger un de ces hommes dont la fermeté était connue et qu’on n’espérait pas ébranler[30]. Mais le plus souvent, après l’aveu de l’accusé, l’interrogatoire continuait. C’est qu’en général les juges ne tenaient pas à trouver des coupables ; s’ils étaient éclairés, humains, étrangers à tout fanatisme religieux, il leur répugnait de livrer aux bêtes ou de faire brûler vifs des gens qu’ils regardaient seulement comme des entêtés ou des fous. Un jour que les chrétiens se présentaient en foule devant le tribunal du sage gouverneur de l’Asie, Arrius Antoninus, pour y confesser leur foi : Misérables, leur dit-il, n’avez-vous donc pas chez vous des cordes pour vous pendre ou des fenêtres pour vous jeter ? Malheureusement les ordres du prince étaient formels ; on ne pouvait les sauver que s’ils revenaient sur leur aveu. Le juge les engageait donc avec insistance à se rétracter, et quand il y parvenait, il en éprouvait une joie très vive ; il se faisait un point d’honneur de réussir. J’ai vu, dit Lactance, un gouverneur de Bithynie aussi triomphant que s’il avait battu une nation barbare, parce qu’un chrétien, après deux ans de lutte courageuse, avait fini par céder[31]. Quand la persuasion est impuissante, le juge a recours à la violence : et si rien ne réussit, il emploie la torture. Tertullien n’a pas de peine à montrer l’iniquité de ce procédé. La torture, d’après la législation romaine, devait être un moyen d’information ; on en faisait un instrument de mensonge. Au lieu de l’appliquer à ceux qui mentaient pour les forcer à dire la vérité, on s’en servait contre ceux qui disaient la vérité pour les obliger à mentir. C’est le renversement de la justice. Mais le juge ne s’en aperçoit guère ; la conscience qu’il a de ses bonnes intentions le rassure ; il se rend témoignage des efforts qu’il fait pour sauver le coupable, et s’applaudit peut-être de son humanité, au moment même où il le torture. Plus il le voit obstiné dans une résistance dont il ne peut pas comprendre les motifs, plus il devient impatient et irritable. Il entre enfin dans une de ces fureurs dont les modérés sont capables quand on les pousse à bout, et, comme la loi le laisse libre dans l’application de la peine, qu’il peut la rendre à son gré plus dure ou plus douce, il est naturel qu’il en profite pour condamner le chrétien récalcitrant aux supplices les plus rigoureux.

Il y avait donc d’abord, entre l’accusé et le juge, une sorte de combat singulier, où le juge mettait son amour-propre à n’être pas vaincu, et qui tournait toujours au préjudice de l’accusé. La sentence prononcée, une lutte du même genre commence entre le condamné et le bourreau. A sa façon, le bourreau est un artiste, c’est le nom que lui donne Prudence. Il tient à sa réputation ; d’autant plus qu’à Rome l’exécution d’un criminel est un spectacle et qu’elle a lieu quelquefois dans les jeux publics. Devenu l’un des acteurs de ces grandes solennités, le bourreau a le sentiment de son importance ; il soigne sa renommée. Comme il met son orgueil à faire peur et que rien ne l’humilie plus que de paraître impuissant, la fermeté de ses victimes lui semble un outrage, et l’on comprend qu’il ait recours à toutes les ressources de son art pour en triompher.

— VI —

COURAGE DES CHRÉTIENS DANS LES SUPPLICES

C’est ainsi que ces amours-propres irrités conspirèrent ensemble pour rendre la situation des chrétiens plus dure, et voilà comment on en vint à leur infliger des peines si épouvantables, qu’après s’être étonné qu’il se soit trouvé des juges pour les prononcer contre eux, on n’est guère moins surpris, que les victimes aient été capables de lés supporter. Il est sûr quelle courage des martyrs parait quelquefois dépasser les forces humaines, et c’est encore un motif qui fait douter de la véracité de leurs Actes.

Mais ici encore tout s’explique, quand on veut bien regarder de près : les faits qu’on nous raconte, et qui peuvent d’abord paraître peu vraisemblables, nous surprendront moins. si nous songeons qu’il sen fallait beaucoup que tous les chrétiens fussent aussi fermes. Les Actes des martyrs ne nous parlent que de ceux qui ont tenu bon jusqu’au bout ; c’était une élite. Nous savons que beaucoup d’autres se laissèrent vaincre par les supplices ; ou que même ils n’osèrent pas en affronter la menace. Les lettres de saint Cyprien et quelques documents fort curieux conservés par Eusèbe nous montrent qu’à côté de ces vaillants, qui surent bien mourir, il y avait beaucoup de timides qui cherchaient tous les moyens de se soustraire au danger. Le nombre de ces timides augmenta naturellement quand la communauté devint plus riche. Celui dont la bourse est à sec, dit Juvénal, chante en face des voleurs. On est moins hardi lorsqu’on a quelque chose à perdre. Les négociants, les banquiers, les fonctionnaires que l’Église comptait parmi ses fidèles, étaient fort troublés quand la nouvelle leur venait de Rome que l’empereur allait publier quelque édit de persécution. La crainte de compromettre leur fortune ou leur position leur causait de mortelles inquiétudes. Aux premières poursuites beaucoup reniaient leur foi ; saint Cyprien nous dit qu’ils le faisaient quelquefois avec un empressement étrange et qu’ils apportaient leur abjuration avant qu’on la leur eût demandée : on les appelait les Tombés, Lapsi ; d’autres se procuraient à prix d’argent des attestations fausses qui assuraient qu’ils avaient sacrifié aux idoles, quoiqu’ils n’en eussent rien fait : c’étaient les Libellatici. D’autres, enfin, se cachaient et attendaient dans quelque retraite que l’orage fût passé. Quelques-uns seulement, les plus résolus, les plus sûrs d’eux-mêmes, osaient braver les menaces du prince. Ce sont les seuls dont la postérité ait tenu compte ; leur triomphante résistance a couvert tous les autres. Aussi semble-t-il, à distance, qu’à l’heure du danger, il n’y ait eu que des héros dans la communauté chrétienne ; mais, quand on regarde mieux, on voit bien qu’alors, comme il arrive toujours, les courageux furent en minorité.

Encore ceux-là ne seraient-ils peut-être pas restés fermes jusqu’à la fin s’ils n’avaient reçu une sorte de préparation particulière qui les rendait propres au martyre. Dans la fameuse lettre rapportée par Eusèbe, qui nous raconte la persécution de Lyon, il est dit que, parmi ceux qui s’étaient d’abord offerts avec une sorte de bravade, quelques-uns faiblirent aux premiers combats, parce qu’ils n’étaient pas suffisamment préparés et exercés. Il fallait donc l’être pour souffrir tous les tourments auxquels un chrétien était exposé. M. Le Blant a mis ce point en pleine lumière dans un des Mémoires les plus intéressants et les plus originaux qu’il ait publiés[32]. Il a fait voir par quelle série de pratiques et de leçons où essayait de fortifier d’avance l’âme des fidèles. De petits livres, que nous avons encore, leur rappelaient, sous une forme concise, toutes les raisons qu’ils pouvaient avoir de haïr l’idolâtrie, afin de rendre inutiles les efforts qu’on allait faire pour les y ramener. On les enflammait ensuite en exaltant la gloire de tous les hommes de cœur qui, depuis Daniel et les Macchabées jusqu’aux victimes de Néron et de Domitien, avaient bravé les supplices pour garder leur foi ; enfin on leur montrait la récompense réservée à ceux qui ne se laissent pas vaincre par le bourreau, et le paradis ouvert pour les recevoir. C’étaient surtout ces belles espérances qui donnaient aux patients un courage surhumain. Le corps, dit Tertullien, ne s’aperçoit pas des tourments lorsque l’âme est toute dans le ciel. On arrivait ainsi à créer de ces élans de passion capables de supprimer chez les victimes le sentiment de la douleur. Les pères de l’Église comparaient cette préparation à celle qu’on faisait subir aux athlètes pour les habituer à la lutte et les armer contre la souffrance et contre la mort. Elle me rappelle un autre souvenir. Quand la philosophie grecque, fatiguée de beaucoup d’aventures, s’enferma dans l’étude de la morale pratique et n’aspira plus qu’à donner des règles pour la conduite de la vie, elle conçut, dans ce domaine restreint, de vastes espérances. Il lui sembla d’abord possible d’arriver, par un effort de l’âme, à dompter les passions et à détacher si complètement l’homme des choses de ce monde, qu’il ne se sentît plus blessé quand il les perdait. Elle espéra ensuite qu’elle pourrait étendre plus loin son pouvoir et le rendre insensible à la douleur physique comme aux peines morales. C’est la prétention qu’affichent, après Socrate, les écoles les plus diverses. Toutes ont des formules, presque des recettes, qu’elles enseignent à leurs adeptes, et dont elles vantent l’efficacité. Les épicuriens prétendent que, pour rendre la souffrance présente plus légère, il suffit de penser fortement à une volupté passée ; les stoïciens affirment qu’à force de se redire à soi-même que la douleur n’est pas un mal, on finit par se le persuader, et qu’on en souffre moins les atteintes. Quel a été le succès de leur entreprise ? Assurément il n’a pas dû répondre tout à fait à leur ambition : quand on s’en prend à la nature humaine et qu’on veut lui faire violence, on ne peut pas espérer une victoire complète. Mais, pour prétendre que ce grand effort est resté entièrement stérile, il ne faut pas savoir combien la peur d’un mal en augmente l’intensité, et le pouvoir que l’âme peut exercer sur le corps. Dans tous les cas, l’histoire des persécutions nous montre les chrétiens réalisant ce qu’avait tenté la philosophie. Eux aussi, à leur manière, travaillaient à mettre le corps sous la dépendance plus étroite de l’âme ; eux aussi, comme les épicuriens et les stoïciens, cherchaient des moyens de le fortifier contre la souffrance et contre la mort. Allons, bourreau, fait dire Prudence à l’un des martyrs, brûle, déchire, torture ces membres qui ne sont qu’un amas de boue. Il t’est facile de détruire cet assemblage fragile. Quant à mon âme, malgré tous tes supplices, tu ne l’atteindras pas[33]. Ces beaux vers me rappellent le mot célèbre du stoïcien Posidonius, qui, tourmenté par un violent accès de goutte, frappait du pied en disant : Tu as beau faire, ô douleur, tu ne me fonceras pas à reconnaître que tu es un mal ! Comment se fait-il donc que les philosophes aient si peu rendu justice aux chrétiens ? Pourquoi n’ont-ils pas reconnu qu’après tout c’étaient des gens qui pratiquaient, sans le savoir, les préceptes des plus grands sages, qui domptaient la douleur et restaient fermes drivant la mort, sans l’avoir appris dans une école ? Je me figure qu’en les voyant si intrépides au milieu des tortures, ils ne pouvaient d’abord se défendre d’une certaine surprise, et que même quelquefois ils ressentaient une admiration secrète pour eux ; mais bientôt les préventions reprenaient le dessus, et ils ne manquaient pas de trouver de bonnes raisons pour rabaisser leur courage. Épictète explique la mort énergique des galiléens par une sorte de folie et d’habitude. Marc-Aurèle, après avoir établi qu’il faut que l’âme soit prête à se séparer du corps, ajoute : Mais elle ne doit s’y résoudre que pour des motifs raisonnables, et non par obstination pure, comme font les chrétiens. Décidément, l’esprit de secte est mauvais conseiller : il aveugle les plus grands caractères et rend injustes les plus nobles cœurs.

— VII —

CARACTÈRES PARTICULIERS DES PREMIÉRES PERSÉCUTIONS

Quand les empereurs virent que les premières tentatives faites contre les chrétiens n’avaient pas réussi, ils pensèrent qu’en prenant eux-mêmes la direction des poursuites, en y mettant plus d’ordre et de régularité, elles auraient plus de succès ; ils résolurent d’y apporter cet esprit administratif et méthodique qui avait inspiré, en d’autres temps, les proscriptions de Sylla et d’Octave. Avant d’entamer la lutte, ils adressaient aux gouverneurs des provinces un édit où tout était minutieusement prévu et réglé, et les poursuites commençaient partout, au même moment et de la même manière. Ce nouveau système, mis en pratique par Dèce, dura jusqu’à Dioclétien ; il fut beaucoup plus cruel que l’autre, sans être plus efficace, et n’empêcha pas le triomphe définitif de l’Église avec Constantin.

Les premières persécutions n’étaient pas menées d’une manière aussi savante. C’étaient des violences intermittentes et capricieuses, commencées au hasard, poursuivies sans dessein, et qui d’ordinaire n’atteignaient que quelques villes ou quelques provinces. D’abord il arrive souvent que l’initiative n’en vient pas des princes ; Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle suivent l’impulsion plus qu’ils ne la donnent. Ils reconnaissent sans doute la légitimité des poursuites, ils ordonnent de punir sans pitié les chrétiens, quand ils sont dénoncés, mais ils n’aiment pas qu’on devance ou qu’on provoque ces dénonciations. Vous souffrez, dit Athénagore à Marc-Aurèle, que nous soyons chassés, pillés, mis à mort. Il le souffre, mais il ne l’ordonne pas ; il est moins cruel que faible et complaisant aux passions populaires. Aussi l’apologiste s’empresse-t-il d’ajouter : Nous vous prions de vous occuper de nous, afin que nous cessions d’être victimes des sycophantes.

La société distinguée de l’empire, les gens riches et lettrés, étaient fort mal disposés pour les chrétiens ; les moins malveillants les méprisaient, les autres se croyaient le droit de les haïr. Tous leur en voulaient de s’éloigner des opinions reçues et des anciennes croyances, tous pensaient qu’il était légitime de les punir parce qu’ils n’obéissaient pas aux lois du pays, et, quand ils étaient magistrats, ils les condamnaient sans remords. Ce n’était pas d’eux pourtant que venait d’ordinaire l’initiative des poursuites, surtout en ces premières années. Ils laissaient faire, et même quelquefois ils aidaient, mais le signal partait d’ailleurs. Les chrétiens avaient d’autres ennemis plus redoutables, plus acharnés, plus pressants, qui réclamaient les persécutions, qui souvent les devançaient, qui les rendaient plus cruelles en excitant sans cesse contre les victimes les empereurs et les proconsuls, et sur qui doit retomber surtout la responsabilité des supplices.

Ces ennemis se trouvaient dans les rangs du peuple. C’est ce qui paraît d’abord assez surprenant ; il semble que le peuple aurait dû se déclarer tout entier en faveur d’une doctrine qui témoignait tant de soin pour lui, qui relevait sa dignité et mettait à sa portée les grands problèmes de la vie. Aussi est-ce bien dans les classes populaires que le christianisme fit ses plus nombreuses conquêtes, mais il ne parvint pas à tout gagner, et ceux qui lui échappaient se déclarèrent contre lui avec la dernière violence. C’est la nature du peuple de ne pas connaître de mesure et d’aller en tout à l’extrême. Il est probable qu’il y avait dans la société distinguée beaucoup d’indifférents que ces querelles religieuses n’intéressaient guère, qui ne tenaient pas à se décider et restaient neutres entre les deux cultes. Je ne crois pas qu’il s’en trouvât dans les rangs du peuple : là les partis étaient tranchés, et le christianisme n’y comptait que les disciples dévoués ou des adversaires fanatiques. Les haines étaient peut-être attisées contre lui par le clergé inférieur des religions dominantes, par ces devins, ces aruspices, ces isiaques, ces prêtres mendiants de Cybèle, ces initiateurs et ces purificateurs de toute espèce, qui vivaient de la dévotion publique et que le succès du nouveau culte réduisait à la misère. On sait qu’ils hantaient les cabarets, couraient les campagnes, opéraient sur les places publiques, toujours mêlés à la foule ignorante et grossière, sur laquelle ils avaient pris beaucoup d’empiré : est-il surprenant qu’ils aient fini par lui inspirer toutes leurs colères ? Ils cherchèrent surtout à la convaincre que les chrétiens étaient la cause des maux qui affligeaient l’empire, et n’eurent pas trop de peine à y parvenir. Le peuple n’avait pas l’habitude, alors plus qu’aujourd’hui, d’expliquer les fléaux qui le frappaient par des causes naturelles ; il croyait y voir une vengeance des dieux ; et de quoi les dieux pouvaient-ils être plus justement irrités que du triomphe de cette religion inconnue qui venait leur enlever leurs fidèles et faisait déserter leurs temples ? Tertullien raconte que, s’il pleuvait trop ou s’il ne pleuvait pas assez, si le Tibre sortait de ses rivages ou si le Nil restait dans les siens, s’il survenait une famine ou une peste, aussitôt la foule s’écriait : Les chrétiens aux lions ![34] Les mêmes cris se faisaient souvent entendre pendant les fêtes religieuses qui excitaient la dévotion générale. A la suite des bacchanales, on vit le peuple se précipiter sur les sépultures chrétiennes, en arracher les cadavres, quoique méconnaissables et déjà corrompus, pour les insulter et les mettre en pièces ![35] Mais c’était dans les théâtres et les cirques que se réveillait surtout la fureur populaire. Les spectacles étaient alors des cérémonies sacrées ; on y portait en pompe les statues des dieux, qui semblaient y présider, entourés de leurs prêtres. L’aspect de ces images vénérées devait naturellement enflammer le peuple contre les impies qui, non contents de leur refuser leur hommage, osaient encore les outrager par leurs railleries. Le principal attrait de ces spectacles consistait, personne ne l’ignore, dans les combats de gladiateurs ou de bêtes féroces ; la vue du sang versé ne manquait pas d’y produire son effet ordinaire : elle ranimait les instincts de cruauté qui sommeillent au fond des cœurs dans les foules. Cette passion cruelle, une fois éveillée, ne se contentait pas aisément et demandait toujours des satisfactions nouvelles : quel plaisir, si l’on pouvait joindre aux bestiaires ou aux gladiateurs promis quelques victimes imprévues ! Il y en avait précisément qu’on avait toujours sous la main, et qu’il était aisé d’atteindre et de frapper dès qu’on le voulait. C’étaient les chrétiens, livrés par une loi sans pitié à l’arbitraire des magistrats, dont le jugement n’exigeait ni enquête, ni témoins, ni délais, qu’on pouvait saisir, condamner et punir sans faire attendre l’impatience populaire. La tentation était trop forte pour qu’on y résistât toujours. Aussi Tertullien nous dit-il que c’était surtout pendant les jeux du cirque et de l’arène que le peuple réclamait le supplice des chrétiens.

Ce qui est plus triste encore, c’est que les magistrats ne se montraient pas trop contraires à ces exigences. Le peuple, qui avait perdu tous ses droits politiques, ne conservait guère d’importance qu’au théâtre ; mais là il osait être mutin, bruyant, impérieux, il manifestait ses préférences, il indiquait ses volontés. Le plus souvent on cherchait à le satisfaire ; dans les grandes villes de province, où il disposait encore des fonctions publiques, ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux qui voulaient être édiles ou duumvirs. Les inscriptions nous apprennent que les magistrats ajoutaient souvent aux libéralités qu’ils faisaient à leurs concitoyens, à propos de quelque dignité qu’on leur avait conférée, des combats de gladiateurs ou des courses de chevaux, et l’on nous dit expressément que c’était sur la demande du peuple, petente populo. Quand la foule réclamait la mort de quelque chrétien célèbre, le magistrat ne résistait pas davantage ; peut-être même cédait-il plus vite, heureux de la satisfaire à si bon compte. Après tout, un chrétien ne lui coûtait rien, tendis qu’il lui fallait payer cher les gladiateurs et les cochers. La trace de ces interventions populaires se retrouve fréquemment dans les Actes des martyrs. Ce fut la population de Smyrne qui, poussée par les juifs, demanda le supplice de saint Polycarpe. Le proconsul, qui voulait plaire, s’empressa de l’envoyer prendre. Les jeux allaient finir quand on l’amena. Il fut interrogé dans l’amphithéâtre même, et le proconsul ne lui dissimula pas qu’il le sacrifiait aux emportements de la multitude. Satisfais au peuple, lui disait-il ; à quoi le martyr répondait : C’est à toi que je satisferai, si tu me commandes des choses justes. Notre religion nous enseigne à respecter les puissances qui sont instituées par Dieu. Quant à cette foule, je la crois indigne de rien faire pour elle. Il faut obéir au magistrat et non au peuple. Cet interrogatoire solennel faisait partie des plaisirs qu’on offrait à la populace ; comme elle n’en voulait. rien perdre, on plaçait le malheureux sur une estrade élevée (in catasta), pour qu’il fût exposé à tous les regards ; on le promenait ensuite devant cette foule entassée comme dans une procession de théâtre. Enfin, quand on passait de ce simulacre de jurement à la réalité terrible du supplice, il fallait qu’on eût grand soin de placer la victime au milieu de l’arène, afin que de tous les côtés on pût bien la voir mourir. Ce déchaînement de fureurs populaires, ces complaisances honteuses des magistrats pour des haines insensées allèrent si loin que les empereurs eux-mêmes finirent par en être blessés. Ils défendirent solennellement qu’on cédât à ces exigences. Il ne faut pas, disaient-ils, écouter la voix de la populace quand elle demande que l’on absolve un coupable ou que l’on condamne un innocent.

Le caractère particulier qu’avait alors la persécution explique que cette époque soit celle où commence l’apologétique chrétienne. On aurait quelque peine à comprendre qu’elle fût née plus tôt ou plus tard. Qu’aurait servi de plaider la cause de l’Église devant des princes comme Néron ou Domitien, auxquels il était si difficile d’arracher leurs victimes ? Pouvait-on espérer jamais de ramener ces âmes cruelles à la justice et à la vérité ? Il n’était pas raisonnable non plus de croire que Dèce ou Valérien prêteraient l’oreille aux défenseurs d’un culte qu’ils étaient décidés à détruire et qu’ils avaient proscrit par des édits impitoyables. Mais, quand on avait affaire à des princes honnêtes et cléments, comme Antonin et Marc-Aurèle, et qu’on pouvait les croire entraînés à des mesures rigoureuses contrairement à leur nature et malgré leur volonté, qu’on les voyait atténuer ce que la persécution, avait de trop injuste et de trop inhumain, il était naturel qu’on essayât de les éclairer et de les fléchir. C’est ce que tentèrent les apologistes, dans des œuvres admirables, dont l’effet a été très grand sur la littérature chrétienne. Cette littérature, qui à ce moment était déjà née ou allait naître, semblait condamnée d’avance, par ses origines et ses scrupules, à ne sortir jamais d’un cercle étroit. Timide, défiante, comme elle devait l’être, éloignée de la foule et, de la vie, ennemie d’un art idolâtre qui lui faisait horreur, il était à craindre qu’elle ne pût produire que des traités mystiques ou des livres de controverse. Elle aurait ainsi vécu obscurément de ses inspirations propres, s’enfermant en elle-même avec ses spéculations et ses rêves, s’aiguisant et se raffinant toujours, sans entretenir avec le dehors de ces communications fécondes qui complètent et renouvellent les littératures. La persécution la jeta dans d’autres voies : il lui fallut se mêler au monde pour le convaincre, elle éprouva le besoin de choisir des défenseurs qu’on écoutât. Au lieu de dévots obscurs et de théologiens renfermés, elle alla chercher, au barreau et dans les écoles, des rhéteurs, des philosophes, des jurisconsultes. Ces gens, qui avaient l’habitude des affaires et le sens de la vie, portèrent le christianisme au grand jour et le jetèrent dans la mêlée. Ils comprirent d’abord que, pour se faire entendre, ils devaient parler la langue de ceux auxquels ils s’adressaient. Ils trouvèrent naturel et légitime de combattre leurs adversaires avec leurs propres armes ; ils appelèrent la rhétorique et la philosophie au secours de leur cause menacée, et c’est ainsi que le mélange de l’art ancien et des doctrines nouvelles, qui aurait demandé beaucoup de temps et d’effort, se trouva de lui-même accompli. L’exemple une fois donné, et avec un éclat merveilleux, la littérature chrétienne hésita moins à se servir des ressources de l’art antique ; et, comme elle avait de grandes idées à mettre sous ces formes vides, elle produisit dès le premier jour des oeuvres bien supérieures à celles des rhéteurs et des sophistes païens, qui, pour la plupart, n’avaient plus rien à dire.

— VIII —

PEUT-ON ÉVALUER LE NOMBRE DES VICTIMES DES PERSÉCUTIONS ?

Les historiens de l’Église ont dû être tentés d’exagérer le nombre des victimes que les persécutions ont faites ; et naturellement leurs adversaires ont fait tous leurs efforts pour le réduire et prouver qu’en somme elles n’ont dû atteindre qu’assez peu de personnes. Est-il possible de se décider entre les deux opinions contraires ? — C’est ici une question bien plus difficile à traiter que les autres et dans laquelle l’absence de documents précis ne permet pas toujours de choisir entre des affirmations contraires. Examinons pourtant quelques-uns des raisonnements dont on se sert pour contester le récit des écrivains ecclésiastiques, et voyons quelle en est la valeur.

Pour prouver qu’ils se trompent ou qu’ils nous trompent, un des moyens les plus sûrs serait d’établir qu’à l’époque où ils nous montrent des milliers de chrétiens mourant pour leur foi, il n’y avait encore que fort peu de chrétiens. Il est clair que le nombre des victimes doit avoir été en proportion avec celui des fidèles, et que, si l’Église ne comptait pas alors beaucoup d’adeptes, il était difficile qu’elle eût beaucoup de martyrs. C’est une question nouvelle qui se pose à propos d’une autre et qui ne manque pas d’importance. On l’a souvent agitée et elle a reçu des solutions très diverses. Il s’agit de savoir comment le christianisme a été d’abord accueilli et de quelle manière il s’est propagé dans l’empire pendant les deux premiers siècles. Si nous consultons certains auteurs du temps, nous serons amenés à croire que ses progrès ont été très rapides. Au dire de Tertullien, qui vivait sous le règne de Septime Sévère, une bonne partie du monde était alors chrétienne. On tonnait la fameuse phrase de son Apologie : Nous ne sommes que d’hier, et déjà nous remplissons tout votre empire, vos villes, vos places fortes, vos îles, vos municipes, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palatin, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Un peu plus loin, il affirmé que, si les chrétiens se retiraient, la solitude se ferait dans le monde, et que les Romains seraient épouvantés de régner sur un désert[36]. La lettre de Pline à Trajan laisse entendre à peu près la même chose. Il lui mande que, dans la Bithynie, dont il est gouverneur, cette superstition, comme une peste, a infesté, non seulement les villes, mais les villages et les campagnes, que les temples sont abandonnés, qu’on ne fait plus de sacrifices ; que les animaux qu’on amenait sur le marché pour être offerts aux dieux ne trouvent plus d’acheteurs. S’il est permis de conclure d’une province aux autres, on doit supposer que les chrétiens formaient alors une portion importante de la population de l’empire. Et l’on n’a pas lieu d’en être surpris, quand on voit que, du temps de Néron, trente ans après la mort du Christ, Tacite nous dit qu’il y en avait à Rome une immense multitude[37]. De tous ces textes il ressort que le christianisme a dû faire des conquêtes très rapides, puisqu’en moins de trente ans ses partisans remplissaient Rome, et qu’un siècle après ils occupaient une grande partie de l’empire.

Voilà précisément ce qu’on refuse d’admettre. D’abord on ne veut tenir aucun compte des affirmations de Tertullien. C’était, nous dit-on, un rhéteur et un sectaire, ce qui doit nous le rendre deux fois suspect. Il serait tout à fait ridicule de prendre au sérieux ses belles phrases et de donner à ses amplifications de rhétorique la force d’un argument. Quant à la lettre de Pline et au passage de Tacite, nous avons vu plus haut que quelques personnes ne les croient pas authentiques, et les renseignements qu’ils contiennent au sujet du nombre des chrétiens sont une des principales raisons qu’on allègue pour les rejeter. On y trouve une exagération qui trahit le faussaire et paraît tout à fait incroyable. Ici encore c’est au nom de la vraisemblance qu’on expurge Pline et Tacite ; c’est d’elle qu’on s’arme pour supprimer des passages importants de leurs œuvres ; on affirme qu’ils ne peuvent pas les avoir écrits, ou que même, quand ils en seraient les auteurs, ils n’ont pas su ou n’ont pas dit la vérité. On proclame enfin, comme un principe qui n’a pas besoin d’être démontré, qu’il n’est pas possible qu’une religion fasse en si peu de temps d’aussi grands progrès.

J’avoue que cette assurance me confond. Est-il donc raisonnable de trancher d’un mot des questions si obscures, si mal connues ? Connaît-on assez bien l’histoire des religions et les lois qui président à leur développement pour prétendre fixer d’une manière aussi précise le temps qu’elles mettent à se répandre ? Est-on certain que les choses ne se soient jamais passées comme les auteurs ecclésiastiques le soutiennent et qu’il n’y ait pas eu de religion dont les progrès aient été aussi rapides ? — Voici un exemple qui prouvera, je l’espère, ce qu’il y a d’excessif et de périlleux dans ces affirmations ambitieuses. Les événements que je vais rapporter ont fait peu de bruit dans le monde ; ils ont eu pour théâtre quelques villages ignorés sur lesquels personne n’avait les yeux. Ils n’en ont pas moins cette importance qu’ils nous permettent de répondre par des faits précis à des généralités vagues.

Il y a quelque temps, en fouillant les archives du département des Bouches-du-Rhône, un savant fut très étonné de découvrir qu’en 1530 les doctrines de Luther étaient parvenues jusque sur les bords de la Durance. A Lourmarin, à Pertuis (arrondissement d’Apt), à la Roque-d’Anthéron (arrondissement d’Aix) et dans d’autres petits villages de la même contrée, les nouvelles opinions comptaient beaucoup de partisans. Le parlement d’Aix, qui en fut averti, résolut de punir les coupables. Il envoya des sergents dans les endroits qu’on prétendait infestés par l’hérésie. A Peypin-d’Aigues, petit hameau du canton de Pertuis, on nous dit que les manants et habitants du lieu se mirent tous en fuite et ne se trouva plus personne, ce qui prouve qu’ils étaient tous luthériens. On ne put saisir que quelques misérables, qui furent brûlés en cérémonie[38]. A ce moment, Luther vivait encore, et il y avait dix ans à peine qu’il s’était séparé de l’Église ! Cependant ses doctrines avaient voyagé du fond de l’Allemagne jusqu’au pied des Alpes ; elles s’étaient glissées dans des villages obscurs, parmi des paysans qui n’entendaient pas un mot de la langue qu’il parlait. Voilà ce qui paraît bien plus invraisemblable que de voir le christianisme arriver en trente ans d’un canton de la Judée dans la capitale même de l’empire, où toutes les agitations du monde venaient aboutir[39]. Et pourtant il n’y a rien de plus vrai. On pourra dire sans doute que plusieurs de ces villages de la Provence étaient habités par d’anciens vaudois, que l’hérésie y couvait au fond des âmes et qu’on y était, pour ainsi dire, aux aguets des doctrines nouvelles, ce qui explique qu’on en ait eu si vite connaissance. Mais le christianisme aussi s’est développé chez des gens qui attendaient, qui le souhaitaient, qui étaient disposés, à le bien recevoir. Les juifs, qui l’ont, les premiers, accueilli, avaient débordé sur le monde entier ; mais partout ils se regardaient comme exilés, tenaient les yeux fixés sur leur patrie et communiquaient sans cesse avec elle. Qu’y a-il donc d’extraordinaire qu’ils aient su bientôt l’histoire tragique du Christ, et, comme ils exerçaient une grande influence sur ceux qui les approchaient, qu’ils l’aient fait connaître autour d’eux ? N’est-il pas un peu singulier que ceux qui ne veulent pas croire à la diffusion rapide du christianisme soient précisément les mêmes qui montrent avec le plus de complaisance que son succès était de longue main préparé, qu’il est venu à son heure et qu’avant même qu’il fût né il y avait comme un mouvement des esprits qui les portait vers lui ? S’il en est ainsi, et je ne crois pas qu’on le puisse nier, qu’y a-t-il de surprenant à croire que des gens qui l’attendaient l’aient bien accueilli, et que, par conséquent, il ait eu d’abord beaucoup de disciples ? C’est plus tard, lorsqu’il est sorti de ces premières couches et qu’il a voulu entamer la bourgeoisie et le grand monde romain, que sa marche est devenue plus lente, Il s’est heurté alors à des politiques qui ne voulaient rien changer aux institutions du passé, à des lettrés que les charmes de la poésie et des arts rattachaient aux anciennes croyances, et il a trouvé plus de peine à les convaincre. Mais s’il est naturel que ses progrès aient été alors moins faciles, on comprend très bien qu’au début, tant qu’il s’est développé dans un milieu favorable et bien disposé, il se soit propagé très vite. Voilà, je le répète, ce qui est vraisemblable, et il me semble que le bon sens confirme entièrement le témoignage de Tacite et de Pline. — D’où il résulte que l’argument qui prétend conclure du petit nombre des chrétiens au petit nombre des martyrs n’a aucune valeur.

Il faut donc chercher d’autres raisons et s’adresser ailleurs pour résoudre la question qui nous occupe. Elle serait vidée si les documents officiels de l’empire romain existaient encore. Pour savoir au juste combien chaque persécution a fait de victimes, nous n’aurions qu’à consulter les archives de l’État. Les affaires criminelles donnaient lieu à de nombreuses procédures, et nous pouvons être certains qu’on avait grand soin de les conserver. Jamais la minutie administrative n’a été poussée plus loin qu’alors. Cette époque est avant tout paperassière. Un fonctionnaire impérial ne marche jamais qu’accompagné de secrétaires (scribæ) et de sténographes (notarii), qui sont chargés d’instrumenter pour lui : c’est la manie du temps. Jusque dans les réunions privées, on dresse à tout propos des procès-verbaux. Quand saint Augustin disserte avec ses amis sur des questions philosophiques, il appelle un notarius pour que rien ne se perde. Toutes les administrations ont leurs registres parfaitement tenus, qui contiennent les actes qui les intéressent. Il y en a dans la chancellerie du proconsul (acta proconsularia), où sont rapportées les lettres du prince et les siennes ; il y en a dans les municipalités (acta municipalia), et il semble que chaque citoyen avait le droit d’y venir, consigner ses griefs ; quand on le lui refuse, il se plaint qu’on lui a fait une injustice : publica jura negata sunt[40]. Il s’en trouve aussi dans chaque corporation, et nous avons, dans les lettres de saint Augustin, des extraits des actes de l’Église d’Hippone. Nous devons donc être certains qu’on transcrivait, qu’on recueillait les pièces des procès, les actes d’accusation, les interrogatoires des accusés, les sentences des juges, et qu’on les gardait. Malheureusement tout a disparu dans ce grand désastre ; qui, vers le VIe siècle, emporta l’empire.

A défaut des archives de l’État, pouvons-nous du moins interroger celles de l’Église ? — Nous y trouvons des documents fort nombreux, les Actes des martyrs ; et, si cette mine était aussi sure qu’elle est riche, la question serait résolue. Par malheur, la plus grande partie de ces pièces ne mérite aucune confiance. En 496, le pape Gélase, dans le fameux décret où il distingue les livres authentiques des apocryphes, disait qu’on ne lit pas les Actes dans les églises de Rome parce qu’on n’en connaît pas les auteurs et que des mains infidèles ou ignorantes les ont surchargés de détails inutiles ou suspects. Au XVIIe siècle, un pieux ecclésiastique, Tillemont, y signale des fautes grossières contre l’histoire, les institutions et les lois romaines, et en rejette un très grand nombre. Quand dom Ruinart entreprit de trier cette masse énorme de récits légendaires que le moyen âge nous a laissés, et de mettre à part les plus véridiques, il n’en trouva qu’à peu plus cent vingt qui lui semblèrent irréprochables ; ce sont ceux-là mêmes qui ont paru à Voltaire si ridicules et qui lui ont fourni l’occasion d’exercer son impitoyable raillerie.

Il y a donc fort peu de ces Actes qui, sous la forme où nous les possédons, puissent être attribués aux premiers siècles de l’Église. Je ne puis m’empêcher d’être fort surpris de cette rareté. Les chrétiens avaient un grand intérêt à les recueillir, et il leur était aisé de le faire. Nous venons de voir que les archives des tribunaux contenaient sans aucun doute la minute de tous les jugements rendus contre leurs frères. Ils n’avaient qu’à se procurer des copies, et il est sûr qu’ils l’ont fait quelquefois. De cette façon ils pouvaient reproduire, dans leur texte officiel, l’interrogatoire de l’accusé, les dépositions des témoins, la sentence du juge. C’étaient pour eux des documents d’un grand prix et qu’ils devaient tenir à conserver. Il leur était facile d’y joindre un récit de la mort du martyr, d’après le témoignage de ceux qui le suivaient jusqu’au lieu du supplice, pour s’édifier de ses paroles, tant qu’il vivait, et recueillir son sang après sa mort. Nous possédons un certain nombre d’Actes qui ont été composés de cette manière ; mais comment se fait-il que nous n’en ayons pas davantage ? La raison qu’on en donne d’ordinaire, c’est qu’ils furent détruits par l’ordre de Dioclétien. L’empereur avait remarqué sans doute que ces récits héroïques enflammaient l’âme des chrétiens et leur donnaient l’exemple de souffrir ; aussi les fit-il placer parmi les livres de la doctrine proscrite, qu’il ordonna de saisir et de brûler sur la place publique. Le poète Prudence déplore, en beaux vers, une rigueur qui a privé l’Église de ses plus glorieux souvenirs et rendu pour elle toute cette antiquité muette :

O vetustats silentis obsoleta oblivi !

Invidentur ista nobis, fama et ipsa extinguitur[41].

Comme alors la persécution dura dix ans et qu’elle fut très habilement conduite, il est probable que la plus grande partie des écrits de ce genre fut découverte par les agents de l’empereur, sans compter ceux qui furent supprimés par les chrétiens timides qui craignaient de se compromettre en les gardant. Je persiste pourtant à penser qu’on en aurait sauvé davantage s’ils avaient été plus nombreux et plus répandus. Faut-il croire ou que, dans le feu des persécutions, malgré les recommandations des évêques, on a négligé quelquefois de les rédiger, ou qu’après l’orage on les a souvent laissé perdre ? Cette dernière hypothèse me paraît surtout vraisemblable. Quand on vient de traverser ces crises terribles, il est naturel qu’on s’abandonne tout entier à la joie de vivre, et l’on est si charmé du présent, qu’on oublie de songer au passé. Quoi qu’il en soit, on ne peut douter qu’au IVe siècle, après la paix de l’Église, la mémoire de beaucoup de martyrs ne se fût fort effacée ; les documents abondent pour le prouver. De plusieurs d’entre eux on ignorait l’endroit où ils étaient ensevelis ; pour d’autres, leur nom gravé sur leur tombe était tout ce qu’on en pouvait dire. Quelques-uns à peine, plus importants ou plus heureux, n’avaient pas cessé d’être honorés des fidèles. C’est seulement après cette époque que la plupart des Actes, tels que nous les avons aujourd’hui, furent composés, soit qu’ils aient été imaginés de toute pièce, soit qu’on les ait restitués d’après des documents plus anciens. Est-ce une raison pour  condamner tout à fait et leur refuser toute créance ? Il y a des savants qui ne le croient pas et qui ont essayé de montrer qu’avec quelques précautions on pouvait légitimement s’en servir. M. de Rossi pense que beaucoup d’entre eus ont été simplement interpolés, et qu’en leur appliquant les règles de -critique qu’on emploie pour corriger les textes anciens, en les débarrassant des éléments étrangers qui s’y sont ajoutés, on pourra les ramener à leur intégrité première. C’est ce qu’il a fait avec une admirable sagacité pour les Actes de sainte Cécile. M. Le Blant est entré dans une voie un peu différente : au lieu de choisir un Acte isolé et d’en faire le sujet d’une étude particulière, il a parcouru tout le recueil, notant au passage, au milieu d’erreurs grossières, de mensonges manifestes, d’exagérations ridicules, quelques détails dont la vérité est incontestable, des renseignements historiques, des particularités de procédure, des allusions à des habitudes ou à des croyances qui n’existaient plus quand ces récits furent rédigés comme ils le sont, et qui, par conséquent, doivent remonter plus haut. Il en conclut qu’ils ont dû exister sous une première forme et qu’ils procèdent d’un exemplaire plus ancien. Ce sont là des résultats importants, qui laissent entrevoir que, pour plusieurs d’entre eux, on pourra un jour reconstruire les originaux perdus et mettre ainsi de précieux documents à la disposition de l’histoire. Néanmoins il faut bien reconnaître que, sous la forme où nous les avons, la plupart des Actes des martyrs méritent peu de confiance, et qu’il n’y a guère moyen de s’en servir pour savoir quelle a été la violence des premières persécutions et avoir quelque idée du nombre des victimes qu’elles ont faites.

Puisque les renseignements officiels nous font défaut, que les archives de l’État n’existent plus et que celles de l’Église ne nous fournissent pas des pièces auxquelles on puisse entièrement se fier, il faut bien se contenter de ce que nous apprennent des persécutions les contemporains qui se sont occupés d’elles. Mais, ici encore, notre attente va être en partie trompée. D’abord on a vu que les historiens profanes ne nous en parlent presque jamais. Quant aux écrivains ecclésiastiques, leur témoignage est suspect, et d’ailleurs ils ne s’entendent pas toujours très bien entre eux. Dans son ouvrage contre Celse, Origène, en voulant montrer que Dieu a toujours favorisé son Église et qu’il lui a épargné des épreuves qui pouvaient la perdre, écrit cette phrase significative : Quelques-uns seulement, dont le compte est facile à faire, sont morts, à l’occasion, pour la religion du Christ, tandis que Dieu empêchait qu’on ne leur fît une guerre par laquelle on en eût fini avec la communauté tout entière. Au moment où Origène s’exprimait ainsi, les chrétiens avaient subi six persécutions : lui-même avait assisté à la dernière ; et son père y était mort avec un courage admirable. Il ne les regardait pourtant que comme des escarmouches qui pouvaient tout au plus exercer le courage des fidèles, et non comme une guerre sérieuse, capable de compromette l’existence même de l’Église. Il affirmait qu’après tout les victimes y avaient été rares et que le compte en était facile à faire. Cet aveu est grave, et il semble d’abord donner pleinement raison à Dodwel et à ses partisans. Mais on fait remarquer qu’Origène est seul de son opinion, et que les autres pères de l’Église ne parlent jamais que de la multitude des martyrs et des milliers de chrétiens qui ont succombé dans les supplices. Voici, par exemple, ce que dit Clément d’Alexandrie, qui vivait quelques années avant Origène, au sujet de la persécution de Sévère : Chaque jour nous voyons sous nos yeux couler à flots le sang des fidèles brûlés vifs ; mis en croix ou décapités. Il paraît bien étrange que deux auteurs qui écrivaient presque à la même époque, qui professaient le même culte, qui devaient voir les événements sous le même jour et qui avaient intérêt à les dépeindre de la même façon, les aient jugés d’une manière si différente. Pour s’expliquer la contradiction des deux passages, dit fort ingénieusement M. Havet, on fera bien, je crois, de se reporter à l’image que Bossuet a rendue célèbre, quand il compare les jours heureux clairsemés dans la vie d’un homme à des clous attachés à une longue muraille. — Vous diriez que cela occupe bien de la place : amassez ; il n’y en a pas pour remplir la main. — C’est ainsi que Clément a vu ces morts illustres, étalées, pour ainsi dire, sur la muraille. Origène les a comptées en les ramassant. Je vais plus loin, et, s’il faut dire toute ma pensée, je ne trouve pas qu’au fond ces deux témoignages soient aussi opposés qu’il le paraît. Sans doute Origène affirme qu’il y a eu peu de martyrs, tandis que Clément prétend qu’il y en a eu beaucoup ; mais remarquons que beaucoup et peu sont des termes vagues et qui ne répondent à aucun nombre précis. Il est si faux de dire qu’ils se contredisent toujours, qu’il peut arriver qu’on les emploie l’un pour l’autre. Supposons que le sang ait coulé dans une émeute et que le chiffre des morts soit connu ; tandis que les vaincus ne manquent pas de s’apitoyer sur le grand nombre des victimes, les agresseurs seront toujours tentés de trouver qu’après tout il a péri peu de monde. C’est que, suivant les passions ou les intérêts, ce qui est beaucoup pour les uns semble être peu de chose pour les autres. Origène veut faire voir que Dieu n’abandonne pas son Église et qu’il n’a jamais cessé de la soutenir : il affirme donc que, dans les persécutions, elle a perdu peu de monde. Clément, qui veut en inspirer l’horreur pour en prévenir le retour, nous dit que le sang des chrétiens a coulé à flots. Peut-être sont-ils en réalité moins opposés qu’il le semble, et il peut même se faire qu’en parlant d’une manière si différente ils aient tous deux le même chiffre dans l’esprit.

Mais ce chiffre, nous ne le savons pas, et, vraisemblablement, nous ne le saurons jamais ; il faut prendre son parti de l’ignorer. Le plus sûr dans cette obscurité, c’est de tenir une route moyenne entre les deux opinions contraires. Sans doute, les historiens de l’Église sont tentés d’exagérer le nombre des martyrs ; mais il serait imprudent aussi de vouloir trop le réduire. Je suis frappé de voir qu’il n’y a pas un seul écrit ecclésiastique, quelque sujet qu’il traite, depuis le Ier siècle jusqu’au IIIe, où il ne soit question de quelque violence contre les chrétiens. On en parle dans l’Apocalypse de Jean comme dans le Pasteur d’Hermas, dans le charmant dialogue de Minucius Félix comme dans les vers barbares de Commodien ; à tous les moments, les évêques et les docteurs ne sont occupés qu’à prémunir les fidèles contre les dangers présents ou prochains ; c’est leur unique pensée, et l’on voit bien, qu’ils s’adressent à des gens dont aucun ne peut s’assurer du lendemain. Nous venons de voir que les écrivains profanes ne parlent guère des chrétiens, mais le hasard veut que toutes les fois qu’ils en disent un mot, c’est pour faire allusion aux châtiments qu’on leur inflige. Laissons Tacite et Pline, puisqu’on croit le texte de leurs ouvrages interpolé ; Épictète et Marc-Aurèle, en attestant leur courage en face de la mort, montrent bien de quelle façon on les traitait ; Lucien nous les représente, dans un dialogue célèbre, jetés en prison et condamnés à périr ; Celse, qui écrit au lendemain d’une de ces attaques brutales et qu’il croit efficace, ne peut s’empêcher de leur dire, avec un ton d’insolence triomphante : Si vous subsistez encore deux ou trois, errants et cachés, on vous, cherche partout pour vous traîner au supplice. Qu’on se remette devant l’esprit cette série non interrompue de témoignages ; qu’on songe qu’en réalité la persécution, avec plus ou moins d’intensité, a duré deux siècles et demi, et qu’elle s’est étendue à l’empire entier, c’est-à-dire à tout le monde connu, que jamais la loi contre les chrétiens n’a été complètement abrogée jusque la victoire de l’Église, et que, même dans les temps de trêve et de répit, lorsque la communauté respirait, le juge ne pouvait se dispenser de l’appliquer toutes les fois qu’on amenait un coupable à son tribunal, et l’on sera, je crois, persuadé qu’il ne faut pas pousser trop loin l’opinion de Dodwel, et qu’en supposant même qu’à chaque fois et dans chaque lieu particulier, il ait péri peu de victimes, réunies elles doivent former un nombre considérable.

On dit ordinairement qu’en persécutant une doctrine on ne fait que la rendre plus forte : c’est même pour beaucoup de personnes un axiome incontestable. Plût au ciel qu’il fût aussi vrai qu’il est moral ! La certitude d’un échec, s’ils en avaient été bien convaincus, aurait découragé peut-être quelques persécuteurs. Par malheur, il y a des persécutions qui ont réussi, et le sang a quelquefois étouffé des doctrines qui avaient toutes sortes de raisons de vivre et de se propager. L’épée des musulmans a supprimé le christianisme d’une partie de l’Asie et de toute l’Afrique. En brûlant des milliers de personnes en quelques années, l’inquisition a extirpé l’islamisme de l’Espagne et arrêté la Réforme. Ne disons donc pas d’un ton si assuré que la force est toujours impuissante quand elle s’en prend à une opinion religieuse ou philosophique : c’est une belle espérance que nous prenons trop aisément pour une réalité. Mais une fois au moins la force a été vaincue ; une croyance a résisté à l’effort du plus vaste empire qu’on ait jamais vu ; de pauvres gens ont défendu leur foi et l’ont sauvée en mourant pour elle. C’est la victoire la plus éclatante que la conscience humaine ait jamais remportée dans le monde ; pourquoi s’acharne-t-on à en diminuer l’importance ? Et n’est-il pas singulier que ceux qui se sont donné cette tâche soient précisément les gens qui se piquent le plus de défendre la tolérance et la liberté ? Si les faits leur donnent raison, il faudra bien se rendre à leur sentiment ; nous reconnaîtrons avec regret que nous avons été dupes d’un mensonge et qu’il faut déchirer l’histoire des persécutions telle que le passé l’avait faite. Mais, comme on vient de le voir, les arguments qu’ils invoquent ne m’ont pas convaincu, et je ne crois pas que l’histoire, impartialement étudiée, soit favorable à leur opinion. Nous pouvons donc continuer à croire que, depuis Néron jusqu’à Dioclétien, les chrétiens ont eu à supporter plusieurs persécutions cruelles et j’ajoute qu’il ne nous est pas interdit de plaindre et d’admirer ceux à qui elles ont coûté la vie. Quelle que soit la cause pour laquelle ils sont morts, n’oublions pas qu’ils ont défendu les droits de la conscience et qu’ils méritent notre sympathie et nos respects. Pour un libre penseur comme pour un croyant, ce sont dès martyrs.

 

 

 

 



[1] Histoire des persécutions de l’Église jusqu’à la fin des Antonins, 2 vol., 1875. Les Chrétiens dans l’empire romain, etc., 1 vol., 1881. L’Église et l’État dans la seconde moitié du IIIe siècle, 1885.

[2] Rome souterraine, etc., 1871.

[3] Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 1 vol. Histoire des persécutions pendant la première moitié du IIIe siècle, 1 vol. Les Dernières Persécutions du IIIe siècle, 1 vol. La persécution de Dioclétien, 2 vol.

[4] Eusèbe, H. E., IV, 26.

[5] Tertullien, Apol., 5.

[6] De Civ. Dei, XVIII, 52.

[7] Eusèbe, H. E., V, 1.

[8] Ibid., VI. 41.

[9] Carmen apol., 808 (éd. Dombart).

[10] C’est l’opinion que soutient M. Hochart dans ses Études au sujet de la persécution des chrétiens sous Néron.

[11] Je renvoie, pour le commentaire légal des passages de Tertullien, à l’excellent travail de M. Mommsen intitulé Das religionsfrevel nach römischen Recht.

[12] Apol., 5

[13] Cicéron, De leg., 11, 8.

[14] Tite-Live, XXXIX, 16.

[15] C’est ce que fait entendre Tertullien quand il dit : vetus erat decretum.

[16] Apol., 4.

[17] Tacite, Annales, II, 85.

[18] Paulin, Sent., 5, 21.

[19] Apol., 10.

[20] C’est l’opinion de M. Mommsen, dans le mémoire que j’ai cité plus haut : il pense que, pendant l’empire, la loi de majesté protégea la religion comme le prince.

[21] Arnobe, III, 7 : quibug chriatiana religio comprobetur et vetustatis opprimatur auctoritas.

[22] Apol., 28.

[23] Apol., 53.

[24] On pouvait encore poursuivre les chrétiens pour d’autres crimes, comme celui de magie, de sortilège, etc., voyez le Mémoire de M. Le Blant, Sur les bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs (Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1866).

[25] Dans l’affaire des martyrs de Lyon, leurs esclaves furent mis à la torture et les accusèrent de crimes monstrueux, ce qui prouve que c’était bien au nom de la loi de majesté qu’on poursuivait les chrétiens.

[26] Ils furent même dispensés de certaines pratiques religieuses pour pouvoir devenir décurions, Digeste, I, 1, 3, 3.

[27] Je cite ce passage dans la traduction qu’en a donnée M. Havet.

[28] Ce ne sont pas seulement les apologistes qui s’expriment ainsi. Pline, dans sa fameuse lettre, se demande si c’est le nom des chrétiens qu’on poursuit, ou les crimes que ce nom suppose.

[29] Tacite, Annales, XV, 44.

[30] Voyez, par exemple, le procès de saint Cyprien, dont nous avons conservé les pièces.

[31] Lactance, Inst. div., V, 18.

[32] Mémoire sur la préparation au martyre dans les premiers siècle de l’Église.

[33] Prudence, Perist., 3, 90.

[34] Apol., 40.

[35] Apol., 57.

[36] Apol., 57. — Je cite ces passages parce qu’ils sont les plus connus. II y en a d’autres, dans Tertullien, qui semblent moins déclamatoires et plus précis. Ainsi, dans le traité adressé à Scapula, il dit des chrétiens : para pane major civitatis. N’oublions pas que l’auteur parle à un païen, à un haut fonctionnaire, qui doit savoir ce qu’il en est.

[37] Annales, IV, 44 : multitudo ingens.

[38] Voyez le Bulletin du Comité des travaux historiques, 1886, n° 1.

[39] Quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt celebranturque. Tacite, Annales, XV, 44.

[40] Saint Augustin, Epist., 91, 8.

[41] Perist., I, 73.