Avec la fin de l’empire notre tâche est achevée, puisque à ce moment le paganisme est mort ou va mourir. Je n’ajouterai que quelques mots pour conclure. Le grand événement du IVe siècle est la victoire définitive du
christianisme. Elle posait un problème redoutable : qu’allait-il arriver de
cette vieille civilisation sur laquelle l’ancien culte avait mir son
empreinte ? Le christianisme essaierait-il de s’accorder de quelque manière
avec elle ? ou devait-il faire comme plus tard l’Islam, qui n’a pas voulu ou
n’a pas pu s’assimiler des éléments étrangers et a tout détruit autour de lui
? Ce problème, on le voit, intéressait l’avenir du monde ; heureusement il
fut résolu dans le sens le plus libéral. La culture gréco-romaine avait trop
profondément pénétré les nations occidentales pour être déracinée sans peine
même par une religion triomphante. Il y avait d’ailleurs une raison qui devait
l’empêcher de périr : la façon dont on élevait le jeunesse était restée la
même dans tout l’empire ; au ive siècle, comme au ne et au nie,
l’aristocratie et la bourgeoisie romaines passaient par les écoles des
grammairiens et des rhéteurs et y prenaient, pour toute la vie, le goût des
lettres anciennes. On a vu que l’Église, même toute-puissante, n’a fait
aucune tentative pour créer une éducation nouvelle qui fût entièrement
conforme à ses doctrines. Elle eut sans doute le sentiment qu’elle n’y réussirait
pas ; mais, en se résignant à conserver l’ancienne éducation, elle consentait
à partager avec l’esprit ancien l’empire des âmes. Ceux qui s’étaient, une
fois nourris des grands écrivains de l’antiquité ne les oubliaient plus ; ils
apportaient au christianisme un esprit et un cœur pleins d’idées et
d’impressions étrangères ; ne pouvant renoncer ni aux admirations de leur
jeunesse ni aux croyances de leur âgé mûr, ils devaient essayer de les
accommoder ensemble et de mêler, comme ils pouvaient, C’est d’un mélange de ce genre qu’est sortie la littérature chrétienne : par le fond, elle appartient à la doctrine nouvelle, mais elle est toute jetée dans le moule antique. Les poètes surtout semblent tenir à ne pas s’éloigner de leurs prédécesseurs ; ils composent, comme eux, des élégies, des odes, des poèmes didactiques, des épopées, et les font aussi semblables qu’ils peuvent aux chefs-d’œuvre de leurs maîtres. Nous ne voyons pas qu’on le leur ait reproché ; au contraire, cette fidélité d’imitation était une des principales raisons de leur succès. Les chrétiens leur savaient gré de leur rappeler les souvenirs de leur éducation et de leur donner le plaisir d’admirer sans scrupule l’art qui les avait charmés pendant leur jeunesse ; ceux qui ne l’étaient pas encore sentaient tomber en les lisant une des principales objections qu’ils faisaient au christianisme : quand on le voyait produire de belles œuvres, faites d’après les modèles antiques, il n’était plus possible de soutenir que c’était une religion incompatible avec l’intelligence des lettres, ennemie des jouissances de l’art. En ce sens on peut dire que les poètes chrétiens ont continué l’œuvre des apologistes, qu’ils ont travaillé, comme eux, à détruire des préjugés contraires à leur foi, qu’en contribuant à lui gagner le cœur des lettrés ils ont attiré vers elle les classes élevées, qui gouvernaient l’empire, et qu’ainsi ils ont achevé la victoire du christianisme. Comment auraient-ils pu éprouver quelque scrupule à
revêtir les idées chrétiennes d’une forme antique ? Ils faisaient ce qui
s’était toujours fait et suivaient un exemple presque aussi ancien que le
christianisme lui-même. De littérature entièrement originale, et qu’il ait
toute tirée de lui-même, le christianisme n’en a jamais eu. Il n’y a que les
Évangiles et les Épîtres qui ne doivent rien à l’art grec ; après, la source
cesse d’être pure et se mêle d’affluents étrangers. Dans l’épître de saint
Clément, le plus ancien des écrits chrétiens que nous ayons conservé après
ceux des apôtres, l’influence de la rhétorique se fait déjà sentir ; la façon
dont il expose ses idées n’est plus celle de saint Paul, et l’on trouve chez
lui de ces développements larges et réguliers comme en contiennent les
discours des rhéteurs[3]. Ainsi les
écrivains du IVe
siècle, quand ils se servaient des procédés de l’art antique, ne mettaient
pas le christianisme dans une route nouvelle ; ils étaient fidèles à
d’anciennes traditions. Auraient-ils beaucoup gagné à faire autrement ?
Peut-on supposer que par eux-mêmes, sans secours étranger, ils seraient, parvenus
à créer une forme littéraire originale et qui méritât de vivre ? J’ai
grand’peine à le croire, car les bonnes fortunes de ce genre sont rares.
Jusqu’ici le monde n’a connu qu’une littérature qui donne à l’esprit une
satisfaction complète, c’est la littérature de Nous avons vu de nos jours des exagérés condamner l’œuvre
entière de L’invasion a surpris la littérature du IVe siècle quand elle était dans tout son éclat. Au moment où les barbares se sont jetés sur l’empire, saint Jérôme et saint Augustin, Claudien et Symmaque, Prudence et Paulin de Nole vivaient encore. Je ne puis croire qu’une société qui venait de produire à la fois tant d’hommes distingués fût aussi affaiblie, aussi décrépite qu’on le prétend, et condamnée inévitablement à périr. Il semble, à voir l’élan que les lettres venaient de prendre, qu’elle aurait pu vivre encore, et que c’est un accident qui l’a perdue. Dans tous les cas, elle n’est pas morte entièrement ; la réputation des grands écrivains de cette époque leur a survécu ; on les a beaucoup lus, beaucoup admirés au moyen âge ; c’est grâce à eux et aux procédés dont ils se servaient pour composer leurs ouvrages que, pendant cette sombre époque, l’antiquité n’a pas péri. Comme ils l’avaient souvent imitée et qu’ils ont beaucoup vécu d’elle, on a continué à l’apercevoir d’une manière un peu confuse à travers leurs ouvrages. Es ont conservé dans la mémoire des hommes les noms de Cicéron, de Sénèque, de Virgile, et donné à quelques curieux, par ce qu’ils disaient d’eux et les citations qu’ils en faisaient, la pensée de les lire. C’est ainsi qu’une religion qui devait, à ce qu’il semble, détruire les lettres anciennes, en réalité les a sauvées. C’est un grand service qu’elle nous a rendu. Quand nous cherchons à savoir de quels éléments essentiels notre civilisation se compose, nous trouvons, comme base et fondement du reste, deux legs du passé, sans lesquels le présent serait pour nous inexplicable, les lettres anciennes et le christianisme. Quoique ces deux éléments soient de nature souvent contraire, nous les sentons en nous qui vivent ensemble, et quel que soit celui qui domine, aucun des deux ne parvient à supprimer l’autre. On peut donc dire que, lorsque les gens du IVe siècle cherchaient quelque moyen de les unir, ils travaillaient pour nous, et qu’ils nous ont aidés à être ce que nous sommes. Malgré la distance qui nous sépare d’eux, leur histoire ne nous est pas étrangère ; elle nous fait remonter aux origines mêmes de la civilisation moderne, et voilà pourquoi, elle m’a paru mériter cette longue étude que je viens de lui consacrer. FIN |
[1] Celse, cet ennemi si intelligent du christianisme, semble avoir deviné, dès le second siècle, que ce mélange se ferait, et il l’explique à sa façon, quand il dit : Les barbares sont capables d’inventer des dogmes, mais la sagesse barbare vaut peu par elle-même ; il faut que la raison grecque s’y ajoute pour la perfectionner, l’épurer, l’étendre.
[2] Voyez le chapitre sur le Manteau de Tertullien.
[3] Voyez, surtout aux chapitres XX et XXIII, le tableau des bienfaits de Dieu envers les hommes.
[4] Le IVe siècle et