LIVRE SIXIÈME — Les dernières luttes
— I —Théodose. - Ses lois contre les hérétiques. - Contre les païens. - Suppression du paganisme. - Comment commence 1a dernière polémique entre les païens et les chrétiens. - Prise de Rome par Marie. - Effet produit par cette catastrophe dans le monde romain. Au moment où Valentinien II refusait de relever l’autel de C’est aux hérétiques qu’il s’en prend d’abord. Son prédécesseur Valens avait favorisé les ariens et ils étaient les maîtres de l’Orient. Théodose les attaque de front, et déclare du premier coup qu’il veut que tous ses peuples suivent la religion que pratiquent l’évêque de Rome, Damase, et Pierre d’Alexandrie[2]. Voilà ses sujets bien avertis. Pour leur apprendre où, se trouve l’orthodoxie, il ne se perd pas en définitions dogmatiques ; il cite des noms propres, ce qui est plus précis, et prête moins aux équivoques. La lutte qui commence alors contre l’hérésie se poursuit sans relâche sous Théodose et ses successeurs, par des lois de plus en plus sévères, jusqu’à celle de Théodose II, en 423, qui proscrit vingt-deux sectes à la fois[3]. Après les hérétiques, les païens ont leur tour. La guerre fut menée contre eux avec un esprit de suite remarquable. Ob procéda régulièrement, sans trop de hâte, par des attaques successives. En 381 paraît une première loi, encore timide et embarrassée, qui punit les sacrifices, faits la nuit ou le jour, pour connaître l’avenir. Il faut honorer Dieu, disait l’empereur, par des prières convenables, et non pas l’outrager par des pratiques sacrilèges[4]. Quatre ans plus tard (385), il recommence et promulgue une loi nouvelle qui dit à peu près la même chose, mais en termes plus menaçants. Elle défend de faire des sacrifices pour chercher dans le foie et les entrailles des victimes des espérances de fortune dans l’avenir et découvrir les événements futurs par des consultations exécrables[5]. Les lois sont obscures ; interdisent-elles les sacrifices d’une manière absolue, ou seulement quand ils servent à des rites magiques ? on ne le voit pas clairement ; mais nous pouvons être surs qu’on a dû les appliquer presque partout dans leur sens le plus rigoureux. Libanius, dans son discours sur les temples, qui doit être de cette époque[6], dit que la loi tolère le feu et l’encens, ce qui montre qu’on ne croyait pas qu’elle permît d’immoler des victimes. On le faisait pourtant, et Libanius le révèle à l’empereur avec une naïve imprudence : on avait l’air de se réunir pour un repas commun, et l’on mangeait ensemble la bête immolée, non sans invoquer tout bas le dieu dont on célébrait la fête. Libanius nous apprend encore que non seulement les décrets du prince étaient exécutés à la lettre et dans toute leur rigueur, mais qu’on allait beaucoup plus loin qu’il ne l’avait permis. Il nous dit que les hommes noirs (il parle des moines) qui ont abandonné le travail des champs pour se mettre, comme ils prétendent, en relation avec le créateur de l’univers sur les montagnes, descendent de leurs retraites, excitent par leur prédication les exaltée, les impatients, et tous ensemble se jettent sur les temples pour les détruire. Les évêques les encouragent, les autorités civiles les laissent faire ; Libanius s’adresse à l’empereur pour les arrêter. Il est remarquable qu’il emploie pour défendre sa religion les arguments dont se servaient les apologistes chrétiens dans des circonstances semblables. Comme Lactance, il montre au prince que les ennemis des dieux finissent mal et que la race de Constantin a disparu de la terre ; comme Méliton et Justin, quand ils écrivent à Marc-Aurèle, il ne veut pas croire que le sage Théodose ait ordonné les injustices que l’on commet en son nom : Tu ne nous persécutes pas, lui dit-il avec une incroyable assurance, pas plus que Julien n’a persécuté ceux qui pratiquaient un autre culte que le sien ; et il rejette la faute sur ceux qui exécutent mal les ordres du prince. Mais il ne tarda pas à reconnaître que Théodose était bien le vrai coupable, que ceux qui poursuivaient la ruine complète de la vieille religion n’avaient rien à craindre, et que même en dépassant ses ordres formels ils se conformaient à ses désirs secrets. Jusque-là le paganisme n’a été sérieusement attaqué que dans les pays où règne Théodose, c’est-à-dire en Orient ; l’Occident continue à vivre tant bien que mal sous le régime établi par Valentinien Ier que les décrets de Gratien n’ont pas tout à fait compromis : Mais tout d’un coup, en 391, le jeune empereur Valentinien II se décide à supprimer tout le paganisme à la fois ; il défend d’une manière absolue de faire des sacrifices, d’entrer dans les temples, d’adorer les statués[7]. L’année suivante, Théodose reprend la loi de Valentinien et la développe. Cette fois on sent qu’il veut ne plus laisser aucune équivoque et porter le dernier coup à l’ennemi. D’abord, la loi atteint tout le monde[8] ; ensuite elle s’applique à tous les pays de l’empire sans exception[9] ; elle interdit toutes les pratiqués religieuses, de quelque nature qu’elles soient. Il est défendu non seulement d’immoler des victimes et de consulter leurs entrailles, même pour des motifs sans gravité, mais d’allumer des lampes, de brûler de l’encens, de suspendre des guirlandes de fleurs en l’honneur des dieux. La loi ne se contente pas de fermer les temples des villes, elle surveille les campagnes ; elle ne veut pas qu’on entrelace des bandelettes aux branches des arbres, ou qu’on dresse des autels de gazon ; elle entre chez les particuliers, elle pénètre dans l’intérieur de la maison, que le vieux Romain regardait comme sacrée, et défend qu’or allume le feu du foyer pour honorer les lares, qu’on y brûle les prémices du repas, pour les pénates, qu’on offre du vin au génie : Toute maison, dit-elle, où l’encens aura fumé, appartient au fisc. Rien n’est omis, on le voit : la proscription est complète ; le vieux paganisme n’a plus qu’à mourir. Cependant il ne mourut pas tout de suite. L’année même oit parut cette loi terrible, un païen, le comte Arbogaste, se révolta contre Valentinien II, le tua, et mit à sa place un fort tiède catholique, le rhéteur Eugène. Ce qui donne sa couleur véritable à ce mouvement, c’est l’adhésion du plus important des païens de Rome, Flavien, qui devint un des chefs de l’insurrection, et qui essaya d’en profiter pour rendre à sa religion toute son ancienne puissance. Mais Théodose remporta encore une fois la victoire, et son triomphe fut celui du christianisme. Tout l’empire étant sous la main du même maître, la loi qu’il avait faite fut imposée partout et appliquée dans toute sa sévérité. Les païens de Rome, qui venaient de se compromettre avec Flavien, perdirent leurs privilèges ; les temples y furent fermés comme ailleurs, et saint Jérôme déclare que le Capitole est désert, que la poussière en couvre les dorures, et que les dieux n’ont plus dans leurs niches que la compagnie des hiboux[10]. Mais si, dans les grandes villes, sur lesquelles l’empereur a les yeux, ces lois étaient exécutées à la lettre, il est probable que, dans les pays éloignés, qui échappaient à la surveillance du prince, où les magistrats étaient souvent païens, on trouvait moyen de les éluder. Les campagnes surtout échappaient au contrôle de l’autorité. Dans beaucoup d’endroits, les paysans groupés autour du temple, qui, selon le mot de Libanius, est l’âme du village, comme aujourd’hui ils se serrent autour de leur église, continuaient à prier leurs dieux et à célébrer leur culte. Pour vaincre cette obstination, les successeurs de Théodose durent plus d’une fois reprendre les anciens édits ou en faire d’autres. La vieille religion disparaissait lentement, peu à peu, et c’est seulement trente ans après la loi qui la supprimait entièrement, que Théodose II disait qu’il croyait bien qu’il ne restait plus de païens dans l’empire[11]. Il en restait pourtant encore, puisque, à ce moment même,
saint Augustin écrivait Le L’effet produit par ce désastre fut immense. Nous avons à ce sujet le témoignage des écrivains ecclésiastiques, qui avaient plus d’intérêt à le taire qu’à l’exagérer. Saint Augustin nous prend que l’univers pu gémit et que l’émotion pénétra jusque dans les pays les plus reculés de l’Orient[12]. Le flambeau du monde s’est éteint, s’écriait saint Jérôme de sa retraite lointaine de Bethléem, et, dans une seule ville qui tombe, c’est le genre humain tout entier qui périt ![13] Saint Jérôme pourtant n’aimait pas Rome, et, dans ses moments de mauvaise humeur, il se plaisait à lui donner ce nom de Babylone, qui a fait fortune parmi les révoltés du IVe siècle. Mais, devant un si grand malheur, les griefs particuliers étaient oubliés, et l’on pleurait une catastrophe qui semblait décapiter l’empire. Si l’on comprend aisément que les contemporains en aient été fort affligés, on est très étonné qu’ils ne s’y soient pas attendus. Les affaires de l’empire étaient en si mauvais état depuis quelque temps qu’on pouvait tout craindre. Les barbares couraient l’Italie : ils s’étaient déjà plusieurs fois approchés de Rome, qui n’avait été sauvée que par miracle. Mais enfin elle avait toujours échappé, et cette bonne fortune justifiait ceux qui prétendaient qu’on ne pourrait jamais la prendre. C’était la ville éternelle ; ce vieux nom, dont elle était si fière, on le lui donnait avec plus d’insistance depuis qu’on la voyait menacée de le perdre. Dans les documents officiels de cette époque, tels que les lois et les décrets des empereurs, elle n’est presque jamais désignée autrement. Ce n’étaient pas là de ces vains mots qu’on répète par habitude et sans conviction. Le prestige de Rome était resté si grand dans le monde, qu’on s’obstinait à croire qu’elle ne pouvait pas succomber. Après chaque danger qu’elle venait de courir et dont un hasard heureux l’avait tirée, on proclamait de plus belle son immortalité. La première fois qu’elle fut attaquée par Alaric, les plus intrépides ne purent s’empêcher d’éprouver d’abord quelque frayeur ; mais, comme Stilicon parvint à l’éloigner et qu’il remporta même un avantage important sur lui à Pollentia, on devint plus rassuré que jamais. Le poète Claudien, interprète de l’opinion commune, déclara en beaux vers R que la domination romaine n’aurait pas de terme n, puis, se tournant vers les Goths, qui fuyaient du côté des Alpes, il leur disait, d’un air de triomphe, que leur défaite devait leur servir de leçon, et qu’il leur fallait se résigner à prendre des sentiments plus modestes : Discite vesanæ Romam non temnere gentes ![14] La prise de Rome vint dissiper toutes ces illusions On se trouva brusquement en présence d’une terrible réalité. Il n’était plus permis de se donner le change avec de grands mots ; le danger que courait l’empire, et qu’on n’avait pas voulu hoir, apparut soudain à tous les yeux. Quand on vit que cette civilisation dont on était si fier, et qui faisait le charme de la vie, était menacée de périr, d’une confiance aveugle on passa tout d’un coup à de mortelles inquiétudes. — II —La prise de Rome ranime les polémiques religieuses. -
Opinion que Rome doit sa grandeur à ses dieux. - Comment les chrétiens y
répondent. - Saint Cyprien et la lettre à Démétrianus. - Reproches nouveaux et
plus vifs faits aux chrétiens après la victoire du christianisme. - Saint
Augustin se décide à composer Un des premiers résultats de ces inquiétudes fut de ranimer la question religieuse, qui semblait près de s’éteindre. On voulut se rendre raison d’une catastrophe à laquelle on ne s’était pas attendu. Plus elle était imprévue et terrible, plus on éprouvait le besoin de lui trouver des causes surnaturelles. La pensée vint à tout le monde de l’attribuer à la colère céleste, et naturellement les païens qui restaient soutinrent que les dieux se vengeaient de l’abandon de leur culte. Les anciens Romains, nous l’avons déjà dit, étaient fort dévots toute leur histoire le montre ; et, comme il arrive toujours, leur dévotion se manifestait surtout à la suite de quelque désastre public. Pendant les guerres puniques, toutes les fois qu’Annibal remportait une victoire ; les nobles auxquels le peuple avait recours dans le malheur, après les avoir négligés pendant la prospérité, ne manquaient pas de prétendre qu’on avait mécontenté les dieux, et qu’on était victime de leur colère. Votre faute, disait Fabius, au lendemain de Trasimène, est plutôt d’avoir négligé les sacrifices et méconnu les avertissements des augures que de manquer de courage ou d’habileté[15]. Aussitôt toute la ville se mettait en prières. On recommençait les anciennes cérémonies, on en imaginait de nouvelles ; et, comme la fortune finissait toujours par revenir à un peuple qui ne s’abandonnait pas lui-même et à qui les revers donnaient de nouvelles forces, on en faisait honneur à toutes ces pratiques pieuses, et l’on proclamait bien haut qu’on leur devait la victoire ; c’est ainsi que s’accrédita la croyance que Rome était redevable de sa grandeur à la protection de ses dieux, Cette opinion, qui fut acceptée de tout le monde, et que les esprits même les plus libres et les moins crédules, comme Salluste et Cicéron, ne se permettent pas de contester, était de nature à nuire singulièrement à la propagation du christianisme : aussi voyons-nous les premiers apologistes fort occupés à la combattre. Les circonstances leur fournirent d’abord une réponse aisée. Sous des princes comme Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle, les armées étaient victorieuses et le monde tranquille ; cependant le christianisme ne cessait de se répandre : ses ennemis mêmes étaient forcés d’avouer ses progrès. Il en t’allait donc conclure, ou que ces dieux étaient indifférents à l’outrage que leur faisait cette religion rivale, ou qu’ils n’avaient pas la force de le punir. Il y eut même alors des écrivains ecclésiastiques qui crurent pouvoir aller plus loin. II ne leur suffit pas de montrer que l’établissement du christianisme n’avait pas nui à l’empire, puisqu’il était très florissant ; ils pensèrent avoir le droit de lui attribuer la prospérité dont il jouissait. L’évêque de Sardes, Méliton, un fort habile homme, qui semble avoir entrevu, dès le IIe siècle, une alliance passible entre l’Église et l’État, faisait remarquer à Marc-Aurèle que depuis Auguste, c’est-à-dire depuis la naissance du Christ, la puissance romaine n’avait éprouvé aucun revers sérieux, que la paix était profonde, que l’univers paraissait parfaitement heureux : ce qui prouve évidemment, ajoutait-il, que le christianisme a grandi pour le bonheur et la gloire de Rome[16]. C’était, il faut l’avouer, une audace singulière de présenter un culte, dont on voulait faire un ennemi public, comme une sorte de bienfaiteur de l’empire. Par malheur, la situation, quelques années plus tard,
n’était plus la même. A partir de la mort de Septime Sévère, les affaires de
l’empire se gâtent. Des luttes éclatent à chaque instant entre les ambitieux
qui veulent régner ; les princes ne font que paraître sur le trône ; les
barbares profitent de cette anarchie pour passer la frontière et arrivent au
tueur du pays. Dès lors, l’argument dont Méliton était si heureux de se
servir se retourne contre lui : puisque les chrétiens se sont attribué les
victoires de l’empire quand il était triomphant, il faut bien qu’ils
acceptent d’être responsables de ses défaites. De tous côtés on les accuse
des malheurs publics. Si le Tibre déborde,
disait déjà Tertullien, et si le Nil reste dans
son lit, si le ciel est trop serein et la terre trop agitée, s’il survient
quelque famine ou quelque peste, aussitôt un cri s’élève : Les chrétiens
aux lions ![17] Sous Dèce et
sous Valérien, ce fut bien pis. Ils sont alors l’objet de tant de haine qu’on
regarde comme l’intérêt le plus sérieux de l’empire de les anéantir. Les
princes, qui jusque-là ne les avaient attaqués que par boutade et sans suite,
imaginent un plan régulier de persécution et des combinaisons habiles qui
doivent les faire disparaître d’un seul coup. On les poursuit partout à la
fois et de la même manière. On confisque leurs biens, on les empêche de se
réunir, on les frappe à la tête, c’est-à-dire dans leurs prêtres et leurs
évêques, dans le» personnages importants qui les soutiennent de leur
influence et de leur fortune, et ces sévérités ne paraissent exagérées à
personne quand on voit dans quelles misères l’empire est plongé et qu’on
songe qu’ils en sont coupables. Tout le monde est heureux de venger ses
infortunes particulières et celles de l’État sur des misérables qu’on regarde
comme les auteurs de tous les maux qu’on souffre. A la fin, le reproche
devint si général et la colère contre les chrétiens si violente, que saint
Cyprien, qui avait été d’abord d’avis de garder le silence, éprouva le besoin
de les justifier. Il le fit dans un ouvrage très important dont il faut bien
que je dise un mot, car on peut le regarder comme le modèle et le premier jet
de C’est une lettre adressée à Démétrianus, grand ennemi des chrétiens, et qui ne cessait d’aboyer contre eux avec sa bouche sacrilège. Il allait partout répétant que, si les guerres n’avaient pas de terme, si la peste et la famine dépeuplaient le monde, si les pluies devenaient rares, si le ciel était sec et la terre stérile, il fallait s’en prendre aux chrétiens. Saint Cyprien se garde bien, pour lui répondre, de nier les misères de l’empire. Il reconnaît, comme Démétrianus, qu’il ne tombe plus assez de pluies pendant l’hiver pour nourrir les semences ; qu’il ne fait plus assez chaud l’été pour les mûrir, que les printemps sont moins riants et moins fleuris, les automnes moins riches qu’autrefois. Mais les chrétiens n’y sont pour rien : c’est le monde qui est devenu vieux et qui n’a plus la même vigueur et la même fécondité. On ne tire plus autant de marbre du sein des montagnes épuisées ; les mines se sont fatiguées à produire l’or et l’argent, et les filons deviennent tous les jours plus tares et plus maigres. La population décroît : il y a moins de matelots sur la mer, de laboureurs dans les champs, de soldats dans les armées. Qu’y faire ? La loi de Dieu veut que tout ce qui a commencé cesse d’être et vieillisse avant de mourir ; cet affaiblissement des choses en présage la fin, qui ne peut être lointaine. Ainsi saint Cyprien commence par assigner aux fléaux qui affligent le monde des causes naturelles ; car dire qu’il a vieilli à force de durer et qu’il touche à son terme, c’est comparer son existence à celle de l’homme, et parler à peu près comme Lucrèce[18]. Pourtant, si l’on ne s’en tient pas là, si l’on veut trouver une explication à ces malheurs en dehors de la nature, il en a une aussi à donner. Pour répondre à ses adversaires, il se contente de tourner contre eux l’argument dont ils se servent : il n’est pas vrai, comme ils le prétendent, que les Romains soient punis parce que quelques-uns d’entre eux ont quitté leurs anciens dieux ; ils le sont au contraire parce que la plupart s’obstinent à ne pas reconnaître le Dieu des chrétiens, qui est le seuil véritable ; et la punition est d’autant plus rigoureuse que, non contents de lui refuser un culte, ils persécutent ceux qui l’adorent. A ce propos, saint Cyprien s’élève avec force contre les persécutions. Il attaque l’impudence des hommes qui ne laissent pas Dieu punir lui-même ses offenses. Quand on s’en charge à sa place, on se substitue à lui et on semble le soupçonner d’être impuissant : Si tes dieux ont quelque pouvoir, dit-il à Démétrianus, qu’ils se lèvent pour se venger, qu’ils viennent défendre leur majesté violée ! Que pourront-ils faire pour ceux qui les prient, s’ils ne peuvent rien pour eux-mêmes ? Puisque celui qui en protège un autre est plus fort que lui, tu es plus fort que tes dieux, et tu ne dois pas les adorer ; ce sont eux, au contraire, qui doivent te rendre hommage. Prétendre qu’on fait outrage à Dieu quand on prend en main sa querelle, n’est-ce pas affirmer en d’autres termes qu’on ne doit punir personne pour ses croyances ? Tertullien l’avait déjà dit aussi nettement que possible : on voit que saint Cyprien exprime ici la même opinion d’une manière plus détournée ; et, vraisemblablement, toute l’Église pensait alors comme eux. C’est l’usage que les religions réclament pour elles la tolérance quand elles sont les plus faibles, et qu’elles ne l’accordent guère aux autres lorsqu’elles ont triomphé. Ainsi Dieu frappe les Romains pour les punir de persécuter son Église. Les supplices raffinés qu’une cruauté ingénieuse invente tous les jours contre les chrétiens ont excité sa colère et c’est elle qui déchaîne les maux dont souffre l’empire. Riais ici une objection se présentes qui au premier abord paraît très grave : pourquoi ces maux atteignent-ils les chrétiens comme les autres ? N’est-il pas étrange que les victimes et les coupables soient traités de la même façon et que Dieu venge ses fidèles sur eux-mêmes autant que sur leurs bourreaux ? Cyprien répond en montrant que si les peines sont les mêmes pour tous, elles ne produisent pas sur tous les mêmes effets. Les malheurs de la terre, dit-il, sont un châtiment pour ceux qui ont mis leur gloire et leur joie dans les choses de la terre. Celui-là pleure et gémit au moindre accident qui lui arrive pendant sa vie, qui n’a plus d’espoir après la vie. Au contraire, il n’y a ni joie ni douleur ici-bas, quand on craint les douleurs et qu’on espère les joies de l’autre monde. Nous vivons par l’esprit plut que par la chair, nous employons la vigueur de notre âme à vaincre les faiblesses de notre corps. Les fléaux qui vous épuisent et vous torturent, nous les regardons, comme des épreuves qui nous fortifient. Nous avons en nous la force de l’espérance, la fermeté de la foi ; au milieu des ruines d’un monde qui s’écroule, notre âme reste droite, notre courage immobile ; nous souffrons tout avec joie, car nous sommes toujours sûrs de notre Dieu. Ce sont là de belles paroles, quand on songe qu’elles ont été prononcées entre deux persécutions et par un homme qui allait donner sa vie pour sa croyance. Les arguments de saint Cyprien perdirent beaucoup de leur force après la conversion de Constantin. Il n’y avait plus alors de persécution, la plus grande partie du monde romain reconnaissait le vrai Dieu, et pourtant les affaires allaient plus mal que jamais. Du moment que le prince était chrétien, le christianisme semblait devenir plus directement responsable de tout ce qui arrivait à l’empire. Il avait, de plus, commis une imprudence à laquelle échappent rarement les oppositions qui aspirent au pouvoir, celle de promettre beaucoup plus qu’il ne pouvait tenir. Il semblait, à entendre ses docteurs et ses évêques ; que le jour où l’empire cesserait d’être païen, tous ses maux devaient se dissiper comme par enchantement. Au moment même où Constantin allait paraître, Lactance écrivait : Si le vrai Dieu seul était honoré, il n’y aurait plus de dissensions ni de guerres. Les hommes seraient unis par les liens d’une charité indissoluble, puisqu’ils se regarderaient tous connue des frères. Personne ne dresserait des pièges pour se défaire de son ennemi ; chacun se contentant de peu, il n’y aurait plus ni fraude ni larcin. Que la condition des hommes serait heureuse ! Quel âge d’or commencerait pour le monde ![19] L’âge d’or ne vint pas, il ne viendra jamais : c’est un malheur auquel les gens sages sont tout résignés ; ils ont depuis longtemps cessé de l’attendre. Mais on comprend que ceux auxquels on en avait donné le goût par avance et qui y comptaient aient été fort mécontents de voir que la victoire du christianisme n’eût pas sensiblement changé le cours des choses et que tout marchât à peu près du même train qu’autrefois. Beaucoup de chrétiens, trompés dans leurs espérances, se sentirent ébranlés dans leur foi. Leur mécompte fut si grand qu’ils en vinrent à soupçonner qu’on avait tort de prétendre que Dieu se mêlait des affaires du monde. Quant aux païens, ils revenaient de plus belle à leurs anciens reproches, et cette fois les circonstances semblaient tout à fait leur donner raison. Lorsqu’ils comparaient les misères présentes à la prospérité passée et qu’ils voyaient à quel état l’empire était réduit sous des princes chrétiens, ils se trouvaient plus que jamais autorisés à prétendre que c’était bien le christianisme qui était l’auteur des malheurs de l’empire. Seulement ils n’avaient plus la permission de le dire tout haut ; il ne leur était plus possible d’aboyer de leur bouche sacrilège, comme faisait Démétrianus du temps de Dèce ; l’autorité, qui protégeait les chrétiens, ne le leur aurait pas permis. Ils se contentaient de murmurer à voix basse dans les lieux peu fréquentés, mussitabant in angulis. Mais ces murmures recueillis avec avidité par les mécontents, ces plaintes qui passaient de bouche en bouche, ces mots amers, ces regards de menace et de colère à chaque mauvaise nouvelle, froissaient par inquiéter les fidèles et jetaient le trouble dans l’opinion. L’Afrique était un terrain bien préparé pour les attaques de ce genre. Nulle part les questions religieuses ne se discutaient avec plus de passion. Il y restait des païens obstinés, qui ne perdaient pas courage, et osaient quelquefois en venir aux mains avec leurs ennemis. Ils avaient sans doute accueilli avec des cris de fureur la nouvelle de la catastrophe de Rome, qu’ils regardaient toujours comme la métropole de leur culte proscrit. Quand nous faisions des sacrifices à nos dieux, disaient-ils, Rome était debout, Rome était heureuse. Maintenant que nos sacrifices sont interdits, vous voyez ce que Rome est devenue[20]. Ils étaient favorisés par, une circonstance particulière,, qui disposait le public à leur donner raison. L’Afrique, séparée par la mer des barbares, semblait à l’abri de leurs invasions ; aussi était-elle l’asile préféré des malheureux qui fuyaient devant les Huns et les Goths. On voyait sans cesse, dans ces lamentables années, débarquer à Carthage des échappés de Rome, de grands personnages qui portaient des noms célèbres, et qui arrivaient avec les restes de leurs familles et les débris de leur fortune. A l’aspect de ces malheureux, la pitié s’éveillait. Les récits qu’ils faisaient des scènes auxquelles ils venaient d’assister les mettaient devant les yeux de leurs auditeurs. Tout le monde, en les écoutant, croyait assister à la prise de Rome, et à chaque arrivant illustre, la douleur publique était renouvelée. Naturellement les païens en profitaient pour redoubler leurs plaintes ; et non seulement ils étaient bien accueillis de ceux qui partageaient leurs croyances, mais la foule des indécis, placés sur les limites des deux cultes, et qui, suivant les circonstances, passaient d’un camp à l’autre, les écoutait avec faveur. Il fallait de toute nécessité qu’un chrétien s’occupât de leur répondre. Saint Augustin était alors le plus grand personnage, non
seulement de l’épiscopat africain, mais de toute l’Église. Depuis les
apôtres, personne n’avait joui, parmi les fidèles, d’une aussi grande
autorité. C’était l’opinion commune qu’il avait des lumières de tout, et
qu’il était capable de résoudre les problèmes les plus obscurs. Aussi
voyons-nous qu’on lui écrivait des parties du monde les plus éloignées sur
les questions les plus diverses. On peut dire que, de sa petite résidence
d’Hippone, il surveillait la chrétienté entière, raffermissant les âmes ébranlées,
éclairant les consciences incertaines, conseillant les faibles, encourageant
les forts, combattant les rebelles. Ses admirateurs le comparaient au pilote
qui conduit, pendant l’orage et parmi les écueils, la barque du Christ. Les
attaques que, depuis la prise de Rome, les païens dirigeaient contre
l’Église, ne pouvaient échapper à un œil aussi vigilant. Aussi a-t-il soin
d’y répondre dans tous les sermons qu’il a prononcés à cette époque.
L’insistance qu’il met à le faire, malgré l’avis des timides qui croyaient
qu’il valait mieux ne rien dire et ne pas entretenir des souvenirs fâcheux[21], la chaleur
avec, laquelle il cherche à prouver que le christianisme n’est pour rien dans
les malheurs de l’empire, montrent qu’il se rendait compte du danger que ces
reproches faisaient courir à l’Église. Bientôt même il ne lui parut plus
suffisant de parler à quelques fidèles, dans un coin obscur du monde
chrétien. Il résolut de s’adresser à la chrétienté tout entière, et composa — III —Les cinq premiers liges de Comme il était naturel, saint Augustin court d’abord au
plus pressé. Vidi
Hecubam, centumque nurus, Priamumque per aras Sanguine fœdantem quos ipse sacraverat ignes. Et les dieux de Troie, quel service ont-ils rendu à la malheureuse ville pendant sa dernière nuit ? Au lieu de protéger leurs adorateurs, ils ont eu besoin de leur aide pour se tirer d’affaire. Panthée, dit Virgile, prêtre de Pallas et d’Apollon, tient dans ses mains les objets du culte et ses dieux vaincus. Quant à Énée, il est obligé d’emporter sur son dos son vieux père et ses Pénates ; Hector est venu les lui confier au dernier moment, parce qu’il sait bien qu’ils seraient incapables de se sauver tout seuls : Sacra suosque tibi commandat Troja Penates. Remarquons, en passant l’usage que saint Augustin fait de Virgile. Le grand poète s’imposait aux gens de tous lés cultes ; l’éducation le rendait familier dans tous les pays où l’on parlait latin. Une fois que ses vers ont coulé dans les jeunes âmes, dit saint Augustin, il est impossible de les oublier. Aussi le cite-t-il sans cesse comme une autorité qui n’est récusée de personne. C’est encore un auteur profane qui lui sert à répondre à d’autres reproches. Pour quelques Romains plus heureux qui s’étaient sauvés en se réfugiant dans les églises, combien avaient péri dans les maisons et dans les rues ! que de pillages et de massacres pendant ces fatales journées ! Mais ne devait-on pas s’y attendre, et s’était-il rien passé à Rome qui fût surprenant et nouveau ? Quand une ville est prise, dit Salluste, les vaincus perdent tout (capta urbe, nihil fit reliqui victis...). On ravit les vierges et les jeunes garçons, on arrache les enfants des bras de leurs parents ; les mères de famille sont livrées aux outrages des vainqueurs ; on pille les temples et les maisons ; partout le meurtre et l’incendie ; tout est plein d’armes, de cadavres et de sang. Que voulez-vous ? Ce sont les lois de la guerre ; les Romains les ont toujours appliquées sans pitié ; s’ils les subissent à leur tour, il ne leur convient pas d’en être surpris. Parmi ces horreurs, il y en avait dont les âmes chrétiennes s’étaient plus particulièrement émues. Beaucoup de victimes étaient restées sans sépulture : on n’avait pas pu les ensevelir auprès de leurs parents, avec les cérémonies accoutumées. C’est un malheur, dit saint Augustin ; mais, après tout, la pompe des funérailles, un cortège nombreux, un tombeau magnifique, sont plutôt des consolations pour les vivants qu’un soulagement pour les morts. Les païens eux-mêmes le reconnaissent. Un de leurs poètes n’a-t-il pas dit : Le ciel se charge de couvrir ceux qui n’ont pas de tombe ? Ce qui était plus grave, c’est que des vierges consacrées au Seigneur avaient été outragées par les barbares. Quelques-unes, pour ne pas survivre à leur déshonneur, s’étaient tuées ; les autres vivaient dans la retraite et la douleur, demandant à Dieu pardon de leur faute involontaire. Sur la conduite des unes et des autres, la communauté chrétienne se partageait, et vraisemblablement on avait beaucoup discuté pour savoir auxquelles on devait donner la préférence. Saint Augustin, reprenant la question, parle de toutes avec sympathie ; il n’en veut condamner aucune. Il est plein de miséricorde pour celles qui sont mortes : Quel homme ayant un cœur, dit-il, leur refuserait le pardon ? Mais on voit bien qu’il préfère la conduite des autres. II les console, en leur montrant qu’elles ne sont pas coupables, puisqu’elles n’ont pas été complices ; il rappelle le beau mot qu’on avait dit à propos de Lucrèce : Ils étaient deux ; un seul fut adultère. Il les excuse de n’avoir pas voulu venger sur elles le crime d’autrui. Pour braver les soupçons blessants de la malignité humaine, ne leur suffit-il pas d’être assurées du témoignage de leur conscience ? A ceux qui, pour railler leur foi, leur disent : Où donc était ton Dieu ? Elles peuvent répondre qu’il est partout, qu’il assistait aux scènes sanglantes où tant des siens ont péri, et qu’il avait ses raisons pou ne pas venir à leur aide. Quand il afflige ses fidèles, c’est pour éprouver leur vertu ou châtier leurs vices ; et, en échange de leurs maux, s’ils les supportent avec piété, il leur réserve une récompense éternelle. Ces malheurs sont grands sans doute ; mais saint Augustin
ne veut pas admettre qu’ils soient exceptionnels, et il soutient que Rome en
avait éprouvé auparavant de plus terribles encore. Mais sur ce sujet,
quoiqu’il ait beaucoup d’importance et complète sa démonstration, il n’a dit
qu’un mot en lassant. C’est qu’il le réserve pour un ouvrage spécial, qu’il a
charge l’un de ses disciples d’écrire. Il s’agit de l’Histoire universelle
de Paul Orose, qu’on peut regarder comme un appendice de Après avoir montré que la nouvelle religion n’est pas
coupable des malheurs récents, saint Augustin vent établir qu’on ne doit pas
faire honneur à l’ancienne de l’antique prospérité. Son raisonnement, réduit
à ses éléments essentiels, est très simple. Si les dieux, nous dit-il,
avaient eu quelque souci du bonheur des Romains, ou le pouvoir de le leur
procurer, ils leur auraient donné d’abord ce qu’il y a de préférable parmi les
biens du monde, l’honnêteté et la vertu. L’ont-ils fait ? Ont-ils rendu les
mœurs meilleures, la vie plus réglée ? Au contraire : c’est pour eux et par
eux que les jeux ont été institués dans les cités ; or saint Augustin, avec
toute l’Église, considère les mimes et les pantomimes, les gladiateurs, les
courses de chars, les spectacles de tout genre, comme la cause principale de
la corruption publique. Il faut donc réduire l’assistance que les dieux ont
prêtée aux Romains aux choses matérielles. Ils les ont aidés, dit-on, à
conquérir le monde. Mais d’abord conquérir le monde, c’est-à-dire ravir leur
indépendance aux peuples et les forcer à obéir malgré eux, est-ce quelque
chose de si grand et de si glorieux qu’on le prétend ? Faire la guerre à ses voisins, soumettre, écraser des
nations dont on n’a pas reçu d’offense, et seulement pour satisfaire son
ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ? Voilà
les premiers doutes que je connaisse sur la légitimité des conquêtes romaines[22]. Sans doute, les
anciens philosophes, ceux au moins chez lesquels se fait sentir un grand
souffle d’humanité, Cicéron, Sénèque, déclarent solennellement qu’il faut que
les guerres soient justes dans leur cause et modérées dans leurs effets ;
mais ils se gardent bien d’appliquer ces principes à l’histoire de leur pays.
Pour eux, tout ce que Rome a fait est bien fait. C’est à peine si, dans son
affection passionnée pour Voilà ce qu’on trouve, avec beaucoup d’autres choses,’dans
les cinq premiers livres de — IV —Lutte de saint Augustin contre le paganisme. - Raison qu’il avait d’en souhaiterai ardemment la destruction. - Forces qui restaient aux païens. - Troubles de Calame. - Reproches que saint Augustin fait au paganisme. - Immoralité dés légendes. - Absence de dogmes. - Tentatives faites pour régénérer le paganisme. - Les néoplatoniciens. Saint Augustin avait eu l’occasion, dans ses premiers
livres, de maltraiter souvent le paganisme. Il trouva pourtant qu’il ne lui
avait pas porté d’assez rudes coups et qu’il restait quelque chose à faire.
Il reprit la polémique engagée et y consacra les cinq livres qui suivent. Ces
cinq livres sont le dernier acte d’une grande lutte qui durait depuis trois
siècles, et où s’étaient illustrés tant d’apologistes. C’est la dernière fois
que l’Église a cru devoir attaquer l’ancienne religion dans un ouvrage
important et spécial. Après Saint Augustin avait encore vu, pendant sa jeunesse, le
paganisme dans tout son éclat. Il raconte que, lorsqu’il vint à Carthage pour
étudier la rhétorique, il assistait aux jeux donnés en l’honneur de Il fut très heureux de la voir périr, et applaudit à toutes les mesures qui devaient hâter sa fin. On sait qu’il avait longtemps hésité avant d’approuver que l’État intervint dans les questions intérieures de l’Élise et punit les hérétiques de peines rigoureuses. Mais pour les païens, il n’eut pas un moment de scrupule. Il trouvait sans doute très naturel qu’on leur appliquât les lois dont ils s’étaient servis contre les chrétiens, et il lui semblait que les anciens persécuteurs ne pouvaient pas se plaindre d’être à leur tour persécutés. Il avait d’ailleurs une raison particulière qui lui faisait désirer ardemment que le paganisme fût anéanti : il lui semblait qu’on pouvait en tirer un argument irréfutable pour établir la vérité du christianisme. Les livres saints avaient annoncé que le culte du vrai Dieu serait un jour répandu dans tout l’univers : Tous les rois de la terre l’adoreront, disaient-ils, et tous les peuples seront ses serviteurs. Au moment on ils parlaient ainsi, l’idolâtrie régnait sur le monde entier ; elle était la religion de tous les États, et personne ne pouvait imaginer qu’elle dût jamais céder la place au dieu d’une petite nation, la plus détestée et la plus méprisée de toutes. Il fallait lire dans l’avenir, être vraiment prophète et inspiré, pour prévoir avec cette précision un événement en apparence si invraisemblable. Et pourtant cet événement, auquel personne ne pouvait s’attendre, était sur le point d’arriver ; tous les jours on voyait des temples se fermer et le nombre des païens se réduire. Naturellement, saint Augustin en triomphé : Qu’ils nous raillent tant qu’il voudront, disait-il, qu’ils vantent leur science et leur sagesse. Ce que je sais, c’est que ces moqueurs sont, cette année, bien moins nombreux que l’année dernière[28] ; et il compte bien qu’ils ne tarderont pas à disparaître entièrement. Chaque loi qu’on fait contre l’ancien culte rapproche le moment où cette ruine annoncée par les livres saints sera complète. C’est une prophétie qui s’accomplit sous les yeux des incrédules, et qui, en s’accomplissant, confirme toutes les autres. Comment saint Augustin n’aurait-il pas su gré aux empereurs qui rendaient ce service au christianisme d’en faire éclater la vérité ? Loin de témoigner quelque pitié pour la religion qui tombe, il éprouve une sorte d’impatience de la voir se débattre si longtemps, puisque sa chute doit compléter une démonstration qui ne laissera plus de doutes à personne. Attaqué avec vigueur, le paganisme s’était très mollement défendu. Cependant il y eut, en certains pays, quelques essais de résistance qui firent d’autant plus de bruit qu’ils étaient plus rares. On tonnait la défense qu’opposèrent les prêtres et les philosophes, quand on voulut détruire le Sérapéum, et les batailles sanglantes qui furent livrées pendant plusieurs jours dans les rues d’Alexandrie. A se passa quelque chose de semblable en Afrique. On vient de voir que les temples y furent fermés en 399 par l’autorité. Les sacrifices publics y étaient interdits, comme dans le reste de l’empire, mais il était facile de tourner la loi. Sous le prétexte d’une fête de famille, ou même pour célébrer quelque anniversaire officiel, on s’assemblait en grand nombre chez un particulier riche, ou dans les scolæ des associations, et, pendant le repas, on faisait aux dieux proscrits des offrandes et des prières. Sur la demande des évêques d’Afrique, l’empereur défendit ces réunions. Les païens en furent outrés. A Calame (aujourd’hui Guelma), où ils étaient sans doute plus nombreux et plus puissants qu’ailleurs, ils continuèrent à se réunir comme auparavant. Le 1er juin, ils affectèrent de passer, en chantant et en dansant, devant l’église, où l’on célébrait les offices ; et, comme les clercs sortaient pour leur demander de s’éloigner, ils les reçurent à coups de pierres. Le lendemain, quoique l’évêque eût rappelé les habitants à l’observation de la loi, les pierres continuèrent à pleuvoir sur l’église et sur les fidèles qui s’y rassemblaient. Cette fois, les notables chrétiens se décidèrent à intervenir. Ils se présentèrent devant les magistrats et firent insérer leurs plaintes sur le registre qui contenait les délibérations de la cité. 0n leur répondit par une violente sédition. Le feu fut mis à l’église ; on poursuivit les clercs qui se trouvaient dans les rues, et même l’un d’eux y fut tué. Les autres n’échappèrent qu’en se cachant, ou par la protection d’un étranger, qui essaya seul d’arrêter les rebelles, car la municipalité, effrayée ou complice, ne se montra pas. Ces événements, qui se passaient aux portes d’Hippone, montrèrent à saint Augustin que le paganisme n’était pas aussi vaincu qu’on le croyait ; et lorsque, deux ans après, la prise de home eut ranimé la colère de ses partisans, on comprend qu’il ait cru devoir livrer encore une bataille contre un culte qui s’obstinait à ne pas mourir. Il avait une autre raison de le faire, qui n’était pas
moins importante. Non seulement le paganisme conservait quelques fidèles qui
le pratiquaient ouvertement, mais, parmi ceux qui l’avaient quitté, beaucoup
gardaient des attaches secrètes pour leur ancien culte et restaient plus qu’à
demi païens. Les conversions s’étaient faites très vite, par entraînement ou
par calcul. Libanius avait bien raison d’affirmer qu’elles ne pouvaient pas
être très solides. Ces prétendus convertis,
disait-il à Théodose, ont changé de langage, et
non de croyance ; ils n’ont pas renié leur foi, mais dupé leurs persécuteurs[29]. C’est ce que
montrent surabondamment les sermons de saint Augustin. Que de débris
d’anciennes superstitions vivaient encore chez ces chrétiens d’un jour ! Aux
calendes de janvier, ils s’envoient des étrennes ; comme font les idolâtres ;
aux saturnales, ils s’assemblent, ils se travestissent, se couvrent de peaux de bêtes, se mettent des têtes
d’animaux, et emprisonnent, dans des vêtements de femmes, des bras faits pour
porter les armes. Ils continuent à croire à l’astrologie et ne
font rien sans consulter un devin. Dès qu’ils sont malades, ils ont recours à
des remèdes magiques que leur enseigne quelque vieille païenne du voisinage.
Surtout, ils ne veulent pas renoncer au théâtre et au cirque. Que de fois
n’est-il pas arrivé que, lorsque Augustin est monté en chaire un jour de fête
publique, il a trouvé l’église vide ! Son auditoire était allé entendre les
mimes ou voir les courses de chars. Il se plaint, il gronde, et ne corrige
personne. Les plus timides s’excusent comme ils peuvent ; les plus francs ne
rougissent pas d’avouer qu’ils prennent dans les deux cultes ce qu’ils ont de
meilleur : Nous sommes chrétiens,
disent-ils, à cause de la vie éternelle, et
païens pour les agréments de l’existence de ce monde[30]. Saint Augustin
n’avait donc pas de peine à voir que le paganisme n’était pas mort, quoique à
chaque édit nouveau des empereurs on s’empressât de célébrer ses funérailles,
et qu’il vivait souvent dans le cœur de ceux qui semblaient s’être séparés de
lui. C’est ce qui explique qu’il ait employé cinq livres de Je n’ai pas l’intention de le suivre pas à pas dans cette longue polémique. Les contemporains jugeaient qu’il lui avait porté des coups terribles ; il nous semble aujourd’hui qu’il n’en a pas toujours bien compris le véritable caractère. Les sens de ces vieilles religions s’était perdu, parce qu’on n’avait plus l’intelligence des époques primitives d’où elles sont sorties. Sur ce point les paieras n’étaient pas plus éclairés que leurs adversaires ; faute de savoir remonter aux origines lointaines de leur culte, de connaître comment leurs légendes se font formées et ce qu’elles signifiaient à leur naissance, ils n’ont pas toujours trouvé les véritables arguments pour les justifier. Assurément le paganisme fut quelquefois mal attaqué, mais on peut dire qu’il n’a pas été mieux, défendu. Je crois qu’on peut résumer toute la discussion de saint Augustin en disant qu’il lui trouve surtout deux grands défauts : il l’accuse de ne pas se préoccuper de la morale et de ne pas avoir des croyances certaines. Au premier reproche le paganisme aurait pu répondre qu’en effet il n’avait jamais prétendu tracer des règles de conduite et qu’il était vrai qu’on ne donnait pas d’enseignement moral dans ses temples, mais que ce n’était pas là le rôle essentiel des religions et qu’elles étaient faites pour autre chose. Elles naissent ordinairement de l’impuissance de l’homme à se satisfaire sur les problèmes de la vie, et elles ont pour mission principale de rendre compte des choses que la raison ne peut pas expliquer : Sans doute les explications fournies par le paganisme étaient souvent naïves et enfantines, nais elles s’adressaient à des peuples enfants et les contentaient. C’est plus tard, quand ces peuples eurent grandi, qu’elles leur parurent insuffisantes. C’est au même moment, c’est-à-dire lorsqu’on fut devenu plus éclairé et plus difficile, qu’on s’aperçut qu’elles n’étaient pas non plus très morales. Tout le monde sait aujourd’hui d’où leur est venu ce reproche et jusqu’à quel point elles le méritent. Les mille légendes par lesquelles l’imagination populaire avait essayé de rendre raison de la fécondité de la nature, de la naissance des fleurs et des fruits et de ce fourmillement d’êtres qui peuplent l’univers, étaient charmantes ; mais comme elles reposent presque toujours sur quelque accouplement mystérieux des éléments et qu’elles expliquent la génération des choses par celle de l’espèce humaine, la poésie, qui ne respecte rien, les détachant des faits auxquels elles se rapportent et les développant pour elles-mêmes, les tourna de bonne heure en récits légers. C’est ainsi que ces mythes vénérables, qui avaient édifié les pères, devinrent pour les enfants des fables scandaleuses, ou, comme parle Horace, des histoires qui apprennent à mal faire, peccare docentes historiæ. C’est en ce sens qu’on peut accuser le paganisme non seulement de ne pas apprendre la morale, mais nième d’enseigner l’immoralité. On voit que ce n’était pas tout à fait sa faute, et que ses interprètes en étaient encore plus responsables que lui-même. Néanmoins saint Augustin l’en accuse très sévèrement, et avec d’autant plus d’assurance qu’il ne fait que répéter ce que d’illustres païens, Platon, Cicéron, Varron, Sénèque, avaient dit avant lui. Quant au reproche qu’il lui adressait de n’avoir pas de croyances fixes et de doctrine certaine, le paganisme assurément le méritait, et il ne pouvait s’en défendre qu’en remontant à l’époque où ces croyances s’étaient formées. Les hommes des premiers âges, à qui le spectacle de la nature révéla l’existence des dieux, qui personnifiaient la pureté du ciel dans Jupiter, l’agitation des flots dans Neptune, la fécondité universelle dans Vénus, à chaque phénomène qui frappait leurs yeux créaient une divinité nouvelle et ne se préoccupaient pas de mettre quelque harmonie entre leurs inventions diverses. Ils cédaient à l’inspiration du moment, ils s’abandonnaient chaque fois à leur imagination émue, sans éprouver le besoin de former un système religieux qui fût homogène et complet. C’est plus tard que ce besoin est né, et il vient des écoles de philosophie. Les philosophes, qui se piquent de procéder en tout avec suite et régularité, voulurent d’abord enfermer leurs conceptions dans des formules précises ; ils créèrent des principes, ou, comme ils disaient, des dogmes (ce mot leur appartient, et les religions le leur ont emprunté) ; puis ils les enchaînèrent, entre eux, les reliant les uns aux autres de manière à en former un .corps de doctrine. L’esprit se plut à ces édifices régulièrement bâtis et s’accoutuma si bien à les habiter que de la philosophie l’habitude s imposa aux religions, et que bientôt on exigea d’elles des symboles et des professions de foi. Jusque-là, personne ne leur avait rien demandé de pareil ; j’imagine même que, du temps de Cicéron, on regardait comme du grand bienfait cette indécision des croyances, qui laissait aux sages toute leur liberté. Ils n’étaient astreints, envers le culte national, qu’à quelques pratiques qui ne les gênaient guère, parce qu’ils y étaient accoutumés dès l’enfance ; quant au fond même de la religion, comme il n’y avait pas de doctrine officielle et arrêtée, ils pouvaient croire ce qu’ils voulaient. C’est le beau temps des libres penseurs, mais ce temps ne dura pas. De même qu’à certains moments les peuples, pour échapper au désordre, aspirent au despotisme, de même il grive aux penseurs d’éprouver un tel désir de certitude qu’ils sont prêts à tout sacrifier pour le satisfaire. Us réclament alors le joug avec la même ardeur qu’ils souhaitent ordinairement l’indépendance. Mais ce n’est pas tout de désirer la servitude ; on ne rencontre
pas toujours aussi aisément qu’on pense une autorité capable d’imposer la
foi. Le paganisme ne semblait pas fait pour cette tâche ; rien ne lui était
plus difficile que d’inventer des dogmes, de les faire accepter de ses
fidèles, de trouver une façon d’expliquer ses dieux et ses légendes qui ne
blessât personne. R l’essaya pourtant ; il tenta plusieurs fois de se
renouveler, de se rajeunir, de répondre aux exigences de l’opinion, et l’un
des principaux intérêts de Cette première tentative avait été surtout l’œuvre des stoïciens. Dans la suite, il y en eut d’autres bien plus importantes qui sortirent de l’école platonicienne. Saint Augustin, qui les expose et les combat, se trouve amené à nous parler de Platon et de ses disciples, et il le fait avec une sympathie dont nous sommes d’abord un peu étonnés. Il les avait beaucoup aimés dans sa jeunesse ; mais plus tard, entraîné par l’ardeur de ses convictions, par la violence des luttes qu’il livrait contre les ennemis le sa foi, peut-être aussi pour parler en évêque et soutenir le rôle qu’il jouait dans l’Église, il crut devoir souvent se montrer sévère à la philosophie et aux philosophes. Ici, il paraît s’être un peu radouci ; l’âge a calmé ces passions de dispute ; il parle des anciens sages sans trop d’ironie, avec une impartialité sereine, et semble ainsi rejoindre la fin de sa vie à ses premières années. Platon surtout le charme, Platon, qui a connu le Dieu véritable, l’auteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les intelligences, la fin de toutes les actions, et qui a presque trouvé, pour le définir, le mot des livres saints : Je suis celui qui suis. Il a dit que philosopher, c’est aimer Dieu[32], et que le bonheur de l’homme consiste à jouir de lui comme l’air jouit de la lumière. De tons les philosophes de l’antiquité, c’est lui qui s’est le plus approché du christianisme. Il y a même parfois touché de si près que saint Augustin se demande comment il a pu le faire. A-t-il eu quelque connaissance des livres saints des Hébreux ? Ou faut-il croire que la force de son génie l’a élevé de l’intelligence des ouvrages visibles de Dieu à celle des grandeurs invisibles ? Saint Augustin semble pencher vers la première réponse ; mais il nous laisse libres d’adopter la seconde, qui est la véritable. Après Platon, il s’occupe de ses disciples, surtout de
Plotin et de Porphyre : Porphyre fut un des plus violents ennemis du
christianisme. Il l’avait combattu dans un ouvrage célèbre, dont les docteurs
de l’Église ne parlent jamais qu’avec horreur, ce qui prouve à quel point il
leur semblait redoutable ; et pourtant il lui a rendu le plus grand de tous
les hommages en essayant de l’imiter. Les néoplatoniciens, ses disciples, ont
tenté de rajeunir le vieux paganisme ; ils ont voulu en faire une religion
qui échappât aux reproches qu’on adressait à l’ancien culte, et pût donner
aux âmes les satisfactions qu’elles allaient chercher ailleurs. Cette
religion a des dogmes qu’elle emprunte aux systèmes des philosophes ; elle
prétend enseigner la morale, au moins elle en parle quelquefois aux initiés,
dans le secret des mystères. Les oracles y tiennent la place des prophéties,
les démons celle des anges. On y pratique la purification de l’âme, non par
la prière et la pénitence, comme chez les chrétiens, mais par des opérations
secrètes et des formules mystérieuses. Voir Dieu, s’unir à lui et vivre en
lui, est le but de tous les croyants. La vision
de Dieu est si belle et si enchanteresse, dit Plotin, que, sans elle, fût-on comblé de tous les biens, on est
nécessairement malheureux. On y arrive par l’extase, et mieux
encore par les enchantements et les sortilèges. Voilà la porte ouverte à ce
qu’on nommait alors par euphémisme la théurgie, et qui, de son nom véritable,
s’appelle la magie. Comme la magie était suspecte au pouvoir et proscrite par
les lois, Porphyre est fort embarrassé quand il veut en parler ; il voudrait
bien laisser croire qu’il ne conseille pas au sage d’y recourir, il prétend
qu’il la garde pour le peuple, à qui la philosophie ne peut suffire ; en
réalité, les sages en usaient comme le peuple. Eunape, qui nous a raconté
leur vie, nous les montre conversant avec les dieux, voyant à distance,
prédisant l’avenir, guérissant les possédés, s’élevant entre la terre et le
ciel, quand ils font leurs prières, par la protection des puissances célestes
dont ils sont les favoris. Les sophistes d’Eunape,
dit Gibbon, font autant de miracles que les
moines du désert et n’ont d’autre, avantage que celui d’une imagination moins
sombre. Au lien de ces diables qui ont des cornes et des queues, Jamblique
évoquait des fontaines les génies de l’Amour, Éros et Antéros ; deux jolis
enfants sortent du sein des eaux, l’embrassent comme leur père et se retirent
au premier mot de sa bouche. Je ne sais s’il faut, comme le pense
Gibbon, préférer les génies de Jamblique aux diables de saint Antoine. Les
diables au moins, avec leurs cornes et leurs queues, sont le produit d’une
foi robuste, et ils vivent des autres, je n’aperçois guère qu’un fantôme
effacé, d’âge incertain, où la caducité se mêle à l’enfance. Cette image
obscure et fuyante me parait représenter la religion que les néoplatoniciens
voulaient faire. Il ne faut pas se laisser égarer par les souvenirs charmants
des poèmes homériques : le paganisme que saint Augustin combattait n’était
plus celui des premiers rêves de — V —Les derniers livres de Avec le dixième livre de Songeait-il, quand il commença son ouvrage, à l’achever
comme il l’a fait, et le plan, avec ses vastes proportions, en était-il
arrêté d’avance dans sa pensée ? On peut le soupçonner au titre qu’il lui
donna. En l’appelant Ces cités, il le répète partout, sont celles de Dieu et des hommes, de la terre et du ciel. L’une renferme les gens qui vivent selon la chair, l’autre ceux qui vivent selon l’esprit. Ici, l’amour de soi-même est poussé jusqu’au mépris de Dieu, là l’amour de Dieu va jusqu’au mépris de soi-même. Ce sont les élus et les profanes ; c’est l’Église et le monde. Remarquons que ce vieux mot de cité, qui avait joui de tant de crédit chez les peuples antiques, est pris ici dans un sens nouveau. Il avait désigné jusque-là des groupes d’hommes de même origine, parlant la même langue, se serrant dans les mêmes murailles, et regardant comme étranger, c’est-à-dire comme ennemi, tout ce qui vivait en dehors de leurs frontières. La cité de saint Augustin est bien autrement étendue ; elle n’a ni murailles ni frontières ; elle est ouverte à tous ceux qui, dans le monde entier, reconnaissent le même Dieu, pratiquent les mêmes lois, nourrissent les mêmes espérances. Non seulement elle contient des gens de tous les pays, mais elle se compose de morts et de vivants, c’est-à-dire que ceux qui ont bien vécu, et qui, dans leur tombe, attendent avec confiance l’éternel réveil, en font partie comme ceux qui soutiennent encore le combat de la vie. Voici donc une division nouvelle de l’humanité. Comme elle ne tient pas compte des nationalités et qu’elle n’a pas d’égards particuliers pour les civilisations plus hautes, elle supprime du même coup les étrangers et les barbares. Dans cette bigarrure de races diverses, de nations et de royaumes ennemis qui formé l’univers, elle distingue deux sociétés, qui vivent l’une dans l’autre, mêlées ensemble comme le sont le bien et le mal dans les affaires humaines, mais qui se côtoient sans se confondre, et qui marchent du même pas sans arriver au même but : la cité des croyants et celle des infidèles. Par leur opposition saint Augustin va expliquer toute l’histoire de l’univers. Quoique cette dernière partie de l’ouvrage soit plus
longue que le reste, l’analyse en est aisée, et l’on peut la faire en
quelques lignes. L’auteur y suit le cours des événements, depuis l’origine
jusqu’au dernier jour du monde. Les faits ne l’occupent guère, mais il
insiste volontiers sur les problèmes religieux qu’il rencontre chemin
faisant. C’est ainsi qu’à propos du premier homme, il traite à fond de la
création et du péché originel. Puis, en suivant l’histoire des fils d’Adam et
des premiers Israélites, il commente, il interprète, il explique les récits
merveilleux de Nous voilà bien loin, à ce qu’il semble, de l’événement
qui a fourni à saint Augustin l’occasion d’écrire Il est donc très utile de songer toujours, en le lisant,
au temps où il fut écrit. De cette manière on le comprend mieux, et même on
se rend compte de certains passages qui causent d’abord quelque surprise,
Prenons, par exemple, la dernière partie, celle qui traite de la résurrection
des corps. On ne peut s’empêcher de trouver que l’auteur y soulève de petits
problèmes, qui nous paraissent fort étranges. Il se demande si les femmes
garderont leur sexe dans l’autre monde, si les mutilés, les blessés, les
difformes, les gras et les maigres renaîtront comme ils étaient, et de quelle
façon pourront revivre ceux qui ont été dévorés par un autre pendant une
famine. Voilà des questions qui aujourd’hui ne nous préoccupent guère ; mais
alors il en était autrement : les lettres de saint Augustin le font bien
voir. On est étonné d’en trouver un si grand nombre où il essaye de
satisfaire cette curiosité. Des hommes, des femmes, des pauvres gens, de
grands personnages, lui demandent avec anxiété : Comment
serons-nous après notre mort, exeuntes de corpore qui sumus ?
Devons-nous renaître tels que nous sommes ? Conserverons-nous nos facultés,
nos goûts, le souvenir de nos amis, l’affection pour nos proches ? Surtout,
comment verrons-nous Dieu ? Une fois sur cette pente, ils ne
s’arrêtent plus : le problème de l’avenir est un de ceux qui deviennent plus
exigeants par les satisfactions mêmes qu’on lui donne. Longtemps les honnêtes
gens s’étaient contentés, sur la vie future, des vagues espérances du Phédon,
reproduites par tous les sages de l’antiquité : Si
quis piorum manibus locus, etc. Mais alors cette immortalité
douteuse ne pouvait plus suffire à personne. Il en fallait une qui fût sûre,
réelle, complète, qui s’étendit au corps comme à l’âme ; on voulait un autre
monde où l’homme pût revivre entier, comme il était, sans avoir perdu une dent, ni un cheveu. Ce
monde, c’est peu dire qu’on l’espérait, on en était certain, plus certain
encore que de cette terre que foulent nos pas, et l’on avait hâte d’y vivre.
En attendant qu’on en jouit, l’imagination en prenait possession d’avance ;
on voulait se le figurer ; on demandait à ceux qui passaient pour les plus
sages de dire ce qu’ils en pouvaient savoir, comme un émigrant s’enquiert
avec une fiévreuse inquiétude du canton de l’Amérique où il doit s’établir,
et fatigue un homme qui en revient de ses questions indiscrètes. L’axe de la
vie était déplacé ; l’existence présente, incertaine, troublée, misérable,
comptait à peine au prix de cette immortalité tranquille, à laquelle on
croyait toucher, et qui devenait vraiment la vie réelle. C’était une manière
encore de supporter facilement les maux dont on était accablé : le fardeau
pèse moins sur l’épaule, quand le malheureux qui le porte aperçoit la maison
au seuil de laquelle il va le déposer. — Voilà pourquoi Et de nos jours, a-t-elle encore quelque chose à nous
apprendre ? Les gens de notre époque peuvent-ils tirer quelque fruit de cette
exposition de la doctrine chrétienne et de cette explication de l’histoire du
monde ? Je viens de relire d’un trait ces douze livres, dans leur latin
étrange, où se trouvent mêlés ensemble les fleurs fanées d’une littérature
qui finit et les jets vigoureux d’une langue qui commence. L’impression que
j’en rapporte est fort mélangée. J’y ai trouvé partout la marque d’un esprit
ingénieux, étendu, subtil, et, par moments, des vues profondes, des traits de
génie, où l’auteur devance son temps et annonce l’avenir. Il serait aisé de
détacher de son ouvrage quelques-unes de ces idées puissantes, qu’il jette en
passant, et qui sont devenues ailleurs les éléments d’un grand système.
Voici, par exemple, en quels termes il répond au scepticisme des académiciens
: Je ne crains pas qu’on me dise : Mais, si
vous vous trompez ? Si je me trompe, je suis ; car celui qui n’est pas ne
peut pas se tromper, et de cela même que je me trompe il résulte que je suis.
C’est l’origine du cogito, ergo sum et
de la philosophie moderne. Ailleurs il dit, dans un passage admirable : Être, c’est naturellement une chose si douce que les misérables
mêmes ne veulent pas mourir, et, quand ils se sentent misérables, ce n’est
pas de leur être, mais de leur misère, qu’ils souhaitent l’anéantissement....
Mais quoi ! les animaux mêmes, privés de raison, à qui ces pensées sont
inconnues, tous, depuis les immenses reptiles jusqu’aux plus petits
vermisseaux, ne témoignent-ils pas, par tous les mouvements dont ils sont
capables, qu’ils veulent être et qu’ils fuient le néant ? Les arbres et les
plantes, quoique privés de sentiment, ne jettent-ils pas des racines en terre
à proportion qu’ils s’élèvent en l’air, afin d’assurer leur nourriture et de
conserver leur être ? Enfin les ceps bruts, tout privés qu’ils Sont et de
sentiment et même de vie, tantôt s’élancent vers les, régions d’en haut,
tantôt descendent vers celles d’en bas, tantôt aussi se balancent dans une
région intermédiaire, pour se maintenir dans leur être et dans les conditions
de leur nature. Ne pourrait-on pas, avec un peu de complaisance,
reconnaître là le principe des théories qui nous enseignent l’accommodement
aux milieux et la lutte pour l’existence ? Ces passages et beaucoup d’autres
qu’on pourrait citer font assez voir combien d’idées fécondes il a semées sur
sa route. Mais il faut bien avouer que sur l’ensemble de l’œuvre sur les théories
philosophiques et historiques qu’elle renferme, sur la manière dont les
livres saints y sont interprétés, sur la facilité avec laquelle l’auteur
accepte tous les miracles, même ceux de la mythologie païenne, la science, au
sens où notre siècle l’entend, aurait beaucoup de réserves à faire. Ces
réserves sont les mêmes qu’on a faites à propos de l’Histoire universelle de
Bossuet, surtout dans la seconde partie de cet ouvrage, que l’auteur appelle
la suite de la religion, et qui est plus directement inspirée de Les aveugles et les incrédules se laisseront-ils tout à
fait convaincre par ces véhémentes objurgations ? J’en doute beaucoup ; mais,
à dire le vrai, ce n’est pas pour eux que |
[1] Cod. Theod., XVI, 5, 6 . Unius et summi Dei nomen ubique celebretur.
[2] Cod. Theod., XVI, 1, 2.
[3] Id., XVI, 5, 65. Parmi ces lois on peut citer celle de Théodose qui défend de discuter en publie sur des questions religieuses. Cod. Theod., XVI, 80, 4, 2.
[4] Id., XVI, 10, 7.
[5] Cod. Theod., XVI, 10, 9.
[6] Tillemont croit que ce discours est de 354, Godefroy de 387. La date de Godefroy me semble préférable.
[7] Cod. Theod., XVI, 10, 10.
[8] Id., XVI, 10, 12 : nullus omnino ex quolibet genem, ordine, etc.
[9] In nullo penitus loco.
[10] Saint Jérôme, Adv. Jovin., II, 58. Prudence (contre Symmaque, I, 545 et sq.) fait remonter la conversion des Romains à la visite que fit Théodose à Rome en 389, après la défaite de Maxime : mais cette visite est contestée. Voyez, sur toutes ces questions, Rossi, Bullet. d’arch. chrét., 1866, p. 52 et sq.
[11] Cod. Theod., XVI, 10, 22 : paganos qui supersunt (quamquam jam nullos esse credamus), etc.
[12] Sermo de urbis excidio.
[13]
[14] Claudien, De Bello get., 647.
[15] Tite-Live, XVII, 9.
[16] Eusèbe, H. E., IV, 28.
[17] Tertullien, Apologétique, 40.
[18] Lucrèce, à la fin de son second livre, a soutenu, dans des vers d’une admirable mélancolie, les idées que nous retrouvons dans l’ouvrage de saint Cyprien. Il montre, lui aussi, que la sève de la terre s’est épuisée, qu’elle a peine à produire les moissons qui naissaient d’elles-mêmes à l’origine du monde. Il nous dépeint le vieux laboureur qui, secouant la tête, raconte ses peines et envie le sort de ses pères ; enfin il annonce que la vieille machine du monde, pourrie par les ans, finira par tomber en ruines.
[19] Lactance, Div. inst., V, 8.
[20] S. Augustin, Sermo, 296.
[21] Sermo, 106, 12.
[22] Cependant il y a quelques pensées semblables dans l’Octavius, 25, 4, mais elles ne sont exprimées qu’en passant.
[23] Voyez les mêmes pensées dans Prudence, p. 136.
[24] Saint Augustin, Epist., 154.
[25] Orose, Præf., 10.
[26] De civ. D., II, 43.
[27] Les traces de ce mécontentement se retrouvent dans les sermons de saint Augustin. On le voit souvent lutter contre l’impatience des fidèles qui demandaient qu’on fermât les temples, qu’on fit cesser les sacrifices, qu’on renversât les idoles. Il le souhaitait autant qu’eux, mais il voulait qu’on attendit les ordres de l’autorité. (Serm., 62.)
[28] De Divin. dæmonum, 14.
[29] Libanius, Pro templis.
[30] Enarr. in psal., XXVI, 19.
[31] On aurait pu
répondre à saint Augustin que les théologiens catholiques non plus ne
s’entendent pas dans la façon dont ils interprètent
[32] Remarquons, en passant, que les théologiens chrétiens qui ont voulu soutenir que les païens n’avaient jamais connu l’amour de Dieu se trouvent ici contredits par le témoignage de saint Augustin.
[33] De civ. Dei, X, 18.