LA FIN DU PAGANISME

 

LIVRE QUATRIÈME — La poésie latine chrétienne

CHAPITRE I — ORIGINES DE LA POÉSIE LATINE CHRÉTIENNE.

 

 

— I —

Puissance de la littérature latine chrétienne. - Pourquoi on ne s’occupera que de la poésie. - Elle ne commence qu’au IIIe siècle. - Ce qui l’a précédée et préparée. - Les Évangiles apocryphes. - Leur caractère populaire. - Ce qu’ils ont donné à la poésie chrétienne. - La Vierge. - Saint Joseph. - Légendes sur l’enfance du Christ. - Évangile de Nicodème.

On vient de voir comment il s’est fait que l’antiquité profane et le christianisme se sont mêlés ensemble : c’est de ce mélange qu’est née la littérature chrétienne. Elle peut sembler de qualité médiocre, surtout quand on la compare à celle des grands siècles de la Grèce ou de Rome, et il est sûr que, pour la pureté du goût et l’élégance de la forme, elle n’a rien produit qui puisse être mis à côté des chefs-d’œuvre classiques. Je crois pourtant qu’on la traite d’ordinaire avec trop de sévérité et que les dédains que les délicats lui prodiguent ne sont pas tout à fait justes. Dans tous les cas, quel qu’en suit le mérite littéraire, elle a une valeur historique incontestable. Nous verrons que les gens du IVe siècle l’ont très favorablement accueillie et qu’il est probable qu’elle a conquis au christianisme des âmes qui lui avaient jusque-là résisté.

Quoique cette littérature se compose, comme les autres, de prose et de vers, je ne m’occuperai que de la poésie. Les écrivains en prose sont très dignes sans doute d’être étudiés, et peut-être plus que les poètes ; mais ils ont tous ce caractère d’être des hommes d’action plutôt que des littérateurs proprement dits. Ils défendent le christianisme, ils commentent les livres saints, ils attaquent les hérétiques, ils instruisent, ils prêchent, ils ont une cause à soutenir, et ne sont guère occupés d’amuser le public. L’art est chez eux tout à fait secondaire : nous ne sommes pas tentés de nous en plaindre, mais les beaux esprits de ce temps ne pensaient pas comme nous. Pour les convaincre que le christianisme n’était pas une religion de barbares, tout à fait incompatible avec les lettres, il fallait leur montrer des œuvres où l’art fût plus accusé et qui fussent véritablement littéraires. C’est ce qui a donné à la poésie chrétienne une importance particulière : elle a plus servi que la prose à vaincre les dernières répugnances des lettrés, et voilà pourquoi elle mérite d’être spécialement étudiée.

Elle ne commence guère pour nous que vers la fin du IIIe siècle ; et tout d’abord ce retard qu’elle a mis à naître nous cause quelque surprise. S’il est vrai, comme on le dit d’ordinaire, que tout ce qui ébranle les âmes et leur communique des secousses violentes inspire et renouvelle la poésie, jamais époque ne lui fut plus favorable que les deux premiers siècles du christianisme. C’est à ce moment que s’est accompli l’un des plus grands événements de l’histoire et que le monde a été remué jusque dans ses couches les plus profondes. Qu’on se figure les drames intimes dont chaque maison devait être alors le théâtre. Que de troubles, que de sentiments confus chez ceux que saisissait la croyance nouvelle ! Que d’anxiété, que de déchirements avant d’abandonner ses anciennes opinions, de rompre avec les souvenirs de sa jeunesse, de se séparer de ceux qu’on aimait ! Quelle plénitude de joie quand on s’était enfin décidé, et qu’on se sentait renouvelé et rajeuni ! Quel charme dans cette première possession de la vérité, dans le mystère des réunions secrètes, dans ces ardeurs inconnues d’affection pour les frères et de charité pour tout le monde ! Que d’angoisses pendant les persécutions ! Quels triomphés mêlés de tristesses et de regrets au récit des souffrances si courageusement supportées par les victimes ! Quelle passion de martyre, et, quand les temps redevenaient plus calmes, quel orgueil légitime de cette victoire remportée par la résignation et la foi sur la brutalité et la violence ! Ces sentiments, qui devaient être alors si communs, sont les plus propres à exciter et à nourrir dans les cœurs l’inspiration poétique, et pourtant, dans cet âge héroïque du christianisme, où la foi était si vive, où les âmes étaient si émues, il n’y a pas eu de poètes, ou du moins le souvenir n’en est pas venu jusqu’à nous[1].

Est-ce à dire que ces deux siècles aient été stériles pour la poésie ? Non, certainement. L’imagination chrétienne n’a jamais été plus active et plus féconde. Si elle n’a pas produit alors des oeuvres complètes et achevées, elle a trouvé ce qui devait être la matière et la substance de ces œuvres : elle a créé en abondance des idées, des images, des types, des légendes, dont l’art chrétien a profité jusqu’à nos jours. On peut dire que, pendant ces deux siècles, se sont entassés, dans les souvenirs, les trésors où la poésie religieuse a puisé pendant tout le moyen âge et dont elle vit encore aujourd’hui.

C’est ce qu’il serait aisé d’établir en étudiant les rares ouvrages qui nous restent de Bette jeunesse du christianisme. Comme ils sont d’une grande importance pour l’histoire des origines chrétiennes, on les a beaucoup étudiés[2], et je n’aurais rien de nouveau à en dire. Je n’en veux parler rapidement que pour indiquer ce qu’ils ont fourni d’images et d’idées aux poètes du IVe siècle.

Parmi ces ouvrages, il n’en est pas qui aient joui de plus de célébrité que les évangiles apocryphes. Ces évangiles, dont le nombre fut alors très considérable, peuvent se diviser en deux classes. Les uns étaient l’œuvre d’hérésiarques qui, se couvrant du nom des apôtres ou des premiers saints, les avaient composés et répandus pour soutenir leurs opinions. Ceux-là sont aujourd’hui perdus ; l’Église victorieuse les a proscrits pour détruire le souvenir des erreurs qu’ils contenaient, et il ne reste d’eux que de courtes citations conservées dans les ouvrages de controverse. Les autres ne renfermaient pas de discussions dogmatiques ; ils racontaient seulement des récits merveilleux sur le Christ et sa famille. Comme ils étaient conformes à la doctrine de l’Église et respectueux pour sa hiérarchie, elle ne leur a pas été sévère. Elle s’est contentée de ne pas les placer parmi ses livres sacrés, qui contiennent la règle de ses croyances, mais comme ouvrages d’imagination et d’édification, elle les a laissés vivre. Nous en possédons aujourd’hui onze ou douze, et ce nombre s’accroîtra sans doute quand nos savants auront visité avec plus de soin les bibliothèques de l’Orient chrétien[3].

On se rend compte aisément du besoin qui les a fait naître. Les évangiles canoniques, qui ne s’occupent guère que de l’apostolat du Christ, et sont si sobres de renseignements sur sa famille et son enfance, ne parvenaient pas à contenter l’ardente curiosité des nouveaux chrétiens. Ils souhaitaient en savoir bien plus qu’on ne leur en disait, et c’est pour les satisfaire que furent imaginées les légendes qui remplissent les évangiles apocryphes. On n’y surprend donc aucune intention de contredire le récit des évangélistes, ou même de le refaire ; ils ne veulent que le compléter. Il n’y est jamais question de la prédication du Christ, depuis son baptême jusqu’à sa mort, mais en revanche on y raconte avec des détails infinis la vie de ses parents, les épisodes merveilleux de sa naissance, ses premières années et la fuite en Égypte. Un seul de ces ouvrages, le plus beau peut-être, a osé reprendre l’admirable récit de la passion, mais c’est pour insister sur un incident dont les évangélistes n’avaient rien dit, et nous raconter longuement la descente du Christ aux enfers.

Il n’est pas difficile non plus de deviner d’où viennent les légendes qui remplissent les évangiles apocryphes. Elles ont pris naissance dans les classes populaires ; ce sont des ignorants qui les ont imaginées : aussi sont-elles pleines des plus grossières erreurs. L’histoire y est tout à fait ignorée : on y suppose qu’il y avait encore des rois en Égypte sous Tibère. La géographie n’y est pas mieux connue que l’histoire : il y est question d’un jeune homme guéri par la sainte Vierge, et qui se hâte d’aller à cheval de Jérusalem à Rome, pour raconter aux chrétiens ce miracle. Non seulement ces légendes viennent du peuple, mais il est aisé de voir que c’est toujours de quelque peuple de l’Orient qu’elles tirent leur origine. L’Orient était si bien leur patrie naturelle, elles y étaient si goûtées et si répandues, que Mahomet a cru devoir en introduire quelques-unes dans le Coran. D’ordinaire elles portent la marque du pays où elles sont nées. On reconnaît facilement celles qui viennent de la Judée ou de l’Égypte. M. Nicolas fait remarquer que dans l’évangile de l’Enfance, qui ne nous est conservé qu’en arabe, les récits ont un caractère merveilleux qui rappelle les Mille et une Nuits. On y parle sans cesse de magiciens et d’enchantements ; le Christ y change des enfants en chevreaux, et il rend la forme humaine à un jeune homme que des sorciers avaient métamorphosé en mulet. Ce sont là, il faut l’avouer, de bien pauvres inventions, et la plupart de celles qui se trouvent dans les évangiles apocryphes ne valent pas mieux[4]. Voltaire n’a pas eu de peine à en tirer des tableaux fort plaisants qui égaient ses lecteurs aux dépens de ces grands souvenirs[5].

Au lieu d’en rire, ce, qui ne mène à rien, il vaut mieux essayer de comprendre d’où ces défauts peuvent venir. Souvenons-nous que le christianisme est une des rares religions qui ne se soit pas développées à une époque reculée et naïve. Il est né en pleine civilisation, au milieu d’une société polie et lettrée, amollie par le bien-être, usée et fatiguée par l’excès des jouissances de la vie. Il est naturel qu’il n’ait pas produit d’abord les mêmes effets que s’il eût rencontré des âmes entièrement fraîches et jeunes. Les œuvres qu’il inspire, même dans les classes populaires, semblent avoir deux âges. Elles sont un mélange surprenant de neuf et de vieux, de grossièreté et de grâce, de rhétorique et de vérité, de poésie charmante et de banalités misérables. Dans les évangiles apocryphes, les miracles attribués à l’Enfant-Dieu sont quelquefois d’une puérilité ridicule. Il fabrique des oiseaux avec de la boue, et, comme on lui reproche d’y avoir travaillé le jour du sabbat, il frappe des mains, et les oiseaux s’envolent en gazouillant. A son ordre, des poissons qui cuisaient déjà dans la poêle redeviennent vivants et sautent dans l’eau. On y fait du Christ tantôt un écolier pédant qui embarrasse son maître, tantôt un enfant acariâtre et cruel qui tourmente ses camarades. L’un d’eux l’ayant heurté par mégarde en passant, il lui dit : Tu n’achèveras pas ton chemin, et aussitôt l’enfant tombe et meurt. Un autre s’étant permis de détruire avec une branche de saule les petites rigoles par lesquelles il s’amusait à faire couler de l’eau, il frappe son corps de sécheresse. Tout le monde le redoute et le déteste. Les parents des malheureuses victimes viennent trouver Joseph et lui disent : Tu as un fils qui ne peut habiter le même pays que nous. Apprends-lui à bénir et non à maudire, car il fait périr nos enfants. Est-ce là le Jésus des évangiles canoniques ? Ceux qui ont imaginé ces récits étranges, esprits grossiers et cœurs étroits, croyaient qu’un Dieu ne se manifeste que par des miracles ; ils étaient si préoccupés de le montrer puissant, qu’ils oubliaient de le faire bon.

A côté de ces passages vulgaires ou choquants, on trouve des légendes gracieuses qui suffisent à expliquer la popularité des évangiles apocryphes. Je n’insisterai que sur celles dont a profité plus tard la poésie chrétienne. C’est de là, par exemple, que viennent la plupart des récits que le moyen âge a répétés sur la sainte Vierge. Les évangiles canoniques parlent très peu d’elle ; ils ne nous apprennent rien de sa famille et de ses premières années. Les apocryphes se sont chargés de combler cette lacune. C’est par eux seuls que nous savons le nom de ses parents et les merveilles qui ont précédé sa naissance. Ifs nous la montrent dès l’âge de trois ans, amenée dans le temple pour y être élevée, et qui grandit dans la pratique des exercices pieux. Elle s’était imposé pour règle de s’appliquer à la prière depuis le matin jusqu’à la troisième heure, et de se livrer au travail manuel depuis la troisième heure jusqu’à la neuvième, et depuis la neuvième heure elle ne cessait pas de prier jusqu’à ce que l’ange du Seigneur lui eût apparu pour lui porter sa nourriture. Le toutes les autres vierges plus âgées qu’elle et avec qui elle était instruite dans le service de Dieu, il ne s’en trouvait point qui fût plus exacte aux veilles, plus savante dans la loi, plus remplie d’humilité, plus habile à chanter les cantiques de David, plus charitable, plus pure de chasteté, plus parfaite en toute vertu. Tous ses discours étaient pleins de grâce, et la vérité se manifestait par sa bouche. Elle prenait chaque jour sa nourriture de la main des anges et distribuait aux pauvres les aliments qu’elle recevait de la main des prêtres. On voyait très souvent les anges s’entretenir avec elle, et ils lui obéissaient avec la plus grande déférence. Et si une personne atteinte de quelque infirmité la touchait, elle s’en retournait aussitôt guérie. Voilà déjà les traits principaux de cette figure idéale que la dévotion passionnée du moyen âge n’a pas cessé d’embellir. Le tableau de cette enfance pieuse ne s’est jamais effacé de la mémoire des fidèles. Le mariage de Marie et les merveilles qui l’accompagnent ou le suivent ont été aussi très vite populaires dans la chrétienté ; les évangiles apocryphes, qui seuls nous les ont transmises, ont donc beaucoup servi à fonder et à répandre ce culte de la Vierge qui a pris un si grand développement dans l’Église, et qui a tant fourni à l’art et à la poésie chrétienne.

Saint Joseph aussi leur doit beaucoup. Un évangile entier est consacré à raconter sa vie et surtout à décrire ses derniers moments : il n’est plus conservé aujourd’hui que dans une version arabe ; mais on reconnaît à certains indices qu’il était traduit du copte. Il a donc été composé dans cette vieille Égypte, si inquiète de l’autre vie, où les prêtres énuméraient aux fidèles effrayés la série des combats que l’âme aurait à livrer dans les régions sombres de l’Amentès, avant d’obtenir de vivre avec Osiris. Ces impressions de terreur se retrouvent dans l’Histoire de Joseph le charpentier. Quand il se sent mourir, à cent onze ans, il est saisi d’épouvante ; il éprouve le besoin de confesser les fautes de sa vie et s’accuse avec une rigueur impitoyable. A ce moment, la Mort s’avance avec son cortège de démons dont les vêtements, les bouches, les visages jettent du feu, ils s’apprêtent à saisir l’âme du mourant et à l’emporter ; mais Jésus veille, il appelle à son aide les puissances du ciel. Le prince des anges, Michel, et Gabriel, le héraut de lumière, écartant la Mort et ses satellites, enveloppent l’âme dans un linceul éclatant ; ils la défendent sur la route contre l’attaque des démons, et après une lutte violente l’apportent au lieu qu’habitent les justes. Voilà le premier modèle de ces combats entre les esprits de ténèbres et les anges du ciel pour s’emparer de l’âme d’un mourant qu’ont si souvent les produits l’art et la poésie du moyen âge.

C’est aussi dans les évangiles apocryphes qu’il faut chercher l’origine de toutes ces légendes sur la naissance du Christ, qui ont fini par se mêler au récit authentique et n’en peuvent plus être séparées. Le voyage de Marie à Bethléem, la façon dont elle y est reçue, l’arrivée des sages-femmes qui la délivrent, la clarté subite qui remplit la caverne où naît l’Enfant-Dieu, le séjour dans l’étable à côté du bœuf et de l’âne, la visite des pasteurs, l’adoration des trois mages, dont les évangiles canoniques parlent si peu ou ne disent rien, sont racontés dans les apocryphes avec les plus grands détails. La fuite en Égypte, qui n’est mentionnée qu’incidemment dans saint Matthieu, remplit tout un évangile. Ces récits merveilleux se sont imposés à toutes les mémoires, aucun d’eux dans la suite ne s’oubliera. Ils reparaîtront, d’abord naïvement reproduits dans les drames liturgiques du moyen âge, et l’on y verra par exemple, le jour de Noël, des enfants de chœur, en costume d’anges, placés sous les voûtes de l’église, chanter le Gloria in excelsis, trois chanoines vêtus de soie, avec les couronnes d’or sur la tête, représentant les rois mages, et même deux prêtres en dalmatique qui figurent les sages-femmes (duo presbyteri dalmaticati, quasi obstetrices)[6]. De là ces légendes, passant dans les mystères, aideront à la renaissance de l’art dramatique en Occident. Elles se feront une place dans les épopées, elles inspireront pendant plusieurs siècles les sculpteurs et les peintres aussi bien que les poètes. Encore aujourd’hui l’on peut dire qu’elles n’ont pas perdu tout crédit. Dans ces pays du nord, où les fêtes de Noël donnent lieu à des explosions de joie religieuse, ce sont les légendes des apocryphes qui se racontent à la veillée et se jouent dans les spectacles populaires ; elles font battre le cœur des enfants qui les écoutent, elles attendrissent les vieillards qui les redisent par le souvenir des émotions de leur jeunesse. Il faut convenir que peu de fables poétiques ont eu plus de prise et une action aussi longue, sur l’humanité.

Parmi ces ouvrages, il n’en est peut-être pas de plus beau que l’évangile de Nicodème ; c’est au moins celui qui s’est le plus répandu dans l’Occident. La seconde partie surtout, qui décrit la descente de Jésus aux enfers, a joui pendant tout le moyen âge d’une grande popularité. Le récit est fait par les deux fils du vieillard Siméon, que le Christ a rappelés du tombeau pour lui rendre témoignage. Ils racontent qu’ils étaient enfermés dans le séjour des ténèbres avec tous les personnages célèbres de l’Ancien Testament, quand ils se virent tout à coup inondés d’une lumière plus éclatante que celle du soleil. C’était pour ces morts illustres l’annonce d’une délivrance prochaine. Bientôt après arrive Jean-Baptiste, le précurseur, qui rapporte qu’il a vu le Christ, qu’il l’a baptisé et qu’il ne tardera pas à venir. A ces nouvelles, Adam, les patriarches, les prophètes, tressaillent de joie : ils s’entretiennent ensemble des grandes promesses qui ont été faites à l’humanité et de la venue prochaine du Sauveur, qui doit les tirer des sombres demeures. De son côté, Satan, qui redoute celui qui doit le vaincre, va trouver Hadès, le prince des enfers. Il veut le persuader de se saisir de Jésus, quand il se présentera, et de le garder ; mais Hadès hésite, l’entreprise lui paraît trop hasardeuse ; il a vu Lazare, appelé par la voix du Sauveur, s’échapper avec la vitesse de l’aigle et sortir vivant du tombeau. S’il n’a pu retenir Lazare, comment gardera-t-il celui qui l’a ressuscité ? Pendant qu’ils parlent entre eux, une voix retentit, plus forte que le tonnerre et l’ouragan : Princes, dit-elle, ouvrez vos portes, élevez-vous, portes éternelles, et le roi de gloire entrera ! Hadès, effrayé, renonce à toute résistance. Il chasse Satan en l’accablant d’outrages, pendant que le Christ, qui a pénétré dans la demeure des morts, appelle tous ceux qu’elle renferme. Venez à moi, mes saints, leur dit-il, qui êtes mon image et ma ressemblance, et, prenant Adam par la main, il s’envole avec lui vers le paradis, suivi des patriarches et des prophètes, qui récitent des passages de leurs anciens chants consacrés à la louange du Seigneur. Ces admirables tableaux, esquissés ici à grands traits, seront dans la suite souvent reproduits et développés. L’épopée chrétienne en a vécu. Le triomphe du Christ sur la mort, l’union de l’ancienne et de la nouvelle loi figurée par l’introduction des vieux prophètes dans le paradis, les résistances vaines de Satan, ses emportements, ses discussions avec les autres mauvais anges, ses combats et sa défaite sont restés l’inspiration ordinaire des poètes épiques chrétiens depuis saint Avit et Dracontius jusqu’à Dante et à Milton.

— II —

Le roman des Reconnaissances. - La Pasteur d’Hermas. - Caractère de cet ouvrage. - Les chants sibyllins. - Leur origine. - Leur caractère démocratique. - Attaques contre Rome. - Comment peut-on les expliquer. - Annonce du dernier jour.

Le roman chrétien des Reconnaissances, qui a été vraisemblablement composé au second siècle, a beaucoup moins fourni à la poésie des âges suivants, et cependant il n’a pas été sans influence sur elle. L’intérêt de l’ouvrage est surtout dans les discussions de saint Pierre avec son terrible rival, Simon le magicien. Ce sont de véritables batailles théologiques ; elles animent l’opinion et attirent la foule. Quand le peuple sait que le combat va se livrer, il se précipite comme les flots d’un grand fleuve, il remplit les places, il envahit les jardins, il franchit les murs, il se presse pour mieux entendre. Les deux adversaires arrivent, entourés de leurs amis ; ils se mettent sur quelque endroit élevé d’où l’on peut les voir, sur les degrés d’un édifice ou la base une colonne ; ils saluent d’abord l’assistance, puis ils se font de s défis l’un à l’autre, comme les héros des poèmes homériques, et la discussion commence. Voilà donc comment on se figurait au ne siècle la prédication des apôtres. En réalité les choses ne s’étaient pas passées ainsi, et la doctrine nouvelle avait eu des commencements plus modestes. On l’avait prêchée d’abord dans les synagogues, en présence de quelques juifs pieux qui attendaient le libérateur. De là elle s’était insinuée dans quelques familles païennes, apportée sans bruit par quelque esclave de l’Orient, accueillie avec avidité par les âmes inquiètes, ébranlées, hésitant entre les opinions diverses, et qui cherchaient une doctrine solide. Mais, à l’époque où se produisirent les Reconnaissances, le christianisme était déjà plus répandu ; quoique persécuté, il parlait plus haut, il comptait sur l’avenir et voulait que son début répondit à la fortune qu’il se promettait. Il s’imaginait volontiers que, dès le premier jour, il avait attiré sur lui les peux du monde et qu’il s’était propagé par des prédications triomphantes. Comme la théologie passionnait alors tous les esprits, qu’on ne connaissait pas de plaisir plus vif que de discuter les questions de dogme et de doctrine, on supposa que le premier enseignement chrétien avait été donné sous la forme de tournois théologiques. Du reste, le goût pour les discussions dogmatiques, qu’attestent les Reconnaissances, survécut à la victoire du christianisme, et il n’est pas étonnant qu’elles se soient introduites dans la poésie comme tout ce qui passionne les âmes. Voilà comment la théologie, qui ne nous paraît convenir qu’à des traités de scolastique, a souvent inspiré les poètes au IVe et au Ve siècle ; elle a produit alors des ouvrages remarquables, comme l’Hamartigenia et l’Apotheosis de Prudence, où l’ardeur des sentiments s’unit à la vigueur de la pensée, et la place qu’elle a prise alors dans les oeuvres poétiques, elle ne l’a pas tout à fait perdue plus tard, car on la retrouve encore, et non sans éclat, chez Dante Et chez Milton.

Le Pasteur d’Hermas forme un contraste complet avec les Reconnaissances, et il a dû être pour la poésie chrétienne une source d’inspirations différentes. Le christianisme a toujours eu de ces courants distincts qui se perdent dans sa large unité ; ses doctrines peuvent s’approprier à des natures très diverses ; il est l’aliment des doux comme des forts, de Minucius Félix et de Tertullien, de Saint-Cyran et de François de Sales, de Bossuet et de Fénelon. Les Reconnaissances s’adressaient aux discuteurs et aux violents, le Pasteur d’Hermas fut composé par quelque âme tendre, pour les mystiques et les rêveurs. D’abord il y est peu question de dogmes, l’enseignement y est tout moral. Il s’agit moins d’éclairer un homme sur ses croyances que de lui apprendre ses devoirs. Hermas, le héros de l’ouvrage, n’est pas tout à fait un saint. Il est représenté honnête et bon, mais faible. On lui reproche de mal gouverner sa famille, de laisser chez lui trop de licence à sa femme et à ses fils, qui se conduisent mal. Lui-même n’a pas entièrement arraché de son cœur les anciennes affections. Il s’est un jour trop laissé toucher à la vue d’une jeune fille qu’il a connue esclave et que le hasard lui fait retrouver pendant qu’elle se baigne dans le Tibre. En la voyant, dit-il, je me pris à songer dans mon cœur, et je me disais : Que je serais heureux si je pouvais avoir une épouse si belle et si sage ! Ce fut tout, et ma pensée n’alla pas plus avant. C’était trop : Hermas est coupable d’avoir rendu hommage à cette créature de Dieu, voyant combien elle était belle. Il a péché, il faut qu’il soit puni ; mais à quelle peine doit-il s’attendre ? Quelle expiation Dieu lui demandera-t-il de sa faute ? Cette pensée l’attriste et l’épouvante. Que d’autres en devaient être émus alors et troublés comme lui ! Le temps était passé des complaisances pour soi-même, des accommodements avec la vie, de cette morale indulgente qui se pardonne si aisément et garde ses rigueurs pour les autres. Depuis qu’on était si assuré de revivre, qu’on s’attendait à trouver après la mort des punitions ou des récompenses, on avait toujours les yeux sur cet avenir terrible. Après une faute commise, on n’éprouvait plus qu’un désir, on voulait trouver quelque moyen de rentrer en grâce avec ce Dieu qu’on avait offensé ; mais ce moyen existait-il ? Une école qui a porté différents noms, sans jamais cesser d’exister dans la société chrétienne, proclamait qu’il n’était pas possible de reconquérir l’innocence perdue, et qu’après le baptême il n’y avait plus de pardon pour le pécheur. La morale d’Hermas est moins rigoureuse. Il nous raconte que, pendant qu’il se désespérait, un ange, lui est apparu pour le rassurer et lui a dit : Dieu, qui connaît l’infirmité humaine et la méchanceté du diable, m’a donné le droit d’accueillir la pénitence, mais une seule pénitence. Celui qui après avoir été pardonné retombera dans sa faute, n’a plus rien à espérer de son repentir, et il ne peut plus désormais s’attendre à se réconcilier avec Dieu. Un seul pardon, ce n’est guère ; je crois qu il nous serait difficile aujourd’hui de nous en contenter ; mais alors les âmes étaient si pleines d’effroi, si inquiètes de l’avenir, qu’on regardait comme un grand bonheur la certitude que les fautes seraient une fois remises, et que tout le monde était tenté de dire avec Hermas : Seigneur, je revis en entendant ces choses.

Ce caractère de douceur et de modération se retrouve dans tout l’ouvrage. Les questions qui préoccupaient alors l’Église y sont toujours résolues dans le sens le moins rigoureux. — Que doit faire le pari, se demandait-on, quand il a surpris sa femme en adultère ? La renvoyer, disaient quelques-uns, et considérer le mariage comme rompu. Hermas veut qu’il la garde lorsqu’elle manifeste quelque repentir. S’il la renvoie, il lui défend d’en épouser une autre, pour se laisser toujours le droit de pardonner. — Les secondes noces sont-elles permises ? Non, répondaient les montanistes et beaucoup d’orthodoxes pieux : celui qui se remarie après avoir perdu sa femme commet un adultère. Ce n’est pas l’avis d’Hermas, il pense qu’il vaut mieux rester seul, mais qu’on peut se remarier sans crime. Cette indulgence indigne Tertullien, qui ne tarit pas d’outrages contre ce pasteur des débauchés ; mais l’Église a jugé comme Hermas. Tous les conseils que donne le Pasteur sur la conduite de la vie sont inspirés par le même esprit de sagesse et d’humanité. Il est bon de jeûner, nous dit-il, mais le jeûne seul ne suffit pas. Le Seigneur ne désire pas ces abstinences inutiles qui ne sanctifient pas ceux qui se les imposent. Vis dans l’innocence, conserve un cœur pur, suis les préceptes de Dieu, crois fermement que, si tu te préserves de toute mauvaise pensée, de toute mauvaise action, tu as vécu selon sa loi : voilà le jeûne véritable, le jeûne agréable au Seigneur. La vertu qu’Hermas met au-dessus de toutes les autres, c’est la charité ; il l’enseigne, il en donne le goût par de petites paraboles, courtes et naïves, faites pour les pauvres et les ignorants, qui ne quittent pas l’esprit quand une lois elles y sont entrées. Un jour qu’Hermas admire une vigne et un ormeau entrelacés l’un à l’autre, l’ange lui apprend qu’on peut tirer une leçon de ce gracieux spectacle. Cet ormeau stérile, qui aide la vigne à produire de beaux fruits en lui prêtant l’appui de ses branches, c’est l’image du riche et du pauvre. Le riche a des biens terrestres, mais il est pauvre du côté de Dieu, car il est distrait par le soin de ses richesses, et sa prière a peu d’autorité auprès du Seigneur. Lorsqu’il aura prêté au pauvre l’appui de sa fortune, celui-ci priera pour lui et lui obtiendra les biens spirituels, car le pauvre est riche en prières, et Dieu l’exauce facilement. De cette manière l’un et l’autre s’enrichissent en se faisant du bien. C’est donc le caractère de cette sagesse d’être pratique et raisonnable ; elle a partout un air souriant, elle fuit les exagérations et lés folles terreurs. Ne craignez point le diable, dit-elle, il ne triomphe pas de ceux qui croient de tout leur cœur. Elle défend qu’on soit triste la tristesse est sœur du doute et de la colère. L’idéal du chrétien pour elle, c’est l’homme gai, se réjouissant en paix et honorant doucement le Seigneur en toute occasion.

Il faut remarquer aussi que les femmes semblent bien inspirer l’auteur du Pasteur d’Hermas. Toutes les fois qu’il parle d’elles, son ton devient encore plus tendre et plus poétique. Que nous sommes loin avec lui des rudesses de saint Paul ! Il est peut-être le premier chez les chrétiens qui ait présenté le tableau de ces rapports fraternels, de cette sorte de galanterie mystique qui s’établit quelquefois entre personnes d’un sexe différent. Hermas nous raconte que l’ange qui s’est chargé de le conduire l’abandonne un soir auprès de douze jeunes filles en lui commandant de l’attendre. Comme il se sait faible, il hésite à obéir et veut s’éloigner, mais elles le retiennent. Tu nous appartiens, disent-elles, tu ne peux nous quitter. — Où resterai-je donc ?Tu reposeras avec nous comme un frère, non comme un époux, car tu es notre frère, et nous voulons bien habiter avec toi : nous t’aimons. Et moi, ajoute Hermas, je rougissais à la pensée de rester avec elles. Et voilà que celle qui paraissait la première m’entoure de ses bras et me donne un baiser. Puis les autres m’embrassent après elle, comme on embrasse un frère, et m’associent à leurs jeux. Les unes chantaient des cantiques, les autres menaient un chœur de danse. Je me promenais avec elles en silence, et je me sentais rajeuni. La nuit vint, je voulus partir, mais elles me retinrent. Je demeurai au milieu d’elles. Elles étendirent leurs tuniques à terre, me placèrent au milieu, et se mirent à prier. Je priai, comme elles, avec autant de constance et de ferveur, et, me voyant en oraison, elles éprouvaient une gaude joie. Je restai ainsi jusqu’au lendemain. Dans ce charmant tableau, d’une finesse tout antique, où semble par moments revivre le génie riant de la Grèce ; l’auteur a dépeint des sentiments que l’antiquité n’a guère connus. C’était une veine nouvelle de poésie délicate et gracieuse, et je n’ai pas besoin de rappeler tout ce que l’art moderne en a tiré[7].

Les chants sibyllins, dont il me reste à parler, n’ont pas seulement servi de préparation et de matière à la poésie des époques suivantes, comme les évangiles apocryphes ou le Pasteur d’Hermas, ce sont déjà des poèmes véritables, où la langue et le vers d’Homère sont mis au service des ennemis du vieux polythéisme grec. Le sibyllisme, dit M. Renan, fut la forme de l’apocalypse alexandrine. Depuis la captivité de Babylone, les Israélites s’étaient répandus dans toute l’Asie, se mêlant aux autres peuples sans se laisser tout à fait absorber par eux. Ils étaient nombreux surtout dans la grande ville commerçante d’Alexandrie, et parmi cette population cosmopolite, tout occupée d’affaires et d’études, ils se faisaient remarquer par leur industrie et leurs richesses. Là ils avaient rencontré une séduction puissante à laquelle on ne résistait guère, et, comme tout le monde, ils s’y étaient laissé vaincre. Malgré leur défiance des mesura étrangères, la civilisation grecque les avait charmés ; ils quittèrent peu à peu leur vieille langue pour celle qu’on parlait à la cour des Ptolémées ; ils lurent Homère et Platon, et même ils s’exercèrent à les imiter. Au fond pourtant ils étaient restés Juifs. Invinciblement attachés au culte de leurs pères, ils avaient horreur des idoles et n’entraient pas dans les temples. Les railleries cruelles des Grecs et cette sorte d’abaissement où on les tenait ne les empêchaient pas de se -regarder comme la nation choisie, de conserver dans leur âme l’orgueil d’être les seuls à connaître et à prier le vrai Dieu et l’assurance qu’un jour tous les peuples de la terre partageraient leur croyance. Quand la pauvre Judée, attaquée dans sa foi par le roi de Syrie, osa lui résister, quand les Macchabées parvinrent, à force d’héroïsme, à chasser l’étranger et à restaurer dans Jérusalem le culte national, les Juifs d’Égypte applaudirent de tout leur cœur à la victoire de leurs frères. Quelques-uns, émus par ce grand succès qui confirmait leurs anciennes espérances, s’étaient demandé si les temps prédits tant de fois par les prophètes n’étaient pas vénus, si Dieu n’allait pas enfin se manifester, détruire ses ennemis et établir sur le monde la domination de son peuple. Il y en eut qui, dans la plénitude de leur espoir, chantèrent d’avance l’événement qu’ils croyaient prochain. Pour en hâter la venue, ils eurent l’idée de s’adresser aux Grecs qui les entouraient, de les exhorter à renoncer à leurs idoles et à se convertir au vrai Dieu. Comme ils pensaient bien que, présentées en leur nom, ces exhortations ne produiraient pas un grand effet, ils n’hésitèrent pas à inventer d’anciennes prophéties qui annonçaient les temps nouveaux S’ils avaient eu des Juifs à convaincre, ils auraient fait parler Isaïe ou Daniel ; pour se faire écouter des Grecs, ils choisirent naturellement des prophétesses qui jouissaient auprès d’eux de beaucoup de crédit. De tout temps, les vieilles sibylles avaient été fort populaires dans la Grèce et en Italie ; on pensa que les vérités qu’on voulait apprendre aux païens seraient mieux accueillies dans leur bouche, et l’on fabriqua sans scrupule de faux oracles sibyllins.

Ces oracles ont servi fidèlement pendant cinq siècles, de Ptolémée Philométor jusqu’à Constantin, aux impatients, aux opiniâtres, aux exaltés, pour exprimer leurs colères, leurs désirs, leurs espérances. Tous ceux qu’anime l’ardeur du prosélytisme en usent comme d’un moyen commode de répandre leurs croyances. Ils chargent la sibylle de prêcher l’unité de Dieu, la chasteté, la charité, la venue du Messie, et la gloire qui attend Israël dans le monde renouvelé, toutes vérités dont la sibylle devait être la première assez surprise. Ils lui font railler en termes amers le culte des faux dieux et annoncer avec des accents de triomphe la chute prochaine de l’idolâtrie. Isis, dira-t-elle, déesse infortunée, tu resteras seule sur les bords du Nil, comme une ménade furieuse sur les rivages desséchés de l’Achéron, et sur la terre il n’y aura plus aucun souvenir de toi. Et toi, Sérapis, tu gémiras assis sur les ruines de ton temple, et l’un de tes pontifes, encore couvert de sa robe de lin, dira : Venez ici, élevons un autel au vrai Dieu ; venez, et quittons toutes les croyances de nos pères, qui faisaient des sacrifices à des divinités de pierre et d’argile[8].

On trouve chez les poètes sibyllins, comme chez tous les auteurs d’apocalypses et de prophéties, une âpreté singulière de revendications démocratiques. Dans leurs rêves d’avenir, ils imaginent d’abord un pays et un temps où tous les biens seront mis en commun. La terre alors sera partagée entre tout le monde. On ne la divisera pas par des limites, on ne l’enfermera pas dans des murailles. Il n’y aura plus de mendiant ni de riche, de maître ni d’esclave, de petits ni de grands, pl5s de rois, plus de chefs ; tout appartiendra à tous[9]. Ils ne se font pas faute de mots amers ou d’invectives violentes contre les riches. Pour agrandir leurs domaines, disent-ils, et se faire des serviteurs, ils pillent les misérables. Ah ! si la terre n’était pas assise et fixée si loin du ciel, ils se seraient arrangés pour que la lumière ne fut pas également répartie entre tous. Le soleil, acheté à pria d’or, ne luirait plus que pour les riches, et Dieu aurait été contraint de faire un autre monde pour les pauvres[10].

Ces ennemis des riches le sont aussi des puissants, et ils attaquent sans ménagement ceux qui gouvernent le mondé. Leurs vers sont pleins de protestations violentes contre la domination romaine. C’est peut-être ce qui en fait le principal mérite pour nous ; les vaincus, les opprimés, y ont déposé leurs plaintes, et ils sont le seul souvenir qui nous reste des haines qu’a soulevées le grand empire. Les actes officiels conservés par les inscriptions, les discours des rhéteurs, les vers des poètes de cour, renferment à toutes les pages la glorification de Rome ; nous avons ici le cri de colère et de vengeance des victimes qui ne sont pas résignées à obéir. Il faut rendre cette justice aux poètes sibyllins qu’ils n’ont pas varié dans leurs sentiments. Avant même d’avoir subi le joug des Romains, ils détestaient Rome. Son pouvoir n’était encore qu’une menace lointaine, ses légions n’avaient pas paru en Égypte et en Syrie que déjà ils la signalaient à tout le monde comme le grand ennemi et le grand danger[11]. Naturellement ils la détestèrent davantage quand ils l’eurent connue de plus près. Le monde une fois conquis, les imprécations redoublent. Tous ces poètes, divisés souvent d’opinion, et qui appartiennent à des religions différentes, s’accordent dans la haine qu’ils ressentent pour Rome, dans la joie qu’ils éprouvent à lui annoncer qu’elle sera punie et à décrire d’avance son châtiment. Malheur, malheur à toi, lui disent-ils, Furie, amie des vipères ! tu t’assiéras, veuve de ton peuple, le long du rivage,... méchante ville qui retentissais des chants de Pète, garde le silence. Dans tes temples, les jeunes filles n’entretiendront plus le feu qui brûlait toujours ; tes autels n’auront plus de sacrifices.... Tu baisseras la tête, superbe Rome ; le feu te dévorera tout entière, tes richesses périront, les loups et les renards habiteront tes ruines, tu seras déserte et comme si tu n’avais jamais été[12]. Loin d’être ému de cette grande catastrophe, le poète y applaudit et l’appelle ; il souhaite y assister, il est impatient de jouir de ce spectacle : Quand aurai-je le plaisir de voir ce jour terrible pour toi et pour toute la race des Latins ![13]

Ces grands éclats de colère nous paraissent d’abord un peu surprenants : c’est l’opinion générale que les peuples vaincus se sont assez vite résignés à la domination de Rome ; on suppose qu’ils étaient heureux de faire partie de ce vaste empire, défendu par une administration vigoureuse contre l’anarchie intérieure, protégé par la vaillance des légions contre les menaces de l’étranger ; on accorde une confiance entière à tous les témoignages de reconnaissance que le monde prodiguait à ses maîtres pour le bien-être et la paix qu’ils faisaient régner partout. Voici pourtant des voix discordantes dans ce concert d’acclamations. Il y avait donc, au milieu de cette satisfaction générale, des gens qui se plaignaient, qui détestaient les Romains, qui prévoyaient et souhaitaient la ruine de la ville éternelle ! Il faut assurément tenir compte de ces plaintes, mais, pour ne pas leur accorder trop d’importance, remarquons que ces mécontents viennent de la Syrie et de l’Égypte, c’est-à-dire de pays que Rome ne s’est jamais bien assimilés. Cette race légère de petits Grecs, qui s’était abattue sur tout l’Orient après Alexandre, qui avait pris les défauts des pays nouveaux qu’elle habitait sans perdre les siens, était restée surtout vaniteuse et insolente. Comme elle avait conscience de ses qualités, qu’elle se sentait si souple, si vive, si propre à tout[14], elle se croyait supérieure à ces lourds Romains dont elle était forcée de subir le joug. Tout en les flattant beaucoup, elle ne les aimait guère, et ne résistait pas au plaisir de les déchirer, quand elle pouvait le faire sans péril[15].

J’ajoute que les auteurs des chants sibyllins n’étaient pas seulement des Syriens et des Égyptiens, c’est-à-dire des gens qui habitaient des provinces mal disposées pour Rome ; c’étaient des juifs ou des judéo-chrétiens, qui avaient à venger leur foi outragée. Dès lors leur violence s’explique. Les haines religieuses sont seules capables de ces emportements ; seules aussi elles peuvent donner à ceux qu’elles possèdent une opiniâtreté d’espérance que rien nf peut décourager. Les juifs et les chrétiens, victimes de la force,, avaient remis leur vengeance à Dieu, et ils attendaient avec une confiance inébranlable ce jour annoncé par leurs prophètes où leurs ennemis devaient être exterminés. Ils étaient si convaincus de cette catastrophe prochaine qu’ils en voyaient partout les signes manifestes et qu’ils en fixaient hardiment la date. Quand cette date était passée sans avoir amené l’événement prédit, ils se contentaient d’en reculer le terme et recommençaient à l’attendre avec la même intrépidité. L’Apocalypse de saint Jean nous montre combien ils se croyaient sûrs, à la mort de Néron, de tenir leur vengeance. Les guerres civiles et les désordres de tout genre, qui troublèrent alors l’empire semblaient leur donner raison : l’antéchrist allait paraître, déjà les fléaux commençaient à se déchaîner sur les peuples, et le monde ne pouvait pas tarder à être détruit et renouvelé. Tout se remit pourtant, et l’empira sortit plus fort de cette crise. La confiance des sibylles n’en fut pas ébranlée. Pendant qu’autour d’elles on paraissait croire que Rome s’était rajeunie avec la dynastie nouvelle, elles persistaient à prédire que la fin des choses approchait. L’éruption du Vésuve, qui produisit partout un grand effet, les confirma dans leur opinion. Quand les entrailles de la terre italienne, disaient-elles, seront déchirées, quand la flamme s’élancera jusqu’au vaste ciel ; consumant des villes, faisant périr des hommes et remplissant l’air immense d’une nuée de cendres obscures, quand les gouttes tomberont d’en haut, rouges comme le sang, reconnaissez alors la colère du Dieu céleste qui veut venger la mort de ses justes[16]. Sous Trajan, sous Marc-Aurèle, pendant cette période des Antonins qui nous semble si heureuse et si belle, sous Commode, sous les Sévères, les poètes sibyllins ne cessent pas d’annoncer, sans se déconcerter, l’approche du grand événement qu’ils appellent de tous leurs vœux ; tout leur sert de prétexte pour l’attendre et pour l’espérer ; au milieu de ce calme profond de la paix romaine, tant célébré dans les documents officiels, ils croient toujours entendre le bruit de la machine qui se détraque. Les moindres accidents qui troublent l’existence des empires les plus solides, une défaite, une peste, une famine, une sécheresse, une inondation, tout prend pour eux des significations menaçantes. Leur joie déborde à la pensée de la fin qui approche ; ils croient y assister, ils la dépeignent, ils en triomphent par avance. Malheur aux femmes qui verront ce jour-là ! dit l’un d’eux. Une nuée sombre entourera le monde immense, du côté de l’aurore et du couchant, au midi et au nord. Un grand fleuve de feu coulera du ciel et dévorera toute la terre. Alors les flambeaux célestes se heurteront les uns contre les autres[17] ; les étoiles tomberont dans la mer et le monde semblera vide. Atteinte par ce fleuve de feu qui la poursuit, toute la race des hommes grincera des dents, quand elle sentira le sol s’enflammer sous ses pieds ; tout sera changé en poussière ; aucun oiseau ne traversera plus l’espace, aucun poisson ne fendra plus la mer, aucun bœuf ne tracera plus le sillon dans la plaine ; on n’entendra plus le bruit des arbres agités par le vent, et toutes les créatures viendront à la fois brûler dans la fournaise divine,... tous grinceront des dents, dévorés par la soif et la douleur ; ils appelleront la mort à leur aide, mais la mort ne viendra pas, il n’y a plus de mort pour eux, plus de nuit, plus de repos ![18] Les doctrines des chrétiens judaïsants, qui ont composé les chants sibyllins, ont disparu de l’Église, mais ce tour d’imagination sombre, les peintures de l’enfer et du dernier jugement, les terreurs de l’autre vie y sont restées ; elles ont pris de bonne heure une grande place dans la poésie chrétienne. Tout le moyen âge a tremblé devant ces menaces terribles, et il serait aisé d’en suivre la trace depuis saint Éphrem jusqu’à Dante.

Il est donc vrai de dire que la poésie chrétienne est sortie presque tout entière du grand mouvement des deux premiers siècles. Nous sommes assez heureux pour pouvoir la prendre à sa source ; c’est une chance rare. D’ordinaire il est très difficile de remonter aux origines des littératures ; elles naissent dans des siècles reculés et primitifs, qui ne laissent d’eux que peu de souvenirs. On les saisit quand elles éclatent au grand jour par des chefs-d’œuvre, mais les débuts obscurs et les lentes préparations échappent. Qu’y avait-il en Grèce avant l’Iliade, et que doit Homère aux rapsodes inconnus qui chantaient avant lui ? Nous ne le saurons jamais ; mais nous savons à peu près ce qui a précédé les poètes chrétiens du IVe siècle. Cette première période, où ce qui sera la matière de leurs chants fermentait et s’élaborait dans les âmes émues, n’est pas tout à fait interdite à nos investigations. Nous pouvons saisir ou entrevoir. ces types, ces légendes, ces récits, merveilleux, dont ils se sont servis, presque au moment où les crée l’imagination populaire. Les premiers ouvrages où ils sont recueillis, les évangiles apocryphes, les Reconnaissances, le Pasteur, les chants sibyllins, nous les livrent sous leur forme la plus ancienne et avant qu’un grand artiste leur ait donné la marque de son génie particulier. Nous les voyons sortir pour ainsi dire de l’émotion générale, œuvre commune et anonyme, sur laquelle l’avenir travaillera, et qui doit inspirer et nourrir pendant des siècles l’art et la poésie des temps modernes.

— III —

Débuts de la poésie latine chrétienne. - Commodien. - Ce qu’il nous apprend de lui dans ses Instructions. - Découverte du Carmen apologeticum. - Polémique de Commodien contre les païens et les juifs. - Comment il juge la société de son temps. - Violence de ses attaques. - Description de la fin du monde. - La langue de Commodien. - Sa versification. - Il remplace le mètre par le rythme. - Raisons du peu de succès qu’il a obtenu de son temps.

Quelques-uns des ouvrages dont je viens de parler sont nés en Orient ; tous sont écrits en grec. Cependant on ne peut douter qu’ils n’aient été connus à Rome et dans les pays où l’on parlait latin[19]. Là, aussi bien qu’en Asie, ils ont dit fournir à la poésie chrétienne les éléments dont elle s’est formée.

Ainsi, dès le milieu du second siècle, à Rome et dans l’Occident, ce qu’on peut appeler la substance de la poésie chrétienne était trouvé ; il restait à la revêtir d’une forme qui lui convînt, et c’est ce qui ne fut pas aisé. La forme et le fond, l’expression et la pensée, sont des choses à la fois inséparables et très différentes, qu’il n’est pas toujours facile de faire marcher ensemble, quoiqu’elles ne puissent pas aller l’une sans l’autre. La perfection consiste à les mettre d’accord, et les grands siècles littéraires sont ceux où la pensée parvient à s’exprimer dans un style qui lui est tout à fait approprié. Ce qui rend cette harmonie assez rare, c’est que la loi d’après laquelle ces deux éléments se développent n’est pas tout à fait la même ; l’histoire de la poésie chrétienne le fait bien voir : le fond y fut créé d’abord, comme d’un jet, et l’on mit plus d’un siècle à trouver la forme.

Il semblait naturel que la doctrine nouvelle se produisît sous une forme qui fût nouvelle aussi. Puisqu’elle affectait à se séparer avec éclat du monde ancien, ne devait-elle pas rompre aussi avec l’art antique ! L’Évangile avait dit : Le vin nouveau sera mis dans des outres neuves, et le vêtement neuf sera raccommodé avec un morceau de drap neuf. N’était-ce pas une invitation à chercher pour cet art naissant une forme qui n’empruntât rien au passé ? C’est aussi ce qu’on essaya d’abord. Le plus ancien de tous les poètes latins chrétiens, un littérateur médiocre, mais un homme de foi sincère et d’ardente piété, eut l’idée hardie de chercher à faire des vers en dehors de toutes les règles reçues et contrairement aux habitudes de tous les lettrés de son temps.

Il s’appelait Commodien. Son nom n’est pas resté célèbre, et il est probable que beaucoup de ceux qui me lisent l’entendent pour la première fois. C’est à peine s’il se trouve mentionné chez Gennadius, un biographe du Ve siècle, qui ne lui accorde en passant que quelques mots fort dédaigneux. Cependant, par une fortune assez remarquable, tandis que tant de chefs-d’œuvre d’écrivains illustres se perdaient, les ouvrages de ce poète ignoré ont survécu. Nous possédons de lui deux recueils différents qui ont été découverts à un long intervalle. Le premier est celui que Nicolas Rigault publia en 1649 sous le titre d’Instructions ; il se compose de quatre-vingts pièces d’inégale longueur, en acrostiches. Quoique le poète y prêche partout l’humilité, il a tenu à se faire connaître. Dans la dernière pièce du recueil, qu’il a intitulée le Nom de l’homme de Gaza (nomen Gazœi), si l’on réunit la première lettre de chaque vers, en partant du dernier, on forme la phrase suivante : Commodianus mendicus Christi. Ainsi il était né à Gaza, et probablement il ne l’habitait plus ; car la manière dont il se désigne lui-même (l’homme de Gaza) semble bien indiquer qu’il vivait dans un pays plus ou moins éloigné de sa ville natale. En se donnant le surnom de mendiant du Christ, il est vraisemblable qu’il se désigne comme un apôtre de la pauvreté, qu’il veut dire qu’il s’est fait pauvre volontairement pour subvenir aux besoins des pauvres, et qu’il faut le regarder comme une sorte de moine avant l’institution du monachisme[20].

On trouve sur lui d’autres renseignements dans le courant des Instructions. Il nous apprend qu’il a vécu longtemps dans l’erreur, qu’il a fréquenté les temples à l’insu de ses parents (ce qui semble indiquer que ses parents n’étaient pas païens), et qu’il est revenu à la vérité par la lecture de la loi. Il ajoute qu’il appartient à ceux qui ont été longtemps égarés de montrer le chemin aux autres, quand ils l’ont eux-mêmes trouvé. En parlant aux païens, Commodien rappelle volontiers le temps où il était païen comme eux ; il ne cherche pas à ensevelir ce passé dans l’oubli ; au contraire, il y revient avec insistance, il sent que le souvenir de ses anciennes erreurs donne à sa prédication un accent plus vif, plus pressant, plus personnel ; aussi prend-il plaisir à se maltraiter, à s’injurier lui-même. Je ne suis pas un juste, mes frères ; je sors à peine de l’égout[21]. S’accuser, se malmener, se confesser devant tous, semble être déjà un besoin impérieux de la dévotion chrétienne. et c’est de ce besoin que naîtra plus tard le chef-d’œuvre de saint Augustin.

Voilà tout ce qu’on savait de Commodien lorsqu’en 1859, dans son Spicilegium Solesmense, dom Pitra publia un nouvel ouvrage qu’il avait trouvé chez Sir Thomas Phillips, à Middlehill, et qu’il n’hésita pas à lui attribuer. C’est un poème d’un peu plus de mille vers, qui, sur le manuscrit, ne porte point de titre, ni de nom, mais dont il n’est pas difficile de deviner l’auteur. Malgré quelques légères différences, qui s’expliquent aisément par la diversité des sujets, on y reconnaît à chaque instant la main, qui a écrit les Instructions. Le système de versification est semblable, la langue est la même ; les mêmes expressions, les mêmes termes sont reproduits dans les deux ouvrages, les mêmes idées y sont développées ; l’auteur raconte à peu près de la même façon ses terreurs passées, comme quoi il a été païen et qu’il s’est converti par la lecture de la loi. A la fin du manuscrit de Middlehill on lit ces mots : Ici finit le traité du saint évêque... Du nom même de l’auteur il n’est resté que quelques traces assez vagues, mais nous venons de voir qu’il n’y a pas à douter que ce ne fût celui de Commodien. Nous voilà donc assurés que Commodien était évêque. Du reste, rien qu’en lisant les Instructions on aurait pu s’en douter. Il lui arrive de parler au clergé avec un ton d’autorité qui serait déplacé chez un laïque[22], ou de prendre, quand il s’adresse à ces jeunes clercs qu’on appelait des lecteurs, un accent tendre et paternel, qui est tout à fait celui d’un évêque[23].

C’est aussi le dernier poème découvert qui a établi d’une manière certaine l’époque où vivait Commodien. Il nous parle de la septième persécution, celle de Dèce[24], et l’on voit bien, à la manière dont il la décrit, qu’il l’avait traversée et qu’il en a souffert. Il est donc certain que Commodien vivait au milieu du IIIe siècle[25]. Ici encore, ce que le nouveau poème fait connaître d’une façon positive, on pouvait l’entrevoir en lisant l’ancien. On y voit que l’auteur écrit dans un temps où l’Église est persécutée. Il y a des martyrs ; il y a aussi des lâches et des traîtres, que Commodien exhorte à la pénitence, ce qui rappelle les affaires des lapsi qui ont tant occupé saint Cyprien. Je relève même, dans ces passages des Instructions où Commodien parle de la persécution, un détail que je ne me souviens pas d’avoir rencontré ailleurs. Il y est dit que les persécuteurs s’étaient emparés des enfants, comme fit Louis XIV quand il révoqua l’édit de Nantes, et qu’ils en avaient fait des païens. Commodien espère bien qu’ils reviendront plus tard dans le sein de l’Église, leur mère véritable, et qu’ils y trouveront une seconde naissance [Instr.]. Ainsi il est hors de doute que l’auteur des Instructions écrivait avant la paix de l’Église, et les deux poèmes sont d’accord pour nous montrer qu’il était antérieur à Constantin. Il se trouve donc être le premier en date de tous les poètes chrétiens ; et s’il ne ressemble pas à ceux qui l’ont suivi, c’est une raison de plus de l’étudier de près pour constater dans quelle route la poésie chrétienne s’était d’abord engagée et chercher les raisons qui l’ont poussée vers d’autres chemins.

Il faut un certain effort, lorsqu’on est accoutumé à lire Horace et Virgile, pour trouver quelque mérite littéraire à Commodien. On est tout d’abord scandalisé par les étrangetés d’une versification qui ne respecte plus les anciennes lois, et rebuté des caprices d’une lande qui se décompose. Mais quand on a surmonté cette première surprise et qu’on s’est un peu fait à toutes ces irrégularités, on ne tarde pas à saisir, à travers beaucoup de grossièretés et d’obscurités, des tours vifs et piquants, des expressions énergiques, des idées originales, qui montrent qu’au fond de ce barbare il y avait un poète.

Les Instructions, qui ont été composées d’ensemble et dans l’ordre où nous les avons, s’adressent successivement aux païens, aux juifs et aux diverses classes des fidèles. L’auteur parle aux païens d’une façon vive, hardie, quelquefois brutale. Il les appelle des sots, des fous, ou pis encore[26]. Les prêtres des idoles sont des menteurs ou des ivrognes, des gens qui ne cherchent qu’à remplir leur ventre. Les dieux naturellement ne sont pas mieux traités que leurs prêtres ; il se moque sans pitié des plus grands, de Jupiter, époux de sa sœur, et qui se fait fabriquer son tonnerre par Pyragmon ; de Saturne, assez sot pour dévorer sans s’en apercevoir une pierre à la place de son fils ; de Neptune, qui, dans sa misère, est obligé de se faire maçon. Sa raillerie a souvent un ton fort amusant de persiflage narquois. Les peintres représentent Mercure avec des ailes aux pieds et un petit sac à la main. Hâtez-vous, dit le poète aux adorateurs du dieu de la bonne chance[27] ; suivez-le partout où il vole, pour qu’il vide son sac dans votre robe. Il va vous jeter quelque écu ; vous pouvez en être sûrs, et d’avance danser de joie. La mésaventure d’Apollon avec Daphné le réjouit beaucoup. Il ne peut comprendre qu’un dieu n’arrive pas à triompher d’une mortelle : Le sot ! dit-il, il aime pour rien, gratis amat stultus ! Il se demande comment il se fait qu’une divinité qui a des ailes se laisse vaincre à la course. Si c’était un dieu véritable, il aurait pris le chemin des airs et serait arrivé le premier ; au contraire, c’est elle qui arrive avant lui, et le dieu reste à la porte[28]. Il n’est pas plus tendre pour les juifs que pour les paieras : Ce sont des obstinés, dont Dieu a épaissi le cœur et dont la tête ne peut plus se plier à la vérité[29]. Il expose avec complaisance les manœuvres auxquelles ils avaient recours pour s’attirer des partisans. Les juifs étaient toujours animés de cet esprit de prosélytisme dont Horace s’est moqué. Les succès des chrétiens les rendaient très jaloux ; ils espéraient gagner autant de disciples qu’eux en se montrant moins sévères. Pourvu qu’on accomplit quelques pratiques, on était judaïsant ; ce qui n’empêchait pas, au dire de Commodien, de continuer à fréquenter les temples et à honorer les idoles. Il gronde ces indécis, qui flottent entre les deux doctrines, et ne savent pas prendre un parti. Deux routes s’ouvrent devant toi, leur dit-il[30] ; choisis celle que tu veux suivre. Tu ne peux pas te fendre par le milieu pour que chacun de tes pieds prenne un des deux chemins. Les juifs se trompaient dans leur calcul et ne pouvaient guère réussir. En ces temps de foi ardente, quand les âmes sont en quête de croyances sûres, elles n’aiment pas qu’on les ménage et se dirigent volontiers vers les doctrines les plus rigoureuses et les opinions les plus tranchées.

On ne sera pas surpris qu’avec ces sentiments il soit très sévère aux gens du monde. Sa verve, comme celle de Tertullien, dont Gennadius prétend qu’il s’est inspiré, s’exerce aux dépens des femmes, auxquelles il reproche le luxe de leur toilette, leurs vêtements de soie, leurs bracelets, leurs colliers, le rouge qu’elles se mettent sur les joues, le noir dont elles entourent leurs yeux. Elles ont des complices que Commodien n’épargne ras. B nous apprend qu’il y avait déjà au second siècle, dans cette jeunesse de l’Église, des docteurs complaisants ou craintifs, qui essayaient d’accommoder la morale de l’Évangile aux goûts du siècle, qui permettaient aux personnes du monde d’aller au théâtre, d’applaudir leurs chers histrions, d’écouter et de retenir des airs de musique, et qu’on payait de leur indulgence par de petits cadeaux[31]. On pense bien que ces maximes relâchées ne lui conviennent pas. Lui ne cherche à ménager personne et présente volontiers la doctrine qu’il prêche du côté le plus rebutant. Il ne veut pas qu’on tienne aux affections de la terre, même aux plus légitimes. Il défend de pleurer ses enfants quand on les a perdus, de prendre le deuil (in nigris exire), de se frapper la poitrine, de déchirer ses vêtements. Les païens font ainsi ; un fidèle doit se garder de les imiter. Abraham ne pleurait pas quand il menait son fils sur les hauteurs pour l’immoler à Dieu [I, 16]. Il lui plaît de se mettre en hostilité avec l’opinion générale, de blâmer ce qu’elle préfère et d’approuver ce qu’elle condamne. Dans une société où c’était la préoccupation de tous de se préparer d’avance un tombeau, il se moque de ceux qui songent trop à leurs funérailles, qui se consolent de mourir en pensant à la foule qui accompagnera leur convoi, aux amis qui viendront dîner sur leur tombe : Pendant qu’on te fait l’honneur de te suivre, toi peut-être tu brûles dans l’enfer[32]. Dans toutes ces discussions, l’enfer test sa grande menace et son dernier argument. Aux infidèles, aux chrétiens douteux et tièdes, aux mauvais riches, aux mondains, il répète sans cesse : Prenez garde de ne pas brûler un jour dans la fournaise de feu !

L’autre poème de Commodien a été appelé par D. Pitra, qui l’a publié le premier, Carmen apologeticum. Ce nom ne convient pas tout à fait à l’ouvrage, qui est plutôt une exposition qu’une apologie de la doctrine chrétienne. Quand on le compare aux Instructions, on p trouve moins d’obscurités et de tours bizarres, plus d’aisance, un souffle plus large, des développements plus étendus. C’est qu’ici Commodien n’est plus gêné par la forme des acrostiches et qu’il se sent libre de traiter son sujet comme il lui plaît. Au fond, comme je l’ai dit plus haut, le caractère et l’esprit des deux ouvrages sont les mêmes. Dans celui-ci, comme dans l’autre, le poète attaque volontiers les païens et les juifs, et avec les mêmes arguments. Il est très dur aussi pour les riches, pour les gens du monde, et, quand il s’agit de leur dire leur fait, il ne recule pas devant les expressions triviales et les comparaisons grossières. Ces chrétiens endurcis, qui résistent à tous les avertissements qu’on leur donne, lui paraissent ressembler à des jambons trop salés qui deviennent durs comme une pierre[33]. Les riches sont pour lui des gens qui ne reculent devant aucun crime, qui volent et qui pillent, qui boivent le sang du pauvre monde, pour vivre l’engrais, comme des porcs,

Dum modo lætentur saginati vivere porci[34].

La dernière partie du poème est celle où l’auteur, qui écrivait dans le feu des persécutions, se console des maux qu’il souffre ou qu’il prévoit en prédisant que la fin du monde est proche et que Dieu se prépare à punir Rome de ses injustices. C’est une autre apocalypse, qui diffère des précédentes en ce qu’elle imagine deux antéchrists au lieu d’un. Le premier est l’empereur Néron, c’est-à-dire l’antéchrist même de saint Jean, ressuscité par la colère de Dieu, et auquel tout l’Occident est abandonné ; l’autre est le vieux Bélial des Juifs, qui doit ravager l’Orient, vaincre Néron lui-même et détruire Rome[35]. Mais il sera défait à son tour par le peuple des Justes, reste des tribus fidèles, que Dieu tient en réserve par delà l’Euphrate, aux extrémités du monde, pour le ramener aux derniers jours. Dans un beau passage, le poète décrit leur retour triomphant. Tout verdit sous leurs pas, tout se réjouit de leur présence ; toute créature est heureuse de leur faire un bon accueil. Partout où marche le peuple de Dieu, des fontaines jaillissent à leur usage ; les nuées leur font de l’ombre de peur qu’ils ne soient gênés par le soleil ; et pour leur épargner la fatigue, les montagnes elles-mêmes s’abaissent devant eux[36]. Ils sont vainqueurs de l’antéchrist sans combattre, et leur victoire commence une ère de prospérité qui doit durer mille ans. Toute cette poésie est imitée, comme on voit, des chants sibyllins, et elle respire aussi la haine de Rome. Les temps étaient alors mauvais pour elle et permettaient à ses ennemis d’espérer que son dernier jour approchait. Au nord, les Goths, sous lesquels elle devait un jour succomber, passaient le Danube ; à l’est, le roi des Perses, Sapor, attaquait l’Arménie ; Commodien ne doute pas que cette double menace n’annonce la fin de la domination romaine et y applaudit d’avance. Qu’il disparaisse à jamais, dit-il, cet empire où régnait l’iniquité, qui, par les tributs qu’il levait partout sans pitié, avait fait maigrir le monde, et il ajoute d’un air de triomphe : Elle pleure pendant l’éternité, elle qui se vantait d’être éternelle.

Luget in æternum quæ se jactabat æternam [923]

Ces sentiments violents ne devaient pas être ceux des personnes éclairées et des classes riches, qui ne pouvaient guère imaginer qu’on pût vivre en dehors de la civilisation romaine ; on ne les comprend que chez les gens du peuple étrangers à tous les raffinements de cette civilisation et qui prenaient plus aisément leur parti de la voir disparaître. Aussi est-ce pour ceux-là surtout qu’écrit Commodien. Il dit expressément que c’est aux ignorants, aux illettrés qu’il s’adresse [58 & 580], et la manière dont il leur parle est bien celle qui leur convient le mieux. Ce style violent et net, sans fausse rhétorique, sans vaine élégance, qui dit les choses par leur nom, est fait pour leur plaire. Ces hardiesses d’idées, ces trivialités d’expressions, ces plaisanteries grossières sont tout à fait de leur goût. Ils aiment qu’on se moque de la toilette des femmes, de l’inhumanité des riches, de la vénalité des juges, de la faconde vide des avocats, et nous venons de dire que Commodien y revient sans cesse ; il est donc déjà facile de voir, par les sujets qu’il préfère et la façon dont il les traite, que c’est un poète populaire.

On le voit mieux encore par la langue qu’il parle et la manière dont il fait les vers. La latinité de Commodien pourrait faire croire qu’il a vécu tout à fait dans les dernières années de l’empire. Il emploie beaucoup de mots dans un sens que les auteurs classiques ne connaissent pas ; surtout il viole la grammaire à chaque instant ; chez lui, les prépositions ne gouvernent plus les cas qu’elles devraient régir[37], le régime des verbes n’est plus le même qu’à l’époque classique[38], les règles de la concordance des temps ne sont plus observées, etc. Toutes ces façons de parler sont connues, elles appartiennent au langage populaire. Nous les retrouverons, augmentées de beaucoup d’autres, au Ve et au VIe siècle ; mais alors elles sont devenues si usitées, si générales, qu’elles s’imposent même aux auteurs qui se piquent de bien écrire, quand ils cessent un moment de se surveiller. L’étude de Commodien nous apprend qu’elles existaient au nie siècle et qu’il y avait déjà une langue populaire qui ressemblait à celle qu’on parla trois siècles plus tard. Mais alors elle était moins répandue, et recouverte par le courant limpide et régulier de la langue lettrée. On comprend que celui qui l’allait chercher dans les bas-fonds où elle se cachait pour la produire au grand jour devait causer un grand scandale.

Il en est de même de sa versification. Elle est si capricieuse, si choquante, si barbare, elle blesse si ouvertement toutes les lois de la métrique la plus élémentaire, qu’on est d’abord tenté de n’y voir que l’ignorance d’un mauvais écolier, ou une sorte de gageure contre le bon goût et le bon sens. C’est pourtant autre chose, et les fautes grossières qu’on y relève ont plus d’importance et méritent plus d’attention qu’il ne la semble. Elles sont sans doute l’indice d’un art qui finit, mais elles annoncent aussi un art qui commence. Je voudrais montrer en quelques mots à quel travail sérieux et profond se rattachait cette tentative étrange de Commodien et ce qu’elle faisait prévoir pour l’avenir.

Quand on dit que le vers est une musique, on ne fait pas seulement une métaphore, on donne une définition exacte de la poésie. Dans tous les pays, la musique du langage provient de l’alternance des sons, et les sons diffèrent entre eux parce qu’ils sont plus longs ou plus courts, plus aigus ou plus graves de là, deux principes d’harmonie dans les langues, la quantité et l’accent. Les Grecs n’étaient guère sensibles qu’à la quantité ; leurs vers se mesuraient par une succession de syllabes brèves ou longues : aussi sont-ils plus variés et plus musicaux que les nôtres, les longues et les brèves pouvant se mêler ensemble de beaucoup de façons et former des combinaisons d’une richesse infinie. Chez les Romains, la notion de la quantité des syllabes paraît s’être assez vite oblitérée. Peut-être n’avait-elle, jamais eu pour eux autant de force et de précision que dans la langue harmonieuse des Grecs ; peut-être aussi le grand nombre des étrangers qui venaient à Rome de tous les pays du monde contribua-t-il à l’affaiblir ; enfin, il est possible qu’elle ait été contrariée par l’influence de l’accent tonique, qui conserva toujours dans le latin une certaine importance[39]. Quoi qu’il en soit, il arriva que chez ceux qu’une éducation savante novait pas familiarisés avec les œuvres des poètes classiques, l’oreille perdit peu à peu l’habitude de distinguer les syllabes longues et brèves. On pouvait prévoir, dès le nits siècle, que le sentiment de la quantité finirait par se perdre et qu’il faudrait trouver un principe nouveau pour construire les vers : c’est ce que Commodien, devançant son époque, a essayé de faire.

Il a donc laissé hardiment la quantité de côté ; mais comment l’a-t-il remplacée ? C’est ce qui ne s’aperçoit pas du premier coup. Son vers a la prétention d’être l’ancien hexamètre, le vers de Lucrèce et de Virgile, mais un hexamètre qui ne tonnait plus la distinction des longues et des brèves, c’est-à-dire ce qui en faisait l’âme. Il n’en a gardé que l’apparence et l’extérieur ; il ne lui reste qu’un nombre régulier de syllabes, que le poète groupe à son gré pour en faire des dactyles et des spondées, quoique en réalité il n’y ait plus de spondée et de dactyle, puisque la quantité est absente. Seulement, pour donner à ceux qui lisent ces vers de hasard l’illusion du vers classique, l’auteur conserve la césure ordinaire, après le second pied, et dans les deux derniers (surtout dans le dernier), qui s’imposent davantage à l’attention, il essaye d’être un peu plus régulier qu’ailleurs. Voilà ce qu’on remarque d’abord quand on parcourt même rapidement les poésies de Commodien, et c’est ce que les gens du métier veulent faire entendre quand ils disent que le mètre y est remplacé par le rythme. Le rythme, c’est-à-dire la succession des temps forts et des temps faibles, des levés et des frappés, n’est pas tout à fait la même chose que le mètre, qui consiste surtout dans la suite des syllabes longues et brèves. Ils se confondent ensemble à l’époque classique, où il est de règle que le temps fort tombe toujours sur une longue. Au fond pourtant ils sont distincts l’un de l’autre : il n’y a de syllabes longues ou brèves, c’est-à-dire de mètres, qu’à la condition qu’il y ait des syllabes ; au contraire, le rythme existe indépendamment des paroles et peut s’appliquer à la musique instrumentale. Si les gens lettrés, qui connaissaient l’origine des mots, leurs anciennes formes et leurs valeurs, leur rapport avec les mots grecs, faisaient plus d’attention à la quantité, le rythme, qui n’est qu’une succession matérielle de temps forts et de temps faibles, frappait davantage les ignorants, les gens du peuple ; c’était une sorte de musique ou de cadence dont ils se souvenaient encore après qu’ils avaient oublié les paroles auxquelles il s’appliquait, et ils pouvaient souvent dire, comme le berger de Virgile : Numeros memini, si verba tenerem. Celui de l’hexamètre est simple, net, aisé à saisir ; il se logeait facilement dans la mémoire des gens qui s’initiaient à la culture latine. De ces vers qu’ils entendaient dire, quelquefois sans les bien comprendre, les étrangers, les illettrés ne retenaient guère qu’une série de temps forts et de temps faibles : c’était comme un moule tout fait, dans lequel ils finissaient pan jeter les premières paroles venues, et c’est ainsi qu’a commencé lé vers moderne. Commodien, qui travaille pour eux, a fait comme eux. Son vers est donc une sorte de contrefaçon de l’hexamètre classique : il lui ressemble en ce que le nombre des temps forts et des temps faibles, et par conséquent celui des syllabes, est le même ; il en diffère en ce que les temps forts et les temps faibles tombent indistinctement sur des longues ou sur des brèves, ce qui fait que pour lui facti de ligno sonne comme primus ab oris, et creditis viro comme tegmine fagi.

Il reste à nous demander quelles raisons pouvait avoir Commodien pour se servir, comme il l’a fait, d’une langue et d’une versification si barbares et si populaires. La réponse la plus simple à cette question serait d’admettre qu’étant sorti lui-même des rangs du peuple il a écrit comme il parlait ; mais elle n’est pas vraisemblable. Souvenons-nous qu’il était évêque, ce qui laisse soupçonner qu’il devait posséder une certaine culture d’esprit. Cette culture a laissé des traces dans ses œuvres, si grossières qu’elles paraissent. On a relevé chez lui des imitations de Lucrèce, d’Horace, surtout de Virgile[40], qui montrent qu’il connaissait les classiques, qu’il les avait étudiés et pratiqués dans sa jeunesse. Il ne s’est donc pas éloigné d’eux par ignorance, mais par système et de parti pris ; il aurait pu faire de meilleurs vers, s’il l’avait voulu : ce qui le prouve, c’est que, parmi ceux qu’il a faits volontairement mauvais, il s’en est glissé quelques-uns d’irréprochables ; il y en a même où l’on remarque des élégances d’expression qui trahissent un lettré qui se cache. Il avait donc fréquenté les écoles dans sa jeunesse, cultivé la grammaire et la prosodie ; s’il a plus tard volontairement désappris ce qu’on lui avait enseigné, il faut, qu’il ait eu quelque raison pour le faire, et cette raison n’est pas difficile à trouver. D’abord il devait être de ces docteurs rigides à qui la littérature profane était suspecte. Il s’est plaint énergiquement de ceux qui perdent leur temps à lire les grands écrivains, à cultiver leur esprit, et qui ne s’occupent pas de la vie éternelle :

Vergilius legitur, Cicero aut Terentius item.

Nil nisi cor faciunt, ceterum de vita siletur[41].

Lui, c’est de la vie qu’il veut parler, et il veut de préférence en parler aux pauvres gens. Il est surtout occupé d’eux, et, pour en être compris, il parle leur langue ; il oublie les leçons qu’il a reçues, il fait des vers comme en font les ignorants et les illettrés[42].

Nous ne savons guère quel fut, au IIIe siècle, le succès de la tentative hardie de Commodien ; personne ne nous a dit comment le peuple, pour qui ses poèmes étaient faits, les avait accueillis. Il semble pourtant qu’il en ait été frappé, puisque la mémoire ne s’en était pas tout à fait perdue deux siècles plus tard. Sans parler de la notice que Gennadius a consacrée à ce poète étrange, dont le classique saint Jérôme n’avait rien dit, le pape Gélase II, en 494, crut devoir placer les opuscules de Commodien parmi les livres apocryphes qui ne sont pas reçus par l’Église romaine. Évidemment il n’aurait pas parlé de lui, si à cette époque encore Commodien n’avait gardé quelques lecteurs. Ne soyons pas surpris que quelques. personnes aient conservé pieusement le souvenir du vieil évêque, qui, après s’être fait pauvre et petit, mendicus Christi, pour attirer les pauvres, avait voulu, ce qui est plus méritoire encore, oublier sa littérature pour être compris des illettrés.

Il n’est pas surprenant non plus que les gens du monde aient prêté peu d’attention à ces quasi-vers écrits dans une langue grossière[43], ou que, s’ils les ont lus, ils en aient été fort scandalisés. Quoique très inférieure à celle qui l’avait précédée, la société du IIIe siècle continuait à aimer avec passion les lettres et les arts ; elle ne produisait plus d’œuvres originales, ayant perdu le don charmant de créer, mais elle admirait et imitait sans se lasser les chefs-d’œuvre antiques. Ne tenir aucun compte des grands modèles quand on écrivait, faire des vers sans quantité, négliger les règles les plus essentielles de la grammaire, c’était donner à ses habitudes et à ses admirations le plus insolent démenti. Elle y arriva plus tard elle-même, mais seulement après plusieurs siècles d’effroyables calamités et quand elle eut subi l’invasion des barbares. C’était vraiment trop exiger d’elle que de vouloir qu’elle devançât volontairement ces temps malheureux, et que de son plein gré elle renonçât à toutes les délicatesses d’un art dont elle était éprise ; le sacrifice était au-dessus de ses forces, et cette apparition prématurée de la barbarie ne pouvait exciter chez elle que la colère ou le mépris.

 

— IV —

Essai d’alliance entre le christianisme et l’art antique. - Dans la peinture et la sculpture. - Dans la poésie. - L’Historia evangelica de Juvencus. - Ce qui manquait à ce poème.

En parlant si hardiment la langue populaire, Commodien ne cherchait sans doute qu’à se faire comprendre du peuple ; mais il s’était trouvé du même coup rompre avec l’art antique et donner une nouvelle forme à des idées nouvelles. On vient de voir que sa tentative ne paraît avoir eu aucun succès. La poésie chrétienne était donc amenée, après lui, à prendre une route différente ; au lieu de réaliser le vœu de l’Évangile, qui demande que le vin nouveau soit mis dans des vases neufs, il fallait qu’elle se résignât à faire ce qu’un poète moderne a exprimé dans ce vers célèbre :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Était-il possible au christianisme de se prêter à ce compromis ? Pouvait-il employer sans scrupule les procédés et les formes de l’art ancien à exposer ses doctrines ? La réponse est facile, quand on songe à ce qui s’était fait pour la peinture et la sculpture. On est fort surpris de trouver, dans les catacombes, de grands sarcophages de marbre décorés de motifs profanes et de scènes mythologiques. Il est vrai qu’ils n’étaient pas travaillés sur place, et l’on a fait remarquer que, comme tout le monde pouvait les voir dans les ateliers de Rome, où on les sculptait, il était difficile d’y traiter des sujets religieux. Mais les fresques elles-mêmes, quoique exécutées dans Ies galeries intérieures, loin des yeux infidèles, trahissent quelquefois des inspirations païennes. Les artistes ne répugnaient pas à emprunter à l’art antique quelques-uns de ses types les plus purs, qui pouvaient allégoriquement s’appliquer à la religion nouvelle, et personne n’en était choqué. On sait que le Bon Pasteur est, au moins à l’origine et dans ses premiers linéaments, une imitation du Mercure Criophore, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’une des figures sous lesquelles l’imagination chrétienne aimait le plus à se représenter le Christ. Dans le cimetière de Domitilla, on trouve une belle peinture d’Orphée jouant de la lyre, qui est évidemment inspirée par quelque oeuvre antique ; les chrétiens en firent une image du Christ qui, par sa prédication, attire les âmes à sa doctrine. Pour les figures secondaires, qui ne sont que des motifs de décoration, les artistes sont encore plus audacieux. Ils aiment à placer, au milieu des guirlandes de fleurs, parmi les oiseaux posés sur des branches ou qui volent dans l’air, et des paons qui étalent leur plumage, des scènes de vendange, des Génies ailés qui portent des cornes d’abondance ou des thyrses, les Saisons avec leurs emblèmes, Éros et Psyché enlacés ensemble, des Fleuves gravement couchés parmi les roseaux, etc. Les artistes qui ont exécuté M peintures étaient nourris de l’étude des chefs-d’œuvre de l’art ancien ; ils avaient passé leur jeunesse à les admirer, à les copier, ils ne concevaient pas qu’on pût travailler sur d’autres modèles. Devenus chrétiens, ils les admiraient encore, ils continuaient à s’en inspirer, et, pour exprimer leur nouvelle croyance, ils employaient, presque sans le vouloir, certainement sans se le reprocher, les procédés qu’ils avaient appris à l’école des maîtres.

C’est ce qui est arrivé aussi à la poésie : il était naturel qu’on ne fût pas plus difficile pour elle que pour la peinture, et qu’on permit aux poètes, comme aux peintres, de se souvenir et de s’aider des chefs-d’œuvre anciens. Ils le firent sans scrupule, et même sans modération. On dirait vraiment que le mauvais succès de Commodien les a d’abord poussés vers l’extrémité contraire ; autant il avait tenu à s’éloigner de l’art antique, autant ils cherchent à s’en rapprocher. Le mendiant du Christ est une sorte de sauvage qui veut à tout prie sortir de la route commune, les autres sont des écoliers qui n’osent quitter d’un pas ferme les chemins où les maîtres ont marché. Des deux côtés on est allé à l’extrême.

Le premier en date des poètes latins chrétiens, après Commodien, s’appelait Juvencus[44], C’était un prêtre espagnol de bonne naissance, qui vivait sous Constantin. Il écrivit un poème en quatre chants sur la vie de Jésus (Historia evangelica) : c’est une traduction littérale des Évangiles, principalement de celui de saint Matthieu. Le travail de Juvencus est très simple : comme il avait fait d’excellentes études, qu’il connaissait à fond Virgile et les auteurs classiques, il s’est donné la tâche de chercher dans leurs œuvres des expressions qui rendent approximativement le sens de l’Évangile. Il v réussit quelquefois, et il serait aisé, parmi les trois ou quatre mille vers dont le poème se compose, d’en relever un certain nombre qui sont d’une facture agréable et simple et traduisent avec bonheur le teste sacré ; mais le plus souvent l’embarras se montre. Comment Juvencus aurait-il pu y échapper ? Il s’est soumis lui-même à une double servitude qui gène tous ses mouvements. Pour le fond, il a toujours l’œil sur l’Évangile et regarderait comme un crime d’y rien changer ; pour la forme, c’est un classique timoré qui ne veut employer que les termes et les tours qui se trouvent dans les bons auteurs. Il marche entre saint Matthieu et Virgile, sans oser s’éloigner d’eux un moment. Ses plus grandes hardiesses consistent à dire, au lieu de : Il fait nuit, La nuit jette son manteau sombre sur la mer azurée ; au lieu de : Il fait jour, Le soleil à la chevelure de flammés répand sa lumière rose sur la terre. Il triomphe quand il peut trouver dans Virgile quelque hémistiche complaisant qui parait se prêter à rendre les paroles de son texte. Il en a rapproché deux dans un seul vers pour décrire la tempête sur le lac de Génésareth :

Postquam altum tenuit puppis ; consurgere in iras

Pontus.

La suite du récit était un peu plus difficile ; Juvencus s’en est tiré à son honneur, grâce à Virgile, qui vient encore à son secours. Jésus s’adresse à ses disciples effrayés, qui l’invoquent : Il leur dit : Pourquoi tremblez-vous, hommes de peu de foi ? Et se levant, il commanda aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme.

Ille dehinc : Quam nulla subest fiducia vobis !

Infidos animos timor irruiti[45]. Inde procellis

Imperat, et placidam sternit super æquora pacem.

Ce dernier vers est même très élégant et rend bien l’impression de l’apaisement des flots après la tempête. Mais ces bonnes fortunes ne sont pas fréquentes chez Juvencus. Il est plus souvent lourd et plat, et semble avoir un instinct particulier pour gâter les plus beaux endroits des Évangiles. Qui reconnaîtrait le début du sermon sur la montagne dans ces vers insipides :    -

Felices humiles, pauper quos spiritus ambit :

Illos nam cœli regnum sublime receptat.

C’est surtout quand Jésus s’irrite et menace, lorsqu’il éclate en invectives passionnées, que la faiblesse du traducteur se montre. Il recule devant le terme propre, il atténue, il efface tout. Le mot de Marthe, à propos de Lazare, qui est enseveli depuis quatre jours : Il sent mauvais, jam fœtet, blesse sa délicatesse, et voici comment il le paraphrase : Je croirais volontiers que son corps ayant perdu le mouvement commence à donner aux membres qui se pourrissent une odeur désagréable.

Le poème de Juvencus n’en obtint pas moins un très grand succès de son temps. Il est probable que ce qui nous déplaît chez lui, ce travail d’écolier qui fait des vers chrétiens avec des centons d’auteurs profanes, était précisément ce qui charmait ses contemporains. Ils étaient heureux de concilier en le lisant leur goût pour les poètes classiques avec leurs sentiments religieux, ils applaudissaient à cet effort ingénieux qui, en appliquant les vers de l’Énéide au récit des actions de Jésus, semblait rendre Virgile chrétien. L’auteur lui-même, malgré son humilité, se félicite beaucoup de son entreprise. Il nous dit que dans ses vers la gloire de la loi divine s’est revêtue volontiers des ornements de la poésie ; et il attribue ce succès à un don particulier de la grâce divine. Il lui semble sans doute qu’il manquait quelque chose à la beauté de l’Évangile tant qu’il n’avait pas été recouvert de cette forme virgilienne au-dessus de laquelle, au fond de son cœur, il ne mettait rien ; il est convaincu que son poème a rendu service aux livres saints, et il compte sur ses vers pour lui procurer le salut éternel.

Ce qui est sûr, c’est que Juvencus a donné l’exemple de mêler les formes de l’art antique avec les croyances nouvelles, et c’est ce qui fait pour nous l’intérêt de son poème. Riais, si ces deux éléments contraires y sont unis, ils ne sont pas encore assimilés. On sent qu’ils se gênent mutuellement et qu’ils ont peine à marcher ensemble. Il faut qu’ils s’habituent l’un à l’autre, qu’ils apprennent à s’entraider, au lieu de se nuire que le christianisme accepte de bonne grâce ce vêtement poétique qui n’a pas été fait pour lui, et que de leur côté les vieilles langues classiques, la poésie d’Horace et de Virgile, se plient à exprimer des idées nouvelles dans un style qui, sans choquer les chrétiens pieux, ne surprenne pas trop les admirateurs des lettres anciennes — problème délicat, qui demandera encore quelques tâtonnements, et ne sera tout à fait résolu qu’un siècle plus tard.

 

 

 

 



[1] Il faut excepter les chants sibyllins d’origine chrétienne. Mais ils sont si incertains et si peu nombreux qu’il est permis de n’en pas tenir compte.

[2] Voyez Renan, Origines du Christianisme, sur les Sibylles, V, 159 et sq. ; sur le Pasteur d’Hermas, VI. 401 ; sur les évangiles apocryphes, VI, 495 ; sur les Reconnaissances, VII, 74. 1.

[3] Nicolas, Études sur les évangiles apocryphes.

[4] C’est le verbiage fatigant d’une vieille commère, dit M. Renan, le ton bassement familier d’une littérature de nourrices et de bonnes d’enfant.

[5] Quand Guillaume Postel rapporta d’Orient le Protévangile de saint Jacques, le savant et pieux Henri Estienne crut à une mystification et se fâcha. Il accusa Postel d’avoir fabriqué l’ouvrage en haine de la religion chrétienne.

[6] On peut voir, à propos de ces drames liturgiques, les Origines latines du Théâtre moderne d’Edélestand Duméril.

[7] Il y a pourtant, dans le Pasteur d’Hermas, à côté de ces passages si gracieux et si tendres, quelques accents plus énergiques. L’ouvrage est écrit à l’approche d’une persécution. L’auteur l’annonce, et il veut y préparer les fidèles. Pour les raffermir, il leur montre par un symbole que l’Église ne périra pas. Il la compare à une tour élevée par des anges, dont il nous raconte la construction avec les plus grands détails. Cette tour symbolique est aussi entrée dans les souvenirs de la poésie et de l’art chrétiens. On la trouve figurée dans une peinture des catacombes de Naples, et Prudence s’en est souvenu lorsque à la fin de sa Psychomachia il nous dépeint le temple mystique que les Vertus triomphantes bâtissent au Seigneur.

[8] V, 483.

[9] II, 320.

[10] VIII, 3.

[11] III, 182.

[12] V, 167.

[13] VIII, 151.

[14] Græculus esuriens in cœlum, jusseris, ibit.

[15] Sénèque dit de l’Égypte qu’elle mettait son esprit à dire des impertinences de ceux qui la gouvernaient, in contumelias præfectorum ingeniesa provincia (Ad Helv.,10, 6), et nous savons que la populace d’Antioche se permit un jour de se moquer d’un empereur au théâtre et devant lui.

[16] IV, 127.

[17] C’est tout à fait de la mime manière que les stoïciens décrivaient la fin du monde. Sidera sideribus concurrent. Lucain, I, 74.

[18] II, 194 et 190.

[19] M. Renan pense que le Pasteur et les Reconnaissances ont été composés à Rome. Mais quand l’Église romaine ne parla plus grec, ces deus ouvrages cessèrent d’être en usage chez les Occidentaux. Saint Jérôme dit du Pasteur : Apud Latinos pæne ignoratur (De viris illust., 10). Quant aux chants sibyllins, saint Augustin les lisait dans une traduction populaire qui était écrite en vers peu latins et qui ne se tenaient pas sur leurs pieds (De Civ. D., XVIII, 23). Mais, dans les premiers temps, quand toute la chrétienté parlait grec, ces ouvrages ont dû circuler partout.

[20] C’est ce que fait entendre Gennadius quand il dit à la fin de la petite notice dont je viens de parler : Moratent sane doctrinam et maxime volontariæ paupertatis amorem prosecutus studentibus inculcavit.

[21] Inst., II, 20, 1. Je cite Commodien d’après l’édition de Dombart, Vienne, 1887.

[22] Instr., II, 27.

[23] Instr., II, 26.

[24] Carm. apol., 801.

[25] M. Ebert place la composition du poème à l’année 249, et M. Aubé en 260.

[26] Instr., I, 54 : quasi bestius erras.

[27] Instr., I, 9.

[28] Instr., I, 11.

[29] I, 33, 1. Ailleurs il les appelle une race au cou raide, gent cervicosa (Carm. apol., 261).

[30] Instr., I, 37.

[31] Instr., II, 32.

[32] Instr., II, 33.

[33] Carm. apol., 72.

[34] Carm. apol., 19.

[35] Cette duplicité d’antéchrist est, pour le poète, une manière d’accorder ensemble deux traditions différentes.

[36] Carm. apol., 963.

[37] Ad orientemredire in urbeesse in pacenacum millia multa.

[38] Speciaculis ire cruentispeccare Deo, etc.

[39] Par exemple l’habitude d’abté8er les dernières syllabes des mots, qui est partout le premier signe qu’on surprenne de l’altération de la quantité, provient évidemment de l’influence de l’accent tonique. Comme il est toujours, en latin, sur la pénultième ou l’antépénultième, la prononciation des finales se trouvait par là affaiblie ; on peut voir, pour plus de détails, mon mémoire sur Commodien, dans les Mélanges Renier. Je ne fais ici que l’abréger et le résumer.

[40] Voyez la liste de ces imitations dans la préface de Dombart.

[41] Carm. apol., 583. On a essayé de donner d’autres leçons ou premier hémistiche du second vers ; il me semble qu’il peut s’expliquer comme il est, en prenant cor dans le sens que lui donnaient les vieux écrivains, l’esprit et l’intelligence.

[42] Commodien a eu quelques imitateurs, en fort petit nombre. On a conservé le nom de quelques docteurs de l’Église qui essayèrent de composer des ouvrages pour le peuple, dans sa langue. Saint Jérôme dit de Fortunatianus, Africain d’origine, et évêque d’Aquilée : brevi et rustico sermone scripsit commentarios, et de Pacianus, évêque de Barcelone : mediocri sermone tractatus composuit (De vir. illustr., 97 et 105). Saint Augustin nous parle d’une traduction des chants sibyllins qui était écrite versibus male latinis et non stantibus ; on ne sait si elle était antérieure à Commodien. L’évêque d’Hippone lui-même, ce lettré raffiné, qui avait eu tant de peine à goûter le latin rocailleux des livres saints, finit par écrire, contre les donatistes, son psaume abécédaire, dans lequel, nous dit-il, il s’est soustrait à toutes les lois du mètre pour n’être pas forcé d’employer des mots que le peuple ne pourrait pas comprendre (Civ. Dei, XVIII, 23). C’est justement ce qu’avait essayé de faire Commodien, un siècle et demi auparavant.

[43] Ce sont les expressions de Gennadius : mediocri eermoxe, quasi versus.

[44] Je ne parle pas de Lactance, dont il ne nous reste qu’une seule pièce de vers, le Phénix, qui même lui est contestée.

[45] Virgile, Æn., IV, 12 : Degeneres animos timor arguit.