LIVRE TROISIÈME — Conséquences de l’éducation païenne sur les auteurs chrétiens
— I —Tertullien. - Son caractère. - Situation des chrétiens au milieu de la société romaine de ce temps. - Questions qu’ils se posent. - Comment Tertullien y répond. - Le traité De Idololatria. - Métiers dont un chrétien doit s’abstenir. - Plaisirs dont il lui faut se priver. - Rigueur de Tertullien. - Dangers que présente cette rigueur. - Trouble jeté dans les consciences chrétiennes. - Irritation de l’autorité publique. - Opinion de Tertullien sur les persécutions. Comment ces idées, ces impressions, que laissaient dans l’esprit d’un jeune chrétien, qui avait fréquenté les écoles, le souvenir d’une éducation païenne, ont-elles pu se concilier avec sa foi ? Au premier abord il semble qu’il était impossible à ces deux éléments contraires de vivre tranquillement l’un près de l’autre, qu’ils devaient se combattre avec acharnement, qu’ils cherchaient à se supprimer. C’est bien ce qui est arrivé quelquefois, et de là sont nées sans doute bien des luttes cruelles, qui ont déchiré les âmes pieuses ; mais souvent aussi ils se sont mieux entendus qu’on ne pouvait le supposer. Ils ont même trouvé moyen, en se faisant des concessions mutuelles, de se fondre ensemble, et, avec le temps, de ces débris du vieux paganisme mêlés aux sentiments chrétiens un tout harmonieux s’est formé. Il n’y a pas un écrivain de cette époque où ces deux principes opposés ne se rencontrent ; nous les retrouvons chez tous, qui luttent entre eux ou qui essayent de s’accorder. Mais, comme il faut se borner, je n’en vais prendre que quelques-uns ; et, même, de ceux-là, je n’étudierai pas leur vie ou leur œuvre entière. Je me contenterai de choisir un de leurs ouvrages ou un moment de leur existence, et j’y chercherai comment se dénoue pour eux le conflit, auquel personne n’échappe, entre les souvenirs de l’éducation et les croyances chrétiennes, c’est-à-dire entre le présent et le passé. Je commence par Tertullien, c’est-à-dire par le plus ancien de tous, et j’étudierai surtout un de ses livres, le traité du Manteau. Mais pour comprendre l’ouvrage, il faut d’abord avoir une idée de l’auteur. L’homme est, du reste, fort intéressant et assez facile à connaître. C’est une figure originale et d’un relief si puissant qu’il est aisé d’en esquisser les contours. De sa biographie nous savons peu de chose : il était de Carthage et vivait à l’époque de Septime Sévère. Ses premiers ouvrages datent de la fin du IIe siècle, et l’on suppose qu’il a prolongé sa vie jusqu’au milieu du siècle suivant. Il n’était pas chrétien de naissance, et rappelle plus d’une fois le temps où il attaquait et raillait la nouvelle doctrine qu’il ne connaissait pas encore. On voit, à la façon dont il en parle, qu’il devait être alors pour elle un ennemi fougueux ; mais quand il l’eut embrassée, il en devint aussitôt le plus passionné défenseur. C’était en toute chose une nature de feu. D’ordinaire, on attribue la violence de son tempérament au pays d’où il tirait son origine, et l’explication paraît d’abord assez plausible. Cependant il faut ne pas oublier que l’Afrique a donné à l’Église des docteurs qui ne ressemblent guère à Tertullien. Pour n’en citer qu’un, l’évêque de Carthage, saint Cyprien, fut un politique habile, qui sut se tirer adroitement de conjonctures délicates et ne poussa rien à l’extrême. Il n’hésita pas à se dérober aux bourreaux, dans une première persécution, parce qu’il jugeait utile de vivre, et s’offrit à la mort, dans la seconde, parce qu’il voulait donner aux fidèles un grand exemple. Cet homme sage, qui n’agissait jamais ; qu’avec réflexion et mesure, était pourtant un Africain comme Tertullien, ce qui montre que l’influence des milieux n’est pas aussi souveraine qu’on le dit, et que le même pays peut produire à la même époque des opportunistes et des intransigeants. En réalité, les gens de ce tempérament ne sont tout à fait rares nulle part, même dans l’Église, et nous en avons vu de nos jours qui, sans être nés en Afrique, apportaient des humeurs terribles à la défense d’une religion de paix. Le premier trait de leur caractère, c’est qu’ils sont raides, entiers, absolus, qu’ils regardent toute concession comme une faiblesse, qu’au lieu d’éviter les difficultés ils les font naître, qu’ils exigent qu’on accepte aveuglément leurs opinions et qu’en même temps ils travaillent à les rendre de moins en moins acceptables, qu’ils semblent fiers de heurter le sentiment public, qu’ils prennent volontiers des poses d’athlètes et vont en guerre à tout propos, qu’ils possèdent le talent de l’insulte, et l’exercent de préférence aux dépens de leurs meilleurs amis. Ces violents ont en général de grands avantages sur les modérés : non seulement ils plaisent aux violents comme eux, par l’affinité de leurs caractères, mais ils ne déplaisent pas non plus aux timides, sur qui la décision et la force exercent un grand empire, et qui sont très portés à admirer chez les autres des qualités dont ils ne se sentent pas eux-mêmes capables. Celui-ci avait de plus un très beau génie ; il possédait une grande vigueur de dialectique, de vastes connaissances, une façon de s’exprimer frappante et personnelle. L’Église, lorsqu’elle eut fait sa conquête, dut être très fière de lui ; elle avait eu jusque-là fort peu d’hommes de lettres, ce qui semblait donner raison à ses ennemis ; quand ils se moquaient de l’ignorance des chrétiens et prétendaient que les plus savants d’entre eux n’étaient bons qu’à discuter avec de pauvres gens ou de vieilles femmes. Les ouvrages de Tertullien réfutaient les railleries : l’Église avait enfin un défenseur qu’elle pouvait opposer à tous les beaux esprits de l’école. L’apologie qu’il publia de la religion chrétienne, et qui fut un de ses premiers livres, était de nature à causer une vive admiration dans la communauté et quelque surprise en dehors d’elle. Aucune œuvre de ce genre et de cette importance n’avait encore paru en latin[1]. Et ce n’était pas seulement la langue qui était nouvelle ; la défense du christianisme p était présentée d’une façon originale et tout à fait appropriée à l’esprit de ceux pour qui le livre était écrit. Les apologistes grecs, si nous en jugeons par saint Justin, se servaient d’ordinaire d’arguments généraux et philosophiques, ils invoquaient en faveur des chrétiens la raison, le bon sens, l’humanité ; ils s’adressaient à l’homme plus qu’au Romain. C’est le Romain surtout que Tertullien veut convaincre ; il lui parle en juriste et en politique. Il essaie de lui prouver que tout est injuste dans les procédures qu’on applique aux chrétiens. Il soutient que la torture, qui a été imaginée pour découvrir la vérité, ne doit pas servir à leur faire dire tin mensonge. Il montre qu’on va chercher, pour les perdre, des lois hors d’usage, et demande hardiment qu’on porte enfin la cognée dans cette forêt de vieux plébiscites et de sénatus-consultes démodés, qui, si on ne les abroge une bonne fois, peuvent fournir des armes à toutes les haines et autoriser tontes les iniquités. A cette façon de raisonner on reconnaît l’homme d’affaires accoutumé aux discussions juridiques et qui a dû fréquenter le tribunal du préteur. Voilà ce qu’il y avait de nouveau dans l’Apologie de Tertullien. C’est par ces qualités, qu’elle frappa non seulement les Romains, pour qui elle était faite, mais aussi les Grecs, qui d’ordinaire n’admiraient qu’eux-mêmes et qui pourtant s’empressèrent de la traduire dans leur langue[2]. Ainsi la chrétienté entière l’adopta, et elle devint la défense commune de toute l’Église menacée. C’était un grand service que Tertullien rendait à ses frères ; mais nous allons voir que par ses exagérations et ses violences il les a plus compromis encore qu’il ne les avait servis. La société chrétienne traversait à ce moment une crise difficile. On n’était plus à l’époque où la petite congrégation, presque uniquement composée de gens du peuple ou d’étrangers, pouvait s’isoler du reste du monde, où les fidèles se réunissaient paisiblement, aux jours de fête, dans quelques oratoires ignorés, et, le reste du temps, vaquaient à leurs occupations obscures, dans leurs boutiques et leurs ateliers, sans se faire remarquer de personne. Peu à peu, à ces gens peu connus et dont on ne savait pas le nom, s’étaient joints des personnages de quelque importance, des bourgeois, de riches affranchis, comme ce Calixte, un futur pape, qui avait commencé par être banquier et même, à ce qu’on dit, par emporter l’argent de ses clients, des professeurs, des officiers, des magistrats, et, sous Marc Aurèle, des sénateurs. Ce succès réjouissait beaucoup Tertullien, qui disait aux païens, d’un air de triomphe : Nous remplissons les villes, les châteaux, les îles, les municipes, les bourgades, les camps même, les tribus, les décuries, le palais du prince, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples[3]. Mais cette diffusion rapide, dont le christianisme était si fier, allait lui créer de grands embarras. L’ancienne religion, pendant une domination de tant de siècles, avait trouvé le moyen de se mêler à tout. La famille et l’État reposaient sur elle. Il n’y avait pas d’acte de la vie publique et intérieure qui ne fût accompagné de prières et de sacrifices. Le magistrat municipal, le fonctionnaire de l’empire, le soldat et l’officier ne pouvaient se dispenser sous aucun prétexte de prendre part à des cérémonies qui se célébraient pour l’État et le prince. A la vérité, c’étaient ordinairement de pures formalités qui n’engageaient guère la conscience. La religion officielle ne consistait qu’en pratiques extérieures auxquelles la plupart des gens attachaient si peu de signification qu’ils ne comprenaient pas qu’on eût quelque scrupule à les accomplir. Pourquoi, disait-on aux chrétiens, ne pas consentir à brûler un peu d’encens et à murmurer quelques prières devant la statue de Jupiter ? et, s’ils s’y refusaient, les plus doux, les plus cléments de leurs ennemis, comme Pline le Jeune, perdaient patience et les traitaient d’orgueilleux, d’entêtés, dont l’obstination méritait tous les supplices. Que fallait-il donc faire ? Devait-on, en se faisant chrétien, quitter le rang qu’on avait dans le monde, s’éloigner de la carrière qu’on avait jusque-là suivie, cesser d’être décurion ou duumvir dans sa ville natale, tribun ou centurion dans l’armée, procurateur de César, administrateur ou fonctionnaire ? et même, si l’on ne pouvait pas échapper autrement à la contagion de l’idolâtrie, était-on forcé de renoncer à toutes les habitudes de la vie intime, aux réunions de la famille ou de l’amitié, et de se condamner à une sorte de retraite ou de sécession, dans l’intérieur de la maison ? Ces questions préoccupaient douloureusement la société chrétienne, d’autant plus qu’elles n’étaient pas résolues par tous les docteurs de la même manière. Les plus doux étaient portés à rassurer les âmes troublées et se prêtaient volontiers à des accommodements qui permettaient aux fidèles de garder leur foi sans abandonner leur position ; mais il y en avait aussi de rigoureux, à qui les moindres compromis paraissaient des crimes. Je n’ai pas besoin de dire de quel côté se trouvait Tertullien. Personne ne sera surpris qu’avec le caractère qu’on lui connaît il fût au premier rang de ceux qui ne, voulaient pas entendre parler de concessions. Nous avons un traité de lui contre l’idolâtrie (De Idololatria), qui est bien connu et qu’on a souvent cité et analysé, mais auquel il faut toujours revenir quand on veut avoir une idée de la situation des chrétiens et des embarras cruels auxquels ils étaient alors livrés. Il y traite à sa manière quelques-unes des questions que les fidèles posaient avec anxiété aux docteurs de l’Église. Il commence par celles qui semblent les plus faciles à résoudre. Et d’abord il se demande si un chrétien peut fabriquer des idoles ; assurément non, puisqu’il sert ainsi la cause d’une religion ennemie. On a beau lui dire qu’on les fabrique, mais qu’on ne les adore pas : Tu les adores, répond Tertullien[4], puisque c’est grâce à toi qu’elles peuvent être adorées. Tu ne te contentes pas de leur offrir le sang d’une bête, tu te sacrifies toi-même en leur honneur ; tu leur immoles ton génie, tu leur verses tes sueurs en libation. Au lieu d’encens, tu leur fais hommage de ton art. Tu es plus qu’un prêtre pour elles, puisque c’est par toi qu’elles ont des prêtres ; c’est ton talent qui en fait des dieux. Rien d’abord ne semble plus naturel que cette défense ; mais quand on regarde de près, on voit qu’elle va plus loin qu’il ne paraît, et que, si on la pousse à l’extrême, elle peut avoir les plus graves résultats. Depuis si longtemps que régnait l’idolâtrie, l’Olympe semblait être devenu le pays naturel des imaginations. Les scènes de la mythologie alimentaient la peinture comme la poésie ; les statues des dieux et des déesses, en marbre, en bronze, en terre cuite, remplissaient les maisons aussi bien que les temples. Défendre aux sculpteurs et aux peintres de les reproduire était tarir la source de leurs inspirations ordinaires et proscrire les arts. L’Église semblait avoir recalé devant cette conséquence rigoureuse. Dans la peinture décorative, où les représentations ont moins d’importance, elle permettait qu’il se glissât quelques figures qui venaient en droits ligne de la vieille mythologie. Sur les voûtes mêmes des catacombes, dans les lieux les plus saints, on trouve parfois des génies ailés, portant des flambeaux et des couronnes, à côté des graves Orantes ou de Jonas sous son arbre. Nous ne voyons pas que les artistes qui peignent, ces images profanes soient, dans la communauté chrétienne, plus mal notés que les autres, et Tertullien nous dit même qu’il y eut de ces faiseurs d’idoles qu’on éleva aux honneurs ecclésiastiques[5]. Une parole faiblesse l’indigne ; et, loin de tremper dans ces complaisances, il se plaît à jeter une sorte de défi à cette société où le goût des arts était resté si vif. Pendant qu’elle cherche à faire ses dieux les plus beaux possible, il éprouve une joie insolente à soutenir que Jésus-Christ était laid[6]. Il n’est pas éloigné de vouloir qu’on se tienne aux prescriptions du Deutéronome, qui défend absolument qu’on reproduise la figure des hommes et des animaux. Si les artistes réclament, il se moque d’eux et entreprend de leur prouver qu’ils ne sont pas tant à plaindre : ne peuvent-ils pas employer leur talent à d’autres usages ? Celui qui travaille le bois, au lieu de faire sortir le dieu Mars d’un tilleul, en tirera des armoires et des coffres ; ceux qui travaillent les métaux feront des plats et des marmites. Ils ne risquent pas au mens de manquer d’ouvrage : on a plus souvent besoin dans le monde de marmites que de dieux[7]. Ces plaisanteries nous font bien connaître que l’intérêt des arts était le moindre de ses soucis. Après avoir ainsi condamné les fabricants d’idoles, Tertullien s’occupé de ceux qui les ornent et les décorent ; puis, de tous les métiers qui ont quelque rapport avec l’idolâtrie, des architectes qui bâtissent ou réparent les temples, des marchands d’encens, de victimes ou de fleurs. Pendant qu’il est en train, il voudrait bien étendre sa sévérité au commerce tout entier. Comment le commerce peut-il convenir à un serviteur de Dieu, puisqu’il repose sur l’avidité et la convoitise ? Tout négociant désire devenir riche, et le moyen qu’il prend d’ordinaire pour y arriver, plus tôt c’est de tromper et de mentir[8]. Il y a au moins certaines professions dont un chrétien doit s’abstenir à tout prix ; par exemple, il ne sera pas diseur de bonne aventure, on astrologue : celui qui essaie de lire l’avenir dans les astres traite les astres comme des dieux, ce qui est un crime. Il ne sera pas lanista, ou maître des gladiateurs ; le lanista enseigne à ces malheureux à se tuer avec grâce, et le Seigneur a dit : Tu ne tueras point. Il ne sera pas non plus mettre d’école ou professeur de belles-lettres : il serait forcé de faire expliquer aux enfants des livres pleins de fables, de leur enseigner l’histoire, les attributs et les généalogies des dieux. D’exclusion en exclusion, il en arrive à se demander s’il peut être permis à un chrétien d’entrer dans les fonctions publiques. C’était une question grave, et nous voyons qu’elle était fort discutée autour de Tertullien. Pour lui, la réponse n’est pas douteuse : Si l’on admet, dit-il[9], qu’on puisse être magistrat sans faire des sacrifices ou en ordonner, sans offrir des victimes, sans s’occuper des temples ou désigner des gens qui s’en occupent, sans donner des jeux et y présider, sans juger de la fortune ou de la vie des citoyens, sans les condamner à la prison et à la torture, alors on pourra décider qu’il est permis à un chrétien d’être magistrat. Les jeux surtout lui causent une aversion profonde. Ils étaient devenus la plus grande passion du monde antique. Le plaisir que les Romains y prenaient était si vif que sans le théâtre et le cirque ils ne comprenaient plus l’existence. Il ne leur semblait pas possible qu’un homme pût y renoncer de son plein gré ; aussi étaient-ils tout à fait surpris de voir que les chrétiens s’abstenaient ordinairement d’y paraître. Ils n’étaient pas éloignés de croire que c’était pour eut une manière de se préparer au martyre, et supposaient qu’ils se privaient de ce qui faisait le charme de la vie pour avoir moins de peine à la quitter. Tertullien est sans pitié pour tous ceux qui assistent aux spectacles ; il regarde ce crime comme le plus grand de tous et le plus indigne de pardon. Le théâtre lui semble la maison du diable, et il raconte qu’un malin esprit s’étant un jour emparé d’un chrétien qui se trouvait par hasard à des jeux publics, comme l’exorciste demandait au démon de quel droit il se permettait d’entrer dans le corps d’un serviteur de Dieu, l’autre répondit : Je l’ai rencontré chez moi[10]. On peut donc dire que la conclusion de Tertullien est qu’il faut se tenir loin des plaisirs, des honneurs, des affaires, c’est-à-dire de tout ce qui semblait aux Romains de ce temps mériter la pleine de vivre. Au premier abord cette rigueur ne nous surprend guère il y a toujours eu deux courants opposés dans l’Église ; aux docteurs sévères, qui veulent qu’on se sépare tout à fait du monde, s’opposent les moralistes plus indulgents qui cherchent une manière honnête de s’accommoder avec lui ; les jansénistes et les jésuites sont de tous les temps. Au milieu du IIIe siècle, pendant la persécution de Dèce, le poète Commodien, qui était de l’école de Tertullien, se plaint amèrement de ces ecclésiastiques faciles qui, par bonté d’âme, par intérêt ou par peur, dissimulent aux fidèles la vérité, cherchent à leur rendre tout aisé, tout uni, et ne leur disent jamais que ce qu’il leur fera plaisir d’entendre ; il va même jusqu’à les accuser à deux reprises de recevoir de petits présents, pour se taire[11]. Non seulement ces casuistes indulgents devaient être assez nombreux, mais il est probable que leur influence l’emportait sur celle de leurs adversaires, puisque en réalité il y avait chez les chrétiens des négociants, des banquiers, des artistes, des professeurs, des magistrats, ce qui prouve bien que les anathèmes de Tertullien ne parvenaient pas à prévaloir contre les nécessités de la vie. Naturellement, il en était fort irrité, et, comme l’opposition ne faisait que l’exaspérer, on comprend que, dans sa colère, il ait passé toutes les bornes. Du reste, ces exagérations sont naturelles à tous ceux qui entreprennent de réformer les mœurs publiques ; ils enflent la voix pour se faire mieux entendre et demandent beaucoup afin d’obtenir quelque chose. Mais il faut avouer qu’ici la sévérité poussée jusqu’à ces limites présentait de grands dangers et que les esprits sages n’avaient pas tort de s’en plaindre. Elle avait d’abord l’inconvénient de porter le trouble dans les consciences chrétiennes. Les sacrifices que le christianisme exigeait de ceux qui embrassaient ses doctrines étaient graves ; il est clair qu’ils ne devaient pas s’y résigner sans douleur. Quand on leur demandait de rompre avec de vieilles habitudes et de respectables traditions de famille, de quitter des occupations qui leur étaient chères et profitables ou des dignités qu’ils regardaient comme l’honneur de leur maison, on comprend que leur âme ait été déchirée de regrets. Cette épreuve pénible, dont tous ne sortaient pas aisément victorieux, Tertullien a le tort de la rendre plus pénible encore par l’excès de ses exigences et la dureté avec laquelle il traite ceux qui se permettent d’hésiter. Ces malheureux fouillaient les livres saints pour y trouver quelque texte qui favorisât leur résistance. La nécessité les rendait ingénieux, subtils, habiles à interpréter dans leur intérêt les mots et les phrases de l’Écriture ; mais ils avaient affaire à un maître dialecticien qui n’était jamais à court, qui opposait à leurs textes des textes contraires et les foudroyait sans cesse d’arguments nouveaux. Quand, pour s’excuser de prendre quelque part aux plaisirs de la foule, ils s’appuyaient sur cette parole de l’apôtre : Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent et pleurez avec ceux qui pleurent, il leur rappelait qu’un autre apôtre a dit : Le siècle se réjouira, mais vous, vous pleurerez[12]. Aux astrologues qui se défendent par l’exemple des mages dont le Christ a bien voulu accepter les présents, ce qui prouve qu’il ne leur était pas contraire, Tertullien se contente de dire que sans doute les mages ont été bien reçus au berceau du Christ, mais qu’en les avertissant de s’en aller par une autre route, Dieu voulait évidemment leur donner l’ordre d’abandonner leur méchant métier[13]. Les fonctionnaires publics, pour se faire pardonner, rappellent que Daniel et Joseph ont été ministres d’un roi : Daniel et Joseph, réplique Tertullien[14], étaient esclaves, et par conséquent forcés d’accepter les fonctions dont on les chargeait. Vous autres, vous pourriez les refuser, puisque vous êtes libres, et vous les demandez. Si par malheur, dans cette lutte de citations et de subtilités, ces pauvres gens, harcelés, par leur redoutable adversaire, se permettent de dire, ce qui nous semble bien naturel : Mais comment vivrons-nous ? il ne se contient plus : Pourquoi dites-vous : Je serai pauvre ? le Seigneur n’a-t-il pas dit : Bienheureux les pauvres ? Je n’aurai pas de quoi manger. — N’est-il pas écrit qu’on ne doit pas s’inquiéter du vivre et des vêtements ? — J’avais pourtant quelque fortune. — Il faut vendre tout ce qu’on a et le donner aux pauvres. - Mais nos, fils et nos petits-enfants, que deviendront-ils ? — Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière est un mauvais ouvrier. — Je jouissais pourtant dans le monde d’un certain rang. — On ne peut pas servir deux maîtres. Si tu veux être le disciple du Seigneur, prends ta croix et suis le Seigneur. Parents, femme, enfants, il t’ordonne de tout quitter pour lui. Quand Jacques et Jean furent emmenés par Jésus-Christ et qu’ils laissèrent là leur père et leur barque, lorsque Mathieu se leva de son comptoir de percepteur et trouva même qu’il était trop long de prendre le temps d’ensevelir son père, aucun d’eux a-t-il répondu à Jésus qui les appelait : Je n’aurai pas de quoi vivre ?[15] C’est de ce ton qu’il réfute leurs arguments ; il n’éprouve aucune pitié pour leurs inquiétudes et leur trouble, et semble même triompher du désespoir où il les jette. Et remarquons qu’il ne s’agissait pas seulement d’une grande bataille qu’on livrait une fois en sa vie pour savoir s’il fallait ou non quitter la profession qu’on avait exercée jusque-là ; le combat recommençait sans cesse. Tous les jours des questions nouvelles se posaient pour des minuties, et Tertullien, en sa qualité de moraliste intraitable, n’est pas moins exigeant pour les petites choses que pour les grandes. Sur toutes les matières, il pousse le scrupule jusqu’à des raffinements incroyables. Il peut arriver à un chrétien d’être. invité par des parents, des amis, des voisins, à des fiançailles, à une noce, aux fêtes qui se célèbrent dans les familles, quand le fils de la maison, huit jours après sa naissance, reçoit le nom qui doit le désigner, ou, à dix-huit ans, prend la robe virile ; dans ces cérémonies, il y a des prières, des sacrifices : est-il permis au chrétien d’y paraître ; et, s’il y assiste, quelle attitude doit-il garder ? Quand il rencontre un païen sur son chemin, il ne peut refuser de causer avec lui. Avec quel soin, s’il lui parle, ne doit-il pas veiller sur ses paroles ! Quels raffinements de scrupules, pour ne pas dire un mot qui puisse compromettre sa foi ! Par exemple, il est entendu qu’un chrétien ne doit pas prononcer le nom des dieux, c’est un sacrilège. Mais que fera-t-on quand ce nom désigne une rue ou une place publique ? Sera-t-il défendu de dire qu’un tel demeure dans la rue d’Isis ou sur le quai de Neptune ? Pour cette fois, Tertullien cède, car les plus rigoureux ne vont jamais jusqu’au boat de leur intransigeance[16]. Mais bientôt il reprend toute sa sévérité. Un jour qu’un fidèle se disputait avec un païen, l’autre lui dit : Que Jupiter t’emporte ! — Qu’il t’emporte plutôt toi-même ! répond le chrétien, sans penser à mal. Aussitôt Tertullien entre en fureur. Parler ainsi, n’est-ce pas reconnaître la divinité de Jupiter et renier le Christ[17] ? Et voilà comment un mot qui échappe dans la chaleur d’une discussion peut devenir un crime. Avec cette nécessité de se, surveiller sans cesse et les périls que la foi court à chaque instant, Tertullien a bien raison de comparer la vie à un voyage sur mer entre des écueils et des bas-fonds[18]. Un autre danger de ce rigorisme extravagant, c’est qu’il, risquait de brouiller tout à fait la communauté chrétienne avec l’autorité publique, qui était déjà bien mal disposée pour elle. Au fond, pourtant, Tertullien n’était pas un ennemi de .l’autorité. Comme tous les esprits de sa trempe, il avait du goût pour les gouvernements forts. L’opposition philosophique et libérale, qui ne se manifestait d’ordinaire que par des bons mots, avait le don de l’irriter, et il parle légèrement de cette société élégante et amollie qui n’était rebelle qu’en paroles, sinon armis, saltem lingua semper rebelles estis[19]. Au contraire, il prêche partout l’obéissance aux pouvoirs établis et se montre plein de respect pour le prince, qui lui semble une sorte de lieutenant de Dieu, a Deo secundus[20]. Mais ce respect n’a rien de servile. S’il honore l’empereur, il refuse énergiquement de l’adorer. Il lui fait sa part, une très large part, dans les choses humaines ; mais il n’entend pas lui accorder tout : Si tout est à César, dit-il[21], que restera-t-il pour Dieu ? Or César est accoutumé à tout prendre, et il est probable que ces réserves, quelque raisonnables qu’elles nous paraissent, ne seront pas de son goût. Il trouvera, du reste, dans les opinions soutenues par Tertullien, d’autres motifs de se fâcher. Nous avons vu ce que Tertullien pense des jeux publics et avec quelle rigueur il défend aux chrétiens d’y assister. Ces jeux étaient presque toujours donnés en l’honneur du prince ; ils rappelaient ou l’anniversaire de sa naissance ou son avènement au trône, ou quelque événement heureux qui lui était arrivé ; en refusant de s’y associer, on devait paraître indifférent ou contraire à son bonheur et à sa gloire. Quand une lettre couronnée de lauriers apportait à Rome l’annonce d’une victoire, c’était l’usage, chez les bons citoyens, d’illuminer leur porte et de l’entourer d’une guirlande de fleurs. Mien ne parait d’abord plus innocent, et nous savons que les chrétiens étaient fort empressés à rendre à l’empereur un hommage qui ne leur semblait pas contraire à leur religion[22]. Mais tel n’est pas le sentiment de Tertullien. Il se souvient que, dans la maison antique, la porte est un endroit sacré, et que Varron lui attribue trois dieux, qui sont spécialement chargés de la protéger. N’est-il pas à craindre qu’en y plaçant des fleurs et des lumières on n’ait l’air d’honorer les idoles ? Il faut donc qu’au milieu de l’allégresse commune les portes des chrétiens seules restent sombres et nues. Les voilà ouvertement désignés à la méfiance de l’empereur et à la colère du peuple. A plus forte raison leur doit-il être défendu de se mêler, pendant les jours de fête, aux explosions de la joie populaire. Tertullien, pour les en détourner, se plait à leur en faire des tableaux peu flattés ; il leur montre combien elles sont bruyantes, désordonnées, grossières : La belle affaire d’allumer des feux devant sa porte, de dresser des tables dans les carrefours, de dîner sur les places, de changer Rome en cabaret, de répandre du vin le long des chemins, de courir en troupe pour s’injurier, pour se battre et commettre toute sorte de désordres ! La joie publique ne peut-elle se manifester que par le déshonneur public ?[23] Les chrétiens resteront donc chez eux, quand tout le monde est dans les rues ; ils seront sérieux, graves, au milieu de l’allégresse générale, et l’on ne manquera pas de dire qu’ils s’affligent du bonheur, commun, que ce sont des mécontents, des factieux, des rebelles, et qu’on a bien eu raison de les appeler des ennemis du genre humain ! ainsi vont s’accréditer dans la foule les accusations calomnieuses dont, ils ont été tant de fois, victimes ; mais c’est un danger qui touche peu Tertullien. Au contraire, il ne lui déplait pas d’être calomnié ; il s’en réjouit, il en triomphe, il se pare de ces reproches qu’on adresse à ses doctrines, comme d’un hommage qu’on est force de leur rendre : Ô calomnie, dit-il, sœur du martyre, qui prouves et attestes que je suis chrétien, ce que tu dis contre moi est à ma louange ! Il est dans la nature de cet esprit fougueux d’aimer à contredire et à choquer ses adversaires. Il travaille de ses mains à creuser le fossé profond qui sépare l’Église de l’empire ; il les montre autant qu’il peut inconciliables et irréconciliables. Il s’en prend de préférence aux plus vieilles opinions, aux maximes les plus respectées. Dans une société qui honore avant tout le mariage, qui a longtemps recardé les lois Juliennes et les peines rigoureuses prononcées contre les célibataires comme la sauvegarde de l’État, il condamne sans pitié les secondes noces et ne permet les premières que de fort mauvaise grâce. S’il a peine à pardonner à ceux qui ont une femme, il félicite ouvertement ceux qui n’ont pas d’enfants : Il y a des serviteurs de Dieu, dit-il, auxquels il semble, que des enfants soient nécessaires, comme s’ils n’avaient pas assez de veiller à leur propre salut. Pourquoi le Seigneur a-t-il dit : Malheur au sein qui a conçu et aux mamelles qui ont nourri ? C’est qu’au jour du jugement les enfants seront un grand embarras ; et il lui semble que ceux qui n’en ont pas seront bien plus tôt prêts à répondre à la trompette de l’ange[24]. Que devaient dire, en entendant ces étranges paroles, des gens accoutumés à accabler les célibataires de reproches, à regarder comme un malheur et une honte de ne pas laisser d’héritier de leur nom et de mourir les derniers de leur famille ? Ils n’étaient guère moins choqués de la façon dont Tertullien s’exprime au sujet des fonctionnaires publics. Un Romain regardait comme une obligation sacrée de servir l’État ; il croyait lui devoir toute sa vie et toutes ses forces, et l’on admirait beaucoup Caton d’avoir dit que le bon citoyen est comptable à la république de ses loisirs comme de ses travaux. Chez un peuple qui a toujours affiché le respect superstitieux des anciennes maximes, même quand il ne les pratiquait plus, que devait-on penser d’une doctrine où l’on faisait naître des scrupules aux gens d’être magistrats, fonctionnaires et soldats, et où l’un des chefs de la secte pouvait écrire ces mots sans hésiter : Il n’y a rien qui nous soit plus étranger que les affaires publiques, nobis nulla res magis aliena quant publica[25]. Il faut reconnaître que de semblables principes, qu’un Romain ne pouvait entendre sans colère, justifient la haine que les empereurs avaient vouée au christianisme, et que, jusqu’à un certain point, ils expliquent la persécution. Ce n’était pas assez de la provoquer par d’imprudentes paroles ; quand elle était venue, il semble que Tertullien prenait à tâche de la rendre plus lourde et plus générale. Une persécution était toujours pour la société chrétienne une épreuve redoutable. Il s’agissait de risquer sa fortune, sa liberté, sa vie, et ce sont des sacrifices auxquels on ne se résigne pas volontiers. L’Église l’avait bien compris ; aussi n’exigeait-elle pas de tout le monde le même héroïsme dont elle savait bien que tous n’étaient pas capables. D’abord elle défendait sous les peines les plus sévères de courir au-devant du danger et de l’attirer sur soi par des bravades inutiles. En s’exposant soi-même, on exposait les autres ; et, d’ailleurs, était-on sûr de pouvoir triompher des supplices ? Loin de faire un devoir de les brayer, elle conseillait de s’y soustraire quand on ne se sentait pas de force de les vaincre. Beaucoup fuyaient et se cachaient, et parmi ceux qui se dérobaient ainsi à la mort, il y avait des prêtres et des évêques. Quelquefois les gens riches parvenaient à force d’argent à désarmer la police : celui qui paye pour échapper aux poursuites n’est pas un héros sans doute ; il ne livre pas sa vie, mais il sacrifie sa fortune, ce qui est bien quelque chose, et l’Église ne le condamnait pas. Quelquefois même on le comblait d’éloges quand il pouvait donner assez pour sauver tous ses frères, quand il obtenait par ses libéralités qu’on ne tiendrait pas compte de l’édit du prince et que la communauté ne serait pas inquiétée. Ce n’est pas l’opinion de Tertullien ; il regarde toutes les précautions qu’on prend pour échapper au péril comme des faiblesses coupables. Pour lui, celui qui fuit est un lâche ; celui qui dissimule, un renégat. Il est honteux de devoir la vie à la complaisance de ses ennemis, et l’argent qu’un homme donne sous le manteau (sub tunica et sine) pour se sauver le déshonore. En résumé, les persécutions lui paraissent plus à souhaiter qu’à fuir ; elles rendent les fidèles meilleurs pendant, qu’ils les prévoient et s’y préparent ; elles leur ouvrent le ciel quand ils y succombent. Dans tous les cas, elles viennent de Dieu, et c’est un crime de s’opposer aux décrets de la Providence[26]. Tels sont les principes de Tertullien ; on voit combien les ménagements lui déplaisent, et qu’en toute occasion, dans les circonstances les plus graves comme les plus futiles, il est toujours pour les solutions les plus rigoureuses. Cette humeur violente l’amenait fatalement à rompre avec la société de son temps ; il en répudie les principes, les goûts, les habitudes, il fait un devoir au chrétien de s’éloigner d’elle. Il emploie toute sa dialectique à lui prouver qu’elle n’a pas de place pour lui et qu’il n’y peut vivre sans manquer à sa foi. Tel est l’esprit qui anime ses ouvrages les plus importants, par exemple son traité de l’Idolâtrie et celui sur les Spectacles. J’ai cru devoir le faire bien connaître par des analyses et des citations, afin qu’il fût plus facile de saisir et d’apprécier la différence qui sépare ces livres du traité du Manteau, qui est très loin de leur ressembler. — II —Le traité du Manteau. - La toge et le pallium. - Pourquoi Tertullien cessa de porter la toge. - Reproches qu’on lui adresse. - Comment il y répond. Le traité de Tertullien intitulé de Pallio (du Manteau) doit une partie de sa célébrité à la peine qu’on éprouve pour le comprendre. Les commentateurs qui sont attirés vers l’obscurité, comme d’autres vers la lumière, s’en sont fort occupés ; ils ont fait de grands efforts pour l’éclaircir, et n’y sont arrivés qu’en partie. Un de ces commentaires surtout, celui de Saumaise, est resté dans la mémoire des savants. C’est une oeuvre remarquable, et qui fait grand honneur à l’érudition française du XVIIe siècle. Il s’en faut pourtant que Saumaise ait dissipé tous les nuages ; s’il a mieux expliqué le détail des mots et des phrases, le sens de l’œuvre entière reste toujours assez incertain. On a tant de difficultés à s’en rendre compte que Malebranche, dans sa Recherche de la vérité, n’y voit qu’un amas d’images incohérentes, et qu’il regarde Tertullien comme le type de ces auteurs brillants et vides qui ont le pouvoir de persuader sans raisons, en étourdissant et en éblouissant l’esprit, et uniquement par cette puissance trompeuse que les imaginations exercent les unes sur les autres. Malgré cet arrêt sévère, on verra que le traité du Manteau mérite d’être étudié et qu’il peut nous donner quelques renseignements utiles sur la difficulté que les chrétiens même les plus rigoureux éprouvaient à échapper aux souvenirs de leur éducation. Voici d’abord ce qui donna à l’auteur l’occasion de l’écrire. Tertullien, qui jouissait do droit de cité romaine, comme tous les habitants de la colonie de Carthage, et portait la toge, la quitta un beau jour pour se revêtir du pallium, c’est-à-dire de l’habit grec. Il a longuement insisté, dans son ouvrage, et avec des détails minutieux, qui font la joie et le tourment des antiquaires, sur les différences qu’il y avait entre ces deux sortes de vêtements. La toge consistait en une grande pièce de laine ronde, ou plutôt semi-circulaire, qui formait par son ampleur même des replis d’un maniement difficile. Elle pouvait enfermer le corps tout entier et pendait également de tous les côtés. Le pallium était, au contraire, un morceau d’étoffe carré de dimensions moindres et d’un usage plus simple, dont les bords inférieurs formaient des pointes d’inégale longueur. C’était un manteau léger, susceptible d’être drapé de diverses manières, et qui a rendu de grands services à la sculpture antique[27]. La toge était moins élégante et surtout moins commode ; cependant on n’y renonçait guère, malgré ses inconvénients : elle était l’insigne du citoyen romain, et l’on se résignait à étouffer sous cette lourde chape pour convaincre ceux qu’on rencontrait qu’on appartenait à la gens togata et qu’on avait droit au respect de tous. Pourquoi Tertullien renonça-t-il tout d’un coup à la porter ? Quelle raison pouvait-il avoir de changer ses anciennes habitudes, de quitter un vêtement dont on tirait vanité et qui était celui des maîtres du monde, pour prendre l’habit des vaincus ? C’est ici que les incertitudes commencent. On en a donné diverses explications dont il me paraît difficile d’être satisfait. L’opinion la plus ancienne et qui a été longtemps accréditée, c’est que le pallium était le vêtement particulier des chrétiens et que Tertullien l’adopta quand il se convertit. Mais Saumaise a montré que, lorsque Tertullien écrivit son traité du Manteau, il y avait longtemps qu’il n’était plus païen, qu’il avait déjà professé publiquement le christianisme et publié des ouvrages où il en prenait la défense. Pourquoi donc avait-il tant tardé à se couvrir du même habit que ses frères, ou, s’il en était vêtu depuis qu’il était chrétien, pourquoi ne s’en serait-on pas étonné plus tôt ? J’ajoute qu’aucun auteur ancien ne nous dit que les chrétiens eussent un costume particulier, et qu’il n’est guère vraisemblable qu’une religion proscrite ait commis l’imprudence de se désigner ainsi ouvertement à ses ennemis. Elle aurait, en le faisant, singulièrement simplifié l’œuvre des magistrats et de la police. Pour découvrir les chrétiens pendant les persécutions, on n’aurait plus eu besoin d’espions et de délateurs, puisqu’ils avaient la complaisance de se livrer eux-mêmes. A cette hypothèse, que Saumaise a victorieusement combattue, il en substitue une autre qui me paraît soulever aussi beaucoup d’objections. Après avoir montré que le pallium n’était pas le costume des chrétiens ordinaires, il suppose que ce devait être celui des prêtres. Il s’appuie, pour le prouver, sur une expression du traité de Tertullien, qui lui paraît dire que le pallium est un ornement sacerdotal, sacerdos suggestus. Mais, outre que le texte est douteux et le sens obscur, on peut y voir simplement une allusion au costume des prêtres d’Esculape, qui en étaient revêtus. Chez les chrétiens, les prêtres n’avaient pas plus de raison que les simples fidèles de se faire connaître aux ennemis de leur culte, au contraire, comme on leur en voulait plus qu’aux autres, et que, pendant les persécutions, ils étaient les plus menacés, ils devaient aussi se cacher avec plus de soin. Je remarque d’ailleurs que Tertullien, qui en effet fut prêtre —nous le savons par saint Jérôme, — ne parait pas tenir beaucoup à cette qualité. Il en parle d’ordinaire d’une façon assez peu respectueuse, et il lui plait même une fois de se mettre parmi les laïques pour affirmer que les laïques ; à leur façon sont des prêtres aussi : nonne laici et sacerdotes sumus[28]. Ce ne sont pas là les sentiments d’un homme disposé à se parer du sacerdoce, à l’étaler avec complaisance aux feux des indifférents et des infidèles jusqu’à courir le risque d’exposer, pour s’en faire honneur, sa liberté ou sa vie. Enfin on peut dire que, si le pallium était le vêtement ordinaire des prêtres, les gens de Carthage, où il se trouvait beaucoup de chrétiens, auraient été plus accoutumés à le voir, et que Tertullien, quand il s’en revêtit, n’aurait pas causé tant de surprise. L’étonnement qu’on éprouva semble bien montrer qu’on était en présence d’une nouveauté. Remarquons qu’il ne défend jamais que lui-même, ce qui peut faire croire qu’il n’avait pas de complices. Il est donc naturel de penser qu’en prenant le pallium il ne suivait pas une coutume, mais qu’il prétendait donner un exemple. Comme il n’a dit nulle part d’une manière formelle les motifs qui l’ont décidé à cette innovation, nous sommes réduits à lés conjecturer. De toutes les conjectures, voici celle qui me parait la plus naturelle. Je suppose qu’en se distinguant des autres par le costume, il s’engageait à se séparer d’eux par sa conduite. C’était une sorte de profession publique qu’il entendait Lite d’une vie plus grave et moins dissipée. Il n’y avait pas de moines encore, et ils n’ont commencé que bien plus tard ; mais les besoins d’où la vie monastique est sortie ont toujours existé dans l’Église. De tout temps, il y a eu chez elle des chrétiens épris de perfection, et qui trouvaient que les exigences du monde, la dissipation des affaires, le charme amollissant de la famille, ne permettaient pas de pratiquer à la lettre et dans leur rigueur les préceptes du Christ. Quand ils relisaient le début des Actes des apôtres, et revoyaient le tableau de ces premières années bénies où tous vivaient ensemble, ne possédant rien en propre et n’ayant qu’un cœur et qu’une âme, ils ne pouvaient s’empêcher d’être saisis d’une grande confusion, et cherchaient à revenir de quelque manière vers ce paradis où les ramenaient tous leurs rêves. Ils s’imposaient alors des règles sévères et se faisaient autant que possible une existence à part ; on les appelait, chez les Grecs, des ascètes et, dans les pays occidentaux, des continents[29]. N’est-ce pas quelque chose de semblable que Tertullien a voulu faire, quand il a revêtu le pallium ? Il n’a pas prévu sans doute le grand mouvement qui, un siècle plus tard, poussa les fidèles vers les solitudes de l’Égypte ; il semble même qu’il ait voulu le condamner d’avance. En répondant à ceux qui accusaient les chrétiens d’être des gens inutiles, il leur disait, dans son Apologie : Nous ne sommes pas, comme les brachmanes et les gymnosophistes, des habitants des forêts, des exilés de la vie, neque enim brachmanæ aut Indorum gymnosophistæ sumus, silvicolæ et exsules vitæ[30]. C’est d’une autre façon, en restant au milieu du monde et en vivant autrement que lui, qu’il prétendait inaugurer son existence nouvelle. Mais, s’il blâmait les gymnosophistes, qui allaient chercher la perfection dans le désert, il ne se refusait pas pourtant à imiter d’autres sectes philosophiques. C’était l’usage, chez les Grecs, que ceux qui faisaient profession de mener une conduite plus régulière, qui ne se contentaient pas d’étudier les préceptes de la philosophie et qui voulaient les pratiquer, prenaient un costume particulier. On disait d’eux, comme on l’a dit plus tard des moines : Il a pris l’habit, vestem mutavit. A douze ans, Marc-Aurèle prit d’habit de philosophe, ce qui surprit beaucoup chez un héritier de l’empire ; d’autant plus qu’en se couvrant du pallium, il se mit à vivre d’une façon plus austère et à coucher sur la dure. A l’époque où nous sommes, l’habit philosophique n’était pas toujours bien porté. Il ne manquait pas de mendiants et d’aventuriers qui couraient le monde vêtus d’un pallium usé : c’était un moyen commode de s’acquérir à peu de frais le respect et la subsistance. L’un d’eux se présenta un jour devant Hérode Atticus, demandant l’aumône avec insolence, au nom de la philosophie : Je vois bien une barbe et un manteau, répondit Hérode ; je ne vois pas un philosophe[31]. Tertullien n’ignore pas les reproches qu’on peut faire au pallium ; il sait qu’il a couvert des gens qui ne méritaient pas de le porter, mais il espère lui rendre toute sa dignité en le faisant chrétien. Voilà donc quel est son projet : il accommode un usage païen au christianisme, il prend l’habit, comme Marc-Aurèle ; il veut être dans l’Église ce qu’est un philosophe, sérieux et pratiquant dans la société profane, un Épictète, qui, au lieu des vertus stoïciennes, suit les préceptes de l’Évangile ; en un mot, c’est une sorte de moine, avant les moines[32]. Dans les beaux temps de la république, on considérait comme un crime pour un Romain de se vêtir d’un costume étranger. Scipion avait soulevé l’indignation publique pour s’être montré dans les rues de Syracuse avec des sandales et une robe de Grec. Plus tard, à une époque où les mœurs étaient pourtant fort altérées, Cicéron fut obligé de défendre un malheureux banquier de ses amis, Rabirius Postumus, qui ayant commis l’imprudence de prêter trop d’argent au roi d’Égypte, pour rentrer dans ses fonds et se payer de ses mains s’était laissé faire son ministre des finances. Il lui avait bien fallu prendre le costume de l’emploi, puisqu’il en remplissait les fonctions, et ses ennemis prétendaient qu’en s’habillant comme un Grec, il avait cessé d’être Romain. Mais depuis longtemps on était devenu moins rigoureux, et l’on se permettait de faire beaucoup d’infidélités à la toge. C’était un vêtement majestueux, mais fort incommode. Il n’y en a pas, dit Tertullien, qu’on soit plus heureux de quitter. C’est bien le cas de dire qu’on le porte : on n’en est pas couvert, mais chargé. Aussi s’en servait-on le moins possible. Juvénal prétend qu’il y avait des municipes, en Italie, où personne ne la mettait que pour se faire enterrer décemment, nemo togam sumit nisi mortuus[33]. A Rome, les malheureux clients, obligés de revêtir l’habit de cérémonie pour aller, le matin, saluer le patron et chercher la sportule, regardaient cette nécessité comme un supplice[34]. A plus forte raison devait-elle paraître gênante dans les pays chauds, comme en Afrique. Il est donc vraisemblable qu’à Carthage les gens qui tenaient à être à leur aise, et ne voulaient pas étouffer, se contentaient le plus souvent de la tunique, et ne prenaient l’habit officiel que dans les grandes occasions. Cependant Tertullien nous dit que, lorsqu’il osa y renoncer et mettre le manteau grec, on affecta de paraître indigné. Cette indignation ne devait pas être fort sincère, et, quoiqu’elle se couvrit de prétextes très honorables, au fond, elle s’explique par des motifs peu élevés. Un homme comme Tertullien, si célèbre et si violent, devait avoir beaucoup de jaloux et d’ennemis. Il était rude à ceux qui ne partageaient pas ses opinions, aussi saisirent-ils avec empressement l’occasion qu’il leur offrait de se venger. Elle était d’autant plus favorable qu’ils avaient l’air, en attaquant un adversaire qui ne les avait pas ménagés, de défendre les traditions anciennes et l’honneur national. Quand ils le voyaient, fièrement passer, dans les rues de Carthage, avec son accoutrement nouveau, ils semblaient transportés de colère, ils levaient les bras au ciel en disant : Il a quitté la toge pour le pallium, a toga ad pallium ! Dans un petit ouvrage qu’il a écrit sur la patience, Tertullien commence par avouer que c’est la moindre de ses vertus. Il n’était pas d’humeur à supporter les injures et ne se laissa pas attaquer sans se défendre. A ces gens qui, pour lui nuire, feignaient d’être des patriotes indignés, à ces prétendus partisans des vieux usages et des antiques costumes, il répondit par son traité du Manteau. L’analyse, si l’on avait le loisir de la faire, en serait facile ; Tertullien y a fidèlement suivi la méthode employée de son temps dans les écoles de rhétorique, où il avait fait son éducation : il développe régulièrement son sujet au moyen des idées générales. C’est Cicéron qui avait mis ce procédé en usage chez les Romains. Il le trouvait utile pour donner à ses discours les qualités qu’on appréciait le plus autour de lui, et vers lesquelles le portait son goût naturel, l’ampleur, l’élévation, la majesté. De là vint, dans ses ouvrages, cette copia dicendi qui, parmi ses contemporains, fit sa gloire. Après lui, les rhéteurs héritèrent du procédé, qui leur rendit de très grands services. Ils avaient pris la mauvaise habitude de faire plaider à leurs élèves le pour et le contre ; ils aimaient à traiter devant eux les sujets les plus extraordinaires, les moins raisonnables, choisissant même ceux-là de préférence parce qu’ils étaient les plus difficiles et qu’ils mettaient leur esprit dans son jour ; quand les panégyriques devinrent une sorte d’institution d’État, et que ce fut un devoir pour les rhéteurs de prononcer tous les ans l’éloge du prince ou de quelques grands personnages, ils durent se tenir prêts à célébrer des gens qui ne le méritaient guère, à leur découvrir à tout prix des qualités, et à tout tourner chez eux en éloge. Il leur fallut donc se faire une provision d’arguments de toute sorte, qui leur permit de plaider toutes les causes, de louer tous les princes avec une apparence de sincérité, et de n’être jamais pris au dépourvu. Les idées générales les aidèrent à se tirer d’affaire. Nous avons déjà vu qu’on en trouve toujours qui s’opposent l’une à l’autre sans avoir l’air de se contredire, et qui, dans les sens les plus contraires, sont également justes ; elles leur permirent de soutenir, avec une parfaite conviction, les opinions les plus opposées. S’il leur fallait célébrer un parvenu, ils déclaraient que le plus grand mérite d’un homme consiste à ne devoir sa fortune qu’à lui-même, ce qui est rigoureusement vrai. Si leur héros était de grande maison, ils soutenaient qu’il n’y a rien de plus glorieux qu’un grand nom bien porté, ce qui n’est pas faux non plus. S’il avait usé du pouvoir avec douceur, c’était l’occasion d’affirmer qu’il n’y a pas de plus belle vertu que la clémence ; s’il s’était montré rigoureux, on établissait doctement que l’énergie est la première qualité d’un chef d’État. C’est ainsi que les idées générales ont des réponses à tout et qu’avec elles un orateur est star de ne jamais rester court. Elles ont fourni à Tertullien son principal argument dans
le traité du Manteau. Pourquoi, dit-il
à ses adversaires, me reprochez-vous d’avoir changé
d’habit ? Tout ne change-t-il pas dans le monde ? Voilà un beau sujet
d’amplification ; il n’est pas tout à fait nouveau, mais il est riche, et si
Tertullien avait voulu tout dire, il aurait pu nous donner toute une
encyclopédie. Il se borne à choisir, dans cette masse de faits que lui
fournissent ses immenses lectures, ceux qui se prêtaient le mieux à être
exprimés d’une manière piquante. Il montre que la nature change
continuellement d’aspect, qu’elle n’est pas la même le jour que la nuit,
l’été que l’hiver, pendant l’orage ou pendant le calme. Autrefois les mers
ont couvert les montagnes et elles y ont laissé des coquillages qui attestent
leur séjour ; les volcans bouleversent les terres, les continents deviennent
des îles, les îles se perdent au fond des mers. Les bêtes aussi sont sujettes
à mille variations, et nous les voyons prendre des formes et des couleurs
différentes sous nos yeux ; à ce propos, Tertullien ne parle pas seulement du
paon et du caméléon, qui lui donnent l’occasion de descriptions brillantes,
mais de la vipère qui, à ce qu’on croyait, change de sexe, mâle pendant une
saison, femelle ensuite ; du serpent qui, en
entrant dans son trou, sort de sa peau et quitte ses années avec ses écailles[35]. Et l’homme, que
de fois, depuis qu’il a commencé à se couvrir d’un vêtement de feuilles,
n’a-t-il pas changé la matière ou la forme de ses habits ! Comme il
s’est tour à tour vêtu de lin, de laine, de soie, au sujet de ces divers
tissus, de leur nature, de leur préparation, de la manière dont on les a
découverts et- employés, l’érudition de Tertullien se donne carrière. C’est
un luxe fatigant de souvenirs, d’allusions, d’anecdotes, tirés de — III —Les raisonnements de Tertullien dans le traité du Manteau. - Le style. - Les idées. - Pourquoi a-t-il écrit son livre. - Influence de la rhétorique sur Tertullien. Il me semble que cette analyse d’une partie de l’ouvrage
de Tertullien suffit pour donner une idée du reste ; elle montre de quelle
façon il raisonne. Ses arguments, il faut bien l’avouer, ne sont pas
irréprochables, et Malebranche, qui se pique d’être un homme très sensé, ne
peut s’empêcher d’en éprouver une violente colère. Eh quoi ! dit-il,
Tertullien soutient que, parce qu’autrefois les Carthaginois ont porté le
manteau et qu’ils l’ont quitté pour la robe, il a le droit de quitter la robe
pour revenir au manteau ! Mais est-il permis
présentement de prendre la toque et la fraise, à cause que nos pères s’en
sont servis ? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des
chaperons, si ce n’est au carnaval, lorsqu’elles veulent se déguiser en
masques ? Il nous fait des descriptions pompeuses et magnifiques des
changements qui arrivent dans le monde, et prétend en conclure que, puisque
tout se renouvelle et que rien ne reste le même, il peut bien se permettre de
changer d’habit. Peut-on de sang-froid et de sens
rassis tirer des conclusions pareilles ? Et pourrait-on les voir tirer sans
en rire, si cet auteur n’étourdissait et ne troublait l’esprit de ceux qui le
lisent ? Malebranche a tout à rait raison. Il est sûr que Tertullien
n’a rien prouvé du tout ; mais il n’en a pas moins atteint son but, car il ne
voulait rien prouver. Lorsqu’il traite un sujet sérieux, qu’il a quelque
erreur à réfuter, quelque vérité à établir, il s’y prend autrement :
est-il besoin de rappeler que l’auteur de l’Apologie et du traité de On achèvera de se convaincre qu’il n’a pas eu d’autre dessein, si l’on observe de quelle manière l’ouvrage est écrit. Tertullien est partout un écrivain obscur, précieux, plein d’expressions violentes et singulières qu’on ne saisit pas toujours du premier coup ; mais ici la recherche et l’obscurité passent toutes les limites. C’est une série d’énigmes que l’auteur parait proposer au public. Quand on commence à lire le traité du Manteau, on croit entreprendre un voyage dans les ténèbres. Il est vrai qu’au bout de quelque temps il arrive à ceux qui le lisent comme aux gens qui prennent l’habitude de deviner les rébus : les yeux se font à cette pénombre, on commence à s’y reconnaître, on devient familier avec ces procédés de style qui sont presque partout semblables ; on se sait gré de la difficulté, vaincue et l’on finit même par y prendre quelque plaisir. Il me semble qu’à ces caractères il est facile devoir pour qui le traité de Tertullien est écrit. Quoiqu’il s’y trouve des mots et des tours populaires, on peut être certain que l’ouvrage n’a pas été fait pour le peuple. En général, ce n’est pas de la foule que Tertullien est occupé, bien qu’il se soit piqué quelquefois d’écrire pour elle[36]. Un homme comme lui, naturellement porté aux subtilités et aux exagérations, prompt à sortir de ces grandes voies de modération et de bon sens que suivent si volontiers les génies bien équilibrés, comme saint Augustin ou Bossuet, devait se plaire dans les petits comités et les cercles restreints ; mais jamais il n’a plus évidemment travaillé pour une société étroite et fermée. C’est au petit monde des gens d’étude et d’école que le traité du Manteau s’adresse : eux seuls étaient capables de le comprendre ; c’est pour leur plaire qu’il se sert de cette langue pénible, qu’il entasse tant d’allusions historiques et mythologiques, qu’il cherche partout des façons de parler nouvelles et inattendues, — que par exemple il dit : regarder avec les peux d’Homère, Homericis oculis spectare, pour regarder sans voir, ou, qu’afin de mieux peindre la régularité des plis formés par le manteau quadrangulaire, il l’appelle quadrata justicia, — ou que, faisant allusion à l’arbre qui porte la laine et à certains crustacés dont on peut tirer une matière qui sert à fabriquer des tissus, il prétend que nous semons et que nous pêchons nos habits. Tout, à peu près, est écrit de cette façon. Ce style ne lui appartient pas en propre : on parlait ainsi autour de lui dans les sociétés de lettrés. Il n’en est pas non plus le créateur, puisque nous en savons les origines. Elles remontent à cette école brillante ou brillantée de Sénèque, qui voulait mettre de l’esprit partout et ne parler qu’en figures. A ces raffinements un écrivain d’Afrique, Apulée, a trouvé moyen d’ajouter encore. C’est chez lui qu’on rencontre en abondance ces petites phrases hachées qui se répondent ou s’opposent l’une à l’autre, deux à deux ou trois à trois, avec des rimes on des assonances. Tertullien est leur successeur, leur élève, et souvent il surpasse ses maîtres ; mais, dans le traité du Manteau, il s’est surpassé lui-même. La manière, la recherche, le travail y sont poussés au point qu’il est impossible d’y voir autre chose qu’une gageure et qu’un jeu d’esprit. Et c’est là précisément ce qui nous étonne. Tertullien ne
nous fait pas l’effet d’un homme qui s’amuse à ces enfantillages laborieux.
Comme, à distance nous sommes portés à simplifier les caractères, et à ne
plus voir chez les gens de talent que leur qualité maîtresse, nous nous le
figurons toujours sérieux, et uniquement préoccupé des intérêts de sa foi. Aussi
le traité du Manteau est-il pour nous une très gaude surprise ; et
notre surprise augmente encore si nous laissons de côté la façon dont il est
écrit pour pénétrer jusqu’au fond et examiner les idées. Il s’en trouve
beaucoup que nous ne sommes pas accoutumés à rencontrer chez Tertullien. Je
ne parle pas des allusions mythologiques et de tous ces souvenirs de Si grande que soit la contradiction, elle s’expliquerait facilement si l’on pouvait croire, comme beaucoup l’ont pensé, que ce traité est un des premiers qu’il ait composés, et qu’il remonte à l’époque où il n’était encore qu’à moitié converti. Beaucoup de saints personnages ont passé par la philosophie avant d’arriver au christianisme, et dans la nouveauté de leur foi ils ont quelque temps gardé la trace de leurs anciennes opinions. La lettre de saint Cyprien à Donat ressemble par moments à un Traité de Sénèque plus qu’à un ouvrage chrétien. Nous allons voir que les dialogues que saint Augustin a écrits dans sa retraite, avant de recevoir le baptême, sont des œuvres purement philosophiques où le nom du Christ n’est presque jamais prononcé. Nous savons que Tertullien avait traversé une crise semblable, et l’on possédait de lui un ouvrage qu’il avait composé à cette époque contre les inconvénients du mariage. Saint Jérôme, qui le trouvait fort amusant, le faisait lire aux jeunes filles qu’il poussait vers la vie monastique[42]. Mais le traité du Manteau est bien postérieur. Les événements historiques auxquels l’auteur fait allusion nous permettent d’en savoir la date précise ; il est de l’an 208 ou 209, c’est-à-dire de la fin du règne de Septime Sévère[43]. Tertullien avait alors écrit ses plus beaux ouvrages, expliqué et défendu sa foi, livré ses plus vigoureuses batailles contre les païens et les hérétiques. Non seulement il était chrétien depuis longtemps, mais le christianisme orthodoxe ne suffisait plus à cet esprit emporté. Il accusait l’Église de faiblesse, parce qu’elle était sage et modérée ; il lui reprochait de ménager la société et le pouvoir, parce qu’elle refusait de les braver follement et de s’en faire des ennemis irréconciliables, il l’avait enfin quittée pour une secte plus rigide. Et c’est à ce moment même, entre deux ouvrages inspirés par le plus sévère montanisme, que nous le voyons se retourner vers ce monde dont il s’était séparé avec éclat. Après l’avoir tant de fois accablé de ses insultes, il lui fait des avances, il flatte ses goûts, il s’empreint de ses idées, il copie sa façon d’écrire, et de sa retraite, où on le croit occupé des plus graves problèmes, il lui adresse un livre brillant et futile, un ouvrage de rhéteur, où il se met l’esprit à la torture pour mériter de lui plaire. Qu’en doit-on conclure ? Qu’au fond il était moins détaché du monde qu’il ne le prétend, et qu’entre eus il restait encore un lien, un seul peut-être, qu’il n’avait pu briser. Il parle assez légèrement quelque part des gens qui, dans les temps nouveaux, s’obstinent à conserver le souvenir et la curiosité de la vieille littérature ; il est de ceux-là plus qu’il ne paraît le croire. Il a subi, dans sa jeunesse, le charme des lettres : c’est un mal dont il n’a jamais pu se guérir. Nous plaisantons volontiers de la vieille rhétorique, avec ses arguments puérils, ses fleurs fanées, son pathétique de convention, ses amplifications éternelles. Il faut bien croire qu’elle avait des agréments auxquels nous ne sommes plus sensibles, puisque personne alors ne lui échappait, et qu’une fois qu’elle avait ensorcelé la jeunesse, on lui appartenait jusqu’au dernier jour. Tertullien était au nombre de ces disciples fidèles. Il n’y a pas un seul de ses ouvrages, j’entends les plus sérieux, les plus profonds, où la rhétorique ne trouve moyen de s’insinuer, et il ne faut qu’un prétexte pour qu’elle devienne tout à fait maîtresse. Si, par exemple, le sujet l’amène à parler du monde et surtout des femmes, aussitôt le plaisir de bien dire le reprend. Il attaque leurs défauts, l’incertitude de leur humeur, la futilité de leurs goûts et surtout la passion qu’elles éprouvent pour la parure. Le voilà qui nous décrit les ornements dont elles aiment à se couvrir, et ces pierres précieuses qui servent à faire des colliers, et ces cercles d’or dans lesquels on s’enferme le bras, et ces couleurs d’un rouge de feu où l’on plonge la laine, et cette poudre noire dont on se colore le tour des yeux pour leur donner un éclat provocant[44]. Le saint homme a fait grande attention à tous ces colifichets qu’il blâme, et il déploie en les dépeignant toutes les finesses de son esprit, toutes les grâces de son langage. Il faut donc en prendre son parti : cette âme n’était pas tout d’une pièce, comme elle voulait le paraître ; elle cachait au fond d’elle-même une faiblesse secrète qui, plus d’une fois, l’a dominée. Dans cet âpre génie, dans ce penseur vigoureux, qui semblait tout à fait détaché des choses du monde et uniquement occupé des intérêts du ciel, il y avait un homme de lettres incorrigible, qui ne demandait qu’une occasion pour s’échapper. C’est l’homme de lettres qui a écrit le traité du Manteau. Quant à l’occasion qu’il eut de l’écrire, nous ne la connaissons pas ; mais il me semble qu’il n’est pas trop téméraire de l’imaginer. Souvenons-nous que Tertullien vivait alors à Carthage, et qu’il n’y avait pas de pays où l’on se piquât plus de littérature : Ici, disait Apulée, tout le monde connaît l’éloquence : les enfants l’apprennent, les hommes la pratiquent, les vieillards l’enseignent ; et il montre tout un peuple d’amateurs de beau langage, au théâtre, se pressant à ses conférences, et occupé à examiner chaque métaphore, à peser et à mesurer tous les mots[45]. Dans cette ville lettrée, Tertullien avait dû obtenir des succès oratoires, et le souvenir lui en était resté cher, quoiqu’il s’efforçât de l’oublier. Ce lige contre le mariage, dont saint Jérôme nous dit qu’il était tout rempli de lieux communs, en style de rhéteur[46], avait sans doute beaucoup réussi auprès de ces affamés de rhétorique. Je me figure qu’ils avaient moins goûté les beaux ouvrages que Tertullien a écrits après sa conversion, où l’on trouve des pensées graves et des spéculations profondes, mais aussi moins de rhétorique et de lieux communs. Il leur semblait donc que Tertullien avait faibli, et ils en faisaient retomber la faute sur le christianisme. On pensait généralement que citait une doctrine contraire aux gens d’esprit, et plus tard Rutilius la comparait, à Circé, qui changeait les hommes en bêtes. Il est donc vraisemblable qu’on affectait de plaindre ce pauvre Tertullien, qui avait subi la loi commune, et qu’on insinuait qu’il ne serait plus capable d’écrire les beaux ouvrages d’autrefois. Sous ces reproches, sa vanité d’homme de lettres se cabra et bondit. Il consentait de bonne grâce à renoncer à tout : Je n’ai plus souci, disait-il, ni du forum, ni du champ de Mars, ni de la curie ; je ne m’attache à aucune fonction publique. On ne me voit pas escalader la tribune ou assiéger le tribunal du préteur. Je n’essaye plus de faire violence à l’équité ; je ne hurle plus pour une cause douteuse. Je ne suis ni juge, ni soldat, ni maître de rien. J’ai fait retraite loin du peuple, secessi de populo. Mais il tenait toujours à sa réputation de bel esprit et souffrait de la voir contestée. Le scandale qu’il donna en quittant la toge pour le pallium ayant ranimé les médisances, il lui fût impossible de se contenir. Il voulut, en répondant à ses détracteurs, prouver qu’il n’avait rien perdu, et qu’on annonçait sa décadence trop vite. Pour les combattre, il reprit ses anciennes armes et s’efforça de leur montrer qu’il savait toujours s’en servir. Il redevint, pour un moment, le rhéteur et même le philosophe d’autrefois. Il lâcha la bride aux métaphores, il mit toute son érudition en mouvement, il se fit plus maniéré, plus subtil, plus raffiné qu’il n’avait jamais été ; il tint à se dépasser lui-même. Le résultat de ce beau travail fut le traité du Manteau. Ce traité n’est donc en lui-même qu’un jeu d’esprit, une curiosité littéraire, et mériterait à peine de nous arrêter un moment, s’il ne mettait dans tout son jour la tyrannie que l’éducation exerçait même sur les âmes qui s’étaient le plus complètement livrées au christianisme. Certes il n’y avait personne qui semblât plus fait que Tertullien pour résister à ces souvenirs de jeunesse. Sans doute, il croyait, comme tout le monde, que l’enfant ne pouvait pas se dispenser de fréquenter les écoles, et nous avons vu qu’au moment même où il interdit à un chrétien d’être professeur, il lui permet d’être élève. Mais il comptait bien qu’une fois l’éducation finie, on oublierait les impressions qu’on y avait prises, et il parle avec dédain de ces petits esprits qui bardent de leur enfance lettrée le goût des curiosités puériles[47]. Ces reproches retombent sur lui ; pas plus que ceux qu’il raille, il n’a su lui-même oublier ; et quand un homme comme lui, aussi, déterminé, aussi rigoureux dans ses croyances, aussi jaloux de la pureté de sa foi, qui faisait un devoir aux fidèles de rompre avec la société païenne, d’en répudier tout à fait les usages et les opinions, s’est laissé dominer par les souvenirs de l’école au point d’écrire le traité du Manteau, ne sommes-nous pas en droit de conclure que personne ne pouvait s’y soustraire ? |
[1] Saint Jérôme dit
positivement que Tertullien était le premier des chrétiens qui eût écrit en
latin, après le pape Victor, auteur de quelques opuscules sur
[2] Eusèbe, H. E., II, 2.
[3] Apologie, 37.
[4] De ldolol., 6.
[5] De Idolol., 7.
[6] De Carna. J.-C., 9.
[7] De Idolol., 9.
[8] De Idolol., 11.
[9] De Idolol., 18.
[10] De Spectaculis, 26.
[11] Commodien, Instruct., II, 10.
[12] De Idolol., 13.
[13] De Idolol., 9.
[14] De Idolol., 17.
[15] De Idolol., 12.
[16] De Idolol., 20.
[17] De Idolol., 21.
[18] Inter hos scopulos et sinus, inter hæc dada et freta idololatriæ velificata spiritu Dei fides naviget. De Idolol., 24.
[19] Ad Nat., I, 17.
[20] Ad Scapulam, 2.
[21] De Idolol., 15.
[22] Ibid.
[23] Apologie, 33.
[24] Ad Uxorem, I, 5 ; De Exhort. cast., 6.
[25] Apologie, 38.
[26] De Fuga.
[27] On peut voir au
musée du Louvre un bel exemple de l’emploi du pallium dans la statue
qu’on appelle
[28] De Exhort. cast., 7.
[29] Il est question de ces continents (qui se volunt continentium nomine nuncupari) dans une loi de Valentinien IV (Code Théodosien, XVI, 20). C’étaient évidemment les prédécesseurs des moines dans l’Occident.
[30] Apologie, 42.
[31] Aulu-Gelle, II, 2.
[32] L’usage de prendre le pallium, quand on faisait profession d’un christianisme plus austère, parait avoir été fréquent en Orient. Saumaise a réuni les exemples d’Origène, d’Eusèbe, de Socrate, qui le prouvent. Aussi la vie ascétique fut-elle appelée chez les Grecs φιλόσοψος βίος. Il est, du reste, à remarquer que Saumaise, après avoir soutenu que le pallium était le vêtement des prêtres chrétiens, paraît incliner, vers la fin de son ouvrage, à l’opinion que nous croyons la plus vraie. Voici comment il s’exprime : Nec enim omnes chriatiani, ut antea observavimus, pallium philosophicum sumebant, sed soli ascetæ, et qui, inter chistianos, exactioris disciplinæ et strictioris propositi rigore censeri volebant. Voilà, je crois, la vérité. Le pallium fut bien, comme le dit M. de Rossi, un segno di cristiano ascetismo (Roma sott. crist., II, 349).
[33] Juvénal, III, 172.
[34] Ajoutons que, lorsqu’on prenait la toge, une étiquette voulait qu’on quittât la sandale, chaussure si commode dans les pays chauds, pour enfermer ses pieds dans des souliers, ce qui paraît à Tertullien un commencement de prison.
[35] Toute cette amplification interminable paraît être un lieu commun d’école. On la retrouve développée de la même manière dans le discours qu’Ovide prête à Pythagore à la fin de ses Métamorphoses.
[36] De Test. animæ, 1.
[37] De Anima, 3.
[38] De Prescript., 1, 7.
[39] Remarquons que Tertullien supprime ici d’un trait de plume le reproche que les chrétiens adressaient ordinairement aux anciens sages de ne pas mettre leurs actions d’accord avec leurs principes, et la facile antithèse qu’ils ne manquaient pas d’établir â ce propos entre le christianisme et la philosophie. Non eloquimur magna, sed vivimus, disait Minucius Félix. Tertullien semble dire ici la même chose de la philosophie païenne.
[40] De Testim. animæ, 1.
[41] De Præscr., 1, 7 : Quid ergo Athenis et Hierosolymis ? Quid Academia et Ecclesiæ ? II avait dit déjà dans l’Apologeticus, 46 : Quid simile philosophus et christianus ? Græcia discipulus et cœli ?
[42] Saint Jérôme, Epist., 22.
[43] Voyez le mémoire intitulé Die Abfassungzeit der Schriften Tertullians de Nœldechen.
[44] Voyez De Cultu fæminarum, 1, 2, 5, et De Virginibus velandis, 12.
[45] Apulée, Florides, I, 9 ; IV, 20.
[46] Adv. Jovin., 1.
[47] De Test. animæ, 1 : Nonnulli quibus de pristina litteratura et curiosilatis labor et memoriæ tenor perseveravit.