L'AFRIQUE ROMAINE

 

PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES EN ALGÉRIE ET EN TUNISIE

CHAPITRE IV. — LES CAMPAGNES.

 

 

I

L'abondance des ruines, en Afrique, prouve la prospérité du pays sous les Romains. — Surprise qu'on en éprouve. — Difficultés que les Romains ont dû rencontrer. — Habitudes des indigènes. — Résistances de la nature. — Comment ils l'ont vaincue. — Travaux hydrauliques. — Puits et citernes. — Barrages.

Si l'on veut savoir quels ont été les résultats de la domination romaine en Afrique, le moyen le plus sûr n'est pas de consulter les livres et de se l'enseigner auprès des historiens ; il vaut mieux parcourir le pays. Un voyage, même rapide, en Algérie et en Tunisie, nous en apprendra plus qu'un long séjour dans les bibliothèques.

Il n'existe pas de contrée au monde où les ruines antiques soient plus nombreuses. On les rencontre partout, et non seulement dans les plaines fertiles, qui de tout temps ont dû attirer les habitants, niais sur les plateaux les plus sauvages, où l'on ne trouverait plus à vivre aujourd'hui. Quand on veut aller de Kairouan soit à Tébessa, soit à Gafsa, soit à Gabès, il faut se résigner à traverser de grandes étendues de sable rougeâtre, où rien ne pousse, et qui sont presque inhabitées. Ce pays pourtant est l'ancienne Byzacène, dont tin vantait autrefois la richesse, et nous avons la preuve manifeste que les éloges qu'on en faisait devaient être mérités. M. Paul Bourde rappelle[1] qu'au milieu de ces solitudes se dressent les ruines de villes dont on peut mesurer l'importance avec assez d'exactitude par leurs monuments en partie debout et par leur assiette encore visible. C'est d'abord Thysdrus, dont l'amphithéâtre, le cirque et le grand temple étaient colossaux, et qui a dei avoir plus de cent mille habitants ; Suffetula en avait sans doute vingt à vingt-cinq mille ; Cillium, douze à quinze mille ; et Thélepte, une des plus grandes villes de la Tunisie ancienne, cinquante à soixante mille. Outre ces grands centres, ajoute M. Bourde, de gros bourgs comptaient eux-mêmes plusieurs milliers d'habitants ; et outre ces villes et ces bourgs, un grand nombre de villages et de fermes isolées, dont on rencontre les restes pour ainsi dire à chaque pas, couvraient la campagne.

Ces fermes, ces villages, qui peuplaient l'Afrique romaine, on n'en saura jamais bien exactement le nom-ire, car il y en a beaucoup dont le temps a fait disparaître jusqu'au dernier vestige. Mais, si l'on ne peut plus restituer ce qui est perdu, tout le monde comprend combien il serait utile qu'on prît la peine de signaler avec soin tout ce qui reste : c'est ce qu'on essaie précisément de faire en ce moment, au moins pour la Tunisie. Le ministère de l'Instruction publique vient de commencer la publication d'un atlas archéologique de ce pays, qui nous rendra les plus grands services quand il sera complet[2]. Sur la belle carte topographique dressée par l'état-major de notre armée d'occupation, on reporte, sans en omettre aucune, toutes les traces de ruines antiques qui subsistent encore. C'est un moyen de nous donner quelque idée de ce que devait être le pays aux belles époques de la domination romaine. Prenons, par exemple, les environs de la petite ville de Mateur, située près de Bizerte. Cette contrée est encore aujourd'hui fertile et, relativement au reste de la Tunisie, assez habitée ; mais qu'elle l'était davantage dans l'antiquité ! Il suffit, pour en être convaincu, de consulter les cartes de l'atlas archéologique. Sur un territoire qui ne dépasse guère l'étendue d'un de nos arrondissements, les ruines romaines qui ont été notées sont au nombre de plus de 300 ; et qu'on songe à tout ce qui a disparu sans retour depuis quatorze siècles ! Aujourd'hui il ne se trouve plus dans le pays qu'une seule ville, celle de Mateur, l'ancien oppidum Mataurense, qui renferme à peu près trois mille habitants. Il y en avait plusieurs du temps des Romains, deux d'abord dont nous savons le nom, Thubba et Chiniava, puis trois ou quatre que nous ne distinguons plus que par les ruines qu'elles ont laissées. Ces ruines, qui occupent quelquefois plus d'un kilomètre, sont à peu près désertes ; c'est à peine si sur l'une d'elles se dressent quelques huttes misérables qu'habitent une cinquantaine d'Arabes ; elles devaient être autrefois florissantes et peuplées. Quant aux autres débris, ils ne manquent pas non plus d'importance : ce sont des pans de mur écroulés, des puits, des citernes, des pierres taillées qui proviennent d'anciennes habitations disparues, et de temps en temps des colonnes, des mosaïques, des tours rondes ou carrées, restes de belles villas ou de fermes fortifiées.

Ce que nous remarquons dans les environs de Mateur, soyons sûrs que nous le retrouverions à peu près partout : tout nous démontre que ce pays était autrefois couvert de villes, de bourgs, de villages, de maisons de plaisance ou d'exploitation, et qu'il s'y pressait une population riche et industrieuse. En voyant ce qu'il est aujourd'hui, et en songeant à ce que les Romains en avaient fait, nous éprouvons d'abord une très vive admiration pour eux, mais en même temps nous ne pouvons nous défendre d'une très grande surprise.

C'est qu'en effet, pour rendre l'Afrique aussi florissante. pour y réunir dans les campagnes et les villes une population aussi serrée, pour faire produire au sol de belles récoltes, pour amener partout l'abondance et la vie, il nous semble que Rome avait à lutter contre des difficultés presque insurmontables : il lui fallait vaincre à la fois la résistance des hommes et celle de la nature.

Les hommes d'abord ne paraissaient pas en général d'un caractère à pouvoir être aisément attachés au sol. Nous voyons aujourd'hui que, même parmi ceux qui semblent être devenus des cultivateurs sédentaires, il y en a beaucoup qui se déplacent avec une grande facilité, et qui, l'été venu, habitent moins volontiers le gourbi que la tente. Un plus grand nombre encore est tout à fait nomade et ne se fixe jamais. Aux approches de l'été, dit M. Wahl, les caravanes se mettent en route vers le Tell ; elles y arriveront après la moisson faite ; les bêtes trouveront encore leur pâturage dans les champs dépouillés. A l'automne, quand tombent les premières pluies, on revient sur les hauts plateaux et dans le Sahara. C'est un curieux spectacle que celui d'une tribu en marche : les chameaux s'avancent gravement, en file, portant les provisions, les tentes, les ustensiles de ménage ; puis viennent quelques bœufs ou vaches maigres, les chèvres et la masse serrée des moutons qu'entoure un nuage de poussière ; les femmes, leurs enfants sur le dos, cheminent à pied ; seules, les grandes dames du désert prennent place dans l'attatouch, le palanquin installé sur le chameau. Les hommes, le fusil au poing, sont en avant, pour éclairer la route, ou en arrière, pour la protéger : d'autres courent sur les flancs de la longue colonne, surveillant les bêtes, les empêchant de s'égarer ou d'être volées. Le soir, on s'arrête et l'on campe[3]. Si les anciens n'avaient pas tout à fait sous les yeux le même spectacle, ils en avaient d'autres assez semblables. Virgile a décrit en beaux vers le berger africain qui emmène avec lui son chien, ses armes, sa maison, ses troupeaux, et s'enfonce dans la solitude, qu'il parcourt pendant des mois entiers, sans y trouver aucune demeure hospitalière, tant le désert est immense !

Sæpe diem noctemque et totum ex ordine mensem

Pascitur, itgue pecus longa in deserta sine ullis

Hospitiis, tantum campi jacet ![4]

Il ne faut donc pas croire, comme on l'a fait trop souvent, que le goût de la vie errante date seulement en Afrique de l'invasion musulmane ; il est probable que le Numide ou le Gétule ressemblait à l'Arabe et au Berbère de nos jours. Comme eux, il n'aimait guère à s'enfermer sous un toit de tuile ou de chaume, et il a dû être toujours difficile d'en faire un fermier et un laboureur. Cependant il ne faut rien exagérer non plus : si la majorité des indigènes a toujours été nomade, ce serait aller trop loin que de prétendre qu'elle l'est de nature et ne peut pas être autre chose. Ce qui le prouve, c'est qu'il y en a qui se sont groupés d'eux-mêmes dans des villages, et qui n'en sortent que pour cultiver leur champ ; le Kabyle, par exemple, est un laboureur aussi énergique que le Touareg est un nomade obstiné ; et pourtant le Touareg et le Kabyle appartiennent à la même race, et parlent presque la même langue. On a dit souvent, et l'on a eu raison de le dire[5], que ce qui les a rendus à la longue si différents l'un de l'autre, c'est la diversité même des pays qu'ils habitent, et qu'ils ont subi les nécessités que leur imposait la nature. Celui des deux peuples qui a trouvé dans ses montagnes un abri sûr pour s'y reposer et quelques arpents de terre fertile pour vivre y est resté ; l'autre, auquel le désert n'offrait que des pâturages intermittents, a bien été forcé de voyager sans cesse pour éviter de mourir de faim. Il n'était donc pas interdit de croire qu'avec un ensemble de mesures sages, qui changeraient les conditions d'existence des gens du pays, on pourrait changer aussi leurs habitudes. C'est ce que comprit Massinissa et ce qu'il essaya de faire : on nous dit qu'il tenta d'arracher les Numides à leur vie vagabonde, de les attacher au sol, de les forcer de vivre ensemble dans des villages ou des villes ; et Polybe laisse entendre qu'il y avait assez bien réussi[6]. Mais sa dynastie ne régna pas assez longtemps et fut battue Cie trop d'orages pour que l'œuvre du roi berbère ait produit des résultats durables. L'honneur de celte grande entreprise revient donc tout entier aux Romains ; tout ce que nous disent les historiens prouve que la civilisation de l'Afrique est bien leur ouvrage. Pour parler encore ici de la Byzacène, dont il a été déjà question plus haut, nous savons par Salluste que quand Marius, dans sa marche sur Capsa, traversa ce pays, il était inculte, aride et désert[7]. Cet état est celui où nous le voyons encore aujourd'hui ; mais les ruines qui le couvrent montrent que, dans l'intervalle, et tant qu'a duré la domination romaine, il a dû être riche et habité. Ce sont donc les Romains qui ont peu à peu attiré les indigènes dans les terres fertiles et les y ont retenus par la sécurité et l'attrait du bien-être ; puis, ils les ont poussés à la conquête des landes voisines, en sorte que le pays habitable a été s'agrandissant sans cesse, et qu'il n'est guère resté de terre susceptible de culture qui n'ait été cultivée. Partout les huttes errantes se sont groupées ensemble pour former des villages, et un peu plus tard ces villages, où s'entassaient les laboureurs et les commerçants, sont devenus des villes.

C'était un résultat important, qui leur a demandé plusieurs siècles d'efforts obstinés ; et pourtant la victoire qu'il leur fallut remporter sur la nature présentait plus de difficultés encore. Assurément ils durent avoir moins de peine à faire des agriculteurs de ces pâtres nomades qu'à récolter du blé, du vin ou de l'huile où poussent à peine aujourd'hui l'alfa et le palmier nain. Ils y ont si bien réussi qu'en présence de ces restes de villas et de fermes, dans des lieux qui nous semblent inhabitables, nous sommes tentés de supposer que le climat a dû subir quelque changement depuis l'antiquité, que les pluies étaient autrefois plus régulières, les sources plus abondantes, les fleuves moins sujets à tarir. Il faut avouer que, s'il en était ainsi, nous aurions quelque raison de nous décourager, et qu'il nous faudrait beaucoup rabattre du bel avenir que nous rêvons pour nos colonies africaines. Mais il me paraît difficile de prouver que les conditions climatologiques diffèrent beaucoup aujourd'hui de ce qu'elles étaient 'du temps des Romains. Sans doute il est possible que le déboisement des montagnes ait influé d'une manière fâcheuse sur le régime des pluies et la marche des rivières[8]. Les sources aussi peuvent être devenues moins nombreuses et moins riches : nous voyons qu'à l'époque romaine il faut toujours en avoir soin et qu'elles cessent de couler dès qu'on les néglige[9]. Combien ont dû se perdre et tarir depuis quatorze cents ans qu'on ne s'en occupe plus ! Et pourtant les anciens ont toujours parlé de l'Afrique comme d'un pays sec et mal arrosé ; il ne faut pas l'oublier. C'est ce qui frappa d'abord les premiers Romains qui vinrent s'y établir : Cælo terraque penuria aquarum ; et cette phrase de Salluste n'a pas cessé d'être vraie dans la suite. Du temps de l'empereur Hadrien, c'est-à-dire quand les Romains étaient les maîtres du pays depuis trois siècles, on nous dit qu'il resta cinq ans entiers sans pleuvoir[10]. Il n'est pas probable non plus que les fleuves aient eu à cette époque un autre aspect qu'aujourd'hui. La description que fait Silius Italicus du Bagrada, le plus important de tous, n'a pas cessé d'être vraie : il continue, comme autrefois, à traîner ses eaux bourbeuses à travers les sables d'un cours si lent qu'il ressemble parfois à un marécage :

Turbidus arentes lento pede sulcat arenas[11].

Je crois enfin qu'à défaut d'autre preuve, ces grands travaux hydrauliques qu'ont entrepris les Romains, et dont il reste de si admirables débris, sont la démonstration la plus évidente que le pays devait être alors à peu près aussi sec que nous le voyons : des gens qui calculaient si bien n'auraient pas pris tant de peine et dépensé tant d'argent à se procurer de l'eau s'il en était assez tombé du ciel pour leur suffire.

Ce sont ces travaux merveilleux qui ont suppléé en partie pour l'Afrique à ce que lui refusait la nature. Il est impossible d'essayer de les décrire en détail, car le sol en est partout couvert ; contentons-nous d'en donner rapidement une idée.

Personne n'a su comme les Romains reconnaître les ressources d'un pays et en mettre en valeur les richesses. S'il s'agissait de l'arroser pour le rendre fertile, ils savaient se servir des moindres sources, en augmenter le débit, les entretenir, les aménager, les distribuer selon les besoins, en tirer le plus de profit possible. En Afrique, les inscriptions nous les montrent partout occupés à nettoyer les conduits, à reconstruire les aqueducs, à réparer les bassins. Ils se rendaient parfaitement compte qu'ils ne pouvaient rien faire de plus utile dans ce pays sans cesse menacé de mourir de soif ; aussi n'y a-t-il rien dont ils soient plus disposés à se glorifier que de ces sortes de travaux. Il faut voir avec quel orgueil un habitant de Calama (Guelma) se vante des réparations qu'il a faites à une piscine : Autrefois, nous dit-il, il y coulait à peine un mince filet d'eau ; aujourd'hui c'est un véritable fleuve qui fait un bruit de tonnerre[12]. Les magistrats municipaux, quand ils voulaient laisser quelque souvenir de leur administration, construisaient souvent des fontaines, et quelques-unes d'entre elles, dont il reste des débris, devaient être des monuments élégants, qui joignaient l'agréable à l'utile. H s'en trouve une à Tipasa, prés de Cherchel, qui formait une sorte d'hémicycle ou de château d'eau, avec des colonnes de marbre bleuâtre et des statues. L'eau coulait d'en haut dans de petits bassins superposés, de manière à tomber de l'un dans l'autre et à y faire entendre ce bruit léger qui repose et rafraîchit aux heures chaudes du jour. De là elle se répandait dans un canal semi-circulaire où il était facile d'aller la puiser[13]. On a découvert à Thysdrus (El-Djem) une inscription très curieuse où un magistrat se félicite d'y avoir amené de l'eau avec tant d'abondance qu'après qu'on l'a répandue dans la ville entière, au moyen de fontaines qui coulent sur les places publiques, on a pu la distribuer dans les maisons des citoyens, pour leur usage particulier, à de certaines conditions : Aqua adducta... coloniæ sufficiens, et per plateas lacubus impertita, domibus etiam certa conditione concessa[14]. Il y avait donc dans les villes d'Afrique, aux portes du désert, il y a dix-sept cents ans, des concessions d'eau pour les habitants, ce qui n'existait, il y a un siècle, dans aucune ville de France !

Quand l'eau ne se trouve pas à fleur de terre, on creuse des puits pour l'aller prendre dans les couches souterraines — beaucoup d'entre eux existent encore, et les Arabes s'en servent, quand ils ne les ont pas laissés s'envaser ; — ou bien l'on a grand soin de recueillir toute celle qui tombe du ciel ; il en tombe si peu, qu'on n'en veut rien laisser perdre. Des citernes étaient creusées sous presque toutes les maisons de quelque importance ; et indépendamment de celles qui servaient aux particuliers, il y en avait de beaucoup plus grandes à l'usage du public. Celles de Carthage, qui sont probablement d'origine phénicienne, mais que les Romains ont réparées, font l'admiration des visiteurs. Elles se composaient de deux groupes, dont l'un a été restauré de nos jours et sert à l'alimentation du voisinage ; dans l'autre, qui est en ruines, tout un village s'est logé, et les voûtes à moitié effondrées sont devenues des chambres ou des écuries. A Tupusuctu, dont les Romains avaient fait une place de ravitaillement dans la crainte d'une guerre avec les Berbères du Djurjura, ils avaient creusé des citernes qui mesurent 5.000 mètres carrés.

Mais voici des travaux encore plus considérables peut-être, et qui ont pour nous plus d'importance, car ils nous montrent clairement ce que nous devons faire. Les fleuves africains ne sont guère que des torrents ; à la suite d'un orage, ils débordent et ravagent le pays ; le reste du temps, ils sont presque à sec et disparaissent quelquefois dans les sables. Pour retenir ces eaux de passage et les empêcher de se perdre sans profit dans la mer, les Romains construisaient des systèmes de digues et de réservoirs immenses. Il reste assez de ces grands ouvrages pour nous faire admirer l'habileté des ingénieurs qui les exécutèrent. Toutes les précautions étaient prises pour en assurer la durée[15]. Nous voyons, par exemple, qu'on a soin de les placer après une courbe du fleuve, ce qui diminue le choc que les murailles du barrage auront à supporter. Comme on veut dépenser le moins possible, on prend d'ordinaire, pour les construire, les matériaux qu'on a sous la main. Mais avec des cailloux roulés et du ciment, on fait un béton si solide que la pioche a peine à l'entamer. Ces réservoirs, ces barrages existent partout ; dans le Hodna, une contrée presque sauvage, on en a retrouvé jusqu'à trois, l'un sur l'autre, et dans le nombre il y en a un qui pouvait contenir douze cent mille litres. L'eau ainsi conservée dans de vastes bassins descendait des hautes régions dans la plaine où de petits canaux la conduisaient à travers les champs. La distribution en était faite très exactement et d'après des lois fixes ; chaque propriétaire y avait droit à son tour et pendant un certain nombre d'heures, comme on fait encore aujourd'hui dans les oasis. On a retrouvé à Lamasba, petite ville qui n'est pas loin de Lambèse, un règlement fort minutieux, qui était affiché sans doute sur la place publique, et qui indique la part qui revenait à chacun[16]. Il est probable que ces règlements ont survécu même à la domination romaine. Ils existaient sans doute encore — Procope semble le dire — du temps des Vandales, qui, comme tous les Germains, conservèrent l'administration des anciens maîtres du pays[17]. Ce sont les Arabes qui ont tout laissé périr. Grâce à leur apathie et à leur imprévoyance, les sources ont tari, les barrages se sont effondrés, les fleuves ont de nouveau emporté toutes leurs eaux à la mer ; et voilà comment ces plaines, qui semblèrent si belles aux compagnons de Sidi-Okba, et qu'ils appelaient un jardin fleuri, sont devenues presque partout un désert.

 

II

La petite propriété. — Les habitants des mapalia. — Un paysan enrichi à Mactaris. — Les produits principaux de l'Afrique. — Les marchés. — L'Afrique fournit du blé à Rome.

Naturellement, ce sont les petites propriétés dont il reste aujourd'hui le moins de traces : les paysans ne bâtissent pas pour l'éternité. Salluste nous dit que, dans les premiers temps, les habitations des Africains étaient fort grossières et qu'elles ressemblaient à des barques qui auraient la quille en l'air[18]. On les appelait mapalia. Il est probable que lorsque, au contact des Carthaginois, puis des Romains, les indigènes se furent un peu civilisés, leurs demeures devinrent moins rustiques. Elles l'étaient pourtant beaucoup encore. M. de la Blanchère a cru en retrouver quelques débris en parcourant le Sud-Oranais et il nous en fait la description[19]. Ce sont des amas de murailles éboulées dont les ruines reproduisent à peu près la forme des bâtiments d'où elles proviennent, ce qui prouve qu'on ne les a pas renversées avec violence et qu'elles sont tombées toutes seules. Ces murailles se composaient de pierres non taillées, réunies par un mortier, comme celui dont se servent encore les gens du pays, et qui n'est guère que de la boue. Vienne une pluie un peu forte, le prétendu mortier se détrempe, retourne à la terre, et le mur s'écroule. Ces bâtisses, où n'entraient encore que très rarement la brique et la tuile, étaient souvent isolées ; elles occupaient le milieu d'un petit champ que le propriétaire cultivait en famille. Souvent aussi, dans les endroits qui n'étaient pas sûrs, les cultivateurs s'étaient réunis pour se protéger. Leurs maisons serrées les unes contre les autres, le long des flancs ou sur la crête de quelque colline abrupte, où il est moins facile d'être surpris, formaient des villages inaccessibles, qui devaient ressembler à ceux des Kabyles.

Dans ces villages ou dans ces fermes vivait une population sobre et robuste. Le pays, en somme, est sain. Les fièvres sans doute y sont à craindre[20] ; mais nous savons par notre expérience qu'elles s'atténuent beaucoup ou même disparaissent entièrement quand le sol est drainé et assaini par la culture. Hérodote nous dit qu'il n'y a pas de gens au monde qui se portent aussi bien que les Africains, et Salluste prétend qu'ils ne connaissent pas la maladie et ne meurent que de vieillesse[21]. Tous ceux qui ont fait quelque étude de l'épigraphie africaine ont été frappés du grand nombre de centenaires qui sont mentionnés dans les inscriptions. La chose était même si ordinaire que les parents des morts s'étonnent et s'indignent quand ils ne sont pas devenus très vieux. Une femme d'Haïdra, qui a perdu son mari à quatre-vingt-deux ans et sept mois, lui dit : Tu es mort trop tôt : tu devais vivre cent ans ; et pourquoi pas ?[22] Dans une ville de la Byzacène, à Cillium, on a découvert un vaste mausolée bâti en forme de pyramide, et qui était surmonté d'un coq, comme nos clochers de village ; une longue épitaphe de plus de deux cents vers nous apprend que c'était la tombe d'un notable de l'endroit, Flavius Sabinus, et de sa femme. Le mari avait vécu cent dix ans et la femme cent cinq ; ce qui n'empêche pas l'auteur des vers de se plaindre douloureusement que l'existence des hommes soit si fugitive :

Sint licet exigure fugientia tempora vitæ[23].

Quelques-uns de ces petits fermiers, à force d'ordre, de travail, d'économie, arrivaient à la fortune. Il y en a un, à Mactaris, qui a pris la peine de nous le faire savoir, dans une inscription métrique qu'il nous a laissée. Assurément il ne l'avait pas faite lui-même, car son éducation avait dû être fort négligée ; mais, comme c'était l'usage que les gens d'importance plaçaient volontiers quelques vers sur leur tombe, ses héritiers ou lui durent s'adresser à quelqu'un des beaux esprits de la province. Ils ne le choisirent pas trop mal, et l'épitaphe a un accent de simplicité et de sincérité assez rare dans les morceaux de ce genre. Je suis né, nous dit le paysan enrichi, dans une pauvre cabane, d'un père misérable, qui ne m'a laissé ni argent ni maison. Heureusement il avait de l'activité, du courage, ce qui supplée à tout. Il n'a fait autre chose en sa vie que de cultiver la terre, mais il n'y avait pas de cultivateur plus laborieux que lui. Dès que la saison avait mûri le blé, j'étais le premier à le couper ; puis, quand les gens qui portent la faucille s'en allaient moissonner dans les plaines de Cirta ou les champs de Jupiter (Zagouan ?), je marchais en tête, le premier à l'ouvrage, et je laissais des amas de gerbes liées derrière moi. J'ai ainsi coupé, sous un soleil de feu, deux fois six moissons jusqu'au jour où je devins moi-même le chef de la troupe. Pendant onze ans encore, j'ai moissonné avec eux l'épi mûr dans les campagnes numides. Voilà comment il gagna de l'argent et finit par devenir propriétaire d'une maison et d'une ferme qui ne manquaient de rien. Avec la fortune vinrent les honneurs, il fut élu décurion — c'est-à-dire conseiller municipal — dans son pays, et même il fut choisi par les décurions ses collègues pour être le premier magistrat de sa ville, en sorte que, de pauvre laboureur qu'il était, il-en vint un jour à siéger, en qualité de président, au beau milieu de la curie. C'est ainsi, ajoute-t-il, que mon travail m'a valu des années brillantes qu'aucune langue envieuse n'osa jamais troubler ; et, comme un paysan ne perd pas l'occasion de faire un peu de morale, il prend un ton plus solennel et termine en disant : Apprenez, mortels, par mon exemple à passer une vie sans reproche, et, comme moi, méritez par une existence honnête une douce mort[24].

Mais en Afrique, comme partout, ceux qui faisaient fortune ne devaient pas être les plus nombreux. Il suffisait à la plupart d'avoir de quoi vivre ; encore n'arrivaient-ils à gagner leur vie qu'a la condition d'être fort industrieux. Ils tiraient parti de tout. Sur les coteaux, dans les plaines mal arrosées, ils plantaient l'olivier et la vigne. On voit bien au nombre des pressoirs, qu'on rencontre à tous les pas dans les ruines,' que l'olivier devait être une des richesses du pays ; c'est là que Rome se fournissait de l'huile qui lui, était nécessaire pour ses gymnases et ses bains publics. La vigne est en train de reconquérir, eu Algérie et en Tunisie, le terrain qu'elle avait perdu ; elle en fera bientôt la fortune. Mais la principale culture était celle des céréales ; tout le monde vantait l'abondance des récoltes africaines, elle était devenue proverbiale ; pour faire entendre qu'un homme possédait une fortune incalculable, on disait qu'il avait dans ses greniers tout le blé que récolte l'Afrique[25]. Le blé d'Afrique passait pour produire beaucoup plus que les autres : on racontait qu'un procurateur d'Auguste lui avait un jour envoyé quatre cents grains qui étaient sortis d'un seul[26] ; et pourtant ces moissons étaient obtenues par les moyens les plus simples : J'y ai vu, nous dit Pline, la terre retournée, après les pluies, par une charrue à laquelle étaient attelés d'un côté un pauvre petit âne, de l'autre une femme[27]. C'est un spectacle qu'on peut se donner encore, et Tissot, qui en a souvent été témoin, nous apprend que l'indigène d'aujourd'hui ne se fait pas plus de scrupule que le Libyen d'autrefois d'attacher au joug sa femme avec son âne, surtout si elle est vieille[28]. Ajoutons que la charrue à l'époque romaine, comme celle dont on se sert de nos jours, était d'une simplicité toute primitive. Le soc écorchait à peine le sol ; mais qu'importe ? la terre y est si naturellement fertile qu'elle n'a pas besoin d'être beaucoup travaillée pour produire. Vienne, à l'entrée du printemps, une pluie favorable et la plaine sera jaune d'épis en quelques semaines. Puis, la moisson finie, quand les silos sont pleins, le laboureur charge la récolte sur son âne ou une méchante voiture et va la porter au marché.

Les Africains de cette époque fréquentaient beaucoup les marchés, ainsi que le font encore leurs descendants ; c'est un usage qui, comme tant d'autres, s'est conservé. Il n'en manquait pas, dans les villes, de commodes, d'élégants, de bien installés, dont les débris existent encore. Il y en avait aussi au milieu des champs, auprès des grands domaines, dans les endroits où les paysans des environs pouvaient se réunir. Les riches propriétaires, qui trouvaient leur intérêt à en établir chez eux. en demandaient la permission au Sénat, si la province était sénatoriale, ou au représentant du prince, si elle était impériale. Il existait à l'époque romaine, au pied des montagnes qui séparaient la Proconsulaire de la Numidie, et qui sont aujourd'hui la frontière de la régence de Tunis, à la hauteur de Tébessa, un domaine très important, qui s'appelait Saltus Beguensis (aujourd'hui El-Begar) : on y a trouvé, au milieu d'un champ, les restes encore visibles d'un grand portique qui entoure des débris moins considérables, dans lesquels on a reconnu des boutiques ruinées. C'était donc un marché, et celui qui l'a construit, L. Africanus, qui voulait faire savoir à tout le monde qu'il était en règle, a eu soin de reproduire deux fois le sénatus-consulte qui en autorisait l'établissement. Nous l'avons en deux exemplaires, avec la signature des témoins qui en affirment l'authenticité. Il y est dit que L. Africanus, dans la provinçe d'Afrique, sur le territoire de Begua, occupé par les Musulamiens, dans le lieu appelé Ad Casas, aura le droit de tenir un marché deux fois par mois, le quatrième jour avant les nones et le douzième jour avant les calendes (le 2 et le 21 de chaque mois) ; que les gens d'alentour et les étrangers pourront s'y réunir, mais seulement pour vendre et pour acheter (on redoutait toujours les réunions politiques), et à la condition qu'ils ne commettront aucun acte illégal et ne feront de tort à personne[29]. Le propriétaire avait tout intérêt à attirer dans son marché les petits fermiers du voisinage et à faire de son domaine le centre d'un commerce important. Ces sortes de trafics profitent toujours au plus riche : comme sa fortune lui permet d'attendre et qu'il peut garder sa récolte dans ses greniers, il lui est loisible de profiter des circonstances, de se procurer le blé à bon marché dans les temps d'abondance et de le revendre très cher dans les moments difficiles.

Une partie du blé qui se récoltait en Afrique était réservée à l'alimentation de Rome. Il y avait longtemps que Rome ne parvenait plus à se nourrir ; elle avait eu d'abord recours aux provinces les plus rapprochées, à la Sicile et à la Sardaigne, pour suppléer à ce qui lui manquait ; mais elles n'y suffirent pas longtemps. Il fallut alors s'adresser à l'Égypte et à l'Afrique, qui devinrent, après Auguste, sa principale ressource. Les bons citoyens étaient fort attristés de cette nécessité : Ils gémissaient, nous dit Tacite, de voir que la subsistance du peuple romain était le jouet des vents et des tempêtes[30]. Mais qu'y faire ? On ne pouvait pas songer à ramener les cultivateurs de l'Italie dans les champs qu'ils avaient désertés pour habiter les villes. Ce qu'il y avait de mieux, puisqu'on était forcé de s'adresser aux pays voisins, c'était d'éviter tous les mécomptes et de se mettre à l'abri de toutes les surprises, en réglant d'une manière fixe la part que chaque pays devait fournir et en prenant des mesures pour qu'elle arrivât sans encombres et sans retard à sa destination : c'est ce qui fut fait. On décida que l'Égypte et l'Afrique enverraient chacune un tiers de ce qui se consommait à Rome, près de 1800.000 hectolitres ; le reste venait de la Sicile et de l'Italie. Les Africains payaient donc une partie de leurs contributions en nature. Le blé qu'ils devaient à l'État était réuni sous la surveillance des procurateurs de l'empereur, et on l'amenait dans les ports d'où il devait être expédié. On sait qu'à Rusicade (Philippeville) des greniers immenses furent construits dans lesquels il était  gardé jusqu'au départ[31]. Pour le faire parvenir de là en Italie, Commode institua une flotte particulière, à l'exemple de celle d'Égypte, qui devait, à époque fixe, l'apporter à Pouzzoles et à Ostie[32]. Nous savons que l'arrivée de ces flottes donnait une grande animation aux ports italiens : on se précipitait, pour les voir venir, sur les jetées et le long des rivages ; on suivait des yeux les petits navires, qu'on reconnaissait à leurs voiles légères, et qui précédaient et annonçaient l'approche des grandes galères chargées de blé ; on saluait de loin ces vaisseaux impatiemment attendus qui portaient la nourriture de Rome[33]. On comprend que le service des subsistances, ou, comme on disait, l'annone, eût une très grande importance : aussi l'avait-on déifiée. L'Annona sancta était une déesse qu'on représentait l'épaule et le bras nus, un croissant de lune sur la tête, à la main des épis, des cornes d'abondance devant elle. On la fêtait beaucoup dans les ports de mer où le blé était recueilli et embarqué pour Rome. et qui lui devaient ainsi une partie de leur animation. Les portefaix, les mesureurs, les ouvriers de toute sorte, à qui l'Annona faisait gagner leur vie, lui témoignaient leur reconnaissance en lui élevant des autels. Les Romains aussi devaient avoir pour elle une grande vénération, car ils savaient bien que, le jour où elle leur distribuerait ses dons moins libéralement, ils seraient exposés à mourir de faim. L'Afrique était donc, suivant le mot d'un écrivain du temps, l'âme de la République ; et Juvénal a bien raison de demander qu'on traite avec égard ces vaillants moissonneurs qui nourrissent Rome et lui permettent de se livrer sans crainte aux plaisirs du cirque et du théâtre :

Qui saturant urbem circo scenæque vacantem[34].

 

III

Comment se sont formés les grands domaines en Afrique. — Les bains de Pompéianus. — Sa villa. — Son écurie. — Le bosquet du philosophe.

Après avoir étudié quelles étaient les conditions de la petite propriété dans l'Afrique romaine, occupons-nous un peu de la grande.

Dans le passage célèbre où Pline l'Ancien attribue à l'extension des grands domaines la ruine de l'Italie, il ajoute que le mal avait gagné les provinces, et que six propriétaires possédaient la moitié de l'Afrique[35]. Il est aisé de comprendre comment ces propriétés énormes s'étaient formées. Les indigènes, après leurs défaites, avaient été plus d'une fois ou transportés en masse dans des contrées éloignées, ou cantonnés dans les montagnes. Les terres qu'ils laissaient libres, appartenaient de droit aux vainqueurs. L'État en garda sans doute une bonne part ; mais il dut en vendre aussi ou en donner à quelques personnages d'importance, et ce ne fut pas un mal, car il fallait des capitaux pour entreprendre des travaux d'utilité publique et mettre en rapport un sol fertile qui n'avait guère été cultivé. Dès la fin de la république, de grandes spéculations de terrains se sont faites en Afrique. C'est là disait-on, que le père de Cœlius, un chevalier romain de Pouzzoles, avait gagné cette fortune que sou fils s'entendait si bien à dépenser[36]. Cornélius Nepos rapporte qu'un certain Julius Calidus fut mis sur la liste des proscriptions parce qu'on voulait lui prendre les biens immenses qu'il possédait en Afrique[37]. Le mouvement continue sous l'empire : les grands personnages, que le prince envoyait commander les troupes ou gouverner les provinces, séduits par la richesse du pays, ne manquaient pas plus tard d'y acheter des terres et d'y placer une partie de leur fortune. Nous voyons que Julius Martialianus, qui fut légat de Numidie sous Alexandre Sévère, possédait des domaines considérables dans les environs de Lambèse, à Mascula ; on peut croire que son séjour en Afrique, où il commandait la troisième légion, lui donna l'idée de les acquérir. C'est ainsi qu'avec le temps, des familles illustres de Rome s'établirent dans ce pays, les Lollii à Tidsis, les Arrii Antonini à Milève, et bien d'autres encore. Ces grands seigneurs se bâtissaient des résidences somptueuses, avec des greniers pour les denrées, des étables pour les bêtes, des logements pour les serviteurs, et naturellement il a dû rester plus de traces de ces vastes constructions que de l'humble demeure de ces pauvres fermiers dont je viens de parler.

Le hasard nous a précisément conservé quelques débris d'une de ces grandes maisons, et nous pouvons, en les visitant, nous représenter la façon dont l'aristocratie africaine s'installait dans ses terres[38]. Sur la route de Constantine à Sétif, près du petit village d'Oued-Atménia, dans une grande plaine ondulée qui est encore aujourd'hui fertile et bien arrosée, un Arabe qui labourait un champ rencontra un obstacle sur lequel vint se briser le soc de sa charrue : on fouilla le sol pour savoir d'où venait la résistance, et l'on découvrit d'abord une muraille, puis un commenc9ment de mosaïque, qui parut très bien conservée.

Les travaux furent continués avec soin, et l'on finit par mettre au jour les restes d'un édifice qui mesurait plus de 800 mètres carrés. Il fut aisé de voir que c'étaient des bains, et qu'il n'y manquait rien de ce qu'on trouve à Rome et ailleurs dans les établissements de ce genre. A l'une des extrémités, on reconnaît l'hypocauste, entouré de corridors pour faciliter le service, avec des bancs de pierre où les esclaves chargés d'allumer et d'entretenir le fourneau s'asseyaient pour se reposer ; puis viennent les salles où l'on passait par des degrés divers de chaleur, le caldarium, le sudatorium, le tepidarium ; le pavé y est suspendu sur des piliers de brique, pour qu'on puisse chauffer par dessous ; les plinthes de marbre qui couvrent les murs sont séparées de la grosse maçonnerie par un vide de trois centimètres pour faire circuler partout la chaleur, tandis que des tuyaux de grès la distribuent dans les couloirs et empêchent qu'on ne passe trop brusquement d'une température à une autre. D'autres salles, grandes ou petites, rondes, carrées, avec des absides à leur extrémité, devaient servir aux divertissements, aux entretiens, aux repas, à toutes ces occupations variées qui faisaient du bain un des plus grands plaisirs et des plus compliqués de la vie antique. Mais la partie la plus somptueuse et la mieux ornée est un atrium de près de 10 mètres de long, séparé en trois compartiments par des colonnes de marbre ornées de chapiteaux corinthiens. L'atrium, qui devait être un lieu charmant de réunion et de promenade, donne accès à un grand bassin de natation entouré d'une galerie demi-circulaire. Cet ensemble, qui se composait de vingt et une pièces, devait former un édifice d'une commodité rare et d'une parfaite élégance. Toutes les salles étaient pavées de mosaïques qui furent trouvées dans un état merveilleux de conservation ; les débris des ornements de marbre et de stuc qui devaient revêtir les murailles couvraient le sol.

En présence d'un monument si vaste et si riche, on a été d'abord tenté de croire que tant de dépense n'était pas faite pour une seule personne, et que c'étaient des bains publics qu'on avait découverts. Mais il est bien difficile de s'arrêter à cette opinion. Si ces bains étaient publics, à qui pouvaient-ils servir ? On ne connaît pas de ville romaine dans les environs ; les plus rapprochées sont à vingt ou trente kilomètres de distance. On n'a même trouvé, dans un rayon de plusieurs lieues, aucune ruine importante : il est donc vraisemblable qu'un seul domaine occupait toute la plaine. Le propriétaire, qui devait être fort riche, et qui sans doute y habitait avec sa famille, avait dû y réunir toutes les commodités de la vie ; c'est pour lui et pour les siens qu'il avait fait bâtir ce bel édifice, et nous n'avons pas lieu d'être surpris qu'il soit si vaste et si somptueux, quand nous songeons que, dans toute l'étendue de l'empire, surtout en Afrique, les bains étaient devenus une nécessité pour tout le monde, et que les riches y déployaient un luxe extravagant. Sénèque raconte qu'étant allé visiter, à Literne, la villa du grand Scipion, il fut émerveillé de voir combien les bains y étaient simples, étroits, nus, obscurs. Qui s'en contenterait aujourd'hui ? dit-il. Qui ne se croirait un mendiant, s'il se baignait dans une salle dont les murs n'étincelleraient pas du feu des pierreries ? si le marbre d'Égypte n'y était incrusté de marbre de Numidie et encadré de mosaïques ? si le plafond n'était lambrissé de cristal ? si les piscines n'étaient taillées dans le marbre de Paros ? si l'eau ne coulait pas de robinets d'argent ? Et je ne parle encore que des bains du vulgaire : que sera-ce si nous en venons à ceux des affranchis ? Que de statues, que de colonnes, qui ne soutiennent rien, et qui ne sont qu'un pur ornement ! quelles masses d'eau qui tombent en cascade avec fracas ! Nous sommes arrivés à un tel raffinement de délicatesse, que nos pieds ne peuvent plus fouler que des pierres précieuses[39]. Voilà les folies que se permettaient les riches Romains au premier siècle de l'empire. L'exemple de Rome était imité dans tout l'univers, et l'on comprend qu'un grand propriétaire d'Afrique qui voulait se mettre à la mode ait tenu à reproduire quelque chose de ces prodigalités.

S'il s'était fait construire des bains si magnifiques, soyons assurés que sa maison devait être plus grande encore et plus belle ; mais il n'en existe plus rien, ou du moins on n'en a rien découvert jusqu'à ce jour. Heureusement nous n'avons pas besoin de faire des fouilles pour la connaître, et, sans sortir des bains, nous allons avoir le moyen de nous figurer ce qu'elle était. Je viens de parler des mosaïques qui en tapissent le sol ; elles ont un caractère qui nous les rend particulièrement précieuses. Le propriétaire aurait pu se contenter, comme tant d'autres, d'y faire copier un sujet banal, le triomphe d'Amphitrite ou de Bacchus, les travaux d'Hercule, etc. ; mais il a voulu quelque chose qui fût fait pour lui et ne convint qu'à lui ; il a demandé à l'artiste de reproduire sa maison, son parc, ses jardins avec leurs agréments, comme nos rois ont fait décorer quelquefois leurs palais de tableaux ou de tapisseries qui représentaient leurs principales résidences. Le maître mosaïste a dû prendre sans doute de grandes licences avec la réalité ; il n'a pas dû tenter de donner à un travail purement décoratif la perfection et l'exactitude qu'on apporte à des œuvres d'art achevées : c'est un à peu près qu'il faut juger d'ensemble, mais qui nous donne pourtant une idée d'un grand domaine romain à l'époque impériale. Puisque le voilà sous nos yeux, ne résistons pas à la tentation de le parcourir un moment.

Remercions d'abord l'auteur des mosaïques des indications précieuses qu'il nous a données ; comme il craignait qu'on ne se reconnût pas toujours dans ses peintures, il a pris le parti de placer à côté de chacun des tableaux des légendes qui nous font connaître les lieux et les hommes. Au-dessus de la maison s'étale en grosses lettres le nom du propriétaire : il s'appelait Pompéianus. Sa maison, qui occupe le haut d'une des mosaïques, ne présente pas ce large développement de façade et ces belles apparences de régularité qui sont à la mode chez nous, surtout depuis la Renaissance. Les Romains paraissent y avoir médiocrement tenu. Leurs villas, faites pour l'usage, se composaient d'ordinaire d'une réunion de corps de logis différents, plus juxtaposés qu'unis, et qu'on avait construits à mesure qu'on en sentait le besoin. C'est bien ainsi qu'était bâtie celle de l'empereur Hadrien, à Tibur, qui passait pour une merveille. Quand on la voyait de loin, avec ses bâtiments de toute dimension et ses toits de toute forme, elle devait ressembler à une petite ville. Pline le Jeune emploie précisément cette expression pour caractériser l'aspect des maisons de plaisance qu'on rencontrait le long du rivage d'Ostie : Præstant multarum urbium faciem. Dans celle de Pompéianus, quoiqu'elle fût encore très librement construite, la symétrie est un peu plus respectée. Les deux ailes sont occupées par deux grands pavillons carrés, surmontés d'une sorte de dôme ; au centre, à côté d'une porte monumentale, s'élève une tour à trois étages, comme il s'en trouvait dans toutes les villas romaines, pour donner au propriétaire le plaisir de la vue et l'agrément du grand air ; puis vient un corps de logis, avec de grandes fenêtres cintrées, qui paraissent éclairer une galerie intérieure. Des deux côtés, en dehors de la villa, deux petites maisonnettes, qui se répondent, complètent le logement du maitre et des serviteurs. Elles donnent sur des jardins, et, pour l'indiquer, l'artiste a placé par derrière de grands arbres, dont le sommet dépasse les toits ; aux deux extrémités commencent des palissades de buis, comme on en trouve dans le parc de Versailles, qui entouraient les bosquets et emprisonnaient les allées : la mode s'en est conservée depuis les Romains jusqu'à l'époque de Louis XIV.

Au-dessous de sa maison, Pompéianus avait fait représenter son écurie, montrant ainsi quels étaient ses goûts et ses préférences. C'étaient celles de presque tous les gens de son pays. Les indigènes, alors comme aujourd'hui, aimaient par-dessus tout leurs chevaux : ils les soignaient, ils en étaient fiers. Ceux que nous montre Pompéianus, les meilleurs sans doute qu'il eût chez lui, portent leurs noms écrits au-dessus d'eux : ils s'appellent Delicatus, Pullentianus, Titas, Scholasticus[40] ; mais Pompéianus ne se contente pas toujours de les nommer, il y joint parfois quelques paroles de flatterie et d'affection qui témoignent à quel point il les admire et il les aime. S'adressant à celui qui s'appelle Altus (le Haut), il lui dit : Tu es sans pareil, tu fais des bonds comme des montagnes (unus es, ut mons exultas). Au-dessus d'un autre, on lit ces mots : Que tu sois vainqueur ou non, nous t'aimons, Polidoxe (vincas, non vincas, te amamus, Polidoxe). Celui-ci, on le voit, est un cheval de course, qu'on dresse à remporter des prix. Les courses étaient le divertissement à la mode dans tout l'empire ; mais il semble que nulle part on ne les aimât autant qu'en Afrique. Il nous est resté de cette passion qu'on avait pour elles un souvenir très curieux. On croyait alors que, lorsqu'on avait à se plaindre de quelqu'un, il n'y avait rien de plus sûr, pour lui faire du mal, que de confier aux morts sa vengeance ; on écrivait donc le nom de celui à qui on voulait nuire sur une lame de plomb qu'on insinuait dans une tombe : on supposait que le défunt se chargerait de remettre la requête aux dieux infernaux. On a trouvé en Afrique un assez grand nombre de ces lames, et vraisemblablement on en trouvera bien davantage. Quelques-unes nous révèlent de petits romans inconnus : ce sont quelquefois des amoureux qui se plaignent d'avoir été trompés et réclament la punition des coupables. Ô toi, qui gouvernes le monde souterrain, dit l'un d'eux, je te recommande Julia Faustilla ; viens la prendre le plus tôt possible et mets-la au nombre de tes sujets. Ce qui arrive le plus souvent, c'est que les lames ont été déposées par des cochers qui veulent se débarrasser de leurs rivaux. Ils appellent à leur aide les divinités de tous les pays : ils nomment l'un après l'autre tous les chevaux qui pourraient leur disputer le prix ; ils demandent aux dieux de les rendre impuissants : Arrêtez-les, enchaînez-les, enlevez-leur toutes leurs forces ; qu'ils ne puissent pas sortir de l'écurie, passer la porte de l'hippodrome, s'avancer d'un pas sur la piste, et quant à ceux qui les conduisent, paralysez leurs mains, qu'il leur soit impossible de voir, d'agiter les rênes, de se tenir debout ; précipitez-les du char, jetez-les à terre et qu'ils soient foulés aux pieds de leurs chevaux. Sans retard, sans retard ; tout de suite, tout de suite ![41] Ces supplications furieuses montrent l'ardeur qu'on mettait aux luttes de ce genre. La victoire ne donnait pas seulement la réputation aux chevaux et aux cochers qui l'avaient remportée : elle pouvait leur donner aussi la fortune. Une inscription trouvée il y a quelques années à Rome nous apprend que le cocher Crescens, Maure d'origine (les cochers étaient alors africains comme aujourd'hui ils sont anglais), a gagné en dix ans 1.500.000 sesterces (un peu plus de 300.000 fr.)[42]. Pompéianus faisait courir, ce qui explique l'importance qu'il attachait à son écurie.

Il aimait aussi beaucoup la chasse, et il n'a eu garde d'oublier ce divertissement dans ses mosaïques. Elle y est le sujet de deux tableaux, l'un qui nous montre simplement le parc où il entretient les gazelles, sæptum venationis ; l'autre beaucoup plus compliqué qui contient une dizaine de personnages, et représente ce qu'on appellerait aujourd'hui l'équipage de chasse de Pompéianus. On y voit des chiens, Fidelis et Castus, qui poursuivent la bête, avec des cavaliers et des piqueurs, dont on a soin, comme toujours, de nous dire le nom. Ils sont vêtus, presque comme certains montagnards d'aujourd'hui, de pantalons serrés au genou ; ils ont un béret plat sur la tête ; une sorte de justaucorps enferme leur taille, ils portent le manteau rejeté sur l'épaule, à la façon des Espagnols. Les cavaliers ont la lance en arrêt ; les gens de pied tiennent une épée à la main ; le maitre de la maison, sur un cheval qui se cabre, conduit la chasse ; il est vêtu comme les autres, mais sans armes.

Assurément l'artiste n'a pas pu décrire tous les détails de la vie qu'on menait dans ces grands domaines ; il n'a reproduit qu'une partie des bâtiments qui entouraient la maison du maitre. Mais il en indique au moins les plus essentiels : ici, c'est la résidence du chef du troupeau (pecuarii locus) ; là celle du forestier (saltuarii janus), construction énorme, avec son toit aux tuiles rouges, ses pavillons à quatre étages et ses dépendances plus basses[43]. Mais voici un tableau plus étrange et plus curieux ; l'artiste a représenté un verger, avec des arbres d'espèce différente, le long desquels grimpe la vigne ; au pied d'un palmier chargé de fruits mûrs, une dame est assise sur une chaise à dos, comme une matrone respectable. Elle est élégamment vêtue et porte à la main un éventail ; devant elle, un jeune homme, couvert d'une tunique courte, tient en laisse un petit chien, et, de l'autre main, abrite la dame sous une ombrelle. Sur le haut du tableau on lit : filosofi locus. Nous voilà donc bien avertis ; nous avons devant les yeux le bosquet où se tient le philosophe. Mais lui-même, où est-il ? Faut-il le reconnaître dans le jeune homme qui tient le chien et tend l'ombrelle ? Je suis d'abord assez tenté de le croire, quand je me souviens des récits malins de Lucien, qui nous montre les sages de son temps fort empressés auprès des grandes dames et les amusant de belles paroles pendant qu'elles font leur toilette. Il en cite même un, le stoïcien Thesmopolis, qui, comme notre jeune homme, se charge de la petite chienne Myrrhine, et pousse même la complaisance jusqu'à recueillir ses petits dans son manteau. Je pense pourtant qu'il ne faut pas prendre ici le mot de philosophe à la lettre. Vers la fin de l'empire on donnait ce nom à tous les lettrés, et même à tous les gens habiles dans quelque art ou quelque science. L'emplacement du philosophe, c'est le lieu des entretiens agréables et distingués, où l'on touche d'une façon discrète aux lettres ou aux sciences, et, à l'occasion, le lieu des propos galants, où on lit ces petits vers, qui étaient à la mode en Afrique, et dont quelques-uns nous ont été conservés dans l'Anthologie. Il y a donc quelque place, dans cette magnifique maison, pour les élégances de la vie mondaine ; mais, tandis que c'est Pompéianus qui guide les chasseurs et poursuit l'antilope, c'est sa femme qui, dans un parterre charmant, donne audience aux beaux esprits et préside aux conversations délicates.

 

IV

Les domaines impériaux. — Administration des saltus. — Le Saltus Burunitanus. — Les conductore. — Les coloni. — Origines du colonat. — Fonctionnaires qui administraient les domaines de l'empereur.

Parmi ces grands propriétaires, qui occupaient la meilleure partie de l'Afrique, il faut mettre d'abord l'empereur. Les, princes qui ont été les maîtres de Rome pendant les deux premiers siècles, les Julii, les Flavii, les Antonins, appartenaient à des familles très riches, qui avaient des biens un peu partout[44]. Leur fortune privée, qui était considérable, s'accrut de la fortune publique. Sur les terres enlevées aux vaincus, l'État s'était réservé partout une part importante, qui formait ce qu'on appelait ager publicus populi romani. Sous l'empire, l'ager publicus ne tarda pas à se confondre avec le patrimoine particulier du prince ; ce fut, comme on dirait aujourd'hui, sa liste civile, qui lui permettait de pourvoir à tous ses besoins. Les empereurs l'augmentaient sans cesse par la confiscation des biens des condamnés, et il arriva souvent que l'on ne condamnait les gens que pour prendre leurs biens. Dans le passage de Pline que j'ai cité, et où il dit que la moitié de l'Afrique appartenait à six propriétaires, il ajoute que Néron les fit tuer et qu'il s'empara de leurs terres. C'est ainsi que d'un coup la moitié de l'Afrique s'ajouta à ce qu'il en pouvait déjà posséder.

Les grands domaines, surtout en Afrique, portaient quelquefois le nom de salira : on les appelait ainsi parce qu'ils se composaient primitivement de bois et de pâturages. Plus tard de grands défrichements eurent lieu ; les champs de blés remplacèrent les vaines pâtures, la vigne et l'olivier se substituèrent aux broussailles ; mais, quoique la nature en fût très changée, on leur conserva leur ancien nom. Ces saltus étaient ordinairement des exploitations énormes, qui égalaient, nous dit Frontin, le territoire d'une cité, et même le dépassaient[45], ce qui fait songer à l'Enfida, qui contient plus de 150.000 hectares. Au centre, ajoute Frontin, s'élève la villa du maître, qu'une ligne de villages entoure comme une ceinture ; ailleurs il parle d'un peuple de cultivateurs qui remplit les champs. Les plus importants de ces saltus appartenaient aux empereurs.

Dans l'un d'eux, qui s'appelait Saltus Burunitanus, et qui était situé dans la vallée du Bagrada, on a découvert, il y a peu d'années, une inscription qui est assurément l'une des plus curieuses que nous ait conservées l'Afrique[46]. C'est une requête des cultivateurs du saltus, adressée à l'empereur Commode, avec la réponse du prince ; elle a pour nous cet intérêt de nous faire connaître comment ces vastes territoires étaient administrés. Nous voyons qu'il s'y trouvait d'abord un procurator de l'empereur, qui dirigeait tout le domaine, et qui dépendait lui-même du procurator de Carthage, et au-dessous de lui des conductores et des coloni dont la situation n'était pas la même. Les conductores, comme leur nom l'indique, avaient pris à ferme une partie du saltus, l'exploitaient à leurs risques et périls, et payaient au propriétaire une redevance stipulée par le contrat. Leur bail était, comme au temps de la république, renouvelé tous les cinq ans. La période finie, ou bien le fermier se retirait, ou il faisait un bail nouveau, et ce bail pouvait être le même que l'ancien ou contenir des clauses différentes. La condition des coloni est tout autre. D'abord ils sont pauvres, tandis que les conductores semblent avoir été des gens assez riches ; vraisemblablement ils cultivent les parcelles de terre que les conductores n'ont pas voulu affermer, c'est-à-dire les moins bonnes. Il ne parait pas qu'ils aient payé au propriétaire une redevance fixe ; il est plus probable qu'ils partageaient les fruits avec lui. Enfin, on ne dit nulle part qu'il y ait eu entre eux et le propriétaire un bail qui se renouvelait à époque fixe, comme celui des conductores. Leurs droits, comme leurs devoirs, ont été fixés par ce qu'ils appellent lex Hadriana ou forma perpetua, un règlement qui a été fait une fois pour toutes, et qu'on n'a pas modifié depuis près d'un siècle. Les coloni ne sont pas sous les ordres des conductores ; ils leur doivent seulement un certain nombre de prestations. A l'époque où le travail presse, où la main-d'œuvre est rare, il a été entendu que les coloni devront aider les ouvriers qu'emploie le conductor. C'était une cause de conflits perpétuels ; partout où les conductores ou les coloni ont vécu les uns près des autres, nous voyons ces malheureuses prestations engendrer des querelles qui ne finissent pas. Cependant l'empereur Hadrien, qui s'entendait si bien à mettre de l'ordre partout, a pris la peine de régler de la façon la plus nette les obligations des coloni : ils doivent aux conductores deux journées de labour, deux journées de sarclage et deux journées de moisson, voilà tout ; mais les conductores exigent bien davantage, et ils trouvent moyen d'obtenir ce qu'ils demandent. Comme ils sont riches, ils achètent par des présents la complaisance du procurator, qui les laisse faire. C'est précisément ce que rapporte en grand détail l'inscription qu'on a trouvée dans le Saltus Burunitanus. A la suite d'une de ces injustices, les malheureux coloni, voyant qu'ils n'ont rien à espérer de leurs chefs naturels, ont eu l'idée d'écrire directement à l'empereur pour se plaindre. Mal leur en a pris ; le procurator de Carthage, gagné par l'argent des conductores, et sans doute furieux de voir son administration dénoncée au prince, a envoyé des soldats sur le domaine. Il a fait saisir et maltraiter les mécontents ; quelques-uns ont été jetés en prison, d'autres battus de verges, quoiqu'ils fussent citoyens romains. Mais il avait affaire à des gens énergiques, qui ne se laissaient pas facilement effrayer. Ils adressèrent une nouvelle requête à l'empereur, qui, cette fois, lui parvint, et l'empereur y répondit par une lettre signée de sa main, dans laquelle il ordonnait que les prescriptions d'Hadrien fussent respectées et qu'on n'exigeât des coloni que ce qu'ils devaient. Et cependant cet empereur était Commode, un fort méchant homme ; mais sous les plus mauvais princes, les affaires allaient leur train ordinaire et les provinces avaient moins à souffrir qu'on ne croit. La joie, comme on pense, fut grande chez ce petit monde qui avait enfin obtenu justice. Comme ils s'étaient associés ensemble (nous dirions aujourd'hui syndiqués) pour mieux se protéger, le président (magister) de l'association fut chargé de faire graver plusieurs exemplaires de la requête des coloni et de la réponse de l'empereur[47] ; et le jour des ides de mars de l'an 181 ou 182, où l'inscription fut dédiée, il dut y avoir une fête parmi les coloni du saltus.

C'étaient pourtant des gens bien misérables et qui ne cherchent pas à s'en faire accroire. Nous ne sommes, disent-ils, que de pauvres paysans, qui gagnons notre vie par le travail de nos mains. Et plus loin, s'adressant à l'empereur : Prends pitié de nous ; fais que tes paysans, les enfants de ta terre, qui sont nés et qui ont grandi sur elle, ne soient plus molestés par les fermiers de ton domaine. Ces expressions ont frappé les historiens et les jurisconsultes ; ils se sont demandé si ces gens qui s'appellent eux-mêmes vernulæ, alumni saltuum imperatoris, ne sont pas déjà des colons attachés à la glèbe, comme on en trouve au commencement du bas-empire, et si l'institution du colonat, qu'on fait dater ordinairement de Constantin, n'est pas beaucoup plus ancienne. Ce qui est sûr dans tous les cas, c'est que, si elle n'existait pas encore du temps de Commode, sous sa forme légale et définitive, elle se préparait à naître. Sans doute aucun texte ne nous dit que ces paysans, qui sont nés sur les terres de l'empereur, n'ont pas le droit dé les quitter : la loi qui doit les y attacher pour toujours n'est pas encore promulguée ; et pourtant ils y demeurent, ils y sont depuis plusieurs générations, ils y seront vraisemblablement toujours, non par contrainte, mais parce qu'ils ont pris l'habitude d'y demeurer, et qu'ils n'ont guère le moyen de vivre ailleurs. Ils sont donc, en réalité, forcés d'y rester, quoiqu'il ne leur soit pas défendu d'en sortir, et la loi qui, un siècle plus tard, les attachera définitivement au sol ne changera rien à leur situation réelle. Ainsi le colonat n'a pas été créé de toute pièce par le législateur du bas-empire ; il est en germe dans le statut d'Hadrien, qui n'est probablement lui-même qu'une application d'une coutume remontant aux origines de Rome[48]. Dans ce monde romain, qui est le triomphe de la logique et de l'esprit de suite, rien ne se fait d'un seul coup, rien ne naît au hasard, et c'est un grand plaisir pour l'historien, qui l'étudie, de voir les institutions se préparer lentement et sortir les unes des autres par une sorte de génération naturelle.

Le domaine impérial ne se composait pas seulement de ces immenses saltus qui ressemblaient à des provinces : les mines aussi, ou plutôt ce qu'on appelait d'un nom général metalla, en faisaient partie ; on entendait par là non seulement les mines d'or, d'argent, de cuivre, de plomb, mais les carrières de marbre et de pierre et même les salines. Presque tous les metalla, dans le monde entier, furent acquis ou confisqués par l'empereur et administrés par ses intendants. Quoiqu'on parle peu de ceux d'Afrique, il y en avait pourtant, et qui ne manquaient pas d'importance. Ce fut un des plus grands supplices infligés aux chrétiens, pendant les persécutions, d'être contraints d'y travailler. Nous avons les lettres courageuses que les malheureux écrivaient à leur évêque Cyprien, pour lui demander ses prières, et la belle réponse de l'évêque. On y voit quelle triste vie menaient les ouvriers des mines : on y était peu vêtu, mal nourri ; on couchait sur la terre, on grelottait l'hiver, l'été on était brûlé du soleil ; et ces souffrances, dures à tout le monde, paressaient intolérables à des vieillards, à des femmes, à des enfants, à des gens accoutumés à l'aisance des villes, et qui n'avaient pas connu la misère. Mais ils étaient soutenus par la foi, heureux de souffrir pour la vérité. Et quand quelque lettre de l'évêque pénétrait jusqu'à eux, toutes les souffrances étaient oubliées : Les condamnés vous bénissent, lui disaient-ils, d'avoir relevé leur courage. Leurs membres ne sentent plus les atteintes des coups de fouet ; il leur semble que leurs pieds ne sont plus liés : c'est la lumière qui luit dans les ténèbres de leur prison. Ces horribles montagnes deviennent des plaines riantes, et l'odeur affreuse des lampes dans les sombres galeries se change en parfums des fleurs[49]. Les mines de Sigus, au centre de la Numidie, d'où les martyrs adressaient à saint Cyprien ces belles paroles, n'ont pas été retrouvées, mais on tonnait et l'on exploite les carrières de Simittu (Chemtou) qui fournissaient le fameux marbre de Numidie. La vogue de ce marbre était grande dans l'empire. Hadrien en avait orné sa villa de Tibur ; Constantin en tira quelques-unes des colonnes qui soutenaient les voûtes de Sainte-Sophie. Il est resté à Chemtou quelques blocs qui ont été extraits de la carrière il y a plus de quinze siècles, et qui, on ne sait pourquoi, n'avaient pas été employés ; ils portent, avec un numéro d'ordre, la mention de l'endroit où on les avait pris. Nous voyons qu'il existait à Simittu un certain nombre de chantiers : le Chantier royal, qui remontait peut-être à l'époque des rois numides, le Chantier neuf, celui du Génie de la montagne. C'est à l'époque des Antonins que le travail paraît avoir été le plus actif ; il le fut assez pour amener la création d'une ville dont les débris indiquent l'importance.

Des possessions si étendues, si nombreuses, de nature si différente, exigeaient toute une armée de fonctionnaires, les uns disséminés un peu partout, les autres réunis soit au chef-lieu des divers districts (tractus), soit dans la capitale même de la province. Les plus importants d'entre eux nous sont connus, mais nous risquions d'ignorer toujours les plus humbles, lorsqu'un hasard heureux en a tiré quelques-uns de l'oubli. Le Père Delattre, en fouillant le sol à Carthage, auprès de la Malga, découvrit deux cimetières où reposaient des esclaves et des affranchis attachés à l'administration des domaines impériaux. Leur tombe est très simple et répond à leur humble fortune ; elle se compose d'ordinaire d'un cippe en maçonnerie dans l'intérieur duquel sont noyées deux ou trois urnes de formes très diverses ; ce qu'elles ont de particulier, c'est qu'elles sont surmontées d'un tuyau en brique qui débouche soit au sommet, soit sur les côtés du cippe. Par ce tuyau on introduisait des libations qui arrivaient jusqu'aux cendres du mort ; — c'était aussi le chemin qu'on faisait prendre à ces petites lames de plomb dont j'ai parlé et qui contenaient des imprécations contre certaines personnes. Sur le devant du cippe, une ou plusieurs tablettes de marbre contiennent les épitaphes de ceux dont les restes y sont renfermés[50]. Elles ont cet intérêt de nous faire connaitre les degrés inférieurs de cette domesticité impériale transplantée en Afrique. Ce sont des gens attachés au service des hauts fonctionnaires (pedisequi, medici), des comptables de toute sorte qui travaillaient dans les bureaux de l'impôt et des domaines (notarii, librarii, tabularii), des arpenteurs (agrimensores), des coureurs qui portent partout les dépêches et qui ont formé une association (collegium cursorum et Numidarunt) : tous, à l'exception de ces derniers, qui sont des gens du pays, paraissent venir de Rome, et ils ont l'air de regretter leur pays d'origine. L'un d'eux, qui a perdu une jeune femme de vingt-six ans, se plaint amèrement de la Fortune, qui ne lui a pas permis de revenir avec elle en Italie[51]. Ce sont déjà les misères des fonctionnaires qui se regardent comme exilés dans les pays qu'ils administrent.

Je n'ai pu donner, dans ce qui précède, qu'un aperçu très général et fort incomplet de l'état des campagnes africaines sous la domination de Rome ; il n'est pas possible, en ce moment, de faire autre chose. L'enquête de détail se poursuit ; en étudiant chaque contrée à part, et presque chaque domaine, on cherche à savoir, quand on le peut, ce que les Romains en avaient tiré, de quelle façon ils l'exploitaient, comment ils l'avaient rendu si fertile. Cette étude, je n'en doute pas, aura pour nous de sérieux avantages : il est bon de profiter de l'expérience des autres. Mais, en dehors de ces grands travaux d'utilité publique que le temps et l'observation nous feront connaître, il est une cause plus générale qui a singulièrement servi à la prospérité de l'Afrique : c'est la sécurité que Rome procurait à ceux qui vivaient sous sa domination. Pour que l'agriculture puisse fleurir, il faut d'abord que les paysans soient certains de récolter le blé qu'ils sèment, que la moisson, quand ils l'auront faite, ne risque pas de leur être enlevée soit par le percepteur de l'impôt, soit par des pillards de passage, en un mot, que le gouvernement les protège des autres et de lui-même ; il faut en outre qu'en dehors de leur pays, les transactions soient faciles, qu'ils puissent se fier aux routes de terre et de mer pour exporter le surplus de leurs récoltes. C'est ce que leur assurait la paix romaine[52], et dont ils lui étaient si reconnaissants. Nous la leur avons rendue, et déjà les bienfaits commencent à s'en faire sentir : le reste viendra plus tard.

 

 

 



[1] Dans son très intéressant rapport adressé à M. Rouvier, résident général de France à Tunis, Sur les cultures fruitières, et en particulier sur la culture de l'olivier au centre de la Tunisie.

[2] Atlas archéologique de la Tunisie, avec un texte explicatif, par MM. Babelon, Cagnat et Salomon Reinach. Le premier travail, dans cette œuvre si utile, est exécuté par les officiers composant les brigades topographiques, sous la direction du général Derrécagaix. C'est dire qu'ici, comme en toute occasion, l'armée a rendu les services les plus signalés et les plus intelligents à l'exploration scientifique de l'Afrique.

[3] L'Algérie, par Maurice Wahl, p. 187.

[4] Géorgiques, III, 543. On lit chez M. Boissière (l'Algérie romaine, I, 53) un commentaire intéressant de ces vers de Virgile. On y verra comment aujourd'hui encore ils n'ont pas cessé d'être vrais.

[5] Voyez, pour ne citer que l'ouvrage le plus récent où cette question est traitée, le Sahara de M. H. Schirmer, ch. XIV.

[6] XXXVII, 3.

[7] Jugurtha, 89.

[8] On s'est demandé, sans se mettre tout à fait d'accord, si l'Afrique était très boisée du temps des Romains. Il importerait pourtant de le savoir, pour être sûr qu'elle puisse le redevenir. Avant eux, les arbres devaient y être rares ; Salluste dit que le sol ne leur est pas favorable. Au contraire, les plus anciens écrivains arabes prétendent que, lorsqu'ils y sont entrés, on pouvait la traverser tout entière sous une voûte de feuillage. S'il était prouvé qu'on peut se fier à ce témoignage, il faudrait croire que les forêts s'étaient beaucoup multipliées pendant la domination romaine. Ce qui est certain, c'est qu'à la fin de l'empire, l'Afrique, non seulement suffisait à sa propre consommation, mais exportait en Italie des approvisionnements considérables de bois de charpente et de chauffage. Il reste encore des chênes et des cèdres en Kroumirie et sur l'Aurès. Ailleurs il n'est pas rare qu'on vous montre un bel arbre au milieu d'une plaine pelée et qu'on vous dise qu'il est le dernier survivant d'une forêt disparue.

[9] C. I. L., 8809.

[10] Spartien, Vita Hadr., 22.

[11] Silius, Punica, V, 140.

[12] C. I. L., 5335.

[13] Voyez Gsell, Tipasa, p. 546 (dans le XIVe volume des Mémoires d'archéologie et d'histoire de l'École française de Rome). A ce propos, M. Gsell rappelle quelques autres châteaux d'eau dont on a retrouvé des restes en Afrique, et qui devaient être plus remarquables encore que celui de Tipasa.

[14] C. I. L., 51.

[15] Voyez, sur ces travaux hydrauliques, Société arch. de Constantine, 1864-1868, et les mémoires du docteur Carton, dans le Bulletin arch. du minist. de l'inst. publ., 1888 et 1891.

[16] C. I. L., 4440.

[17] Voyez Tissot, I, p. 55.

[18] Jugurtha, 18 : quasi navium carinæ sunt.

[19] Voyage d'étude, p. 27.

[20] Dans l'épitaphe d'une femme d'Auzia (Aumale), son mari fait remarquer comme un miracle qu'elle a vécu quarante ans sans avoir la fièvre ; Quæ vixit sine febribus. (C. I. L., 9050.)

[21] Au temps d'Ibn Khaldoun, dit Tissot, la durée habituelle de la vie chez les Touaregs était de quatre-vingts ans. C'est encore la moyenne actuelle ; les centenaires sont nombreux, et l'on cite des individus qui ont vécu jusqu'à cent trente et cent cinquante ans. (Géogr. de la prov. d'Afrique, p. 479.)

[22] C. I. L., 11504.

[23] C. I. L., 211.

[24] C. I. L., 11824.

[25] Horace, Carmina, 1, 1, 10 : quidquid de libycis verritur arcis.

[26] Pline, Histoires naturelles, XVIII, 21.

[27] Pline, Histoires naturelles, XVII, 3.

[28] Géographie, I, 306.

[29] C. I. L., 270 et 11451. On a trouvé dans la Numidie l'enseigne d'un autre de ces marchés. C. I. L., 6357.

[30] Annales, XII, 43. Voyez aussi III, 54.

[31] C. I. L., 7975.

[32] Lampride, 17.

[33] Voyez le tableau que Sénèque trace de l'arrivée à Pouzzoles de la flotte d'Alexandrie (Epist., 77).

[34] VIII, 118.

[35] Histoires naturelles, XVIII, 35.

[36] Cicéron, Pro Cælio, 30.

[37] Vita Atticus, 12.

[38] Les fouilles, dont je vais parler, ont été faites par la Société archéologique de Constantine, une de celles qui, en Algérie, ont le mieux servi la science. M. Poulie, qui la présidait alors, en a rendu compte dans un mémoire détaillé que je me contenterai de résumer (Mém. de la Soc. arch. de Const., 1878, p. 434 et sq.). La Société a publié aussi un plan de l'édifice et une reproduction des mosaïques dans de très belles planches dont Tissot s'est servi dans sa Géographie de l'Afrique, et M. Duruy dans son Histoire romaine. Malheureusement on s'est aperçu, depuis, que les planches n'étaient pas toujours d'une exactitude rigoureuse. Pour être renseigné sur les Libertés que le dessinateur avait prises avec l'original, je me suis adressé à M. Mercier, président actuel de la Société de Constantine, dont je savais l'obligeance, et qui est connu par d'excellents travaux sur l'histoire de l'Algérie. M. Mercier a bien voulu m'indiquer les petites irrégularités de détail qu'on a relevées dans la copie, et me faire parvenir une reproduction nouvelle, et cette fois absolument exacte, d'une partie de la mosaïque, celle qui couvrait le sol de l'atrium. Il ajoute qu'aujourd'hui tout est irrémédiablement perdu.

[39] Sénèque, Epist., 86, 1, 6.

[40] C'est dans la peinture de ces chevaux que le dessinateur parait avoir commis ses fautes les plus graves. Il a eu le tort, m'écrit M. Mercier, de placer entre eux une sorte de mangeoire qui n'existait absolument pas. De plus, le dessin laisse croire qu'ils sont revêtus d'une sorte de camail à ramages, comme le djellal de nos indigènes, alors qu'en réalité ils sont nus et que l'artiste n'a cherché à imiter que des jeux de lumière sur leur robe luisante.

[41] C. I. L., 12504 et sq. On était si bien convaincu de l'efficacité de ces maléfices, qu'une loi de Valentinien condamne à mort ceux qui les commettent.

[42] Cette inscription a été publiée, avec un savant commentaire, par Mme la comtesse Hersilia Lovatelli.

[43] Les mosaïques si intéressantes que M. de la Blanchère a réunies au musée Alaoui, à Tunis, contiennent quelques reproductions de bâtiments de ferme, qui nous mettent sous les yeux, d'une manière très vivante, les exploitations rurales à l'époque romaine. Les plus curieuses sont celles qu'on a trouvées dans la ferme Godmet, à Tabarka. L'une d'elles nous offre l'image d'une maison à plusieurs étages, parfaitement conservée, avec des canards et des poules dans la basse-cour. Dans une autre, tandis que le cheval est attaché à la porte de l'écurie, une femme, assise sur un banc, file en gardant les moutons. Ce sont des scènes de la vie rustique des Romains, prises sur le vif.

[44] Pour n'en citer qu'un exemple, comme on a trouvé en deux endroits de la table de Peutinger et sur une inscription le nom de Matidia, on en a conclu que cette nièce de Trajan, qui était fort riche, possédait des terres en Afrique et qu'elles ont dû faire partie de son héritage. Il est question de cet héritage dans les lettres de Fronton, et l'on croit y voir que Marc-Aurèle, peut-être par quelque scrupule de délicatesse, ne voulait pas l'accepter, ce qui mécontentait sa femme, beaucoup moins difficile que lui. Il est probable qu'ici, comme toujours, Faustin finit par l'emporter et que les terres de Matidia s'ajoutèrent au domaine impérial d'Afrique.

[45] Gromatici, ed. Lachm., p. 53.

[46] C. I. L., 10570. Cette inscription a été souvent étudiée. Parmi les travaux les plus importants qu'on a faits sur elle, je signalerai celui de Mommsen (Hermes, XV, p. 385), ceux de MM. Cagnat et Fernique (Revue archéol., 1880) et de M. Fustel de Coulanges (Recherches sur quelques problèmes d'histoire, p. 53 et sq.).

[47] M. Cagnat a trouvé en Tunisie, à 30 kilomètres de Souk-el-Khmis, un fragment d'inscription qui contient un autre exemplaire de la requête des coloni du Saltus Burunitanus.

[48] Une inscription nouvelle, relative à l'administration des saltus, a été trouvée récemment, près d'Aïn-Ouassel, en Tunisie, par M. le docteur Carton, médecin militaire, à qui l'archéologie africaine est redevable de tant de découvertes importantes. Il l'a publiée dans la Revue archéologique (1892, p. 214). Beaucoup de commentaires ont été donnés de cette inscription. J'adopte ici les conclusions d'un travail que M. Mispoulet a fait paraître dans les Collections du musée Alaoui, publiées sous la direction de M. de la Blanchère.

[49] Saint Cyprien, Epist., 77.

[50] Les inscriptions sont réunies dans le C. I. L., 12590 et sq., avec un résumé du mémoire du Père Delattre.

[51] C. I. L., 12792.

[52] Au moins d'une manière générale, car on a vu, à la fin du chapitre précédent, que cette paix fut souvent troublée par les incursions des indigènes.