LES FEMMES ET LA SOCIÉTÉ AU TEMPS D'AUGUSTE

 

CLÉOPÂTRE.

 

 

LIVRE DEUXIÈME. — ACTIUM.

 

I.

C'était le 1er septembre de l'an 38 avant Jésus-Christ. Le combat, vigoureusement engagé, faisait rage de part et d'autre, et se prolongeait depuis plusieurs heures, implacable, mais encore indécis. Cléopâtre, avec ses soixante galères, avait pris position à distance, dans l'intérieur du golfe dont la flotte d'Antoine défendait l'entrée. Intrépides à l'attaque, prompts à la retraite, les vaisseaux octaviens multipliaient leurs évolutions, qui ressemblaient à des charges de cavalerie poussées à fond de train contre des masses inexpugnables. Des deux côtés, les forces se balançaient, ou, pour mieux dire, se neutralisaient ; car, si les flottantes citadelles d'Antoine avaient le mérite de ne point se laisser entamer, elles avaient aussi cet inconvénient que leur masse même les condamnait à ne poursuivre aucun avantage sur un ennemi qu'il fallait se contenter de repousser toujours, sans jamais pouvoir l'anéantir.

La Reine courait un danger, celui d'être enveloppée dans la mêlée. Ce danger à chaque instant semblait la menacer de plus près. Le rempart interposé par les vaisseaux antoniens avait peu à peu fléchi : le combat n'en avait pas fait' un pas de plus, mais elle se sentait moins protégée, et déjà se voyait tombée aux mains de son redoutable ennemi. Cléopâtre était femme ; l'attente, le doute, l'inaction, la peur, tout la troublait, l'effarait. Soudain une brise favorable se lève, sa tête n'y tient plus : elle donne le signal du départ. L'Antonia, sa galère amirale, file au travers d'une trouée ouverte entre les combattants, et, ses voiles dehors, sa banderole de pourpre au vent, suivie de la flotte égyptienne, s'envole comme un oiseau affolé dans la direction du Péloponnèse. L'ennemi s'étonne, les amis se regardent consternés ; est-ce une fuite ? Personne n'y veut croire.

Et Antoine ?

Ici se dresse une de ces énigmes psychologiques dont la solution défie l'entendement humain. Écoutons les témoins : Plutarque d'abord, ce grand devineur des secrets de la conscience.

A ce moment, dit-il, Antoine montra qu'il. avait absolument perdu possession de lui-même. Le général avait disparu aussi bien que l'homme. On a prétendu que l'âme d'un amoureux habite dans un corps étranger[1] ; Antoine s'élança sur la trace de cette femme, comme s'il n'eût fait qu'un avec elle, et comme si de ses mouvements à elle ses mouvements à lui eussent dépendu. A peine vit-il cingler le navire, il oublia tout ce qui se passait, et, plantant là combattants et blessés, il se jeta dans une trirème rapide, emmenant Alexas et Skellius à la poursuite de celle qui, perdue, allait l'entraîner dans sa perte.

Velleius est plus laconique :

Cléopâtre, la première, prit la fuite ; Antoine, plutôt que de continuer à se battre au milieu de ses soldats, préféra accompagner la reine. L'imperator, dont c'eût été le devoir de châtier les déserteurs, déserta lui-même sa propre armée.

Et la bataille n'était pas perdue ! Dion Cassius donne une autre version qui pourrait bien être la vraie :

Lorsque la flotte égyptienne s'éloigna, l'idée ne lui vint pas que ce fût sur un ordre de la reine ; il crut à une panique générale, et s'élança pour rallier l'escadre et la ramener au combat.

Peut-être espérait-il, avec cet appoint, décider la victoire. C'était trop tard. Cléopâtre refusa de rentrer dans l'action, ses officiers déclarèrent qu'ils n'obéiraient à d'autre volonté que la sienne, et le malheureux Antoine n'eut qu'à se laisser emporter à la dérive. On a parlé de trahison. Quel intérêt Cléopâtre avait-elle à trahir Antoine à ce moment ? Antoine qu'elle aimait, son époux, le père de ses enfants, l'homme à qui elle devait tout, et sur le génie et la puissance duquel reposait encore son avenir ? Et cette ignoble trahison, que pouvait-elle en somme lui valoir ? Quoi ? Le pardon, les bonnes grâces d'Octave, dont elle avait offensé la sœur, traversé les plans, et qui, dépositaire de tous les préjugés, de toutes les rancunes du peuple romain et de l'armée, la haïssait encore plus peut-être qu'il ne haïssait Marc-Antoine. Non, dans ce désastre d'Actium, le crime ne fut pour rien ; de trahison, il n'y en eut pas, il n'y eut .que la faute d'une femme, et cette faute datait du jour où Cléopâtre., s'obstinant à ne pas vouloir laisser Antoine agir seul, entrava, compromit et perdit tout par sa présence.

Le mouvement d'opinion qui souleva Rome et l'Italie, la défection de tant de partisans, le sourd mécontentement de l'armée, la lenteur des opérations, les défaillances d'Antoine, combien de funestes conséquences l'éloignement de la reine n'eût-il pas évitées ! Ce n'était point assez d'avoir exigé qu'on se battit sur mer, elle voulut être à la fête, à la peine, et sa présence, disons le mot, ensorcela la bataille ; mais de trahison, il n'y en eut point cette fois. Est-ce à prétendre qu'il n'y en ait jamais eu ?

Les femmes ne sont pas fortes dans la meilleure fortune ; mais la nécessité déciderait au parjure la vertu même d'une vestale. C'est l'idée de César-Octave, virtuose passé maître dans l'art de spéculer sur les faiblesses et les vices de ses adversaires. Attendre et voir venir, à ce métier-là on gagne peu de gloire ; mais en revanche comme le temps travaille pour vous ! Ainsi lui sont tombés entre les mains Sextus-Pompée, Lépide. Le visage humain ne ment pas : j'examine, j'étudie les bustes du Vatican, de la villa Borghèse, les statues du cabinet des bronzes à Naples, de la galerie des Offices à Florence. J'observe cette figure dans les trois périodes de la vie : l'adolescent du musée Chiaramonte répond à l'homme mûr de la villa de Borghèse, au vieux potentat de la galerie des Offices. Les traits, ordinaires au début, prennent avec l'âge l'expression bourgeoise et madrée d'un vilain compère : nulle trace d'héroïsme, de dignité vraie, pas l'ombre d'idéal ; égoïsme, finasserie, acquisivité, mauvaise foi, histrionisme, un Médicis avant lettre ! Si la noblesse de l'âme entre pour quelque chose dans la beauté de l'homme, Auguste est laid. Ce visage embarrassé, sans cesse à l'affût, écœure les honnêtes gens, et c'est pour le coup que Marie Stuart s'écrierait : Ô Dieu ! quel méchant renard me promet ce museau ! Le voilà toujours avec sa feinte bonhomie, qui s'approche maintenant pour saisir sa double proie. Il compte. que la frayeur, la vanité, une insatiable ambition, lui livreront la femme, et commence par disjoindre à l'instant les deux causes. Suivez à travers leur obscurité les négociations entamées après la catastrophe, et qui se prolongent aussi longtemps que l'agonie des deux victimes. Octave met sa diplomatie à ne traiter qu'avec la reine ; vainement le héros vaincu envoie des propositions d'arrangement, vainement il charge son fils Antyllas et d'une mission et d'une énorme somme : on prend l'argent, et le jeune homme est congédié sans réponse.

Que faire en pareille impuissance ? Provoquer son ennemi en combat singulier, le défier en champ-clos ? Suprême incartade des paladins désarçonnés, que César-Octave repoussera avec le même sourire dont, environ quinze cents ans plus tard, les tenans d'armes de l'empereur Charles-Quint retrouveront l'expression narquoise sur les lèvres du roi François Ier. Ah ! que ne peuvent-ils, lui et César décider cette grande guerre en combat singulier ! Alors, Antoine ; mais... maintenant ! Venez, sortons ! Je confonds à plaisir dans mes citations Shakespeare et Plutarque, parce que rien n'est dans Plutarque qui ne soit dans Shakespeare. Je dirai plus, ce grand souffle de chevalerie qui parcourt l'épopée dramatique du poste anglais lui vient de Plutarque. Ce romantisme n'est pas de Shakespeare, il ne l'a point inventé ; ce romantisme est l'histoire elle-même, qui, cette fois, au lieu de se copier, anticipe. Cc Marc-Antoine, hier maître de la moitié du monde, roi de tous les rois de l'Asie, ne comptant ni ses flottes, ni ses armées, et maintenant vaincu, proscrit, ne possédant plus rien que ce qu'il a donné, hoc habeo quolcunque dedi ; cet Antoine du soir d'Actium, assis, courbé la tête dans ses mains au coucher du soleil, ressemble au roi don Rodrigue après sa défaite.

Et ce duel, en diverses circonstances cieux fois proposé par l'un et par l'autre. des deux antagonistes, et deux fois également repoussé tour à tour, parce qu'on ne peut se donner l'assurance du champ, comme disait au vainqueur de Pavie le vainqueur de Marignan ! On sourit en lisant dans Corneille : Curiace, gentilhomme d'Albe. Antoine n'est pas un chevalier de la Croisade, mais c'est un romain chevaleresque : tête noble et cœur chaud, tout amour, flamme et dévouement pour sa dame ; Renaud triomphant et mourant pour Armide et par Armide : Ô toi, lumière du monde, enlace de tes bras mon cou recouvert de l'armure, saute jusqu'à mon cœur en traversant cuirasse et tout, et là triomphe en t'asseyant sur ce cœur palpitant de joie. Armide, Mélusine ! Cléopâtre est tout cela et quelque chose de plus encore dont l'antiquité ne s'était point doutée, et que, seule entre les nations modernes, la France, par un mot de charme, d'élégance et de mysticité, a su définir en s'écriant : C'est une dame !

 

II.

Là-bas est la mer Rouge, plus loin Gidda, quelle distance faudrait-il parcourir avant de trouver le Gange ? Cette fuite romanesque un moment séduisit Cléopâtre. Elle voulait faire passer sa flotte par delà l'isthme de Suez, s'embarquer avec tous ses trésors, elle et son amant, sur la mer Rouge, et chercher aux Indes un refuge contre la guerre et la servitude. Bravant les trois cents stades qui séparent la Méditerranée du golfe Arabique, elle se jette à corps perdu dans l'entreprise. Les choses semblaient réussir, le transport des vaisseaux s'opérait avec succès, quand le traître Didius, la tète de hordes arabes, vint mettre partout le pillage et le feu. Vainement on eut recours aux princes confédérés. C'était parmi ces Mages et Satrapes du Sud à qui tournerait à l'ennemi. Hérode. l'Iduméen, roi. de Juda, pouvait encore tenir la campagne, et cet homme gorgé de biens et de faveurs. par Antoine, sa créature, lorsque celui-ci fait un appel suprême à son dévouement, refuse de, marcher, comptant sur cette défection pour rentrer en grâce près d'Octave. Il y eut mieux, Alexas, le propre confident, l'envoyé d'Antoine, au lieu de ramener ce traître, l'imita, mais de cette lâcheté du moins il ne tarda guère à porter la peine ; ayant cru sur la foi des promesses d'Hérode et de sa perfidie envers Antoine et Cléopâtre, pouvoir reparaître devant le neveu de César, Octave, dont il avait offensé la sœur et qui savait se souvenir des injures, lui fit trancher la tête.

La fuite aux Indes mise de côté, on imagina de nouveaux plans. Se diriger vers l'occident, gagner l'Espagne, la Gaule, où Marc-Antoine comptait de nombreux partisans, et là recommencer la guerre en prenant l'ennemi à revers. L'idée était cette fois moins aventureuse, Octave la jugea même assez sérieuse pour s'en préoccuper. Mais il s'agissait surtout pour les deux vaincus d'Actium de traîner les choses en longueur, d'égarer, de tromper l'adversaire sur leurs véritables projets. Or, quel meilleur expédient dans la situation que d'ouvrir des négociations en vue de la paix.

Antoine et Cléopâtre étaient prêts aux plus grands sacrifices. Octave écarte de la discussion l'ancien triumvir, son beau-frère, et ne consent à parlementer qu'avec la reine. Qu'elle dépose les armes, qu'elle abdique, et, dans sa justice, il avisera. A la vérité, ce langage impitoyable était pour le public ; en secret, on insinuait certains moyens de conciliation : défaites-vous, délivrez-moi d'Antoine, et vous aurez la vie sauve, et vous serez maintenue sur le trône. César avait toute raison d'agir ainsi. Antoine vivant lui était une gêne, un danger : Sollicitudo martis actiaci (Pline). Ce grand vaincu l'importunait ; il ne savait qu'en faire ; on n'enchaîne pas un général romain à son char de triomphe. D'ailleurs, le général humilié conservait un reste d'armée ; il pouvait soutenir des siéger, disputer le sol pied à pied, et s'en aller ensuite porter la guerre en Espagne ou dans les Gaules. Quant à la reine, il fallait sur toute chose éviter de la pousser aux extrémités. Ses immenses trésors, si convoités, elle les avait enfouis dans les cryptes funèbres du palais, et menaçait, à la première alerte, de les anéantir avec elle-même par le feu.

Cléopâtre ouvrit-elle l'oreille aux insinuations de César ! Tant de maux soufferts, de lassitude, l'épouvante de ce qui l'attendait à Rome, lui conseillaient une perfidie ; regina ad pedes Cæsaris provoluta tentavit oculos ducis frustra.  Qu'elle y ait songé, je ne dis pas : il y eut certainement là cc qu'on appelle un moment psychologique ; mais l'idée du crime fut surmontée, point assez tôt pourtant pour qu'Antoine n'en ait rien su. Elle et lui ne se voyaient plus. Abandonné, trahi de partout, le malheureux s'était choisi près du temple de Neptune, sur le môle, une demeure écartée, et vivait là sombre, farouche, amer. Méditations tardives de l'accablement, vains retours vers l'irréparable ! Il s'accusait, déplorait les fautes commises, se reprochait d'avoir eu trop de confiance dans sa propre fortune et trop déprécié la force de son adversaire ; et ce combat follement livré sur mer, cette fuite honteuse, restée inexplicable même pour lui ! A ces remords, à ces déchirements, se mêlait la pensée de Cléopâtre, qu'il envisageait désormais comme la cause de tous ses malheurs, sans pouvoir la haïr ; de cette femme qu'il maudissait en lui pardonnant et qu'il .aimait toujours.

Actium lui a coûté l'honneur et la puissance ; à peine a-t-il remis le pied en Égypte, sa résignation l'abandonne. Il sent que c'en est fait pour lui de Cléopâtre ; l'ombre même de ce bonheur va disparaître. Inquiétude au sein de la félicité, en plein amour, défiance et soupçon ; en plein calme, effort et labeur : éternel dommage des affections où la dignité manque !

J'ai dit qu'il la connaissait ; elle aussi le connaissait bien. L'un et l'autre, ils savaient à quel point était fragile leur nature. C'est dans les jours heureux que Cléopâtre se défie ; Antoine, au contraire, ne commence à douter qu'avec l'adversité. Il se croit trahi, vendu par Cléopâtre à son atroce ennemi, songe à se venger d'elle ; s'il la tuait ? la jalousie le mine, le dévore, comme Hercule, le grand ancêtre, il porte la chemise de Nessus. Elle aussi, perd la tête, oublie toute prudence, tout calcul en faisant répandre la nouvelle de sa mort ! et lorsqu'elle prévoit ce qui va résulter de ce bruit, il est trop tard pour en conjurer les conséquences, car, à l'idée d'être séparé d'elle, l'infortuné ne saurait survivre.

pz II souffrait de la voir si calme, si parfaitement libre d'esprit, tandis qu'un pareil désespoir le consumait. Cette froideur, cette souplesse de complexion l'irritaient. Ne pouvait-elle donc, elle aussi, regarder en arrière, se reprendre au passé, le regretter ? Non, ses yeux semblaient n'en vouloir encore qu'à l'avenir ; loin de se retourner, elle allait de l'avant, et négociait pour son salut, pour sa couronne, avec le mortel ennemi d'Antoine. De là ces colères sourdes et ces féroces jalousies qui grondaient au cœur du vaincu d'Actium. Vivre ainsi plus longtemps dans le voisinage de l'infidèle eût dépassé le courage d'Antoine. Il rompit le jeûne, reparut au palais, tendit la main et fut le bienvenu : A dater de ce moment, les nuages cessèrent, et la salle de festin s'anima de nouveau. L'un et l'autre s'étaient compris et savaient à quelle divinité leurs libations allaient être désormais consacrées. Leurs amis le savaient aussi, et ces banquets suprêmes, auxquels l'idée d'une commune mort présidait, égalèrent en raffinements les plus splendides fêtes d'autrefois. La reine avait vu clair dans le jeu de César-Octave. Ces différentes missions d'agents publics ou secrets, parmi lesquels ils s'en trouvait qui devaient, comme Thyréus, transmettre les déclarations d'amour du vainqueur, toutes ces allées et venues n'étaient point de nature à tromper longtemps une grecque aussi intelligente, aussi avisée que Cléopâtre. Elle se connaissait trop bien. aux choses de galanterie pour croire à la' passion de cet homme aux yeux ternes, à la face de marbre, qui adorait sa femme et qui était le frère d'Octavie. Que le neveu de Jules César cherchât une maîtresse dans Cléopâtre, on ne peut qu'en douter ; ce qu'il y a de certain, c'est que dans cette égyptienne il trouva son maître, et que ce fut la comédie du trompeur trompé.

De cette femme, de cette reine, dont il se disait amoureux, ce qu'il voulait, c'était non pas en triompher, mais la faire servir à son triomphe. Il comptait que de cette présence un impérissable éclat rejaillirait sur son char de victoire. Promener dans Rome cette égyptienne chargée de chaînes d'or, ne quid deesset honori, cette altière et fameuse ennemie des dieux du Capitole, c'était évidemment le comble de l'habileté politique, puisqu'on écartait par là tout mécontentement rétroactif, toute rumeur défavorable, et que, la haine et la vindicte se concentrant sur une seule tête, la multitude oublierait fine la guerre qu'on venait de faire était une guerre civile, et que le véritable vaincu de la journée était le plus illustre et le plus populaire des généraux romains et l'ancien collègue de César-Octave au triumvirat. Il ne m'aura pas pour son triomphe ![2] pensait-elle en voyant à l'œuvre l'enjôleur. Ses trésors, autre objet d'empressements hypocrites ; elle voulait aussi les lui dérober.

Dans le temple d'Isis, attenant à la citadelle royale, était un vaste mausolée fortifié ; là s'entassèrent jour et nuit des richesses fabuleuses : lingots et monnaies d'or et d'argent, monceaux de perles et de pierreries, vases murrhins, parfums et tissus précieux ; tous les sanctuaires, tous les palais, toutes les banques, tous les magasins d'Alexandrie avaient accru de leurs envois particuliers ce colossal dépôt de merveilles. Cet imprenable monument, où l'on n'entrait que par le haut, et dont les portes de fer une fois barrées ne s'ouvraient plus, devait servir (le suprême refuge à la reine au cas où des conditions humiliantes lui seraient définitivement imposées. Du fond de ces catacombes, qu'emplissaient des montagnes de souches résineuses, de bûchers arrosés d'asphalte et de poix, la volonté d'une femme défiait le maître du monde et pouvait lui ravir son butin. Également résolus tous les deux à sortir de la vie, Cléopâtre seule hésitait sur le genre de mort. Antoine avait le recours du soldat, et, s'il tardait à trouver sur le champ de bataille ce qu'il y cherchait, son propre glaive ne lui faillirait pas ; mais Cléopâtre, l'athénienne Cléopâtre, quelle mort inventera-t-elle qui réponde à ses goûts de volupté, d'esthétique ? La souffrance lui fait horreur, elle ne veut rien qui la défigure. Éteindre l'âme sans que la divine harmonie de ce corps charmant en soit troublée, à quel souffle mystérieux demander ce prodige ? Elle y rêva longtemps, en artiste, en reine qui, jusque dans la mort, se souvient qu'elle est femme et prétend ne perdre devant l'Histoire aucun avantage de sa beauté. Sur la question des poisons, c'était une savante, et là je ressaisis encore l'affinité avec nos princesses du temps des Valois, — race élégante, fine, dangereuse, adonnée aux curiosités malsaines, volatilisant la mort pour la répandre autour de soi.

 

III.

Un peu avant la bataille d'Actium, il y eut de la part d'Antoine un certain refroidissement. Déjà l'heure des défections commençait à sonner ; Énobarbus passait à l'ennemi. Antoine, inquiet, ombrageux, se défiait de la reine, craignait qu'elle ne l'empoisonnât, et à table ne touchait à rien qu'après elle. Un soir qu'elle avait docilement satisfait aux exigences de ce nouvel ordinaire, et goûté d'abord à chaque mets, à chaque vin, Cléopâtre détacha de sa couronne une rose qu'elle effeuilla dans sa coupe, et, tendant ensuite la coupe à Marc-Antoine, l'invite à boire avec elle. Antoine accepte et va porter le breuvage à ses lèvres, mais elle, soudain, l'en arrachant :

Arrête ! Marc-Antoine, et vois quelle femme tu soupçonnes ; vois que ni les moyens, ni les occasions ne me manqueraient pour te tuer, si je pouvais vivre sans toi !

La fleur était empoisonnée ; un esclave qui vida la coupe mourut à l'instant foudroyé. Ce trait, raconté par Pline, prouve au moins que la reine d'Égypte avait toujours vécu en assez bons rapports avec les forces léthifères de la nature, et se connaissait en toxiques, comme nous dirions aujourd'hui. Elle eut recours à de nouveaux essais ; elle instrumenta sur des criminels voués au dernier supplice, qu'on enlevait à leur geôle pour les soumettre à ses observations. Voilée, impénétrable comme Isis, elle assistait au spectacle divers de leurs agonies. Aucune expérience ne lui plaisait ; les poisons violents agissaient trop brutalement, les doux trop lentement ; d'ailleurs, partout la contorsion des muscles, la lividité, l'horrible.

Alors Olympus, son médecin, lui parla des serpents. Elle dit : Voyons ! On évoqua l'aspic. Les premières morsures donnèrent des résultats charmants : c'était une mort tout agréable, un simple et facile assoupissement dont on ne se réveillait plus. Point de convulsions, une molle sueur vous baignait le visage, puis venait l'alanguissement des membres, de l'esprit, et ceux que le sommeil gagnait ainsi trouvaient l'état si doux que, pareils à de réels dormeurs, ils se montraient récalcitrants à toute pression exercée pour les rappeler au sentiment de l'être. Cléopâtre était rassurée. A une vie de gloire, de jouissance et d'oubli comme la sienne, un seul genre de mort pouvait en effet convenir. Elle tenait son moyen de salut et de liberté, et n'attendait plus désormais que le moment de l'appliquer[3].

 

IV.

La catastrophe approchait à grands pas. Péluse était prise et rasée, Octave campait sous les murs d'Alexandrie. Antoine, en ces extrémités, fit des prodiges. Gœthe a dit judicieusement que le plaisir exclut l'action. Rien de plus vrai : la jouissance atrophie, annule l'homme ; mais le beau côté de cette nature d'Antoine, ce qui la rend plus romanesque encore que dramatique, c'est que le plaisir l'entraîne sans l'épuiser ; la jouissance est un des puissants mobiles de ce caractère, elle n'est point, tant s'en faut, tout ce caractère. L'intelligence, le courage, le rayonnement des facultés et des talents, l'art de savoir se plier à toutes les situations, à tous les rôles, ces dons-là, aux yeux des hommes, réussissent toujours, même quand ils se rencontrent chez un débauché ou chez un coquin.

Antoine avait cette nature de Protée. Dans Plutarque, ainsi que dans Shakespeare, les traits les plus contradictoires caractérisent sa physionomie. C'est un sybarite et c'est un soldat ; un épicurien pour le luxe et le bien-vivre, un stoïcien pour la capacité d'endurer toutes les privations. Mélange de faiblesse et de bravoure, à Mutine l'adversité le grandit, à Actium elle l'abat du premier coup, et maintenant nous assistons au réveil du lion. De tels hommes, l'inconséquence même, semblent conserver à travers tout l'empreinte géniale, et c'est cette force qui vous attire, vous séduit. Chez eux, la puissance naturelle prime la volonté, la furie des aptitudes les entraîne à ce point qu'on dirait qu'ils ne sont pas libres d'agir autrement qu'ils ne font. De ce buveur, de cet insouciant, le héros tout à coup se dégage. De même que Cléopâtre a sa beauté, son charme inéluctable, il a, lui, sa bravoure et son génie. Damnables tous les cieux par devant l'éternelle morale, ils se recommandent à toutes les indulgences de l'esthétique, et Gœthe, qui ne hante guère que ce tribunal-là, se montre évidemment trop sévère. Prisonnier avec une poignée de vieilles troupes dans une capitale devenue hostile, qui déjà crie à la trahison et que l'armée et la flotte de César entourent de partout, Antoine rassemble quelques escadrons, fond à leur tête sur l'ennemi, le disperse et rentre vainqueur. Cléopâtre vole au-devant de son chevalier, et donne à baiser ses belles mains royales aux plus vaillants d'entre leurs amis.

La victoire et lui ne devaient jamais plus se rencontrer sur un champ de bataille. Le soldat finissait comme il avait débuté sous Gabinius, par une charge de cavalerie. Le lendemain, jour de royal péril, Octave, au moment de livrer le double assaut qui va mettre à sa discrétion la cité du grand Alexandre, voit arriver un messager. Encore un duel qu'Antoine lui dépêche. Cette fois, le neveu de César daigne rompre, le silence, et répond avec un froid sourire : A quoi bon ? Antoine n'a-t-il pas devant lui assez d'autres chemins ouverts pour sortir de la vie ?

La dernière partie est jouée et perdue ; l'édifice s'écroule, écrasant de ses-débris le couple illustre.. Sur mer, les équipages, au lieu de combattre, ont mis là rame en l'air et fraternisent avec l'ennemi. Octave, profitant du désarroi général, pousse ses troupes vers la ville. Cette superbe cavalerie, hier si brave, aujourd'hui prise de panique, se débande, fuit et laisse là son chef désarçonné. Antoine se relève, sa résistance est culbutée, les Romains lui passent sur le ventre. Crier à la trahison, tous les vaincus en sont là ; c'est une suprême consolation et si facile ! Antoine rentre dans les murs au milieu d'une poussée de fuyards, ne voit que poings levés et menaces, n'entend que malédictions sur son passage, ou plutôt, il ne voit et n'entend rien, se précipite vers le palais, s'informe éperdu de la reine ; on lui. répond que la reine est morte. Cléopâtre, courant s'enfermer au mausolée, avait en effet laissé pour lui cette nouvelle. On a dit qu'elle redoutait ses mauvais traitements ; mieux vaut admettre que, résolue elle-même à mourir, elle pensait qu'il se tuerait et qu'elle n'en serait alors que plus libre et plus à l'aise pour préparer et consommer l'inévitable sacrifice. Il arriva ce qu'elle avait prévu : de tels amants ne survivent pas l'un à l'autre. Antoine demande la mort à son affranchi ; Éros veut obéir, mais ne peut, et de son glaive levé sur son maître se perce. lui-même le cœur. Bien, mon Éros, merci, dit l'imperator, voyant rouler à ses pieds la pauvre victime, tu me montres comment je dois m'y prendre. Et il se frappe.

 

V.

Cléopâtre avec ses femmes était assise à l'étage supérieur du mausolée : un bruit de foule s'agite au dehors ; la reine met la tête à l'une des ouvertures de la muraille, et dans ce corps défait, sanglant, porté par des soldats, reconnaît Marc-Antoine. Le malheureux n'avait réussi qu'à se blesser à mort. En apercevant Cléopâtre, il veut revivre, tend les mains vers elle, vers la lumière. A force de cordages, d'échelles, on le hisse. Charmion, Iras, toutes sont à la manœuvre, la reine les dirige, les aide, son sang-froid décuple sa vigueur. Le douloureux fardeau monte, monte ; il arrive. Une fois encore, avant de mourir, Antoine embrassera Cléopâtre. Elle le reçoit expirant, le couvre de larmes, de caresses, l'appelle son époux, son maître, son imperator. A la vue de ce cher et glorieux sang qui ruisselle, tout l'ancien amour s'est réveillé, les calculs personnels ont fait place au seul désespoir, à l'immolation. Elle s'arrache les cheveux, déchire ses vêtements, lacère sa gorge de ses ongles. Courtisane ou grande reine, assurément cette femme-là savait aimer.

Octave ne s'y méprit point, il sentit que sa proie lui échappait. Renonçant à la persuasion, il usa de la menace ; sous la peau du renard, le tigre apparut, montra ses griffes. Césarion et Antyllas étaient gardés au camp romain comme otages. César-Octave informa sa captive que la mère lui répondrait au besoin des folles insoumissions de la princesse, et que, si Cléopâtre attentait à ses jours, les enfants royaux seraient mis à mort. — Ces enfants ! le tyran fit bien voir plus tard qu'il ne les avait pas oubliés. C'est même une de ces cruautés trop peu maudites par l'Histoire que le meurtre de ces deux pâles héraclides, agneaux bêlants égorgés sur le degré même du sanctuaire qui leur servait d'asile. Et penser que, de ces deux victimes, l'une était le propre fils du grand Jules, sa vivante image ! Mais l'Histoire ne peut s'occuper de tout, elle recherche les horizons où son œil plane ; la politique l'accapare. L'Histoire n'a de faible que pour les forts et ne fait pas de sentimentalité. C'est œuvre aux pontes d'exprimer la vibration de la conscience humaine. Soyons élégiaques, puisque c'est notre manière à nous d'émouvoir la pitié et de flétrir le crime. Ces bas-côtés que l'Histoire néglige, parcourons-les, puisqu'il nous appartiennent, disons : Cet homme a tué ces enfants ! et si les philosophes taillent leur plume pour nous venir une fois de plus démontrer que le vainqueur d'Actium avait de bonnes raisons d'agir ainsi, qu'il-ne pouvait, lui neveu et fils adoptif du divin Jules, laisser subsister dans Césarion la plus menaçante des protestations contre ses droits d'héritier légitime, laissons les philosophes discourir, et, mus par le sens inné du vrai, obéissant aux voix qui parlent en nous, continuons à dire : Cet homme, criminel à tant de titres, serait déjà un grand scélérat quand il 'n'aurait fait que livrer au victimaire ces deux pauvres enfants oubliés dans un coin obscur de l'histoire.

Immolés tous les deux à la cruauté d'Octave, Césarion et Antyllas ne périrent pas de la même mort. Peu de temps avant la catastrophe d'Alexandrie, l'un et l'autre avaient été déclarés majeurs, et désignés comme héritiers présomptifs du trône d'Égypte. Césarion, sous le nom de Ptolémée, devait partager la régence avec sa mère. Il avait dix-huit ans, et pour l'air du visage, la tournure, c'était son père ; raison de plus pour Octave de chercher à s'en défaire. Cléopâtre, qui se doutait de l'intention, avait eu soin, à l'approche du vainqueur, d'assurer le salut de cet enfant. Son précepteur, un grec nommé Rhodon, eut mission de l'accompagner à la frontière sud, pour gagner de là l'Éthiopie et fuir, en cas de besoin, jusqu'aux Indes. C'était compter sans Octave, qui de loin surveillait sa proie, et trouva moyen de s'en saisir en corrompant le précepteur. Ce traître persuada au jeune prince de rentrer dans Alexandrie, où César-Octave l'appelait, l'attendait pour le prendre en grâce et en amitié, et plus tard l'installer sur le trône. L'infortuné revint et fut égorgé. On se raconta dans Rome qu'en effet Octave d'abord avait voulu le laisser vivre, mais que le stoïcien Arius (du musée d'Alexandrie, son camarade d'études et ami) trancha d'un mot la question en lui soufflant au Conseil la parodie d'un vers d'Homère : trop de césarité peut nuire (ούκ άγαθόν πολυκαισαρίη). Homère dit : ούκ αγάθον πολυκιρανίη. — Fils d'Antoine et de Fulvie, Antyllas avait déjà payé sa dette. Lui aussi, son précepteur Théodorus, —encore un grec, — l'avait trahi. Il s'était réfugié dans le sanctuaire d'un temple élevé à César par Cléopâtre ; on l'en arracha malgré l'asile, malgré ses prières, sa jeunesse. Il était plus jeune que Césarion ; ni sa parenté avec le vainqueur, qui l'avait fiancé tout enfant à sa nièce Julia, ni les fameuses larmes données à Marc-Antoine par Octave, ne le sauvèrent du supplice. Il fut enlevé à sa retraite et décapité ; mais du moins le misérable précepteur porta la peine de son crime. Antyllas, au moment de sa mort avait au cou un joyau de grand prix. Théodorus, cela va de soi, se l'adjugea. Le vol fut raconté à César-Octave, et le voleur mis en croix. Quant aux trois enfants que Cléopâtre avait eus d'Antoine, comme ils n'étaient point d'âge à inquiéter le vainqueur, on en fit butin à triomphe.

 

VI.

Cependant Cléopâtre, du fond de son mausolée, dominait la partie. Seule arbitre après tout de sa destinée, maîtresse de l'heure, elle pouvait en finir dès qu'il lui plairait et disparaître dans l'incendie de ses trésors. Octave qui voyait le danger de la situation, essaya de le déjouer ; il y réussit, non point complètement, puisque la reine parvint à se tuer, et le frustra du plus fier ornement de son triomphe ; mais les trésors furent préservés, chose énorme. Il s'agissait, par un habile coup de main, d'enlever la reine à sa retraite. Antoine mourant avait recommandé à son amie de s'adresser pour le règlement du sort de ses enfants à Caïus-Proculeius, gendre de Mécène et favori d'Octave. Il l'estimait un galant homme, incapable de la trahir, ce qui fut fait pourtant, et du ton le plus dégagé. Cornélius Gallus et lui, après s'être distribué les rôles, se rendent au mausolée. Une suite d'affidés les accompagne à distance. Gallus, un autre bel-esprit, un auteur de poésies légères, l'ami de Virgile et d'Ovide, qui plus tard gouvernera l'Égypte au nom d'Octave et terminera par le suicide une vie d'intrigues et de présomptueuse agitation, — Gallus fait appeler la reine à l'une des portes basses du monument. Pourquoi cet entretien si prolongé ? quelles négociations nouvelles le rusé fabricateur de trames noue-t-il du dehors avec la fille des Lagides, qui, debout, l'oreille collée à la plaque d'airain, écoute et répond du dedans sans se douter que pendant ce dialogue Proculeius monte à l'échelle par l'autre côté et s'introduit avec ses hommes dans la place ? Reine ! royale reine, te voilà prise !

A ce cri de Charmion et d'Iras, Cléopâtre soudain se ravise ; un homme la saisit et la désarme. C'est l'honnête Proculeius, ce chevalier romain, l'ami d'Antoine. Étranges mœurs de cette époque ! tout le monde trahit tout le monde. Nul idéal d'honneur, de dignité ; au premier échec l'armée se débande, les antichambres se vident ; forces militaires, trésor, administration, entourage même tout est à refaire. A la journée d'Actium, les désertions commencent avant l'engagement. Avant même d'être engagée, dit Velleius, la bataille était gagnée par Octave. Où sont-ils ces vieux Romains de la République que l'idée de patrie exaltait ? Ces masses belligérantes du triumvirat appartiennent bien moins à Rome qu'à l'aventurier qui leur donne la victoire et les gorge de butin. Nous reverrons pareil spectacle au, seizième siècle ; légionnaires d'Antoine ou d'Octave et lansquenets de Waldstein, pirates de Sextus Pompée et forbans anglais écumant les mers espagnoles, simples variétés d'un même type Les dévouements, lorsqu'il s'en rencontre, relèvent de l'intérêt plus que du sens moral proprement dit.

Égoïsme, lutte pour la seule possession, la jouissance matérielle. C'est l'histoire de cette société romaine. C'est la dissolution d'un état social, depuis le haut jusques en bas. Pendant que les maîtres absolus d'un monde qui n'est plus gouverné par les idées, mangent et boivent, la foule, prosternée, recueille les miettes de la table et les satellites s'empressent pour tout faire, persuadés qu'en pareil cas les plus vils services mènent plus loin et plus sûrement que le talent et le génie, qui ne servent qu'à nous créer des envieux.

Légionnaires d'Octave et d'Antoine, pirates disciplinés de Sextus Pompée, ces gens-là n'appartiennent plus à Rome, ils sont au général qui leur donne la victoire, le pillage et la jouissance, le général, l'imperator, n'est plus qu'une manière de directeur d'une compagnie d'actionnaires ; on joue sa vie et sa fortune sur son crédit ; on compte sur les dividendes, car il s'agit simplement de se partager le monde. Aussi longtemps qu'on paie, tout marche, mais que le chef commette une faute, ou que le sort le trahisse, bonsoir ! Je n'ai plus envie de m'attacher à ta chance moisie. Qui cherche et ne saisit ce qui s'offre à lui, ne retrouvera plus l'occasion. Ainsi parle Ménas voyant Sextus Pompée manquer de courage pour anéantir par trahison ses adversaires[4] ; et la preuve qu'il ne fait qu'exprimer là une idée commune à tous, c'est ce qui arrive à Actium, lorsque les Antoniens désertent en masse et vont grossir les rangs de l'armée d'Octave. Une place inférieure peut faire contraste avec un exploit trop grand, dit Ventidius ; donc abstenons-nous de bien faire, et nous n'en serons que mieux récompensé.

Shakespeare ne s'y est pas trompé. Prenez son Énobarbus : il fait de cet homme robuste, courageux, intelligent, mais sans conviction et sans idéal, une des figures les plus originales de son drame, et néanmoins toujours vraie selon l'Histoire[5]. Énobarbus connaît son temps et le juge avec la netteté d'observation d'un esprit naturellement doué et auquel a seule manqué la culture de l'éducation. Il prévoit la désorganisation qui va suivre, désapprouve tout ce qui se fait sous l'influence d'une femme ; son coup de boutoir ne ménage personne, pas plus la Reine que ses suivantes, pas plus son général Marc-Antoine que les eunuques du palais, ce qui ne l'empêche pas d'obéir à tous ses instincts matériels et d'écouter en premier lieu son intérêt, quitte à se repentir ensuite, à se tuer, accablé par la magnanimité d'Antoine lui renvoyant ses trésors. De toutes les jouissances qu'il condamne, il prend sa bonne part, se gaudit avec ce monde dont les agissements sont loin de lui sembler exemplaires. Il goûte en amateur aux bonnes choses ; la table de Cléopâtre et d'Antoine n'a pas de gourmand plus raffiné que ce soudard. Iras et Charmion le laissent dire et faire ; sur Cléopâtre comme sur l'entourage, il a son franc-parler, son ironie souvent amère. Dès que Cléopâtre va saisir le plus petit bruit de cette affaire (le départ d'Antoine pour l'Italie), elle en va mourir immédiatement. Vingt fois je l'ai vue mourir pour des occasions bien moins importantes ! Et cependant, merveilleuse influence de la toute-beauté, cet atrabilaire, ce bourru, quand il s'enlève au sujet de Cléopâtre, vous a tout l'air de chevaucher Pégase ! Alors qu'une femme peut ainsi par sa seule atmosphère enivrer, extasier les natures les plus âpres, les plus rebelles, quelle sera sur ses amants l'infinie puissance de son magnétisme ! Soldat d'une époque devenue la proie des seuls instincts matériels, Énobarbus a pourtant le cœur bon, dévoué plus que d'ordinaire dans une société où nulle idée morale ne subsiste. Ce reître est attaché corps et âme au chef qu'il s'est choisi, et c'est de cet attachement réfléchi, loyal en somme tant qu'il dure, qu'après sa déchéance sortira son désespoir, sa tragique apothéose. A peine l'acte consommé, le sentiment de son infamie l'empoigne et ne le lâche plus. Sans doute il eut mieux valu ne pas déserter, éviter d'abord le crime pour ne pas avoir à s'en infliger soi-même le châtiment, mais la chose est dans les mœurs du temps ; tous trahissent, la seule différence entre les bons et les mauvais, c'est que chez les bons le remords vient à son heure et qu'ils se font justice[6].

Cherchez dans cette décadence ; les honnêtes gens ont disparu ; de loin en loin seulement vous retrouvez un galant homme, par exemple cet Asinius Pollion, un autre vieil ami d'Antoine, mais qui, grâce à Dieu, n'a rien de commun avec la race des Proculeius. Il se tenait à l'écart depuis la paix de Brindes ; ayant abandonné la politique pour les lettres, les sciences[7], il n'était jamais allé en Égypte, et ne connaissait point la Reine. Octave, qui l'estimait fort, voulait se le concilier et l'emmener avec lui. Non, répondit Asinius, après tout ce que j'ai fait pour Antoine, et tout ce qu'Antoine a fait pour moi, -il me serait impossible de prendre parti contre lui ; souffre donc que je reste à distance, et ne soie que le butin du vainqueur.

 

VII.

Je me trompe, il n'y eut pas qu'un honnête homme en cette affaire, il y en eut deux. Nous connaissons le premier, le second fut Dolabella, — l'amoureux de la Reine.

Dans certaines femmes, tout est charme ; mais lorsque l'immense attrait de l'infortune vient se joindre aux mille séductions d'une personnalité déjà lumineuse et vibrante, comment résister ?

Cléopâtre ne pouvait mourir sans éveiller un de ces dévouements éperdus et tels qu'en inspira plus tard Marie d'Écosse, sa bonne royale sœur à travers les âges, son autre moi. La nature est comme les grands peintres, elle a des physionomies parfois perverses, mais adorables, sur lesquelles il lui plaît de revenir, quelle rajuste, met au point, et pour les esprits curieux rien de plus délicat que ces réminiscences. Ce Mortimer antique se nommait Dolabella[8] ; il était jeune, beau, de l'illustre maison de Cornélius et venait de faire vaillamment la campagne d'Égypte à la suite d'Octave. Tombée à la discrétion de son ennemi depuis le guet-apens de Proculeius, Cléopâtre avait dû rentrer dans son palais, où les honneurs dont on l'entourait ne servaient qu'à la convaincre davantage de sa captivité. Ses vêtements, ses coffres étaient fouillés par crainte du poison, toutes ses armes confisquées ; on n'imagine rien de plus navrant. Un misérable Épaphrodite, affranchi d'Octave, la gardait à vue, obséquieux du reste, tout aux petits soins, geôlier qui jouait au courtisan. La pauvre prisonnière y succomba ; la fièvre l'entreprit. Si douée d'élasticité que fût cette nature, tant d'émotions, de deuil, de catastrophes l'avaient abattue. L'état moral se compliquait maintenant d'atroces douleurs physiques, suite des blessures qu'elle s'était faites en se labourant la poitrine de ses mains désespérées. Octave cependant redoublait de surveillance. Il tenait les trésors, il voulait la femme ; il la voulait belle, point endommagée par la maladie ; mais Cléopâtre avait dit : Il ne m'aura pas à son  triomphe.

Parmi les officiers romains commis à sa garde, figurait Publius Cornélius Dolabella. La Reine s'était confiée à lui. Quand il la vit repousser tout soulagement, il la supplia de se laisser guérir, ajouta qu'elle serait toujours à temps de s'ôter la vie, et que, le maître n'ayant point prononcé son dernier mot, elle devait au moins attendre que toute espérance eût disparu de conserver le trône d'Égypte à ses enfants. Cléopâtre se rendit à la condition que Dolabella prendrait l'engagement de lui transmettre, à l'instant même, aussitôt qu'il les aurait surprises chez Octave, les dispositions définitives à son égard. Dolabella jouait sa tête, il n'en mit que plus de flamme à la partie ; le lendemain, un message secret informait la Reine que César avait résolu d'opérer son retour par la Syrie, mais qu'elle et ses enfants allaient être sous trois jours expédiés par mer en Italie.

 

VIII.

Cléopâtre sait ce qui l'attend, sa résolution est arrêtée. Elle veut mourir, et mourra comme elle a vécu, en reine, dans ses États, dans le palais de ses ancêtres, dont avec elle va finir la dynastie. Une fois encore cependant la défaillance aura son heure. Je -veux parler de l'entrevue avec Octave, où la femme irrésolue, coquette, reparaîtra dans ses artifices et sa fragilité. Patience ! le roseau ploie, il se relèvera, et tout de suite alors quel spectacle ! A ce mot, j'entends les sceptiques se récrier : Ce qui vous prend, disent-ils, c'est le côté décoratif, la mise en scène. Vous êtes là sur le terrain de l'Opéra ; un pas de plus et vous allez nous demander de la musique de Mozart ou de Rossini ! — Pourquoi pas ? Oui, certes, il y a le spectacle ; mais peut-on ne voir que cela ? Tout grand fait, pour se graver dans la mémoire des hommes, a besoin d'une mise en scène : tout héroïsme est plastique de sa nature ; mais la mise en scène, qui fait des comédiens, ne crée pas des héros, et telle femme aura beau s'appliquer un aspic à la saignée et mourir solennellement sur .un lit de parade, qui n'en sera point illustre pour cela. On ne vit ici-bas, ou plutôt on ne survit que par l'idée. Du sein de l'être immobile, du sein du vide, émanent les idées premières de toute beauté ; la contemplation et le génie du poste les évoquent à la lumière, et voilà Pâris, Hélène et Cléopâtre, toute l'Antiquité dans la fleur de sa jeunesse et l'éclat de sa gloire qui passe devant nous[9]. L'idée ! on ne devient une héroïne qu'à ce prix. Or, perdre un trône au milieu de l'écroulement du monde, le perdre avec cette dignité, cette souveraine grâce esthétique qui dans les sociétés anciennes a pu souvent tenir lieu du sens moral, repousser dédaigneusement du pied l'ignoble esclavage, et couronner par une mort virgilienne une vie d'amour, de gloire, de plaisir, de merveilles, autour de laquelle ont évolué tous les grands noms, tous les grands événements d'une époque, et dont les fautes même étincellent parmi les ténèbres de l'Hadès avec la néfaste attraction de certains corps célestes, — il y a là un ensemble de circonstances assez grandiose pour constituer un idéal qui prête à la mise en scène ; mais sans cet idéal, le seul spectacle eût-il jamais prévalu ? Non humilis mulier, a dit Horace. Regardons mourir cette héroïne.

Rien ne manquait à la fortune d'Octave, la capitale de l'Égypte s'humiliait devant lui, et le voyait célébrer son triomphe à cette place même ou, cieux ans plus tôt, Antoine avait proclamé reine d'Orient sa divine Cléopâtre, et doté de royautés et de principats les enfants qu'il avait eus d'elle. Le vainqueur se montra clément, épargna les horreurs d'un pillage et de la dévastation à la grande cité trois fois digne d'égards, et trois fois protégée à ses yeux par le dieu Sérapis qu'elle invoquait., par Alexandre qui l'avait fondée, et par son ami el, conseiller intime le philosophe stoïcien Arius d'Alexandrie. I1 y a de ces occasions où la grandeur d'âme est une nécessité politique ; et si victorieux qu'on se sente, on ne pousse pas, de gaîté de cœur, au désespoir une population dont le fanatisme avait un jour déconcerté César.

Il usa de conciliation, se promena bourgeoisement par les gymnases, les musées. Il visita le tombeau d'Alexandre, se fit ouvrir le sarcophage qui renfermait le conquérant du monde. Il écarta les voiles et les bandelettes, palpa, ausculta la momie d'une main avide, curieuse jusqu'à la profanation, puisque le bout du nez du héros y resta. Comme ensuite on voulait lui montrer les tombeaux des Ptolémées, il refusa. A quoi bon ? répondit-il, c'est un roi que j'ai voulu voir, et non simplement un froid cadavre !

Mais Cléopâtre était vivante ; la veuve d'Antoine désirait le voir ; il se rendit à sa prière, non sans quelque confusion. Le fourbe n'avait-il pas sur la conscience les vaines promesses et les mensonges dont il abusait la noble femme pour lui mieux ravir sa liberté et son honneur de reine ? Dion Cassius raconte à sa manière cette entrevue, l'unique, de ces deux mortels ennemis. Dans ce récit, témoignage d'une flatterie désormais traditionnelle, Cléopâtre figure le personnage d'une coquette émérite cherchant à séduire son vainqueur et perdant sa peine ; c'est le tableau de la femme de Putiphar et de Joseph, et ce tableau-là nous édifie moins qu'il ne nous égaie ; soyons chastes, rien de mieux, mais n'en parlons que . le moins possible ; or, c'est une sorte de mot d'ordre chez les historiens officieux de célébrer la chasteté d'Octave, et de nous représenter ce prince comme décidément invulnérable aux traits de la beauté. Va donc pour le pudique Joseph aux prises avec sa galante héroïne, et voyons l'anecdote imaginée, brodée sur ce sujet par le romancier de Nicée.

En l'attente de cette visite — écrit le Gréco-Romain, — elle avait très-élégamment fait disposer son appartement, et, parée d'habits de deuil qui lui séyaient à ravir, s'était couchée sur un lit de repos dans l'attitude d'une voluptueuse nonchalance. Autour d'elle étaient divers portraits de Jules César, son ancien amant, dont elle tenait les lettres cachées dans son sein.

A l'entrée du triumvir, elle se leva rougissante, et s'écria :

Sois le bienvenu ! ô mon maître et seigneur ! toi qu'un Dieu a voulu doter de tout ce qu'il m'a pris ; tes yeux n'ont sans doute pas oublié l'image de ton père ; ils le voient encore, j'en suis sûre, tel qu'à mes regards il s'offrit tant de fois ; et tes oreilles ont aussi reçu confidence des honneurs innombrables qu'il me prodigua et de ce titre de reine des Égyptiens à moi conféré par lui. Maintenant, si tu veux que sa bouche même te parle et te dise ce que je suis, prends et lis ces lettres qu'il m'écrivait jadis !

A ces mots elle se mit à lui lire des passages de cette correspondance pleine de tendresse et d'amour, s'interrompant ici et là, tantôt pour baiser ces lignes sacrées qu'elle mouillait de larmes, tantôt pour se jeter à genoux devant ces portraits et les adorer, tantôt pour moduler de douces plaintes, en décochant sur Octave quelque furtive et langoureuse œillade.

Hélas !ô mon César ! à quoi me sert aujourd'hui ce que tu m'écrivais alors ?

Ou bien, — Non, tu n'es pas mort ! Je te vois et te retrouve ; tu revis pour moi tout entier dans ce jeune homme !

Puis, elle reprenait :

Que ne t'ai-je précédé dans le tombeau !

Ensuite, se ravisant :

Mais non, si je l'ai, lui, ne t'ai-je point, toi !

Étrange et bizarre amalgame de paroles et de gestes, où les regards tendres et les aveux dérobés tenaient leur place.

Octave assistait impassible à cette comédie, et sans montrer qu'il perçait à jour ces artifices et ces simagrées, il se borna à murmurer froidement, les yeux fixés sur le sol :

Console-toi ! femme, et reprends courage ; rien de mal ne t'arrivera.

Mais elle, désolée de ne pas même obtenir un regard, voyant qu'il n'était question ni de sa restauration au trône, ni d'aucun mouvement sympathique en réponse à ses avances, tomba aux pieds d'Octave, et d'une voix étouffée par les sanglots :

Vivre, ô César ! je ne le veux, ni ne le puis ; je ne te demande qu'une grâce, et cela au nom de ton père, la grâce de mourir avec Antoine, puisque c'est à lui que le démon de mon existence m'a livrée après m'avoir livrée à César ! Hélas ! fussè-je morte alors ! Et maintenant, la destinée me réserve-t-elle cette cruelle épreuve ? fais que je puisse aller rejoindre mon Antoine. Ne me refuse pas une tombe à son côté et que mourant par lui, j'habite au moins avec lui dans l'Hadès !

La suite du récit de Dion s'accorde assez bien avec Plutarque ; mais tout ce commencement est de pure invention. Quel sujet en effet pour la mise en scène et l'allégorie que cette rencontre de la souveraine enchanteresse et d'un prince que ses flatteurs, en l'élevant au rang des dieux, se plaisent à représenter comme le restaurateur des bonnes mœurs. Rabirius trouve le motif à son gré et s'en inspire[10], Rabirius, un poète dont Quintilien a pu dire qu'il n'y a pas d'inconvénient à le parcourir quand on n'a rien de mieux à faire, si vacet ! La courtisane du Nil, en présence du divin jeune homme, l'irrésistible magicienne réduite à s'avouer le néant de ses incantations, il y avait là tout un poème épique de nature à concilier à son auteur la faveur du Monde et les bonnes grâces de Livie ! et c'est sur ce patron que les annalistes et les rhapsodes du règne suivant ont travaillé en l'embellissant et l'illustrant, comme c'était leur droit. Je ne discute point avec ce monde, et, persuadé que Rabirius avait d'excellentes raisons pour imaginer cette comédie, je maintiens que Dion n'était point homme à débrouiller ici la vérité de la fiction. Aussi, n'est-ce ni le courtisan du temps d'Auguste, ni le rapporteur du temps de Caracalla que je veux réfuter ! Je m'adresse à la critique de nos jours, à la psychologie. Et voyez l'infortune, devant ce tribunal tout moderne, la grande Reine risque fort de n'être pas mieux menée. Après avoir eu pour juges, dans l'antiquité, les officieux d'Auguste et de sa descendance, Cléopâtre va maintenant avoir affaire à ce que nous appelons : la THÈSE ; procédure d'un nouveau genre et toute d'une pièce !

Cléopâtre n'est pas une femme, c'est LA FEMME.

Saint Chrysostome affirme que parmi les animaux féroces il n'en existe pas de plus dangereux, et Origène l'appelle la principale âme du démon. Or, la femme est, et sera toujours et partout. jusqu'à la fin des temps, semblable à elle-même. Elle a ses instincts, ses lois de nature qui, en dépit des âges et des climats, infailliblement, la gouvernent.

Cléopâtre commencera par César qu'elle exploitera sans l'aimer ; puis elle aimera Marc-Antoine qu'elle dévorera ; puis, toujours sûre et confiante, elle attaquera le neveu de César avec les mêmes armes vieillies, émoussées, et succombera dans sa séduction.

C'est la tactique ordinaire, éternelle : le programme ! La femme a sa beauté, puissance énorme pour subjuguer, énerver, abêtir l'homme. Mais elle n'a que sa beauté, qu'elle croit immuable, et sa principale infirmité consiste à ne pouvoir comprendre que cette force s'use à la longue, et qu'après avoir servi à conquérir deux générations, il y a beaucoup à parier qu'elle perdra ses droits sur la troisième.

Ainsi pense et prononce la Thèse un peu bien sévère et injuste, j'aime à le supposer, mais en admettant qu'elle ait du vrai quant à la femme, je nie absolument qu'on la puisse appliquer à Cléopâtre. La reine d'Égypte n'est point la femme, elle est simplement Cléopâtre, la plus charmeresse, la plus fine, la plus spirituelle (les femmes. Cette scène de grande coquette éconduite, jamais la Cléopâtre de l'Histoire ne l'eût jouée et 'd'ailleurs, sans parler : de sa lassitude morale, infinie, quel était son état physique au moment de cette entrevue ?

Qu'on se rappelle que ces fameuses armes de séduction, elle-même, de ses propres mains, les avait détruites devant le lit de mort d'Antoine. .Son sein labouré, martyrisé par ses ongles n'étai t qu'une plaie enflammée et purulente. Belle et favorable condition assurément pour captiver les sens et vaincre les scrupules d'un héros froid el, pudibond ! Mais, que dis-je ? et quel besoin de faire intervenir le motif pathologique, comme si la psychologie ne me suffisait point. Cléopâtre se connaissait en hommes, savait la vie. Comme elle sentait sa position et son caractère, elle se rendait également compte et de la position et du caractère de son adversaire, et jamais l'idée ne lui serait venue d'essayer sur un Octave des moyens qui avaient réussi sur un César ou sur un Marc-Antoine.

 

IX.

Octave est un diplomate bien subtil, bien rusé, Cléopâtre endormira sa vigilance, et même, à ce jeu de la dissimulation, le battra. Elle a changé d'attitude, feint de se soumettre : insensiblement la perspective de ce voyage en Italie cesse de l'épouvanter, elle s'y fait ; Livie, sa bonne sœur Livie, la soutiendra. Elle compte sur cette influence auprès d'Octave, et, pour se la mieux assurer, prépare des cadeaux ; on la voit fourrager dans ses coffres, sortir et montrer des bijoux, des tissus. Qui pourrait croire qu'une personne occupée à pareils soins songe à se tuer ? Encore une des mille inconséquences de cette nature mobile et frivole : après les larmes, voici le sourire. Ainsi la surveillance, peu à peu, se relâche ; on la laisse à ses colifichets. Épaphrodite, émerveillé des progrès de cette transformation, en instruit régulièrement son maître, qui, désormais certain de son triomphe, s'étonne d'avoir eu des cloutes. Octave était de ces fourbes qui ne savent tromper que les hommes. Voyant son ennemi où elle le voulait, Cléopâtre, — chef-d'œuvre d'habileté féminine, — lui demande timidement de permettre qu'elle rende les derniers honneurs à Marc-Antoine.

A captive soumise, prince généreux : il consent. La scène était destinée à parfaire l'œuvre de persuasion. Cléopâtre l'exécuta comme elle l'avait imaginée, en artiste. Elle parla de son prochain départ pour l'Italie, adressa des adieux publics à la terre d'Égypte, et le pathétique de sa harangue, de son geste, porta si à fond, que les plus incrédules sortirent désarmés. Plutarque est là ; le traduire, c'est ranimer cette émotion.

Amenée par ses gardes dans le mausolée et s'agenouillant avec ses femmes devant le sarcophage, — Antoine, ô mon bien-aimé, s'écria-t-elle, ces mains, lorsqu'elles t'ont déposé là, étaient encore les mains d'une femme libre ; aujourd'hui, c'est une captive qui vient t'offrir ces libations, — et des satellites la surveillent de peur qu'elle ne frappe et endommage son misérable corps, précieusement réservé pour le triomphe qu'on s'apprête à célébrer en souvenir de ta défaite. — Aie donc pour agréables ces honneurs, les seuls que je te puisse rendre, les derniers ! car nous, que dans la vie rien n'avait pu séparer, la mort maintenant nous entraîne à distance l'un de l'autre et nous condamne à faire échange de patrie. Toi, Romain, tu reposeras en ces lieux, tandis que moi, infortunée, c'est en Italie qu'on va m'ensevelir, et de la terre de tes ancêtres je ne posséderai que l'étroit espace d'un tombeau ; niais, puisque les dieux de mon pays nous ont abandonnés, je me tourne vers ceux du Latium, et, si l'un d'eux daigne m'être propice, je le supplie et l'implore, afin qu'il empêche ce que toi-même tu ne permettras pas, que ta femme soit traînée vivante derrière le char du vainqueur, et qu'en elle une telle humiliation te soit infligée. Non ; tu me cacheras plutôt près de toi ; tu me prendras à ton côté dans cette tombe ; certain que de tant de douleurs, dont le fardeau m'écrase, aucune ne me pèse si cruellement que les courts instants que j'ai vécus sans toi.

 

X.

Rentrée au palais, elle se retire dans ses appartements, ordonne son bain ; après le bain, elle s'étend sur un lit de repos. Un homme alors se présente, portant un panier recouvert. Les gardes du vestibule l'interrogent ; il défait son panier, écarte les feuilles et montre au-dessous de belles figues. Les gardes admirent les fruits, il leur offre en souriant d'y goûter ; eux s'excusent, il entre. C'est dans Shakespeare qu'il faut lire l'entretien de Cléopâtre avec l'homme au panier de figues ; la scène des fossoyeurs dans Hamlet reproduira plus tard ce mouvement, mais sans en dépasser l'effet tragique. Lui seul a le secret de ces étonnantes diversions. Introduire le burlesque en plein pathétique, procédé qui semble des plus simples ; tous l'ont employé, combien ont réussi ? C'est qu'en même temps que le génie, il a la mesure, et sait à quel point il importe d'être rapide en de pareils contrastes, de n'y pas insister lourdement. Il pousse cieux éléments l'un contre l'autre, de l'entrechoquement un éclair jaillit, il s'en tient là, et revient à son propos. Je prends pour exemple cette scène, ce campagnard de bonne humeur, moitié simple et moitié goguenard, témoin indifférent que le Destin amène là, et qui traverse le plus effroyable des écroulements sans en avoir conscience. Bossuet n'inventerait pas mieux.

As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans faire souffrir ?

Le froid vous gagne en la voyant causer familièrement, cette grande reine, avec ce rustre. Vous ressentez quelque chose de sa solitude, immense, horrible solitude, celle de l'être qui souffre et que tous ont abandonné !

Cléopâtre, ayant fini de déjeuner, prend une lettre écrite et scellée d'avance, et la mande à César ; puis elle congédie tout le monde, ne gardant auprès d'elle que ses deux femmes, Iras et Charmion, et les portes sont aussitôt fermées el verrouillées en dedans.

 

XI.

A peine restée seule, ses mains s'emparent du panier, fouillant parmi les figues, ravageant les feuilles. Le voilà ! s'écrie-t-elle triomphante en apercevant l'aspic. La femme et le serpent une rois encore sont en présence ; leurs yeux se reconnaissent, dardent la flamme, se défient ; le serpent veut bondir, il hésite, retombe, s'enroule fasciné par ce regard plus fort que le sien. Cléopâtre, du bout d'une épingle d'or de ses cheveux, l'irrite, l'enfièvre, l'affole. Enragée, la bête venimeuse saute sur elle et la mord au bras.

 

XII.

Tous ne s'accordent pas sur la manière dont mourut l'Égyptienne. C'est pourtant chez les anciens l'opinion la plus accréditée que l'héroïque femme eut recours au venin de l'aspic, moyen dès longtemps imaginé, mis à l'épreuve. A Rome, on ne croyait pas autre chose ; les contemporains, po' Mes, annalistes, adoptent le fait. Ceux de l'âge suivant le répètent ; Plutarque, néanmoins, en le rapportant, marque des doutes.

Octave ayant rompu le sceau, ses premiers regards tombèrent sur les instances de la suppliante pour être ensevelie auprès d'Antoine. Il n'eut pas besoin d'en lire davantage et comprit. Son premier mouvement fut de courir lui-même la sauver, s'il en était encore temps ; mais il se ravisa et dépêcha au plus vite les gens de son entourage. Rapidement avait marché la catastrophe. Lorsque les envoyés arrivèrent, ils trouvèrent les soldais de garde dans la plus complète ignorance de ce qui avait pu se passer. On enfonça les portes. Cléopâtre, étendue morte et dans tout l'appareil royal, gisait sur son lit de repos. A ses pieds, l'une dues deux femmes, Iras, exhalait le dernier soupir ; l'autre, Charmion, titubant et la tête lourde, était encore occupée à fixer le diadème sur la tête de sa souveraine. — Voilà en effet une belle chose ! s'écria furieux l'un des survenants. — Oui ! certes, une chose splendide et bien cligne de la descendante de tant de Rois ! répondit la fidèle suivante, et à ces mots, les derniers qu'elle prononça, on la vit s'affaisser sur le corps de sa princesse inanimée.

Comme Éros, ce brave affranchi qui meurt de la même mort que Marc-Antoine, Iras et Charmion accompagnent Cléopâtre chez les Ombres, et ne lui survivent un moment que pour continuer, parachever l'ornement de ce corps adorable et chéri.

La version de Dion Cassius diffère peu de celle de Plutarque, rédigée, comme on sait, d'après le témoignage d'Olympus, médecin de la Reine.

Quelques légères piqûres au bras furent tout ce qu'on trouva sur le cadavre. Les uns racontent qu'elle fit servir à son dessein un aspic apporté dans une fiole de verre ou dans une corbeille de fleurs, d'autres parlent d'une aiguille empoisonnée.

 

XIII.

Octave resta frappé du coup. Ce fut, ajoute Dion Cassius, comme si par cette mort volontaire toute sa gloire à lui, tout l'éclat de sa victoire eût disparu !

Et cette Rome, cette Italie que l'impatience dévore, qui n'aspirent qu'à se repaître des tortures d'humiliation infligées à l'Égyptienne ! Cléopâtre ! Mais c'est le point de mire à tous les anathèmes, l'indispensable diversion à toutes les colères suscitées par la guerre civile, à toutes les compassions que le souvenir d'Antoine peut réveiller ! Il lui faut sa captive, sa Reine : elle est morte, elle revivra ; on court chercher des psylles, ils arrivent, opèrent ; peine perdue !

Laissons aux savants la controverse ; rapprocher des opinions, inventorier, ce ne sont point là nos affaires. Plutarque et Shakespeare ont été nos maîtres pendant tout le cours de cette étude ; qu'ils nous conduisent jusqu'au bout. Soyons de leur avis, qui est aussi l'avis d'Horace. D'ailleurs, que le poison vint d'un reptile ou d'une fleur, qu'importe ? Celle qui le fit couler dans ses veines n'était point une personne vulgaire ; fut-elle une grande reine ?

Ce qu'il y a de certain, c'est que Rome s'enrichit fort à cette conquête, d'où il ressort que, même en ces derniers temps, le gouvernement de l'Égyptienne, pour Si désastreux qu'on nous le donne, n'avait du moins pas réussi à ruiner complètement les ressources du pays. Les trésors rapportés étaient incalculables, outre qu'ils suffirent à payer à l'armée l'arriéré de solde, chaque homme reçut deux cent cinquante drachmes, et cent drachmes chaque citoyen, y compris les enfants. Octave éteignit toutes ses dettes, supprima les impôts, et telle fut à Rome l'abondance du numéraire, que le taux de l'argent, de douze tomba à quatre, et que la valeur des choses doubla. L'Égypte étant devenue province romaine, Octave n'eut rien de plus pressé que de la soustraire à l'autorité du Sénat et de la garder pour lui. C'eût été en effet très-impolitique, à ses yeux, que de laisser un pays de cette importance commerciale et militaire à la gouverne d'une aristocratie d'où pouvait à chaque instant s'élever un ambitieux qui, fort d'un pareil proconsulat, deviendrait obstacle et péril pour la dynastie. On ne visita même plus l'Égypte sans une autorisation spéciale du souverain, et les emplois n'y furent désormais exercés que par de simples commis, dont la personnalité ne comptait pas. Cette mesure de gouvernement, instituée par le divin Auguste, continua d'être en vigueur sous ses successeurs.

 

XIV.

Cléopâtre occupe une grande place dans l'Histoire. Ce trône chancelant sur lequel à dix-huit ans elle était montée, elle entreprit de le restaurer, de lui rendre son ancien éclat. De Rome venait le danger, elle se proposa d'annuler Rome. Grand dessein, mais qui ne pouvait s'accomplir qu'à la condition que Rome elle-même y prêterait ses armes ! Là fut toute la politique de Cléopâtre, une vraie Grecque, avisée dès le premier âge, précoce au moins autant, d'intelligence que de tempérament, sensuelle adolescente qui déjà forme d'illustres plans. Ses amours avec César, représentant du principe monarchique, sont bien plutôt une alliance qu'une liaison. L'oligarchie pompéienne l'avait précipitée à bas du trône, César l'y replaça. Il aurait fait bien davantage ; que n'eût point fait pour une Cléopâtre un tel amant ! On l'aurait vu transporter d'Occident en Orient le siège de la toute-puissance ; roi des rois, il l'eût couronnée sa propre Reine. Le poignard de Brutus coupa court à ces fiers projets.

A ce moment, le Destin pousse au-devant d'elle Marc-Antoine, et comme contre-poids à ce nouvel élément de fortune — déjà moindre — un adversaire d'autant plus redoutable qu'il n'a pour lui que des vertus, des forces négatives, et ne connaît que la tactique du silence. De l'initiative d'Octave, de ses talents, de son courage, rien à craindre ; mais, si vous commettez des .fautes, il les saura porter à son profit. Et des fautes, comment n'en pas commettre quand on ne se possède plus ? Avec César, Cléopâtre s'était gardée, sinon tout entière, du moins en grande partie, à ses desseins ambitieux. La tête eut son insolation, le cœur ne battit pas. Aussi quelle habileté de vues, quelle puissance et quelle sagesse chez cette étrangère de vingt-trois ans, tenant salon à Rome, et de sa jolie main, pleine de présents, de faveurs, assouplissant à ses projets une aristocratie haineuse et récalcitrante ! Mais sitôt l'arrivée d'Antoine, il n'y eut plus que l'amour avec ses voluptés, ses jalousies, ses fureurs, ses inconséquences, ses désordres. La Reine disparut, la femme seule demeura, et c'est au compte de ses faiblesses que toutes les erreurs politiques doivent être portées.

Moins amoureuse, elle eût laissé Antoine faire librement son métier d'imperator, et les événements eussent peut-être mieux tourné pour elle et son héros, sinon pour le monde, car, tout abominable qu'ait pu être le régime issu de cette victoire, je ne soupçonne pas quel avantage aurait eu l'humanité à ce que la bataille d'Actium eût été gagnée par Antoine. Vaincue et par sa faute, Cléopâtre, au plus profond de ses amertumes, ressentait un immense orgueil et pouvait se dire, comme Mithridate, qu'elle avait mis Rome à deux doigts de sa perte et fait trembler le Capitole. La catastrophe ramena la Reine, qui, longtemps égarée, reparut, releva la Flemme pour ne la plus quitter. L'honneur royal fut sauf.

Les quelques jours qu'elle se laisse vivre, elle les emploie, hélas ! bien vainement, nous l'avons vu, à conjurer le mauvais sort de ses enfants ; puis elle s'en va rejoindre Antoine et chercher dans la mort son apothéose. Non humilis mulier ! Horace, avec ses trois mots, n'a point dit tout. Ces trois mots sont une épitaphe et ne visent que l'héroïque ennemie du peuple romain ; quant au caractère, si chatoyant au dehors et si profondément compliqué, de la femme, il défierait l'analyse moderne.

Comment l'absoudre et comment la condamner ?

Elle est la terreur du moraliste, la damnation de saint Antoine et l'éternelle curiosité du psychologue. Ariane à Naxos et stryge de la nuit de Walpurgis, figure étrange, vampirique, être idéalement pernicieux, adorable et fatal, que l'Histoire dispute à la Fable, et dont l'attraction égale l'attrait !

En elle, poésie incarnée d'un monde abandonné de tous principes, semble se réunir tout ce que la beauté sans retenue, l'esprit sans conscience du devoir, la passion sans frein, peuvent produire d'éclatant et de ténébreux, d'aimable, d'enivrant et d'impur. Elle s'élève à toute la hauteur tragique dont l'esprit et la grâce soient capables sans l'aide de la vertu. L'horreur que lui inspire la seule idée de servir au triomphe lui vient de l'immense répulsion d'une grande nature aristocratique pour tout ce qui est laid, trivial, grossier. Ce n'est point la souffrance qu'elle redoute ; ce n'est point sa puissance qu'elle pleure ; ce qui soulève toutes les révoltes de son âme, c'est de n'avoir plus autour d'elle ce cercle d'élégance, dont ses servantes mêmes. les Iras, les Charmion, toutes belles, fidèles, embaumées de grâce et de jeunesse caractérisent l'ineffable harmonie. En dehors de ce milieu, Cléopâtre ne saurait vivre, elle y meurt, et nulle de ses compagnes ne lui survit[11]. Qui dit : état, condition, profession, dit quelque chose de borné, de mesquin, de nécessairement ridicule à un jour donné ; les femmes doivent la moitié de leur séduction, de leur poésie, à ce que leur sexe n'a point d'état. Aussi, chez Cléopâtre, la Femme prime la Reine. Elle a la conscience de sa beauté, de ce qu'elle est, de ce qu'elle fut, le sentiment de ce qu'elle se doit, et cette beauté, ce charme, cet esprit, cette grâce, resteront, à travers les âges, l'enchantement de quiconque aura pensé, rêvé, joui, souffert, aimé, vécu.

Pour elle, la grande païenne, la vie n'est pas une ombre, elle est au contraire, et toujours, une réalité dans ses jouissances, ses grandeurs et ses misères. Ce corps si beau, pour être la demeure de son âme n'en saurait être la prison, et nulle voix d'en haut ne lui enseigne que pour ouvrir à cette âme un chemin vers les dieux, il faut commencer par tourmenter, déformer, avilir ce corps. Pour elle, comme pour les Grecs ses ancêtres, rien n'existe en dehors du beau ; le beau seul est le bien. Esthéticienne, aristocrate, ce qu'elle a de mieux à faire encore, c'est de s'en aller avec le monde qui finit. Pour ces hommes à la fétide haleine, ces déshérités, ces mendiants et ces esclaves, le Dieu de l'avenir, le vrai Dieu va naître au fond d'une étable, et les fils de ces rois d'Orient qui l'abandonnent, la renient et la lissent choir, iront, guidés par l'étoile céleste, porter au prédestiné l'or, la myrrhe et l'encens.

Les dieux jaunes et verts sont morts, l'Ibis et le grand Singe, Osiris et Isis, Phra et Ptah, Horus et Anubis ; morte la tête de chien, de vache, de cigogne et de taureau ! les Pharaons ont disparu, et leur momie pulvérisée dans un mortier sert de drogue pharmaceutique. Mais elle, impérissable, poursuit ses migrations à travers les siècles. Comment s'abuser ? A ces grands yeux noirs, à ces nobles tempes, à cette bouche superbe et dédaigneuse, comment ne point la reconnaître ? Que d'expériences n'a-t-on pas faites avec des grains de blé ? Le germe d'un amaryllis après avoir dormi en Égypte des milliers d'années se ravive ici et devient fleur. Ainsi ce qu'il y a de plus fragile est éternel, ainsi d'invisibles liens rattachent au jour d'hier, le jour d'aujourd'hui. Non, il n'y a point entre nous et le passé tant de distance que l'on croit. Aujourd'hui encore, l'Antiquité nous enveloppe et nous enivre ; nous respirons ses fleurs et contemplons ses merveilles. Qui saura jamais comprendre le mystère de la végétation, assigner à la nature l'heure et la loi, dire au principe de vie enfermé dans la bulbe d'une plante et l'image d'une femme : tu te développeras ici et non là, aujourd'hui et nem demain. Je ne veux plus la voir, suis-je donc insensé pour confondre ainsi le passé et le présent ? Vaine résolution ! Avec l'isolement et la rêverie, la vision reparaîtra. Une mélodie, un portrait du Louvre, un parfum, et l'illusion dissipée à peine vous ressaisit. Des portiques immenses, des vestibules sans fin, des forêts de colonnes ; là fourmillent les ornements, les ustensiles, les oiseaux ; là s'accroupissent leurs dieux grotesques et noués, ils tiennent à la main des bâtons que des têtes de lièvres surmontent ; plus loin, des serpents s'entrelacent ; ici un nègre en convulsions vomit son âme qui s'échappe sous la forme d'un scarabée ailé de feu, — peuple funèbre et souterrain qui s'entoure au sein de la mort des images de la vie, espérant au jour du réveil rentrer par elles dans le souvenir de son existence première ! Vous traversez de longues files de momies, vous errez par toutes sortes de labyrinthes où règne une atmosphère étouffante, vous atteignez un escalier tournant, pratiqué dans l'intérieur du granit, et, toujours descendant, vous vous trouvez dans une salle étroite ; l'appartement rayonne de clartés. Des milliers de figures, peintes des couleurs les plus vives, couvrent les murailles, et tout au fond, dans une niche de basalte à semis d'étoiles d'or sur azur, se tient debout la fille des Lagides, une fleur de lotus à la main.

 

 

 



[1] Reine d'Égypte, tu savais trop bien que mon cœur était lié par ses fibres à ton gouvernail.

[2] C'est le mot qu'elle se plaisait à murmurer au moment t où César redoublait d'industrie autour d'elle, affectant de ne lui témoigner que douceur et petits soins ; Nam et T. Livius refert illam, cum de industria ab Augusto indulgentius tractaretur, identidem dicere solitam : Ού θριαμδεύσομαι. (Porphyre.)

[3] Voir la Note IV à la fin du volume.

[4] Voir la Note V à la fin du volume.

[5] Voir la Note VI à la fin du volume.

[6] Le suicide d'Éros, de ce brave affranchi qui se frappe lui-même plutôt que de consentir à tuer Antoine, — un bienfaiteur, — sur sa propre demande, nous offre un autre exemple, moins dramatique, mais plus touchant de ce que peut, en l'absence de tout idéal métaphysique, le sentiment d'attachement et de fidélité à la personne du maitre.

[7] Un caractère et un portrait de l'ancien temps, celui-là ; en politique, la probité même, et quel censeur littéraire, quel âpre critique ! C'était un archaïste de nature, un Padouan invétéré maugréant toujours contre les élégances et le bel-esprit de la grande ville. Tout lui semblait raffinement, grécité ; Ennius, Pacuvius le tragique, étaient ses maîtres ; il préférait Lucilius à Horace, Lucrèce à Virgile ; pour l'éloquence rustique d'un Caton aurait donné vingt Tullius, et ne goûtait à -fond que le vocabulaire de Menenius Agrippa et la langue des douze tables.

[8] Voir la Note VII à la fin du volume.

[9] Voyez la scène des mères dans la seconde partie de Faust, p. 267, de notre traduction commentée.

[10] Rabirius, de Bello Actiatico.

[11] A pareille maîtresse, on n'imagine pas d'autres suivantes ; d'autres prêtresses à pareille idole ! Iras, Charmion, le dévouement absolu, muet de l'esclave, où la vive ardeur spontanée, la libre tendresse interviennent jusqu'à l'immolation ; l'antique Égypte entée sur la culture grecque de la Renaissance Ptoléméenne ! figures de second plan, tout imprégnées des parfums d'une présence irrésistible, et dont les voix sembleraient faites pour murmurer le doux appel de la Syrienne dans les vers de Virgile :

Si vous êtes sages, venez

Chercher ici l'oubli des choses ;

Dans la coupe effeuillez les roses,

Et, de verveines couronnés,

 

Livrez votre lèvre aux caresses

De la plus belle d'entre nous ;

Laissez-la dénouer sur vous,

L'or et l'ébène de ses tresses,

 

Et ne la quittez, blanche Hébé,

Que lorsque, sous sa main divine,

Le dernier souci qui vous mine,

De votre front sera tombé.

 

Venez cueillir les anémones,

Venez rire et boire en aimant ;

Est-ce pour voire enterrement

Que vous garderez les couronnes ?

 

Les dés et les femmes d'abord,

Honni soit qui gémit et pleure ;

Vivez, aimez, vous dit la Mort,

Vivez, car je viens à mon heure !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Voir pour l'origine et le motif de ces vers la Note VIII à la fin du volume.