NOTE I. Mécène, l'ami et le protecteur d'Horace, devait accompagner Octave dans ses expéditions navales en Grèce, et nous voyons que le poète eut l'idée de se joindre à lui. Ibis
Liburnis inter alta navium. Amice,
propugnacula : Paratus
omne Cæsaris periculum Subire
Mæcenas, tuo ! Quid
nos, quibus te vita si superstite Jucunda
; si contra, gravis ? Utrumque
jussi persequemur otium. Non
dulce, ni tecum simul ? An hunc laborem mente laturi decet Qua
ferre non molles viros ? Feremus,
et te vel per Alpium juga, Inhospitalem
et Caucasum, Vel
Occidentis usque ad ultimum sinum. Forti
sequemur pectore, Roges,
tuum labore quid juvem meo Imbellis
ac firmus parum ? Comes minore sum futurus in metu, Qui
major absentes habet : Ut
assidens implumibus punis avis Serpentium
allapsus timet. En dépit de toutes ces belles paroles, il resta dans Rome néanmoins ; attendant avec anxiété l'issue de la terrible lutte. Enfin arrive la nouvelle des premiers succès. Horace s'en inspire pour composer sa neuvième épode, qu'il adresse également à Mécène. Il rappelle à ses amis le joyeux banquet par lequel ils célébrèrent, quelques années auparavant, la victoire décisive d'Octave sur Sextus-Pompée, ce fils de Neptune, qui menaçait, lui aussi, d'asservir la grande cité, et de tous ses vœux hâte le jour où, de nouveau, avec Mécène et dans son haut palais de l'Esquilin, aux sons des flûtes et de la lyre, et en buvant les meilleurs vins du cellier, il fêtera le nouveau triomphe de César : Quando repostum Cæcubum ad festas
dapes, Victore lætus Cæsare, Tecum sub atta, sic Jovi gratum,
domo, Beate Mæcenas, bibam, Sonante mistum tibiis carmen,
lyra, Hac Dorium, illis Barbarum ? Ut nuper, accus cum freto
Neptunius Dux
fugit ustis navibus, Minatus
Urbi vincla, quæ detraxerat Servis
amicus perfidis. Cependant le poète ne saurait oublier que les hommes, contre lesquels on combat, sont des Romains, un général romain qui, volontairement, ô crime ! se sont placés sous les drapeaux et la puissance d'une femme. Romanus,
eheu ! (posteri
negabitis), Emancipatus
fæminæ, Fert
vallum et arma miles et spadonibus Servire
rugosis potest. Interque
signa, turpe, militaria Sol
aspicit conopium ! Mais le sort ne s'est pas encore prononcé, Octave n'a point encore écrasé ses adversaires, le dieu de la guerre tarde bien ; Horace l'apostrophe : Io
triumphe ! tu moraris aureos Currus,
et intactas boves ? Il se représente alors la bataille livrée et gagnée au moment même où il écrit. César-Octave le triomphateur n'a pas son pareil dans l'Histoire ; ni le vainqueur de Jugurtha, ni le destructeur de Carthage ne lui sont comparables. Io triumphe ! nec Jugurthino parem Bello reportasti ducem. Neque
Africano, cui super Carthaginem Virtus
sepulcrum condidit. Terra
manique victus hostis Punico Lugubre
mutavit sagum Aut
ille centum nobilem Cretam urbibus Ventis
iturus non suis, Exercitatas
aut petit Syrtes Noto, Aut
fertur incerto mari. Il voit l'ennemi en fuite, poursuivi sur terre et sur mer, troquant ses manteaux de pourpre contre des vêtements de deuil, et pourtant, se dit-il, la nouvelle de l'heureux événement n'est point encore arrivée, la certitude irrécusable n'a point succédé tout-à-fait à l'espérance, une place reste aux soucis, à l'angoisse. Il tremble pour César. Néanmoins, les rapports connus de tous sur la situation raniment son courage ; il se reprend à la gaieté et termine par un joyeux appel au sommelier. Capaciores,
affer huc, puer, scyphos. Et
Chia vina, aut Lesbia, Vel, quod fluentem nauseam
coërceat, Metire nobis Cæcubum. Curam metumque Cæsaris rerum juvat Dulci
Lyæo solvere. Ce chant, que les commentateurs s'obstinent à citer comme un hymne de gloire sur la journée d'Actium, contient, on le voit, bien des réserves. Ce n'est là qu'un de ces heureux épanchements que durent provoquer, chez les poètes comme chez tous les partisans d'Octave, les récits parvenus à Rome des premiers succès des armées de terre et de mer, l'inquiétude, l'effroi pèsent encore assez pour que le poète s'efforce de noyer dans le vin les fâcheuses pensées. Quand Horace écrivit ces vers, Antoine et ses légions étaient debout, de là ces retours patriotiques sur l'abaissement du triumvir emancipatus feminæ, de ce guerrier romain qui ne rougit pas de se placer sous les ordres d'eunuques orientaux, d'un Pothin et d'un Mardien. Spadonibus servire rugosis potest. Il ne s'agit encore, jusqu'ici, que d'émouvoir l'opinion publique en faveur d'Octave, de l'exciter contre Antoine et d'aviver les ressentiments de tout un peuple contre ce général romain, qui s'en va conduire une armée romaine sous le joug d'une sorcière égyptienne et de ses eunuques, et donne au soleil cette honte, de pouvoir contempler les étendards romains flottant sur la tente d'une reine d'Égypte. Autre chose est de l'ode XXXVII, 1er livre. Cette fois, plus d'hésitation, la bataille est gagnée. Le fils du grand Tullius, député par Octave, le consul Marcus Cicéron en a publié la nouvelle devant le peuple assemblé, et du haut de ces rostres, où jadis Antoine, que la Némésis vengeresse vient d'atteindre, fit clouer la tête et la main du prince des orateurs. Ce victorieux était vraiment un habile homme de choisir ainsi, dans son messager, un personnage dont le nom seul allait réveiller partout, dans le peuple, le souvenir des attentats commis, par le vaincu contre le vieux forum romain et contre la littérature nationale. On sait comment, plus tard, le tout-puissant monarque se défendit, dans ses Mémoires, d'avoir pris la moindre part à cet assassinat politique[1]. Horace, en poète prudent, attendit pour mettre au jour ses chants de victoire, que la guerre fut complètement terminée. L'année suivante, seulement, et lorsque la mort d'Antoine et de Cléopâtre eut apposé le sceau définitif à la cause d'Octave, l'Alcée des bords du Tibre jeta son cri de délivrance au plein d'une atmosphère rassérénée et dégagée de tout ferment de guerre civile. Nunc
est bibendum, nunc pede libero Pulsanda
tellus, nunc Saliaribus Ornare
pulvinar deorum Tempus
erat dapibus, sodales ! Antehac
nefas depromere Cæcubum Celtis
avitis, dum Capitolio Regina
dementes ruinas, Funus
et imperio parabat, Contaminato cum grege turpium Morbo virorum, quidlibet impotens Sperare, fortunaque dulci Ebria, sed minuit furorem Vix una sospes navis ab ignibus : Mentemque lymphatam Mareotico Redegit in veros timores Cæsar, ab Italia volantem Remis
adurgens accipiter velut Molles
collumbas, aut leporem citus Venator
in campis nivalis Hæmoniæ
: daret ut catenis. Fatale
monstrum quæ generosius Perire
quærens, nec muliebriter Expavit
ensem, nec latentes Classe
cita reparavit oras. Ausa
et jacentem visere regiam Vultu
sereno fortis, et asperas Tractare
serpentes, ut atrum Corpore
combiberet venen am. Deliberata
morte ferocior ; Sævis
Liburnis scilicet invidens, Privata
deduci superbo NON HUMILIS MULIER
triumpho. NOTE II. Virgile au VIIIe livre de l'Énéide parle de Cléopâtre dans sa description du bouclier que forge Vulcain pour Énée, et dans cette description figure le récit de la bataille d'Actium. Hæc
inter tumidi latè martis ibat imago Aurea, sed fluctu spumabant cærula
cano : Et
circùm argento clari delphines in orbem Æquora
verrebant taudis, æstumque secabant. In
medio classes æratas, Actia bella, Cernere
erat : totumque instructo Marte videres Fervere
Leucaten, auroque effulgere fluctus. Hinc Augustus agens Italos in
prælia Cæsar, Cum
patribus, populoque, Penatibus, et magnis Dîs. Stans
celsâ in puppi ; geminas cui tempora flammas Læta
vomunt, patriumque aperitur vertice sidus. Parte
aliâ, ventis et Dîs Agrippa secundis, Arduus,
agmen agens ; cui, belli insigne superbum, Tempora
navali fulgent rostrata coronâ. Hinc
ope barbaricâ, variisque Antonins armis Victor,
ab Auroræ populis et littore Rubro Ægyptum,
viresque Orientis et ultima secum Bactra
vehit ; sequiturque (nefas
!) Ægyptia conjux. Unà
omnes ruere, ac totum spumare, reductis Convulsum
remis rostrisque tridentibus, æquor Alta
petunt : pelago credas innare revulsas Cycladas,
aut montes concurrere montibus altos : Tantâ
mole viri turritis puppibus instant. Stupea
flamma manu, telisque volatile ferrum Spargitur : arva novâ Neptunia cæde rubescunt. Regina in mediis patrio vocat
agmina sistro, Necdùm etiam geminos à tergo
respicit angues. Pour elle, continue le poète, toute sorte de divinités montrueuses (Anubis aux cent têtes) combattent contre Neptune et Vénus et Minerve, qui soutiennent la cause des Romains, Mars et Bellonne aussi et les Dires et la Discorde planent dans les airs au-dessus de cette terrible lutte, leur ouvrage, et dont Apollon actien décide l'issue. Virgile se déclare du parti d'Octave, tout ce morceau est une profession de foi, mais loyale. Pas plus qu'Horace, il n'insulte la reine vaincue. Il a du ressentiment, niais point de mauvaise haine, un simple mot (nefas) lui suffit pour exprimer l'horreur que lui inspire le mariage d'Antoine avec l'Égyptienne, et, quant au reste, s'il maintient sa franchise de poète, il ne violente pas l'Histoire. Il raille la nouvelle Isis commandant à des armées avec un cistre ! plaisanterie bien venue des Romains, et que plus tard Properce et Lucain reprendront ; mais son ironie ne l'empêche pas de rendre justice à la vaillante femme qui se bat en guerrière pour ses dieux et pour son époux, et ne fuit qu'au moment où l'Apollon actien bande son arc contre les ennemis de Rome. Ovide, qui n'avait que treize ans lorsque mourut Cléopâtre, ne parle d'elle qu'au livre XI des Métamorphoses, dans ce passage où le Père des Dieux annoncent les hautes destinées promises à la Maison de Jules, désigne son rejeton, César-Auguste, comme le futur maître du monde, devant lequel tous les ennemis de la suprématie romaine courberont le front. Cléopâtre figure là comme un exemple d'ambition et d'orgueil révolté contre la souveraine domination de Rome. Romanique
ducis conjux Ægyptia, tædæ Non
bene fisa cadet ; frustraque erit minata : Servitura
suo Capitolia nostra Canopo ! Là aussi, Cléopâtre est assez malmenée, et pour sa folle ambition, et pour son excès de confiance dans son mariage avec Antoine, qui devait la faire régner sur Rome. Cléopâtre avait sa place marquée dans le poème de Lucain. L'entrevue avec César, après le meurtre de Pompée, fait le sujet du Xe livre. César, avec l'aide du jeune roi, frère de Cléopâtre, qu'il a retenu comme otage, vient de se rendre maître de la première insurrection des Alexandrins, provoquée par l'entrée des troupes romaines dans leur capitale. Cléopâtre imagine un moyen d'arriver secrètement jusqu'à lui, et se montre. Juvénal ne parle d'elle que dans quelques vers ; Stace se contente de la citer. Parmi les prosateurs, nul certes, mieux que César, n'aurait eu qualité pour dire le vrai mot, et sur la femme et sur la reine. Peut-être, s'il eût vécu, l'aurait-il fait ? On n'a de Lui sur Elle qu'un témoignage illustre, au sujet de l'attitude d'alliée fidèle que prit tout de suite Cléopâtre, dans une des circonstances les plus fâcheuses où le grand Dictateur se soit trouvé. Je veux parler de cette lutte désespérée contre le soulèvement de tout un peuple, soutenue par son armée de terre et de mer, lors de la terrible insurrection d'Alexandrie, et qu'un génie tel que César pouvait seul entreprendre et mener à bonne fin. Lui-même a raconté cet épisode de sa vie militaire dans un écrit, chef-d'œuvre d'exposition et de beau langage, auquel la littérature romaine n'a rien à comparer. Les lieux et la saison, écrit Suétone, tout était défavorable ; par un effroyable temps d'hiver, enfermé dans une ville insurgée, il lui fallait, avec des forces très-restreintes et pris à l'improviste, tenir tête à l'ennemi le plus puissant et le mieux approvisionné en ressources de guerre. Le récit de Tite-Live sur l'époque s'est perdu, et Velleius Paterculus, contemporain de Tibère et de Séjan, tout en se félicitant pour la gloire de Rome du triomphe d'Octave, à la journée d'Actium, ne prononce pas cependant un seul mot d'insulte contre la reine ; il va même jusqu'à célébrer son héroïsme, et le mâle courage avec lequel elle termine sa vie par la morsure d'un serpent. Parmi les écrivains venus plus tard, les uns accusent Cléopâtre seule ; d'autres, comme Macrobe, mettent tout sur le compte d'Antoine et de ses insatiables appétits de jouissances. Eaque re captus de romano imperio facere vellet Ægyptium regnum. Suétone est plein de ménagements dans les importantes Notices qu'il consacre aux rapports de la reine d'Égypte avec César et Marc-Antoine. On n'en peut dire autant de Florus, lequel, rédigeant son Histoire sous l'empereur Hadrien (un siècle et demi plus tard), y met une passion, une animosité évidemment puisées dans les documents qu'il compile, documents écrits au feu de la bataille, par quelque implacable adversaire possédé du besoin de grandir le vainqueur aux dépens des vaincus. Antoine est accablé d'injures, il est le brandon, le fléau de la période ayant suivi la mort de Césars le bourreau des proscriptions ; tandis que le doux Octave, se contentait, lui, de ne frapper que les meurtriers du grand Jules. Antoine à Philippes ne s'est point battu ; lâchement il s'est tenu à distance : misérable imputa-talion dont Plutarque fait justice, et qui n'a pu sortir que des Mémoires d'Octave. Antoine fut l'écueil, l'obstacle, la pierre d'achoppement du noble Octave, toujours empêché d'asseoir sur des bases solides la paix du monde, jusqu'au jour où ce brouillon, ce vantard et ce débauché, succombant à ses propres vices, délivra ses ennemis, ses concitoyens, et finalement tout son siècle de sa présence et de la peur qu'elle inspirait. La guerre contre les Parthes, n'est qu'une extravagante entreprise, sottement combinée et pitoyablement exécutée ; quelque peine d'ailleurs que se donne le brillant général egregius imperator pour se rengorger dans sa défaite comme dans son triomphe. Cléopâtre n'est pas représentée sous des couleurs plus favorables. Son crime n'est point seulement d'avoir ensorcelé, asservi Marc-Antoine, de l'avoir fait descendre de sa majesté d'Imperator romain, au rang d'époux d'une femme égyptienne. Elle a, en se donnant à lui, exigé de ce monstre, abruti par les ivresses des sens, qu'il lui apporterait en dot l'Empire romain, comme s'il était plus facile de vaincre les Romains que les Parthes. Avili par elle, il ne lui reste pas même le sentiment de sa dégradation ; il se montre avec impudence le sceptre d'or dans la main, le cimeterre des orientaux à la ceinture ; sur les épaules un manteau de pourpre, ruisselant de pierreries et le diadème au front. Car c'est en roi qu'il prétend embrasser sa reine. Dans le récit de la catastrophe, la tradition historique est également mise sens dessus dessous. Octave, sans désemparer poursuit le couple fugitif, Paretonium et Peluse, les deux grandes défenses de l'Égypte, sont enlevées haut la main. Antoine se frappe à l'instant, la reine tombe aux pieds d'Octave qu'elle cherche à séduire, mais en vain. Car la chasteté du jeune prince dépasse encore sa beauté. Ce qu'elle voulait n'était point simplement l'existence que d'ailleurs on lui offrit spontanément ; elle voulait régner. Et quand elle vit qu'il lui fallait renoncer à persuader son vainqueur, qui ne la conservait vivante que pour la faire servir à son triomphe, trompant la vigilance de ses gardes, elle se réfugia dans le mausolée, et là, revêtue des ornements royaux, après avoir prié près du sarcophage d'Antoine, elle appliqua les serpents sur sa veine et s'endormit du sommeil de la mort. Tout cela respire l'atmosphère d'un autre temps que celui où Florus écrivait. A ce jugement porté sur Antoine et sur Cléopâtre, les Mémoires d'Auguste ont dû servir, et c'est à ces documents, aux récits également intéressés, passionnés, d'écrivains à la dévotion, à la suite, à la solde du maître que Florus, un siècle et demi plus tard, emprunte les couleurs et le style dont il peint ces derniers grands antagonistes dans la lutte suprême pour la toute-puissance. NOTE III. Antoine en cette défaite se trouva en plusieurs nécessités et détresses grandes tout à coup, dont la plus pressante était la faim : mais il avait cela de nature qu'il se surpassait soi-même en patience et en vertu quand il se trouvait en adversité, et, plus la fortune le pressait, plus il devenait semblable à un homme véritablement vertueux. Aussi était-ce un exemple merveilleux aux soldats de voir Antoine, qui était accoutumé de vivre en délices et en si grande affluence de toutes choses, boire facilement de l'eau puante et corrompue, manger des fruits et racines sauvages : et dit-on encore plus, qu'il mangea des écorces d'arbres et des bêtes dont par avant jamais homme n'avait tâté, en passant les monts des Alpes. (PLUTARQUE). NOTE IV. Ce motif, assez corsé pourtant, ne suffit pas à l'auteur du poème de Bello Alexandrino. Le rhapsode Rabirius, qui connaît son public romain, profite de la circonstance pour faire de l'horrible. Cette scène qui ne pouvait se passer que dans l'intérieur du palais et n'avoir, avec Cléopâtre, qu'un seul témoin, son médecin Olympus, a lieu chez notre poète, en plein marché, coram populo, et nous voyons quelques jours avant la prise d'Alexandrie, Cléopâtre assise sur un trône, se donner publiquement, officiellement le spectacle, ou plutôt la répétition générale de ce spectacle de tuerie. Delectum locum quo noria turba
coiret, Præberetque
sua spectacula tristia mortis ! Qualis
ab instantis acies cum tela parantur, Signa,
tuba ; classesque simul terrestribur armis. Est
facies ea visa loci, cum sæva coirent. Instrumenta
necis vario congesta paratu. Undique
sic illuc campo deforrne coactum Omne
vagabatur leti genus, omne timoris. Hic
cadit incumbens ferro, tumet ille veneno, Aut
pendente suis cervicibus aspide mollem Labitur
in somnum, trahiturque libidine mortis. Percuta
adflatu brevis hune, sine morsibus anguis. Volnere sen tenui pars inlita
parva veneni Ocius
interemit. Laqueis pars cogitus artis In ac intersæptam an imam pressis effundere venis. Immersisque freto clauserunt guttura fauces. Has inter strages solio descendit.... NOTE V. Énobarbus, Ménas sont bien les soldats de ce temps. — Je cesse de m'attacher à ta croulante fortune, dit Ménas à Sextus Pompée en voyant son hésitation. — Qui cherche et ne sait pas saisir ce qui s'offre à lui, ne le retrouve plus ! Quel tableau que cette scène dans Shakespeare ! (À bord de la galère de Pompée, près du cap Misène. — Musique — entrent deux ou trois serviteurs portant une table servie). PREMIER SERVITEUR. Ils vont venir, camarade ; déjà plusieurs ont la plante des pieds presque déracinée : le moindre vent va les abattre. DEUXIÈME SERVITEUR. Lépide est haut en couleur. PREMIER SERVITEUR. Ils lui ont fait boire leur rebut. DEUXIÈME SERVITEUR. Quand les deux autres se piquent, il leur cric : Assez ! Et bout en les réconciliant avec sa prière, il se réconcilie avec la liqueur. PREMIER SERVITEUR. Mais il ne fait qu'envenimer la guerre entre lui et son bon sens. DEUXIÈME SERVITEUR. Tout cela pour être compté dans la société des hommes supérieurs ! Moi, j'aimerais mieux avoir un roseau dont je pourrais me servir, qu'une pertuisane que je ne pourrais pas soulever. PREMIER SERVITEUR. Être admis dans les sphères hautes sans y faire sentir son action, c'est ressembler à ces orbites où les yeux ne sont plus et qui font un vide pitoyable dans le visage. (Fanfares. — Entrent César, Antoine, Pompée, Lépide, Agrippa, Mécène, Énobarbus, Ménas et autres capitaines ; tous se mettent à table). ANTOINE (à César). C'est ainsi qu'ils font, Seigneur ; ils mesurent la crue du Nil à une certaine échelle sur la pyramide, et ils savent, selon le niveau élevé, bas ou moyen de l'étiage, s'il y aura disette ou abondance. Plus le Nil monte, plus il promet : lorsqu'il se retire, le laboureur sème son grain sur le limon et la vase, et bientôt obtient moisson. LÉPIDE (d'une voix avinée). Vous avez-là d'étranges serpents ? ANTOINE. Oui, Lépide. LÉPIDE. Votre serpent d'Égypte naît de votre fange, par l'opération de votre soleil. de même votre crocodile. ANTOINE. C'est vrai. POMPÉE. Asseyons-nous, et du vin ; à la santé de Lépide ! LÉPIDE. Je ne suis pas aussi bien que je le devrais, mais jamais je ne serai hors de raison. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . N'admirez-vous pas cette conversation d'Antoine et de Lépide, ce bavardage oiseux, banal, placé là pour occuper, amuser l'avant-scène, tandis qu'au second plan la vraie action se joue ? MÉNAS (à part). Pompée, un mot. POMPÉE. Dis-le-moi : qu'est-ce ? MÉNAS (à part). Quitte ton siège, je t'en supplie. capitaine, que je te dise un mot. POMPÉE. Attends ! tout à l'heure ! Cette rasade pour Lépide. LÉPIDE. Quelle espèce d'être est : votre crocodile ? ANTOINE. Il est formé, Monsieur, comme lui-même, et il est. aussi large qu'il a- de largeur ; il est juste aussi liant qu'il l'est, et il se meut avec ses propres organes ; il vit de ce qui le nourrit, et dès que les éléments dont il est formé se décomposent, il opère sa transmigration. LÉPIDE. De quelle couleur est-il ? ANTOINE. De sa propre couleur. LÉPIDE. C'est un étrange serpent. ANTOINE. C'est vrai, et ses larmes sont humides. CÉSAR (à Antoine). Cette description le satisfera-t-elle ? MÉNAS (bas à Pompée). Au nom de mes services, si Lu veux bien m'entendre, lève-toi de ton tabouret. POMPÉE (bas à Ménas). Tu es fou ; de quoi s'agit-il ? (Il se lève et se retire à l'écart avec Ménas). MÉNAS. J'ai toujours eu le chapeau bas devant ta fortune. POMPÉE. Tu m'as toujours servi fidèlement... après. (Haut aux convives) : Soyez joyeux, Seigneurs ! ANTOINE. Lépide, défiez-vous des bancs de sable, nous sombrons. MÉNAS (bas à Pompée). Veux-tu régner sur tout l'univers ? POMPÉE (bas à Ménas). Que dis-tu ? MÉNAS. Encore une fois veux-tu régner sur l'univers entier ? POMPÉE. Comment serait-ce possible ? MÉNAS. Accepte seulement, et tout pauvre que tu me crois. je suis homme à te donner tout l'univers. POMPÉE. As-tu beaucoup bu ? MÉNAS. Non, Pompée, je me suis abstenu de la coupe : tu es, si tu l'oses, le Jupiter terrestre ; tout ce que l'Océan enserre. tout ce qu'embrasse le ciel est à toi, si tu le veux. POMPÉE. Montre-moi par quelle voie. MÉNAS. Les partageurs du inonde, les triumvirs sont dans ton vaisseau, laisse-moi couper le cordage, et quand nous serons au large, sautons-leur à la gorge, tout est à toi. POMPÉE. Ah ! tu aurais dû le faire sans m'en avertir ! De ma part ce serait une vilenie ; de la tienne, c'eût, été un bon service. Tu devrais savoir que mon intérêt ne guide pas mon honneur, mais est guidé par lui. Regrette que ta langue ait jamais trahi ton action. Faite à mon insu, je l'aurais trouvée bien faite, mais maintenant, je dois la condamner ;or, n'y pense plus et bois. (Il revient près des convives.) MÉNAS (à part). Puisque c'est ainsi, je ne veux plus suivre ta fortune éventée !!... Et ce Ménas, l'aventurier Menas, n'a-t-il pas raison, après tout, de planter là, le chef qui voudrait tirer profit d'une trahison, mais sans y mettre la main, parce qu'il entend bien continuer de se donner les airs d'un honnête homme aux yeux du monde et i. ses propres yeux ? Au point de vue de la scène, même disposition des groupes dans la conspiration chez Brutus. (Voyez Jules César.) DÉCIUS. L'Orient est de ce côté : n'est-ce pas le jour qui pointe là-bas ? CASCA. Non. CINNA. Oh ! pardon, Seigneur, il se lève, et ces bandes grises là-bas qui échancrent les nuages sont les messagères du soir. CASCA. Vous serez forcés d'avouer que vous vous trompez tous les deux. C'est ici sur le point où je dirige mon épée que le soleil se lève, point qui est beaucoup plus au midi à cause de la jeunesse encore récente de l'année. Dans deux mois d'ici, il présentera ses feux plus haut vers le Nord, et l'Orient se trouve droit ici dans la direction du Capitole. BRUTUS (s'avançant). Donnez-moi tous vos mains les uns après les autres. CASSIUS. Et jurons notre résolution. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et voilà la scène engagée. De pareils traits prouvent que Shakespeare n'était point simplement un poète de génie, mais qu'il, entendait mieux que personne ce que nous appelons : le Théâtre. NOTE VI. Pour bien connaître Énobarbus, c'est dans Shakespeare qu'il faut le voir. Le caractère presque tout entier est de sa main. Plutarque ne mentionne Domitius Énobarbus que trois fois dans la vie d'Antoine. Au XXVIe chapitre, nous lisons qu'il fut chargé d'apaiser, au nom du triumvir, une sédition provoquée dans l'armée par un traité peu honorable avec les Parthes. Antoine, persuadé par Domitius et quelques autres, donna l'ordre à Cléopâtre de faire voile pour l'Égypte et d'y attendre l'issue des événements. Ce paragraphe du chapitre XXVI semble avoir fourni à Shakespeare le motif de la septième scène de son troisième acte : (Le camp d'Antoine près d'Actium). CLÉOPÂTRE. Tu t'es opposé à ma présence dans cette guerre, et tu as dit qu'elle n'était pas convenable. ÉNOBARBUS. Voyons ? l'est-elle ? Votre présence ne peut qu'embarrasser Antoine, le distraire de son cerveau, de son temps, — ce qu'il ne doit pas aliéner. Il est déjà accusé de légèreté et l'on dit à Rome que ce sont ses femmes et l'eunuque Photin qui dirigent cette guerre[2]. CLÉOPÂTRE. Que Rome s'effondre et que pourrissent toutes les langues qui parlent contre nous, je porte moi aussi le poids de cette guerre et je dois au royaume que je préside d'y figurer comme un homme. Cesse a me contredire, je ne resterai pas en arrière. ÉNOBARBUS. Eh bien, j'ai fini : voici l'Imperator. Après quoi il n'est plus question du personnage qu'au chapitre soixante-trois. Ce fut aussi contre l'avis de Cléopâtre qu'Antoine se montra toujours favorable à Domitius. L'antipathie prononcée de Domitius pour le gouvernement des femmes — trait particulier du caractère dans Shakespeare — se trouve déjà dans Plutarque. NOTE VII. Or, y avait-il un jeune gentilhomme nommé Corné-lins Dolabella, qui était l'un des mignons de César, et n'était point mal affectionné envers Cléopatra : celui-ci lui manda secrètement, comme elle l'en avait prié, que César se délibérait de reprendre son chemin par la Syrie, et que dedans trois jours il la devait envoyer devant avec ses enfants. Quand elle eut entendu ces nouvelles, elle fit requête à César, que son bon-plaisir fût de lui permettre qu'elle offrît les dernières oblations des morts à l'âme d'Antonins : ce qui lui étant permis, elle se fit porter au lieu de sa sépulture, et là, à genoux, embrassant le tombeau avec ses femmes, se prit à dire les larmes aux yeux : — 0 cher seigneur Antonins ! je t'inhumai naguères étant encore libre et franche, et maintenant te présente ces offertes et effusions funèbres étant prisonnière et captive, et me défend-on de déchirer et meurtrir de coups ce mien esclave corps, dont on fait soigneuse garde seulement pour triompher de toi : n'attends donc plus autres honneurs, offrandes ni sacrifices de moi. Tant que nous avons vécu, rien ne nous a pu séparer d'ensemble : mais maintenant à notre mort je fais doute qu'on ne nous fasse échanger les lieux de notre naissance : et comme toi, Romain, as été ici inhumé en Égypte, aussi moi, malheureuse Égyptienne, ne sois en sépulture en Italie, qui sera le seul bien que j'aurai reçu de ton pays. Si donc les dieux de là où tu es à présent ont quelque autorité et puissance, puisque ceux de par deçà nous ont abandonnés, ne souffre pas qu'on emmène vive ton amie, et n'endure qu'en moi on triomphe de toi, mais me reçois avec toi et m'ensevelis en un même tombeau : car, combien que mes maux soient infinis, il n'y en a pas un qui m'ait été si grief à supporter comme le peu de temps que j'ai été contrainte de vivre sans toi. Après avoir fait telles lamentations, et qu'elle eut couronné le tombeau de bouquets, festons et chapeaux de fleurs, et qu'elle l'eût embrassé fort affectueusement, elle commanda qu'on lui apprêtât un bain, puis, quand elle se fut baignée et lavée, elle se mit à table où elle fut servie magnifiquement. Et cependant qu'elle dînait, il arriva un paysan des champs qui apportait un panier : les gardes lui demandèrent incontinent que c'était qu'il portait céans : il ouvrit son panier, et ôta les feuilles de figuier qui étaient dessus, et leur montra que c'étaient des figues ; ils furent tous émerveillés de la beauté et grosseur de ce fruit. Le paysan se prit à rire, et leur dit qu'ils en prissent s'ils voulaient : ils crurent qu'il dît vrai, et lui dirent qu'il les portât céans. Après que Cléopatra eut dîné, elle envoya à César des tablettes écrites et scellées, et commanda que tous les autres sortissent des sépultures où elle était, fors ses deux femmes : puis elle ferma les portes. Incontinent que César eut ouvert ces tablettes et eut commencé à y lire des lamentations et supplications par lesquelles elle le requérait qu'il voulût la faire inhumer avec Antonius, il entendit soudain que c'était à dire, et y Guida aller lui-même : toutefois, il envoya premièrement en grande diligence voir que c'était. La mort fut fort soudaine : car ceux que César y envoya accoururent à grande hâte et trouvèrent les' gardes qui ne se doutaient de rien, ne s'étant aucunement aperçu de mort ; mais quand ils eurent ouvert les portes, ils trouvèrent Cléopatra raide morte, couchée sur un lit d'or, accoutrée de ses habits royaux, et l'une de ses femmes, celle qui avait nom Iras, morte aussi à ses pieds ; et l'autre, Charmion, à demi-morte et déjà tremblante, qui lui raccoûtrait le diadème qu'elle portait à l'entour de la tête : il y eut quelqu'un qui lui dit en courroux : Cela est-il beau, Charmion ? Très-beau, répondit- elle, et convenable à une dame extraite de la race de tant de rois. Elle ne dit jamais autre chose, mais chût en la place toute morte près du lit. Aucuns disent qu'on lui apporta l'aspic dedans ce panier avec les figues, et qu'elle l'avait ainsi commandé qu'on le cachât de feuilles de figuier, afin que, quand elle penserait prendre des ligues, le serpent la piquât et mordît, sans qu'elle l'aperçût première ; mais que quand elle voulut ôter les feuilles pour reprendre du fruit, elle l'aperçut et dit : Es-tu donc ici ? et qu'elle lui tendit le bras tout nu pour le faire mordre. Les autres disent qu'elle le gardait dedans une buie, et qu'elle le provoqua et irrita avec un fuseau d'or, tellement que le serpent courroucé sortit de grande raideur et lui piqua le bras ; mais il n'y a personne qui en sache rien à la vérité. Car on dit même qu'elle avait du poison caché dedans une petite râpe ou étrille creuse qu'elle portait entre ses cheveux, et toutefois il ne se leva nulle tâche sur son corps, n'y eut aucune apercevance ni signe qu'elle fût empoisonnée, ni aussi d'autre côté ne trouva-t-on jamais dans le sépulcre le serpent : seulement dit-on qu'on en vit quelque frai et quelque trace sur le bord de la mer, là où regardait le sépulcre, mêmement du côté des portes ; aucuns disent qu'on aperçut deux piqûres, en l'un de ses bras, fort petites et qui n'apparaissaient quasi point. A quoi il semble que César ajouta foi pour ce qu'en son triomphe il fit porter l'image de Cléopâtre qu'un aspic mordait au bras. Voilà comme on dit qu'il en alla. Quant à César combien qu'il fut fort marri de la mort de cette femme, si eut-il en admiration la grandeur et noblesse de son courage et commanda qu'on inhumât royalement et magnifiquement son corps avec celui d'Antoine, et, voulut aussi que ses femmes eussent pareillement honorables funérailles. Cléopâtre mourut en l'âge de trente-huit ans, après en avoir régné vingt et deux et gouverné avec Antoine plus de quatorze. » (PLUTARQUE). NOTE VIII. CLÉOPÂTRE. Et bien ! Iras, qu'en penses-tu ? marionnette égyptienne, tu vas être exhibée dans Rome ainsi que moi ! de misérables artisans avec des tabliers, des équerres et des manteaux crasseux, nous hisseront à la portée de tous les regards : leurs haleines épaisses, empuanties par une nourriture grossière, feront un nuage autour de nous, et nous serons forcées d'en aspirer la vapeur. IRAS. Aux Dieux ne plaise ! CLÉOPÂTRE. Oui, cela est certain, Iras, d'insolents licteurs nous rudoieront comme des filles publiques, de sales rimeurs nasilleront sur nous des ballades ! des comédiens expéditifs nous parodieront en impromptus et figureront nos orgies d'Alexandrie et je verrai quelque garçon criard singer la grande Cléopâtre, dans la posture d'une prostituée. IRAS. Ô Dieux bons ! CLÉOPÂTRE. Oui, cela est certain. IRAS. Je ne le verrai jamais, car mes ongles. je suis sûre, sont plus forts que mes yeux. CLÉOPÂTRE. Certes, voilà les moyens de déjouer leurs préparatifs et d'écraser leurs projets sous le ridicule. (Entre Charmion). Eh bien Charmion ? mes femmes, parez-moi comme une reine, allez me chercher mes plus beaux vêtements ; je vais encore sur le Cydnus à la rencontre d'Antoine... Vite Iras ! Oui, ma noble Charmion, nous allons en finir, et quand tu auras achevé cette tâche, je te donnerai congé jusqu'au jour du jugement. (A Iras). Apporte-moi ma couronne et le reste. (Sort Iras. Rumeur au dehors). D'où vient ce bruit. (Entre un garde.) LE GARDE. Il y a ici un homme de la campagne qui veut absolument être admis devant Votre Altesse. CLÉOPÂTRE. Qu'il entre. (Sort le garde.) Quelle noble action peut s'accomplir avec un pauvre instrument ! Il m'apporte la liberté. Ma résolution est fixée et je n'ai plus rien d'une femme en moi ! Désormais, de la tête aux pieds, je suis un marbre impassible, désormais, la lune variable n'est plus ma planète. (SHAKESPEARE : Antoine et Cléopâtre). Les Romains de cette période recrutaient surtout en Syrie et en Andalousie ce que nous appelons aujourd'hui le corps de ballet : danseuses, figurantes et autres prêtresses du temple d'Aphrodite. Ces jolis vers que nous avons essayé de traduire, sont attribués à Virgile par Lampride. Au bruit rythmé des tambourins, Coiffée à la milésienne, La ballerine syrienne, Lascive fait ployer ses reins. Ivre d'amour et demi-nue, Elle arrondit ses divins bras. Chantant et dansant sur le pas De la taverne bien connue : Pourquoi fuir et passer ainsi Par la rue, ardente, affairée. Quand, de sa voix énamourée, Le Plaisir vous appelle ici ? Ne vaut-il pas mieux qu'on s'étende A l'ombre du platane épais, Sur les coussins soyeux et frais, Parfumés d'ambre et de lavande ? Si vous êtes sages, venez Chercher ici l'oubli des choses ; Dans la coupe effeuillez les roses, Et, de verveine couronnés. Livrez votre lèvre aux caresses De la plus belle d'entre nous ; Laissez-la dénouer sur vous. L'or et l'ébène de ses tresses. Et ne la quittez, blanche Hébé. Que lorsque, sous sa main divine, Le dernier souci qui vous mine. De votre front sera tombé. Venez cueillir les anémones. Venez rire et boire, en aimant ; Est-ce pour votre enterrement Que vous garderez les couronnes ? Les dés et les femmes d'abord, Honni soit qui gémit et pleure ! — Vivez, aimez, vous dit la Mort, Vivez, car je viens à mon heure ! NOTE IX. On sait peu de choses du père de Livie, et ce peu de choses ne dit rien de bon. Un procès scandaleux, où Cicéron le défendit et qu'il gagna pourtant, nous le représente comme un homme de concussion et de rapine. Ce qui n'empêche pas Velleius Paterculus de faire honneur à sa souveraine, d'avoir pour père, un si noble et si vaillant citoyen : Livia nobilissimi et fortissimi viri Drusi Clodiani filia. A l'époque de la mort de César, il était du parti républicain, et à ce titre, fut proscrit par clitve et les triumvirs, à Philippes, Brutus le vit combattre à son côté. Trop fier pour aller, après la défaite, implorer la grâce du vainqueur, il imita l'exemple de son chef et se tua dans sa tente en se frappant de son épée. Au moment où, par cette mort héroïque, son père couronnait une existence moins que glorieuse. Livie, — née le 28 septembre de l'année, 57, avant J.-C. — avait seize ans, et déjà elle était la femme de Tibère Claude Drusus Néron, lequel dépassait la cinquantaine. Triste jeunesse que la sienne ! Depuis la mort sanglante de son père, quelques mois à peine s'étaient écoulés, lorsque le IP novembre, dans sa maison du Palatin, elle accoucha d'un fils, celui-là qui devint plus tard l'empereur Tibère. Bientôt, éclatent les événements qui l'entraînent elle et son mari dans leur tourbillon. Drusus Néron avait exercé la questure sous le grand Jules, et commandé, non sans honneur, la flotte de César devant Alexandrie, en récompense de quoi le Dictateur lui conféra la dignité de grand-prêtre et l'envoya à Narbonne et à Arles pour y diriger la colonisation ; mais, comme tant d'autres, le Claudien se montra, paraît-il, peu reconnaissant. César n'eut pas plutôt rendu l'âme, que Drusus passa au camp de ses meurtriers et ,proposa au Sénat de leur voter des récompenses. Nommé préteur par le Sénat, il prolongea ses fonctions illégalement lors de la première rupture entre Antoine et Octave, et finit, pendant la guerre qui suivit, par se joindre au consul Lucius Antoine, frère du triumvir, il se retira avec lui dans Pérouse. La victoire ayant tourné contre son parti, il gagna Préneste, puis Naples, s'efforça de soulever les mécontents et d'armer les esclaves. Nouvel échec et nouvelle fuite. octave s'avançait triomphant ; on se rendit en Sicile près de Sextus Pompée : autres affronts ; loin de l'accueillir à bras ouverts, Pompée lui refuse les honneurs des faisceaux, disant que sa préture ayant pris fin, il n'y avait plus aucun droit. De Sicile, Drusus fit voile vers la Grèce pour s'y rattacher à Marc-Antoine, dont les rapports avec Octave étaient on ne peut plus tendus. La situation s'étant améliorée par le traité de Brindes, et la paix conclue aussi pour quelque temps avec Sextus Pompée, il profila des circonstances pour rentrer clans Rouie. De toutes ces traverses et de tous ces périls fut Livie, la jeune épouse menant avec elle son mignon Tibère, dont les cris risquaient à chaque instant de compromettre les fugitifs et de dénoncer leurs cachettes a l'ennemi. En Sicile, en Grèce, elle accompagna son mari. A Lacédémone, une nuit, la bande fut prise dans un bois en plein incendie, et Livie ne parvint à s'échapper que ses habits en flammes et les cheveux brûlés. On peut croire que toutes ces angoisses ne firent qu'exalter le sentiment de tendresse par la suite pour son premier né. A ce moment du retour à Rome, Livie avait dix-huit ans. Sa beauté, les grâces de sa personne, l'intérêt s'attachait à son aventureuse destinée, ne tardèrent point à soulever dans la ville une certaine émotion, et bientôt, à la tête des plus ardemment épris, figura le jeune triumvir, très-accessible aux charmes de l'amour, et même fort galant, quoiqu'en disent les panégyristes de sa chasteté. Marié depuis peu des motifs politiques à Scribonia, deux fois veuve et déjà mère, Octave ne ressentait qu'un goût médiocre pour sa femme ; les plaintes de Scribonia, ses fureurs jalouses irritèrent en lui la passion il s'adressa directement à l'époux de Livie, lequel ouvrit à ses projets une oreille qu'il eut peut-être été dangereux de trop vouloir tenir fermée. Quant à Livie, on allait au devant de ses vœux. Jeune, ambitieuse et superbe, elle quittait un homme âgé dont la carrière était finie, un simple particulier, pour l'héritier de César, pour Octave maître à vingt-quatre ans de la moitié du inonde. La séparation eut donc lieu ; Livie était à ce moment, grosse de six mois, mais Octave ne voulait attendre, et la jeune femme vint s'asseoir au foyer de son nouvel époux. Heureux les forts, il n'est contre eux ; droits, ni religion, ni scandale ! Le premier mari, (cet homme magnanime et de haute culture, pour parler comme le capitaine Velleius), se fit un vrai devoir d'occuper la place de père de famille à la cérémonie nuptiale, et la société romaine, très-susceptible et ne s'épargnant point aux vindictes publiques, eut ce fier courage de chuchoter à ce sujet une épigramme : C'est signe de bonheur d'accoucher à trois mois ! L'alliance fut célébrée l'an 38, peu avant la deuxième guerre navale contre Pompée. Au banquet, un de ces jouvenceaux blonds et roses que, plus tard, on nomma des pages, et dont les nobles romaines goûtaient beaucoup la gentillesse et le babil, voyant Livie prendre place près d'Octave et loin de Drusus, l'ancien consort, qui siégeait à l'autre bout de la table, s'écria : Mais tu n'y penses pas, maîtresse, c'est là-bas et non ici qu'est ton époux ? Trois mois plus tard naissait Tibère. Octave a consigné le fait dans ses Tablettes : Aujourd'hui, ma femme Livie m'a donné un fils que moi, César, j'ai fait remettre à son père Néron. Ce Néron était-il bien le père ? L'opinion soutenait le contraire, fuitque suspicio ex vitrico per adulterii consuetudinem procreatum. Cinquante-deux ans dura cette union, qui d'ailleurs fut des plus heureuses. Auguste, jusqu'à la fin, ne cessa de l'aimer et de l'estimer ; ainsi continue Suétone, que sur ce point nul témoignage de l'Histoire ne contredit. Auguste eut en Livie une femme selon son cœur. Passionné d'abord pour sa beauté, il vécut plus tard sous le charme de ses vertus domestiques, de son esprit, de sa haute raison. Lorsqu'elle sentit que ses qualités physiques l'abandonnaient, son caractère, au lieu de se raidir, redoubla d'indulgence et d'aménité. Elle eut pour les faiblesses de l'époux des trésors de condescendance et m'en régna sur lui que plus sûrement. Un jour, comme on demandait à Livie la cause de cette influence à toute épreuve : Cela vient, répondit-elle, de ma modération et de ma probité. Tout ce qu'il a voulu, je l'ai fait avec joie, sans jamais chercher à m'entremêler dans ses affaires, ni lui témoigner la moindre jalousie à l'endroit de ses amours que je m'évertuais à paraître ignorer. L'histoire des Cours antiques et modernes est pleine. de ces acquiescements pratiques. Du premier rang passer au second, mais n'abdiquer jamais ; ne point se retirer, s'interposer, grande maxime à l'usage des favorites qui veulent braver l'outrage des ans, et dont peut s' accommoder parfois aussi l'ambition d'une femme légitime ! Suétone n'affirme rien, mais il donne à supposer tout. Du reste, les écrivains latins ont de ces évolutions soudaines à déconcerter les plus intrépides ; au milieu d'un éloge des mieux sentis, ils se ravisent, se retournent et vous lancent un seau d'eau froide au visage du lecteur, tout chaud de leur enthousiasme. En pareil cas, un simple mot suffit : ut ferunt. On raconte, je me suis laissé dire : Il n'en faut pas davantage, et voilà l'honnête femme transformée en courtisane, en empoisonneuse, le héros devenu rufian. Tacite s'entend à jouer de cet air comme pas un. Parlant des jeunes princes Lucius et Caïus, il commence par attribuer leur fin prématurée à des causes toutes naturelles, et ne vous quitte qu'après avoir, à son ordinaire, ouvert le champ aux conjectures. Lucium Cæsarem ad hispanienses exercitus, Caïum remeantem Armenia et ex vulnere invalidum, mors fato propera, vel novercæ Liviæ dolus abstulit. En propres termes : ils sont morts de leurs blessures, ou de la fièvre quarte, à moins que ce ne soit leur marâtre Livie qui, traîtreusement, les ait fait disparaître. NOTE X. La position, malgré ses difficultés, ne déconcerta point la superbe Claudienne qui, d'ailleurs, allait avoir affaire à d'autres périls. A peine relevé de son deuil de famille, Auguste se reprit à ses plans ; l'intérêt dynastique lui commandait de couper court au veuvage de la jeune princesse en qui reposaient les dernières espérances de son sang. Il s'agissait de donner à Julie un nouvel époux, et son choix se porta sur Agrippa, le vainqueur d'Actium. Mécène fut l'instigateur de cette alliance avec l'homme que Jules César, grand connaisseur de ses semblables, avait légué à son neveu, comme camarade et compagnon d'armes, et dont le dévouement ne s'était jamais démenti. Sans lui, peut-être que la main d'Octave n'eût point osé s'étendre sur l'héritage du Dictateur ; sans lui, la Monarchie universelle n'eût pas été fondée. Il avait fait toutes les campagnes de terre et de mer, vaincu à Pérouse et dans les Gaules, battu Sextus Pompée, triomphé même d'Antoine. Ses immenses richesses, il les employait aux embellissements de Rome, heureux et fier d'orner la résidence de son ami, de son maître, auquel c'était sa joie d'obéir, comme c'était son bon-plaisir de commander aux autres. Aliis sane imperandi cupidus, parendique, sed uni, scientissinrus. L'insigne préférence accordée d'emblée à Marcellus, un enfant qui ne se recommandait par aucun gage, l'avait d'abord assez mécontenté. Mais à la mort du jeune prince, Auguste, bien conseillé, eut un retour, et définitivement associa aux intérêts de sa dynastie, l'homme qui lui avait conquis l'empire du monde, et qui, d'ailleurs, était déjà de sa famille. ayant épousé en premier hyménée Marcella, fille d'Octavie. Agrippa, du même âge qu'Auguste, accomplis-, sait sa quarantième année ; une réjouissante perspective de progéniture s'offrait aux yeux de l'Empereur. Caïus naît d'abord, puis Lucius, et tous deux aussitôt adoptés, sont investis du droit de succession à la couronne. Agrippa, toujours grandissant, marchait désormais l'égal d'Auguste si bien que dans ce soldat, ce politique hors de pair, le peuple s'accoutumait à voir l'héritier éventuel de l'empire au cas où César viendrait soudainement à quitter la place. Avec de pareils hommes, le mieux est de s'entendre, à moins de se sentir de force à les abattre. Livie prodigua les avances et rechercha pour l'aîné de ses fils, pour Tibère, la main de Vispania, fille d'Agrippa, née d'un premier mariage. Puis, travaillée du besoin de s'introduire par tous les côtés dans la dynastie, de mêler le sang de Claude au sang de Jules, elle obtint, pour Drusus, une nièce d'Auguste la jeune Antonia, issue de la courte union d'Octavie avec l'amant de Cléopâtre. Cette alliance, qui valut à Rome Germanicus et l'empereur Claude, consolidait la position de Livie dans la famille de César ; mais où le génie de la femme intrigante frappa, ou crut frapper son coup de maître, ce fut lors de la mort absolument inattendue d'Agrippa. Livie touchait donc enfin au comble de ses vœux ; sa droite, pour son ambition, elle avait Tibère qui décidément régnerait un jour ; à gauche, du côté du cœur et pour ses clandestines prédilections maternelles, elle avait Drusus, celui qu'on supposait l'enfant d'Auguste ; Drusus, non moins vaillant, non moins doué, mais plus ouvert, plus franc et meilleur compagnon que Tibère, en qui l'âcre sang des Claude coulait sans mélange. C'était par ce côté que le Destin allait entamer son œuvre. En l'automne de l'an 745, Livie et l'Empereur visitaient leurs provinces du Nord, quand un douloureux message leur parvint. Drusus, victorieux, se mourait au fond de la Germanie des suites d'une chute de cheval. Tibère, de retour de sa troisième campagne de Pannonie, se trouvait à Padoue, à la rencontre de ses parents. A cette nouvelle, il part, traverse les Alpes et-le Rhin, et ne rejoint son frère que pour le voir expirer dans ses bras. Un dernier devoir lui reste : ramener le corps dans sa patrie. A pied, eu plein hiver, il conduit par l'Italie les funérailles qui ne sont, sur tout le parcours, qu'une sorte de pompe triomphale : funus triumpho simillimum écrit Sénèque ! De nouveau s'ouvrait le mausolée des Jules ; mais au lieu de Marcellus, un enfant, c'était un jeune héros, c'était un homme qui se présentait. Auguste ressentit cruellement le deuil ; la douleur de Livie fut immense, bien que sobre de démonstrations. Les plaintes, les sanglots d'une Octavie ne convenaient point à cette femme forte (femina maxima) — toujours Sénèque — qui savait, jusque dans ses misères, se souvenir que Rome ne la perdait pas de vue. Un sage de l'intimité d'Auguste, l'alexandrin Arius, l'aida beaucoup de ses consolations et souvent, dans la suite, elle reconnut la salutaire influence du moraliste sur les blessures de son âme. A trois ans de distance, une autre épreuve l'attendait. Je veux parler de la retraite volontaire de Tibère et de cet exil auquel il se condamna de son propre mouvement, après s'être démis de toute situation dans l'armée et dans l'État. A la fleur de l'âge, au plein de son activité, de ses succès, Tibère, après deux consulats et deux triomphes, abandonnait brusquement la carrière, et Livie savait mieux que personne à quoi s'en tenir sur le motif de cette détermination irrévocable. L'intrigue du mariage portait ses fruits ; qui sème le vent recueille la tempête. Son désastreux mariage avec Julie fut la cause vraie, intime, de sa retraite à Rhodes. C'est Tacite qui nous le dit. Alliance funeste dont Livie pouvait se reprocher d'avoir été l'âme ! Cette épouse répudiée par ordre, sa Vipsania Agrippa, Tibère l'adorait à ce point que, l'ayant un jour rencontrée, ses yeux fondirent en larmes, au grand mécontentement de Livie et d'Auguste, lesquels, ajoute Suétone, s'arrangèrent de Manière à empêcher le fait de se reproduire. En revanche, il ne ressentait pour Julie que de l'éloignement. Peut-être l'avait-il trop bien connue quand elle était la femme d'Agrippa. Parmi ses nombreuses aventures, qui dès lors faisaient bruit, on se racontait certain caprice que la fille de César avait eu pour le fils de Livie, un des hommes les plus beaux et les plus robustes de son temps. Tibère, taciturne et farouche, négligea les avances. En place du lion qu'elle voulait, la chasseresse au bois ne trouva qu'un sanglier se rembûchant, et quitta le jeu sans pardonner. A cinquante .ans, le grand homme de guerre et de gouvernement disparaissait, laissant vide la première place auprès d'Auguste, et libre la main de sa fille Julie. Tibère, se dit Livie, héritera des deux, ce qui advint. Le plus récent historien anglais de la Rome impériale, Merivale, traite Livie d'intrigante consommée, consummate intriguer. Le choix des moyens en effet, lui importait peu, et son exemple est là pour nous montrer comment, par la persistance et l'habileté, sinon par le crime, on atteint chacun de ses buts. Trop d'habileté, pourtant, cette fois, nuisit, et l'excellente mère, en se dépensant de la sorte au profit de son fils, réussit à troubler son bonheur domestique, et par suite, à développer dans ce caractère naturellement sombre, cette hypocondrie atroce dont le Sénat et le peuple romain eurent plus tard à s'accommoder. Tibère aimait Vipsania, sa jeune femme, très-douée du côté de l'esprit et tenant de race, au dire de Cicéron. Elle avait eu pour mère, une fille de Pomponius Atticus. Et c'était cette honnête compagne, la mère de son fils Drusus, grosse dans ce moment, qu'il allait avoir à sacrifier aux menées tracassières de Livie, en proie à cette seule idée de mettre Tibère aux lieu et place d'Agrippa en lui faisant épouser Julie. Auguste, vieux mari toujours sous le charme, voulut ce que voulait sa femme ; il intervint au nom de la raison d'État, et Tibère, chapitré, harcelé, dut se conformer aux plans de Livie, obéir à l'ordre du souverain ; qu'une longue habitude de soumission lui avait appris à respecter en courbant la tête. Ombrageux et défiant envers tout le monde, il se défiait d'ailleurs trop de lui-même pour pouvoir résister longtemps. Il céda, mais sachant bien et ce qu'il abandonnait et ce qui l'attendait. Ce fut avec des larmes plein les yeux qu'il remit à sa chère femme l'acte de divorce, puis se tourna vers celle qu'il se sentait incapable 'd'estimer et d'aimer jamais. D'un côté, ressouvenir amer, implacable rancune de l'outrage subi ; — de l'autre, expérience anticipée, connaissance préventive, absolue d'un naturel vicieux, frivole, indomptable, — c'était, on le voit, se donner la main sous d'heureux auspices ! NOTE XI. Remarquons, en passant, ce goût particulier d'Auguste pour les petits billets. Épistolier et calligraphe, il les multiplie à tout propos. C'est de lui que les Césars modernes, en Autriche, doivent tenir l'usage Aulis eu font dans la pratique du gouvernement. NOTE XII. Progrès ou décadence, cette statue du Gladiateur marque un pas vers le vrai historique, national, typique. A la beauté abstraite du pur hellénisme, à l'idéal de la forme humaine généralisée, succède l'individuel, le caractéristique. Ce guerrier mourant est bien un Dace, un Gaulois ; sa moustache, la chaîne qu'il porte au cou, son large bouclier, sa trompe de combat, ses cheveux hérissés en broussailles et retombant touffus et bas sur la nuque, ne sont pas les seuls traits qui le distinguent ; tout l'ensemble de la physionomie est d'un Barbare. La force brute domine, rien qui rappelle le gymnase et son entraînement modérateur ; la peau, d'un grain plus rude et l'étoffe moins élastique, trahit l'âpre influence des climats du Nord, et la conformation de la tête ainsi que l'air du visage s'éloignent de la tradition grecque. Nous sommes sur la voie du naturalisme, du portrait. Lysippe et son école ont passé par là. L'homme réel va maintenant avoir son tour, et sans nul préjudice pour les dieux ; car cet art auquel la reproduction exacte d'un Barbare mourant ne paraît pas une besogne indigne, est le même qui, de longs jours plus tard, créera l'Apollon du Belvédère. NOTE XIII. C'est ainsi qu'il écrivait de Dresde, en parlant des pompes musicales de l'Église catholique : Jamais je ne me suis senti si profondément ému au plus intime de mon être ; notre culte, à nous autres, n'est rien, il ne s'adresse qu'à la froide raison, tandis que le Catholicisme enflamme tous lès sens. Au pied de l'autel, dévotement agenouillé, priait un brave homme, et avec quelle ferveur ! le doute ne l'assiégeait pas ; il croyait. Un indicible besoin me possédait de m'humilier à son côté et de fondre en larmes. Hélas ! mon Dieu ! un grain d'oubli, un seul, et je me- serais fait catholique avec joie ! NOTE XIV. Voltaire avait donc raison, seulement, il a dit qu'il fallait
à cette besogne un grand poète, et nous voyons le comte Siméon s'inscrire en
faux contre cette opinion, qu'il traite de boutade, et protester dans la
préface même d'une traduction en vers au nom des droits imprescriptibles de
la médiocrité : Sans doute nous pensons que le mieux
est de traduire en vers les œuvres d'un poète, mais nous sommes loin
d'admettre qu'il n'y ait qu'un grand poète qui soit capable d'un tel travail.
Un grand poète ne l'entreprendra jamais ; peut-on supposer un Dante, un
Arioste, un Corneille, un Racine, occupés durant de longues veilles à pâlir
sur une expression souvent impossible à rendre ? Leur propre génie, leur
inspiration personnelle, les excitent et les poussent ; ils ne peuvent
condamner au néant les grandes et poétiques conceptions qui fermentent dans
leur esprit. Non, jamais œuvre pareille ne sera accomplie par un grand poète
; il laissera toujours à d'autres l'œuvre de la traduction. J'avoue que
le raisonnement me paraît singulier. Un grand poète, dit-on, n'entreprendrait
jamais un tel travail ; quelle idée ! Gœthe passe généralement pour un assez
grand poète, et Schiller aussi, j'imagine ; nous ne sachions pas cependant
que cette grandeur ait empêché l'un de traduire le Mahomet de
Voltaire, et l'autre de mettre en vers allemands la Phèdre de Racine.
Marot traduisant les Psaumes, Corneille l'Imitation, ont dû
pâlir plus d'une fois sur une expression impossible
à rendre, et Racine, dans les chœurs, d'Esther et d'Athalie,
oubliait son propre génie pour s'inspirer des Écritures. Il n'importe, j'eusse aimé voir la muse d'un poète parlant la langue de ce temps-ci s'exercer sur Horace. M. Leconte de Lisle a préféré s'en tenir modestement à la prose, ce qui n'empêche pas sa traduction d'être une œuvre d'art. On y sent l'honnêteté, le ferme propos, l'exactitude, et, d'un bout à l'autre, la main d'un homme habile à rendre, dans son mouvement et sa couleur, le texte dont il a d'abord pénétré l'esprit. Peut-être cette forme est-elle par instant un peu sévère ; quant à moi, je ne m'en plains pas. Une bonne traduction ne saurait être absolument impersonnelle : on prête à son modèle, on y met du sien, là est le quid nimis inévitable, et mieux vaut, en pareil cas, pécher par la dignité que par la gaudriole. Évitons surtout de faire d'Horace une sorte de Désaugiers, membre du Caveau. Plût à Dieu que M. Leconte de Lisle n'eût point d'autre tort ! Le malheur veut qu'il s'entête dans une affectation qui semble inventée à plaisir pour l'agacement du lecteur. Qu'en traduisant Homère ou Hésiode on écrive Ephaïstos au lieu de Vulcain, Aphrodite au lieu de Vénus, Arès à la place de Mars, cela peut s'expliquer au besoin par certain sentiment d'ailleurs exagéré des restitutions historiques, bien que, tout le monde sachant que la nomenclature des dieux de la Grèce n'est point celle des dieux de Latium, il fût parfaitement inutile, sinon puéril, de venir tant appuyer sur ce sujet. Au point de vue de l'érudition, c'était ce qu'on appelle enfoncer une porte ouverte et taquiner toutes nos habitudes sans rien nous apprendre de nouveau ; mais lorsqu'il s'agit d'un poète latin, quelle raison d'être a cette fantaisie ? Écrire le Capitolium au lieu du Capitole, le Tiberis au lieu du Tibre, Roma au lieu de Rome, voyez un peu la belle avance ! C'est tout simplement se donner la satisfaction de manquer à la syntaxe des deux langues, car un substantif qui se décline ne comporte pas notre article, et pour être dans la vérité du système, il faudrait dire, non pas comme vous dites : Nous avons vu le Tiberis jaune, mais Nous avons vu Tiberirn jaune. — Il aimait à vivre dans la débauche à Roma et en savant à Athenæ. Je cueille au hasard cette phrase de la VIIe satire du livre II, et me demande ce que M. Leconte de Lisle penserait d'un de ses confrères qui, traduisant de l'anglais, écrirait : Il aimait à vivre dans la débauche à London et en savant à Venice. Et jugez maintenant de la contradiction, le même auteur qui s'ingénie à ne jamais prononcer que Mœcenas, Augustus, Virgilius, Horatius, intitule son livre Œuvres d'Horace, et nous annonce au dos du volume une prochaine édition des Œuvres de Virgile. Le suprême de l'art serait de faire qu'une traduction eût l'air d'être le texte même du poète transporté de sa langue originelle dans celle de son interprète. M. Leconte de Lisle s'acharne au contraire à dérober cette illusion au lecteur ; il contourne sa phrase à plaisir, recherche les mots inusités ; bref, il a son système, et c'est là le point critique d'un travail qui porte à maint endroit la marque du savoir et du talent. D'ailleurs, tous ces noms propres, empruntés au vieux langage du seizième siècle, sont aujourd'hui trop entachés de ridicule ; qui les emploie a l'air de se moquer ; laissons donc Apollo, Juno et Cupido s'en aller du côté des cascades, et tenons-nous-en comme source à la langue d'André Chénier : Dieu dont l'arc est d'argent, dieu de Claros, écoute, Ô Smynthée Apollon, je périrai sans doute, Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant... Celui-là par exemple était fait pour traduire Horace. Si j'étais un fidèle, un dévot, je ne cesserais de regretter qu'un tel monument n'existe pas, et ce qui pousserait au comble mon désespoir, ce serait de penser que Paul-Louis Courier a pu mourir, lui de même, sans rien nous léguer de ce genre. NOTE XV. Une traduction en vers d'André Chénier, une version de Paul-Louis, quel double idéal ! L'excellent comte Siméon l'eût-il seulement entrevu, lui, modeste à ce point qu'il se refusait à croire qu'une tache à. laquelle il se vouait avec tant de persévérance pût occuper des talents de premier ordre ? Si la patience était le génie, l'auteur de cette nouvelle traduction en vers aurait des droits au laurier de Delphes. Dix ans de sa vie il s'y adonna tout entier, puis, son œuvre littéraire achevée, commencèrent les travaux de l'édition, car, pour mener à bout de telles entreprises, il faut deux conditions qui ne marchent pas toujours ensemble : le loisir et la fortune. Vous êtes donc bien riche ? Ce mot d'une Phryné du siècle à son galant de la veille réclamant un nouveau rendez-vous pour la nuit prochaine, la Muse, trop souvent, hélas ! le répète à ses courtisans. Par bonheur, le comte Siméon était assez riche pour payer, non point sa propre gloire, — il avait pour cela trop d'esprit, — mais celle du poète de ses plus délicates prédilections. L'ouvrage, incessamment surveillé, s'imprimait par ses soins en toute magnificence ; deux volumes avaient paru, morceaux de choix, objets de luxe, lorsque, brusquement, la mort vint saisir cet honnête homme, qui s'en alla du moins avec la conscience d'avoir mis la dernière main à l'œuvre la plus chère de sa vie. Les satires, les épodes, les odes, il a tout versifié, tout annoté, multipliant les variantes jusqu'à ciseler en sonnet telle odelette déjà coulée en strophes ; mais, ces odes variant de huit à vingt-quatre vers, il n'était pas toujours facile de les étendre ou de les resserrer dans les quatorze vers obligés du sonnet, sans rien ajouter au texte du poète latin et sans rien en retrancher, il fallait quelquefois développer l'idée et quelquefois la rendre plus concise. NOTE XVI. Sa poétique est celle de Delille, comme sa rhétorique est de Fontanes. Il paraphrase et périphrase, ralentit le mouvement, cherche sa rime. La muse d'Horace, pendant ce temps, file et gagne au pied ; il arrive pourtant, quelque peu essoufflé, mais toujours exact. Son vers , sans avoir grand éclat, se tient sur ses jambes ; ses rythmes, insidieusement choisis pour laisser au traducteur un plus libre espace où se mouvoir, ont de la tournure et du nombre. Vous êtes en présence d'un bon esprit, familiarisé de longue date avec la tablature, et qui, très-versé sur le sens, vous intéresserait encore par le sincère et profond amour de son sujet. C'est l'enthousiasme du vrai croyant, une admiration qui, du poète, s'étend à l'homme et ne fléchit pas même devant certaines défaillances de caractère sur lesquelles il eût mieux valu ne pas insister. Horace a vécu à une époque troublée par les guerres civiles , il s'était rangé d'abord parmi ceux qui pensaient défendre la liberté ; dès qu'avec son admirable bon sens il eut reconnu que l'ambition des uns et l'aveuglement des autres ne servaient qu'à entretenir les discordes civiles, il n'hésita pas à se soumettre au chef heureux qui rendait enfin le repos au pays : tant il est vrai qu'en ce bas monde il n'y a que le point de vue qui compte, et qu'un siège au Sénat, sous le dernier empire, était un merveilleux poste d'observation pour envisager favorablement diverses choses de l'antiquité romaine. Celui qui rendit le pouvoir stable fut donc un politique habile ; on oublie trop ce détail quand on attaque Auguste ; la saine raison d'Horace entrevit bientôt la vérité, ses plus belles poésies sont la glorification d'un pouvoir tutélaire. Molière, à tout cela, répondrait : — Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! — Le comte Siméon a tellement le besoin de louer tout chez Horace, qu'il lui fait un mérite de n'avoir nommé dans ses vers aucune des grandes dames de l'époque, attribuant à la réserve, au parfait bon goût, une omission nullement volontaire, et que les mœurs de la société romaine lui commandaient. L'ancien monde n'admet au soleil, ne reconnaît que l'homme libre ; la femme demeure à l'écart, et c'est à qui ne soulèvera pas le voile dont elle s'enveloppe. Le théâtre, la poésie lyrique, professent à son égard un égal respect. Qui voyons-nous figurer dans les pièces de Ménandre, de Plaute, de Térence ? Des ballerines, des citharèdes, des aulétrides, un pur fretin d'esclaves et de courtisanes. Les temps ne sont point nés encore où les grandes dames accueilleront les dédicaces des poètes. Les noms d'une Livie, d'une Julie, ne se prononcent pas ainsi tout haut devant le public, et j'ai peine à comprendre qu'un homme, si au fait de l'Antiquité que l'était le comte Siméon, s'étonne d'un détail de cette importance et le relève avec un tel feu. |
[1] Voir Egger, Examen critique de l'histoire de la vie et du règne d'Auguste, p. 16, et Stahr, p. 297.
[2] Après que César eut suffisamment fait ses apprêts, il fit publiquement décerner la guerre contre Cléopâtre et abroger la puissance à l'empire d'Antoine, attendu qu'il l'avait préalablement, cédée à une femme. Et, disait davantage César, qu'Antoine n'était pas maître de soi, mais que Cléopâtre, par quelques charmes et poisons amatoires, l'avait soustrait de son bon sens, et que ceux qui leur feraient la guerre (à eux les Romains), seraient un Mardian eunuque, une Iras, femme de chambre de Cléopâtre qui lui accoutrait ses cheveux, et une Charmion, lesquels maniaient les principales affaires d'Antoine. (PLUTARQUE).