LES FEMMES ET LA SOCIÉTÉ AU TEMPS D'AUGUSTE

 

CLÉOPÂTRE.

 

 

LIVRE PREMIER. — LES TRIOMPHES.

 

La vérité de l'histoire est souvent dans le cri d'un poète. Les gros livres ont leur parti pris, leurs systèmes ; les Mémoires mentent ; l'inspiration il la faut subir. Écrivant, nous sommes de sang-froid : celui qui chante ne se possède plus ; on n'est un lyrique qu'à ce prix. Les vrais inspirés perdent terre, et presque toujours en disent plus qu'ils ne voudraient. Qui ne connaît, ne sait par cœur l'ode d'Horace : Nunc est bibendum, nunc pede libero !... Il y a plus que la joie de la victoire dans ces fameuses strophes, il y a le cri de libération ; l'âme de tout un peuple. Un immense danger a menacé Rome : ce danger, les dieux l'ont conjuré ; enfin, on va donc revivre. Lisons ces vers comme on les doit lire, en nous reportant au centre des événements : les triomphes inespérés provoquent seuls de tels élans ; cette exaltation capiteuse ne saurait être que le contre-coup d'une grande épouvante ; être furieux, c'est n'avoir plus peur à force d'avoir eu peur, et dans ces cas-là la colombe frapperait l'épervier du bec[1]. Vous vous dites : faut-il que ces Romains aient tremblé pour triompher si bruyamment ! et quelle ennemie était donc cette Cléopâtre dont la disparition les soulageait d'un poids si lourd. ? L'ode d'Horace est un document que revendique l'histoire ; la supériorité de Cléopâtre y éclate de partout. A travers les jubilations de cet hymne entonné à la gloire du vainqueur, vous surprenez chez le poète un mouvement de sympathie, d'admiration involontaires pour la grande Égyptienne[2].

D'autres, plus tard, l'insulteront ; un Properce imaginera que, si les dieux n'ont pas permis qu'elle tombât vivante aux mains d'Octave, c'est qu'ils la jugeaient indigne d'orner son triomphe, et ne voulaient point qu'une femme pareille fût conduite par ces mêmes rues de Rome où jadis passaient les Jugurtha ; mais Properce est un plat courtisan, un de ces diffamateurs à la suite, dont le sauveur du monde (servator mundi) aime à patronner les bons offices. D'ailleurs Properce avait dix ans lors de la mort de Cléopâtre ; ses impressions ne sont que de seconde main. Horace et Virgile ont assisté aux derniers moments de la République, Horace a même. combattu polir elle. Properce n'a rien vu de ces glorieux temps ; il est sans modération comme sans élévation d'esprit, et tombe sur les vaincus, parce que c'est une manière de faire sa cour au vainqueur. La onzième élégie du livre III n'a qu'une intention : chauffer, pousser au fanatisme cette haine nationale des Romains contre Cléopâtre[3]. Le poète y chante le funeste pouvoir des grandes dominations féminines, et passe en revue tous les mythes, tous les fameux exemples, dont le plus effroyable est naturellement celui qu'on vient d'avoir sous les yeux.

La flatterie gagne à la main, la belle littérature s'en va. Il ne s'agit plus que de plaire au maître, qui sait ce que vaut l'enthousiasme des honnêtes gens et ne marchande pas. On n'est un parfait panégyriste de décadence qu'à deux conditions, s'aplatir devant César et jeter de la boue à ses ennemis. Properce remplit ce double emploi ; ceux qui viennent après lui, historiographes et rapsodes, également ne s'y ménagent pas, car c'est à remarquer qu'à mesure qu'on s'éloigne de la génération contemporaine de Cléopâtre, et que le despotisme s'affermit, l'invective, moyen d'adulation, se corse et s'envenime, — tandis qu'Horace, à l'autorité du galant homme, joint ici la garantie du témoin. Il a vu de ses yeux, entendu de ses oreilles. Cette crise terrible, il l'a traversée, vécue. Horace touchait à ses trente ans quand éclata la guerre entre Octave et Marc-Antoine, ou plutôt entre Rome et Cléopâtre, ainsi que les protocoles de l'époque affectent de s'exprimer. Pendant toute la durée de la campagne, il ne quitta point Rome ; on peut donc s'en fier à son émotion, qui fut, à tout prendre, celle du Forum, mais qu'il manifeste en des termes dont assurément le Forum ne se servirait pas, — car la peur est d'ordinaire pour la multitude une effroyable conseillère de mauvaises paroles, et respecter dans sa défaite un ennemi qui nous a rudement secoué les entrailles n'appartient qu'aux âmes élevées. Horace donne la vraie note ; il s'emporte au nom de son patriotisme contre l'être fatal, mauvais démon de César et d'Antoine, et dont l'ambition téméraire osa prétendre conquérir le Capitole et l'Empire ; funus at imperio parabat ; mais son indignation ne l'aveugle pas, il est des ascendants prestigieux auxquels l'âme d'un poste ne se peut soustraire. Horace a beau s'évertuer, même à l'instant qu'il la maudit, Cléopâtre le domine ; il se débat sous son regard, avoue sa puissance, et cette créature néfaste (il accouche du mot), ce fatale monstrum reste à ses yeux une femme de génie.

Sur sa beauté, Horace, pas plus que Virgile, n'insiste ; mais quand on vous parle toujours de la grâce et du charmé d'une femme, quand vous la voyez enguirlander, asservir à son gré tous les maîtres du monde, il en faut cependant bien conclure que cette femme était belle, disons mieux, qu'elle était pire. Hélène du Nil, Plutarque l'appelle de ce nom, ce qui prouve beaucoup et ne prouve rien ; car, si les conditions d'origine et de climat, si les facultés de l'âme et de l'intelligence sont un indice, il est certain que la fille de Léda, nature impersonnelle, passive, et la fille des La-gicles, activité, lumière, flamme, orage, ne devaient pas plus se ressembler au physique qu'elles ne se ressemblent au moral. Sous quels traits se la figurer ? Pas un document vraisemblable ; les gigantesques dessins hiératiques de Denderah, d'horribles médailles, où le connu permet de juger l'inconnu, et qui trahissent leur mensonge par ce qu'elles nous montrent au revers de la belle tète d'Antoine grossièrement caricaturée. M. de Prokesch-Osten, parlant du colossal profil du temple

égyptien, croit y voir, à travers. le système conventionnel, des signes attestant une grande beauté.

Cléopâtre est représentée en Isis, superbe, séduisante au plus haut degré ; pour l'harmonie, l'abondance de l'ensemble, la beauté physique c'est elle. Et l'ingénieux amateur, captivé davantage encore par les divers portraits placés au-dessus de l'image énorme, ajoute, non sans une pointe de madrigal : Il me suffit de contempler cette Cléopâtre pour comprendre la faiblesse d'un César[4] ! La coiffure a beaucoup d'élégance et de distinction, les cheveux nattés en filet sur la tête pendent sur la nuque et les épaules en tresses nubiennes ; le visage est noble, fin, altier, une aile se déploie à chaque tempe, et sur le front se dresse un petit serpent ; le sein, les bras sont nus, richement ornés de joyaux ; une ceinture presse la taille au-dessous de la gorge et maintient la tunique étroite qui descend jusque la cheville. Pour le dessin de l'étoffe, on dirait des écailles d'argent ; aux pieds brillent aussi des bijoux comme en porte encore aujourd'hui la femme arabe.

Les belles clames de la Fronde ne sont pas les seules qui aient su inspirer des passions d'outre-tombe. J'ai connu jadis à Vienne le baron de Prokesch, c'était un amoureux de Cléopâtre. Mon premier mouvement serait donc de me défier de son impression et d'y voir plutôt le rêve d'un idéaliste qui se monte la tête devant une informe ébauche ; mais la science pure et simple ne tient pas un autre langage. M. Rosellini, dans son ouvrage sur les monuments d'Égypte et de Nubie, admet la possibilité d'une certaine notion conjecturale du type d'après l'examen de cette imagerie.

Ces traits, écrit-il, sont loin de mentir à l'histoire, et dénoncent assez bien la femme dont l'influence s'exerça si puissamment sur César et sur Marc-Antoine. Quiconque a l'habitude de la physionomie humaine reconnaîtra une âme instinctivement adonnée à l'amour et aux plaisirs des sens, tandis que cette médaille fabriquée sous son règne, et reproduite dans l'Iconographie de Visconti, ne nous offrira qu'une grotesque charge où l'œil s'émousse vainement à vouloir ressaisir quoi que ce soit d'analogue à l'être qu'on se représente comme, une des merveilles dit sexe féminin.

Attiré naturellement par l'intérêt qui s'attache à ces grandes figures du temple de Denderah, l'archéologue italien poursuit ainsi sa description.

La reine marche précédée de Césarion, qui porte la coiffure des dieux, le casque orné du pschent ; sur sa gonna, très-courte, on voit l'image d'un roi couvrant de son glaive un groupe de vaincus qui demandent grâce, — sujet reproduit dans presque tous les portraits des Pharaons illustres. Césarion offre à la déesse du temple un sacrifice d'encens ; sa main gauche tient la cassolette sacrée, tandis que de la droite il répand les grains de parfum. Au-dessus de sa tête voltige l'épervier de Hat, serrant entre ses griffes l'emblème de la victoire. La reine porte sur son front les insignes d'Athyr, divinité locale ; elle est vêtue d'une robe très-juste au corps, et présente en offrande un collier. Les inscriptions la désignent sous ce vocable : Cléopâtre, maîtresse du monde, et Césarion est appelé Ptolémée, César, Philopator et Philométor, selon les titres qu'Antoine lui donna en l'élevant près de sa mère à la régence : Ce qu'il y a de plus frappant, c'est l'exacte ressemblance du jeune homme avec ce que nous connaissons du visage de Jules César : d'où il suit que les Alexandrins, loin d'incriminer la naissance du fils de leur reine, en tiraient gloire, comme faisait la reine elle-même.

Tout cela ne m'empêchera pas de penser que, si Cléopâtre revenait au monde, la noble darne rougirait et s'indignerait de voir sur quels indices nous la jugeons, et que la postérité en soit réduite à ne pouvoir, au sujet d'une beauté comme elle, interroger que le ciseau d'un art provincial de la haute Égypte au temps de la décadence. Octave, au moment de quitter Alexandrie, fit emballer pour Rome, tous les objets précieux. Les statues d'Antoine, descendues de leur piédestal, durent se préparer à prendre le chemin du Capitole ; celles de Cléopâtre allaient avoir le même sort, lorsque l'intervention d'un puissant personnage les sauva de l'affront auquel la reine s'était dérobée par la mort. Cet Alexandrin, courtisan du malheur, comprit qu'il valait mieux s'adresser à la cupidité d'Octave qu'à sa pitié ; comme il avait autant d'or que de dévouement, il proposa la somme de 2.000 talents, et les statues de Cléopâtre, ainsi que ses portraits, restèrent en Égypte. C'est à cet acte pieux que se rattache peut-être l'absolue disparition de faut de monuments si regrettables. A Rome probablement, tout n'aurait pas péri ; en même temps que bien d'autres chefs-d'œuvre, quelques restes auraient surnagé de ces marbres, de ces peintures, où le génie grec devait tant de fois s'être appliqué à reproduire cet idéal de formes et de physionomie.

 

Un linéament symbolique en plein désert, un griffonnage sur le mur d'un temple croulant, voilà donc l'unique répertoire ! Béatrice Cenci, dona Lucrezia, Monna Lisa, où sont-ils vos Léonard, vos Raphaël, vos Titien ? Savez-vous que vous finiriez par me rendre jalouse de ce fantôme, disait une femme d'esprit à son amant ? Passionnez-vous tant qu'il vous plaira pour des vivantes : si belles qu'elles soient, je ne les crains guère, car je sais que pas une d'elles ne vous aimera comme moi ; mais ces figures de marbre que vous animez de toutes les flammes de votre cœur et de votre imagination, je les redoute, et, si vous voulez que je dorme tranquille, ne me parlez plus de votre Cléopâtre ! L'imagination, c'est en effet l'unique ressource ; dans l'absence de toute information pittoresque, essendo carestia, l'esprit travaille, cherche à reconstruire, des anciens descend aux modernes, pour remonter ensuite par Shakespeare à Plutarque ; ne pouvant copier, on recompose, on s'abandonne à cette idée secrète qui vous vient à l'âme. Essayons du système, cherchons l'idole sous les bandelettes sacrées, fouillons comme des sarcophages tous les livres récemment publiés, Drumond, Merivale, Adolphe Stahr ; interrogeons-les, utilisons-les. Je vais à elle malgré moi, comme l'oiseau va au serpent ! Ainsi de certains sujets : ils vous attirent, vous fascinent, vous absorbent. Pourquoi parler de rajeunir ? Est-ce que l'idée vieillit jamais ? Les types sont immortels ; on ne les rajeunit pas, on les évoque. C'est affaire d'imagination, d'analyse psychologique et de pur sentiment. La Muse seule peut prêter de la vie à la mort, dit l'Euphrosyne de Gœthe, et je complète la pensée., en ajoutant : que de taches peut aussi effacer la Muse !

 

I.

C'était au lendemain de Philippes, Antoine touchait au point culminant de sa fortune. Le petit-fils de Jupiter et de Sémélé, — on sait qu'Antoine, comme César, était, de la maison des dieux, pouvait alors avoir quarante ans, l'âge sous lequel on se représente aisément un descendant d'Hercule ; et sa constitution, que ni les fatigues de la guerre, ni les épreuves du plaisir n'avaient entamée, prouvait aux yeux de tous que depuis le grand ancêtre, la race n'avait pas dégénéré. Comme chef militaire, et aussi comme grand seigneur, la nature l'avait pourvu de ses plus rares avantages, de ses dons les plus aimables et les plus séduisants. Elle lui avait octroyé tout, excepté tout, c'est-à-dire qu'en lui prodiguant tant de choses, la nature lui en avait refusé deux : un bon jugement et cet art de se gouverner soi-même par lesquels seulement tous ces biens portent leurs profits. Magnum virum ingenii nobilis, ainsi l'appelle Sénèque, qui d'ailleurs lui reproche son ivrognerie et son libertinage. Faible parfois, méchant jamais, le premier au combat, au danger, patient, solide, imperturbable, en campagne. un modèle de soumission à la discipline, le camarade du légionnaire et son idole, de tous les généraux formés à l'école de César, il n'y en avait pas de plus populaire. Il fallait le voir enlever sa cavalerie et se précipiter à la tête de quatre cents hommes sur un carré d'ennemis, qu'il enfonçait et taillait en pièces : c'était un Murat.

Cicéron, dans ses pages de haine, nous le peint comme un composé de tous les vices et de tous les crimes de la terre. Rien n'est plus faux que ce portrait, si peu en rapport d'ailleurs avec les autres témoignages : pourtant, ce sont aussi des ennemis d'Antoine qui parlent ; mais de cette histoire, écrite par des flatteurs d'Octave, la figure d'un héros se dégage. Son simple commerce avec Jules César nous montre une âme capable des plus généreux mouvements. Quelle excellente note, et pour le caractère d'un homme, et pour sa valeur intellectuelle, que cette subordination constante et sans envie à la grandeur ! Tant que vivra César, Antoine estimera que sa place est au second rang ; pour que l'idée lui vienne de jouer le premier rôle, il faut que l'autre ne soit plus là.

Ce qui manquait à cette nature, c'était la volonté. Deux pôles irrésistiblement l'attiraient : le pôle ambition et le pôle volupté, qui, somme toute, fut lé plus fort et l'entraîna dans le gouffre. Jouir était l'unique but ; le reste, influence, autorité, renom, ne comptait que pour moyens, tant il est vrai que les abstinences, les privations. ne retrempent que les natures foncièrement morales, en ce sens qu'elles' imposent à l'être physique des habitudes de soumission, et font prévaloir le principe supérieur ; mais ceci n'est que l'exception. Chez la plupart des hommes et des demi-dieux, la nature reprend ses droits dès qu'elle en trouve l'occasion, et rebondit alors avec d'autant plus d'entraînement et de frénésie qu'elle a été plus violemment et plus longtemps comprimée et mise à l'épreuve. Les âpres souvenirs de la faim dont on fut consumé aiguisent les appétits présents, et ces servitudes de la vie, rudement supportées, endurcissent moins le tempérament qu'elles ne le prédisposent à la mollesse[5]. Antoine, devant l'ennemi, pouvait, dans son héroïque retraite de Mutine, s'abreuver d'eau croupie et se nourrir de racines sauvages ; mais ce serait mal comprendre une organisation comme la sienne que de s'étonner de voir cet Héraclide oublier dans les excès de la jouissance les strapaces de la guerre, et perdre de vue, dans l'orgie de la victoire, les millions d'hommes dont les circonstances viennent de mettre les destinées entre ses mains. Faites que dans une pareille nature ainsi placée au sommet du pouvoir, l'action prédomine, et vous avez un Alexandre : l'organisation politique, l'initiative, la régénération dans toutes les branches de la vie sociale, la conception hardie de toutes les théories, l'appel à toutes les idées pratiques ; — que la même nature incline au relâchement, à la mollesse, et vous avez le virtuose par excellence en fait de jouissances. Car cette pluralité de dons, de facultés, n'aura qu'un art où s'exercer, celui de varier, d'aviver le plaisir par des inventions toujours nouvelles.

Antoine et Cléopâtre, faiblesse contre faiblesse, lierre contre lierre ! Ce héros de Philippes, cet Hercule, il lui faut toujours s'appuyer sur quelqu'un : d'abord, c'est Jules César qui lui sert de support ; puis, c'est Fulvie, un caractère, un grand esprit par lequel il se laisse volontairement dominer ; dans mainte occasion, Fulvie est l'homme du ménage, lui la femme. Témoin cette guerre qu'elle entreprend à Rome contre Octave, — héroïque moyen, moyen désespéré, — pour arracher son infidèle aux enlacements de la Sirène ! Plus tard, il s'étaiera sur Octavie ; il épousera la sœur de son antagoniste pour avoir la paix, pour gagner un temps qu'il emploiera à ses plaisirs. Hercule, Bacchus, autres soutiens sans cesse invoqués, mis en avant et qui dans Plutarque, comme dans Shakespeare, s'éloignent à l'heure de l'écroulement.

Chose étrange que l'hyménée de cette nature toujours ployante avec Cléopâtre, la faiblesse féminine incarnée. Il la connaît et sait qu'il ne doit attendre d'elle aucun appui. Mais la plante parasite l'étreint, l'enveloppe, l'étouffe. Ses sens, ses instincts, ses penchants, elle accapare tout, si bien que lui, cette troisième colonne du monde, incapable de se maintenir debout, perd jusqu'à la volonté de chercher ailleurs où s'étayer. Cette passion a l'embrasement et la constance des dernières amours. Là où les âmes couchent sur des fleurs, nous irons la main dans la main, et nous éblouirons les Esprits de notre auguste apparition. Didon et son Énée perdront leur cortège et la foule des Ombres nous suivra.

 

II.

Enorgueilli par la victoire, ivre de sa fortune, le cerveau travaillé d'ambition et les sens plus encore enfiévrés, tel était Marc-Antoine lorsqu'il mit le pied sur le sol d'Asie, où régnait dans sa' pompe, sa gloire, son implacable puissance de fascination, celle dont les amours de César avaient fait la dame de beauté du monde antique. Dame de beauté n'est point assez ; le terme applicable aux agréments de la personne n'exprime pas ce que ces agréments pouvaient avoir de charme fantastique. Si Cléopâtre n'avait eu que de la beauté, Antoine, ce coureur d'aventures galantes, ce don Juan romain las de conquêtes, ne l'eût pas instinctivement recherchée pour ne plus la quitter ensuite qu'à la mort. Ce qu'il faut voir en elle, c'est la charmeuse, un de ces êtres adorables et malfaisants dont la faiblesse tue les forts, et qui doivent avoir servi de type aux Sirènes, aux Walkyries, car, bien que les pontes prétendent le contraire, c'est dans l'humanité que se recrutent les mythologies. Chez Cléopâtre, comme dans lady Macbeth, une force démoniaque travaille ; nommez-la ambition, délire des sens : toujours est-il que chez la Walkyrie du Nord comme chez la Sirène d'Orient, une richesse, une puissance surnaturelle d'organisme sauve, au point de vue poétique du moins, ce que le personnage a d'anormal. La beauté, la grâce ennoblit tout. A ce compte, et s'il n'existait en ce monde d'autre morale que l'esthétique, Cléopâtre serait sans reproche.

Comme chez Cléopâtre la suprême beauté, la forme suprême sauve le côté esthétique, de même chez Antoine, on sent jusque dans la dégradation, les superbes restes du héros, les restes d'une force géniale et du naturel le plus noble et le mieux doué. Généreux et magnifique, il semait l'argent sans chercher à se le procurer par des moyens ignobles ; il détestait la concussion, vice du moment, et Cicéron, son ennemi mortel, ne peut s'empêcher de lui rendre cette justice : Il est certain qu'on ne saurait t'accuser clé malversations pécuniaires, de vues intéressées, ni d'aucune autre vilenie de cette espèce.

Dès longtemps, le sortilège avait agi sur le triumvir. Moins perverse et moins femme, elle n'eût pas si prodigieusement troublé, affolé ce grand libertin, marié à Fulvie, qui n'avait de féminin que le corps, nihil muliebre prœter corpus gerens, Fulvie, l'énergie et l'action en personne, l'ambition aussi, — virile, soldatesque, souvent féroce, détestant le neveu de César, qu'elle appelait ce gamin d'Octave. Nous autres modernes, c'est du côté de l'esprit que nous avons poussé notre débauche ; nous voulons tout savoir. Ces demi-dieux du paganisme romain en train de s'écrouler, voulaient, eux, tout. sentir. Terrible curiosité que celle des sens, et quel théâtre pour la satisfaire, l'Égypte avec ses enchantements, ses débauches déifiées, son libertinage primitif où la culture hellénique avait importé tous les raffinements de l'intelligence !

 

III.

Pour le luxe, les arts, la science, les plaisirs, pour cette agglomération, ce tohu-bohu d'éléments dissemblables qu'on appelle du nom de civilisation, Alexandrie tenait la tète. C'était le Paris de l'ancien monde, le vertex omnium civitatum. Le fier romain lui-même s'inclinait religieusement devant ce pays, cette ville dont la grande ombre des Pharaons séculaires protégeait le passé, et qu'inondait de ses rayons le soleil nouveau d'Alexandre. Là se trouvaient rassemblés, dans des bibliothèques, des musées, tous les trésors de la littérature et de la poésie ; là, sous le regard de la plus belle et de la plus élégante des femmes, d'une reine qui mettait son émulation et sa coquetterie à maintenir l'équilibre entre les séductions de l'esprit et les grâces physiques, — là, splendidement soldés, entretenus sur la cassette de Cléopâtre, philosophes, astronomes, mathématiciens, médecins et naturalistes expérimentaient, dogmatisaient et professaient. Et nous, modernes, ce qu'après deux mille ans nous possédons aujourd'hui des lettres grecques, c'est à ces institutions des Lagides que nous le devons. Cette gloire du savant et du bel esprit tenta la plupart des Ptolémées ; il y eut chez eux jusqu'à des virtuoses, témoin le père de Cléopâtre qui jouait de la flûte comme le grand Frédéric, —et ces goûts n'étaient point simplement un privilège de la dynastie et des hautes classes, toute la population y participait. Race ardente, mobile, ingénieuse, sarcastique, aimant fort le changement, les nouvelles, les mots, et qui, de l'atmosphère intellectuelle qui l'entourait, la chauffait, absorbait tout : bon et mauvais ; courant à l'émeute, à la mort avec autant de bravoure et souvent aussi peu de raison que notre Paris actuel[6]. L'élément grec, quoique mêlé, dominait et formait encore le meilleur de cette cohue alexandrine, où le vieil élément égyptien continuait à se montrer réfractaire aux mœurs nouvelles, et qu'infectaient de leur contagion ces hordes mercenaires composant l'armée nationale, rendues encore plus insupportables — par la brutalité des garnisaires romains, — depuis la restauration du dernier roi. Aux uns comme aux autres, une chose était pourtant commune, l'élancement vers toutes les ivresses de la vie, le plaisir sous toutes ses formes, les festins, la danse, les courses, le théâtre, l'orgie du vin et de l'amour. Aux environs de la grande cité, les maisons de fleurs remplissaient la campagne. Tavernes, villas et palais, il y en avait pour la plèbe et les gens de high-life. Kanope, Éleusis, étaient des lieux renommés dans l'univers pour leurs débauches, et dont les grands viveurs hantaient les mystères avec le fanatisme de la chair. Sur le canal qui reliait Kanope à la ville montaient et descendaient nuit et jour de folles bandes, et de leurs barques, de leurs gondoles s'exhalaient, au bruit des flûtes et du cistre, des baisers et des chansons 'qui n'étaient que le prélude ou l'épilogue de la fête. De plus en plus illustre et prépondérante, la capitale des bords du Nil exerçait au loin sur l'Occident, un. mystérieux prestige ; on se racontait ses mœurs, ses divinités et ses monuments. L'Italie se peuplait d'Égyptiens : devins, charmeurs de serpents, nécromanciens, prêtres d'Isis et de Sérapis, habiles à s'emparer de l'imagination des grands, par toute sorte d'évocations surnaturelles pratiquées dans leurs maisons de campagne aux nuits de pleine lune. Des récits merveilleux se répandaient sur ce pays. Quiconque entendait chanter la statue de Memnon en avait pour cent ans d'existence, et celui-là posséderait toute puissance sur les choses visibles et invisibles, toute domination sur les esprits des quatre éléments, qui découvrirait la fameuse bague opaline du Pharaon Sésostris.

Antoine avait jadis entrevu la reine, lorsqu'il commandait un corps de cavalerie dans l'armée de Gabinius en Cilicie. Il l'avait ensuite retrouvée à Rome. pendant sa liaison avec Jules César. Si le rêve de ces amours, qui devait remplir le monde, fut alors ébauché, les circonstances ne permettaient guère d'espérer qu'il se réalisât. Les choses avaient désormais changé de face ; César était mort, la victoire de Philippes, les événements avaient fait d'Antoine un triumvir, et de ce triumvir le maître de tout l'Orient. Quoi d'étonnant que dans ce cerveau de satrape l'ancien rêve reparût, et cette fois avec l'intensité du désir qui n'a plus à s'occuper de l'impossible ? De son côté, Cléopâtre le voulait ; il convenait à cette main d'enfant de ployer sous le joug ce dompteur. Ce que la coquetterie d'une femme peut en certaines occasions faire d'un homme et d'un grand homme, César le lui avait appris. N'était-ce pas le moment de recommencer l'épreuve et de rejouer avec un autre la partie si fatalement perdue aux ides de mars ? Ainsi, dans le silence de son cœur, parlait déjà l'ambition, et la Célimène du Nil n'en avait dans ses mouvements que plus de liberté pour viser, atteindre et saisir sa proie, qui d'ailleurs ne demandait qu'à se laisser prendre.

 

IV.

Depuis Rome, ils ne s'étaient donc pas revus. Elle avait de ses nouvelles pourtant, et d'Alexandrie suivait la marche du héros, qui, après avoir parcouru en triomphateur Athènes et les villes de la Grèce ; après s'être vu dans Éphèse décerner les honneurs divins sous le nom de Dionysos, venait de s'installer sur les bords enchantés du Cydnus pour y tenir cour plénière ci recevoir l'hommage des princes de l'Asie.

Tous en foule arrivaient à l'obéissance ; elle seule, la plus ardemment attendue, ne paraissait point, et ne daignait pas même s'excuser par ambassadeur : attitude d'autant plus' arrogante que la conduite de cette reine pendant la dernière guerre prêtait à l'inculpation ; mais Cléopâtre connaissait son Marc-Antoine, et se disait qu'avec une nature aussi pressée que celle-là, le plus infaillible des stimulants devait être la temporisation.. Son calcul ne la trompait pas. Cette abstention prolongée, si fort qu'elle affectât l'orgueil d'Antoine, le blessait moins en somme qu'elle n'irritait son désir de voir la reine. Rien ne l'empêchait d'exercer sur elle son autorité discrétionnaire ; il pouvait la mander par ordre ; il la fit très-humblement inviter à venir, et ce fut le Quintus Dellius des odes d'Horace, — un de ces beaux esprits sans mœurs ni caractère, vivant dans les honneurs et la fortune en trahissant tous les partis, — Quintus Dellius mort plus tard, l'intime ami de l'empereur Auguste, qu'Antoine, alors son maître, chargea de cette commission délicate. Cléopâtre l'attendait, et si roué que fût l'entremetteur, il ne lui dit que ce qu'elle savait d'avance, en lui parlant et de sa beauté et.de la suprême domination qu'elle allait exercer sur Antoine aussitôt qu'elle apparaîtrait. Pressée de tous côtés, et par les lettres du triumvir et par ses ambassadeurs, elle promit, mais sans consentir à préciser l'instant de son arrivée. Cléopâtre se réservait d'offrir à l'Alcibiade romain un de ces spectacles imprévus Comme ses yeux n'en avaient pas encore rencontré, même en Asie.

Assis à son tribunal au milieu de la place publique de Tarse, Antoine, environné de dynastes et de mages, rendait la justice, distribuant les peines et les grâces, lorsque soudain une nouvelle se répand, et voilà toute la multitude qui se précipite électrisée vers le fleuve, dont la ville entière couvrait déjà les. bords. Le triumvir, resté seul ou à peu près, envoie savoir ce qui se passe, et son messager lui l'apporte ce bruit : Aphrodite s'approche en grande pompe, et vient, pour le salut de l'Asie, rendre visite au divin Bacchus.

C'était elle, en effet, l'Aphrodite du Nil, la reine des rois, qui venait à la conquête du triomphateur. Elle remontait le Cydnus dans sa galère étincelante d'or ; les voiles qu'enflait la brise étaient de pourpre, les rames à poignée d'argent s'agitaient en cadence, battant les flots harmonieux. Quant à elle, couchée sous les tissus d'or de son pavillon, dans la molle posture que les peintres donnent à Vénus, on l'eût prise pour Vénus même. Qui ne connaît le merveilleux récit de Shakespeare, auquel la palette de Plutarque semble avoir prêté ses couleurs ?

Ses femmes, pareilles à des Néréides, épient des yeux ses désirs ; au gouvernail, une d'elles, une sirène, dirige l'embarcation. La voilure de soie 'se gonfle sous la manœuvre de ses mains douces comme des fleurs, qui lestement font leur office. De l'embarcation émanent invisibles des parfums délicieux qui viennent sur les quais voisins enivrer les sens. La ville envoie son peuple entier à sa rencontre, et Antoine demeure seul assis sur son trône, dans la place du marché, sifflant à l'air, qui, s'il avait pu se faire remplacer, serait allé, lui aussi, contempler Cléopâtre et aurait créé un vide dans la nature !

A peine débarquée, Antoine l'envoie complimenter et la prie à souper. La reine s'excuse en ajoutant qu'elle sera charmée de recevoir d'abord chez elle le triumvir. Antoine était galant et savait vivre ; il accepte. Je me tais sur les splendeurs de ce festin improvisé ; je laisse les anciens et les modernes décrire ces magnificences, ces prodigalités invraisemblables. L'émerveillement de l'histoire, il n'est ni dans ce luxe de vaisselles, de tapis et de pierreries, ni dans ce train d'un service près duquel tout le faste romain semblait de la rusticité ; il est dans la puissance de cette femme, dont l'ascendant s'exerce à volonté, et qui, d'un regard, d'un sourire, va disposer à merci d'un soldat, d'un vainqueur. Antoine l'avait citée à comparaître comme accusée, et, sans l'avoir, pour ainsi dire encore vue, il tombe à ses pieds.

Elle avait d'avance décidé que sa beauté, sa grâce, ne seraient cette fois que de simples forces de réserve ; c'était par les charmes de l'esprit, les séductions de l'intelligence, qu'elle voulait combattre et vaincre. Elle en avait assez du renom d'enchanteresse que l'univers lui prodiguait ; il lui plaisait, pour le moment d'apparaître à ce romain, sous les traits d'une grande reine, ayant les traditions du trône et sachant en parler la langue. Se défendre des torts qu'on lui reprochait, elle n'eût daigné ; au lieu de s'excuser, elle récrimina, citant les nombreuses tribulations qu'elle avait encourues de là part de Cassius en lui refusant à trois reprises les secours qu'il réclamait d'elle, parlant de sa flotte de la Mer ionienne, qu'elle s'apprêtait à commander lorsqu'une maladie, survenue à la suite de tant de fatigues et d'ennuis, l'avait arrêtée au milieu de ses projets, et finissant par dire qu'après la conduite qu'elle avait tenue, c'étaient des remercîments et des actions de grâce, non pas des reproches et des accusations, qu'elle se croyait en droit d'attendre de Marc-Antoine et de ses collègues. L'effet sur Antoine fut surprenant. En l'abordant, il n'avait vu que sa beauté, et maintenant, en l'écoutant, il oubliait de la contempler. Par la tête, les sens et le cœur, la déesse l'envahissait si bien, qu'à dater de cette heure il l'adora, comme un homme de quarante ans, 'au faîte des passions et du pouvoir, adore une femme.

Œil qui fascine et griffe qui tue, Cléopâtre avait de la race féline la souplesse, l'élégance et cette férocité inconsciente qui, chez le jeune tigre jouant avec sa proie, a tant de grâce. Se sentant la maîtresse, elle voulut aussitôt des gages, et dans le premier sourire de cette bouche aimable, avant même de l'avoir effleurée, Antoine surprit des caprices de vengeance que le triumvir s'empressa de satisfaire. Arsinoë, sœur de la reine, s'était jadis déclarée sa rivale au trône ; Mégabyse, grand-prêtre de Diane à Éphèse, avait traité en majesté cette rivale d'un moment : l'amiral Sérapion avait d'une ingénue, les événements, le séjour à Rome, l'usage du trône, lui avaient enseigné certaines bienséances pratiques. Ses mœurs n'en étaient pas beaucoup meilleures, seulement elle avait rayé de son programme, du moins avec les puissants de ce monde, ces avant-propos qui ne mènent à rien. Son ambition, son orgueil, lui suggéraient  que, jusque dans les désordres d'une grande reine, la politique doit avoir sa part d'intérêt, et l'occasion se subordonner à la volonté. Tout porte à croire qu'il n'y eut alors que des préliminaires de posés, et que Cléopâtre ne devint la maîtresse d'Antoine que l'hiver suivant, dans Alexandrie, où l'on se donna rendez-vous en se quittant.

 

V.

L'antiquité a beau parler de sortilèges, de philtres, de démons ; il n'y eut, dans cette romanesque aventure, d'autre démon que le tempérament d'Antoine, d'autre philtre que son amour, le plus dévorant, le plus profond ; le plus implacable dont l'ancien monde nous ait transmis la chronique. Alexandrie paya la dette de Tarse, et avec quel luxe et quel art ! Antoine n'avait encore connu que le plaisir, on l'initiait aux mystères de la volupté. De ce concert de toutes les ivresses réunies, dont la maestra souveraine dirigeait les modulations, quelques sons à peine articulés ont tout au plus traversé les âges, et c'en est assez pour que l'imagination s'enflamme. Comment décrire tout ce que notre romantisme moderne emprunte là de ces tableaux où les sens et l'esprit font échange de délices ? Qu'est-ce que Renaud, Armide ? Promenez-vous avec Arioste et Gluck dans leurs jardins enchantés ; leurs fontaines jaillissantes, les échos vous jetteront les noms d'Antoine et de Cléopâtre, les arbres vous montreront les chiffres entrelacés des deux amants, et vous songerez moins à la magicienne du poème qu'à celle de l'histoire, dont Shakespeare a dit : L'âge ne peut la vieillir, ni l'habitude de la voir émousser pour vos yeux l'attrait de la séduction toujours nouvelle. Les autres femmes rassasient les appétits auxquels elles donnent pâture ; mais elle, plus elle satisfait la faim, plus elle l'aiguise, et les choses les moins nobles prennent en elle un tel air de dignité, que les prêtres saints la consacrent jusque dans ses désordres ! Il faut lire la première scène de ce drame d'où j'extrais ces lignes. Pour peindre cette Cour d'Égypte, les mœurs de son temps permettent à Shakespeare l'expression âpre et trivialement pittoresque dont s'indignerait le public si respectable des ballets d'aujourd'hui.

Coleridge place Antoine et Cléopâtre au rang des plus beaux chefs-d'œuvre de Shakespeare. Il fait de cet ouvrage un pendant à Roméo et Juliette ; l'amour physique, sensuel, opposé à l'amour instinct et passion. De toutes les pièces historiques, il l'appelle de beaucoup la plus merveilleuse, et, sous plus d'un rapport, j'accepterais cette opinion. Dès l'exposition, les grandes perspectives s'ouvrent sur ce contact de Rome avec l'Orient ; de la frugale Europe avec l'Asie luxurieuse, qui devait entraîner la ruine du monde romain : tout cela rapide, tumultueux, enlevé. Le mouvement des choses provoque en nous un mouvement d'idées ; en quelques phrases, souvent en quelques mots, de grands faits sont résumés, et quelle variété d'incidents, de personnages ! la politique et la guerre interviennent dans les affaires domestiques, se lient aux plus grands intérêts de cœur. Votre émotion reste concentrée sur deux personnages, et le lieu de la scène s'étend depuis le pays des Parthes jusqu'au cap Misène. Au point de vue esthétique, Shakespeare a produit des œuvres plus complètes, et dans lesquelles les types qu'il étudie, avec son art ordinaire, ont sur le héros et l'héroïne qu'il aborde ici, l'avantage (comme dans Jules César) d'offrir autre chose qu'un idéal de décadence. Mais, pour la pure et simple intelligence de l'histoire, je pense, avec Coleridge, que Shakespeare n'a jamais été si loin et c'est à de telles sources qu'il faut venir apprendre comment on extrait l'esprit de la chronique.

C'est Plutarque mis en action ; vous vivez à la Cour d'Égypte au moment de cette fantastique lune de miel ; vous respirez l'atmosphère de la grande cité gréco-orientale, paradis d'un monde qui, revenu de son idéal de jeunesse, a fait de la jouissance physique le suprême objet de son culte et se dit que la toute sagesse consiste à savoir fêter l'heure présente. Il gaspillait, écrit Plutarque en parlant d'Antoine, il galvaudait le bien le plus précieux donné aux hommes le temps. Toute l'exposition de Shakespeare roule sur ce mot. La parole est aux courtisanes, aux eunuques, aux devins ; frivolité, superstition, montrent leur vieux compagnonnage ; l'immoralité s'affiche avec la belle humeur d'une conscience honnête. On a franchi la période transitoire de l'hypocrisie, fort vilaine période, à laquelle succède un nouvel état de nature qui s'appelle la naïveté dans le vice.

 

VI.

Cléopâtre employait sur Antoine tous les moyens de captation. Elle se mêlait à ses jeux, à ses exercices, l'accompagnait au gymnase, à la chasse et jusque dans son camp au milieu de ses officiers, joyeuse de vider une coupe à la santé de son héros, de son vainqueur.

Incapable d'aimer, pourquoi l'eût-elle été ? Quand il serait vrai que le seul intérêt et la seule ambition l'eussent jetée dans les bras de César, quelle raison peut-on voir là pour décréter que le cœur d'une pareille femme fut de ceux qui ne s'émeuvent point ? Entre cette adolescente spoliée, chassée par ses frères, qui venait, sans réfléchir à la disproportion d'âge, ressaisir par un coup d'audace sa couronne sur le lit d'un grand homme usé, vieilli dans le plaisir, accoutumé déjà depuis longtemps à prendre tout ce qui s'offrait à lui, et la personne de vingt-six ans, consciente, accomplie, qui pose devant nous, les conditions sont loin d'être les mêmes.

Pour la gloire et la puissance, Antoine sans doute à ses yeux vaudra César, car on conçoit qu'une imagination qui ne demande qu'à s'exalter confonde aisément les lauriers de Philippes avec ceux de Pharsale ; mais eût-il été moins illustre cent fois, Antoine, fils d'Hercule, avait en son pouvoir pour s'emparer d'une Cléopâtre et la passionner, des avantages et des facultés dont toute la gloire du monde ne saurait tenir lieu, et que le fils de Vénus, si tant est qu'il les eût jamais eus, ne possédait, hélas ! déjà plus à l'époque où l'étoile des Lagides projeta sur lui son éblouissement. Non, dans cet hymen qui riva l'une à l'autre leurs destinées, il y eut chez Cléopâtre plus que l'ivresse des sens et que l'ambition : son cœur aussi fut engagé. Antoine n'était pas un dameret, et probablement ne rait point au jeu tant de malice : l'adorer éperdument n'eût point suffi ; mais il sut la rendre amoureuse, et par là se fit aimer

Que cet amour, qu'il devait, devant l'univers, payer d'un si terrible prix, lui ait également coûté bien cher dans le train journalier de la vie, un pareil fait n'a rien qui puisse étonner. Les Célimènes de l'histoire l'emportent sur les grandes coquettes de la vie ordinaire par le merveilleux de la catastrophe ; leur écroulement entraine un monde, et pendant trois mille ans on en parle. Les autres meurent bourgeoisement d'une fluxion de poitrine, et personne, hors du quartier, n'y prend garde ; mais pour ce qui touche aux petites misères de l'existence qu'elles vous font mener, cela doit au demeurant se ressembler beaucoup. Scènes de jalousie et de colère, évanouissements, menaces de rupture, larmes et pâmoisons, c'est toujours à peu près le même air, et qui n'en vaut pas mieux, je suppose, parce que la virtuose qui l'exécute porte un bandeau royal à son front et des perles de six millions à ses oreilles. D'ailleurs, de ce qu'une femme joue la comédie, on aurait tort de conclure que cette femme n'aime pas. Vois où il est, qui est avec lui, ce qu'il fait. Tu sais que je ne t'ai pas envoyé. Si tu le trouves triste, dis-lui que je danse ; si tu le trouves gai, raconte-lui que je suis subitement tombée malade. Je cite Shakespeare, et j'y retournerai : c'est la vraie source ; bien rarement son point de vue à lui prête à la controverse, lorsque dans le doute il devine ; mais pour la vivante peinture des caractères, le mouvement scénique, il semble qu'on y doive recourir comme à des documents certains. Dire que c'est Plutarque mis en action n'est point assez dire, c'est Plutarque mis en poésie ! Je laisse de côté tout ce va et vient pittoresque, toute cette variété, cette pompe et ne songe qu'à la douceur, à l'harmonie de ce langage si harmonieusement approprié à la bouche qui le parle.

Le charme de son discours pénétrait les âmes ; dans la conversation, sa beauté empruntait à sa voix un nouvel attrait, et sans qu'il soit question de l'agrément de son entretien ni de sa facilité à manier toutes les langues, tous les dialectes, on l'eût écoutée causer pour la seule magie de son organe.

Shakespeare s'est accordé si bien là-dessus avec l'histoire, qu'il a fait de tout son rôle de Cléopâtre un chant d'oiseau, une musique. Cléopâtre joue la comédie en ce sens que la plupart du temps ses mouvements, ses gestes, ses discours, sont en parfaite contradiction avec le sentiment qui l'affecte. Elle pleure quand elle aurait envie de rire, et rit quand ses larmes l'étouffent ; mais presque toutes les femmes qui aiment en sont là. Bien qu'elle s'efforce de ne livrer que ce qu'il lui convient de laisser voir, on sent à travers les mille feintes de son jeu percer toujours une émotion, ce quelque chose du cœur qui parle au cœur. Il y a de la vérité dans son mensonge, comme du mensonge dans sa vérité. Ainsi, lorsqu'en proie au dévorant souvenir d'Antoine et faisant sur elle-même une sorte de mélancolique retour, elle dit à Charmion : Regarde-moi, regarde-moi comme je suis bronzée par les amoureuses morsures de Phébus, ridée par le temps ; ah ! César au large front, lorsqu'il t'arriva d'aborder sur ce rivage, alors j'étais digne d'un roi ! qui la prendrait au mot serait malavisé, car la belle darne s'amuse et sait d'avance que ses femmes et son miroir vont lui répondre qu'elle ment.

Ces crises incessamment renouvelées, loin d'user la passion du triumvir, l'attisent au contraire, l'irritent et sont le véritable philtre répandu dans la coupe qu'il boit avec ivresse. Inquiéter, harceler, enfiévrer l'heure présente en ayant soin de tenir hors de page l'immuable sécurité- du sentiment où l'avenir commun est enchaîné : double jeu de fieffée coquette et de femme qui aime. Plutarque observe spirituellement qu'avant de tomber aux mains de sa royale maîtresse, Antoine avait appris à vivre à l'école de Fulvie, qui lui avait formé, assoupli le caractère de façon à mériter toute la reconnaissance de ses maîtresses. Je doute cependant qu'Antoine eût jamais supporté de sa turbulente moitié tout ce qu'il supporta de Cléopâtre. Il n'y a que les amours criminelles pour se payer de semblable monnaie et tourner à délices et ravissements ce qui empoisonnerait même la lune de miel d'une existence légitime. Gentillesses féroces, à plaisir réitérées, coups de griffe sanglants auxquels un sourire agréable doit répondre ! Cette Fulvie sacrifiée, et dont le dévouement incommode parfois, mais sans bornes, n'a pu sortir de sa mémoire, il lui faut l'entendre narguer à tout propos. Que dit la femme mariée ? Elle est peut-être en colère. Plût au ciel qu'elle ne vous eût jamais donné la permission de venir ! Qu'elle ne dise pas que c'est moi qui vous retiens ici : je n'ai pas de pouvoir sur vous ; vous êtes à elle ! Et quand le malheureux, apprenant que Fulvie est morte, cède au premier accablement de sa douleur, de son remords, quelle suite, quel croisement de reproches déraisonnables[7] ! Ce mari pleurant.sa femme n'est qu'un traître envers sa maîtresse, et, s'il ne la pleure pas, on lui jettera au visage ce compliment : maintenant je vois, je vois par la mort de Fulvie, comment la mienne sera reçue !

Cléopâtre tient à la possession de son amant avec l'indomptable furie d'une nature habituée à ne reconnaître au-dessus d'elle ni morale ni Dieux. Elle veut d'Antoine, non pas seulement sa puissance politique, ses trésors, elle veut aussi son intelligence et son cœur, son génie et sa fortune. Elle a tout épousé, et Shakespeare, avec cette profonde perception psychologique qui fait de lui un guide si parfait dans ces labyrinthes de l'histoire, Shakespeare donnant à deviner, accusant chaque nuance, vous montre une Cléopâtre d'ensemble, vous met devant les yeux la figure dans son plein, sans même indiquer par quels côtés chez elle l'intérêt personnel se mêle à la passion, et dans quelle mesure cet amant et ce héros agissent sur son esprit, ses sens et son cœur, qu'ils occupent et captivent à la fois. C'est dans la fusion, l'assimilation organique de ces divers genres de mobiles que réside l'attrait merveilleux du personnage. A ces petits manèges de boudoirs, à ces artifices de gipsy couronnée, succèdent et là de fulgurantes explosions, et la femme passionnée excuse alors, relève, ennoblit presque la courtisane.

Comment douter encore de l'amour de cette femme après la scène du messager ? Depuis de longs mois, les deux amants sont séparés. Antoine, rappelé en Italie à la mort de Fulvie, est allé se réconcilier avec Octave, qui, pour sceller la paix du monde et comme un suprême gage de nouvelle amitié, vient de lui donner sa sœur Octavie en mariage. Cléopâtre ignore tout ; on annonce l'arrivée d'un messager apportant des nouvelles de Rome. Ici la transformation est complète ; plus de minauderies, rien que le simple élan du cœur, la vraie nature. Quelle frémissante agitation, quelle angoisse dans cette attente ! Dès les premières paroles, sa curiosité s'élance follement au-devant de la certitude, mais la crainte la force à reculer. Enfin l'horrible lumière éclate à ses yeux ; elle apprend la trahison d'Antoine, son mariage. Sur qui se vengera-t-elle d'un tel désastre, là, dans le moment même, sinon sur le pauvre diable chargé de l'en instruire ? Il en coûtera cher au malheureux d'être ainsi venu se jeter au travers des rêves de cette imagination. Elle l'accable d'invectives, de menaces, de coups, c'est comme la manifestation plastique de cette nature incontinente et désordonnée à excès ; s'il parvient à sauver sa vie, ce colporteur de mauvaises nouvelles aura du bonheur. Elle-même ne fait que tomber d'un paroxysme dans un autre ; puis, au sortir de l'attaque de nerfs obligée, la voilà soudain qui veut qu'on lui décrive les traits, la beauté d'Octavie, les moindres particularités de sa personne.

Quel âge a-t-elle ? quelles sont ses inclinations ? et n'oublie pas surtout la couleur de ses cheveux.

Sir James Melvil, envoyé l'an 1564 par Marie Stuart, reine d'Écosse, à sa bonne sœur Élisabeth d'Angleterre, donne l'historique suivant de manière dont il fut reçu.

Sa Majesté commença par me demander comment s'habillait ma souveraine, quelle était la couleur de ses cheveux, et laquelle des deux avait, à mon sens, la taille la mieux faite ? Ensuite elle voulut savoir à quoi la reine Marie occupait son temps. Je répondis que la reine, au moment où je l'avais quittée, revenait de chasser dans les highlands, mais que, lorsque les affaires lui en laissaient le loisir, elle aimait beaucoup à se distraire en jouant soit du luth, soit du virginal. Et joue-t-elle bien ?me demanda Élisabeth. Je répliquai :Oui, très-bien pour une reine. — Le même jour, après dîner, lord Hunsden me conduisit dans une galerie dérobée pour entendre jouer Sa Majesté, assurant qu'il agissait ainsi de son propre mouvement et sans y être autorisé. Après avoir écouté quelques instants, je soulevai la tapisserie qui servait de portière, et, voyant que la reine me tournait le dos, je pénétrai dans la chambre, et continuai à prêter l'oreille. Élisabeth jouait remarquablement bien. Sitôt en m'apercevant elle s'arrêta, parut un peu surprise, se leva et vint à moi en me menaçant gracieusement de la main comme pour me donner une tape. — J'ai pour habitude de ne jamais jouer devant les hommes, me dit-elle ; je ne joue que lorsque je suis seule et pour dissiper la mélancolie. — Je tâchai de m'excuser de mon mieux, je parlai de la Cour de France, où j'avais longtemps séjourné et où de pareilles licences ne sont point mal vues. et j'ajoutai que j'étais prêt à me soumettre humblement à telle peine qu'il plairait à Sa Majesté de m'infliger. Elle s'assit alors sur un coussin, et, comme je m'agenouillais par terre à ses pieds ; elle insista pour me faire aussi m'asseoir. Ce n'était point tout. Elle voulait avoir mon opinion sur son talent, et que je lui dise si je trouvais que c'était elle ou ma souveraine qui jouait le mieux. La position devenait délicate ; je m'en tirai en lui donnant le prix.

J'ai cité ce trait, parce qu'il prouve une chose, que dans toute reine il y a une femme, et qu'en dépit des siècles et des climats, des royaumes et des mœurs, chez les Ptolémées-Lagides comme chez les Tudors, toutes les rivalités de femmes se ressemblent à l'endroit de la curiosité.

Les scènes de colère et de jalousie, l'impatiente Égyptienne dut les renouveler souvent dans ce long abandon. Désespéra-t-elle jamais ? Entre cette Ariane et son Thésée s'étendaient les mers, se dressait, belle et sympathique, imposante par son droit, dangereuse par le prestige des contrastes, la plus chaste et la plus simplement aimable des épouses : mais le serpent du Nil savait le pouvoir de ses morsures. Cléopâtre, jusqu'en ses plus démonstratives défaillances, comptait sur les indélébiles souvenirs de volupté dont elle avait enflammé l'imagination d'Antoine, et qui tôt ou tard le lui ramèneraient, souvenirs d'ailleurs fort habilement entretenus par de secrets agents, courtisans, affranchis, serviteurs chargés d'évoquer partout le nom de l'absente et de multiplier les favorables allusions. Comme il s'agissait de l'éloigner tout d'abord de Rome, les marchands d'oracles ne se gênaient pas pour faire parler les astres. L'éclat de ta fortune brille au plus haut, disait son devin, mais l'étoile de César (Octave) cherche à l'obscurcir ; c'est pourquoi je te conseille de te tenir aussi à distance que, possible de ce jeune homme, car ton démon à toi redoute celui de César, et plus il a de puissance et de domination lorsqu'il règne seul, plus il sent sa force et son courage s'amoindrir dès que l'autre s'approche de lui. Lire Plutarque en ce chapitre, c'est lire un roman.

Antoine et Octavie passèrent en Grèce les deux premiers hivers qui suivirent leur mariage. A ce soldat épicurien, le doux laisser-aller des mœurs athéniennes convenait. Il visitait les philosophes, lès rhéteurs, portait le costume du pays, vivait en simple particulier. Sa maison était ouverte à tous, plus de licteurs autour de lui quand il sortait : quelques intimes seulement et deux ou trois domestiques. Il présidait en gymnasiarque les fêtes et les jeux publics, goûtait fort les flatteries des 'Athéniens et s'en amusait avec sa jeune femme, dont il s'occupait très-tendrement. Ces descendants des héros de Marathon l'ayant par flagornerie affublé du titre d'époux de Minerve, leur déesse, Antoine, toujours libéral et grand seigneur, paya le compliment d'un million de drachmes, à quoi un membre du conseil municipal répondit spirituellement : Ô maître ! Jupiter prit sans dot ta mère Sémélé.

C'était sa fantaisie en Grèce de jouer au dieu Bacchus, au fils d'Hercule ; mais cette manie ne tenait que l'hiver ; dès le printemps, tout de suite il reprenait la vie des camps. Mimes et chanteurs disparaissaient pour céder la place aux licteurs, aux généraux ; les audiences, les négociations étaient reprises. On construisait des vaisseaux, on armait ; Dyonisos redevenait l'imperator et poussait ses aigles contre les Parthes.

 

VII.

Longtemps avait dormi cette malheureuse passion de Marc-Antoine, et il paraissait presque que les bons avis triompheraient du sortilège, lorsqu'au retour en Syrie le feu se ralluma. Les rapports de confiance rétablis, du moins par les semblants, avec son perfide collègue, le triumvirat renouvelé pour cinq ans, Antoine revenait prendre le gouvernement de l'Asie romaine, qui était sa part d'empire, et poursuivre ses projets de guerre contre les Parthes. Observons que la passion d'Antoine trouva dans cette circonstance un bien puissant réactif ; mais il faut ajouter, pour être juste, que cette circonstance, il ne la créa point à plaisir. Son amour n'eût pas, existé que les événements ne lui eussent point dicté d'autre conduite. C'était donc bien sa destinée qui pour la seconde fois le poussait vers Cléopâtre.

Ce qui devait arriver arriva. Ils se revirent dans cette rencontre, éperdue, Cléopâtre oublia tout, et son amant ne se souvint que de ce qu'il avait à réparer. Antoine avait cette sensibilité d'âme particulière aux grands libertins. Il était bon, humain, magnifique ; les soldats l'adoraient, et si jamais mœurs plus scandaleuses que les siennes ne furent données en spectacle, encore doit-on lui tenir compte d'une qualité fort rare chez les anciens : il n'était pas étranger au remords, sa conscience lui reprochait les vices de son tempérament, ce qui ne le corrigeait point sans doute, niais ce qui montre un naturel exempt de cruauté. Octave, au contraire, sobre, doucereux, réservé près des femmes, nam pulchritudo intra pudicitiam principis fuit, Octave avait le goût des proscriptions, aimait je sang, comme plus tard Saint-Just et Robespierre, deux grands modèles aussi de chasteté, de tempérance, et deux grands scélérats pour tout le reste. Antoine était ce que j'appellerais un viveur lucide ; il pouvait faire la débauche sans perdre absolument connaissance. Au plus profond de cette âme enténébrée de paganisme, on perçoit je ne sais quel clignotement du sens moral ; rien ne dit, que cent ans plus lard, la foi chrétienne aidant, ce pourceau d'Épicure n'eût pas fini comme un saint Jérôme dans quelque Thébaïde. Malmené par Fulvie, il pleura sa mort ; c'était, le tour d'Octavie d'émouvoir maintenant ses scrupules de conscience. La noble dame, après avoir accompagné son mari jusqu'à Corcyre, était rentrée à Rome dans la maison du grand Pompée, devenue, depuis Pharsale, propriété d'Antoine, et ne s'occupait plus que du soin de ses enfants, qu'elle élevait avec ceux de Fulvie. Toutes les vertus, tous les agréments faits pour rendre un homme heureux, elle les possédait ; seulement il eût fallu que cet homme ne fût pas l'excentrique descendant de Jupiter et de Sémélé. A cette nature surabondante, géniale, accoutumée au bel esprit, au sans-façon des mœurs athéniennes, tant de pudeur, de rigorisme, ne pouvait longtemps convenir. Cette atmosphère de préjugés l'opprimait, l'étouffait, lui qui partageait toutes les idées d'indépendance du grand Jules.

Combien ne se sentait-il pas plus à l'aise près de l'autre ! Là du moins il échappait aux obséquieuses protestations d'un en Courage hostile, là son imagination trouvait à qui parler. Puis cette reine d'Égypte, que Rome appelait sa concubine et qui lui avait donné cieux enfants, était-elle en somme moins sa femme que la veuve de Marcellus, qu'il avait épousée étant gosse et par dispenses du Sénat ? Cléopâtre était pour lui plus qu'une amante, qu'une épouse, elle était son œuvre, sa création ; s'il relevait de son amour, elle relevait, elle, de sa puissance. Il l'avait assise sur le trône, grandie à la hauteur où le monde la voyait, et de la même main qu'il l'avait faite, il pouvait la défaire. D'ailleurs, entre tant d'avantages, elle avait surtout celui de n'être pas la sœur d'Octave, car ses nouveaux rapports de famille, loin d'atténuer l'antipathie d'Antoine, n'avaient servi qu'à l'accroître ; c'était la secrète animosité du pressentiment qui désormais l'échauffait contre ce pâle et imberbe jeune homme de vingt-quatre ans auquel tout réussissait, et qui, sans aucun mérite civil, sans ombre de valeur militaire, marchait déjà son égal, pour ne pas dire plus, et le battait en politique comme au jeu.

 

VIII.

L'enchanteuse ressaisissait à pleine main ]es rênes d'or de son char de victoire. Antoine, à son côté, plus affolé que jamais, s'intitulait le premier de ses esclaves, et, costumé à l'orientale, le sabre recourbé des Mèdes à la ceinture, trônait au prétoire et dans les cérémonies en satrape asiatique. Sa gloire était d'abdiquer la toute-puissance aux pieds de cette femme et de n'être que le mari de la reine, le roi consort, lui triumvir, lui que Rome et les dieux du Capitole avaient investi de leur majesté souveraine ! César, insultant au sentiment public, avait jadis poussé l'audace jusqu'à installer en plein temple de Vénus l'image de cette étrangère maudite, de ce monstre, monstrum illud, comme l'appelle Horace. Le scandale était dépassé. Les soldats romains, confondus avec des Nubiens, des eunuques, portant sur leurs boucliers le chiffre de l'Égyptienne, lui servaient de gardes d'honneur dans les revues qu'elle passait à cheval en compagnie de Marc-Antoine. Ici l'extravagance prend les proportions du mythe. Évidemment, cette fameuse perle dévorée en un festin n'est qu'un symbole. ES eussent à ce train absorbé le monde. Et quelle chose merveilleuse il faut cependant que soit l'amour pour faire que deux êtres si coupables, si chargés de responsabilités terribles, trouvent la postérité moins sévère que miséricordieuse, et vivent à travers les âges, amnistiés, plaints et célébrés dans la cause même de leurs fautes. Nul tombeau sur la terre n'enfermera un couple aussi fameux, el la pitié qu'inspire leur histoire égale la gloire de celui qui les a réduits à être plaints ! Quand César-Octave s'exprime ainsi au dénouement, c'est Shakespeare qui parle par sa bouche au nom de la conscience humaine.

A la distance où, grâce à Dieu, nous sommes d'une société qui pouvait supporter de telles aberrations, le spectacle a bien sa grandeur. Jamais, depuis que le monde existe, cet éternel drame de l'amour ne fut représenté d'une façon plus héroïque : ces acteurs, qui dépassent la Fable de cent coudées, ont une authenticité chronologique ; aussi belle qu'Hélène, Cléopâtre a toute la mobilité d'esprit, toute l'éducation de la femme moderne, et la puissance de l'homme qui l'adore est, comme son amour, sans mesure. Pour satisfaire les infinis caprices de sa déesse, Antoine n'a pas besoin d'être un demi-dieu ; tel que Pharsale et Philippes l'ont fait, les Olympiens sont ses vassaux. Il peut tout ce qu'il veut, tout ce que veut Cléopâtre, et tailler en Asie autant de royaumes nouveaux qu'en demande sa reine est aussi facile à sa munificence que d'étoiler cette tète vipérine d'une escarboucle de cent millions.

Ce fut ainsi qu'il lui donna la Phénicie, Cypre, une partie de la Cilicie et toute une province de Judée renommée pour la culture des essences, rendant la terre clos parfums tributaire de sa dame de beauté, et répondant à qui osait se plaindre que savoir conférer était plus encore que savoir prendre l'attribut de Rome et de sa grandeur universelle ; — politique du reste 'assez habile, puisqu'en même temps qu'il enrichissait sa maîtresse, il fortifiait la puissance d'une alliée. Bien n'est plus erroné que de se représenter Cléopâtre sous les traits d'une bayadère adonnée aux seules jouissances du moment et ne connaissant d'autres occupations que la galanterie et le plaisir. Cette voluptueuse avait son ambition, et, pour remplir ses vues, sa faiblesse s'appuyait sur la force d'Antoine, comme elle se serait appuyée sur le bras de César, qui, n'en doutons pas, s'il eût vécu, eût épousé non seulement la cause, mais la femme.

Étendre jusqu'aux anciennes limites l'empire de ses aïeux, rétablir à tout jamais son indépendance, était la pensée avouée ; mais combien d'autres desseins plus vastes, plus hardis ne caressait-elle pas ! Quels rêves de domination ne s'agitaient dans cette jolie tête nonchalamment inclinée sous le peigne d'or de la coiffeuse Iras ? Aussi vrai qu'il m'arrivera un jour de régner au Capitole ! on ne parlait à Rome que de cette nouvelle forme de serment usitée par l'insolente courtisane du Nil.         

Tout n'était peut-être pas calomnie dans ces bruits qui, fomentés, propagés par ]es soins d'Octave, soulevaient d'indignation la grande ville. En effet, depuis les jours heureux de jeunesse et de fortune où, maîtresse déclarée du dictateur, elle s'était vue adulée par la noblesse et le Sénat, Cléopâtre n'avait jamais oublié Rome. 

César, un an après avoir quitté Alexandrie, l'aimait toujours. Il veut qu'elle assiste à ses quatre triomphes, la fait venir à Rome, et il est entendu que ce voyage aura pour motif avoué une alliance à conclure avec le Sénat et le peuple romain. Elle y apparut donc en souveraine d'un pays indépendant, environnée d'une Cour nombreuse et magnifique, et le jeune roi d'Égypte, son époux, l'accompagnait. C'était le bruit public que César, à défaut d'héritier légitime, adopterait Césarion auquel il avait d'ailleurs déjà permis de porter son nom. Rome, à la vérité, s'indignait à la seule idée de certains projets de mariage avec l'Égyptienne, avec cette fille d'un pays et d'un peuple abhorrés, méprisés entre tous pour leur religion bestiale, leurs mystères orgiaques, leurs eunuques. Mais César se mettait au-dessus de l'opinion. Cependant Cléopâtre se voyait sur un terrain hostile ; tant d'honneurs et de marques de déférence dont l'entourait César, tant d'hommages que la société romaine affectait de lui prodiguer ne l'aveuglaient pas ; elle se sentait haïe et méprisée par le peuple, qui sourdement grondait, par cette aristocratie qui ne la caressait que pour la mieux trahir et ne lui pardonnait pas ses plans ambitieux. Il résultait donc des circonstances que la politique de Cléopâtre devait être de pousser le génie de César du côté de l'Orient. Elle y travaillait de tout l'effort de son influence, estimant qu'à moins de le tenir là, elle ne serait jamais sûre de rien. Et tous les rivaux de César, tous ceux qui pour un motif ou pour un autre avaient intérêt à l'éloigner de Rome et d'Italie, sans être de connivence avec la reine, poussaient, comme on dit, à la roue. La guerre contre les Parthes était résolue. On avait fixé pour l'embarquement le quatrième jour après les ides de mars ; Cléopâtre triomphait et déjà se voyait, dans ses rêves, associée à la destinée, au pouvoir du maitre de la terre, lorsque, quelques jours avant le départ projeté, le 15 mars de l'année 44 av. J.-C., vœux, calculs, espérances, un orage dispersa tout. Sur la villa royale des bords du Tibre, la nouvelle du meurtre de César vint tomber comme un coup de tonnerre.

Cléopâtre fit tête à l'événement ; le courage ni le sang-froid ne l'abandonnèrent. Son premier soin devait être de quitter Rome, où sa personne ne se trouvait plus en sûreté. Elle le fit, mais sans trop de hâte. Dépossédée du côté de son ambition, elle voulait au moins assurer sa part d'héritage au fils qu'elle avait donné à César.

Un mois seulement après la catastrophe, Cicéron, alors dans sa terre de Sinuessa, sur la voie Appienne, apprend, par une lettre d'Atticus, que Cléopâtre a quitté Rome, et il répond à son ami par un : Cela m'est bien égal tout ironique. Reginæ furga mihi non molesta est. Ce qui semble l'intéresser davantage, c'est un bruit d'après lequel la reine attrait essayé de faire déclarer son fils cohéritier de César. Cicéron n'a point l'air d'y croire beaucoup, à ce bruit, et cependant il aimerait le savoir vrai, espérant sans doute que le désaccord n'en serait que plus grand entre Octave et Antoine. Le fait est que Marc-Antoine, pour évincer Octave, avait déclaré au Sénat, comme une chose certifiée par tous les amis du dictateur, que César avait reconnu Césarion comme son fils, s'appuyant. lui Antoine, dans cette déclaration, du témoignage de Caïus-Oppius, confident intime de César et son homme d'affaires. Il est vrai que, plus tard, ce même Caïus-Oppius, devenu le partisan d'Octave, trouva juste et salutaire de se dédire et d'énoncer une assertion tout opposée, dans un écrit contre lequel protestait d'ailleurs la ressemblance de l'enfant. Elle habitait alors, de l'autre côté du Tibre, dans ces jar-clins de César qui s'étendaient au pied de la colline, à la place même que ceux de la villa Pamphili occupent à présent, et tenait une Cour des plus brillantes. Encombrer les antichambres de la reine d'Égypte était un honneur fort à la mode et fort goûté de ces fiers consulaires, qui savaient par là se concilier les bonnes grâces du nouveau maitre. Cicéron se faisait présenter, et, quitte à l'accabler plus tard d'allusions acerbes, commençait par dépenser en menue monnaie de flatteries son éloquence et sa littérature[8].

 

IX.

Tous ces souvenirs ramenaient Cléopâtre vers un passé qui d'un jour à l'autre pouvait cesser d'être un mirage. Rien ne l'empêchait de revenir sur ses pas au bras d'Antoine, et de compléter avec lui l'œuvre de domination souveraine ébauchée avec Jules César. Elle voulait y rentrer, dans cette Rome, mais pour abattre sa puissance, pour y promener son char de triomphe sur les ruines de cette aristocratie vénale dont son père avait subi les extorsions, et pour transporter ensuite dans sa chère Alexandrie le siège du gouvernement du monde. A défaut de César, elle avait l'épée d'Antoine et son génie ; à elle seule, à Cléopâtre, appartenait désormais le triumvir. Ses conquêtes, sa gloire, ne le regardaient plus ; il ne devait agir et vaincre qu'au profit exclusif de l'idole, et c'était en s'aidant de ces avantages qu'elle comptait, à côté du héros, et forte de tous les droits d'une épouse légitime, gravir chaque degré du trône entrevu sur les hauteurs du Capitole.

Projets superbes, auxquels manqua l'esprit de conséquence et de ferme propos ! Cléopâtre eut bientôt fait de subjuguer Antoine, mais là s'arrêta son action ; elle ne réalisa donc que la moitié de son programme, qui était de régner sans partage sur le triumvir. Une fois en possession du moyen, elle oublia le but. On perdit terre dans les ivresses du moment, et les grandes perspectives disparurent, effacées par les vapeurs de l'éternelle fête. Plus égoïste qu'Antoine et sachant mieux calculer ses intérêts, elle se montra également sans volonté contre le plaisir. Le même démon les possédait l'un et l'autre ils se ressemblaient trop. L'homme que la servitude entreprend, dit Homère, perd la moitié de sa virilité. Antoine lui appartenait corps et âme, en esclave et Cléopâtre, débordée elle-même par celte foui des sens, paraissait n'avoir plus qu'une ambition : être la maîtresse de son esclave !

Jamais amant ne fut plus magnifique. La rein avait le goût des belles-lettres, il enrichissait le musée d'Alexandrie de 200.000 papyrus enlevé à la bibliothèque des rois de Pergame ; elle aimait les arts, et il dépossédait le sanctuaire de Samos pour lui donner un groupe de Miron. nome criait au sacrilège ; il laissait dire, et, sentant de loin gronder ses colères, leur préparait de bien autres motifs d'explosion. Au retour d'une campagne victorieuse en Arménie, n'eut-il pas l'incroyable idée d'offrir à cette magicienne le spectacle d'un triomphe ? Un général romain triompher hors de Rome, cela ne s'était jamais vu. Pour Rome seule on devait vaincre ; elle seule avait le privilège de conférer au vainqueur la suprême récompense. Aller à l'encontre de ce principe, autant valait proclamer l'indépendance des provinces et ne plus voir de différence entre lei peuple romain et les barbares ! Antoine, qui sait ?' ne voulait peu t-être pas autre chose. Depuis longtemps, il méditait de rompre avec le Capitole, de forger un rival au vieux Jupiter, et, pour atteindre son but, il lui fallait grandir le prestige d'Alexandrie aux yeux des populations orientales et les convaincre que le Nil et l'Oronte ne méritaient pas moins que le Tibre, placé à l'extrémité de l'empire. Déjà redoutable sous les derniers Lagides, l'Égypte était devenue une menace, un danger pour Rome et l'Occident. Par des sorties militaires presque toujours brillantes et que suivaient des traités avantageux, Antoine avait mis sa reine à la tête d'une confédération de rois ; leur marine était sans égale, et c'étaient des légions romaines qu'il commandait, lui soldat romain, imperator, le premier homme de guerre de son temps ! Cléopâtre voyait chaque jour s'accroître ses États : des Îles, des provinces, cadeau sur cadeau ! Antoine semblait ne prendre que pour lui donner, et certes la spéculation avait son bon côté, car il se disait que ce qui appartenait à la reine appartenait à Marc-Antoine, et qu'il se retrouverait encore fort à son aise dans le cas où rien ne lui resterait que ce qu'il aurait donné, — ce qui prouve que c'est une assez vieille histoire que de rentrer dans son bien en épousant la femme avec laquelle on s'est ruiné.

A ce triomphe dans Alexandrie, rien ne manque ; on y trouve la solennité romaine, la pompe orientale, le goût des Grecs. Artavas, le roi d'Arménie, y paraît enchaîné, mais avec des chaînes d'or : catenis, sed ne quid honori deesset, aureis vinxit. Et c'est aux pieds de la reine d'Orient que toute cette gloire est déposée par son chevalier, par le Renaud de cette Armide. Il reconnaît solennellement devant tous, à cette occasion, Cléopâtre reine des reines, et pour son successeur légitime, Césarion-Ptolémée (il avait alors quatorze ans), issu d'un mariage avec le dictateur, ce qui, dans l'avenir, détruisait les droits d'Octave.

 

X.

Octave, pendant ce temps, créait à Rome ce qu'on appelle un mouvement d'opinion. Ses écrivains, ses poètes, recevaient le mot d'ordre : il s'agissait d'exploiter les faits au point de vue des préjugés romains, et, la matière étant déjà si belle, il est vraiment curieux que tant d'imaginations aient pris à tâche de l'illustrer ; mais pour se rendre agréable à César, rien ne coûte ; Au fond, ce qu'on voulait des deux côtés, c'était la succession du grand Jules, la souveraineté universelle sans partage. Au Capitole, comme sur les bords du Nil, on comprenait qu'un pareil antagonisme ne pouvait désormais se prolonger ; la question de vie ou de mort était posée. Il fallait une journée. Octave s'y préparait en levant des troupes, Antoine armait à force. Ni l'un ni l'autre n'avait cependant jeté le masque. Le vrai motif restait encore sous-entendu ; mais les griefs personnels, les prétextes activement disséminés, commençaient à charger l'atmosphère d'une électricité louable. Quelle chance, en effet, pour ce roué tacticien d'Octave d'avoir à jouer la partie qui s'engageait là ! Cette lutte toute d'égoïsme et d'ambition, les circonstances lui permettaient de la présenter à l'opinion comme une simple affaire de patriotisme ; s'il entreprenait de combattre Antoine, cette guerre

F n'avait qu'un seul objet, l'existence même de l'empire. Indifférent aux querelles d'intérêt, peu soucieux de sa propre fortune, il ne livrait bataille que pour Rome, son honneur et sa suprématie dans le monde. Venger les mœurs et les institutions nationales, défendre la religion des ancêtres contre d'ignobles Égyptiens voués au culte des animaux, humilier leur odieuse reine, implacable ennemie du nom romain, il n'a, quant à lui, jamais connu d'autre programme. L'Italie et Rome doivent se le tenir pour dit, — ce qu'elles firent. C'est bien là le thème qui circule dans la littérature du temps, littérature qui naturellement donna le ton à la prose comme à la poésie des âges suivants ; d'où l'on peut conclure que, sans être de grands modèles d'honnêteté, Antoine et Cléopâtre n'ont peut-être point mérité tout le mal qu'on a répandu sur leur compte, puisque leur histoire n'a été écrite et qu'ils ne furent racontés et chantés que sur la recommandation très-particulière de l'homme qui les a vaincus.

La sorcière d'Égypte, le monstre, sert de point de mire à toutes les colères ; Antoine est moins vilipendé ; sa qualité de Romain, son titre d'ami, de vengeur de César, ses lauriers de Philippes le protègent. Le malheureux n'est plus qu'à plaindre ; la conscience de lui-même l'a désormais abandonné, il a bu sa folie dans un philtre. Représentons-nous le sentiment d'horreur qu'à la Cour de Philippe II eût inspiré le mariage d'un grand seigneur espagnol avec une Juive. La conduite d'Antoine soulevait aux yeux des Romains une égale réprobation, et le sournois Octave n'avait garde de négliger un seul des avantages de son jeu. Chaque affront infligé à sa sœur était pour lui un capital qu'il faisait valoir à gros intérêts. Cette grande dame, cette épouse délaissée, formait avec les enfants d'Antoine un groupe à la fois sympathique et pittoresque. Les Romains se sentaient émus, attendris à la vue de cette auguste femme chargée de toutes les afflictions qui contrastaient la République, et dont on ne pouvait prononcer le nom sans éclater aussitôt en récriminations contre son mari coupable et contre l'Égyptienne, sa rivale détestée. Il est certain que tout ce beau puritanisme prête quelque peu à l'étonnement dans une ville qui voyait chaque jour passer les divorces d'un œil assez indifférent, et que ni l'exemple de César, ni celui d'Octave n'avaient scandalisée ; mais on peut répondre qu'ici l'aversion excitée par la personne même de Cléopâtre dominait tout : il n'était plus question pour les Romains de divorce, mais de ce divorce qui, mettant à l'écart une patricienne de sang illustre et de mœurs irréprochables, allait lui substituer une courtisane dont l'avènement menaçait la liberté de Rome.

Antoine, à qui tous ces bruits revenaient, ne faisait qu'y puiser un aliment de plus à sa flamme, et répondait aux reproches d'Octave avec une certaine affectation de cynisme soldatesque.

Qu'est-ce donc finalement qui t'indigne contre moi ? Tu m'en veux de mes rapports avec la reine ; mais elle est ma femme (uxor), et ce n'est pas d'hier, puisque voilà neuf ans que cela dure. Et toi-même n'as-tu donc de relations qu'avec Drusille ? Je gage ta vie et ta santé qu'avant de lire cette lettre, tu n'étais pas sans avoir connu Tertulla, ou la Terentilla, ou la Rufilla, ou la Salvia Titissennia, ou toutes les quatre ensemble.

Cette lettre, empruntée par Suétone aux archives de la maison de Jules, et datée de l'an 39, prouve qu'à cette époque Antoine avait formellement répudié Octavie[9]. La querelle s'accentuait, et chaque jour marquait un pas vers la rupture. Comme jadis, au temps de César et de Pompée, l'esprit de parti remuait la ville. Les signes précurseurs, oracles, prodiges, commençaient à parler. Antoine perdait du terrain. Un seul moyen lui restait de rétablir sa popularité : éloigner Cléopâtre. Ses amis voyaient le tour que prenaient les choses. Les uns l'en informaient par lettres, d'autres arrivaient en personne. Antoine conservait encore assez de bon sens, mais la reine, même de lui, ne voulut rien entendre. Vainement il représenta que cette séparation serait courte, que nulle puissance au monde ne le forcerait jamais à la quitter ; que peuvent de telles assurances contre les prières et les larmes d'une femme si éperdument adorée ? Cléopâtre n'avait oublié ni les charmes d'Octavie, ni la fragilité du cœur d'Antoine. Ce qui s'était vu déjà pouvait se reproduire ; l'altière Égyptienne était résolue à tout entreprendre plutôt que de servir une seconde fois de gage à la réconciliation des triumvirs et d'être sacrifiée à la paix du monde. Son amour, plus encore que le soin de son ambition et de sa propre sûreté, lui dictait cette conduite. Antoine était un homme qu'il lui fallait en quelque sorte garder à vue, et qu'elle ne tenait que par la continuelle incantation de sa présence. Elle avait résolu de le suivre partout, quoi qu'il advînt, sans vouloir réfléchir à ce que la présence d'une femme comme elle devait nécessairement causer d'embarras dans l'exécution d'un plan stratégique. Elle maintint sa Volonté, contre tous les avis. A Éphèse, où Marc-Antoine rassemblait la flotte, Domitius Énobarbus, la voyant apparaître, s'emporte comme un lansquenet ; mais Antoine, au lieu de la renvoyer en Égypte attendre la fin de la guerre, s'élance au-devant d'elle et rabroue son général.

 

XI.

Jamais le monde romain n'avait assisté à de pareils armements. Octave commandait à l'Occident tout entier ; derrière lui se levaient l'Italie, la Gaule, l'Espagne, l'Illyrie, la Sicile, la Sardaigne et ses îles ; du côté d'Antoine étaient la Thrace, la Grèce, la Macédoine, l'Égypte, toutes les provinces romaines de l'Asie et la plupart des dynastes orientaux restés indépendants. Cent mille hommes de légionnaires aguerris, douze mille cavaliers formaient le noyau de son armée, autour duquel venaient se masser d'innombrables auxiliaires. Cinq cents vaisseaux de guerre, y compris les fameuses galères égyptiennes, composaient sa flotte, bien montée et bien pourvue d'engins de toute sorte.

Les forces d'Octave, beaucoup moindres, — elles ne dépassaient pas 250 voiles, — avaient l'avantage d'être manœuvrées par d'incomparables marins. Parmi ces hommes rompus à la navigation, habitués au succès, se trouvaient presque tous les anciens pirates de Sextus Pompée, et l'on peut aisément se rendre compte des empêchements et des périls dont ces hardis équipages menaceraient les énormes bâtiments égyptiens, si, par un coup de maître, on les amenait à rompre leur ligne, ce qui fut le trait décisif de la victoire d'Actium. Ajoutez à cela que ces forces, si admirablement appareillées, étaient dans la main d'un amiral de premier mérite, qui s'appelait Agrippa, et commandait sous les ordres de César-Octave, lequel, à défaut de talents et de vertus militaires, avait du moins cette qualité de savoir s'effacer, de laisser faire. Comment un général tel que Marc-Antoine, disposant d'une si belle armée, en vint-il à opter pour le combat naval quand tout lui semblait conseiller de livrer bataille sur terre ? Cléopâtre ne voulait se séparer de son amant ; il lui fallait être là près de lui, sinon à son côté. On se battit sur mer, parce qu'elle y trouvait une occasion d'assurer mieux son poste de combat. Qu'on ose donc parler encore de la destinée d'Antoine, comme s'il y avait une destinée pour l'homme alors qu'une femme est dans son jeu ! D'ailleurs, sur mer, la fuite n'était-elle pas plus facile en cas de désastre ?

Ô mon imperator, pourquoi veux-tu confier ta fortune à ces misérables planches ? Laisse tes Égyptiens et tes Phéniciens combattre sur la mer, et donne-nous le champ de bataille en terre ferme, où nous autres nous savons vaincre ou mourir.

Ainsi parlait la dernière heure un vieux centurion de Pharsale et de Philippes tout criblé de blessures. Antoine soucieux l'encouragea d'un geste amical, et, sans lui répondre, passa.

Pendant ce temps, Octave accostait un ânier :

Comment te nommes-tu ?

Je m'appelle Bonaventure, et ma bête s'appelle Victoire !

 

 

 



[1] Shakespeare.

[2] Voir la Note I à la fin du volume.

[3] Voir la Note II à la fin du volume.

[4] Nous voyons quelque part que La Fontaine, en homme de goût et en poêle qu'il était, allait même au-delà de ce sentiment. Quant à l'amour de Cléopâtre, j'estime autant la conquête de cette reine que celle de l'Égypte entière, du tempérament dont César était, il en devait devenir amoureux ; je le loue d'avoir été formarum spectator elegans. (Comparaison d'Alexandre, de César et de M. le Prince.)

[5] Voir la Note III à la fin du volume.

[6] Il y a entre les Français et les Anglais d'aujourd'hui bien des rapports qui, dans le monde antique, existaient entre les Grecs et les Égyptiens. L'Angleterre tient de l'Égypte cet art de s'avancer lentement, posément. Il est absurde, comme on l'a trop souvent avancé, de croire que l'Égypte fut stationnaire : nous autres, par contre, nous avons la mobilité grecque.

[7] Les larmes données par Antoine à Fulvie n'apparaissent que dans Appien et ne sont point dans Plutarque. Encore une divination de Shakespeare, qui, on le sait, n'a connu que Plutarque.

[8] Je déteste la reine, elle le sait et sait pourquoi, écrit-il plus tard à Atticus. Quelles étaient ses raisons ? Un manque de mémoire, une distraction de Cléopâtre, hélas ! peut-être un simple bâillement saisi pendant qu'il discourait. Il en faut si peu pour blesser certaines vanités toujours sur le qui-vive. Ce qu'il raconte, c'est que la reine lui avait promis divers manuscrits pour sa bibliothèque, et que jamais ces manuscrits ne lui furent envoyés. D'autre chef, la maison de la reine s'était, sans le vouloir, rendue coupable de lèse-famosité. Un chambellan ayant fait mine de l'aborder. Cicéron lui demanda ce qu'il voulait., et ce personnage commit l'impertinence de passer en répondant : rien, j'avais à parler à Atticus. N'y avait-il point là de quoi justifier d'implacables rancunes ? Tant que César vécut, Cicéron, le plus prudent des hommes, tint sous clé le trésor de ses animosités ; mais sitôt après les ides il y fouilla, et alors à pleines mains.

[9] Les mariages se faisaient et aussi se défaisaient par politique. Ce n'est donc point avec nos idées modernes qu'il convient d'envisager la situation. Julie, fille de César, épouse Pompée ; Octavie, sœur d'Octave, épouse Antoine étant grosse et venant de perdre Marcellus, son premier mari, depuis quelques mois seulement. Parler de la sainteté du mariage à propos de telles unions serait donc se méprendre. Qu'on invoque l'idée morale, je le veux bien, et encore ! Quant à l'idée sacramentelle, toute chrétienne, elle y manque absolument.