HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DIXIÈME

LIVRE ONZIÈME

 

CHAPITRE NEUVIÈME. — FIN DE L'HÉBERTISME

 

 

La Convention face à face avec la guillotine. — Danton ne soutient pas Camille. — Esprit de corps parmi les Hébertistes. — Fureurs de Vincent. — Pourquoi Robespierre ne contredit pas à la mise en liberté de Ronsin et de Vincent. — Les Dantonistes attaquent Ronsin et Vincent avec violence ; ils sont vivement défendus par Danton, qui fait décréter leur mise en liberté. — Discours de Robespierre sur la morale publique. — Les Hébertistes marchent le front haut ; leurs emportements ; leurs projets. — Arrivée de Carrier. — Maladie de Robespierre. — Apparition de Saint-Just à la tribune. — Avec une éloquence sinistre, il menace les Indulgents et frappe sur les Terroristes. — Collot-d’Herbois cherche à entraîner les Jacobins dans une alliance avec les Cordeliers. — Les Cordeliers se bâtent de proclamer l'insurrection ; séance tragique. — Immobilité de Paris. — Les Hébertistes, déconcertés, essayent d'attirer à eux la Commune ; ils échouent. — Collot-d’Herbois les abandonne. — Rapport de Saint- Just contre eux. — Ils sont arrêtés. — Billaud-Varenne explique les causes de leur arrestation aux Jacobins. — Attitude du club des Cordeliers. — Robespierre défend Boulanger. — Arrestation de Hérault de Séchelles et de Simond ; motifs de cette arrestation. — Les Hébertistes partout reniés. — Arrestation de Chaumette et de Clootz. — Horrible injustice commise à l'égard de Clootz. — Manœuvres des Dantonistes pour profiter de la victoire du Comité de salut public. — La conduite de Danton opposée à celle des Dantonistes ; scène touchante entre lui et Rühl. — L’arrestation de Héron poursuivie par Bourdon (de l’Oise) ; portée de cette attaque ; pourquoi Couthon et Robespierre interviennent. — Procès des Hébertistes. — Leur mort. — Lâcheté d’Hébert. — Fermeté de Ronsin. — Courage admirable et sang-froid philosophique de Clootz. — Conséquences immédiates de l'exécution des Hébertistes.

 

Dans leur lutte contre l’Hébertisme, les Robespierristes apportaient une préoccupation très-vive, celle d’éviter l'accusation de tiédeur. Combattre les excès révolutionnaires, ils ne le pouvaient avec succès qu’à la condition de prouver que leur culte pour la République était toujours le même, indomptable et brûlant. L’anniversaire du 21 janvier étant arrivé, Couthon, que les Hébertistes taxaient de modérantisme, propose aux Jacobins de jurer mort aux tyrans, paix aux chaumières ! et il fait décider que les membres delà Société, lorsqu’elle ira féliciter la Montagne de son énergie dans le procès de Louis XVI, se présenteront en bonnet rouge, le président tenant une pique à la main[1]. Ceci se passait la veille du 21 janvier.

Le 21, à la Convention, les membres du club des Jacobins sont annoncés. Admis d’un commun élan, ils défilent, au bruit d’une musique militaire qui les précède. La salle retentit d’applaudissements. Vivre libre ou mourir ! Que de fois ce serment a été prêté ! Sur la motion de Couthon, il est prêté une fois encore. Les Jacobins et la Commune devaient se rendre, ce jour-là, au pied de l’arbre de la liberté. Couthon demande qu’une députation de douze Montagnards se joigne au cortège. Non, s’écrie-t-on de la Montagne, nous irons tous, tous ! Mais, selon Billaud-Varenne, c’est la Convention nationale en corps qui doit, réunie aux Jacobins, se rendre sur la place de la Révolution. La motion est adoptée. Une sorte de délire funèbre entraîne les âmes. La musique exécute, au milieu de l’émotion générale, l’air Veillons au salut de l’empire ! Des portraits de rois sont apportés, brûlés, et leurs débris foulés aux pieds. Puis, à la voix de Couthon, l’Assemblée nomme des Commissaires pour dresser l’acte d’accusation de tous les rois, et l’envoyer au tribunal de l’opinion de tous les pays, afin qu’il n’y ait plus aucun roi qui trouve un ciel qui veuille l’éclairer, ou une terre qui veuille le porter[2].

Mais qu’arriva-t-il ? Au moment où la Convention touchait à la place de la Révolution, quatre condamnés à mort apparaissaient sur la planche de la guillotine. Voilà donc les représentants du peuple face à lace avec le bourreau ! L’Assemblée recula d’horreur. Était-ce une scène arrangée d’avance, ou l’effet d’un hasard sinistre ? Nul évidemment n’avait intérêt à préparer un pareil coup de théâtre, qui ne servit en effet qu’à fournir à Bourdon (de l’Oise) le sujet d’une sortie véhémente. Il demanda et obtint qu’on recherchât, qu’on punît les auteurs d’un système ourdi pour faire regarder la représentation nationale comme un composé de cannibales[3]. L’adhésion donnée par l’Assemblée à la proposition de Billaud-Varenne excluait, par sa soudaineté même, la supposition du système dont parlait Bourdon (de l’Oise). Mais l’impression produite était là, qui condamnait une initiative suivie d’un résultat aussi déplorable. Bourdon (de l’Oise) ne quittait pas la brèche, toujours prompt à frapper sur le Comité de salut public, mais de côté ; l’attaquant dans la personne des ministres, de Bou- cholte, notamment, auquel il faisait un crime de tout : tantôt des obstacles mis par d'autres à l’arrivée des secours destinés aux prisonniers de Mayence ; tantôt de ce qu’un de ses commis l’avait dénoncé aux Cordeliers ; ou bien de ce que lui, Bourdon, s’était pris de querelle avec ce commis dans une taverne ; ou encore, suivant le mot amèrement hyperbolique de Robespierre, de ce qu’il avait mal dîné[4].

Mais, parmi ces attaques, il y en eut de justes, celle, par exemple, qui avait trait à l’arrestation du beau-père de Camille Desmoulins. Non que l’abus signalé fût directement imputable au Comité de salut public, quelques Commissaires de section étaient seuls en cause ; mais le pouvoir répond de tout acte de tyrannie qu’il n’empêche pas, ou que, faute de surveillance, il ignore.

Camille Desmoulins, dans son n° VI du Vieux Cordelier, raconte cette scène de l’arrestation de son beau-père d’une manière fort amusante et terrible. ... Tu connais mon beau-père, le citoyen Duplessis, bon roturier, et fils d’un paysan, maréchal ferrant du village. Eh bien, avant hier, deux Commissaires de la Section de Mutius Scævola — la Section de Vincent, ce sera te dire tout — montent chez lui... Nonobstant le décret qui porte qu’on ne touchera point à Domat, ni à Charles Desmoulins, bien qu’ils traitent de matières féodales, ils font main basse sur la moitié delà bibliothèque, et chargent deux crocheteurs des livres paternels. Ils trouvent une pendule, dont la pointe de l’aiguille était, comme la plupart des pointes d’aiguilles, terminée en trèfle ; il leur semble que cette pointe a quelque chose d'approchant d’une fleur de lis ; et, nonobstant le décret qui ordonne de respecter les monuments des arts, ils confisquent la pendule. Notez bien qu’il y avait à côté une malle, sur laquelle était l’adresse fleurdelisée du marchand. Ici, pas moyen de nier que ce fût une belle et bonne fleur de lis ; mais, comme la malle ne valait pas un corset, les Commissaires se contentent de rayer les fleurs de lis, au lieu que la malheureuse pendule, qui vaut bien douze mille livres, est, malgré son trèfle, emportée par eux-mêmes, qui ne se fiaient pas aux crocheteurs d’un poids si précieux ; et ce, en vertu du droit que Parère a appelé si heureusement le droit de préhension... Un vieux portefeuille, oublié au-dessus d’une armoire, dans un tas de poussière, et auquel il n’avait pas touché, ni même pensé, depuis dix ans peut-être, et sur lequel on parvint à découvrir l’empreinte de quelques fleurs de lis, sous deux doigts de crasse, compléta la preuve que le citoyen Duplessis était suspect ; et le voilà enfermé jusqu’à la paix... Le plaisant de l’histoire, c’est que ce suspect était devenu le sexagénaire le plus ultra que j’aie encore vu. C’était le Père Duchesne de la maison.... Il n’est dit nulle part dans les instructions sur le gouvernement révolutionnaire que M. Brigandeau, ci-devant en bonnet carré au Châtelet, maintenant en bonnet rouge à la Section, pourra mettre sous son bras une pendule, parce que la pointe de l’aiguille se termine en trèfle... Et nous n’avons pas fait la révolution seulement pour que M. Brigandeau changeât de bonnet[5].

Tel était le fait odieux que Camille Desmoulins courut dénoncer à la tribune ; et certes Bourdon (de l’Oise) avait grandement raison d’insister pour que, sous trois jours, le Comité de sûreté générale fît à l’Assemblée un Rapport de celte affaire. Mais Vadier, se plaignant des soupçons qu’on semblait faire peser sur le Comité de sûreté générale, à propos d’un acte auquel il était étranger, ce fut Danton, chose singulière, qui s’opposa à ce qu’en accordant une priorité de date à ce Rapport on conférât au beau-père de Camille une sorte de privilège ; et il conclut à ce que la Convention, recherchant les moyens de rendre justice à toutes les victimes des arrestations arbitraires, sans nuire à l’action du gouvernement révolutionnaire, renvoyât l'examen de la dénonciation au Comité de sûreté générale ; ce qui fut décrété[6].

Ainsi se trahissait l’état d’incertitude où commençait à flotter l’esprit de Danton. Craignit-il de se compromettre en défendant ses amis ? Déjà, dans une occasion importante, il avait abandonné Philippeaux ; maintenant, dans une cause juste, il abandonnait à demi Camille.

Les Hébertistes se soutenaient beaucoup mieux entre eux : c’était leur force. La délivrance de Ronsin et de Vincent occupait toutes les pensées des Cordeliers. Chaque jour de nouvelles députations, soit des Sociétés populaires, soit des Comités de Section, allaient consoler les deux captifs. Vincent recevait d’Hébert de fréquentes visites, qui attisaient, loin de l’éteindre, la flamme allumée dans son cœur. De certains accès de rage qui le prenaient quelquefois, il nous est resté des récits étranges. Un jour qu’assise sur son lit sa femme l’entretenait à voix basse de ses affaires, lui, transporté de fureur, écumant, saute à terre, ramasse un couteau, court à un gigot cru et saignant qui était suspendu à la fenêtre, en coupe une tranche, et la dévore, en disant : Que ne puis-je manger ainsi la chair de mes ennemis ?[7]

Une chose parlait en faveur de Ronsin et de Vincent dans l’esprit du parti exalté : qui les avait fait jeter en prison ? Fabre d’Églantine, depuis arrêté lui-même, et sous le coup d’une accusation infamante. D’un autre côté, nulle preuve des faits articulés par lui. On avait contre Ronsin les dénonciations de Philippeaux ; mais elles avaient obtenu peu de crédit parmi les patriotes, dont les plus sages attendaient, pour se prononcer, la relation contradictoire si rudement annoncée par Choudieu. Ce n’était pas, d’ailleurs, des dénonciations de Philippeaux que le Comité de sûreté générale se trouvait saisi. Quant à demander compte à Ronsin de sa conduite à Lyon, on le pouvait, certes ; mais il y avait là matière à un débat nouveau, très-orageux, formidable, qui eût armé les uns contre les autres divers membres du Comité de salut public, désorganisé le gouvernement, et déchaîné le chaos. Car comment mettre Ronsin en cause pour les affaires de Lyon sans mettre en cause Collot-d’Herbois, et comment frapper Collot-d’Herbois sans menacer Billaud-Varenne ? C’eût été forcer une fraction importante du Comité de salut public à conclure ouvertement avec les Hébertistes une alliance offensive cl défensive qui eût peut-être assuré leur triomphe.

Robespierre n’était pas homme à commettre une faute aussi lourde. On avait emprisonné Ronsin et Vincent, sur une accusation lancée par Fabre d’Eglantine : si les preuves manquaient, il les fallait rendre à la liberté, sans concession à la peur, toutefois, et sans hommage à la violence. C’est pourquoi, lorsque, le 9 pluviôse (28 janvier), Léonard Bourdon pressa le club des Jacobins d’intervenir en faveur de Ronsin et de Vincent, Robespierre s’y opposa, déclarant que, puisque le Comité de sûreté générale paraissait convaincu qu’il n’y avait aucunes preuves valables contre Ronsin et Vincent, il fallait le laisser agir, afin que leur innocence fût proclamée par l’autorité publique et non par une autorité particulière. Du reste, il avait soin de spécifier que les faits pour lesquels la preuve manquait étaient ceux qui se rapportaient aux dénonciations de Fabre d’Églantine[8].

La démarche des Hébertistes auprès du club des Jacobins ayant échoué, ils s’adressèrent directement à la Convention ; et la pétition, renvoyée au Comité de sûreté générale, détermina enfin un Rapport favorable. Le 14 pluviôse (2 février), Voulland vint proposer de rendre libres les deux prisonniers, sur ce que, relativement à la dénonciation de Fabre, le Comité de sûreté générale n’avait reçu aucune pièce à charge. Vive fut à ce sujet l’opposition de Bourdon (de l’Oise), de Legendre, de Lecointre, de Philippeaux, tous Dantonistes. Et qui trancha la question en faveur de Ronsin et Vincent ? Danton. On peut juger de l’étonnement de ses amis lorsqu’ils l’entendirent vanter le patriotisme de ces grands meneurs du parti d'Hébert, et rappeler les services constants qu’ils avaient rendus à la liberté ! Robespierre s’était borné à dire que, d’après l’opinion du Comité de sûreté générale, on devait les considérer comme innocents des faits à eux imputés par Fabre d’Eglantine. Mais Danton alla bien plus loin. Il dit qu’il ne fallait point traiter comme suspects des vétérans révolutionnaires ; il s’éleva contre les préventions individuelles auxquelles Ronsin et Vincent étaient en butte ; il admonesta Philippeaux sur la précipitation de ses jugements ; il blâma presque la Convention d’avoir ouvert, quoique avec des intentions droites, une oreille trop facile aux attaques de Fabre ; il l’engagea à se montrer bienveillante envers ceux qui avaient servi la liberté, elle si ferme à l’égard de ceux qui la combattaient ; enfin, considérant qu’il n’y avait pas de preuve contre Ronsin et Vincent, il conclut formellement à leur libération[9].

Les amis de Danton étaient loin de partager sa tolérance. Quelques jours auparavant, Legendre avait dit, en parlant d’Hébert : Si mon ennemi me coupait un bras, et qu’il fût l’ami de la patrie, je me servirais de l’autre pour l’embrasser. Mais, quand mon ennemi est l’ennemi du peuple, il doit s’attendre à ce que je le poursuive jusqu’à la mort. Et, Momoro l’invitant à donner le baiser fraternel à Hébert, il s’y refusa[10].

Pour ce qui est de Robespierre, en déclarant non prouvés les faits articulés par Fabre contre Ronsin et Vincent, il avait si peu songé à se rapprocher des Hébertistes que, dès le 17 pluviôse (5 février), il lut, à la Convention, un Rapport où, plus fortement que jamais, il flétrissait leurs tendances et anathématisait leur politique : Les ennemis intérieurs du peuple français, disait-il, sont divisés en deux factions... dont l’une nous pousse à la faiblesse, l’autre aux excès ; l’une veut changer la liberté en bacchante, l’autre en prostituée. Puis, après avoir émis l’opinion que le faux révolutionnaire était peut-être plus souvent encore en deçà qu’au delà de la Révolution, il le peignait s’opposant aux mesures énergiques, et les exagérant quand il n’avait pu les empêcher ; découvrant des complots découverts ; démasquant des traîtres démasqués ; toujours prêt à adopter les mesures hardies, pourvu qu’elles eussent un côté funeste ; distillant le bien goutte à goutte, et versant le mal par torrents ; plein de feu pour les grandes résolutions qui ne signifiaient rien, et plus qu’indifférent pour celles qui pouvaient sauver la patrie ou honorer la cause du peuple ; donnant beaucoup aux formes du patriotisme, et très-attaché, comme les dévots, dont il se proclamait l’ennemi, aux formes extérieures, mais aimant mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action[11].

Dans ce discours, dont le but était de prouver que la Vertu est l’âme de la démocratie, Robespierre n’admettait la Terreur comme ressort qu’en temps de révolution, et, même alors, il la subordonnait aux lois de la morale, attendu que, si la Vertu risquait d’être impuissante sans la Terreur, la Terreur, de son côté, était funeste sans la Vertu. La Terreur, il n’avait garde de la séparer de la Justice ; car il la définissait en ces termes : Elle n’est autre chose que la Justice prompte, sévère, inflexible. Et, développant sa pensée, il s’écriait : Jusques à quand la fureur des despotes sera-t-elle appelée justice, et la justice du peuple barbarie ou rébellion ? Comme on est tendre pour les oppresseurs, et inexorable pour les opprimés ! Rien de plus naturel ; quiconque ne hait point le crime ne peut aimer la vertu. Il faut cependant que l'une ou l’autre succombe. Indulgence pour les royalistes, s’écrient certaines gens ; grâce pour les scélérats !... Non ! grâce pour l’innocence, grâce pour les faibles, grâce pour les malheureux, grâce pour l’humanité ! Et, plus loin : Malheur à qui oserait diriger vers le peuple la Terreur, qui ne doit approcher que de ses ennemis... n’existât-il dans toute la République qu’un seul homme vertueux, persécuté par les ennemis de la liberté, le devoir du gouvernement serait de le rechercher avec inquiétude et de le venger avec éclat[12].

Il y a dans ce passage un mot de trop, le mot royalistes, une opinion n’étant pas un crime. Mais il ne faut pas oublier qu’un royaliste, à cette époque, signifiait un conspirateur, un irréconciliable ennemi du principe sur lequel reposait la société nouvelle, un fauteur de guerre civile. Au reste, Robespierre avait soin de ne pas confondre les nécessités transitoires d’un état de lutte avec les conditions d’un ordre de choses normal : Quel est le but où nous tendons ? La jouissance paisible de la liberté et de l’égalité, le règne de cette justice éternelle dont les lois ont été gravées, non sur le marbre et sur la pierre, mais dans les cœurs de tous les hommes, même dans celui de l’esclave qui les oublie, et du tyran qui les nie. Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois ; où l’ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent que de l’égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistral au peuple, et le peuple à la Justice[13].

Le surlendemain, fidèle à la pensée dominante de son Rapport, Robespierre faisait expulser du club des Jacobins un ami de Vincent, pour avoir demandé que la Convention chassât tous les crapauds du Marais égarés sur la Montagne : motion qui tendait à la destruction de l’Assemblée[14] ; tandis que, de son côté, Couthon s’élevait avec véhémence contre un auxiliaire de Fouché, le représentant Javogues, auquel il reprochait d’avoir déployé la cruauté d’un Néron[15].

Mais cela n’empêchait pas les Hébertistes de marcher maintenant tête levée. Le cynisme d’Hébert allait pouvoir s’appuyer sur les passions frénétiques de Vincent et sur l’audace sans bornes de Ronsin. Ces deux derniers, tirés de leur prison par leurs amis, avaient été reconduits chez eux au bruit des instruments de musique, en triomphe[16] ; et c’était tout rayonnants de l’éclat d’une persécution reconnue injuste qu’ils rentraient en scène. Les bravaches de l’armée révolutionnaire, ayant retrouvé leur chef, redevinrent l’effroi des passants, et Paris se vit exposé de plus belle au despotisme des gens à moustaches et à grands sabres.

Plusieurs Hébertistes étaient restés dans la prison du Luxembourg, entre autres Gram mont, qui, les mains encore teintes du sang des prisonniers d’Orléans, s’était vanté d’avoir bu dans le crâne de l’un d’eux[17]. Mais ces hommes, non contents d’annoncer bien haut leur prochaine délivrance, s’emportaient en menaces contre leurs codétenus d’un parti contraire au leur ; ils dressaient des listes mystérieuses, effrayantes, et parlaient en maîtres[18]. Ronsin et Vincent étant allés visiter à la maison Lazare leurs amis Pereyra et Desfieux, qui y étaient détenus, il y eut deux fois, à celte occasion, des dîners splendides, à l’issue desquels furent écrits les noms de trente personnes à qui les visiteurs jurèrent appui et protection[19]. Ronsin se rendit aussi à Port-Libre, pour y prendre connaissance de l’état de la maison, du nombre et de la qualité des prisonniers. Il fit cette visite à une heure du matin, à la lueur d’un flambeau, revêtu de son uniforme et une houppe rouge à son chapeau[20]. Bientôt des bruits sinistres se répandent. On assure qu’un autre 2 septembre se prépare ; qu’il s’agit d’épurer les prisons. A la maison Lazare, l’alarme était si vive, que les détenus établirent parmi eux une garde de nuit dans chaque corridor[21].

Les Hébertistes ne pouvaient l’emporter qu’à la condition de renverser le gouvernement, où ils comptaient de puissants adversaires. Aussi résolurent-ils de l’abattre, et leur guerre aux autorités constituées commença. Ronsin ne se cachait pas pour dire qu’il y avait des chefs de faction dans l’Assemblée, et que, si l’on ne les chassait, on en rendrait raison[22]. Vincent s’inquiétait si peu de tourner la Convention en ridicule, qu’un jour il dit à Legendre lui-même : Je dresserai des mannequins dans les Tuileries ; je leur mettrai le costume de député, et je crierai au peuple : Voilà vos représentants[23].

Qu’une insurrection se tramât parmi les Hébertistes, ou, du moins, qu’ils s’y tinssent prêts, c’est certain ; mais leur but définitif ? Des pièces et débats de leur procès, il résulte que l’armée révolutionnaire devait être insensiblement concentrée à Paris ; que, dans les prisons, l’on avait formé des listes d’élus et des listes de proscrits ; qu’on devait, à un moment donné, y introduire de fausses patrouilles, égorger les victimes marquées d’avance, et lancer sur Paris les conjurés ; qu’il devait être établi un chef sous le nom de Grand Juge, et que ce chef, investi d’une dictature absolue, serait appelé à prononcer le jugement dernier[24]. Ronsin eût été, ne fût-ce que pendant un jour, le Cromwell de ce mouvement. Le Grand Juge, qu’on désignait à voix bosse, sans que rien prouve qu’il ait été du complot[25], c’était Pache.

Deux circonstances servirent les Hébertistes et les animèrent à tout oser : Robespierre et Couthon tombèrent malades, et Carrier arriva.

Les fureurs de ce dernier avaient été dénoncées à Robespierre par Julien[26], dans des lettres palpitantes d’indignation[27], qui firent rappeler le proconsul nantais, et il apportait aux Hébertistes l’appui d’une énergie farouche qu’enflammait le ressentiment.

Le 24 pluviôse (12 février), Momoro, à propos des difficultés que rencontrait l’admission de Vincent aux Jacobins, se déchaîne, au club des Cordeliers, contre les hommes usés en République, contre les jambes cassées en Révolution. Vincent annonce qu’il démasquera des intrigants dont on sera étonné. Hébert, parlant des traîtres de toute espèce, s’écrie : Le peuple les a toujours renversés, et nous les renverserons encore. Puis, désignant Robespierre, il s’attaque à ceux qui, avides de pouvoir, mais insatiables, ont inventé et répètent pompeusement dans de grands discours le mot ultra-révolutionnaires, pour détruire les amis du peuple qui surveillent leurs complots. Il ajoute : Vincent n’est point Jacobin ; mais on peut être bon patriote sans cela. — Vincent, reprend un membre, est bon Cordelier : cela vaut autant, sinon mieux[28].

On entrait en guerre ouverte. Mais, si Robespierre était malade, si Couthon était malade, Saint-Just ne l'était pas, lui ; et sa présence inopinée à Paris, dès que les Hébertistes l’apprirent, les fit tressaillir.

Le 8 ventôse (26 février), la tribune de la Convention le revit, plus attristé, plus hautain et plus âpre que jamais.

Tout d'abord, il définit la politique dont, ainsi que Robespierre et Couthon, il voulait le triomphe : Je ne connais que la JUSTICE[29]. Mais la Justice consistait-elle à donner au crime l'encouragement de l’impunité, à ôter à la République son bouclier quand ses ennemis tenaient le glaive levé sur elle, et à invoquer la clémence en pleine Bataille ? Etre juste, mais sévère, telle était, selon Saint- Just, la loi du moment ; et la Justice, considérée sous le rapport de la faiblesse et d’une clémence cruelle, ne pouvait qu’entraîner la ruine de l’Etat.

Après tout, cette rigueur du gouvernement révolutionnaire, dont on faisait tant de bruit, qu’était-ce auprès des barbaries commises par les autres gouvernements et sur lesquelles on se taisait ? ..... La Cour pendait dans les prisons ; les noyés que l’on ramassait dans la Seine étaient ses victimes ; il y avait quatre cent mille prisonniers ; on pendait par an quinze mille contrebandiers ; on rouait trois mille hommes ; il y avait dans Paris plus de prisonniers qu’aujourd’hui. Dans les temps de disette, les régiments marchaient contre le peuple. Parcourez l’Europe : il y a en Europe quatre millions de prisonniers dont vous n’entendez pas les cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les ennemis de votre gouvernement. Insensés que nous sommes ! Nous mettons un luxe métaphysique dans l’étalage de nos principes : les rois, mille fois plus cruels que nous, dorment dans le crime. Citoyens, par quelle illusion vous persuaderait-on que vous êtes inhumains ? Votre Tribunal révolutionnaire a fait périr trois cents scélérats depuis un an ; et l’Inquisition d’Espagne n’en a-t-elle pas fait plus ? Et pour quelle cause, grand Dieu ! Et les tribunaux d’Angleterre n’ont-ils égorgé personne, cette année ? Et Ben- der, qui faisait rôtir les enfants des Belges ! Et les cachots de l’Allemagne, où le peuple est enterré, on ne vous en parle point ! Parle-t-on de clémence chez les rois de l’Europe ? Non. Ne vous laissez point amollir[30].

Après avoir ainsi répondu, dans l’élan d’une indignation sauvage, au n° III du Vieux Cordelier, Saint-Just montrait, en quelques rudes et brèves sentences, que ceux-là ne laisseraient point reculer la Révolution, que les meneurs des Cordeliers appelaient des Jambes cassées. — Les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour les malheureux. — Celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. — Celui-là seul a des droits dans notre patrie, qui a coopéré à l’affranchir. — Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau[31].

Sombres paroles ! Mais, au souvenir des amis de la liberté sacrifiés, au souvenir de Margarot condamné à la déportation par la haute Cour de justice d’Ecosse, l’austère tendresse que cet homme étrange comprimait dans un repli de son âme, s’échappa dans ce cri : Que Margarot revienne de Botany-Bay ! Qu’il ne périsse point ! Que sa destinée soit plus forte que le gouvernement qui l’opprime ! Les révolutions commencent par d’illustres malheureux vengés par la fortune. Que la Providence accompagne Margarot à Botany-Bay ! Qu’un décret du peuple affranchi le rappelle du fond des déserts, ou venge sa mémoire ![32]

L’Assemblée écoulait en silence ce discours, dont la morne éloquence semblait exclusivement dirigée contre le parti des indulgents, lorsque soudain, changeant d’adversaires, et, par une transition brusque, rattachant sa péroraison à son exorde, Saint-Just s’écrie : Que de traîtres ont échappé à la Terreur, qui parle, et n’échapperaient pas à la Justice, qui pèse les crimes dans sa main ! La Justice condamne les ennemis du peuple et les partisans de la tyrannie parmi nous à un esclavage éternel ; la Terreur leur en laisse espérer la fin ; car toutes les tempêtes finissent, et vous l’avez vu. La Justice condamne les fonctionnaires à la probité, elle rend le peuple heureux, et consolide le nouvel ordre de choses ; la Terreur est une arme à deux tranchants, dont les uns se sont servis à venger le peuple, et d’autres à servir la tyrannie ; la Terreur a rempli les maisons d’arrêt, mais on ne punit pas les coupables ; la Terreur a passé comme un orage. N’attendez de sévérité durable dans le caractère public 9ue de la force des institutions. Un calme affreux suit toujours nos tempêtes, et nous sommes aussi toujours plus indulgents après qu’avant la Terreur[33].

Au nom des deux Comités, Saint-Just proposa le décret suivant, qui fut adopté sans discussion et à l’unanimité : Le Comité de sûreté générale est investi du pouvoir de mettre en liberté les patriotes détenus. — Les propriétés des patriotes sont inviolables et sacrées. — Les biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution seront séquestrés au profit de la République ; ces personnes seront détenues jusqu’à la paix, et bannies ensuite à perpétuité[34].

Les Hébertistes ne se trompèrent pas sur le véritable sens de ces mesures, non plus que sur le tour donné par Saint-Just à ses attaques. Ils comprirent que, dans tout le cours de sa harangue, il ne s’était étudié à l’énergie que pour pouvoir condamner le système de la Terreur, sans encourir l’accusation, mortelle alors, de tergiversation et de faiblesse. Us se demandèrent avec stupeur si ce n’était pas eux qu’il avait entendu désigner en disant : La Terreur est une arme à deux tranchants que les uns ont saisie pour venger le peuple, d’autres pour servir la tyrannie, et encore : la Terreur a rempli les maisons d’arrêt, mais on ne punit pas les coupables. L’obscurité de pareilles phrases, dans les circonstances, était celle de la nuit que des éclairs traversent. Et Saint- Just, on le savait, de reste, n’était pas homme à dépenser sa colère en paroles. Vainement Collot-d’Herbois, que l’absence de Robespierre grandissait, aux Jacobins, essaya-t-il d’y faire prendre le change aux esprits, en signalant le Rapport de Saint-Just lui-même comme une preuve qu’on allait se replonger dans la Révolution[35] ; vainement chercha-t-il, par l’image de la force qui résulte de l’union, à entraîner les Jacobins dans une alliance avec les Cordeliers[36] ; les deux clubs représentaient deux pensées dont le choc était devenu inévitable. Peu de jours auparavant, on avait entendu l’Hébertiste Carrier louer bien haut le Dantoniste Westermann[37] ; aujourd’hui, les Cordeliers tendaient la main aux Jacobins ; pure lactique de parti, qui ne changeait rien à la situation ! D’ailleurs, la résolution des Hébertistes était prise, et ils sentaient qu’ils n’avaient pas un moment à perdre. Laisseraient-ils à Robespierre le temps de se rétablir, de venir jeter dans la balance le poids de son énorme popularité ? L’affluence des citoyens qui, d’un cœur ému, couraient s’enquérir de la santé du malade, et le nombre des députations qui allaient lui porter les vœux des patriotes[38], avaient une signification assez claire : il fallait se hâter.

Nous avons dit combien fut cruel l’hiver de 1794, et ce que le peuple eut à souffrir : tout à coup sont répandus dans les marchés cl dans les halles des pamphlets, qui font remonter à la Convention la cause de tant de maux ; des émissaires courent de groupe en groupe, semant les alarmes, échauffant les esprits sur le manque de subsistances, parlant de représentants factieux à proscrire, d’un nouveau parti brissotin qui se forme, tenant enfin un langage propre à remplir d’effroi ceux qui apportaient des denrées[39].

Le 9 ventôse (27 février), le club des Cordeliers avait déclaré Fabre, Bourdon (de l'Oise), Philippeaux et Camille, indignes de siéger à la Montagne, roche tarpéienne, du haut de laquelle ils devaient être un jour précipités : le 14, le club se rassemble, dans un état d’agitation inaccoutumé. Lecture faite du prospectus d’un nouveau journal de l’Ami du peuple, placé sous l'invocation de Marat, et destiné à poursuivre les mandataires infidèles du peuple, on apporte un voile noir, on en couvre le Tableau des Droits de l'homme, et l'on décide qu'il restera voilé jusqu’à ce que le peuple ait recouvré ses droits, par l’anéantissement de la faction. Vincent insiste pour qu’on déploie toute la terreur que la guillotine inspire. Carrier se lève alors, et de celte, voix qui avait ordonné les noyades de Nantes : J’ai été effrayé des nouveaux visages que j’ai vus à la Montagne, des propos qui se tenaient à l’oreille... les monstres ! Ils voudraient briser les échafauds ! Ceux-là ne veulent point de guillotine, qui en sont dignes. Une insurrection, une sainte insurrection, voilà ce qu’il faut opposer aux scélérats. Il était lâché, le mot funeste, et Carrier est couvert d’applaudissements. A son tour, prenant la parole, Hébert tonne contre Amar, qui veut., dit-il, soustraire au glaive vengeur soixante et un royalistes, non moins coupables que Brissot. Et pourquoi ? Parce que Amar est noble, parce qu’il était trésorier du roi de France et de Navarre : Oh ! pour celui-là, il est bien noble ; car il avait acheté sa noblesse deux cent mille livres en écus. Hébert s’élève ensuite contre les voleurs. Mais aussitôt : Les hommes le plus à craindre ne sont pas les voleurs ; ce sont les ambitieux, les ambitieux ! ces hommes qui mettent les autres en avant, qui se tiennent derrière la toile, qui veulent régner. Mais les Cordeliers ne le souffriront pas. — Non, non. — Hébert, encouragé, reprend avec une animation croissante : Ces hommes qui ont fermé la bouche aux patriotes dans les sociétés populaires, je vous les nommerai. Il ne nomma personne. Entre la fureur et la peur, il hésitait. Il dit, comme inquiet des suites : Depuis deux mois je me retiens ; mais mon cœur n’y peut plus tenir. Je sais ce qu’ils ont tramé ; mais je trouverai des défenseurs. — Toutes les voix : Oui, oui. Boulanger lui cria : Père Duchêne, ne crains rien, parle net. Nous serons, nous, les Père Duchêne qui frapperont. Et Momoro d’ajouter ; Parle, nous te soutiendrons. Scène vraiment tragique ! Quel était donc ce nom que chacun attendait, et que nul n’osait prononcer ? Quelle secrète puissance faisait trembler sur ces lèvres convulsives l’accusation préparée contre un absent, contre un malade ? Ni les excitations hardies, ni Boulanger, ni l'appui promis par Momoro, ni les applaudissements du club, ne purent amener Hébert à articuler ce mot Robespierre. Tout ce qu’il se sentit la force de dire fut qu’un homme, égaré sans doute.... Il s’arrêta ici, évidemment troublé. Eh bien, quel crime avait-il commis, cet homme égaré ? — Hébert rappela que cet homme avait défendu Camille Desmoulins ! A l’égard d’autres noms, il fut moins hésitant. Il dénonça les ministres Paré et Deforgues ; il appela Westermann un monstre couvert d’opprobre, et il termina par ce cri, qui allait être son arrêt de mort : L’insurrection ! Oui, l’insurrection ! De vifs applaudissements accompagnèrent ces paroles. Etait-ce l’effort du voyageur effrayé.qui, traversant un bois pendant la nuit, chante pour se donner du cœur ? Ce qui est certain, c’est que, pendant et après le discours d’Hébert, on aperçut des visages allongés. Vincent ne put s’empêcher d’en faire la remarque ; et, afin de démasquer les intrigants, dit-il, il fit une ronde, accompagné des commissaires épurateurs, après avoir demandé que chacun mil sa carte à sa boutonnière[40].

L’espoir des Hébertistes fut amèrement déçu. Paris ne bougea pas. Désespérés, ils essayent d’entraîner la Commune ; et, comme députés de la Section de Marat, ils courent déclarer à l’Hôtel de Ville qu’ils resteront debout et tiendront la Déclaration des droits voilée, jusqu’à ce que les ennemis du peuple soient exterminés. On les écoule d’un air glacé. Chaumette prononce quelques paroles évasives ; Pache est absent[41].

Pendant ce temps, le Comité de salut public, le bras prêt à frapper, lançait Barère à la tribune de la Convention, pour demander qu’on recherchât les conspirateurs ; et celle motion, appuyée par Tallien, était adoptée[42].

Parmi les membres du Comité de salut public, un seul tenait aux Hébertistes : Collot-d’Herbois. Mais leur isolement l’effraya ; il se sentit perdu s’il embrassait leur querelle. Tout ce qu’il osa fut d’aller entretenir les Jacobins d’une prétendue agitation populaire qu’on savait bien ne pas exister. Le but de Collot, dans cette extrémité, était d’amener entre les deux clubs une réconciliation qui détournât le péril. Carrier facilita la solution, en assurant que la séance des Cordeliers avait été mal rendue par les journaux, qu’il ne s’était, agi que d’une insurrection conditionnelle ; et là-dessus les Jacobins nommèrent une députation que Collot-d’Herbois se chargea de conduire[43].

Elle fut accueillie par les Cordeliers avec de grands applaudissements. Collot-d’Herbois monte à la tribune : les applaudissements continuent. Lui, prêche l’union entre les deux sociétés, flétrit les scélérats qui veulent les diviser : On parle de s’insurger, dans quel moment ! Quand Pitt, embouchant la trompette de Daniel, prophétise une insurrection en France ! On a voilé les Droits de l’homme parce que deux individus ont souffert dans la Révolution. Eh ! quels sont les patriotes qui n’ont rien souffert ? Puis, avec celte éloquence mélodramatique qui lui était propre : Droits sacrés de l’homme, s’écrie-t-il, vous avez été voilés... Ah ! si j’étais plongé au fond d’un cachot, mon âme se consolerait, envoyant ces Droits immortels : voudrais-je les contempler, couverts d’un voile funèbre ? De bruyantes acclamations lui répondent. Hébert explique que, par insurrection, il a voulu dire union plus intime avec les Montagnards, les Jacobins et tous les bons patriotes, pour obtenir justice contre les traîtres et les persécuteurs impunis. L’accolade est donnée à la députation, au milieu des cris de Vive la République ! On déchire le voile qui couvrait les Droits de l’homme, et, en signe de fraternité, on le remet à Collot- d’Herbois, qui l’emporte, comme un trophée à montrer aux Jacobins[44].

La défaite des Hébertistes était complète, irrévocable, et rendue plus triste encore par la bonté d’une espèce de rétractation publique. Collot-d’Herbois, qui savait le Comité de salut public décidé à sévir contre les chefs, les abandonna. Dans le compte rendu qu’il fit aux Jacobins de sa visite, il condamna en ces termes ses alliés de la veille : Pourquoi s’est-on servi de cette couleur noire ? C’est la couleur de l’hypocrisie et du mensonge. Tous les cœurs la condamnaient[45].

Le 25 ventôse (15 mars), Saint-Just parla ; et, pendant la nuit, les chefs du parti hébertiste, Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, Ducroquet et Laumur, furent arrêtés[46].

Il était empreint d’une grandeur funèbre, ce discours de Saint-Just. Nulle autre harangue de lui n’avait montré un plus extraordinaire mélange de probité inexorable, d’exaltation contenue, de fanatisme et de tristesse : ... Quels amis avez-vous sur la terre, si ce n’est le peuple, tant qu'il sera libre, et la cigüe, dès qu’il aura cessé de l’être ?La probité est un pouvoir qui défie tous les attentats. — Nous vous rendrons un compte honorable des périls dont nos devoirs nous auront environnés. Les conjurés bravent la vertu ; nous les bravons eux-mêmes. — Agrandissons nos âmes pour embrasser toute l’étendue du bonheur que nous devons au peuple français : tout ce qui porte un cœur sensible respectera notre courage. On a le droit d’être audacieux, inébranlable, inflexible, lorsqu’on veut le bien. — Les temps difficiles passeront ; l’Europe sera libre à son tour ; elle sentira le ridicule de ses rois ; elle honorera nos martyrs. — Que voulez-vous, vous qui ne voulez point de vertu pour être heureux ? Et vous, qui ne voulez point de terreur contre les méchants ? Et vous qui, sans vertu, tournez la terreur contre la liberté ? Et cependant vous êtes ligués ; car tous les crimes se tiennent, et forment en ce moment une zone torride autour de la République. Que voulez-vous, vous qui courez les places publiques pour vous faire voir, et pour qu’on dise de vous : Vois-tu un tel qui parle ? Voilà un tel qui passe ! Vous voulez quitter le métier de votre père, qui fut peut-être un honnête artisan, dont la médiocrité vous fil patriote, pour devenir un homme influent et insolent dans l’Etat. Vous périrez, vous qui courez à la fortune et qui cherchez un bonheur à part de celui du peuple ![47]

Les conclusions de Saint-Just ne concernaient que les Hébertistes ; mais, à l’égard des indulgents et des corrompus, la menace grondait d’un bout à l’autre du discours, sous chaque parole. Un mot terrible, surtout dans une telle bouche, était celui-ci : Des mesures sont déjà prises pour s’assurer des coupables ; ils sont cernés[48]. Il proposa, et la Convention adopta unanimement, une série de dispositions dont l’extrême rigueur pouvait s'expliquer par les circonstances, si ce n’est celle-ci, que l’Histoire se doit de flétrir : Quiconque recèlera chez lui ou ailleurs les individus mis hors la loi sera puni comme leur complice[49]. Malheur à qui ne serait pas assez honnête homme et assez homme de courage, pour être capable du crime d’hospitalité envers un proscrit ! Il y a quelque chose qui est au-dessus, même du salut public, c’est la conscience humaine.

Billaud-Varenne, absent depuis quelques jours, était de retour. Ainsi que les Hébertistes, il voulait la Terreur, mais comme moyen de gouvernement, non comme instrument d’anarchie. Leurs tentatives de soulèvement l’irritèrent, et ce fut lui qui se chargea d’aller expliquer aux Jacobins les motifs du coup que le Comité de salut public venait de frapper. Il annonça que le but des conjurés était d’égorger une partie des prisonniers ; qu’une liste particulière avait été dressée de ceux qui devaient verser le sang du peuple ; que des denrées avaient été enfouies dans le sacrilège espoir de mettre les Parisiens aux abois ; que des hommes de l’armée révolutionnaire avaient été déjà consignés ; qu’une fausse patrouille avait été chargée de massacrer le poste placé à la prison de l’Abbaye ; qu’il entrait dans le plan des conspirateurs de se porter à la Monnaie, au Trésor public, et de distribuer aux rebelles les deniers de la République ; que la conspiration avait été prédite tout récemment, à l’étranger, et qu’elle étendait ses ramifications dans l’armée[50].

Les Cordeliers étaient rassemblés, lorsqu’on leur apporta ces nouvelles ; et quelques-uns d’entre eux, Chenaux, Ancart, avaient déployé beaucoup de courage en parlant de leurs amis opprimés. Le rapport des détails donnés ailleurs par Billaud-Varenne produisit sur le club une impression d’étonnement, suivie de marques nombreuses d’incrédulité. Mais comment faire triompher l’innocence, avant que l’accusateur public eût parlé ? La question était qu’il fût invité à s’expliquer sans retard. Les Cordeliers avaient déjà pris un arrêté dans ce sens : ils y persistèrent[51].

Le même jour, Robespierre avait reparu aux Jacobins. Sa grande expérience de la marche et du jeu des partis lui faisait prévoir que la contre-révolution, masquée sous d’hypocrites dehors, chercherait à envelopper dans le désastre des Hébertistes nombre de patriotes trop ardents mais sincères. Aussi n’hésita-t-il pas à intervenir en faveur de Boulanger, celui qui avait encouragé Hébert à s’exprimer sans crainte sur le compte des puissants du jour. Quand un homme, dit-il[52], a toujours agi avec courage et désintéressement, j’exige des preuves convaincantes pour croire qu’il est un traître.... Le plus grand de tous les dangers serait de rapprocher les patriotes de la cause des conspirateurs. Cela était aussi habile que généreux. Il ne put en dire davantage, ses forces trahissant sa volonté[53].

Sur ces entrefaites, une nouvelle étrange se répandit. Le 25 ventôse (15 mars), le Comité révolutionnaire de la Section Lepelletier découvrait un nommé Catus, ex-commissaire des guerres, destitué, prévenu d’émigration, et à la recherche duquel on était depuis quelque temps. Il avait trouvé asile... où ? dans l’appartement de Hérault de Séchelles. L’homme est arrêté aussitôt, conduit au corps de garde voisin ; et là ne tarde pas à se présenter, suivi du député Simond, l’hôte de Catus : Hérault de Séchelles lui-même. Ils demandent à communiquer avec le prisonnier, et, pour obtenir d’être admis auprès de lui, ils exhibent leur titre de représentants du peuple[54]. Tout cela parut inexplicable aux ardents et soupçonneux révolutionnaires de la Section. Ils informent à la hâte de ce qui vient d’avoir lieu le Comité de salut public, dont Hérault de Séchelles avait cessé depuis peu de faire partie ; et, sans plus tarder, s’armant du droit dont l’investissait un décret du 22 brumaire 1795 (12 novembre), le Comité lance un mandat d’arrêt contre les deux représentants[55].

A l’aspect de semblables chutes, qui n’eût frissonné ? Car enfin, ce Hérault de Séchelles qu’on envoyait rejoindre les royalistes entassés au Luxembourg, c’était lui qui avait rédigé la Constitution de 1795 ; lui qui avait présidé la Convention au dernier anniversaire du 10 août. Il avait eu sa part de la toute-puissance ; et il en avait usé pour faire désarmer les suspects et annuler leurs passeports[56]. Quatre mois s’étaient écoulés à peine, depuis que, proconsul dans le Haut-Rhin, il se vantait d’y avoir relevé le sans-culottisme, préparé la Fête de la Raison, organisé la Terreur[57]. Dénoncé, pendant son absence, par Bourdon (de l'Oise), comme ami de Pereyra, de Dubuisson et de Proly, — agents de l’étranger, disait-on, — il avait eu dans Couthon un défenseur animé[58] ; lui-même, à son retour, s’était justifié d’une manière pathétique[59]. Mais, à partir de ce moment, il semble qu’une ombre se soit répandue autour de lui. Au Comité de salut public, on le vit réclamer avec larmes la liberté de Proly[60], qu’on venait d’arrêter dans un cabaret, sous le déguisement d’un cuisinier[61]. Certains secrets du Comité de salut public furent divulgués ; les papiers diplomatiques du gouvernement reçurent une publicité qui était un malheur et provenait d’une trahison : où trouver le coupable ? Les soupçons des collègues de Hérault de Séchelles le désignent ; Billaud-Varenne l’accuse formellement de ce manque de foi[62] ; et, juste ou non, la défiance du Comité à son égard devient telle, qu'on ne veut plus délibérer en sa présence[63] : ce qui rendait sa démission nécessaire et l’amena. L’abîme une fois ouvert-aussi près de lui, pour l’y précipiter, que fallait-il ? Un seul faux pas. Il le fit ; et Saint-Just courut en instruire la Convention, impatient de montrer qu’aucune tête, si haute qu’elle fût, n’était à la hauteur de la loi, et que les actes du Comité de salut public suivraient ses paroles aussi fatalement que la foudre suit l’éclair[64].

Les détenus du Luxembourg accueillirent bien Hérault de Séchelles, mais non pas Simond, prêtre constitutionnel, auquel ils reprochaient d’avoir dit, en pleine Assemblée, qu’il fallait que les détenus allassent grossir le limon de la Loire, mot féroce qui lui valut parmi eux le surnom de Simond-Limon[65].

Cependant les diverses sections de Paris venaient, coup sur coup, féliciter la Convention d’avoir échappé au péril d’une insurrection criminelle. Un des orateurs s’étant avisé d’exhaler sa joie en couplets patriotiques, Danton s’écrie, indigné, qu’on ne doit pas changer en tréteaux la salle et la barre de la Convention. Un décret lut rendu sur-le-champ pour prévenir le renouvellement de pareilles indécences[66].

Les Hébertistes étaient vaincus : de toutes parts on les renia. La portion de l’armée révolutionnaire restée à Paris affecta de se réjouir bien haut du malheur de Ronsin, son chef[67]. Une députation des Cordeliers fut reçue aux Jacobins avec une hauteur méprisante, et ne recueillit de sa démarche que l’humiliation d’entendre dire à Dufourny : Deux baisers ont été donnés entre les Cordeliers et les Jacobins, au troisième, nous devions être poignardés[68]. Avoir marché dans les voies d’Hébert, même avant sa levée de boucliers, même de loin, ou sous l’empire d’autres pensées, était devenu un crime. Chaumette, quoiqu’il eût refusé de suivre jusqu’au bout son substitut, fut arrêté. Mazuel, commandant de la cavalerie révolutionnaire, mis une première fois en liberté[69], se vit replongé dans les cachots. Clootz, exécrable iniquité ! le pauvre Clootz se trouva, lui aussi, être un conspirateur, parce qu’il avait fait quelques démarches pour savoir si une dame, que l’espoir d’une alliance avantageuse avait attirée en Angleterre, était, oui ou non. sur la liste des émigrés[70] ! En quoi donc la vigueur du Comité de salut public différait-elle ici de la tyrannie ?

Mais, comme c’était contre les ultra-révolutionnaires qu’elle s’exerçait, loin de s’en plaindre, le parti opposé poussait à la roue de toutes ses forces. Danton, il est vrai, s’étudiait à ne pas laisser voir sa main dans ce mouvement ; et peut-être sa réserve, née d’un grand fonds de lassitude, était-elle plus sincère qu’on ne croyait ; mais tel avait été longtemps l’éclat de son rôle, qu’on attribuait son parti pris de s’effacer aux calculs d’une politique profonde. Il paraissait si singulier que Danton manquât d’audace ! Qu’importait, d’ailleurs, qu’il se tint sur l’arrière-plan quand les siens sonnaient la charge ? Ceux-ci, sous prétexte d’extirper jusqu’aux dernières racines de l’Hébertisme, ne visaient pas à moins qu’à écarter de leur roule quiconque leur faisait obstacle et à faire tourner au profit, soit de leur propre politique, soit de leur propre domination, la victoire que le Comité de salut public venait de remporter. Bouchotte les gênait au ministère de la guerre : Bassal, Lacroix, Tallien, multiplièrent contre lui les attaques[71]. La Commune les inquiétait : Bourdon (de l'Oise) lui fit un crime de son peu d’empressement à féliciter l’Assemblée, et emporta un décret qui ordonnait aux deux Comités de salut public et de sûreté générale de procéder, sans retard, à l’épuration des autorités constituées de Paris[72].

Parmi les Dantonistes, un seul parut tenir une conduite opposée à celle des autres : ce fut Danton. Désapprouvait-il une fougue si propre à tout compromettre ? Songea-t-il à se mettre à l’abri d’un résultat funeste, indiqué par sa clairvoyance ? Ou bien, en était-il venu à n’obéir qu’aux impressions du moment, et à suivre, sans dessein arrêté, les inspirations tour à tour violentes et généreuses de son âme ? Ce qui est certain, c’est qu’il se porta pour défenseur de la Commune, que son parti haïssait et poursuivait, se montrant ainsi plus prompt à protéger ses ennemis qu’il ne l’avait été à protéger ses propres amis, Philippeaux et Camille. Ce fut une scène touchante. La Commune, Pache en tête, étant venue présenter ses congratulations à l’Assemblée, et Rühl, qui, en ce moment, la présidait, ayant exprimé quelque surprise du caractère tardif de celte démarche, Danton releva ce que la réponse avait de sévère, disant qu’elle risquait d’être mal interprétée, et qu'il fallait épargner à la Commune la douleur de se croire censurée avec aigreur. Je vais m’expliquer à la tribune, s'écrie Rühl. Viens, Danton, viens, mon cher collègue, occuper le fauteuil à ma place. — Non, vénérable vieillard, répond Danton, tu l’occupes trop bien. J’ai parlé, non contre toi, mais sur l’effet possible de ton discours mal compris. Pardonne-moi, je te pardonnerais moi-même une pareille erreur. Vois en moi un frère qui a exprimé librement son opinion. Rühl, tout ému, courut se jeter dans les bras de Danton, et ils s’embrassèrent au milieu d'un attendrissement général[73].

C’était là une liante leçon de tolérance, de sagesse du moins. Malheureusement, ceux à qui elle semblait s’adresser n’étaient pas en état de la comprendre. Les Dantonistes reprirent leur mouvement offensif ; et, le lendemain, en l’absence des membres du Comité de salut public, l'infatigable Bourdon (de l'Oise) surprit à l’Assemblée l’ordre d’arrêter Héron, l’agent le plus actif du Comité de sûreté générale[74].

Héron n’était pas connu de Couthon, qui ne l’avait jamais vu ; il ne l’était pas davantage de Robespierre ; cl cependant, prévenus de ce qui se passait par le Comité de sûreté générale, qui tremblait, s’il se laissait couper le bras, qu’on ne le frappât bientôt à la tête, Robespierre et Couthon se rendirent en bâte à l’Assemblée, où, sans se porter personnellement garants de Héron, ils obtinrent l’annulation du décret lancé contre lui[75].

Héron figurait parmi ces tyrans subalternes dont le ministère s’exerçait dans les bas-fonds de la police révolutionnaire, loin des regards du Comité de salut public. Le pouvoir qu’il servait directement était celui du Comité de sûreté générale, qu’animait contre Robespierre une sourde inimitié[76], et celui-ci ne pouvait s’y tromper. Son intervention, en cette circonstance, n’eut donc rien qui se rapportât à Héron lui-même, ce qu’il prouva du reste par la nature des considérations, purement générales, qu’il développa. Sa crainte était de voir les Bourdon (de l’Oise), les Lacroix, les Tallien, profiler de l’occasion pour envelopper tous les patriotes énergiques dans la ruine de l’Hébertisme, et faire ainsi de l’extinction de ce parti le point de départ d’une réaction qu’il pressentait ne devoir être que le règne de la Terreur en sens inverse. Parlant des conspirateurs qui venaient d’être désarmés : Comme ils se cachaient sous le masque du patriotisme, dit-il[77], on croyait facile de ranger dans la classe des faux patriotes, et, par là, de perdre les sincères amis de la liberté. Hier encore, un membre fit irruption au Comité de salut publie, et, avec une fureur impossible à rendre, demanda trois têtes. Par qui avaient-elles été demandées, ces trois têtes ? Robespierre ne nomma personne ; niais il désigna le membre qu’il s’abstenait de nommer, comme appartenant à une faction impatiente de fonder sa domination sur les débris de la faction abattue, et cela aux dépens de la République[78]. Nous sommes pressés entre deux crimes ! s’écria-t-il ; et de la Convention il se rendit aux Jacobins, où il ne fit qu’épancher, sous une forme plus sombre 'encore, l’inquiétude qui l’obsédait[79].

Ce jour-là commença le procès des Hébertistes. A Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, bourgeois, Ducroquet, Mazuel, Ancar, Laumur, on avait joint le banquier Kock, l’amphitryon ordinaire d’Hébert[80] ; Leclerc, du parti, mort maintenant, des enragés ; Desfieux, accusé d’avoir reçu de l’argent de l’ex-ministre Lebrun pour intercepter les dépêches des Jacobins[81] ; la femme du général Quétineau, Proly, Pereyra, Dubuisson, et enfin, ô deuil ! le plus dévoué des enfants adoptifs de la France, le pauvre Anacharsis Clootz. Des indices, d’ailleurs très-frivoles[82], semblaient suffisants à Fouquier-Tinville pour impliquer Pache dans celle affaire ; mais le Comité de salut public en jugea autrement[83]. Pourquoi Carrier, qui avait le premier parlé d’insurrection, ne fut-il pas traduit devant le Tribunal révolutionnaire, en compagnie d’Hébert ? Dans le Comité de salut public, Carrier avait contre lui Robespierre, cl pour lui Collot-d'Herbois, une affreuse solidarité liant les mitraillades de Lyon aux noyades de Nantes. Ce qui sauva sans doute alors le tyran de la Loire, ce fut la nécessité des concessions mutuelles au sein d’un pouvoir qui, divisé, périssait.

Le procès des Hébertistes dura trois jours, et ne présenta, comme presque tous les procès politiques, qu’une parodie de la justice. Les charges produites contre les accusés, sérieuses à l’égard des uns, furent, à l’égard des autres, d’une futilité scandaleuse. Clootz, par exemple, se vil imputer à crime d’avoir voulu savoir si une femme, à laquelle il s'intéressait, figurait sur la liste des émigrés[84]. Pour établir l’existence de ce qu’on nommait la conspiration de l’étranger, on transforma en preuves de vains propos, des démarches imprudentes, d’anciennes relations avec des hommes déclarés traîtres depuis, et ces repas du banquier Kock où Camille Desmoulins avait montré Hébert et sa Jacqueline buvant le vin de Pitt[85]. Même contre ceux des prévenus que la vérité condamnait, Fouquier-Tinville s’était armé de la calomnie, leur supposant le dessein de substituer à la République un pouvoir monarchique[86]. Mais ce qui fit l’horreur de ce procès, ce fut d’y voir des hommes de bien confondus avec des voleurs, et Clootz assis à côté d’un Ducroquet, auquel un membre du club des Jacobins reprocha le pillage d’une voiture chargée de comestibles[87] ; sans parler d’Hébert, qui fut couvert d’ignominie, une femme étant venue raconter comme quoi, recueilli, en ses heures de détresse, chez une personne généreuse, il avait tout à coup disparu, emportant des cols, des chemises, et jusqu’à des matelas[88]. Le malheureux ! c’était lui qui avait fait décider qu’après trois jours de débats les jurés pourraient se dire éclairés suffisamment : il ne prévoyait guère alors que celte dure loi lui serait appliquée ! Marie-Anne Latreille, femme de Quétineau, se déclara enceinte et obtint un sursis[89]. Laboureau, un des accusés, espion du Comité de salut public au Luxembourg, dut son acquittement à sa bassesse[90]. Pour tous les autres, le châtiment fut la mort.

Clootz marcha au-devant de son destin, le sourire sur les lèvres, en vrai philosophe, aussi plein de foi que lorsqu’il s’écriait à la tribune des Jacobins : L’univers sera un temple qui aura pour voûte le firmament[91] ; et aussi doucement moqueur que lorsqu’il répondait à ceux qui, de son culte enthousiaste pour l’humanité, concluaient à son peu d’attachement pour la France : Beaucoup de têtes étroites ressemblent au locataire d'un appartement qui dirait à son propriétaire : Tu n’aimes pas ma chambre, car tu n’aimes que la maison[92]. Entendant ses compagnons d’infortune qui se reprochaient l’un à l’autre leur malheur, il leur cita gaiement les vers si connus :

Je rêvais cette nuit que, de mal consumé,

Côte à côte d'un gueux l’on m'avait inhumé ;

Et que, blessé pour moi d’un pareil voisinage,

En mort de qualité, je lui tins ce langage[93]...

Clootz avait le courage du philosophe : Ronsin déploya celui du soldat. A Momoro, il dit : Qu’est ce que lu écris là ? c’est inutile. Ceci est un procès politique. Vous avez parlé, quand il fallait agir... Mais le temps nous vengera ; le peuple victimera ses juges. J’ai un enfant que j’ai adopté... quand il sera grand, il poignardera ceux qui nous auront fait mourir ; il ne faut pour cela qu’un couteau de deux sous. A Hébert, qui se lamentait sur ce que la liberté était perdue ; Tu ne sais ce que tu dis ; la liberté ne peut périr[94].

L’exécution des Hébertistes eut lieu, le 4 germinal (24 mars), sur la place de la Révolution. Un concours prodigieux de citoyens remplissait les rues par où le cortège devait passer. Quand il parut, des applaudissements retentirent, mêlés au cri de Vive la République ![95] Livide et se soutenant à peine, Hébert s’avança vers la guillotine, au milieu des huées. On lui criait, par allusion à l’estampille de son journal : Eh bien, père Duchesne, où sont tes fourneaux ?[96] Ronsin avait promis de ne pas broncher ; il tint parole. Clootz fut admirable de sang- froid. Il voulut être exécuté le dernier, afin, disait-il, d’avoir le temps de constater certains principes, pendant qu’on ferait tomber les têtes des autres condamnés[97].

Des changements rapides suivirent celte exécution. L'armée révolutionnaire fut licenciée[98]. À la Commune, reconstituée presque entièrement, Fleuriot Lescot remplaça Pache, tandis qu’à Payan, sous le nom d’argent national, étaient confiées les fonctions qu’avait exercées Chaumette[99]. Quant aux Cordeliers, ils cherchèrent à se maintenir, en recourant à l’épreuve de l’épuration. Mais leur rôle politique était fini : ils disparurent de la scène.

 

 

 



[1] Séance des Jacobins, du 1er pluviôse (20 janvier). Moniteur, an II (1794), n° 124.

[2] Séance de la Convention, du 2 pluviôse (21 janvier). Moniteur, an II (1794), n° 123.

[3] Séance de la Convention, du 5 pluviôse (22 janvier). Moniteur, an II (1794), n° 124.

[4] Projet de Rapport de Robespierre sur la faction de Fabre d’Églantine. Histoire parlementaire, t. XXX, p. 170.

[5] Le Vieux Cordelier, n° VI, p. 117-119.

[6] Séance du 5 pluviôse (24 janvier).

[7] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 141. Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française.

[8] Séance des Jacobins, du 9 pluviôse (28 janvier). Moniteur, an II (1794), n° 133.

[9] Séance du 14 pluviôse (2 février). Moniteur, an II (1794), n° 136. Il faut croire que ce discours de Danton a échappé à l'attention de M. Michelet, qui ne le mentionne même pas dans le chapitre où, attachant une importance démesurée à quelques paroles infiniment moins concluantes de Robespierre, il voit dans ces paroles un certificat d’innocence donné aux Hébertistes, un gage de rapprochement, la preuve que Robespierre avait besoin d’eux, une alliance, que sais-je encore ? .Voyez l’Histoire de la Révolution, par M. Michelet, liv. XV, chap. IV, t. VII, p. 55.

[10] Séance des Jacobins, du 8 pluviôse (27 janvier).

[11] Voyez dans le Moniteur, an II (1794), n° 139, Rapport de Robespierre sur les principes de morale publique, prononcé dans la séance du 17 pluviôse (5 février).

[12] Moniteur, an II (1794), n° 139.

[13] Moniteur, an II (1794), n° 139.

[14] Séance des Jacobins, du 19 pluviôse (7 février). Moniteur, an II (1794), n° 144.

[15] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 291.

[16] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 141. Collection des Mémoires relatifs à la Révolution.

[17] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 141.

[18] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 142.

[19] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 230.

[20] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 76.

[21] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 229.

[22] Déposition de Legendre dans le procès des Hébertistes. Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[23] Déposition de Legendre dans le procès des Hébertistes. Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[24] Pièce n° XV, à la suite du Rapport de Saladin, au nom de la Commission des vingt et un pour l’examen de la conduite de Billaud, Collot, Barère et Vadier. — Bibliothèque historique de la Révolution, 1097-8-9. (British Museum.)

[25] Voyez plus bas.

[26] Qu'il ne faut pas confondre avec Julien (de Toulouse).

[27] Voyez les pièces à la suite du Rapport de Courtois sur les papiers trouvés chez Robespierre.

[28] Séance du club des Cordeliers, du 24 pluviôse (12 février). Moniteur, an II (1794), n° 148.

[29] Séance de la Convention, du 8 ventôse (26 février). Moniteur, an II (1794), n° 159.

[30] Moniteur, an II (1794), n° 159.

[31] Moniteur, an II (1794), n° 159.

[32] Moniteur, an II (1794), n° 159.

[33] Moniteur, an II (1794), n° 159.

[34] Moniteur, an II (1794), n° 159.

[35] Séance des Jacobins, du 8 ventôse (26 février). Moniteur, au II (1794), n° 162.

[36] Séance des Jacobins, du 8 ventôse (26 février). Moniteur, au II (1794), n° 162.

[37] Séance des Jacobins, du 5 ventôse (21 février). Moniteur, an II (1794), n° 159.

[38] En voir la preuve dans les pièces données par Courtois, à la suite de son Rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre, comme émanant de la Section de l'Unité, de la Section des Piques, de la Société populaire du Temple, de la Section de la Fraternité.

[39] Voyez ce que dit à ce sujet Barère dans son Rapport du 16 ventôse (6 mars).

[40] Voyez, pour cette importante séance, le Moniteur, an II (1794), n° 167.

[41] Conseil général de la Commune, séance du 16 ventôse (6 mars).

[42] Séance du 16 ventôse (6 mars). Moniteur, an II (1794), n° 167.

[43] Séance des Jacobins, du 10 ventôse (6 mars). Moniteur, an II (1794), n° 169.

[44] Séance des Jacobins, du 17 ventôse (7 mars). Moniteur, an II (1794), n° 171.

[45] Séance des Jacobins, du 18 ventôse (8 mars). Moniteur, an II (1794), n° 172.

[46] Moniteur, an II (1794), n° 176.

[47] Moniteur, an II (1794), n° 174.

[48] Moniteur, an II (1794), n° 174.

[49] Moniteur, an II (1794), n° 174.

[50] Séance des Jacobins, du 24 ventôse (14 mars). Moniteur, an II (1794), n° 178.

[51] Moniteur, an II (1794), n° 178.

[52] Séance des Jacobins, du 24 ventôse (14 mars). Moniteur, an II (1794), n° 178.

[53] Séance des Jacobins, du 24 ventôse (14 mars). Moniteur, an II (1794), n° 178.

[54] Procès-verbal du Comité révolutionnaire de la Section Lepelletier. N° LXVI des pièces à la suite du Rapport de Saladin au nom de la Commission des vingt et un. Bibliothèque historique de la Révolution, 1097-8-9. (British Museum.)

[55]LXIX des pièces à la suite du Rapport de Saladin, etc. Ibid.

[56] Moniteur, an II (1793), n° 17.

[57] Voyez sa lettre du 7 frimaire à la Convention. Moniteur, an II (1793), n° 75.

[58] Séance du 26 frimaire (16 décembre). Moniteur, an II (1793), n° 88.

[59] Séance du 9 nivôse (29 décembre). Moniteur, an II (1795), n° 100.

[60] Rapport de Saint-Just. Moniteur, an II (1794), n° 179.

[61] Séance des Jacobins, du 1er ventôse (19 février). Moniteur, an II (1794), n° 156.

[62] Les auteurs de l'Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 24, citent une note qu’ils disent provenir de la diplomatie étrangère, et dans laquelle on prétend que c’était Billaud-Varenne qui trahissait, et que son but, en accusant Hérault de Séchelles, fut précisément de détourner de lui-même les soupçons. Pour établir un fait aussi invraisemblable, quand il s’agit d'un homme tel que Billaud-Varenne, que vaut une note anonyme ?

[63] Rapport de Saint-Just. Moniteur, an II (1794), n° 179.

[64] Nous avons déjà dit avec quel acharnement les écrivains royalistes font partir de la main de Robespierre tous les coups frappés pendant la Révolution. La biographie de Hérault de Séchelles (Biographie universelle), par M. Beugnot, fournit un curieux et triste exemple de ce système. L’auteur, qui veut absolument que Robespierre soit pour quelque chose dans le malheur de Hérault de Séchelles, nous dit que, pendant que ce dernier se défendait à la Convention, Robespierre lui lançait des regards farouches. Il est dommage que l’auteur, qui n’était pas là, ne nous apprenne point du même coup de qui il tient ce détail. — Mais enfin, puisque Robespierre était décidé à perdre Hérault de Séchelles, comment expliquer que son défenseur ait été Couthon ? — Cette objection, qu'il prévoit, paraît embarrasser un peu l’auteur de la biographie, et voici comment il se tire d’embarras. Robespierre, dit-il, permit que Hérault fût défendu par Couthon. Le moment de le perdre n’était pas encore arrivé. Inutile d’observer qu’il n’y a pas de tout cela la moindre preuve !

[65] Pour se justifier, il écrivit à la Convention une lettre de laquelle il résulte que Catus avait été commissaire des guerres à l’armée des Alpes, et envoyé depuis par les représentants ou le général d’armée devant Lyon au Comité de salut public, lequel l’autorisa dans une mission à lui confiée par le ministère des affaires étrangères près la république de Mulhausen. Simond ajoute, dans cette lettre, qu’il ne s’est introduit auprès du détenu qu’après avoir obtenu du corps de garde l'assurance qu’aucun ordre ne s’y opposait. (Voyez le numéro 68 des pièces à la suite du rapport de Saladin.) Voilà ce qui fait dire à M. Villiaumé, dans son Histoire de la Révolution, t. IV, p. 25, que l’homme dont il s’agissait n’était pas un prévenu d’émigration, et que la Convention vota, sur la simple allégation de Saint-Just, qui était mensongère. M. Villiaumé se trompe. Catus avait été destitué, et il était recherché comme prévenu d'émigration. Le procès-verbal du Comité révolutionnaire de la section de Lepeletier est formel sur ces deux points.

[66] Séance de la Convention, du 26 ventôse (16 mars).

[67] Séance des Jacobins, du 29 ventôse (19 mars). Moniteur, an II (1794), n° 184.

[68] Séance des Jacobins, du 28 ventôse (18 mars).

[69] Moniteur, an II (1794), n° 114.

[70] Voyez le procès des Hébertistes, t. XXXI de l'Histoire parlementaire, p. 378-380.

[71][71] Séance de la Convention, du 30 ventôse (20 mars).

[72] Séance du 29 ventôse (19 mars).

[73] Séance du 29 ventôse (19 mars).

[74] Séance de la Convention, du 30 ventôse (20 mars).

[75] Séance de la Convention, du 30 ventôse (20 mars).

[76] Voyez plus haut, le chapitre intitulé la Terreur.

[77] Séance de la Convention, du 30 ventôse (20 mars).

[78] Séance de la Convention, du 30 ventôse (20 mars).

[79] Séance des Jacobins du 1er germinal (21 mars).

[80] Voyez le procès des Hébertistes, reproduit du Bulletin révolutionnaire, dans l'Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 390.

[81] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 391.

[82] Voyez le n° XVI des pièces à l'appui du rapport de Saladin. Bibliothèque historique de la Révolution, 1097-8-9. (British Museum.)

[83] Voyez à ce sujet le mémoire imprimé de Fouquier, cité dans le rapport de Saladin.

[84] Procès des Hébertistes, ubi supra, p. 380.

[85] N° V du Vieux Cordelier, p. 97. Collection des mémoires relatifs à la Révolution.

[86] Voyez le réquisitoire de Fouquier-Tinville. Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 368.

[87] Déposition de Brochet.

[88] Déposition de Victoire Guingré, femme de Dubois, imprimeur.

[89] Dufey (de l’Yonne). Dictionnaire de la conversation, art. Clootz.

[90] Un rapport de lui sur ce qu'il avait vu et entendu pendant sa détention fut trouvé parmi les papiers de Robespierre.

[91] Moniteur, au II, 1793, n° 57.

[92] Appel au genre humain, par Anacharsis Clootz, 775-6-7. Bibliothèque historique de la Révolution. (British Museum).

[93] Mémoires de Riouffe, p. 69. Collection des mémoires relatifs à la Révolution.

[94] Ces détails touchant Ronsin sont tirés du rapport de Laboureau, cité dans les Mémoires sur les prisons, t. II, p. 72-75.

[95] Moniteur, an II, 1794, 5 germinal.

[96] Mercier, Le Nouveau Paris, t. V, chap. CCXI.

[97] Dufey (de l’Yonne). Biographie de Clootz.

[98] Décret du 7 germinal (27 mars).

[99] 9 germinal (29 mars).