HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DIXIÈME

LIVRE ONZIÈME

 

CHAPITRE HUITIÈME. — COMPLOT FINANCIER

 

 

Arrestation de Fabre d’Églantine comme faussaire. — Dénonciation de Chabot, relative à la falsification d'un décret de l’Assemblée. — Le baron de Batz et ses complices. — Les agioteurs. — Delaunay demande la suppression de la Compagnie des Indes ; ses vues secrètes. — Fabre d’Églantine les combat — Chabot, agent de corruption : il est envoyé pour gagner Fabre ; il le sonde et désespère de le corrompre. — Histoire de la falsification du décret relatif à la Compagnie des Indes. — Preuves de l’innocence de Fabre d’Églantine. — Explication de l'audace déployée par le faussaire. — Evasion de Batz, Benoît (d’Angers) et Julien (de Toulouse), compromis par la dénonciation de Chabot. — Chabot et Bazire mis en état d'arrestation provisoire. — Emprisonnement de Delaunay ; il signale une pièce qui, dit-il, révélera le vrai coupable. — Que cette pièce ne prouvait rien contre Fabre. — Rien n’indique que Robespierre et Saint-Just regardassent Fabre comme ayant réellement trempé dans l’affaire de la supposition du décret. — Rapport d’Amar sur celte intrigue : ce qu’il avait de louche. — Ce rapport est condamné par Billaud-Varenne et Robespierre ; dans quel sens et dans quel but.

 

Tout à coup un bruit se répand : Fabre d’Églantine vient d’être arrêté, arrêté comme faussaire ! Le fait était vrai, il se rattachait à une intrigue qu’il faut connaître. Un jour, de grand matin, Chabot va trouver un membre du Comité de salut public, et lui dit :

Je viens te réveiller, mais c’est pour sauver la patrie ; je liens le fil d’une conspiration horrible.

Eh bien, il est urgent de la dévoiler.

Dans ce but, je dois continuer de voir les conjurés ; car ils m’ont admis parmi eux, m’offrant une part du fruit de leur brigandage. Une réunion est indiquée ; je puis les faire prendre en flagrant délit.

Tu ne saurais balancer ; mais les preuves ?

Les voici.

Et il montrait un paquet d’assignats qu’il tenait à la main.

Ceci, continua-t-il, m’a été remis pour corrompre un membre de la Montagne, dont les conjurés redoutaient la résistance. J’ai accepté la commission, mais afin d’entrer plus avant dans le secret du complot, et avec l’intention de dénoncer les traîtres.

Hâte-toi donc de te rendre au Comité de sûreté générale.

Oui, mais je ne veux pas que de ma présence au milieu des conjurés on induise que je le suis moi-même. Je veux une sûreté. Je veux bien mourir pour ma patrie, mais non mourir en coupable. Ma mère et ma sœur sont ici ; je ne veux pas qu’elles expirent de douleur. Ma sœur me disait dernièrement : Si tu as trahi la cause du peuple, je serai la première à le poignarder.

Le Comité de sûreté générale prendra les moyens nécessaires pour découvrir la conspiration. Tes intentions cl l’avis donné par toi seront ta garantie.

 

Chabot partit, en annonçant qu’il allait porter sa dénonciation au Comité de sûreté générale. C’est ce qu’il fit. Bazire l’imita[1].

Les révélations de Chabot et de Bazire avaient trait à la falsification d’un décret concernant la Compagnie des Indes, crime qui se rapportait à un vaste système de corruption où l’on soupçonna la main de l’étranger.

Nous avons parlé ailleurs du baron de Batz[2]. Cet homme, rompu à l'intrigue, coureur d’aventures ténébreuses, audacieux, rusé, plein de ressources, dirigeait une association qui embrassait pêle-mêle, avec d’anciens comtes et d’anciens marquis, des banquiers anglais, des juifs autrichiens, une nommée Grandmaison, maîtresse du chef des conjurés, et jusqu’à sa servante Nicole[3]. Il disposait de sommes énormes, provenant d’une source ignorée. Il entretenait des agents partout : dans les Sections de Paris, dans le Conseil du Département, dans celui de la Commune, dans les ports de mer, dans les places frontières, dans les prisons. Activement secondé par le marquis de la Guiche, qui se cachait sous le nom emprunté de Sévignon ; par Devaux, fonctionnaire public de la Section Bonne-Nouvelle ; par le faux patriote Corley, épicier de la Section Lepelletier, et par un certain Noël, protégé de Danton, il avait enveloppé Paris d’un réseau de conspirateurs. Lui et les siens voyageaient impunément, grâce aux passeports, certificats de résidence et cartes civiques que leur fournissait Pottier (de Lille), membre d’un Comité révolutionnaire. Une maison de plaisance, dite de l’Ermitage, et située à Charonne, était le théâtre des conciliabules. De là, les conjurés envoyaient à leurs amis du dehors les instructions nécessaires, qu’ils traçaient en caractères invisibles dans les interlignes des journaux en faveur, de telle sorte que les correspondants n’eussent qu’à approcher du feu les feuilles mystérieuses, pour y voir apparaître ce que seuls ils devaient lire[4].

Que Danton fut du nombre de ceux que le baron de Batz attira dans ses filets, et qu’il dînât avec lui quatre fois par semaine, en compagnie d’autres Montagnards, c’est ce qu’Élie Lacoste affirma[5], lorsque Danton n’était plus là... Il est si facile d’attaquer les morts ! Mais les relations de Chabot avec le baron de Batz, attestées par Chabot lui-même, ne sauraient être mises en doute. Or, de la déposition du capucin, il résulte qu’un jour Julien (de Toulouse) les invita, Bazire et lui, à dîner à la campagne ; que la maison où l’on se réunit était celle du baron de Batz ; qu’ils y rencontrèrent le banquier Benoît (d’Angers), le poète la Harpe, la comtesse de Beaufort, maîtresse de Julien, et le représentant du peuple Delaunay (d’Angers) ; que là enfin s’agitèrent les questions relatives au nouveau complot ourdi par le baron de Batz. C’était un complot financier, cette fois, et très-dangereux, puisque, par une tentation dégradante offerte à la cupidité, il tendait à avilir la Convention. L’agiotage fut le piège où tombèrent plusieurs membres de l’Assemblée. Benoît disait à Chabot : Je ne sais pas comment, en France, on peut se refuser à faire fortune ; en Angleterre, on achète publiquement les membres du parlement[6]. Delaunay tenait le même langage à Bazire, dont il combattait en ces termes les honnêtes scrupules : Il ne s’agit que de faire baisser les effets des compagnies financières, de profiter de cette baisse pour acheter, de provoquer ensuite une hausse, et, alors, de vendre[7]. Il va sans dire qu’une spéculation de ce genre exigeait des avances de fonds ; mais, suivant Delaunay, il n’y avait point à s’inquiéter de cela, l’abbé d’Espagnac s’engageant à fournir, dans ce but, quatre millions[8]. De son côté, Julien (de Toulouse) pressait Bazire, — qui, d’après la déposition de Chabot, demeura inébranlable. — Il lui disait : Tandis que Delaunay présentera des mesures propres à faire baisser les effets publics, moi je ferai peur aux administrateurs, aux banquiers, de manière à favoriser les vues de l'association. Ce que nous vous demandons, c’est de vous taire[9].

Sur ces entrefaites, les abus attachés à l’existence des compagnies financières furent signalés à la Convention. Les assignats royaux avaient donné naissance à un agiotage affreux, dans lequel les contre-révolutionnaires trouvaient le double avantage de s’enrichir et de discréditer les assignats républicains[10]. La Convention n’hésita pas ; elle frappa de mort les papiers royaux, décret qui fit perdre cent vingt-neuf millions aux accapareurs d’assignats à face royale[11].

Ce n’est pas tout : on accusait la Compagnie des Indes de beaucoup de dilapidations ; et l’un de ses plus âpres accusateurs, c’était Fabre d’Églantine. Un jour, Delaunay, à la Convention, dit à Fabre, en le caressant de l’œil[12], au moment où lui, Delaunay, se dirigeait vers la tribune : Tu vas être bien content ; je vais écraser la Compagnie des Indes[13]. Et, en effet, il prononça contre elle un discours foudroyant, dans lequel il proposait de la supprimer, et de l’astreindre à la restitution des sommes qu’elle devait à l’Etat, ainsi qu’au payement d’un droit établi sur chaque mutation des effets aux porteurs, droit que la Compagnie était parvenue à éluder en retirant ses actions des mains de ceux qui les possédaient, et en présentant comme ventes de transferts les négociations qui, sous le nom de ventes d’actions, étaient assujetties au droit[14]. Jusque-là, rien de mieux ; mais Delaunay, qui s’entendait avec la Compagnie, et dont la violence apparente n’était qu’un artifice, avait eu soin de glisser, parmi ses conclusions, que la Compagnie resterait chargée du soin de sa propre liquidation, ce qui revenait à lui fournir un prétexte de se perpétuer. Fabre aperçoit tout de suite la portée de cette clause, et propose un amendement de deux lignes qui mettait les administrateurs à la porte, et la Compagnie au néant[15]. Delaunay, atterré, essaya de lutter ; mais, Fabre d’Eglantine, appuyé par Robespierre, l’emportant, la Convention transporta à des Commissaires du gouvernement la liquidation de la Compagnie[16]. Et, s’il arrivait que son passif excédât son actif, Cambon demanda que, dans ce cas, l’Etat ne se considérât point comme engagé[17]. D'autres propositions incidentes furent faites ; et l’on renvoya le tout à une Commission de cinq membres, qui devait présenter une rédaction définitive, et qui se trouva composée de Delaunay, Cambon, Chabot, Ramel et Fabre.

Que Delaunay ait pu un seul instant nourrir l’espoir d’altérer, sans que personne y prit garde, le sens du vote de l’Assemblée, et qu’après avoir modifié à son gré le projet de décret dont la rédaction définitive était attendue, il ait poussé l’audace jusqu’à l’envoyer aux procès-verbaux à titre de décret rendu par la Convention, et sur lequel il n’y avait plus à revenir, c’est ce qu’on a peine à comprendre. L’immense et rapide tourbillon d’événements où chacun était alors emporté lui fit-il croire que le fait passerait inaperçu ? ou bien, son intention était-elle de fuir, aussitôt que la Compagnie lui aurait payé le prix de ses complaisances ?

Toujours est-il qu’il ne lui suffisait pas, pour arriver à ses fins, de se concerter avec Chabot. Son grand adversaire, dans cette question, étant Fabre d’Églantine, dont il ne pouvait guère se flatter de tromper la surveillance, c'était ce dernier surtout qu’il importait de corrompre. En conséquence, Chabot lui fut dépêché avec cent mille livres. Mais, aux paroles par lesquelles le capucin chercha d’abord à le sonder, Fabre ayant répondu de manière à couper court à des ouvertures plus explicites[18], Chabot se contenta de lui mettre sous les yeux un projet de décret rédigé par Delaunay, en le priant d’y faire, en sa qualité de membre de la Commission, les corrections qu’il jugerait convenables. Ceci se passait à la Convention, dans la salle de la Liberté. Fabre lit le projet, remarque qu’il est rédigé de façon à soustraire les administrateurs de la Compagnie à l'intervention du gouvernement, le corrige au crayon dans le sens de l’amendement qu’il a déjà présenté et signe[19].

Le lendemain, de grand matin, on le réveille pour lui annoncer une visite. Chabot entre : Voici, lui dit-il, la copie au net et mot à mot du projet de décret, tel que lu l’as corrigé ; signe-le. Fabre prend une plume, trace sa signature, et Chabot emporte la copie, qu’il va, assure-t-il, faire signer aux autres membres[20]. Ce fut sur cette copie qu’on ajouta les dispositions qui altéraient, au profit de la Compagnie, le sens du vote de l’Assemblée. A l’article des transferts on ajouta : excepté ceux faits en fraude, alors que tous avaient été considérés par l’Assemblée comme frauduleux. Une autre surcharge portait que la liquidation serait faite d’après les statuts et règlements de la Compagnie, ce qui restituait à celle-ci le droit de se liquider elle-même. L’acte ainsi modifié, Delaunay le glissa dans le carton des décrets à expédier.

Ici, laissons parler Fabre :

Quand le Comité de sûreté générale me montra l’original du décret supposé par Delaunay, je reconnus la copie du projet de décret que Chabot était venu me faire signer. Mais cette copie, au lieu d’être parfaitement au net, comme je l’avais signée, est chargée de ratures ; un article entier, entre autres, est totalement biffé, pour faire place à un nouveau, mis en marge ; et, le tout, de plusieurs encres et de plusieurs plumes. Dans l’intitulé projet de décret le mot projet est effacé d’un trait. Ma signature, que je reconnus parfaitement sur cette copie, porte au-dessus ces mots ont signé, mais, comme ma signature est fort proche du texte, les mots ont signé, intercalés après coup entre ce texte et ma signature, enjambent sur l’un et sur l’autre d'une manière évidemment forcée... Je ne puis être garant de ces falsifications évidentes, et il n’a tenu qu’aux coupables de mettre au-dessus de ma signature tout ce qu’ils ont voulu[21].

 

Pour s’expliquer l’étrange sécurité de Delaunay dans l'acte final de cette intrigue de comédie, si lamentable et si honteuse, il faut savoir que Chabot lui avait, en dernier lieu, présenté ses démarches auprès de Fabre d’Églantine comme ayant eu un plein succès ; si bien que Delaunay croyait Fabre gagné, et en paisible possession du prix de sa conscience vendue, tandis qu’au contraire les cent mille francs étaient encore aux mains de Chabot qui les avait retenus, soit qu’il ne désespérât point de pouvoir se les approprier, soit que, se réservant d’aller dénoncer le complot, au cas où il menacerait d’être découvert, il se ménageât une preuve matérielle de la sincérité de sa dénonciation. Si Chabot, raconte Fabre d’Églantine, n’eût fait croire à Delaunay que j’avais touché les cent mille livres, jamais celui-ci n’eût osé, non-seulement supposer un décret, mais insister pour faire passer un projet dans son sens, en mon absence, bien sûr que je m’en serais aperçu[22].

Quoi qu’il en soit, la supposition de décret eut lieu, et quelque temps après se passa la scène qui, selon l’opinion de Fabre d’Eglantine, précipita le dénouement.

Comme je montais à la Montagne, mes yeux rencontrèrent ceux de Delaunay qui me cherchaient... Je le saluai d’un mouvement de tête et lui dis, en passant, ces paroles qu’il importe de noter : Eh bien, quand présentes-tu le projet de décret ? J’avançais vers la Montagne et je n’entendis pas ce qu’il répondit ; mais je me souviens qu’avec un air de surprise il voulut me dire une chose, et se reprit comme pour vouloir m’en dire une autre. Ses paroles ne m’offrirent aucun sens déterminé. Maintenant, je conçois la surprise de Delaunay, en m’entendant parler de projet de décret, puisque ce projet était déjà frauduleusement transformé en décret, attentat pour lequel Delaunay s’imaginait avoir permission de moi, grâce aux cent mille livres dont il me croyait possesseur. Ne serait-il pas possible que, sur l’explication qu’il a dû demander de ce fait à Chabot, il soit survenu entre eux une querelle dont les suites, plus ou moins pressantes, auront forcé ce dernier à chercher son salut dans une dénonciation ?[23]

Telle est l’histoire de ce faux célèbre exposée aussi clairement que possible dans un récit de Fabre d’Églantine, qu’après un mûr examen nous avons pris le parti de suivre : d’abord, parce qu’il porte les caractères de la vérité ; ensuite, parce qu’il est conforme aux déclarations de Chabot lui-même et qu’il est resté sans réplique ; enfin, parce que c’est le seul documenta notre connaissance qui jette quelque jour sur celte ténébreuse affaire. Le témoignage de l'auteur ne saurait être accepté à la légère sans doute, car c’est celui d’un homme profondément intéressé dans la question ; mais que répondre à des arguments de la force de ceux-ci : Est-ce le sens de mes corrections qu’on invoque contre moi ? qu’on y regarde. On verra que, par le projet de Delaunay, les administrateurs pouvaient écarter le gouvernement de la liquidation, et que, par suite de mes corrections, cela ne se pouvait plus... M’opposera-t-on les cent mille livres déposées par Chabot au Comité de sûreté générale ? Rien ne parle plus haut pour moi. Aurais-je participé gratuitement à une action honteuse, lorsqu’on m’offrait de me la bien payer ? et, si on me l’avait payée, les cent mille livres avec l’attestation formelle de Chabot en ma faveur seraient-elles au Comité de sûreté générale ?[24]

Camille Desmoulins affirme, dans ses notes sur le Rapport de Saint-Just, que Chabot avait demandé au Comité de le faire arrêter, lui et Bazire, à huit heures du soir, promettant de leur livrer le baron de Batz et Benoît (d’Angers) qui, à cette heure, avaient rendez-vous chez lui ; mais que le Comité, au lieu de faire arrêter les dénoncés et le dénonciateur à huit heures du soir, fil arrêter le dénonciateur à huit heures du matin, ce qui permit à Batz, à Benoît et à Julien (de Toulouse) de s’évader[25]. Julien, revenu à Paris, après le décret d’arrestation, s’y cacha chez Lacroix, qui lui donna asile pendant dix-neuf jours, au bout desquels il s’enfuit, revêtu d’une blouse, en guêtres et un fouet à la main, avec un capitaine de charrois[26]. Chabot et Bazire avaient été mis tout d’abord en état d’arrestation provisoire[27]. Quant à Fabre d’Eglantine, que non-seulement Chabot n’avait point accusé, mais qu’il déclarait innocent, ce fut un mot de Delaunay qui le perdit. Interrogé, Delaunay déclara que, parmi ses papiers, placés sous le scellé, on trouverait une pièce essentielle qui ferait connaître le vrai coupable[28]. Celle pièce, qu’on trouva effectivement parmi les papiers de Delaunay, était celle qui portait les corrections au crayon expliquées par Fabre dans son récit. Mais, outre que ces corrections ne pouvaient être incriminées, n’ayant d’autre but que de ramener la rédaction au sens du vote émis par l'Assemblée, elles avaient été faites sur un simple projet de décret, intitulé projet de décret, et auquel Fabre, en sa qualité de membre de la Commission des cinq, avait le droit incontestable d’attacher son opinion. Celte circonstance même, qu’elles étaient au crayon ainsi que sa signature, prouvait de reste que Fabre n’avait nullement entendu retoucher un décret déjà rendu par la Convention et prêt à être remis au secrétaire pour l’expediatur. Ce fut pourtant ainsi que le Comité de sûreté générale prit ou feignit de prendre la chose ; et, le 24 nivôse (15 janvier), sur un Rapport très-vague, très-inexact et très-confus d’Amar, la Convention décréta l’arrestation de Fabre d’Églantine[29].

Camille Desmoulins ressentit ce coup vivement, comme on en peut juger par ces lignes mélancoliques du Vieux Cordelier : Cejourd’hui, 24 nivôse, considérant que Fabre d’Églantine, l'inventeur du nouveau calendrier, vient d’être envoyé au Luxembourg, avant d’avoir vu le quatrième mois de son annuaire républicain ; considérant l’instabilité de l’opinion, et voulant profiler du moment où j’ai encore de l’encre, des plumes et du papier, et les deux pieds sur les chenets, pour mettre ordre à ma réputation, et fermer la bouche à tous les calomniateurs passés, présents et à venir, je vais publier ma profession de foi politique, et les articles de la religion dans laquelle j’ai vécu et je mourrai, soit d’un boulet, soit d’un stylet, soit dans mon lit, soit de la mort des philosophes, comme dit le compère Mathieu \[30].

Sur la question de savoir si l’arrestation de l'auteur du Philinte de Molière fut, de la part du Comité de sûreté générale, l'effet d’un jugement précipité ou le triomphe d’une machination infâme, c’est à peine si le doute est permis, tant sont louches les Rapports d’Àmar, en ce qui concerne Fabre ! Mais, s’il y eut parti pris de le perdre, Robespierre, à qui du reste la grande majorité du Comité de sûreté générale avait voué une haine profonde, demeura certainement étranger à cette basse manœuvre, qui ne s’accordait ni avec la droiture de son caractère, ni même avec les susceptibilités de son orgueil. Ennemi de Fabre d’Eglantine, il lui reprochait d’être un chef de parti dangereux, non d’être un faussaire. Il ne le nomme seulement pas, dans son projet de Rapport sur l’affaire Chabot, que le Comité de salut public rejeta[31] ; et dans son Projet de Rapport sur la faction de Fabre d’Églantine, on dirait presque qu’il craint de faire allusion à l'affaire du faux, lui qui s’arrête à décrire la nature de Fabre et à rappeler ses actes avec une insistance sinistre. Le terrible discours que nous entendrons prononcer à Saint-Just contre Danton et ses amis, et où les accusations se pressent, où les invectives s’entassent les unes sur les autres, dénonce partout Fabre d’Églantine comme intrigant et conspirateur ; mais, comme faussaire, nulle part.

Au surplus, Robespierre et Saint-Just apportaient jusque dans leurs ressentiments et leurs soupçons quelque chose de trop hautain, pour se donner de gaieté de cœur de vils ennemis. Tremblant que le spectacle des luttes de parti dont la France était le théâtre ensanglanté ne ravalât le génie de la Révolution aux yeux de l’Europe, ils auraient voulu pouvoir lui cacher les plaies honteuses... Celle affaire du faux décret qui autorisait Pitt à dire : Il s’est trouvé des voleurs parmi les Montagnards, leur fut un sujet d’humiliation amère ; et rien ne le prouve mieux que la censure violente dont Robespierre frappa l’acte d’accusation rédigé par Amar. Cet acte d’accusation faisait de Fabre le principal coupable. Si donc Robespierre n’eût obéi qu’à des inimitiés vulgaires, il aurait eu lieu d’être satisfait. C’est le contraire qui arriva. Il ne put pardonner à Amar de n’avoir pas cherché à sauver l’honneur de la République, en indiquant au moins la vraie source des misères dont il faisait l’étalage. Après Billaud-Varenne, à son exemple, et avec plus de force encore, il blâma le rapporteur du Comité de sûreté générale d’avoir abaissé la question outre mesure ; d’avoir dirigé son réquisitoire contre quelques membres de la Convention, sans montrer comme quoi leurs crimes étaient l’ouvrage de l’étranger et se liaient au dessein de diffamer la Convention entière, de dégrader la République. La manière dont il para le coup fut d’un vrai patriote et d’un homme d’Etat : J’appelle, s’écria-t-il fièrement du haut de la tribune française, j’appelle les tyrans de la terre à se mesurer avec les représentants du peuple français ; j’appelle à ce rapprochement un homme dont le nom a trop souvent souillé cette enceinte ; j’y appelle le parlement d’Angleterre... Savez-vous quelle différence il y a entre eux et les représentants du peuple français ?... C’est qu’à la face de la nation britannique les membres du parlement se vantent du trafic de leur opinion et la donnent au plus offrant ; et que, parmi nous, quand nous découvrons un traître ou un homme corrompu, nous l’envoyons à l’échafaud !... La corruption de quelques individus fait ressortir, par un contraste glorieux, la vertu publique de celte auguste Assemblée. Dans quel pays a-l-on vu un Sénat puissant chercher dans son sein ceux qui auraient trahi la cause commune, et les envoyer sous le glaive de la loi ?... Et, au milieu du bruit des applaudissements qui à plusieurs reprises avaient interrompu son discours, Robespierre fit décréter que le Rapport d’Amar ne serait point livré à l’impression avant d’avoir été revu[32].

 

 

 



[1] Récit de Robespierre, dans un projet de Rapport sur l'affaire Chabot, projet écrit de sa main et publié par Courtois.

[2] Voyez le volume précédent, livre X, chap. XI.

[3] Rapport d'Élie Lacoste, au nom des deux Comités réunis. Moniteur, an II (1794), n° 207.

[4] Rapport d'Élie Lacoste, au nom des deux Comités réunis. Moniteur, an II (1794), n° 207.

[5] Moniteur, an II (1794), n° 267.

[6] Rapport d'Amar. Séance du 26 ventôse (16 mars). Moniteur, an II (1794), n° 178.

[7] Rapport d'Amar. Séance du 26 ventôse (16 mars). Moniteur, an II (1794), n° 178.

[8] Moniteur, an II (1794), n° 178.

[9] Moniteur, an II (1794), n° 178.

[10] Déposition de Cambon dans le procès des Dantonistes.

[11] Déposition de Cambon dans le procès des Dantonistes.

[12] C’est l’expression dont se sert Fabre dans le récit qu'il publia pour sa justification, sous ce titre : Fabre d’Églantine à ses concitoyens à la Convention nationale et aux Comités de salut public et de sûreté générale. — Bibliothèque historique de la Révolution, 35e-6e. (British Museum.)

[13] Bibliothèque historique de la Révolution, 35e-6e. (British Museum.)

[14] Voyez le discours de Cambon. Séance du 24 nivôse (15 janvier). Moniteur, an II (1794), n° 116.

[15] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[16] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[17] Discours de Cambon. Séance du 24 nivôse (15 janvier).

[18] M. Thiers dit : Chabot fut dépêché à Fabre avec cent mille francs et parvint à le gagner. Ceci est formellement démenti, non-seulement par le récit de Fabre, mais par la dénonciation de Chabot, et aussi par la nature des corrections, qu’on invoqua contre Fabre au procès sans les produire, et qui sont la preuve décisive de son innocence.

[19] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[20] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[21] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

Au moment où Fabre décrivait de la sorte le décret supposé, cette pièce se trouvait entre les mains du Comité de sûreté générale, dont le démenti l'eût écrasé s'il n’eût dit vrai. Son affirmation ici a donc beaucoup d’autorité.

M. Michelet, Histoire de la Révolution, t VII, p. 62, parle de la pièce en question comme existant aux archives. Mais il en donne, d après un examen fait par M. Lejean, de Morlaix, une description qui se rapporte peu avec celle de Fabre d'Eglantine. Comment cela se fait-il ? Y aurait-il eu plusieurs copies différentes du faux décret ? Et le document que M. Michelet mentionne serait-il autre chose que le faux décret lui-même, tel qu’il est caractérisé dans le passage précité ? Quoi qu'il en soit, M. Michelet conclut, et avec raison suivant nous, à l'innocence de Fabre d’Églantine.

[22] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[23] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[24] Fabre d'Églantine à ses concitoyens, etc., ubi supra.

[25] Voyez la Correspondance inédite de Camille Desmoulins, publiée par M. Matton aîné ; 1836.

[26] Rapport d'Élie Lacoste, au nom des deux Comités réunis. Moniteur, an II (1794), n° 267.

[27] Moniteur, an II (1795), n° 60.

[28] Rapport d’Amar. Séance du 24 nivôse (13 janvier). Moniteur, an II (1794), n° 116.

[29] Moniteur, an II (1794), n° 116.

[30] Numéro VI du Vieux Cordelier, p. 115 et 114. — Collection des Mémoires relatifs à la Révolution.

[31] Voyez ce projet de Rapport, dans l'Histoire parlementaire, t. XXXII, p. 18-30.

[32] La manière dont M. Michelet présente et interprète tout ceci est vraiment étrange. Il dit, dans son Histoire de la Révolution, t. VII, p. 165 et 164 : Tout ce qu’Amar lit pour Fabre, ce fut de le montrer comme un filou, non comme un criminel d’État, de sorte que, la chose n’allant qu'aux tribunaux ordinaires, Fabre pouvait, par le bagne, éviter la guillotine. Robespierre ne le permit pas ; il remit la chose au point d’un crime d’État. Et, après avoir cité les paroles de Robespierre : Où a-t-on vu... etc., M. Michelet ajoute : Encouragement délicat pour décider l’Assemblée à trouver bon qu’on la saignât, qu'on lui coupât bras et jambes. Parlait-il sérieusement ? Quoi qu'il en soit, de telles paroles sont justement ce qui l’a fait le plus mortellement haïr.

D’abord, M. Michelet a oublié de citer du discours de Robespierre précisément ce qui en détermine le sens de la façon la moins équivoque : savoir, la partie où la Convention et le parlement anglais sont comparés.

En second lieu, l’unique reproche que Robespierre adresse à Amar, sans qu’il soit aucunement question de Fabre, c'est de n’avoir pas assez montré dans nos maux et nos misères la main de l’étranger.

En troisième lieu, comment imaginer que, à cette époque surtout, une supposition de décret ou un faux en vue d’un vol ne fût pas considéré comme crime d’État ? Cela résultait si bien du Rapport d’Amar lui-même, que ce fut ce Rapport qu’on invoqua contre Fabre au tribunal révolutionnaire.

Enfin, la Convention vit si peu dans les paroles de Robespierre ce que M. Michelet y voit et suppose qu’elle y vit, que le discours en question fut presque constamment interrompu par de vifs applaudissements. (Voyez le Moniteur, an II (1794), n° 178.) Et rien de plus naturel, le but manifeste, le but hautement proclamé de l’orateur étant de prouver que la Convention, en dépit des tristes découvertes faites dans son sein, ne le cédait en grandeur et en vertu à aucune Assemblée du monde.